L'amour au pays bleu
XX
lle le repoussait, affolée.
—A quoi songes-tu? disait-elle; Mansour, écoute-moi. Non, tu n'as pas ton bon sens. Les vieilles de la tribu t'ont-elles jeté un sort? Oh! je vais crier! Ne me fais pas violence! Ne m'oblige pas à appeler! Songe qu'au moindre bruit ton père accourra, que tous viendront et qu'il y aura un grand scandale. Oublies-tu à qui j'appartiens? Mansour! Mansour!
Il vit que la force serait inutile et qu'il était préférable de ruser.
—Écoute, Meryem. Ce que je vais te dire, je crois devoir le faire. Les hommes que tu vois là-bas sont des cavaliers du caïd Hasseim; ils viennent appeler la tribu à la guerre sainte. Tous sont prêts. Mais l'un d'eux a dit en raillant: «Le cheik Ahmed ne l'est pas, car il a épousé une jeune femme et il préfère l'odeur de sa jupe à celle de la poudre.» Mon père s'est récrié avec indignation; alors le cheik des Ouled-Rabah a pris la parole:
«—D'après ce qu'on m'en a raconté, Ahmed, cette fleur du Souf s'épanouirait mieux aux lèvres de ton fils que plantée dans ta barbe grise. Chacun est libre; mais c'est un grand mal quand une jeune femme s'attache au bras d'un vieux guerrier. Elle l'empêche de porter des coups sûrs, car sa pensée le suit jusque dans la bataille.
«—Tu dis vrai, a répondu mon père, le diable m'a tenté le jour où j'ai eu envie de la trouver dans ma couche. Ce n'est qu'une petite fille qui n'a d'autre préoccupation que de peindre ses sourcils et les doigts de ses pieds. J'eus mieux fait de dire à mon fils: «Prends-la!»
—Il a dit cela? s'écria la jeune femme.
—Sur ma tête! Et le cheik des Ouled-Rabah a ajouté: «Tu as raison; les jeunes aux jeunes!»
—Si ce sont là ses paroles, je demanderai le divorce; mais tu mens, je sais que tu mens.
—Tu vas savoir que je dis vrai, car moi qui me tenais à l'écart, je me suis alors avancé.
—Je t'ai vu.
—Et j'ai dit: «Mon père, il n'est pas trop tard, et si tu es las... me voici.» Tous se sont mis à rire.
—Imprudent! s'écria Meryem. Ah! j'ai entendu les rires.
—Et mon père a répondu: «La loi le défend.»
—Et c'est la seule raison donnée? demanda la naïve épouse.
—La seule. N'est-ce pas assez? Oh! Meryem, Meryem, as-tu donc supporté sans répugnance les caresses de cet homme plus que mûr? Ne sens-tu pas que les draps de ton lit d'amour ne sont qu'un froid linceul? Moi, je suis jeune comme toi. Écoute la fantasia de mon cœur et goûte comme mes lèvres brûlent.
—Que je sois maudite avant de commettre ce crime. Pervers! maudit sois-tu, qui veux souiller la couche de celui qui t'a engendré!
—Rose du paradis, il n'y a pas souillure, puisque de lui-même il se repent de t'avoir pour épouse.
—Tu mens, enfant du mal. Ce que tu racontes est impossible. Tu es semblable aux chrétiens qui déplacent les phrases, les dénaturent et les embrouillent à dessein avec leurs langues perfides.
—Que le Prophète me confonde, si ce n'est la vérité. Honteux de la raillerie du cheik des Ouled-Rabah, voilà mot pour mot les paroles du père devant tous:
«Nous divorcerons quelque jour, et je te la donnerai pour servante, comme notre seigneur Soliman reçut de la couche de son père sa servante Abisag.»
—Il n'a pu dire cela. Tu mens!
—Oserais-je ainsi mentir, quand tu peux à l'instant me confondre?
—Tu mens.
—O Meryem, plus belle que la gazelle, mais plus entêtée que la chèvre, assure-toi donc de la vérité.
Et sans lui laisser le temps de réfléchir, il la saisit par le bras et, l'entraînant hors de la tente, appela le bonhomme qui pérorait au milieu du groupe:
—O cheik! ô cheik! Ahmed-ben-Rahan.
—Quoi? demanda le vieillard impatienté.
—Meryem refuse de me croire. Elle dit que je mens.
Le vieillard, furieux de ce que sa jeune épouse se montrât sans voile à des étrangers, cria tout en colère:
—L'enfant dit vrai. Sur ta tête, écoute-le. Et qu'on ne m'importune plus.
Humiliée de ces brusques paroles devant tous, humiliée surtout de l'affront bien plus grand qu'elle croyait avoir reçu, elle se rejeta sous la tente, indignée et stupéfaite.
—Tu le vois, dit Mansour, tôt ou tard tu m'appartiendras. Laisse-moi donc toucher à mon bien.
Et il avait déjà baisé son cou et ses bras et ses lèvres, lorsqu'elle revint à elle.
—Je me plaindrai au cadi, dit-elle. Mansour, ton père est un maudit. Laisse-moi.
—Oui, douce fleur du matin, que la malédiction retombe sur sa tête.
Il avait glissé à ses pieds et, la fit choir près de lui.
—Laisse-moi, répétait-elle, je me plaindrai au cadi.
Mais sa résistance plus molle faiblissait à mesure que croissait l'audace de l'amant; elle cessa bientôt tout à fait, et Mansour n'entendit plus qu'un murmure s'échapper de la bouche de la jeune femme éperdue:
—Je me plaindrai au cadi....
XXI
'abomination accomplie, le mal sans remède, à quoi les plaintes eussent-elles servi?
Lorsque Meryem connut le subterfuge qui avait aidé à sa défaite, elle ne cria, ni ne s'arracha les cheveux. Elle ne dit pas:
—«Tu m'as perdue!»
Elle ne dit pas:
—«Tu es un infâme!»
Elle se sentait aussi coupable, et, posant un doigt sur sa bouche, regarda l'incestueux en face:
—Maintenant, c'est fini. Il faut partir. Ta présence est une souillure. Nous ne devons plus nous revoir. Jure-moi, jure-moi que tu ne reviendras plus.
—Je ne reviendrai plus, répéta Mansour.
—Quelle foi puis-je ajouter à tes paroles, toi qui t'es servi si habilement du mensonge?
Mais Mansour répéta simplement:
—Je jure que je ne reviendrai plus.
Alors elle l'aida à seller le poulain noir.
Dans l'intérêt du jeune homme autant que dans le sien, elle voulait l'éloigner. Elle savait que le premier pas serait, s'il restait, suivi de bien d'autres, jusqu'à ce que le châtiment frappât les têtes criminelles.
Car il vient toujours, et plus sa marche est lente, plus il est redoutable.
Et quand elle le vit monter sur le poulain noir, elle pleura. Mais Kradidja qui surprit plus d'une fois après ces larmes, n'aurait pu dire si elle pleurait sa faute, ou le départ précipité de celui qui emportait son cœur.
Les cavaliers du caïd Hasseim l'attendaient. Ils partirent.
—Va-t-en avec la bénédiction de Dieu et la mienne! lui dit le cheik.
—Reviens avec le bien, lui crièrent les autres.
Mais il ne put répondre. Déjà le remords lui montait à la gorge et lui coupait la voix.
—Il faut lui pardonner, dit le père, il est encore sous le poids de l'affront reçu. Mais nous entendrons parler de lui. Je connais le sang de ses veines.
Les autres souriaient.
Meryem, sur le seuil de la tente, le suivit longtemps des yeux, la main pressée sur son sein, rouge encore des furieuses caresses, et ne sentant plus rien y battre, elle se dit avec angoisse:
—Mon cœur s'en va rivé au sien. Et je lui ai fait jurer de ne plus revenir!
Lorsqu'il fut au loin, prêt à disparaître derrière la première ondulation de la plaine, il arrêta son cheval et, se retournant, resta un moment immobile, éclairé par les feux du couchant.
Alors les hommes du douar, qui tous s'étaient levés, lui crièrent en riant:
—Sidi-Thaleb! Sidi-Thaleb! Salut.
Mais lui ne les vit pas et ne les entendit pas; il ne vit même pas son père qui secouait convulsivement son burnous, ni sa mère qui pleurait en lui criant: «Que ton ventre n'ait jamais faim!», ni les filles du douar qui l'accompagnaient de leurs vœux; il ne vit qu'un coin de haik de soie agité par une petite main à la porte de la tente paternelle, et deux larmes coulèrent sur ses joues.
Et quand il eut disparu, la belle Meryem reporta ses regards sur l'époux qui, debout, les yeux fixés sur l'horizon, semblait chercher l'image évanouie du fils.
—Oh! murmura-t-elle, que celui-là ignore à jamais le crime! Qu'il n'ait pas ce deuil étendu sur ses heures. Oui, il vaut mieux que l'autre ne revienne plus!
XXII
l rejoignit les goums, et dans les heures rouges où le sabre boit le sang, où l'œil rencontre l'œil, il se conduisit de telle sorte que les vieux guerriers lui dirent après la bataille:
«C'est bien.»
Il augmenta le renom de sa tribu. On disait: «Celui-là est des Ouled-Sidi-Abid!» et le vieux cheik Ahmed tressaillit d'orgueil, car un jour il entendit ces paroles: «Voici le père de Mansour le Brave.»
Mais il ne le revit plus; et Meryem non plus ne devait le revoir. Elle cherchait à oublier, mais longtemps elle attendit. Bien souvent elle interrogea la plaine du côté où le soleil se lève et du côté où il se couche, au Midi et au Nord, se demandant: «D'où donc et quand viendra-t-il?» Et lorsqu'à l'extrémité de l'horizon elle voyait poindre un groupe de cavaliers ou se lever un petit nuage de poussière, tout son être tressaillait et elle disait: «C'est lui!»
—C'est lui! répétait le cheik, qui fouillait aussi la plaine, et une larme de joie perlait au bord de sa paupière ridée.
—C'est lui! répétait la vieille Kradidja, toute frémissante; Dieu m'a entendue, je ne mourrai pas sans revoir le premier et le plus beau fruit de mes entrailles.
Et les serviteurs et les servantes, et les hommes du douar regardaient aussi et disaient: «C'est lui!»
Mais jamais ce ne fut lui. Les semaines, les mois, les années passèrent sans ramener ni le fils aîné du cheik ni le fils aîné de Naama. Une fois cependant, tous crurent l'apercevoir, et une grande joie et un grand trouble emplirent leur cœur. On vit venir un cavalier monté sur un cheval que le douar entier reconnut pour le fils de la Buveuse d'Air.
—C'est lui! c'est lui! Kradidja! Meryem! Qu'on tue le plus gros mouton. C'est lui! Femmes, déroulez le vieux tapis de Tunis. O mes enfants, je vais pouvoir mourir. C'est Mansour! mon fils! ô mon fils!
Et tous couraient agités, disant:
—Holà! jeunes hommes! Debout! Fête au douar! Que la poudre salue le Brave! Voilà Mansour-ben-Ahmed!
Ils ne l'appelaient plus par dérision le Thaleb, mais ils criaient tous à la fois:
—Le Brave! le Brave! Marhababek! Marhababek! Sois le bienvenu! Sois le bienvenu!
Meryem pâlissait et tremblait comme si la fièvre d'El-Meridj avait passé dans ses veines, et la vieille Kradidja la gourmanda en la secouant avec rudesse:
—Eh bien, femme! eh bien, du courage! ou ta honte va se trahir!
Mais le cavalier s'était arrêté à une portée de fusil et restait immobile.
Il voyait les préparatifs faits en son honneur et il ne bougeait plus.
Alors le vieillard s'avança à sa rencontre, suivi d'un groupe d'hommes, et comme il s'étonnait de le voir arrêté à la même place, retenant son cheval qui piétinait d'impatience, saluant de ses hennissements joyeux les tentes des Ouled-Ascars, il agita son burnous et cria d'une voix forte:
—Mais viens donc! Mais viens donc!
Et il lut tendait les bras, puis montrait son cœur.
