L'amour au pays bleu
VIII
l souriait; c'était bien la fiancée rêvée: la suave jeune fille, chaste comme le calice du lis qui vient d'éclore au premier baiser du jour, pure comme le Selsebil, la source du Paradis.
Aussi, comme il couvait ce délicieux bouton poussant pour lui seul et qui pour lui seul allait s'épanouir! Comme il l'entourait de soins et de surveillance! comme il faisait appel à toute sa vieille expérience d'ancien débauché! comme il connaissait les effets et les causes! comme il pesait le si et le mais, le pourquoi et le donc! Vieux chacal, il avait tant de fois rôdé près des poules que, s'il savait comme on les prend, il savait aussi comme on les garde, et ce n'est pas à lui qu'on pouvait rien montrer. Filles de Fathma, vos ruses sont sans égales, mais sans égales aussi étaient sa vigilance, sa prudence et ses précautions.
Son haouch, je l'ai dit, il l'avait bâti loin des chemins, afin d'éviter autant que possible les visites inattendues et importunes, l'arrivée de ces voyageurs fâcheux s'imaginant que tout leur est dû, parce qu'ils viennent hurler devant votre demeure: «Salut, maître de la maison, je suis un hôte de Dieu.» Il avait mis le marais entre lui et la grande route, et il fallait, par de petits sentiers perdus dans les roseaux, faire de longs détours pour atteindre sa porte.
Cependant, s'il arrivait qu'un attardé ou un passant pauvre vînt porter chez lui sa faim, sa soif et sa fatigue, il disait:
—Sois le bienvenu.
Et il faisait bon visage. Il le recevait comme nous autres, musulmans, nous devons recevoir nos hôtes, car le Prophète a donné ces paroles:
«Pieux et béni est celui qui partage sa table et sa couche avec l'orphelin, le pauvre, le voyageur et tous ceux qui ont besoin. Celui-là, Dieu le préservera du mal qui peut tomber du ciel ou sortir de la terre.» Ou encore: «Soyez généreux envers votre hôte, car, en entrant, il vous apporte une bénédiction; en sortant, il emporte vos péchés.» Et encore: «Dieu ne fera jamais de mal à la main qui aura donné» ainsi, qu'il est écrit au chapitre de la Vache.
Il faisait taire les chiens et tenait l'étrier, pour aider le voyageur à descendre; s'il était à pied et las, il le prenait par le bras et l'aidait à s'asseoir.
Ce jour-là, il allumait un grand feu, rôtissait un quartier de mouton et tuait deux poules, afin que son hôte fût rassasié et pût dire en partant: «Mon ventre est plein.»
Afsia ne se montrait pas, mais elle préparait un gâteau au miel et l'envoyait à l'étranger.
Quand l'hôte, repu, se couchait près des derniers tisons du foyer, sur les toisons blanches au poil épais des moutons du Haut-Tell, Mansour s'étendait sur une natte d'alpha, au travers de la porte de l'escalier de pierre, qui conduisait à la chambre de la jeune fille, et, un œil constamment ouvert, attendait venir le jour.
Et alors, sans avoir demandé ni son nom, ni sa qualité, ni où il allait, ni d'où il venait, il lui présentait son cheval tout sellé, et repu comme le maître, ou, s'il n'avait ni cheval, ni jument, ni mule, son bâton de voyage et sa besace garnie par Afsia, et lui disait:
—Va, avec ma bénédiction.
Mais ces visites étaient rares. Le voisinage de la ville ôtait au voyageur l'envie de se détourner de son chemin et d'aller frapper à ce haouch solitaire; et le nom du caïd son frère, la noblesse de sa famille, l'éclat non encore effacé de son antique bravoure, et, plus que cela, l'auréole de folie qui entourait ce front farouche, attiraient une crainte trop respectueuse, pour qu'on songeât à s'en jouer.
IX
ependant Afsia grandissait et montait toute brillante dans la vie, tandis que lui se courbait, descendant le chemin. Les enfants nous poussent à la chute finale. Quand nous les voyons fleurir, nous défleurissons, notre sève s'en va, quand la leur monte, et lorsqu'ils sont en fleur, c'est que bientôt nous ne serons plus que le fruit desséché.
Jeunesse d'un côté et vieillesse de l'autre, un vide s'ouvrait entre eux; mais ni l'un ni l'autre ne le mesurait. Lui, sentant son cœur jeune, ne voyait pas le corps usé; elle, inexpérimentée et naïve, ne sentait encore ni son cœur, ni les exigences que la nature nous a logées aux flancs.
Aimante et aimée, elle poussait doucement dans cette paix, ne soupçonnant pas d'autre vie.
Haouch, jardin, saules au bord de la source, le marais et ses roseaux, avec les vapeurs flottantes le matin, et le soir la brume légère, la grande plaine grise, et, au-delà, la légère ondulation des montagnes bleues, c'était sa patrie, ses horizons, son univers.
Elle y vivait indifférente au reste.
Parfois elle se tournait, en rêvant, du côté de la ville, essayant de voir ses vieux murs lézardés, qui s'allongeaient au milieu de la végétation échevelée de l'oasis; elle ne distinguait que la riante nappe verte d'où s'élançait gracieusement le frêle minaret de la mosquée.
Elle avait un secret effroi de ces tas de maisons, de ce fourmillement de gens et de bêtes, de ces hommes et de ces femmes qui, lorsqu'elle passait sur sa mule, enveloppée dans les bras de Mansour, semblaient vouloir la dévisager sous son voile.
Ah! comment pouvait-on respirer et vivre dans cet amoncellement de pierres, ce mélange d'haleines, cet étouffement de poitrines! Comme elle était bien mieux dans sa solitude, libre dans sa maison libre!
Elle y chantait en son âme des poèmes qu'elle n'avait appris dans aucun livre d'homme, par aucune langue de femme, mais que lui soufflait à l'oreille la voix grave des ouragans d'automne, lorsque, rués dans la grande plaine, ils couchaient les roseaux sur le marais et secouaient les burnous des cavaliers galopant au loin, courbés sur l'encolure des buveurs d'air.
Ou bien, quand le ciel est rouge et jaune, elle écoutait venir le simoun et, l'œil noyé de plaisir, les narines dilatées, elle courait au-devant de ses baisers de feu.
Ces symptômes alarmaient Mansour, qui lui criait:
—Pourquoi fais-tu ainsi? les morsures du simoun sont fatales aux jeunes filles.
—Il ne mord pas, il caresse, répondait-elle; c'est bon.
D'autres fois, recueillie et attentive, on eût dit qu'elle attendait. Elle souriait, rêvant peut-être à l'inconnu, qui tout à coup se lève dans les destinées.
—A qui songes-tu? lui demandait le vieillard.
Et elle répondait:
—J'entends là-bas la chanson des oiseaux et j'écoute la caille parler dans le champ d'orge. Toi qui sais tout, apprends-moi ce qu'elle dit.
X
ans ses grands yeux noirs on lisait le reflet d'une âme où flotte un vague étonnement; ses idées, non encore formulées, nageaient dans les limbes de l'ignorance des choses; ses sentiments ou plutôt ses sensations n'osaient et ne pouvaient éclore et se féconder à côté de cet homme, dont les formidables passions avaient trop tôt mûri le corps.
L'amour des vieux est un foyer sans rayons; il s'émane d'eux une sorte de rigidité et de froideur qui glace et paralyse. Les enfants élevés par les vieillards s'étiolent comme des plantes poussées à l'ombre. Car ils sont l'hiver, et l'épanouissement des jeunes a besoin de chaleur, de force et de virilité.
Comme ces fleurs qui, aux froidures, ferment leurs pétales, Afsia s'enfermait dans ses rêves bleus d'enfant, bâtissant, sans en rien dire, dans sa petite cervelle, quelque brillant autel d'amour, avec la vague intuition des filles les plus ignorantes de ce nom.
Parfois on apercevait, cheminant au fond de la plaine, la longue file d'une caravane. Elle la suivait longtemps du regard, cherchant les hauts palanquins où étaient cachées les filles des nomades, envoyant sa pensée, avec un soupir, à celles qui allaient ainsi à travers les étendues.
Le sang saharien, qui circulait dans ses veines, lui rappelait qu'au-delà de la montagne il y avait les horizons sans limite, et elle eût voulu y courir avec la pensée.
Mais le Thaleb, qui l'observait, ne manquait pas de lui dire:
—O folle entre les folles, tu trouves lourdes ta paix et ta quiétude. Peux-tu envier celles qui, sous le soleil brillant ou les tempêtes des horizons rouges, la gorge sèche et les yeux mangés par les sables, suivent la destinée fatale de leur père et de leur époux. La vie, pour elles, est une incessante lutte; et, toujours loin de leur pain et près de leur soif, elles vont, elles vont enviant le pâtre assis sur le bord du chemin et qui les regarde passer. Pendant des jours sans nombre, elles aspirent au bonheur qui se jette à chaque heure devant toi et que tu oublies de saisir.
—Quel bonheur? demandait Afsia.
—L'ombre, le repos et un ruisseau d'eau fraîche.
Et Afsia ne trouvait rien à répondre. Elle n'avait jamais eu ni faim, ni soif. Elle avait un abri contre les journées trop chaudes et les nuits trop humides, elle ne connaissait pas la douloureuse fatigue, ni les saisissantes angoisses aux approches des périls. Mais elle se disait en elle-même que toute la vie ne devait pas être là, dans le lourd bien-être et dans la quiétude, et que si, hors de là, il y avait des misères et des dangers, il devait y avoir de plus larges joies.
XI
lle aimait aussi à accompagner du regard les cavaliers des goums aux grands chapeaux de paille couverts de plumes d'autruches noires, chevauchant dans la plaine en un désordre majestueux. Elle distinguait à leurs burnous écarlates le caïd et les cheiks qui s'avançaient en tête, les mokalis au burnous bleu; les autres tout en blanc, le long fusil haut sur la cuisse, suivant en groupe serré. Quelques-uns galopaient sur les flancs de la troupe, soulevant des flots de poussière jaune. Elle admirait les longues housses de soie flotter au vent, l'ardent reflet des armes, les fanions verts au croissant argenté; elle écoutait les joyeux accents du tam-tam et de la flûte, les bruyants éclats de la poudre, et il lui semblait voir passer une féerie enveloppée dans un nuage d'or.