Les hommes du douar agitaient aussi leurs burnous et criaient:
—Mansour! Mansour! Marhababek! Marhababek!
Soudain ils virent le cavalier lever sa main droite.
Il la tint longtemps étendue dans la direction du douar; ensuite, la portant à sa bouche, il semblait envoyer toute son âme dans un baiser.
C'était le premier salut et le dernier adieu de Mansour, à la face vénérable et à la barbe blanchie de son père, à sa mère qui l'appelait, à une lumineuse et légère silhouette debout à ses côtés, à la grande tente brune rayée de jaune qui le vit naître et pendant tant d'années abrita son sommeil, aux jeunes filles à qui il avait parlé d'amour, maintenant épouses et mères, aux hommes, aux femmes, aux troupeaux, à tous, et il cria:
—Salut à tous, gens de bénédiction, je ne veux pas apporter le malheur sur vos têtes, car je suis le maudit! le maudit!
Et saisis d'étonnement, ils le virent faire brusquement volte-face, éperonner son cheval avec rage, et disparaître, sans regarder en arrière, dans un nuage de poussière dorée.
Il avait failli violer son serment, mais le remords le saisit. Il n'osa pas dormir sous la tente qu'il avait souillée et qui était celle de son père, ni revoir la femme qu'il avait souillée et qui était celle de son père, ni affronter le regard de celui qu'il avait trahi. Et ce fut son châtiment. Dieu décide comme il lui plaît.
XXIII
e temps s'écoula; on espérait toujours. Par moment le bruit des batailles apportait son nom jusqu'au douar. C'était tout. Mais on attendait encore, lorsqu'un matin le douar fut emporté comme par un tourbillon du simoun.
Au jour levant, à l'heure où l'on trouve l'homme sans fusil, la jument sans bride et la femme sans ceinture, les Roumis passèrent; et le soleil n'était pas encore haut dans le ciel qu'il ne restait plus rien dans la plaine.
Du douar aux soixante-dix tentes, des troupeaux que jadis gardait Mansour, de la belle Meryem, de l'altière Kradidja, du vieux cheik et de la fraction des Ouled-Sidi-Abid, il n'y eut plus que le souvenir.
Au crépuscule, les rôdeurs de nuit se jetèrent sur les cadavres. Ils virent des femmes éventrées qu'avaient violées les cavaliers du Magzen. C'est la guerre. Elles avaient été dépouillées de leurs anneaux d'argent, de leurs bracelets et de leurs bagues. A chaque peine son salaire; le soldat, qui vend sa vie, doit jouir après le combat.
Cependant on trouva sur le cœur de l'une d'elles une amulette qui cachait un petit anneau d'argent.
Il n'y avait plus à razer que des burnous sanglants, des tentes trouées, des lambeaux de haik; ils les volèrent, laissant le reste aux chacals.
Il faut bien que le pauvre vive.
XXIV
ansour se jeta au plus épais des batailles. Il voulait venger les siens et voulait oublier.
La mort, qui saisit à la nuque ceux qui ont peur, s'efface devant ceux qui la bravent. Il la chercha le fusil à l'épaule et le sabre au poignet. Les Roumis n'ont pu compter les poitrines crevées par sa lame, et sa balle, dit-on, ne toucha jamais le sol.
Mais qu'était pour lui la gloire? Il n'aspirait qu'à l'oubli.
Quand nous fûmes vaincus par la force, le nombre, la discipline de l'ennemi, et, il faut l'avouer, aussi par la trahison, il courba comme les autres la tête devant le grand désastre.
Pourquoi lutter contre le destin?
C'est le torrent furieux qui se précipite tout à coup de la montagne. Les sages s'écartent; seuls, les insensés se jettent devant lui, et bientôt leurs cadavres vont grossir le tas des débris de la plaine.
Il s'écarta et laissa se ruer la tempête.
Mais dans les épreuves se trempe l'âme des forts, et celui qui reste assis au seuil de sa tente écoutant couler les heures, satisfait de ce que Dieu lui donne, celui-là n'aura jamais pour compagnes la Fortune et la Renommée.
Elles sont femmes et ne se livrent qu'aux audacieux, et Mansour, âme inquiète, les trouva l'une et l'autre, en courant après l'oubli par les grands chemins de la vie.
Il les rencontra au pays de la Soif, à travers les vastes solitudes, et sut saisir les robes diaphanes de ces divines houris.
Il les força comme des filles dans la route hérissée de périls, suivie par les caravanes qui vont chercher au-delà du Sahara les peaux de buffle et la poudre d'or, les dents d'éléphant et les belles négresses.
Et de même qu'il avait acquis un renom parmi les braves, il s'en fit un autre parmi les riches et les marchands hardis.
Tout lui réussissait, et on le surnomma Sidi-Messaoud, Monseigneur l'Heureux; car chez les croyants comme chez les infidèles, la foule s'incline devant le succès.
L'Heureux! Il aurait pu l'être, s'il avait pu oublier.
Il aurait pu être heureux, car, plus sage que beaucoup de riches dont le premier souci est d'entasser douros sur douros pour ne plus y toucher, il employait le fruit noblement gagné de ses fatigues et de ses audaces à s'acheter des plaisirs, ces miettes de bonheur que nous jette le Maître pour nous attacher à la vie.
Pour quelques instants alors, le souvenir implacable ne le tourmentait plus: la vipère attachée à ses flancs ne lui faisait plus sentir ses morsures; il oubliait qu'il était maudit.
XXV
son retour des solitudes où l'on voyage de longs mois sans en découvrir les limites, lorsqu'aux approches du Souf il rencontrait les caravanes des Sahariens qui, vers l'été, s'arrêtent au Nord pour y faire paître les troupeaux et y échanger contre les grains du Tell les plumes d'autruche et les dattes des oasis, il demandait à mêler sa caravane à la leur.
Fatigués de la longue monotonie de la marche, ils acceptaient avec joie, car on savait qu'il organisait des chasses et des fêtes.
Alors la poudre, dont il n'était pas avare, éclatait tout à coup dans les grands silences; du haut des palanquins, les femmes, frappant du bout de leurs doigts leur bouche rieuse, jetaient dans l'air sonore les bruyantes saccades de leur joie, gamme mélodieuse qui émeut le cœur des hommes et grise autant que le vin proscrit; les chameaux, dressant la tête, allongeaient leurs grands cous fauves; les troupeaux effarés galopaient en avant, tandis que sur les flancs de la colonne, les nobles étalons du Haymour, au vigoureux poitrail, et les juments à large croupe, frémissantes d'impatience, piétinaient le sol.
Fantasia! Fantasia! Les coups de feu se précipitent; les cavaliers s'ébranlent; les longs chelils de soie aux franges d'or flottent sur les croupes; les fusils lancés retombent dans les mains habiles; jeunes et vieux, courbés sur les encolures, partent au galop et suivis des éclats stridents des femmes, disparaissent dans les tourbillons de sable jaune.
Et dans les grandes lignes dorées de la plaine, on voit fuir les couples d'autruches et bondir les troupeaux de gazelles.
«Beau pays aimé de Dieu, loin des Roumis et des sultans! Où es-tu? où es-tu?»
XXVI
ais la principale affaire était la chasse à l'amour. Là encore, on le voyait au premier rang des braves, et comme il avait l'audace, il avait le succès.
Les noires esclaves du Soudan venaient de le saouler de leurs furieuses caresses, et il sentait le besoin de se rafraîchir sur le sein parfumé des blanches filles du Souf, l'oreiller le plus doux que l'homme ait reçu de Dieu.
O merveilles des merveilles, filles du Souf et du Beled-el-Djerid, dont les yeux boivent les cœurs et ont l'éclat des yatagans, votre vue ranime comme le brasier des grand'gardes, quand l'aube commence à blanchir les collines, aux premiers frissons du matin!
Entre tous il savait, à l'heure où le ciel prend la couleur de l'airain rougi, guetter pendant la marche les timides filles d'Agar qui curieuses passaient la tête par la taka de leur litière, et leur montrer, de façon à n'être vu que d'elles, les foulards rayés d'or, ou les colliers de corail, ou les anneaux ciselés, au les amulettes magiques, toutes les clefs qui, comme le Sésame de nos contes, ouvrent les serrures et les portes verrouillées par l'époux.
Quand la longue caravane glissait sans bruit dans les horizons bleus, que le soleil touchant les mamelons rayait l'espace de larges bandes d'or, et que les cavaliers en avant, le fusil sur l'épaule, poussaient les troupeaux fatigués, en fouillant les lointains pour y découvrir les palmiers de la source, Mansour avait fait son choix.
C'est le moment où l'on peut, derrière le mari, escalader la litière rouge huchée sur le chameau docile.
Et la fille des Oasis, tremblante et toute chargée de parfums amoureux, l'aidait de son bras potelé où les bracelets d'argent s'entrechoquent avec un joyeux cliquetis, et, fermant le rideau jaune, le recevait entre ses seins.
Ainsi il augmenta le nombre de ces heures, dont le ciel est si parcimonieux et qui passent si rapides qu'elles ne comptent pas dans la marche du temps.
Et dans les longues journées fatigantes et arides, sous le soleil qui embrase et sur le sable qui brûle, dans la poussière épaisse que soulèvent les chameaux sous leurs pas lents et lourds, au milieu des périls et des veilles, par la soif ardente, il sut se verser à lui-même ces gouttes de rosée de la vie qu'on appelle l'amour.
Il oubliait. Il oubliait.
Les instants sont dans les mains du fort. Après Dieu, c'est le maître de l'heure.
XXVII
ombien de fois aussi, dans les nuits sans lune, alors que seuls, les chiens gardaient le douar endormi, il a rôdé, hardi larron, convoitant le bien de l'époux.
Il avait la magie des braves; il savait les signes qui rendent les aboyeurs silencieux, les mots qu'on dit aux djinns invisibles pour les forcer à balayer la voie.
Nu comme le père des hommes et le flissa aux dents, il se glissait dans la tente où l'attendait, effrayée, celle qu'il avait choisie. Alors près de l'époux, dont il entendait le souffle, il volait sur la bien-aimée tremblante sa large part d'amour.
Puis il partait pour ne plus revenir. Car c'était ainsi: jamais deux fois il ne buvait à la même coupe. La cruche ébréchée ne lui servait plus.
Il l'avait juré sur la mémoire de Meryem.
Et les jeunes gens l'enviaient et disaient, quand ils le voyaient passer sur la belle Oureka, la fille du poulain noir que jadis lui donna son père:
—Le voilà, le voilà, celui qui commande aux djinns.
XXVIII
ais l'âge vint, hôte non convié; il vint un matin frapper à sa porte.
Mansour se réveilla en sursaut, rêvant de son vieux père, et se soulevant sur le coude, il se trouva les membres roidis.
Il s'étonna et dit: «Qu'est-ce?» Alors il remarqua pour la première fois que sa barbe n'était plus noire; et comme ses poils, un à un, se vêtissaient de blanc, ses heures se vêtirent de deuil.
Sous le haik qui couvrait son front, il n'avait pas songé encore à compter les rides. La fantaisie lui prit de les voir, et, devant sa glace muette et brutale, il se demanda, soucieux, quelle lourde charrue creusait ces sillons.
C'était la charrue de la débauche, celle que ne suit pas le semeur et qui laisse les sillons stériles.
Et une femme, qu'il convoitait depuis longtemps, lui dit en face:
—Va-t'en, tu es vieux!
Ainsi donc, il était vieux, lui qui croyait sa jeunesse éternelle; il était vieux, puisqu'une femme osait le lui dire. L'amour qui l'avait tant gorgé lui faisait enfin banqueroute.
Ce fut le coup de massue.
Son cerveau en resta fêlé. Lui, «l'Heureux», n'allait donc plus l'être; lui, accoutumé à plier la fortune à ses caprices, allait-il à son tour devenir le jouet des caprices?
Il ne le croyait pas; ne voulait pas le croire; il essaya ailleurs; mais partout on lui dit:
—Tu es vieux!
—Elles se sont donné le mot, pensa-t-il.