Mais ce qu'elle préférait, c'étaient les files de cavaliers rouges qui rayaient, deux ou trois fois par an, la large plaine grise. Ceux-là marchaient deux par deux et en ordre. Ils n'avaient ni housse de soie, ni plumes d'autruches; ils étaient uniformément habillés de blanc, de rouge et de bleu. Un sabre au fourreau d'acier, passé sous la cuisse gauche, s'allongeait sur le feutre noir de leur selle, et sur leur dos, le cuivre et l'acier du fusil scintillaient au soleil.
C'était le peloton des spahis de Constantine, qui allait relever le poste avancé de Zery-bet-el-Oued.
Elle les suivait longtemps, émue et pensive, prêtant l'oreille comme si elle eût essayé d'entendre le cliquetis des lames dansant dans le fourreau, ou le bruit des éperons et des étriers.
Car c'est ainsi: la femme aime le sabre, dont elle a peur. Créature faible et douce, elle se sent attirée par la force des contrastes vers le sanglant éclat des armes; elle se passionne pour l'homme qui tue.
Et Afsia eût bien voulu que le chemin fût plus près du haouch, afin de contempler les faces mâles des soldats.
Elle se rappelait qu'étant plus petite et revenant de Djenarah, assise sur la mule de Mansour, elle s'était croisée avec les cavaliers rouges et l'un d'eux avait dit:
—Oh! l'heureuse rencontre! Enfants! voici la fiancée d'El-Messaoud. On ne voit que ses grands yeux, mais ils brillent comme deux étoiles et sont doux comme une source au milieu des sables. Homme, avec une telle bénédiction sur ta selle, nul ne doit s'étonner qu'on t'aie surnommé l'Heureux.
Les spahis attachaient leurs yeux ravis sur elle, et, à mesure qu'ils passaient, disaient à Mansour:
—Homme, salut! Que le Prophète enveloppe la tofla d'un manteau de bénédictions.
—Qu'elle soit sur vous et les vôtres, répondait Mansour glorieux.
Ils continuaient leur route en silence. Mais dans tout groupe d'hommes, il en est qui jettent la discorde et la haine, car, comme ils étaient à quelques pas, un de ces maudits se tourna et cria:
—O l'Heureux! garde le bouton de rose jusqu'à ce qu'il soit éclos; alors nous viendrons le cueillir.
Tous s'étaient mis à rire, et Mansour, frémissant de colère, avait répondu:
—Il ne sera pas pour toi, fils de chien, qui sers les chiens.
Et les autres, que cette insulte irritait, répondirent:
—Nous le volerons: nous le volerons à la jolie fille. Il n'est pas fait pour les vieux boucs.
Afsia n'avait rien compris, elle aurait bien voulu savoir ce qu'on menaçait de lui voler; mais Mansour était si furieux qu'elle n'osa le questionner, et quand elle lui en parla un peu plus tard, il lui ordonna brusquement de se taire.
C'était la seule fois qu'il l'avait rudoyée; aussi, quand elle voyait passer au loin les cavaliers rouges, elle se rappelait l'admiration de leurs regards, les propos flatteurs à son adresse, la colère de Mansour et leur moqueuse menace.
XII
lors, sans savoir pourquoi, elle se sentait triste, et Mansour, pour la distraire, lui contait quelque merveilleuse histoire d'Orient, dont il écartait avec soin la seule chose qui pouvait lui plaire, les belles aventures d'amour.
Aussi, d'une oreille elle écoutait la voix du Thaleb, mais l'autre restait tendue vers le murmure confus et doux qui, depuis quelque temps, parlait à son cœur. Il semblait venir d'une région inconnue, dont ni sa noire nourrice du Soudan, ni Mansour, qui savait tant de choses, ne l'avaient jamais entretenue dans leurs récits de génies, de palais et de mages.
Elle fermait les yeux, abritant ses pensées sous le voile de ses paupières et continuait à écouter, sans les entendre, les paroles du vieillard.
Un spasme nerveux courait dans ses membres, elle étirait les bras au-dessus de sa tête, comme si elle sentait venir le sommeil, et, accablée de lassitude, elle restait de longs moments affaissée, immobile, rêvant éveillée, laissant couler le temps. Et, vers le soir, lorsque la brise du nord frémissait sur ses épaules et ses bras, courant amoureusement le long de ses jambes nues, la fouettant à petits coups, elle recevait ses caresses et secouait l'engourdissement qui l'avait oppressée sous le soleil; elle sentait une étrange ardeur se glisser dans ses veines et soupirait.
—A quoi penses-tu? disait Mansour.
Et, rougissante, comme si elle eût été prise en faute:
—A rien, répondait-elle. C'est ce qui est dans ma tête qui voyage et va je ne sais où.
Elle se sauvait alors dans son petit jardin, et, la tête penchée sur les fleurs, plongeait son regard jusqu'au fond des calices, essayant d'en surprendre les mystérieuses merveilles; éblouie des brillantes couleurs, enivrée des suaves parfums, elle souhaitait d'être petite mouche bleue, pour pénétrer à l'aise dans ces fragiles palais, plus magnifiques que ceux dont le Thaleb lui racontait les magies:
—Tais-toi, lui disait-elle; ce que je vois au fond de mes fleurs est plus beau que tout ce que tu me dis.
XIII
l avait fixé à quatorze ans l'âge où il devait la prendre pour femme; il voulait attendre cette époque, afin que la jeune fille fût bien formée et prête à lui donner des enfants vigoureux. Quelques-uns d'entre nous prennent à douze ans leurs épouses. C'est un tort. La fille forcée trop jeune est bientôt flétrie et n'enfante que des rejetons malingres et chétifs. Ils conservent dans la vie les pâleurs de la faiblesse de leur mère, et leur âme mal trempée s'émousse au premier choc.
Le Prophète a dit: «Ne décidez des liens du mariage, que quand le temps sera accompli.»
Il ne prescrit pas le temps, mais il le laisse à la sagesse de l'homme. D'ailleurs, nos mères et nos matrones, qui vont chercher la fiancée, voient bien si le bouton est ouvert. Elles savent mieux que nous distinguer l'instant où la rosé n'est pas encore éclose, mais où cependant elle n'est plus le bouton. C'est le moment délicieux où il nous faut prendre nos épouses, et Mansour attendait ce moment.
Il s'en manquait de quelques semaines qu'elle n'ait atteint l'âge, et, devant cet épanouissement de vierge, il se recueillait plein d'admiration, enveloppé de sa double affection de père et d'amant. Peut-être cette dernière était-elle encore vague et s'effaçait-elle devant l'austérité de l'autre.
Certes, si elle lui eût été étrangère, s'il n'avait pas, jour par jour, assisté ravi, à quelque nouvelle et soudaine éclosion de beauté dans cette vierge luxuriante de merveilles, ses sens, usés par tant de frottements, se fussent réveillés avec leur ancienne et furieuse ardeur; mais, l'ayant abritée sous son bras comme un oiseau réfugié sous l'aile maternelle, couvée et élevée dans son nid; et s'étant entendu salué chaque matin à son réveil du doux nom de père qui, de cette bouche rieuse sortait comme une caresse, le vieux débauché, suborneur de tant de filles, eût regardé comme un sacrilège de toucher à celle-là.
L'idée de la posséder avant le mariage ne passait devant lui que comme une monstruosité, et même il se demandait parfois si, le mariage célébré, il ne serait pas honteux de la prendre dans sa couche, et ne rougirait pas, lui, grison lamentable, de souiller de baisers lascifs les lèvres de cette radieuse enfant?
Parfois, lorsqu'elle sommeillait, il s'approchait sans bruit, et, voyant ses seins naissants se soulever sous son léger souffle, il jouissait en silence de sa chaste beauté. Mais c'était l'orgueil de l'artiste qui a créé une œuvre d'art et s'admire dans son œuvre, plutôt que la convoitise de l'amant.
—Elle est à moi, disait-il. Je l'ai élevée, nourrie, vu grandir. J'ai été son père et sa mère, son frère et sa sœur, son maître et son ami. J'ai partagé ses premiers jeux et essuyé ses premières larmes. Ce qu'elle sait, je le lui ai appris; les pensées immaculées qui roulent dans son cerveau, c'est moi qui les y ai mises. J'ai fermé la porte au mal. A moi elle doit sa beauté, sa santé et sa force; car je l'ai laissée se développer à l'aise comme une fleur des champs; je lui ai donné pour seuls compagnons le ciel, les nuages, les étoiles, la plaine, les montagnes, la liberté. Elle est à moi, rien qu'à moi, et elle le sait. Elle sait qu'elle est mon bien, depuis ses noirs cheveux jusqu'à ses ongles roses.
Et il prenait ses petits pieds dans ses longues et dures mains de bronze et, courbé comme s'il eût fait une prière, les baisait.
Parfois la jeune fille s'éveillait sous le souffle chaud de sa bouche, et, le voyant agenouillé près d'elle, elle entr'ouvrait les lèvres pour sourire, puis, refermant les paupières, retournait à ses rêves bleus.
XIV
n matin, Mansour lui dit:
—Afsia, le jour béni approche. Lorsque tu auras vu quinze fois le coucher du soleil, tu entreras dans ta quinzième année. C'est l'âge que depuis quatorze ans j'ai attendu. J'ai attendu avec patience, car chaque jour ajoutait une pétale à la fleur de ta beauté. Maintenant elle est complète. Le bouton s'épanouit, le moment de le cueillir est venu. Afsia, je veux te dire un grand secret, resté pendant quatorze ans le secret de mon cœur. Je l'y avais enseveli, afin qu'il ne pût mettre une ombre sur la blancheur de tes pensées. Maintenant, le voici. Afsia, ma jeunesse s'est enfuie comme l'eau d'une source qu'a tari le simoun, ne laissant plus que le squelette de son lit, mais j'ai compté sur toi, source pure, pour rafraîchir le lit desséché et combler les bords arides. Afsia, poème de ma vie, j'ai compté sur ton sourire, pour qu'il fasse descendre sur mon vieux cœur, usé et refroidi par l'hiver, tous les rayons du printemps. Afsia, dis-moi si j'ai bien fait?
—Je ne te comprends pas bien, père. Mais si ton cœur a compté sur le mien et ta volonté sur mon obéissance, tous deux ont bien fait.