Car il se sentait jeune, en dépit de ses poils gris et de la roideur de ses membres. Si le corps avait vieilli, le cœur, resté le même, n'avait que vingt ans.
Cependant le vide se faisait autour de lui, car tous le haïssaient; ses anciens compagnons et ses admirateurs d'autrefois, devenus époux et pères, le tenaient avec soin, depuis longtemps, à l'écart. Célibataire stérile et jaloux, il se voyait entouré de défiance et de haine.
Qu'allait-il faire? Après s'être si longtemps repu aux frais et aux dépens des autres, il ne lui restait plus qu'à se repaître à son propre compte et à ses propres risques. Certes, malgré les larges brèches creusées dans son avoir par les vingt années de jouissance, il était assez riche pour acheter une femme et la choisir parmi les belles; mais c'était une affaire grave.
Il avait joué tant de maris! ne serait-il pas joué à son tour? Lui, si audacieux et si habile, trouverait-il enfin son maître?
C'est écrit: «Celui qui a trompé sera trompé; celui qui a battu sera battu; celui qui a volé sera volé; et celui qui a souillé la femme de son voisin, s'endormira enveloppé de souillures. Le mal doit être rétribué par le mal.»
XXIX
ependant, plus que jamais, la solitude lui pesait. Il était las de la vie vagabonde. Et si les femmes ne voulaient pas de lui, il voulait au moins une femme.
L'homme ne peut rester seul. Il faut qu'une douce main passe sur lui pour assouplir sa dure écorce. Il faut le rayon d'une prunelle de femme pour chauffer son foyer et éclairer sa vie. De tous temps l'ont dit les sages: «L'homme sans compagne marche à tâtons; il s'égare, trébuche et roule dans la boue.» Car dans la rude et sombre route, c'est elle qui tient le flambeau, tandis que lui, ouvre la marche.
Ceux qui ne réfléchissent pas ont dit:
«L'épouse se ceinture avec des vipères, elle s'épingle avec des scorpions.»
«La femme, c'est le mal.»
Elle n'est le mal que parce que l'homme a jeté sur elle ses souillures, et les vipères de sa ceinture sont celles dont son maître l'a enlacée.
Non; l'homme ne doit pas rester seul. Il ne doit pas non plus, muet envieux, s'asseoir en parasite près de la joie des autres. Il lui faut son foyer à lui, sa femme à lui, ses enfants à lui. C'est encore la grande loi. L'intrus dans le foyer éteint le foyer.
Mansour le comprit, mais trop tard. Lui qu'on appelait l'heureux et l'habile, il se trouva misérable et reconnut qu'il n'était que fou. Avec le vide de sa maison, il sentit le vide de sa vie.
Les amours d'une heure n'y avaient pas laissé plus de traces que n'en laisse dans l'air où il passe le reflet des sabres tirés.
Oui, il lui fallait prendre femme. Il l'aimerait de l'amour des jeunes, avec un cœur de jeune, une force et une énergie de jeune; il l'aimerait jusqu'à la fin, jusqu'à ce que son heure ait sonné, et alors il partirait en disant:
—J'ai goûté à tout!
XXX
ais chaque jour il hésitait, assailli d'appréhensions.
Ce qu'il redoutait, c'était de ne pas humer les premiers parfums de la fleur qu'il cueillerait pour embaumer le reste de ses ans.
Être dupé pendant le mariage est une honte—du moins d'après les préjugés des hommes qui attachent la honte à un acte auquel ils sont étrangers,—mais dupé avant! quelle misère!
Payer comme neuve une marchandise avariée; acheter une orange déjà sucée par un autre; fouiller dans une pastèque vide; ouvrir une grenade où il n'y a plus de pépins; verser son bonheur dans un vase et trouver une fissure au fond!
Voilà ce qu'il ne voulait pas. Il le jura sur les cendres de son père, oubliant son compte avec l'éternelle Justice.
Le Prophète a dit: «La femme doit être obéissante et soumise. Elle doit conserver, en l'absence du mari, ce qui n'appartient qu'au mari. Celle-là est vertueuse, elle fait la joie de l'époux, l'orgueil de la famille, et ses actes sont inscrits au livre des bonnes œuvres. Honore-la à l'égal des anges.»
—Mais celle-là, se demandait-il, où est-elle?
Il avait longtemps cherché, bravant la loi du Koran qui punit l'adultère. Il avait cherché du Midi au Nord, dans le Sahara et dans le Tell, sous la maison de poil du bedoui ou dans la maison de pierre du hadar, et partout trouvé des épouses faciles. Avec les plus farouches, le succès avait été une question d'adresse, de douros et de temps. Peut-être frappait-il aux mauvaises portes, mais cependant il entendait chacun dire:
—Mes femmes, à moi, sont fidèles.
Et pour les filles, mêmes banalités. Cœurs et corps prêts à s'ouvrir au premier qui se présente, et il fallait arriver de bonne heure pour s'y trouver le premier.
Comment compter sur une fille sage, lui qui vit de jeunes hommes prendre pour épouses plus d'une dont il avait acheté l'honneur et qui disaient le lendemain des noces:
—Le ventre de ma bien-aimée était vierge, comme celui de Lalla-Fathma[5].
L'heureux époux parlait avec conviction, mais Mansour pensait, en souriant, que par les tribus aussi bien que dans les cités, il est d'habiles matrones.
Il songeait alors et se rappelait; ce n'est pas impunément que l'on fouille dans les cendres du passé.
—Meryem! Meryem!
Ce nom revenait à lui, triste et doux, radieux et lamentable.
Il avait cru parfois l'effacer dans les étourdissements de sa jeunesse et les mâles passions de l'âge mûr.
Il avait cru lui creuser une fosse, l'enfouir comme un cadavre et jeter dessus les pelletées de noms de toutes ses maîtresses d'un jour; il le croyait bien enterré et bien oublié, mais voilà maintenant que l'âge viril s'en allait et qu'il frappait aux portes de la vieillesse, le souvenir enseveli se dressait tout à coup et, se dépouillant de son linceul d'oubli, étalait, vivante et vengeresse, cette terrible épave de jadis:
—Meryem! Meryem!
XXXI
eryem! Meryem!
Nom fatidique qui le poussa dans tous les orages de la vie. Inceste et adultère! Trahison et rapt!
Meryem! Laquelle? Car il y en avait deux, et toutes deux perdues par lui, toutes deux jetées par lui hors de la voie droite, se confondaient dans sa pensée en ce radieux nom de vierge.
Il ne pouvait arrêter son souvenir sur l'une, sans que l'autre vint aussitôt présenter son image.
Commencement et fin, premier et dernier amour, première et dernière page du livre de son cœur. Le reste ne lui semblait que boue.
Le dernier amour! Alors il était vigoureux et fort, il s'en souvenait; sa barbe était encore noire et son jarret musculeux; il avait déjà bien vécu, mais les yeux des femmes lui souriaient et nulle ne songeait à lui dire: Tu es vieux.
Y avait-il donc si longtemps? Sa mémoire en était toute fraîche. Hier! c'était d'hier, et cependant dix fois déjà les palmiers du Beled-el-Djerid avaient donné à ses paisibles habitants leur double moisson de dattes. Dix ans! un abîme dans la vie! une seconde dans le souvenir!
Oui, il s'en souvenait. Et la douce vision, évanouie comme un rêve, revenait distincte se placer devant lui.
XXXII
'était un soir. Assis contre un des petits murs qui séparent les uns des autres les jardins de Msilah, il rêvait solitaire et soucieux dans le chemin désert.
La voix grave, lente et solennelle du muezzin vibra tout à coup dans l'air, et il écouta machinalement le prêtre crier du haut du minaret aux quatre coins de l'horizon:
«—A Dieu appartiennent le levant et le couchant; de quelque côté que vous vous tourniez, vous rencontrerez sa face;
»Dieu est un;
»Élevez vos âmes et adorez!»
Alors il s'agenouilla et, le front dans la poussière, fit, tourné vers l'Orient, la prière prescrite, puis il se rassit, le dos appuyé aux pierres, et regarda entre les palmiers les petits nuages pourpres flotter dans un bain d'or au-dessus des mamelons bleus de l'occident.
Le grand calme planait tout autour. Les bruits du Ksour s'étaient peu à peu éteints, et dans les jardins de l'oasis, il entendait le bruissement des chacals qui, se glissant par les brèches des murs, commençaient leur maraude nocturne.
A quoi songeait-il? Peut-être à la fille du muezzin El-Ketib, dont la voix venait d'évoquer l'image. On l'appelait la Perle du Ksour, et l'avant-veille il l'avait aperçue sur la terrasse, sans voile, avec ses grands yeux noirs et ses seins de houri. Elle arrosait des grenadiers en fleurs et, pendant plus d'un quart d'heure, caché derrière le treillis d'une fenêtre de la maison de son hôte, il suivit ses mouvements gracieux. Tantôt accroupie près des vases, émondant délicatement l'arbuste, tantôt debout, la tête inclinée sur l'épaule, elle laissait tomber d'une urne de terre rouge un mince filet d'eau.
Puis, de ce pas nonchalant et avec cette voluptueuse ondulation des hanches de la jouvencelle qui sent venir l'amour, elle allait remplir sa djouna.
Il s'y connaissait bien, à ces délicieux symptômes, et ce n'est pas lui qui, en cette matière, pouvait se laisser tromper.
Aussi comme il se sentait pris! «Celle-là, disait-il, je l'aimerai plus que les autres; elle fixera mon cœur.» Car c'est toujours ainsi qu'il parlait, quand il convoitait une proie nouvelle.
Et dès le jour même, stratégiste habile en ces genres de batailles, il étudiait la place qu'il voulait assiéger.
Le muezzin vieillard avare, borgne, pieux et sévère, gardait sa fille comme son œil unique. C'était la plus jeune, et, selon toute probabilité, il n'en aurait plus d'autre. Aussi, ayant grossi ses revenus par les riches sadoukas des amoureux époux de ses premières filles, il comptait avec la dernière, la plus belle de toutes, arrondir définitivement son bien. Il veillait donc sur elle comme on veille sur un sac d'écus.
Mais Mansour n'était pas homme à s'étonner et à se rebuter devant les obstacles, et dans ses équipées d'autrefois, il avait rompu de plus puissantes barrières et bravé de plus redoutables dangers.
XXXIII
l calculait dans le petit chemin jusqu'à quel prix l'une des servantes de la fille pourrait élever la vente de sa conscience en lui facilitant les moyens d'approcher de sa jeune maîtresse, lorsqu'il entendit un léger bruit de pas, et vit s'avancer un homme que malgré l'obscurité il crut reconnaître.
C'était le fils d'El-Arbi-ben-Souafa, l'ancien caïd des Ouled-Amdou, dont les troupeaux avaient été rasés par les Roumis, dans l'affaire de Tuggurt, et qui, du soir au matin, d'homme riche et puissant, s'était trouvé pauvre entre les pauvres.
Ce jeune homme lui plaisait; il avait une figure sympathique et douce, et le malheur récent tombé sur sa famille le rendait encore plus digne d'intérêt. A peine âgé de vingt ans il se proposait, n'ayant nulle ressource, d'entrer dans les mokalis du caïd de Msilah.
Mansour se préparait à l'interpeller au passage, mais le jeune homme s'arrêta, regarda sans le voir dans les jardins d'alentour, puis escalada le mur.
—Oh! oh! se dit Mansour, la misère le pousse-t-elle à ce point qu'il va voler des grenades dans le jardin du muezzin?
Il reconnut bientôt son erreur et quelle était la grenade que venait voler Lagdar, car il entendit un chuchotement confus, puis distinctement ces paroles:
—Quatre cents douros! Il demande quatre cents douros, ma blanche gazelle. Certes, tous les palmiers des oasis et les grands troupeaux qui paissent dans les plaines du Tell et les juments des Ouled-Nayl ne pourraient payer seulement un de tes regards; si j'étais le maître de l'Univers, je retendrais comme un tapis devant toi, en échange d'un sourire; mais où veut-il donc, le vieillard au cœur de roche, que moi, le fils d'El-Arbi le ruiné, je ramasse quatre cents douros?
—Je ne sais pas compter, dit une douce voix qui fit tressaillir Mansour; c'est donc une bien grosse somme?
—C'est le prix de quatre juments du Haymour!
—Qu'Allah nous protège!... Quatre juments du Haymour!...
—Et je n'ai même pas de quoi acheter un âne de Biskara.
—Eh bien, Lagdar, je veux être à toi pour rien.
—Oh! joie de mes yeux, lune de mon âme, soleil de mon cœur, rosé et parfum de ma vie, j'attendais cela de toi.... Eh bien, nous fuirons! Je te conduirai au ksour d'El-Djema, chez ma mère, et le muezzin El-Ketib viendra, s'il le peut, t'arracher de mes bras. Oui, nous irons. Dussé-je faire la route à genoux dans les sables avec toi dans les bras, je trouverais le chemin court et le fardeau léger.
—Elle est encore vierge, se dit Mansour.
—Mais il faut se hâter, continua Lagdar; peut-être demain ton père acceptera les offres d'un riche. Chaque heure qui passe jette une pierre entre nous, et bientôt il y aurait un mur. Il faut partir demain. Que dit ton cœur?
—Mon cœur tremble, mais il dit oui.
—Et la tête?
—Ma tête veut ce que tu veux.
Il y eut un moment de silence. Mais les lèvres l'une sur l'autre, continuèrent à s'agiter.
—Alors demain, à la même heure, je serai ici avec un homme du Djebel-Sahari, un ami dévoué. Il amènera pour toi une mule grise dont le pas est rapide et sûr, et au lever du soleil, s'il plaît à Dieu, nous aurons atteint le Ksour.
—Qu'il plaise à Dieu!
—Et maintenant, laisse-moi encore goûter à tes lèvres.
Ils restèrent longtemps embrassés, puis chacun s'enfuit en se jetant cette promesse:
—A demain!
—A demain!
Mansour, immobile dans l'ombre, laissa passer l'amant heureux.
—Ça n'a pas un boudjou et ça aime! murmura-t-il. Attends donc que tu aies gagné de l'argent pour connaître le prix d'une femme. Et moi, ajouta-t-il avec amertume, je suis venu trop tard. La Perle du Ksour appartient à un autre. Maudit soit le jeune drôle! Comme pour Meryem, l'épouse de mon père, je suis venu trop tard!
XXXIV
e lendemain, de grand matin, il se trouvait sur la place. Déjà elle était toute ensoleillée, et il s'assit à l'ombre de l'auvent de la boutique de ton serviteur Ali-bou-Nahr. Je débutais alors dans l'art divin de la médecine, triste métier dans le Souf, où les barbiers et les maréchaux se partagent la clientèle! Aussi, pour utiliser mes trop nombreux loisirs j'écrivais des amulettes et je calligraphiais des copies du Koran.
Mansour me demanda du feu pour allumer son chibouk, et après avoir suivi quelque temps les spirales bleues qui montaient lentement et se perdaient dans l'air diaphane, il me dit:
—Vends-tu des philtres pour se faire aimer, thébib?[6]
—Je vends de tout; l'amour comme la haine. J'écris les mots magiques qui préservent des balles et ceux qui garent du flissa du mari outragé. La foi guérit.
Mais quoi! Mansour, toi qu'on surnomme l'Heureux, as-tu besoin de pareilles amulettes?
Il se mit à rire et répondit:
—Quelquefois.
—Le meilleur talisman est d'être beau et bien fait.
—J'en connais un meilleur encore: c'est l'audace.
En ce moment un jeune homme passa d'un air effaré près de nous; Mansour l'appela:
—Lagdar-ben-El-Arbi, je te croyais déjà enrôlé dans le Mag'zen.
—Pas encore, dit Lagdar.
—Tu as peut-être raison d'attendre. Ton père était mon ami et je te veux du bien.
—Parle, homme. Tes paroles sont comme toi, les bienvenues.
—Tu me connais sans doute de nom, quoique je sois étranger au Ksour. Je m'appelle Mansour-ben-Ahmed, mais le thaleb Ali-bou-Nahr te dira que les gens du Tell et ceux du Beled-el-Djerid ont ajouté à mon nom celui de Messaoud, parce qu'ils prétendent que tout me réussit.
—Je le sais, répondit Lagdar.
—Alors, écoute. Je vais faire un nouveau voyage au pays des nègres. Tu n'ignores pas que c'est une périlleuse et dure entreprise; aussi, j'ai besoin de jeunes hommes, braves et solides. J'ai pensé à toi. Veux-tu m'accompagner?
—Ta proposition m'honore, Mansour, je t'en remercie. Et quand veux-tu partir?
—Tu me vois attendant mes chameaux qui doivent arriver de Constantine avec un chargement d'étoffes de soie, de chechias, de burnous et de haiks. S'ils sont ici demain, je les ferai reposer un jour et nous partirons.
—C'est impossible, répondit le jeune homme, et je le regrette, tout en étant plein de gratitude pour ton offre, mais j'ai une affaire sérieuse.
—Sérieuse! Qu'est-ce qui peut être plus sérieux que la fortune dans cette vie? Car c'est la fortune, la belle fortune toute ruisselante de douros et de séquins que te procurera ce voyage. Qu'est-ce qui peut être plus sérieux quand on a vingt ans, si ce n'est la misère des misères: l'amour!
Lagdar jeta sur ce blasphémateur un regard d'indignation et de pitié.
—Tu t'indignes et tu me méprises, parce que je méprise l'amour, jeune présomptueux. O ignorance bénie! Mais crains que la science trop tôt ne t'arrive. Oui, l'amour pauvre; entends-tu? pauvre, est la misère des misères et il te vaudrait mieux coucher toute nue ta bien-aimée, sous le soleil brûlant et les piqûres des moustiques, que l'exposer aux froides morsures de la pauvreté. Elle y perdra son amour, sa beauté et son cœur; ses mains glacées n'auront plus de caresses. Et, quand tu voudras baiser sa bouche maigrie, tu ne sentiras que ses dents et l'odeur de son estomac vide.... Allons, jeune homme, sois des miens, et tu sauras bien trouver au Soudan les quatre cents douros exigés par le père avide.
—Par les quatre-vingt-dix-neuf noms d'Allah, qui t'a parlé de ceci? s'écria le jeune homme.
—Bah! je sais tout et bien d'autres choses encore, Lagdar-ben-El-Arbi. Les gens d'ici m'appellent l'Heureux, mais il y a longtemps que ceux de ma tribu m'ont salué du nom de Thaleb.
Non, je n'avais pas encore ton âge, quand les vieillards des Ouled-Sidi-Abid m'ont crié à mon départ: «Sidi-Thaleb, je te salue.» Ah! c'est loin! c'est loin!
Et, penchant la tête sur sa poitrine, sa bouche, sans qu'il y prît garde, laissa échapper le nom de Meryem.
XXXV
adgar le recueillit comme une perle qui tombe. Il eût voulu le prendre avec ses lèvres.
—Qui t'a dit son nom? s'écria-t-il, furieux qu'un autre osât le prononcer. Parle, je veux savoir qui s'occupe ainsi de mes secrets.
Mansour releva la tête.
—Ai-je dit son nom? Alors, je te le jure, c'est sans le vouloir; il m'a échappé comme un oiseau qui s'envole. Ah! s'il pouvait ne jamais revenir! Mais, puisque tu t'emportes et que tu insistes, je te dirai encore autre chose. Viens ici et parlons à voix basse: tu dois l'enlever ce soir au moment de l'eucha[7].
N'ouvre pas ainsi les yeux comme un Roumi à qui l'on a coupé les paupières, écoute plutôt un conseil: n'escalade plus le mur du jardin du Muezzin, car à la place de la fille aux doux yeux, tu pourrais ne rencontrer que la pointe d'un flissa. J'ai dit.
—On m'a trahi. Maudit soit celui qui a pu me surprendre et saisir mes paroles. Je saurai me venger!
Mansour, voyant ces lèvres presqu'imberbes proférer des menaces, sourit:
—Songes plutôt à devenir riche, dit-il. Et alors tu achèteras la fille le prix que le père en demande.... Si tu l'aimes encore et si tu crois qu'elle vaille quatre cents douros.
—Elle en vaut quatre mille et je l'aimerai toujours.
—Quatre mille, c'est beaucoup; et toujours en amour est un mot ridicule.
—Dix mille douros ne pourraient la payer.
—Arrêtons-nous à quatre cents, dit froidement Mansour, c'est déjà une somme. Cela fait deux mille francs, comme comptent les Roumis, et l'on ne donne plus guère ce prix pour une fille dont on a goûté les primeurs.
—Homme, s'écria Ladgar, frémissant de colère, tu mens! Qui t'a dit qu'elle s'était livrée à moi? Qui t'a dit que j'avais fait autre chose que baiser le velours de sa joue rougissante et le bas de sa gandourah? Que la malédiction du Prophète tombe sur ta tête, ô toi, qui insultes de tes jugements téméraires la Perle de Msilah!
Mansour sourit de nouveau devant cette indignation furieuse. Elle lui mettait la joie au cœur: «Je ne me suis pas trompé, elle est vierge», pensa-t-il. Et tout haut:
—Ta colère me plaît, fils d'El-Arbi; j'aime voir défendre l'honneur des femmes. Cela montre un homme de cœur. D'ordinaire, ceux de ton âge en parlent avec dédain. Les amours dans les oasis et les ksours sont faciles; et parce qu'ils n'ont pas respecté leur fiancée, les jeunes hommes disent: «Il n'en est pas de respectable.»
Mais nous autres, qui avons plus vécu, et heurté vainement à bien des portes, nous savons la vérité. Oui, par Allah, il est des filles honnêtes, et celle du Muezzin est du nombre. Elle vaut les quatre cents douros!... Quatre cents douros! Cela se compte pourtant, et cela fait poids et est long à amasser! Songe que son père a pris d'elle bien des soins, espérant qu'un jour viendrait où il en toucherait la récompense. Chaque peine mérite salaire. Et la virginité d'une fille ne se garde pas sans plus d'une veille, d'une inquiétude et d'un souci. Tout semeur doit récolter; celui qui sème le bien comme celui qui sème le mal. Le Muezzin a semé une merveille; veux-tu le priver de sa moisson?... Fils d'El-Arbi, ton père était un homme intègre. Il disait: «A chacun le sien.» Il avait une parole droite, et dans ses actions allait droit devant lui. N'es-tu pas de sa race? Alors, pourquoi prendre des chemins tortueux? Pourquoi tenter de frustrer ce vieillard de ses espérances? Pourquoi lui voler du même coup son enfant et sa sadouka? Ah! il est toujours aisé de séduire une vierge et de l'entraîner dans une voie obscure. Les anciens ont dit à la femme: «Tu quitteras ton père et ta mère pour suivre ton époux.» Mais ces prescriptions étaient inutiles, car elles sont écrites dans la Loi de Nature: «Toute fille quittera père et mère pour suivre le premier venu qui est entré dans son cœur.» C'est donc pour toi une victoire facile, mais ce qui le sera moins, c'est de chasser le remords. Le remords! sur la tête sacrée du Prophète, n'apprends jamais à le connaître. C'est le venin jeté sur les fleurs de la vie. Il les souille et empêche d'en goûter les parfums. Oui, après les premiers transports, la vieille honnêteté que tu tiens de ton père El-Arbi se révoltera à la pensée des quatre cents douros, prix de la sadouka volée au vieillard.
—Je crois que tu as raison, homme.
—Inaugureras-tu par la fraude l'ère de ton amour? En même temps que ton premier baiser, ton nom sera-t-il inscrit dans le Siddjin[8] avec ceux des fourbes et des prévaricateurs? Le dol sera-t-il le djinn qui présidera à ta nuit de noces? J'en jure sur ma tête et sur la tienne, même dans les bras de ta jeune épouse, tu sentiras sur tes épaules le poids des écus volés.
—Tu es de bon conseil; parle, je suivrai tes avis.