—Merci, enfant. Je vais expliquer mes paroles. Celui que les hommes du Tell ont nommé Thaleb, et ceux du Beled-el-Djerid Messaoud, celui que tous appellent Sidi-el-Hadj, Mansour-ben-Ahmed, enfin, va te donner le nom d'épouse.... Afsia, le veux-tu?
—Ton épouse, dit-elle étonnée, comment cela se peut-il, puisque je suis ta fille?
—Tu es ma fille d'adoption. Afsia, mais aucun lien du sang ne nous attache. Rien ne s'oppose à ce que tu sois la chair de ma chair, le vêtement de ma vie, le champ fécond où je dois planter ma vigne; rien, que ta volonté; et je viens te le demander: le veux-tu?
—Tes paroles sont encore obscures pour moi, Mansour, et sans doute je suis un peu sotte. Je ne sais pas tout, comme toi; mais voici: S'il te convient que je ne sois plus ta fille et que je devienne ta femme, je le veux bien. Mais pourquoi attendre quinze jours? Puisque tu parais le désirer si ardemment, ne peux-tu m'épouser aujourd'hui?
—Eh quoi! âme de ma vie; le désires-tu donc avec tant d'ardeur, et ton amour serait-il égal au mien?
—L'amour?
—Oui! sentirais-tu remuer ton cœur pour ma vieille barbe grise?
—Oui, je t'aime. N'es-tu pas mon père et ma mère, et toute ma famille?
—Oh! ce n'est pas ainsi qu'un époux veut être aimé; il doit être aimé d'amour.
—D'amour?... Alors tu m'apprendras comment je dois faire. Je t'aimerai comme tu le voudras, et je désire ce que tu veux.
Il prit ses mains et les baisa.
—Blanche fleur de la plaine, dit-il, transporté de joie, ô toi dont le regard est doux comme celui des génisses du Tell, toi dont la vue seule est tout un chant, femme et fleur, ange et houri, je t'enseignerai ce qu'il faudra faire, mais modère ton impatience et attendons le jour béni.
XV
fsia resta longtemps pensive. Jamais, non, jamais, elle n'avait rêvé une chose si bizarre. Etre l'épouse de Mansour! de cet homme arrivé aux portes de la vieillesse, tandis qu'elle entrait à peine dans la vie! Cela lui semblait bien étrange; mais sa pensée n'allait pas au-delà.
Ce mot d'épouse qui trouble tant de jeunes têtes n'avait pas de signification pour elle; et elle se demanda quelle différence apporterait dans sa vie le titre de femme, au lieu de celui de fille du Thaleb.
Il n'y avait au fond de son cœur tout chaud et tout prêt à éclore au feu des tendresses, nul désir comme nul regret, nulle répulsion et nulle crainte. «Je suis bien inexpérimentée pour devenir sa femme, disait-elle, mais il est bon et m'apprendra mes devoirs.» Elle acceptait donc son nouveau rôle, parce que telle était la volonté de Mansour, parce que cela paraissait lui plaire, comme elle eût consenti, pour lui plaire, à changer de robe ou à dénouer ses cheveux.
Ce vague émoi qu'éprouve la vierge des villes, toujours un peu instruite, quoi qu'ait fait sa mère pour la tenir le plus longtemps possible dans cette virginité de corps et de cœur que déflorera tout d'un coup et si brutalement le mari, Afsia ne l'éprouvait pas.
Elle n'éprouvait pas, non plus, la joie amoureuse de la fille des champs, qui, témoin journalier de l'accouplement des bêtes, peut arriver dans le lit de l'époux, chaste de corps, mais jamais de pensée.
Elle était aussi ignorante du mystère qui perpétue les races, que le jour où le Thaleb l'avait prise au ventre de sa mère et emportée roulée dans un haik.
Ainsi, à la veille de cette grande époque des femmes, aucun de ces djinns lascifs qui viennent faire pâmer les vierges, roidir leurs seins sous les frissons, n'avait flotté dans ses nuits, et, quand sa pensée s'en allait au pays du rêve, l'ange Asraël eût pu l'y suivre.
Et l'heureux Mansour, près de son but, pouvait dire avec orgueil:
—Elle est vierge, la perle de Djenarah; son œil limpide est comme l'aumône, il ferme les portes du mal.... Elle est vierge, la fiancée de Sidi-Messaoud, son ventre est aussi pur que la source qui sort de la roche, aussi pur que sa pensée. J'en jure:
Par Dieu le puissant;
Par la tête du prophète de Dieu;
Par le serment de Brahim, le chéri de Dieu;
Par le Koran, le vrai livre.
Aucun autre que moi n'a vu sa face et nul regard n'a souillé sa pudeur!
XVI
l décida que les noces se feraient à la ville, où désormais il habiterait. Son temps d'épreuve était fini. Cette enfant avait retrempé son âme et effacé de son passé toutes les souillures. Une vie nouvelle allait s'ouvrir.
Les vieillards ne doutent de rien, plus que les jeunes, ils font des projets, et tout le passé qu'ils ont laissé derrière, ils croient l'avoir devant eux. Les uns entassent des écus, les autres bâtissent des maisons coûteuses, d'autres plantent de jeunes palmiers. Ne croyez pas que c'est pour leur fils! ils le disent, mais telle n'est pas leur pensée secrète; ils travaillent pour eux, ils veulent encore jouir. Ils ne voient pas la mort à leur côté, la main levée sur leur nuque, et qui, au moment où ils vont étendre le bras pour saisir le fruit qu'ils convoitent et ont tant de peine à faire mûrir, va clouer leur bouche à jamais.
Mansour avait juré à lui et aux autres d'épouser une vierge. Voilà bientôt son but atteint, encore quelques jours et les premières jouissances satisfaites, il va peut-être se demander s'il ne poursuivra pas d'autre but.
Il avait fait acheter par son frère une maison digne de la perle qu'il voulait enchasser, avec jardin et cour intérieure, et des orangers qui l'emplissaient de parfums. La porte faite de chêne massif, coupé dans les forêts de la Kabylie orientale, était garnie de clous à large tête forgés par les ouvriers de Flissa.
Une seule fenêtre s'ouvrait sur la rue et il comptait la faire murer le second jour du mariage.
Sûr désormais de son trésor, n'ayant plus la garde difficile d'une virginité, mais celle plus aisée d'une femme sage et soumise, il pourrait reprendre sa vie d'autrefois! Il y songeait, le vieillard! mais, jusqu'à la fin nous faisons des rêves; et nous avons raison, le rêve habille la vie. Malheur à l'insensé qui, se croyant sage, arrache d'une main brutale le frêle et léger tissu. Il se dépouille du seul manteau qui nous empêche de sentir les morsures du temps.
XVII
l voulait un festin dont on se souviendrait, où toute la ville serait conviée: cent moutons, vingt charges de couscous et vingt charges de dattes. Jeunes et vieux, riches et pauvres, gens des douars, gens de la ville, étrangers et passants, auraient place à la ripaille. Tous les fusils l'acclameraient et le caïd fournirait la poudre.
Par Allah! on en parlerait longtemps dans les Ksours, et dans le Beled-el-Djerid, et dans le Tell. Il restait des vieux d'autrefois, de ceux dont il avait jadis pris les femmes, les s[oe]urs ou les filles, et ceux-là surtout, il voulait les voir assis au banquet. Ils ignoraient ou feignaient d'ignorer, mais, s'ils avaient des doutes, ils se vengeaient par leurs sarcasmes, de ce mal qui ronge si fort, et que ce passant maudit leur avait jeté, comme une vieille haineuse jette le malheur.
C'étaient là ses ennemis intimes; n'avait-il pas fouillé au plus profond de leur intimité, pour y mettre sa semence de ruine? Mais loin de les craindre, le valeureux d'autrefois les laissait depuis quatorze ans baver sur lui leurs injures.
Il n'était pour eux ni le thaleb, ni l'heureux, ni le brave, il était Mansour le fou.
D'autres encore poussaient plus loin les rancunes: ils prétendaient que le vieux libertin avait pris la petite Afsia pour la souiller plus à son aise, à un âge où l'enfant n'a pas encore perdu ses premières dents, et ne la cachait si bien que pour que nul ne pût découvrir sur son visage flétri les traces révélatrices des débauches précoces.
Enfin, on avait tant ri de lui, on l'avait tant calomnié, qu'il voulait donner à son triomphe le plus retentissant éclat.
XVIII
l dut se rendre à Djenarah huit jours avant la noce, cédant à un caprice de l'enfant curieuse de voir sa demeure nouvelle; de plus, il avait besoin de surveiller les derniers apprêts. Comme autrefois, il l'assit devant lui sur sa mule, plus soigneusement que jamais enveloppée de son haik et ne montrant que la ligne noire et profonde de ses grands yeux.
La petite sauvage, qui ne connaissait que son haouch de pierre et de plâtre, fut émerveillée de la splendeur de cette maison digne du harem d'un bach-agha. Tout le luxe arabe, venu à grand frais des bazars de Tunis et de Constantine, s'y étalait avec ses chatoyantes miroiteries.
L'ancien marchand jetait là une partie de sa fortune. Encadrer l'idole! il ne pouvait trouver de meilleur placement.
Ainsi, j'ai ouï dire, font chez vous de vieux débauchés ou des fils de joie, pour des courtisanes sans beauté et sans jeunesse; mais le musulman est de cent coudées au-dessus du chrétien.
Il lui présenta ses servantes: trois jeunes filles du pays de Souab, et la négresse qui avait été sa nourrice et qui, pleurant et riant à la fois, baisa les mains et les pieds de cette douce merveille. Il lui montra la chambre préparée pour recevoir la vierge; elle s'ouvrait dans la galerie du premier étage, déjà tout imprégnée des parfums des sérails. Ses petits pieds disparaissaient sous la toison épaisse des riches tapis de Tunis, et, s'étant assise, elle resta enfouie dans les brillants coussins de soie. De grands lis, dans des pots de terre rouge et bleue, balançaient leur tête gracieuse, et, à la petite fenêtre dorée, des poignées de fleurs des oasis descendaient en girandoles.
C'est là, qu'après la défaite, une matrone devait, suivant la coutume, à la foule impatiente, exposer triomphalement, sur le drap étendu, les preuves irrécusables de la virginité.
XIX
r, au moment où ils entraient en ville par la porte de Biskara, un cavalier portant le burnous rouge des spahis se trouva sur leur chemin. Il suivait le milieu de la voie, monté sur un cheval nu, qu'il allait faire boire à la petite rivière qui arrose les jardins. A cet endroit la rue est étroite, disposition qui facilite la défense en cas d'attaque, et les maisons à terrasse, basses et serrées, permettent à peine à trois cavaliers de passer de front. Aussi le thaleb rangea un peu sa mule et, comme l'autre passait, leurs regards se croisèrent. Ce regard laissa le thaleb rêveur: mais le spahis insoucieux continua son chemin, et, tandis qu'il sortait par la haute porte, flanquée de tours, il entendit des voix qui disaient:
—Holà, hommes! Voilà Sidi-Messaoud et sa fiancée!
Ces mots l'intriguèrent, et, touchant du doigt l'épaule d'un passant qui suivait Mansour de l'œil:
—Ami, dit-il, quel est ce cheik à barbe grise, qui, contre les usages, porte devant lui sa fiancée sur le berda de sa mule?
—Tu es étranger, répondit le passant, car tu le connaîtrais.
—Tu l'as dit, homme, je suis étranger dans la ville.
—Il est bien connu dans le Beled-el-Djerid et le sud du Tell, et depuis bientôt quinze ans on parle de lui dans Djenarah la Perle. C'est le frère du caïd Brahim-ben-Ahmed. Il s'appelle Mansour, mais on le nomme El-Messaoud, parce que tout lui réussit, et le voilà, vieux grison, qui garde la virginité de sa future épouse.
Le cavalier sourit:
—Oh! oh! la bonne histoire! il n'est virginité si bien gardée qui, à la fin ne se sauve. Ami, le pucelage des filles, c'est comme un jour heureux, il est déjà au diable quand on croit le tenir. Ce bouc amoureux ne serait-il pas semblable au chaouch qui fit longtemps bonne garde autour de la prison, alors que le prisonnier s'était enfui?
—Le prisonnier y est encore, répondit l'autre en riant, s'il faut s'en rapporter au dire, mais bientôt il n'y sera plus.
—Les noces sont prochaines?
—Dans huit jours, mon fils. La ville entière est conviée. On parle de cent moutons rôtis à un douro la pièce! Et il y aura plus de trois cents fusils. Si tu n'as rien à faire, tu peux rester jusque-là.
—Peut-être. Cela en vaut la peine. Homme, merci.
Et il continua son chemin jusqu'à la rivière. Lui aussi était devenu pensif:
—Mansour-ben-Ahmed l'Heureux! murmurait-il; sur la tête du Prophète, c'est là le nom que ma mère a maudit!
Il resta longtemps sous les arbres touffus, qui penchent sur l'eau fraîche leurs vigoureuses ramures, lava avec soin son cheval, le ramena à l'écurie et lui donna l'orge. Puis il revint s'asseoir à la porte du caouadji de la rue de Biskara et se fit servir une tasse de café.
Comme il buvait lentement et à petites gorgées, l'œil perdu dans le vide, il entendit le pas d'une mule, et vit Mansour et Afsia qui sortaient de la ville.
XX
nstinctivement il se leva pour examiner la face du vieillard, mais devant le regard clair et froid de Mansour, il baissa les yeux, honteux de ce mouvement de curiosité malséante, et, mettant la main sur son cœur, il dit à haute voix:
—Salamalek oum!
—Sur toi, soit le salut, répliqua Mansour; et il passa outre.
Debout, au milieu de la rue, le spahis le regardait pendant qu'il s'engageait sous la longue voûte de la porte du ksour, lorsqu'une main se posa familièrement sur son épaule:
—Omar, que fais-tu là?
Celui qui l'interpellait était un homme de quarante-cinq ans, gros et fleuri, et vêtu comme le sont les marchands riches.
—C'est toi, mon hôte, répondit le spahis; je suis heureux de te trouver. Quel est donc ce bonhomme que tu vois là-bas portant accrochée devant lui cette incomparable pucelle?
—Il s'appelle Mansour-ben-Ahmed... répondit l'autre lentement, et on le surnomme l'Heureux.
—Et il garde la virginité de sa fiancée. Je le sais depuis deux heures; mais c'est tout!
—Et tu veux en apprendre davantage. Tu as raison, Omar, car il se peut que l'histoire de cet homme soit mêlée à la tienne, à la mienne, comme elle est mêlée à celle de beaucoup de gens d'ici. Il se pourrait que ce soit pour cela que je t'ai écrit de me rejoindre.
—Sur la tête de mon père, qui m'a laissé comme un chien errant dans le monde, sur la tête sacrée de ma mère, morte avec la honte au front et la malédiction à la bouche, tes paroles font poindre d'étranges lueurs en ma cervelle. Parle, Lagdar, fils d'El-Arbi, explique-toi.
Alors le marchand prit le bras du spahis:
—Viens donc, dit-il.
XXI
quelques jours de là, le vent du Sud soufflait dans la plaine, l'enveloppant d'une poussière rouge qui mordait la gorge comme la poudre du kari. Rien ne bougeait, bêtes et gens avaient cherché un abri contre les brûlures du simoun. Les chameaux accroupis, le cou allongé sur le sable, respiraient bruyamment, tandis que les chameliers, la tête enfouie sous un pan de burnous en guenilles, cherchaient un peu d'ombre derrière les hautes bosses, ou s'étendaient à demi suffoqués sous quelque maigre touffe de chiech ou d'alpha.
Mansour avait fait la nuit dans les chambres du haouch en tendant des frechias sur toutes les ouvertures d'où la lumière pouvait filtrer. Un seul rayon eût rempli la maison de clarté et de moustiques. Mais tout était bien noir et bien clos, et des gargoulettes suantes se balançaient aux cordes, répandant un peu de leur fraîcheur.
L'homme et l'enfant dormaient sur les nattes de ce lourd sommeil du jour qui met du plomb sur les paupières et couvre les membres de chaînes d'acier, lorsque les chiens firent entendre un sourd grognement.
Mansour se réveilla et ouvrit brusquement la porte. La veille, à la même heure, ils avaient poussé des aboiements furieux. Il se le rappelait, et, promenant son regard autour de lui, cria de sa voix forte:
—O hommes, si vous avez besoin de boire ou de manger, approchez la face haute, mais si vous n'êtes que des rôdeurs et que vous tourniez autour de moi, je vous le dis ici: vous tournez autour de votre mort.
Il regarda longtemps et écouta, mais il n'aperçut que la chèvre et son chevreau, revenant du côté des marais d'Ain-Chabrou, et n'entendit que la grande clameur du simoun.
XXII
es ardentes teintes de cuivre dont se pare l'Occident après le passage du vent du désert, rougissaient le ciel au-dessus des montagnes bleuâtres, lorsqu'Afsia descendit de sa chambre.
Elle avait les yeux fatigués et lourds, et éprouvait le malaise de ceux qui ont trop dormi; elle s'agenouilla nonchalamment sur le tapis et, pendant qu'elle tressait, devant une petite glace encadrée de cuivre, ses longues nattes défaites par le sommeil, continuant à demi un rêve commencé, le thaleb l'examinait en souriant.
Elle surprit ce regard et rougit. Ses seins étaient découverts et elle venait de s'apercevoir que sur eux s'arrêtaient les regards de Mansour. Bien des fois, cependant, il les avait, sans qu'elle y prît garde, enveloppés ainsi d'idéales caresses, mais le sentiment de la pudeur semblait lui être venu tout à coup, car elle ramena rapidement sa gandourah sur sa poitrine, et dit du ton boudeur d'un enfant gâté:
—Je n'aime pas que tu me voies quand je m'habille.
—Le mari, répondît Mansour, a le droit de tout voir.
—Tu n'es pas encore mon mari, fit-elle.
Il pensa que cette petite fille avait raison de le rappeler aux bienséances et, pour la laisser finir en toute liberté sa toilette, il alla s'asseoir au dehors et promena son œil de vautour sur tous les points de la plaine.
Tout s'éveillait comme au lever de l'aurore, mais avec un mouvement silencieux et lent. Les chiens encore assoupis se vautraient sur le sable, et la chèvre d'Afsia broutait avec son chevreau les jeunes pousses de cactus qui perçaient le sol pierreux auprès de la haie vive, tandis que dans le jardin on entendait les battements d'ailes des petits oiseaux.
A l'horizon, le disque du soleil descendait dans un bain d'or en fusion, et, avec la brise, arrivaient les accents lointains de la voix du Muezzin qui, du haut de la mosquée de Djenarah, criait aux quatre points du monde:
—Allah Kebir! Allah Kebir!
XXIII
'est le moment où les plantes exhalent leurs plus pénétrantes senteurs. Comme des vierges amoureuses que la chaleur a oppressées et qui, à la chute du jour, veulent dilater leurs poumons et soulagent leur poitrine par de longs et profonds soupirs, les rosés, les lis et les hyacinthes, toutes les fleurs aimées d'Afsia, envoyèrent jusque dans le haouch la plus pure essence de leurs parfums.
Elles semblaient l'appeler et dire à ses sens: «Viens, viens!» Et Afsia, fraîche et légère et parfumée comme elles, alla s'asseoir au milieu de ses sœurs.
Il n'y avait ni chemin tracé, ni plates-bandes, ni lignes droites, ni parterres artistement dessinés, mais un ruissellement de fleurs et un ruissellement de verdure. Les semences jetées par le Thaleb s'étaient mêlées à d'autres venues on ne sait d'où, confondues, entrelacées, mariées. La nature, l'inimitable et puissant maître inondait ce petit coin de terre vierge de ses caprices et de ses magies.
J'ai dit qu'Afsia allait s'y blottir, lorsque sa pensée, emportée par les nuages d'or, voulait voyager dans l'azur.
Enfouie dans ses fleurs, imprégnée de leurs parfums, grisée de leur éclat, elle écoutait le petit ruisseau jaboter en courant, les insectes bruire, les oiseaux chanter, et, allongée sous les larges feuilles des bananes, les yeux noyés dans l'extase, elle rêvait à ces jardins que le Prophète promet aux élus et dont elle était la houri.