—Je n'ai qu'à te réitérer mes offres. Je te l'ai dit; je voulais t'emmener au pays des nègres. Si tu veux ton bien toi-même, tu me suivras et nous reviendrons avec la sadouka de ta fiancée.
—Combien de temps durera ce voyage?
—Six mois au plus et tu seras riche.
—Six mois! Mais le Muezzin l'aura livrée à un autre? Elle se fait femme; elle a bientôt quatorze ans!
—Rassure-toi. On ne trouve pas tous les jours dans le Beled-el-Djerid un amoureux capable de donner quatre cents douros pour... les yeux d'une fille.
—Il en trouvera. Il en trouvera qui la paieraient davantage.
—Eh bien! je ferai plus pour toi que te donner un conseil stérile. Je tiens à toi et je veux, sur les bénéfices futurs de notre voyage, t'avancer cent douros que tu porteras en à-compte au Muezzin.
—Est-il possible? Quoi, tu ferais cela pour moi, ô le plus juste et le plus généreux des croyants!
—Viens à l'heure de l'eucha, je te compterai cette somme, et sans plus tarder tu iras frapper chez le vieillard. On t'ouvrira. Nul ne refuse la porte à qui se présente avec un sac d'écus. Le bonhomme, trop heureux de les prendre, se trouvera ainsi engagé.
—L'eucha, dis-tu? J'avais fixé cette heure à ma bien-aimée! Ne peux-tu en choisir une autre?
—Non, elle seule me convient. J'ai affaire tout le jour. Est-ce entendu?
—Je vais te dire: Meryem sera au rendez-vous, et je n'ai pas d'autre moment ni d'autre endroit pour la prévenir.
—Eh bien, laisse-la attendre. Elle n'en deviendra que plus amoureuse, surtout lorsqu'elle saura pourquoi elle a attendu.
—O mon père! s'écria le jeune homme en se précipitant pour baiser le bas du burnous de Mansour, que la bénédiction d'Allah et celle du Prophète se rencontrent sur ta tête, et que tu continues jusqu'à la dernière minute à mériter ton surnom d'Heureux!
—Ne manque pas l'heure! Aussitôt que les dernières paroles du Muezzin auront vibré dans les espaces, frappe à ma porte. L'exactitude est la sœur de la réussite.
—S'il plaît à Dieu, j'y serai.
XXXVI
a nuit descendait. Le Muezzin s'était tu. Sur la place, au coin des rues, près de la fontaine, des hommes debout, agenouillés ou étendus pour le prosternement, tournaient leurs faces vers l'Est. «Car chacun a une plage du ciel vers laquelle il se tourne,» mais c'est toi, Orient, l'oratoire sacré, la source du monde; c'est sous tes ardeurs qu'a jailli le germe d'où sont écloses et ont coulé les nations.
Les bras en croix sur la poitrine, ou élevés à hauteur du visage, ils faisaient monter leur pensée jusqu'au Maître des crépuscules et des aubes. C'était l'heure silencieuse et solennelle de la prière et de l'adoration.
La grande silhouette du minaret se dressait toute blanche dans le bleu sombre du ciel. Les palmiers passaient leur tête chevelue derrière les terrasses, et dans les interstices des troncs noirs éclataient encore les flamboiements de l'Occident. Des cigognes perchées sur une patte, immobiles comme le temps au-delà des mondes, sommeillaient sur les arêtes des toitures, au-dessus de ce peuple recueilli, et des ombres de femmes glissaient silencieusement le long des murs blanchâtres.
Alors on frappa à la porte de la maison qu'habitait Mansour.
Quelques minutes s'écoulèrent, puis il y eut les pourparlers habituels:
—Qui est là?
—Un homme.
—Qui es-tu?
—Lagdar-ben-El-Arbi.
—Que demandes-tu?
—Mansour-ben-Ahmed.
—Tu veux lui parler?
—S'il plaît à Dieu.
—Redis ton nom.
—Lagdar-ben-El-Arbi.
—Attends.
Un jeune garçon fit entrer le visiteur dans le petit vestibule dallé et garni de bancs de pierre qui sépare la rue de la cour intérieure et que nul étranger ne franchit.
—Assieds-toi, homme, dit-il à Lagdar, je vais appeler Mansour.
Il referma avec soin la porte, et bientôt deux ou trois femmes crièrent l'une après l'autre d'un ton dolent:
—Mansour! Sidi-Mansour! ô homme! Mansour-ben-Ahmed! Ia radjel! ô homme! Sidi-Mansour-ben-Ahmed!
Sidi-Mansour-ben-Ahmed ne répondant pas, la porte se rouvrit et le jeune garçon conseilla au visiteur d'attendre un instant.
Lagdar attendit donc, dévoré d'impatience, car l'instant fut de longue durée. Il se disait qu'il aurait eu deux fois le temps de courir au rendez-vous de Meryem; cependant, encore plein de confiance, il écoutait les moindres bruits du dedans et du dehors, se levant et disant à tout pas qui approchait: «Enfin, le voici,» et ce ne fut qu'après une heure passée ainsi, longue et stérile, qu'un vague soupçon traversa son esprit.
Et ce démon aux griffes aiguës qui s'appelle Inquiétude le tordit et le tenailla.
Il frappa de nouveau et cria:
—Femmes, Mansour-ben-Ahmed est-il ici?
Les voix dolentes recommencèrent:
—Mansour! Sidi-Mansour! Ia radjel! ô homme! Mansour-ben-Ahmed! Sidi-Mansour-ben-Ahmed! ô homme!
Puis des bruits confus. On monta et on redescendit l'escalier de pierre, et une vieille cria d'une galerie haute:
—Comment t'appelles-tu?
—Lagdar-ben-El-Arbi.
—Que veux-tu?
—Parler à Mansour-ben-Ahmed, s'il plaît à Dieu!
—Il n'est pas ici; il est sorti pour ses affaires, mais il a dit qu'il reviendrait.
Lagdar, furieux, ne voulut pas attendre davantage; il se précipita au dehors. Peut-être trouverait-il encore Meryem? Mais il se heurta à un grand nègre qui le retint par l'épaule.
XXXVII
s-tu Lagdar-ben-El-Arbi?
—Oui, noir.
—Dieu soit loué! tu es l'homme que je cherche.
—Tu es envoyé par Mansour?
—Ah! ah! saintes mamelles! Mansour-ben-Ahmed, Mansour l'Heureux, Mansour le père du fusil, Mansour le maître du sabre, Mansour le thaleb, c'est mon maître; oui, oui, le maître du negro. Il n'y en a pas un qui le vaille. Tu chercherais longtemps avant de rencontrer son pareil. Il te faudrait marcher jusqu'à Constantine, et peut-être jusqu'à Alger la Sainte, pour trouver le frère à Bou-Zeb. Car on l'appelle aussi Bou-Zeb! Ah! ah! ah! Le savais-tu?
—Oui; dépêche-toi. Que t'a-t-il dit?
—Je suis stupide comme un mouton écorché. Je te demande si tu connais Mansour! Qui est-ce qui ne connaît pas Mansour dans le Tell et le Beled-el-Djerid?
—Homme, explique-toi. De quelle mission t'a-t-il chargé?
—Il m'a dit: «Salem—je m'appelle Salem,—tu iras vers Lagdar-ben-El-Arbi, qui attend dans ma demeure.» Mais es-tu bien Lagdar-ben-El-Arbi? Vois-tu, moi, on peut me tromper facilement; je suis, comme mon maître, étranger au Ksour, et nous autres, pauvres ignorants nègres, nous croyons tout ce qu'on nous dit.
—Sors et appelle le premier passant, il te dira mon nom.
—Ah! ah! tu es l'homme, je le vois bien. Alors, que vais-je te donner?
—Toi, je ne sais; mais j'attendais ton maître, qui doit me donner cent douros.
—Cent douros! saintes mamelles! cent douros! Jamais le pauvre nègre ne possédera pareille somme. Si j'avais cent douros, j'achèterais toutes les filles du Soudan.
—Hâte-toi! nègre. Sur ta tête, hâte-toi!
—Voici. Je reconnais bien que tu es l'homme. Si je t'apportais cent coups de bâton, tu ne serais pas si impatient. Oui, tu es l'homme. Le Prophète soit loué! Je l'ai prié tout le long du chemin pour qu'il me fasse te trouver sans trop de recherches, car mon maître m'a dit justement ce que tu viens de me dire: «Hâte-toi!»
—Tu ne suis guère son avis ni le mien.
—Comment! tu ne vois donc pas comme j'ai couru? Je sue l'eau ainsi qu'une source agréable à l'œil. Oui, tu vois en moi une source. Mais je me suis goûté et je me suis trouvé salé! Par la mère d'Aissa[9], qui était pucelle comme la mienne le jour où elle m'a engendré, les chameaux ne voudraient pas de moi! Ha! ha! ha!
—Au fait, noir, sur ta tête, au fait!
—Le fait, le voici: Mon maître m'a parlé en ces termes: «Tu vois ce sac, Salem?—Oui, maître.—Il contient cent douros.—Oui, maître.—Tu vas les porter...—Oui, maître.—A celui qui s'appelle Lagdar-ben-El-Arbi.—Oui, maître.» Alors je suis parti et il m'a rappelé, et je suis retourné sur mes pas, et il m'a encore parlé en ces termes: «Tu ajouteras ces mots: Fais ce qui est convenu.—C'est tout?—C'est tout.» Et me voici. Les mots, je viens de te les dire, et voilà les cent douros.
Et il tira de dessous son burnous un sac de cuir qu'il secoua en riant et qui rendit un joyeux son d'écus.
—Voilà de quoi acheter toutes les vierges du Soudan! ah! ah! ah!
Et il se mit à danser et à chanter en agitant le sac au-dessus de sa tête:
Cent douros pour cent pucelles,
Cela vaut le Paradis!
Cent douros! deux cents mamelles!
On peut narguer les houris!
—Ivrogne! s'écria Lagdar, c'est toi la cause de ma longue attente. Tu t'es arrêté dans quelque bouge, car tu pues l'anisette.[10]
—O Dieu! entendre de telles choses! Moi qui, de ma vie, n'ai bu que de l'eau de la fontaine. J'ai couru, te dis-je, c'est la sueur que tu sens.
Lagdar mit la main sur le sac.
—Non, non, dit vivement le nègre, il faut compter.
—C'est inutile. Bien que tu pues, comme un chrétien, les liqueurs fermentées, je m'en rapporte à toi. Si tu as disposé d'un douro sur ton chemin, je te le donne.
—Par les quatre mamelles de mes femmes! demande-moi ma tête, mais ne me demande pas le sac avant d'avoir compté les douros. Il se pourrait que tu en perdes un ou deux et tu dirais: «Ce coquin m'a volé.» Dieu! moi qui n'ose pas ramasser une datte tombée de l'arbre! J'ai la peau noire, mais ma conscience est blanche. Je veux compter devant toi.
XXXVIII
h! mon fils, ce fut une longue et rude besogne. D'abord il fallait une lumière, et quand après bien des pourparlers il l'eût obtenue, il vida le sac sur le banc de pierre avec une telle brusquerie qu'une partie des pièces roula dans tous les coins.
Pendant que Lagdar bouillait d'impatience, il les chercha à tâtons, maudissant à grand bruit sa maladresse, puis quand il crut les avoir trouvées toutes, il les disposa par petites rangées de trois.
—Ce n'est pas ainsi, dit Lagdar, ce n'est pas ainsi qu'on compte....
—Laisse-moi faire, ne touche pas. Tu m'as fait tromper.
Alors il recommença par tas de six.
—Compte par quatre, cria Lagdar.
—Ah! laisse-moi faire! Je compte à ma manière, moi. Je ne suis pas un savant. Voilà que tu viens encore de me faire tromper.
Il s'embrouillait de plus en plus. C'était d'abord 98, puis 97 douros. Il finit par n'en plus trouver que 80.
Lagdar, tremblant de colère:
—Remets tout dans le sac, homme, je me contente de ce qu'il y a.