Or, comme elle venait de s'asseoir, le chevreau vint gambader près d'elle, et la chèvre lui caressa la face de sa barbe pointue. C'était l'heure où elle prenait le lait, et elle cria au Thaleb de lui jeter une setla pour qu'elle pût l'emplir.
Elle passait ses doigts sous les longues mamelles gonflées, pressant et tirant à petits coups les grands pis chauds et raidis, lorsqu'elle poussa une exclamation.
—Qu'est-ce? demanda l'autre, assis sur le seuil du haouch, et égrenant son chapelet d'ivoire.
Elle réfléchit un instant et répondit:
—Rien... c'est Maaza qui marche sur mon pied.
Mais Maaza, calme et immobile, ne s'était pas rendue coupable de ce dont on l'accusait. Docile et patiente, elle attendait que les mains de sa jeune maîtresse eussent repris la besogne, tandis que la vierge du haouch, immobile aussi, mais le cœur agité, venait, pour la première fois, de mentir.
XXIV
lle venait de mentir, d'instinct, sans savoir pourquoi, sans que personne lui eut jamais enseigné le mensonge. Elle avait menti, parce qu'elle était femme et faible, et que le mensonge est le refuge des faibles.
Aux cornes de la chèvre, dans les blanches touffes de poil, un petit morceau de carton, large comme un doigt d'enfant, se balançait à un cordon de soie, et sur ce carton était écrit ce mot:
—Naabek! je t'aime.
Elle avait d'abord poussé un cri de surprise, mais en lisant le mot magique, s'était ravisée et avait menti. Aimer! ce devait être mal, puisqu'on se cachait pour le lui dire; et puisque c'était mal, elle devait, elle aussi, le cacher.
Et elle se rappela une question jadis faite au Thaleb, et lui, qui savait tout, n'y avait pas répondu.
—Qu'est-ce que l'amour?
Mais à ce mot: «je t'aime», la femme s'éveillait.
Cachant le talisman entre ses seins et, affectant un air tranquille, elle se leva et alla présenter la setla pleine de lait à Mansour. Mais, saisie de trouble, elle jetait à la dérobée un regard effrayé autour d'elle, se disant que quelque part, caché dans les cactus du jardin ou les roseaux du marais, un inconnu l'observait. Sensation si forte, qu'elle en était presque douloureuse, et l'enfant porta la main à son cœur, battant sous sa dure mamelle un tam-tam précipité.
Si elle avait eu son haik, elle l'eût ramené sur son visage, tant elle était émue de se sentir ainsi déflorée par un regard curieux. Ce trouble n'eût pas échappé à une mère, mais un père, même un amant, ne pouvait rien voir, et le Thaleb ne vit rien.
Elle n'osa retourner au jardin et courut se réfugier dans sa chambre, pour être seule avec elle-même et écouter ce que disaient les battements de son cœur.
C'était un étonnement, une joie troublée, une crainte mêlée de plaisir.
Qui était-il? Où se cachait-il? Était-il jeune? Était-il beau? Etait-ce le fils d'un émir ou d'un bach-agha? Comment l'aimait-il? Où l'avait-il vue? Comment avait-il pu attacher ce charme aux cornes de la chèvre?
Et elle regardait timidement à travers la petite fenêtre grillée, vers les marais d'Ain-Chabrou, curieuse, anxieuse, épouvantée, s'attendant à voir se dresser tout à coup une tête d'homme au-dessus des roseaux.
Elle regarda, longtemps, jusqu'à ce que la nuit fut venue, mais elle ne vit rien que la grande ligne sombre qui tranchait crument sur la plaine grise, dans les lueurs du couchant.
XXV
e lendemain, à l'heure où la campagne se baigne dans les molles clartés de l'aube, où les touffes vertes des coteaux frissonnent aux premiers baisers de la brise, à l'heure claire où l'alouette s'élève en chantant dans le ciel, le spahis Omar se glissait dans les roseaux du marais d'Ain-Chabrou.
Là, il attendit. Il avait la patience, qui vaut la force, et l'opiniâtreté qui fait la réussite. C'était un homme plein de ressources. Il savait chercher les lignes à travers les routes barrées. Il ne disait pas: «Arrêtons-nous, voici l'obstacle.» Il ne disait pas: «Sautons par-dessus l'obstacle.» Silencieux, il le tournait.
Dès son enfance, il s'était heurté aux hommes, et de ces heurts, avait conservé des meurtrissures. Il avait dit en grandissant: «Je meurtrirai à mon tour.» On ne lui connaissait pas de père, et il s'appelait Omar; mais lorsqu'il vint s'offrir à Dar-el-Bey, à l'escadron des spahis de Constantine, il présenta un cheval de prix de la race des Bou-Ghareb et de bons certificats des Bureaux arabes. Aussi il avait été incorporé sur-le-champ, et lorsque le fourrier qui inscrivait son nom lui demanda: «Omar, fils de qui?» il répondit fièrement: Bou-Skin, père du sabre.
Tous les scribes avaient en riant levé la tête; mais devant son œil clair et hardi, les rires s'arrêtèrent, et le marchef dit froidement: «Inscrivez Omar-bou-Skin.»
Il était, à la vérité, sans peur, s'il n'était pas sans reproche; il le prouva, en rougissant de sang musulman le sabre que lui confièrent les Roumis. Il fut fidèle dans sa trahison et brave dans sa lâcheté. Chacun doit vivre. Pour vivre, il faut des douros, et ce sont les Roumis qui les vendent. Dieu seul connaît ses voies. On l'a payé par des grades, et, bien qu'il ne fût qu'un bâtard, tous le tinrent de race noble.
Donc, caché dans les roseaux, le plus près possible du haouch, il attendait patiemment. Il agissait avec prudence, il avait tâté le terrain la veille, et, incertain de la réussite, il se demandait ce qui allait arriver. Bientôt la porte s'ouvrit, et il vit paraître la blanche silhouette d'Afsia. Il ne distinguait pas les traits, mais il devinait la délicatesse des formes, et admirait la grâce des mouvements. Il lui sembla qu'elle regardait du côté des roseaux, mais Mansour se montra et elle s'enfonça dans son petit jardin.
—Elle n'a rien dit, murmura Omar, en voyant le thaleb s'accroupir tranquillement à sa porte.
Il avait bien prévu qu'elle resterait silencieuse, que, sans connaître le mal, elle aurait la secrète intuition que ce mot d'amour, que la chèvre lui avait apporté la veille, était le mal, et, en fille de Fathma, elle voudrait y goûter.
Il resta de longues heures, immobile, étudiant les lieux, comme un chef de goums, près d'un douar qu'il veut raser; il guetta les allées et venues du haouch, les chiens et surtout la chèvre. Elle vint brouter les touffes de thym, près des roseaux; il la saisit, comme la veille, et lui attacha aux cornes un second «je t'aime» qu'il tenait tout prêt.
Ainsi que les éclaireurs qui tâtent le camp ennemi en envoyant une balle perdue sur les grand'gardes, il essayait un second coup sur le cœur d'Afsia, puis, regagnant en rampant la route, il rentra, à l'heure de la sieste, à Djenarah où, dans une alcôve tendue de frechias de Tunis, l'attendait, impatiente et toute parfumée de musc, une brune courtisane des Ouled-Nayl.
XXVI
e second billet, comme le premier, parvint à son adresse; comme le premier, le second coup porta. Afsia y pensa la nuit et le jour.
C'était comme un poids de bonheur sur sa poitrine. Elle se sentait heureuse et fière. On l'aimait. On l'aimait! Et tout oppressée de l'ivresse débordante, elle avait besoin de soulager son cœur, qui battait plus vite.
On l'aimait. On l'aimait! Et elle sentait ses yeux humides, et des larmes, qui lui faisaient du bien, coulaient lentement sur ses joues, et elle remontait vingt fois dans sa chambre ou se cachait dans les plus épais fouillis de son oasis, pour lire et relire, et tourner dans ses doigts, les deux petits morceaux de carton ensorcelés de ce mot magique: «Je t'aime.»
Elle ne se lassait pas de le répéter. Il sortait de ses lèvres comme une caresse, et chaque fois elle eût voulu donner un baiser. Elle le prononçait en dedans, puis à demi-voix, et elle s'écoutait le prononcer, tout étonnée de l'effet qu'il produisait sur elle. «Je t'aime! Je t'aime!» sensation délicieuse, mêlée de crainte et de frissons. Et les paroles de la tofla des Beni-M'zab, que son père chassa jadis, parce qu'elle les chantait devant elle, lui revenaient distinctes et fraîches en la mémoire:
J'attends mon bien-aimé;
Son œil brille d'amour! Et quand
j'entends sa voix
Ou le bruit de ses pas
Ou le hennissement de son
cheval,
Que je reconnais entre mille,
Il me semble mourir!
Celui-là donc serait son bien-aimé, qui lui écrivait ce doux mot: «Je t'aime!» Un bien-aimé! Elle n'avait qu'un sens vague du mot, et elle ignorait l'homme; mais elle sentait qu'elle l'aimerait avec ardeur. C'était l'inconnu, la joie inconnue, la vie inconnue, le sixième sens vierge, qui s'ouvrait comme un calice de fleur au chaud soleil de la passion, quelque chose de meilleur que la coupe de lait frais dans la grande soif, que le bain sous les saules aux heures où souffle le simoun.
Un bien-aimé! qu'est-ce que cela pouvait être? Elle ne le savait pas; elle n'avait été à nulle école où elle eût pu l'apprendre; nulle petite amie ne lui avait soufflé à l'oreille le venin des mauvaises pensées; nul homme ne lui avait mis au cœur la souillure des mauvais désirs; pas de servante qui lui ait glissé de ces mots qui étonnent et qu'on ne comprend pas la première fois, mais qui font rougir la seconde. Vierge d'âme, de corps, de pensée, des yeux et des lèvres, elle répétait cependant tout bas:
J'attends mon bien-aimé.
XXVII
t le troisième jour, toute tremblante, elle appela la chèvre. Son cœur battait bien fort, et à mesure que la chèvre approchait, capricieuse et indocile, s'arrêtant à chaque pas pour brouter de jeunes pousses de diss, elle distinguait avec émoi et épouvante le petit billet accroché à l'une des cornes. Ah! si le thaleb allait le découvrir! Et elle se jeta au-devant d'elle, le lui arracha bien vite en rompant le fil de soie, et l'enfouit dans sa cachette habituelle.
Ce n'était plus un morceau de carton avec ce seul mot «Naabek»; mais un papier plié, un billet, un vrai billet: que pouvait-il contenir? Elle mourait d'impatience de le savoir, mais elle attendit longtemps avant d'oser le lire, et, à la place où il touchait ses seins, il lui semblait sentir un fer rouge. Deux ou trois fois, elle faillit dire à Mansour:
—Regarde, Thaleb, ce que j'ai trouvé aux cornes de Maaza.
Mais Mansour aurait répondu:
—Pourquoi as-tu attendu pour me le montrer?
Et il aurait fait peser sur elle son œil scrutateur, son œil qui voyait tout, savait tout, excepté que, depuis trois jours, elle commettait une action mauvaise.
—Car c'est bien une mauvaise action, disait-elle, puisque je n'ose l'avouer; et voilà que, comme les femmes de Djenarah, je cache mes pensées et que, peut-être, je ne suis plus vierge.
Et, lorsqu'après le repas du soir, le thaleb eut barricadé la porte et se fut étendu au travers sur son tapis de laine, quand, réfugiée dans sa chambre elle se fut assurée qu'il dormait, elle alluma sa lampe et tira en tremblant le billet de son sein.
Toute pâle elle déchiffrait les brûlantes paroles, et, avec les mots qu'elle lisait, une sensation nouvelle filtrait par ses yeux, jusqu'au fond de son cœur.
«O douce gazelle, avait écrit Omar, ton regard m'a blessé comme un coup de cimeterre. Mon cœur est tout saignant. Je vais mourir, si tu ne me guéris pas.»
—Le guérir? Comment? se demanda Afsia, tremblante; mais aussitôt s'offrait le remède.
«Si tu ne veux pas que je meure, demain, à l'heure où le soleil touchera la cime du Djebel, tu te tourneras vers l'Occident et tu agiteras ton haik. Je t'aime!»
—Pauvre garçon, se dit Afsia. Ce qu'il demande est bien facile! Eh quoi, faut-il si peu pour guérir!
XXVIII
lle ne dormit guère. Toute la nuit elle dessina, en de gracieuses lignes d'azur sur le fond d'or de ses rêves, l'image de cet inconnu, blessé par elle à en mourir.
Où donc l'avait-il vue? Et si, lui, l'avait vue, elle aussi avait pu le voir. Et elle cherchait à se rappeler les visages de tous ceux sur lesquels, pendant son dernier voyage à Djenarah, s'était arrêté son regard; mais elle ne se souvenait que d'indifférents, de figures curieuses ou hostiles. Rien, rien ne lui remuait le cœur. Et cependant ses yeux avaient fait des ravages. Un homme était là qui voulait mourir. Mourir, pour l'avoir vue. Allah! Allah! cela ne pouvait être; demain, il le fallait, elle agiterait son haik!
Les vieillards, non plus, ne dorment guère. Le sommeil est un parent de la mort, il empiète sur la vie et lui vole bien des heures, et les vieux, à mesure qu'ils approchent de l'ombre, arrachent, autant qu'ils le peuvent, les instants à la nuit.
Et au matin, Mansour dit à la jeune fille, en remarquant ses yeux battus et fatigués par la longue insomnie:
—Qu'avais-tu donc à te remuer de la sorte?
—Rien, père, répondit-elle, rougissante, comme s'il surprenait ses secrètes pensées, ce sont les moustiques qui m'ont empêchée de dormir.
Mais lui, expérimenté et méfiant, répliqua:
—Le tentateur Eblis le lapidé prend quelquefois la forme d'un moustique pour harceler et troubler les jeunes cervelles. Il tient les pucelles éveillées aux heures noires, et leur entr'ouvre la porte du mal. O Afsia, rose de ma vie, prunelle de mes yeux, foyer de mon cœur, prends garde que ta pensée, arrêtée sur le seuil maudit, ne le franchisse et ne passe outre.
Puis, comptant sur ses doigts:
—Encore trois fois douze heures, et la fiancée d'El-Messaoud sera la femme d'El-Messaoud.
XXIX
mar, caché dans les joncs, attendait le résultat. Il savait qu'il viendrait de lui-même et qu'il n'avait qu'à laisser faire le destin.
Étendu sur le dos, il regarda le soleil descendre lentement vers le Djebel, empourprant l'Occident de ses teintes ardentes. Dans la plaine, au loin, de grands chameaux roux broutaient les blancs bouquets d'alpha et les vertes touffes de diss qui perçaient, çà et là, le sol rocailleux; quelques petits chameliers déguenillés et demi-nus, assis en rond, tranquilles et calmes comme des vieillards, semblaient deviser des choses du temps, et là-bas, à l'horizon, au milieu d'une vapeur couleur de topaze, le blanc minaret de la mosquée du ksour étincelait dans le bleu sombre des collines sous les derniers feux du couchant.
Lorsque le disque radieux sembla effleurer la montagne, Omar regarda le haouch. Il vit le maître debout sur la porte et paraissant fouiller du regard tous les coins du marais.
—Cette petite fille serait-elle une sotte, pensa-t-il, et m'aurait-elle trahi?
Mais presqu'aussitôt il la vit paraître et se diriger du côté du jardin.
Elle se plaça de façon à n'être pas aperçue de Mansour, et, détachant lentement son haik, elle l'agita trois fois dans la direction de l'Occident.
—Elle est à moi, se dit Omar en riant. Et sans plus attendre, il reprit le chemin de la ville.
XXX
l était si certain de la réussite, qu'il laissa tranquillement s'écouler deux jours. Homme habile, il voulait donner à la jeune fille l'impatience qui fait hâter les décisions et commettre les actes téméraires.
Il avait aussi besoin de se consulter lui-même, pour examiner les plus sûrs moyens de succès. L'assentiment d'une fille est beaucoup, c'est presque tout, mais enfin ce n'est pas tout. Il est des obstacles matériels qui brisent les volontés et des imprévus qui déjouent les calculs. Le hasard est un détrousseur, il faut compter avec lui.
De plus, son hôte lui disait:
—Ne te hâte pas; attends!
Et il avait attendu jusqu'à la veille des noces.
Il avait bien calculé quant à l'ingénuité d'Afsia.
Après avoir agité son haik, elle s'enfuit bouleversée, comme si elle avait commis un crime, puis courut à sa chèvre, et fut très désappointée de ne pas trouver un nouveau billet.
Ce qui lui était arrivé lui semblait si extraordinaire, ses idées en avaient été si bouleversées, cela faisait une irruption si violente et si subite dans sa vie, qu'elle s'attendait à tout, et l'ordinaire lui semblait l'étrange.
Elle espéra et redouta, le cœur et le ventre serrés, quelque grand événement pour la nuit. Elle s'éveilla plusieurs fois en sursaut, et tremblait comme une feuille que la brise agite, au moindre grognement des chiens.
—C'est lui, murmura-t-elle, c'est lui? Que va-t-il arriver?
Deux jours se passèrent; elle ne pensait plus à sa noce; elle oublia qu'elle devait changer de vie le lendemain, et ses yeux restaient fixés sur les roseaux du marais d'Ain-Chabrou, d'où elle sentait qu'allait surgir l'inconnu.
Le troisième jour, elle n'y tint plus; la curiosité, l'âpre désir de savoir, l'emportèrent sur toute prudence, elle feignit de chercher les fleurs du chiech, et, tout en jouant avec la chèvre, s'approcha peu à peu des premières touffes de joncs.
XXXI
lle chantait, à demi-voix, cette chanson du Beled-el-Djerid entendue une seule fois, lorsqu'elle était encore toute petite, et pourtant si bien retenue.
—Oh! se dit Omar, qui la guettait de son poste, la gazelle ne me semble pas farouche. Aussi bien que nous, les filles de Fathma sont les enfants du péché. Ouvrez l'œil sur elles, vieillards jaloux et vieilles envieuses, vous aurez beau multiplier les veilles, les conseils et les serrures, vous ne les empêcherez pas de brûler d'envie de perdre ce que vous gardez si bien. Elles aiment le vice sans le connaître, et parce que c'est le vice. La nature est plus forte que la morale, et ce qu'on appelle vertu, n'est qu'affaire d'occasion ou de tempérament. En voici une que les femmes de Djenarah prétendent digne d'ajouter son nom sur la liste des quatre femmes que le Prophète jugeait parfaites, et la voilà qui, curieuse ou en rut comme une génisse, accourt au-devant d'un amant inconnu!
Et, caché dans les hautes touffes des glaïeuls, il la voyait lentement s'approcher sans pouvoir être aperçu d'elle, et il fut réellement ébloui.
—Elle est plus belle que je ne pensais, murmura-t-il, et elle vaut tous les douros du khasnadji. Oh! si le vieux bouc pouvait avoir pendant un quart-d'heure une ophthalmie qui lui brûle les yeux, ou une paralysie subite qui le cloue à sa natte, ou, mieux, un coup de bâton sur le crâne, qui l'étourdisse pendant que je tiendrai la chevrette, quitte à se réveiller au moment où je lui crierai: «C'est fini, bonhomme, c'est fini!»
Elle glissait le long des glaïeuls, les effleurant de sa gandourah, et n'étant plus qu'à quelques pas de lui; il appela à voix basse:
—Tofla! Tofla! Je suis ici! Je t'aime! Viens de ce côté. Couche-toi dans les joncs, le vieux ne t'a pas vue!
Elle tressaillit au son de cette voix, que le spahis voulut rendre douce, mais qui lui fit peur comme une menace. Son cœur battit avec violence, et elle fut prête à défaillir.
Mais elle n'osa tourner la tête, et continua de marcher, ne pouvant courir, sentant ses jambes chanceler.
En même temps, le Thaleb criait:
—Afsia! Afsia!
Cette voix aimée lui fit du bien. Elle revint à elle et reprit à grands pas le chemin du haouch.
—Pourquoi t'éloignes-tu ainsi? demanda-t-il. Je n'aime pas te voir approcher du marais! Ne t'ai-je pas dit déjà que Satan l'empoisonneur est caché dans ces touffes noires, et qu'il souffle, avec la fièvre, des mauvais propos aux oreilles des jeunes filles?