—Mon maître me chasserait. J'ai un peu bu, vois-tu, chemin faisant; il faut bien que je l'avoue, puisque tu trouves que je sens l'anisette, mais sur le ventre de ma mère qui n'en fera plus comme moi, et sur la tête de la tienne, je te le jure, je n'ai pas touché un seul de tes écus. Écoute-moi bien, je vais te raconter comment il se fait que j'ai bu pour la première fois de ma vie, oui, la première, une toute petite goutte d'anisette.
—Inutile, nègre, tes histoires ne me regardent pas. Allons, donne les douros.
—Jamais! à moins de vérifier toi-même devant moi, parce que je vois bien que je ne pourrais pas m'en tirer. Oui, compte, mon fils. Je veux que tu partes d'ici le cœur dégagé de soupçon; compte toi-même, compte.
Lagdar se mit à la besogne et n'en trouva que 99.
—Je m'en contente, dit-il, en les jetant dans le sac. Je les prends pour cent. Adieu.
—Non, Sidi, non, arrête. Jamais un vrai croyant ne m'a soupçonné de vol. Mon maître m'a donné cent douros, je dois te remettre cent douros.... Arrête! arrête! ah! la voici, la pièce ensorcelée, tiens, là, sous ma sebate. C'est pour sûr un djin malfaisant qui l'y avait cachée. Par les mamelles de ma mère que j'aimais à sucer quand j'étais petit, et par celles plus douces de mes femmes, c'est un douro de malheur. A ta place je ne le mettrais pas en compagnie des autres et je le jetterais à quelque gueux.
Lagdar, heureux d'en avoir fini, le lui jeta et prit la fuite.
XXXIX
epuis l'instant où il était entré dans la maison de l'hôte de Mansour, jusqu'à celui où le nègre, avec un rire muet, eût vérouillé derrière lui la porte, près de deux heures s'étaient écoulées. Le Ksour dormait. Sur la place, de grands chameaux roux étaient accroupis près de leurs charges, le cou dressé et immobiles, et les chameliers enveloppés dans leurs burnous, allongés sur la terre sèche, oubliaient, dans le sommeil, les fatigues du jour et celles du lendemain. Il pensa que c'était la caravane annoncée par Mansour et, avec ces folles espérances des amoureux, il n'en eût que plus de hâte pour courir vers les jardins, où il s'imaginait encore trouver Meryem. Il souffrait de l'inquiétude de la jeune fille, se disant que ces cent douros, promesse de son bonheur à venir, serrés contre sa poitrine, payaient bien faiblement les tourments de son attente et les larmes de ses beaux yeux.
Il pensait que des joies futures et problématiques encore ne valaient pas les joies que l'on tient et que, sans sa rencontre avec Mansour, il cacherait à l'heure présente sa maîtresse sur son cœur, au lieu d'un sac d'écus. Elle serait chaudement enveloppée dans ses bras; blottie là, heureuse et confiante, toute à lui et lui tout à elle, sans autres témoins que les étoiles et les horizons déserts; et, tandis qu'il lui fermerait les yeux sous ses lèvres, la mule fidèle les emporterait d'un pas rapide à travers les sables.
Bonheur d'aujourd'hui! Bonheur d'aujourd'hui! Gardons-le, quand nous le tenons; enfermons-le dans notre cœur comme l'amour de la bien-aimée et ne le livrons pas aux caprices et aux incertitudes de ce ravisseur avide et changeant qui s'appelle: Demain!
Insensés, ceux qui prétendent accumuler comme des grains leurs heures heureuses dans les réserves de l'avenir! Les greniers de l'avenir sont bâtis dans les nuées. Ils disparaissent au premier coup de vent ou se fendent aux premières tempêtes. Jouis sainement du moment; lui seul t'appartient. Demain est au Maître de l'heure et, quoi que tu fasses, les tiennes sont comptées.
Et il courut donc, le fou, après ce bonheur qu'il avait eu sous la main et avait remis à huitaine, comme un billet à payer au destin. Il courait et nul autre n'errait par les rues désertes, si ce n'est sa fatalité, qui, moqueuse, suivait ses talons.
Quelques chiens affamés rôdaient, s'écartant pour laisser passer ce gêneur; d'autres raclaient avec un bruit de scie des os déjà rongés par des chameliers faméliques et ouïssant ce pas précipité, craignant pour leur maigre proie, fuyaient en grondant le long des murs gris.
Derrière lui, le haut minaret, dressé dans le ciel noir comme un génie immense, semblait veiller sur cette petite cité silencieuse, endormie dans les vastes solitudes du désert.
XL
l arriva haletant dans le dédale des chemins de l'oasis. Alors il ralentit le pas et se glissa derrière le mur du jardin du Muezzin. Il écouta. Comme dans les rues solitaires, le grand silence planait dans les fouillis de verdure.
—Meryem! Meryem!
Nulle voix ne répondit.
Il en fut plus contrarié qu'inquiet: la fille du Muezzin ne pouvait l'avoir attendu si tard. Vesper ardait déjà haut dans le ciel et depuis longtemps l'heure du rendez-vous avait fui. Il escalada le mur et erra dans le jardin.
—Meryem! Meryem! disait-il tout bas aux buissons et aux arbres.
Quelques chacals jappèrent, et, soucieux et pensif, il rentra à la maison. De quoi se préoccupait-il? Il avait cent douros et avec cet acompte respectable il obtiendrait sûrement la parole du père; il reviendrait riche du Soudan, il aurait la perle de Msilah. De quoi se préoccupait-il, puisque l'avenir rayonnait?
C'est que l'avenir était loin encore; l'avenir c'était huit mois, et huit mois font deux cent cinquante fois demain. Et que d'heures, que de soucis, que d'imprévus, que d'incertitudes. Il était jeune, fort, intrépide. Il ne redoutait ni les fatigues, ni la soif, ni le simoun, ni les balles, ni le danger. Mais, comme tous les amants, il eût voulu jouir de suite et il se disait qu'ayant tenu le bonheur, peut-être il l'avait laissé fuir.
On connaît l'heure du départ; qui peut dire celle du retour?
XLI
l ne dormit guère, et l'aube le trouva debout. Il s'était repenti de ne pas avoir suivi le conseil de Mansour en portant sur-le-champ l'acompte au vieillard et rêva qu'un plus heureux l'avait prévenu. Aussi les cigognes venaient de s'éveiller et le soleil ruisselait à peine le long des toits de tuile, glissant sur les blanches terrasses, que, son sac d'écus sous le burnous, il se dirigeait vers la demeure du Muezzin.
Mais comme il approchait, il entendit une grande rumeur.
Malgré l'heure matinale, la rue était pleine de monde et l'on s'entretenait dans les groupes de choses qui tout d'abord le firent frissonner; plus mort que vif, et sentant son cœur s'en aller, il essayait et craignait de comprendre, lorsque la porte s'ouvrit avec fracas et le Muezzin, la face rouge et boursouflée, la tête pelée et nue, l'œil sanguinolent, parut sur le seuil. Il enfonçait ses doigts osseux dans sa barbe blanche et criait:
—Volée, on me l'a volée. Meryem, ma douce Meryem, la perle de l'oasis. Cinq cents douros, mes enfants, j'en avais refusé cinq cents douros. Et voilà que je perds tout à la fois, les écus et le sang de mon sang. Justice, braves gens, justice! Laisserez-vous dépouiller un père? Je sais qui a fait le coup, c'est ce chacal maudit, ce vagabond voleur à qui je l'ai refusée. Lagdar, le chien Lagdar, le fils du caïd El-Arbi. Khaoui-bel-Khaoui! Ruiné, fils de ruiné; oui, il l'aura cachée chez une hideuse vieille qui fait trafic d'amour. Sus à lui, mes enfants! Gens de Msilah, sus à lui.
Et par la porte ouverte on entendait les cris aigus des femmes, qui hurlaient toutes à la fois comme une nuée de corneilles en délire:
—Sus à lui! Sus à lui!
Et un grand nègre brandissant un long bâton, criait plus fort que les autres:
—Sus à lui!
XLII
'était là un bien vieux souvenir, mais la pensée de Mansour s'y arrêtait avec complaisance. Il revoyait la scène comme si elle était d'hier, car son fidèle nègre lui avait tout raconté. Ha! ha! il riait encore en songeant à ce bon tour. Il riait puis soupirait, car il revoyait la douce image. Presque effacée, elle reparaissait peu à peu nette et lumineuse. Meryem! Meryem! La dernière! L'autre, même évoquée, ne revenait plus.
Cent douros! Il avait payé cent douros, la vierge radieuse. Et ce n'était pas trop cher; maintenant encore il voudrait la payer mille; car Lagdar ne lui avait pas menti, elle était bien vierge, autant que l'autre Meryem[11], avant qu'elle enfantât le prophète Aissa que les Roumis imbéciles adorent sous le nom tronqué de Jésus! et qu'ils donnent comme fils à Dieu!
Allah est unique. Comment aurait-il un fils?
N'imitez pas les chrétiens insensés et idolâtres qui se courbent devant un morceau de bois, l'adorent, le baisent et disent: «C'est Dieu.» Mais lui, sans être chrétien, était devenu idolâtre, il adorait ses passions sous le nom de Meryem.
Celle-la lui avait fait oublier la première et avait été bien longtemps bénie.
—En avant! En avant, dans la plaine déserte!
Dieu puissant! quelle nuit d'ivresse dans les solitudes profondes, lorsque assez loin pour ne plus redouter de poursuite, il s'était arrêté à la fontaine d'El-Abiod et l'avait descendue de sa mule, demi-morte de fatigue et de peur.
Là, à six heures de l'oasis, au pied des trois palmiers que l'on y voit encore veillant sur le frais trésor de ses eaux, à la face des étoiles fuyantes devant les premières lueurs du matin, il s'était enivré de toutes les saveurs du péché, roulé avec elle sur les touffes de diss, l'enveloppant de ses bras, mordant ses tresses noires. Ah! elle avait supplié et pleuré, elle avait comme une fille vaillante défendu de toutes ses forces le bien de Lagdar, mais ses cris et ses pleurs restaient sans écho; vains et stériles, ils se perdaient sur la surface muette des sables.
Elle appelait: «Lagdar! Lagdar!» C'était Mansour qui répondait, et lassée de la lutte inutile, elle s'était livrée au vainqueur. Quand le premier rayon du soleil glissa au-dessus des mamelons mouvants de l'horizon, depuis longtemps la fille du Muezzin s'était tue. Enfourchée sur la selle du maître qui l'avait conquise et pressée contre lui, elle pleurait silencieusement ses amours laissées derrière elle, ses timides amours perdues; épouvantée, mais courbée sous cette destinée fatale qui l'en arrachait pour toujours.
XLIII
l l'entraîna bien loin et la cacha pendant trois mois dans les cités du Tell, à Batna, puis à Setif, enfin à Constantine. Peut-être avait-elle fini par aimer cet audacieux plein de violences et oublié le doux Lagdar? Du moins, elle n'en parlait plus, elle se faisait à cette vie, et un soir elle annonça qu'elle ressentait dans ses entrailles d'étranges tressaillements. Mansour, à cette nouvelle qui met le cœur des époux en fête et les fait redoubler d'attentions et de caresses pour la femme aimée, Mansour fronça le sourcil.
Et au matin, à la porte de la Brèche, il s'enquit des chameliers qui partaient pour le Souf.
Quelques jours après il fit monter Meryem dans un palanquin et l'escorta à cheval jusqu'à l'entrée du Beled-el-Djerid.
—Retourne à ton père, dit-il, en déposant dans la litière un lourd sac de cuir, voici le prix de ta sadouka; et la baisant une dernière fois sur la bouche, il la confia aux chameliers et lui dit adieu.
XLIV
l est écrit dans le Livre «Ne tuez point vos enfants par crainte de la pauvreté. Le meurtre que vous commettriez serait un péché atroce.»
Mais celui qui abandonne à tous les hasards de la vie l'enfant qu'il a mis aux flancs d'une femme, commet un crime bien plus atroce. Et Mansour n'avait pas la pauvreté pour excuse; mais, comme beaucoup, s'il voulait de l'amour, il ne voulait pas des charges de l'amour.