Afsia ne répondit pas; elle ne s'approcha pas du Thaleb, de crainte de déceler l'émoi qui la pâlissait, elle alla derrière le haouch et s'assit au bord du ruisseau.
Elle pensait. Elle pensait à cette voix qui l'avait tant effrayée, et s'accusait d'être une sotte, se disant que c'était lui qui se cachait là, celui qui l'aimait, et que, puisqu'il l'aimait, il ne lui aurait pas fait de mal. Pourquoi ne s'était-elle pas couchée dans les joncs, comme il l'en priait. Le Thaleb ne l'aurait pas aperçue et elle aurait pu le voir, lui, le consoler, lui dire de ne pas mourir. Et au lieu de cela, elle n'avait pas répondu, et s'était enfuie semblable à une folle! Comme elle devait lui paraître stupide, grossière et sauvage! C'est fini, il ne l'aimerait plus.
Et de dépit, elle arrachait de grosses poignées de fleurs qu'elle jetait dans le courant.
—Eh! dit Mansour, pourquoi noyer ces fleurs que tu aimes?
XXXII
l s'était approché sans qu'elle l'entendît et la regardait en souriant.
—Tu es fâchée, reprit-il, et tu fronces le sourcil?
—Oui, répondit-elle, du ton boudeur d'un enfant gâté, car je ne puis marcher devant moi, ni aller à droite ni tourner à gauche, sans entendre ta voix m'appeler et me dire: «Où vas-tu?»
—Il faut me pardonner, dit doucement le Thaleb, en s'asseyant près d'elle; tu es mon bien et je tremble constamment de te perdre, car avec toi s'en irait ma vie. Par le Dieu miséricordieux, je ne veux pas que tu t'exposes à te faire voler le trésor que tu possèdes et que, depuis quatorze ans, je garde avec tant de soins.
—Quel trésor?
—Un joyau aussi précieux que le plus précieux diamant du sultan de Stamboul; une perle comme le chef des croyants n'en a pas et n'en a jamais eu dans son gynécée.
—Je ne possède rien, dit Afsia, qui regarda avec étonnement le Thaleb, je n'ai d'autres bijoux que les anneaux d'argent de mes oreilles, de mes jambes et de mes bras, et cette petite bague que tu m'as dit venir de ta première amie, et tout cela est à toi, puisque c'est toi qui me l'as donné.
—Et n'as-tu rien autre?
—Moi, moi tout entière, je t'appartiens, je suis ta fille et ton esclave, et demain je serai ta femme, mais toujours ton esclave et ta fille.
—O ma rose parfumée, s'écria Mansour, qui devant cette innocence et cette jeunesse, se sentait purifié et rajeuni, tu es semblable aux houris que le Prophète envoie aux fidèles alors qu'ils ont pu, allégés par leurs bonnes œuvres passer le Sirak tranchant et qu'ils nagent au milieu des délices dans les jardins des Elus.
—Les houris ont-elles aussi un trésor à donner?
—Comme toi, comme toi, ma vie. Mais que le Prophète m'accuse de blasphème, le leur ne vaut pas le tien.
Elle resta rêveuse et l'homme la regardait en silence, plein d'orgueil et d'amour.
Lui, le voluptueux, adonné si longtemps au péché, le destructeur de renommée, le souilleur de couches, il avait fait cet ouvrage sans prix, ce joyau de la nature, cette perle entre les perles, cette fleur des fleurs: Une fille nubile restée chaste, une vierge sans une tache dans la pensée, une pucelle immaculée comme la neige qui couvre aux jours des grands froids les hautes crêtes du Djurjura, comme le bouton du palmier qui, au matin du printemps, s'entr'ouvre au premier baiser du soleil.
Et il la regardait attendri, jouissant de l'étonnement qui éclatait dans ses grands yeux limpides.
XXXIII
'est demain le grand jour, chère Afsia; il te faudra dire adieu à notre haouch, à la petite fontaine et au saule sous lequel tu te baignais; adieu à ton jardin où tu aimais à te cacher de longues heures, aux oiseaux qui saluaient ton réveil, aux roseaux du marais qui rayent de vert la plaine grise, à la montagne bleue où le soleil se couche, à la solitude, à la poussière et au simoun.
—Je suis triste, dit Afsia.
—Triste, et pourquoi? là-bas tu n'auras ni poussière ni simoun, mais un jardin aussi beau que celui-ci, avec des oiseaux qui, comme ceux-ci, chanteront à ton réveil; une maison plus belle que celle du caïd, avec des dalles de terre émaillée, et une cour où fleurissent de grands orangers, et un jet d'eau au milieu, avec des poissons rouges.
—Je suis triste, dit Afsia.
—Écoute ce que tu auras encore: Une galerie fraîche et ombreuse où, autour du grillage peint en rouge, serpente la vigne, et le chèvrefeuille et les beaux liserons aux clochettes de mille couleurs. Là tu feras la sieste et le rideau de feuillage sera si épais que c'est à peine si tu pourras voir l'azur du ciel. Tu auras sous tes pieds des tapis de Tunis, avec de belles étoffes de soie pour t'envelopper, une veste soutachée d'or comme les femmes de Constantine et des sebates rouges brodées d'or et de soie bleue.
—Je suis triste, dit Afsia, triste, triste.
—Égaye-toi, mon enfant chérie; ta tristesse couvre mon âme d'un nuage. Pourquoi devenir triste à l'heure où tant de filles sont joyeuses? Que diraient les femmes qui viendront te prendre au matin, si elles te voient le souci dans les yeux? Elles croiraient que les vieilles à l'œil mauvais ont jeté un sort sur tes fiançailles et que tu pleures parce que tu hais ton époux.
—Elles mentiraient! car, je t'aime bien, et ce n'est pas cela qui me rend triste....
Elle hésita, elle allait tout avouer, mais il répéta, craignant entendre de cette bouche naïve que c'était sa barbe grise qui assombrissait sa fiancée:
—Éclaire ta face, lune de mon âme, ta douce lumière sera désormais le flambeau de mes nuits. Oh! que te rendrai-je pour tout le bonheur que tu vas me donner. Je voudrais être la frange de ton haik, pour ne pas te quitter le jour, ou mieux une boucle de tes cheveux noirs pour ne te quitter ni jour ni nuit. Je voudrais être le Meroued qui te noircit les yeux, ou mieux la couleur de grenade mûre qui te rougit les lèvres. Allons, lève-toi, aimée de mon cœur, laisse ta source courir et pleurer, et va te faire belle.
—Où seras-tu, Mansour, quand les femmes me prendront?
—Je suivrai ta mule sur un cheval de race que m'enverra le caïd, un descendant d'un étalon noir, fils d'une jument de mon père, sur le dos duquel j'ai acquis du renom, et je veillerai, le sabre nu, sur le trésor que Dieu m'a donné!
XXXIV
lle alla se parer de ses plus beaux atours, de ceux que Mansour lui avait achetés à sa dernière visite à la ville.
Et quand elle eut tressé ses lourdes nattes noires, épaisses comme la berima que les nobles fils des tentes roulent autour de leur tête, et qui tombaient, voluptueuses cordes de soie, de chaque côté de ses épaules si souvent baisées du soleil; quand elle eut mis une gandourah, si fine qu'à travers la trame se reflétaient les tons rosés de sa chair, et enfermé ses hanches dans le large pantalon de soie jaune qui laissait ses mollets nus, elle serra ses flancs du foutah multicolore, noua sa large ceinture d'or et, prenant un miroir à manche, elle s'assit sur ses coussins de laine, et tout en mâchant la branche du souak qui parfume l'haleine et fait les lèvres pourpres, s'admira.
Comme un enfant que sa mère a revêtu d'habits neufs et qui n'ose plus remuer, de crainte de se salir et de déranger les plis méthodiques de son accoutrement, elle restait là, immobile, radieuse, se souriant à elle-même.
Elle ne pensait plus à son mariage, ni à Mansour, ni à l'homme caché dans les roseaux, ni aux petits billets qu'il lui avait écrits, ni à sa voix qui lui avait fait peur; elle ne pensait qu'à se trouver belle, et certes, jamais plus charmant spectacle ne pouvait frapper sa vue.
Et pour donner encore plus d'éclat à ses grâces, à ses splendeurs et à son sourire, le père du monde qui avait aidé à l'épanouissement de cette merveille, rougi ses lèvres, rosé ses joues, gonflé ses seins et allumé ses yeux, le soleil, le radieux soleil vint du fond de l'Occident lui rendre visite.
Il jaillit tout à coup à travers le treillage de sa petite fenêtre, l'inondant de ses rayons pour caresser une fois encore, avant qu'elle fût à jamais partie, cette virginité éclose et mûrie sous ses baisers. Comme on entoure un être cher, qu'on ne doit plus revoir, ne pouvant se détacher de lui, l'embrassant, puis le repoussant, puis, revenant l'embrasser encore, disant: «Adieu! adieu!» il l'enveloppa tout entière, illuminant sa face, se jouant dans les reflets bleus de sa chevelure, miroitant dans les anneaux d'argent de ses oreilles, de ses bras et de ses chevilles, scintillant dans le chapelet de sequins qui encadrait ses joues brunes et les paillettes d'or de sa calotte de velours violet, courant sur elle comme un frisson, fouillant partout, jetant partout de subites ténèbres et de subites clartés, des torrents de couleur fauve, des ruissellements rouges, des cascades de feu, éparpillant au moindre mouvement d'elle, les ombres et les éclairs.
Au milieu de ces rayonnements, l'enfant ressemblait à ces idoles de femmes éclairées de lueurs artificieuses et devant lesquelles, au fond de mystérieuses chapelles, se prosternent les idolâtres adorateurs de Jésus. Ainsi que ces symboles éternels de l'abêtissement humain, elle s'était entourée des parfums qui grisent et troublent le cerveau des plus forts. D'un petit réchaud de cuivre placé devant elle, montaient les nuages bleus des pastilles odorantes, et des plis de ses vêtements et du gonflement de ses seins s'émanait l'essence des roses. Le poison subtil et délicieux emplissait l'oda, chargeant l'air de mollesse et de langueur. Défiez-vous de ces enivrements. Dans vos mosquées, ils courbent la femme sous vos prêtres, mais sur les coussins voluptueux de l'alcôve et derrière le rideau du Gynécée des tentes, c'est l'homme fort qu'ils courbent sous la femme chétive. A la fille la plus frêle ils livrent les rudes et durs soldats, plus soumis que les esclaves noires que jadis nos caravanes ramenaient des terres chaudes, de l'autre côté des sables, pour les vendre aux marchands chrétiens. C'est pourquoi, si tu veux rester homme, ne t'attarde pas en la compagnie des femmes.