Il disait: «Les enfants sont oublieux, ingrats et cupides, ils sont pour les parents une source intarissable de déboires et de larmes.»
Puis il secoua le front, n'y pensa plus et se mit en quête d'autres aventures.
Or, une nuit, comme il chevauchait seul dans la plaine de Djenarah pour rendre visite au caid, son frère, un homme, sortit d'un paquet de broussailles, se rua à son côté et le frappant en pleine poitrine, lui cria:
—Je m'appelle Lagdar-ben-El-Arbi.
Aux premières lueurs de l'aube quelques chameliers le trouvèrent couché dans une mare de sang. La mort est une contribution frappée sur nos têtes, mais souvent nous hâtons sa visite. Cependant cette nuit, la collecteuse de taxes de Dieu regarda l'homme étendu et passa outre.
Il s'éveilla dans la maison de son frère. Un tebib penché sur sa tête, prononçait les mots qui guérissent, tandis qu'une jeune négresse ramenée par lui du Soudan aidait à la conjuration, en versant sur sa blessure une décoction de fleurs qu'elle avait été cueillir.
Le délire le hanta et il demanda Meryem.
Mais nul ne connaissait la fille du Souf.
Alors il appela: Meryem! Meryem!
—Tais-toi! dit la négresse, il est de belles filles dans le Tell.
Mais il continuait sans l'entendre:
—Meryem! Meryem! pourquoi tes flancs se sont-ils ouverts? Pas d'enfants! Je ne voulais pas d'enfants.
—Ne parle plus, dit la négresse, tes paroles te donnent la fièvre.
Elle passa la main lentement sur son front et sur ses yeux, et il s'endormit en murmurant:
—Meryem!
Depuis qu'il l'avait perdue, le nom de la jeune mère abandonnée était souvent revenu sur ses lèvres, mais il semblait que le coup de poignard de Lagdar eût ravivé ses regrets.
La pensée que son rival possédait cette fille, de son plein gré pourtant renvoyée souillée et la honte au front, lui mordait le cœur et il gémissait sourdement sur sa couche.
—Seigneur, disait la négresse, n'es-tu plus Sidi-Messaoud?
—L'heureux! L'heureux! oui tu as raison, noire odalisque. Tes paroles sont douces comme le calme du soir et tu es belle comme la nuit étoilée. Quand je serai fort, je me reposerai sur ton sein d'ébène et j'oublierai celle qui n'est plus.
—Tu es mon seigneur et mon maître, et rien ne te résiste.
Il resta longtemps cloué sur sa couche et bien souvent, quand la fièvre travaillait ses veilles, il répétait le nom chéri de la fille du Muezzin.
Tel avait été son dernier amour. La mort entrevue de si près le fit réfléchir; devenu plus prudent sinon plus sage, enfermé dans son égoïsme de célibataire, il n'acheta désormais que de faciles plaisirs.
Puis il fit le pèlerinage de la Mecque, et, après s'être humilié sur le tombeau du Prophète, il revint sanctifié.
Mais les leçons de l'âge mûr sont sans force dans la vie! Aux premiers ouragans des passions, elles disparaissent comme les nids des oiseaux.
XLV
t maintenant qu'il y pensait, que son souvenir venait de se reporter à ce drame effacé depuis si longtemps, il revoyait avec amour la radieuse figure de la vierge que, par une nuit d'été, il avait audacieusement volée à son père et à son amant.
C'est une femme comme celle-là qu'il lui fallait; immaculée de corps, pure de pensées, jeune et belle, douce, aimable et docile. Mais où la trouver? Quelle terre bénie contenait ce trésor? Quel toit de poil ou de tuile abritait cette merveille? Quelle natte ou quel tapis foulaient ses pieds nus?
Il chercha longtemps. Il parcourut le Tell et le Beled-el-Djerid. Il visita les douars. Il s'informa dans les villes. Il pourparla avec les matrones. Il n'était plus jeune, mais il était riche, et il s'aperçut bien vite que toutes voulaient spéculer sur lui. Il faillit prendre des filles déflorées, et d'autres souillées par le baiser public; mais la chance, qui, depuis sa jeunesse, s'asseyait à ses côtés et sautait en croupe sur son cheval, resta sa compagne fidèle et le sauva de maintes ridicules aventures.
Et plus le temps passait, plus s'augmentait le nombre de ses poils gris, plus le but devenait douteux et difficile, plus il s'entêtait et disait:
—Je l'aurai.
En vieillissant, nous devenons fous.
Enfin lui vint une pensée de sage:
«Les plus habiles sont trompés. En ces matières, le hasard est le maître. Pourquoi chercher et essayer de choisir? Il arrive que le vrai est le faux et que le faux devient le vrai. La vie est un moulin qui tourne, et la femme une de ces feuilles légères que les hommes du Nord placent sur le toit de leur maison pour savoir d'où vient le vent. Avec elles, demain est la contradiction d'hier. Les filles douces font souvent des épouses acariâtres, les timides se transforment en hardies, les modestes jettent leurs voiles, et les bazars de prostituées sont remplis de vierges d'autrefois. Compter sur la femme, c'est compter sur le nuage qui passe; c'est dire au caméléon: «Ne change pas de couleur.» Insensé est celui qui affirme: «Ma femme fera ceci demain.» Prenons au hasard, mais tâchons de la prendre immaculée.»
Or, pour être certain de ce cas, il n'y avait qu'un moyen, et inutile de se fier aux matrones: il décida qu'il prendrait son épouse au berceau.
C'est ce qu'il fit.
Une belle jeune femme de la grande tribu des Ouled-Nayl, si fertile en beautés, mourut en accouchant d'une fille. Le père venait de tomber, la poitrine en face, aux sanglantes affaires des Babors, et le chagrin, plus que les couches laborieuses, avait tué la jeune mère.
Mansour déclara qu'il adoptait l'enfant. Et les parents, qui s'étaient vus avec ennui chargés d'une orpheline, lui dirent:
—O homme généreux, elle est à toi.
Mollement enveloppée dans des haiks, il l'emporta sur son cheval.
—Oh! s'écria-t-il en la regardant avec des yeux pleins de tendresse, la voici, la voici, ma fiancée! Dans quatorze ans, jour pour jour, je mettrai cette enfant dans ma couche.
Et la main tendue vers l'Orient, il prononça le serment solennel:
—Par le Maître de l'aube! par le Koran glorieux! par la Sainte-Caaba! sur la tête sacrée du Prophète! sur la mémoire des deux femmes que j'ai aimées: Meryem! Meryem! je le jure, je l'épouserai vierge! Et que je sois à jamais maudit si je m'approche d'elle avant l'heure! Et que je sois à jamais maudit si quelque larron d'honneur me vole ma fiancée! Ah! celui-là sera habile! Et je jure sur ma tête que, prosterné devant lui, je baiserai le bas de son burnous et je l'appellerai Seigneur!
DEUXIÈME PARTIE
LA VIERGE
I
l renvoya serviteurs et servantes et ne garda que la négresse qui jadis avait pansé sa blessure et veillé dans ses nuits de délire. Elle avait alors vingt-cinq ans et lui était dévouée comme le chien au maître; quand il jetait les yeux sur elle, elle était prête à lui baiser les pieds. Elle faisait tout: couscous et galette, confitures et parfums; elle lavait le linge et sellait le cheval. Docile à ses moindres caprices, elle introduisait sans murmure la maîtresse d'une nuit et quand, lassé de la blanche, il voulait goûter aux âcres saveurs de la noire, sur un signe il la trouvait dans sa couche, heureuse et disposée à tout.
Sous les yeux du maître, elle allaita la petite fille et fut sa première nourrice. Et pendant que les joues roses de l'enfant s'appuyaient sur ce sein de cuivre, les mignonnes mains pressant les noires mamelles, Mansour s'asseyait à côté, fumant sa longue pipe au fourneau de terre rouge. Autant que Mabrouka, il veilla sur son sommeil, anxieux et inquiet, debout au moindre cri, aussi attentif qu'une mère, et remplaçant une mère, si une mère pouvait se remplacer.
C'était son bonheur qu'il gardait comme on garde un trésor, son bonheur qui grandissait et s'épanouissait sous ses yeux, radieux bouton, fleur de l'avenir.
Et quand l'enfant put se tenir sur ses jambes et trottiner devant lui, les bras en avant, avec de petits éclats de joie, il renvoya chez son frère la négresse qui pleurait, en disant:
—La femme est la corruptrice de la femme.
II
'est alors qu'il fit bâtir la maison des champs, le haouch, comme nous l'appelons, que l'on voit non loin des marais d'Ain-Chabrou à une demi-journée de Djenarah, la Perle du Souf, dont son frère puîné, le fils de sa mère Kradidja, était le caïd.
Il voulait vivre seul, à l'écart des chemins et des hommes, «loin des sultans», le rêve de tout Arabe; loin des envieux, des moqueurs, des curieux et des jaloux, l'aspiration de tout sage. Il voulait surtout préserver la petite fille des contacts impurs des douars et des exemples plus impurs des villes.
Car même avec sa mère et au milieu de ceux qui le veillent, l'enfant surprend les choses qui pour son bien doivent lui être cachées. Un coup d'œil, un mot, un geste suffisent pour déflorer une âme. L'impression reçue s'y grave comme l'empreinte d'un sceau rouge et ne s'efface plus. L'âme s'enferme avec le souvenir, et là germe le mal.
Aussi, expérimenté et devenu prudent, il se traça un plan de conduite: «Cette fleur élevée par moi sera sans souillure, disait-il; pas de larve ne viendra baver sur ce bouton non éclos. Rose de ma vieillesse, elle enveloppera ma dernière heure de lumière et de parfums. Jusqu'à la nuit bénie où je la porterai dans ma couche, elle sera vierge comme celles du Paradis.»
III
t désormais ses aspirations, ses ambitions, ses désirs autrefois jamais satisfaits, ses passions et ses inquiétudes, s'absorbèrent en cette enfant. La belle petite tête brune semblait avoir chassé de son cœur les pensées sombres et mauvaises. Radieuse lumière, elle effaçait les noires esquisses des regrets du passé.
Rien autour de lui qui pût le distraire, et il l'enveloppait des chaudes effluves de son amour, se disant qu'il saurait bien mettre entre elle et le monde externe une si douce atmosphère de parfums, de caresses et de bien-être, que même grandissant, elle n'aurait pas le désir de regarder au-delà.
Parfois, lorsqu'elle jouait sur le seuil du haouch, il l'appelait, et l'enfant accourait, toute rieuse. Il la prenait sur ses genoux, passait la main sur son front, mesurait la longueur de ses cheveux, se mirait dans ses grands yeux noirs, souriait à ses lèvres, rouges comme des grenades ouvertes, regardait les blanches perles de sa bouche et se plaisait à enfermer dans ses doigts ses petits pieds nus. Il la berçait en chantant quelque vieux refrain du Tell, et l'enfant se sentant aimée, souriait à la vie et s'endormait dans ce tiède édredon de soins et d'amour. Elle jetait la gaîté autour d'elle, comme le soleil jette ses rayons, illuminant tout de sa présence. Quand elle s'éveillait, c'était un ruissellement de joie. La petite maison vibrait de sa gaîté, retentissait de ses rires, s'ensoleillait de ses yeux. Le chien gambadait autour d'elle, les poules caquetaient bruyamment dans ses jambes, le coq battait ses flancs de ses ailes diaprées, lançant dans l'air son chant d'allégresse, les moineaux pépiaient, le merle voisin lui criait: Salamelek! Salamelek! et jusqu'à la chèvre, sa seconde nourrice, qui accourait de loin en sautant, lorsqu'elle l'appelait de sa voix fraîche: Maaza! Maaza!
Aux rayonnements de ses grands yeux tout se chauffait et s'épanouissait, et Mansour, le cœur dilaté, sentait qu'alors seulement il méritait son nom d'Heureux.
IV
errière et sur les côtés du haouch croissait avec l'enfant un petit jardin entouré d'une haie de figuiers de Barbarie. Le ruisseau qui filtrait au bas de la montagne venait l'arroser en courant, avant de se perdre dans les roseaux du marais. Quelques coups de pioche, des plants et une poignée de semences transformèrent un tas de broussailles en Éden. Des pastèques et des grenades, des oranges et des ceps de vigne, des mûriers et des jujubiers poussaient pêle-mêle au gré des caprices du planteur et la nature luxuriante jeta sur le tout son magique manteau.
Dans ce sol vierge et chaud, en un désordre pittoresque et harmonieux, les fleurs abondaient vigoureuses et parfumées.
Des fleurs, des légumes et des fruits, ils ne demandaient rien de plus. Mais le caïd envoyait de temps à autre du couscous blanc comme du riz et des dattes de Biskara. Quand Mansour voulait un mouton, il faisait prévenir son frère. Alors on choisissait dans le grand troupeau qui paissait dans la vallée au nord de Djenarah.
Parfois, pour distraire l'enfant ou faire quelque achat, il allait à la ville. Il chargeait un des chameliers dont les mahara broutaient les touffes de chiehh dans la plaine, de surveiller le haouch. Il lui donnait deux sordis, une setla pleine de couscous, ou bien la tête d'un mouton, et partait tranquille.
De plus, il s'était procuré trois veilleurs de nuit, de cette bonne race qui mange les hommes, issue de l'accouplement des louves avec les chiens des oasis. Sans crainte du cavalier, ils se jettent au ventre des chevaux, mordent la trique qui les frappe et mettent les rôdeurs en pièces, puis dans les entrailles du larron, ils font large ripaille.
Avec de telles sentinelles, les voleurs de jour pas plus que ceux de nuit n'eussent osé approcher. Ils savaient, du reste, ne trouver là ni douros, ni étoffes précieuses, ni bijoux luxueux. Les douros de Mansour reposaient dans les fondouks du caïd, et ses biens, les gras troupeaux, paissaient de l'autre côté du Djebel. Le seul trésor était Afsia; mais sur nos marchés, ce genre de joyau n'a plus de cours.
Il emmenait donc la petite fille, assise devant lui sur la selle de sa jument ou le berda de sa mule. Les passants se les montraient en riant et disaient:
—Voilà Sidi-Messaoud et sa fiancée!
Mais il répondait en colère:
—Oui, c'est ma fiancée, et elle sera vierge au matin des noces. Fils de Fathma, pouvez-vous en dire autant des vôtres? Pouvez-vous, enfants du péché, jurer de même de vos filles et de vos sœurs?
Alors ils haussaient les épaules, riant plus fort:
—Adda maboul! Il est fou! disaient-ils.
Mais d'autres ajoutaient:
—Le doigt de Dieu s'est posé sur son front. Enfants, ne raillez pas cet homme. Il méritera jusqu'à la mort son surnom d'El-Messaoud.
V
ependant la fiancée poussait comme un jeune palmier, frêle et délicate d'abord, mais laissant pressentir qu'elle serait savoureuse.
Encore une fois, l'Heureux était le bien-nommé; car il eût pu arriver que l'enfant fût laide, mais elle se montrait déjà beauté parfaite; exquise et suave comme les sultanes chantées par nos poètes; belle comme les houris que peignent vos artistes d'Occident.
Ivresse pour le cœur et pour l'œil; tout charmait en elle, depuis l'ongle rose de son petit orteil jusqu'à ses longs cheveux, plus fins que la soie et si noirs qu'ils jetaient des reflets bleus.
Son visage enfantin aux tons chauds et dorés, ses lèvres rouges, la plus délicieuse des coupes d'amour, ses grands yeux rayonnant de clartés, faisaient présager une de ces beautés ruisselantes de sève comme il n'en éclot que sous l'ardent soleil.
Mansour ne pouvait assez en repaître ses regards. Il s'admirait dans son œuvre, fier comme s'il l'eût engendrée. Il aurait rempli un livre aussi gros que le Koran rien qu'à détailler, énumérer, vanter ses charmes, ceux qu'il voyait, ceux qu'il entrevoyait et ceux qu'il ne faisait que deviner.
Était-il père? Était-il amant? Il ne le savait lui-même. Il était tous les deux, et les deux amours se fondaient en un seul, chaste, austère et fort.
Devant cette enfant, il croyait redevenir jeune; il se trouvait tout léger et tout aise; il ne sentait plus ses membres raidis; il ne voyait plus l'écorce rude, l'enveloppe usée qui recouvrait son cœur resté vert.
Toutes ses maîtresses passées, il les retrouvait en elle, mais elle était plus belle que toutes; elle réunissait les beautés éparses chez les autres et qui, une à une, l'avaient séduit. De Fathma, elle avait les longs cheveux de soie qui, dénoués, descendaient en chatoyantes cascades, plus bas que les reins; de Meryem, la première, les yeux à l'éclat des sabres tirés au soleil; elle avait le pied mignon d'Embarka la Saharienne, les formes rondes et chastes de la seconde Meryem, le nez aquilin de Yamina; ses dents brillaient d'une bleuâtre blancheur comme les dents de Mabrouka, et les fines attaches de ses membres lui rappelaient Aicha, la danseuse que les jeunes hommes de Biskara ont appelé la Divine.
Toute cette nuée d'amour, nimbe de certaines femmes; ces parfums innommés exhalés d'elles, venus on ne sait d'où, de leurs cheveux, de leur sein, des plis de leur robe, enivrant mélange, rose et violette, lait et nard, encens et musc, lis et jasmin, terre et ciel, délicieuses et sauvages âcretés de la brune et voluptueuses suavités de la blonde, odeurs de la femme aimée qui vous suivent dans les rêves et qu'on aspire tout ému au réveil, elle les avait.
Et lui, l'Heureux, se repaissait de tout cela.
Il la flairait comme on flaire un fruit savoureux avant d'oser y mordre. Il s'en grisait le cœur et la cervelle, mais sans jamais rien laisser paraître, de crainte d'effaroucher sa native pudeur, ne soupçonnant pas dans sa science du vice, qu'elle était si ignorante que rien n'eût pu l'effaroucher.
Et devant elle, il oubliait les blasphèmes que jadis il avait répété tant de fois au temps où, blasé et repu, ses scandaleuses amours défrayaient les conversations intimes des filles des tribus:
«La femme est fille du mal.
»La femme a inventé le vice.
»La ruse est sortie du front de la femme, le mensonge de sa bouche, la gangrène de ses flancs.
»La plus pure d'entre elles laisse au cœur une plaie et au corps une souillure.
»Insensés, vous cherchez une épouse parfaite, et le Prophète lui-même en les comptant depuis la mère des hommes, n'en a trouvé que quatre[12].»
Mais il disait à genoux, veillant sur son sommeil:
«La femme, c'est l'ange, la joie, le bien et la vie!»
VI
ans le frais bocage de son jardin vierge, jacassait une légion ailée de joyeux et bruyants hôtes. Leur ramage la réveillait aussitôt que le soleil glissait ses rayons par le grillage de bois doré de sa petite fenêtre. Et vite, elle se levait et descendait au jardin. Elle y faisait ses ablutions dans le petit ruisseau sous deux ou trois grands saules que Mansour avait plantés, quand elle était toute petite, et qui maintenant étendaient leurs bras chevelus jusque sur le toit du haouch.
Elle s'y mettait à l'ombre sans voile, et sous le feuillage vert, entre le haouch et l'épaisse haie de cactus, dans le fourmillement des lis, des jasmins et des roses, nul œil indiscret n'eût pu l'apercevoir.
D'ailleurs, depuis qu'elle avait grandi, Mansour respectait ses petits secrets de fille, et pendant sa toilette, l'Oudou-el-Kebir que le Prophète a prescrit comme acte religieux, sachant bien que la propreté du corps est l'avant-garde de celle de l'âme, et que ceux qui ne se lavent pas ont l'âme aussi sale que les flancs—pendant la grande ablution alors que, nue et rayonnante de sa naissante beauté, elle faisait couler sur ses épaules, ses seins, ses hanches et toutes ses chairs jeunes et fermes, les vivifiants ruissellements de l'onde fraîche, il n'eût pas voulu hasarder un regard. Il eût trop craint d'être surpris par elle, et qu'alors une pensée mauvaise ne vînt déflorer la virginité de ce cœur.
Il la laissait donc seule, plein de respect pour son enfantine chasteté, faisant bonne garde au dehors, certain de la retrouver le jour où il la voudrait, dans tout l'éblouissement de sa beauté immaculée.
VII
près l'ablution, lorsqu'elle reparaissait sous le haik de laine, il se plaisait à la voir se parer.
Tantôt il lui faisait revêtir le coquet costume des Mauresques d'El-Bahadja la guerrière[13]; tantôt il la voulait vêtue comme les filles du Souf. D'autres fois, il l'enveloppait comme celles de Constantine avec le foutah serré sur les hanches, ou la grande gandourah tombant aux talons. Mais ce qui lui plaisait le plus, c'était de la voir, avec la simple tunique des nomades du Tell, ouverte sur les côtés, les bras nus jusqu'aux épaules où s'attachaient les boucles d'argent, et, aussi peu habillée qu'une fille puisse l'être, vaquer aux travaux de l'intérieur et aller et venir dans la maison.
Car il savait que l'oisiveté souffle des pensées malsaines, et il voulut, dans ce cercle étroit, ne jamais laisser ses heures vides.
Lorsqu'elle était toute petite, il avait installé près d'elle, les unes après les autres, des filles des tentes et des filles des Hadars, et sous ses yeux, sans qu'il les quittât d'une minute, elles apprirent à l'enfant comment on façonne les gandourah, comment on tisse les haiks et comme on brode sur la laine blanche les frais dessins de soie. Elle savait encore, dans le grand plat de bois percé de trous, posé sur la chaudière où cuisent les quartiers de viande, préparer l'appétissant couscous, rehaussé de piment, d'œufs durs et de blancs de poulets; elle savait faire les galettes au miel, pétrir le pain d'orge et les gâteaux de dattes.
Et aussi sur la tarbouka sonore, elle savait chanter les chansons des douars. Mais il avait soigneusement éloigné les églogues amoureuses. Les hymnes de combat, le chant douloureux sur la perte d'Alger la brillante, composaient seuls le répertoire; et dans cette bouche enfantine, avec la douce mélodie de sa voix, cette poésie guerrière avait un charme indicible.
Mais pendant ces leçons, toujours là, comme une vieille qui guette les amours des jeunes, il ne souffrait pas qu'on lui parlât de choses étrangères. Et un jour une tofla des Beni-Mzab, qui lui enseignait à mélanger sur la laine les fils d'or et de soie, ayant fredonné devant elle ce refrain des douars:
J'attends mon bien-aimé;
D'amour, son œil fier brille;
Et quand j'entends sa voix
Ou le bruit de ses pas
Ou le hennissement de son cheval,
Que je reconnais entre mille,
Il me semble mourir!
—Mourir! avait demandé Afsia; pourquoi mourir, puisqu'elle attend son bien-aimé?
Devant cette innocence, la Mozabite se mit à rire, mais Mansour irrité ne laissa pas à l'imprudente le temps de répondre.
—Va-t'en, dit-il, destructeuse de vertu, va trouver celui qui t'attend; il doit être impatient, car je l'entends braire près du marais; va, va, il a de quoi te satisfaire!
Aussi, élevée loin des femmes, à l'abri du coudoiement trop souvent impur de petites amies viciées, elle était si chaste que, lorsque pour la première fois elle entendit Mansour vanter orgueilleusement sa virginité aux hommes de Djenarah, elle demanda ce qu'était une vierge.
—C'est une fille que n'a effleurée nulle pensée mauvaise, répondit-il.
—Les femmes de Djenarah ont-elles toutes des pensées mauvaises, que tu as dit aux gens de la ville que leurs filles et leurs sœurs n'étaient pas vierges. Qu'est-ce donc qu'une mauvaise pensée?
—Celle qu'on n'ose avouer sans rougir.
—Alors je n'en ai pas, dit-elle, et je suis vraiment vierge.