Celui qui vit au milieu d'elles devient eunuque par le cœur. Car si le fer tranche à l'eunuque ses parties charnelles et créatrices, les émanations de la femme lui châtrent la virilité de l'âme.
Ainsi il a été recueilli, ou à peu près, dans les paroles du sage Lockman, qui n'est autre que le grand Salomon.
Et lorsque le Thaleb poussa doucement la porte de l'oda, il fut ravi en extase, en même temps il sentit la chaleur de trente ans courir dans ses veines et son cœur mollir.
Et devant ce bouquet sans pareil, rose et violette, hyacinthe et lys, épanoui au milieu des ardentes vapeurs de l'encens, devant cette idole parée que les derniers feux du couchant illuminaient pour l'adoration, il tendit les mains et tomba sur ses genoux.
XXXV
e soleil disparaissait derrière la montagne, envoyant un rayon, le dernier, caresser le visage de la tofla, faisant jaillir encore une fois les étincelles de ses sequins et de ses dorures, et aux yeux éblouis de Mansour elle parut la vivante merveille qui emplissait l'oda de lumières et de parfums.
Puis tout rentra dans la pénombre et il ne resta de lumineux que les étincelles de leurs regards.
Car ils plongeaient leurs yeux dans leurs yeux, lui haletant, ému, assailli de désirs; elle étonnée, sérieuse et calme. A la vue de ce vieillard à genoux, nulle pensée railleuse ne courut sur son front et ne releva les coins de ses lèvres. Elle se dit que c'étaient sans doute les préliminaires de l'œuvre de l'époux, et était prête à demander:
—Que dois-je faire?
Mais elle n'osa, crainte de le voir sourire de son ignorance, et comme il restait agenouillé, la dévorant du regard, elle lui prit la tête et le baisa au front.
Il frémit au contact de ses lèvres et passa ses mains brûlantes sur les hanches de la vierge.
—Rayon de ma vie, pourquoi m'embrasses-tu?
—Parce que je t'aime.
—Comment m'aimes-tu, dit le vieillard doucement chatouillé par cette caresse; comme un père ou comme un amant?
—Je ne sais pas. Je t'aime parce que tu es bon; parce que tu as veillé sur mon enfance, parce que tu me donnes tout ce que je veux; mais je suis prête à t'aimer comme tu voudras. Dis-moi seulement comme tu veux l'être et, puisque je vais devenir ta femme, enseigne-moi comme une femme doit aimer.
Et, fière de sa réponse, elle attendit son approbation.
—O lac de pureté! murmura Mansour, qui oserait troubler ton âme limpide!
Et après avoir appuyé longuement ses lèvres sur ses petites mains aux ongles roses, il se leva, craignant de ne pouvoir rester plus longtemps maître de lui. Il eut peur de se voler lui-même. Et, le cerveau troublé par l'amour et les parfums, sentant son énergie chanceler, il descendit brusquement, sans ajouter un mot, traversa la chambre du bas et ouvrit la porte du haouch.
Debout sur le seuil, il regarda les rayons jaillir de l'Occident, comme les feux d'une fournaise où le bras du Puissant eût jeté tous les empires, et il lui sembla que, dans ce gigantesque embrasement, il voyait fondre son bonheur.
—Au nom de Dieu le Miséricordieux, s'écria-t-il, que nul vent funeste ne se lève cette nuit et qu'aucune tempête ne vienne troubler la sérénité de demain!
XXXVI
n ce moment les chiens aboyèrent, et une voix d'enfant cria d'un ton traînard et monotone:
—Thaleb! Eh! Thaleb-El-Mansour! Sidi-Thaleb!
—Qu'y a-t-il? demanda brusquement le Thaleb.
Et il vit un petit garçon d'une dizaine d'années, arrêté à deux cents pas du côté du marais, avec un chien en laisse.
—Puis-je approcher? dit l'enfant, tes slouguis ne me feront pas de mal?
—Ils sont attachés; que veux-tu?
—Voilà, dit le petit en s'avançant de quelques pas; je viens de la part du Cheik Ben-Kaouaidi du douar qui est là-bas, au bout de la plaine; il t'envoie sa chienne pour tes slouguis.
—Que le diable te prenne avec ta chienne et ton cheik! cria Mansour; drôle, va-t-en!
—La bête est de bonne race, riposta l'enfant sans se déconcerter, et Sidi-ben-Kaouiadi voudrait qu'elle ait une portée de tes chiens.
—Va lui dire que s'il veut des chiens, il les fasse lui-même, et sauve-toi, ou je lâche les miens à tes fesses.
Les slouguis, qui flairaient l'odeur de la femelle, gémissaient avec convoitise.
Le petit garçon hésita quelque temps comme s'il ne savait que faire, puis se décida à s'en aller lentement, tirant sa chienne qui pissotait tout le long du chemin.
—J'irai tancer moi-même, murmura Mansour furieux, ce cheik imbécile, qui m'envoie sa chienne à faire accoupler. Joli tableau pour Afsia, la veille de ses noces!
Et il suivit des yeux le petit bedouin qui s'enfonçait dans les roseaux du marais, comme un point gris dans le noir.
Les gloires du couchant s'étaient effacées peu à peu; il ne restait plus qu'une teinte ardente et l'étoile du soir monta.
XXXVII
ientôt les bruits inconnus au jour se levèrent dans les profondeurs sombres. Chacals, hyènes, chats sauvages, vipères à cornes, scorpions noirs, petits serpents gris aux yeux d'émeraude, allèrent par les chemins, cherchant leur proie. Toute la canaille de nuit, les hôtes des solitudes, les rôdeurs affamés et osseux, les visqueux, les glauques et les fauves, la légion sinistre des voleurs, qui s'aventurent à l'heure où l'homme de bien se couche et cherchent la vie de leur ventre, alors que les autres sont repus, commençaient à bruisser dans l'ombre.
Pourquoi celui qu'on nomme Dieu a-t-il voulu des affamés et des maigres, et n'a-t-il pas jeté large pitance à tous. C'est là ce que crie le vulgaire, oubliant que tout bien doit être conquis. Aussi, pour ceux qui n'ont pas leur part, le Maître a fait la nuit; c'est la bénédiction du pauvre, et puisque tu lui refuses la pâture, il te la volera.
C'est à toi, gorgé, à garder tes victuailles.
Et avec la nuit, les ténèbres descendaient dans le cœur de Mansour.
Au matin, le monde entier lui semblait en fête, tout s'inondait de joie, et maintenant, son âme était triste comme si elle avait suivi son propre corps, porté sur le brancard funèbre, enveloppé dans le linceul vert.
—Eh quoi donc? dit-il, en écoutant les lointains jappements qui perçaient l'obscurité comme des avertissements sinistres, pourquoi la voix de ces voleurs t'attriste-t-elle? Ils n'en veulent ni à toi ni à ton bien, et tu n'as rien à redouter d'eux. Ne les connais-tu pas? Ne les as-tu pas frôlés cent fois dans tes courses nocturnes, alors que, rôdeur de nuit comme eux, tu allais comme eux repaître ta chair. Tu les rencontrais au détour des sentiers et au coin des broussailles, et tu leur disais: «Passe.» Et nous allions chacun où nous poussait notre faim!
Ah! c'était le bon temps, c'était le bon temps où je volais ma pitance chez les heureux qui l'avaient trop plantureuse. Et que ne gardaient-ils mieux leurs femmes, ces gras, insolemment vautrés dans les chairs fraîches. C'était ma part, alors, la part des autres, et je la gagnais, car les femmes aiment les audacieux. Et maintenant, c'est à mon tour de garder la mienne.
Chaouias, Hadars, Giaours, je vous ai défiés et bravés, quand j'étais jeune; me voici vieux, et encore je vous brave et je vous défie. Tant que j'ai été fort, vous m'avez appelé l'Heureux, parce que j'ai su me tailler ma voie dans la vie; mais depuis que ma barbe a grisonné, vous m'avez appelé le Fou. Vous avez raillé, vous avez poussé des éclats de rire entre vous et avec vos femmes, et vous avez dit: «Il garde précieusement le bien qu'un autre lui volera.» Qu'il vienne, cet autre, car voici l'heure, voici l'heure où nul ne pourra plus me l'enlever!
Et alors, il éleva sa voix mâle, et cria l'avertissement qu'il lançait dans le désert, lorsqu'au milieu du silence de la nuit tout, excepté lui, dormait dans la caravane:
—Qu'il prenne garde! qu'il prenne garde! Celui qui tourne autour de nous, tourne autour de sa mort.
XXXVIII
a douce voix d'Afsia, toute tremblante, vint murmurer à ses côtés, et le rappeler à lui-même:
—Qui donc menaces-tu ainsi?
Il sourit sans répondre.
—Je n'entends rien, reprit-elle après un moment de silence, rien que le jappement des chacals et le bruit des pas de quelques chevaux du côté d'Alloufa. Que fais-tu là? rentrons.
Il la prit sous la taille, la poussa dans le haouch.
Tout était prêt pour le départ. Les objets qu'ils devaient emporter, les vêtements de la jeune fille, les frechias multicolores, le beau Koran enluminé et écrit tout entier de la main du thaleb El-Hadj-Ali-bou-Nahr, le plus habile calligraphe de la province de Constantine et ton serviteur, ses flissas à manche de bois sculpté dans leurs fourreaux de cuir rouge, son fusil damasquiné aux capucines d'argent, qui avait fait tant de veuves et de mères sans fils, et la bride aux œillets brodés de soie et d'or, tout usée et tailladée dans les batailles, la bride de la belle coureuse, issue du fils de Naama, qu'il avait montée après lui aux grands jours de la poudre, et ses étriers sonores et ses éperons d'argent aux rudes arabesques, vieux serviteurs conservés à travers les vicissitudes et les périls! Que de souvenirs attachés à tout cela! Que d'événements! Que d'émotions! Que d'heures lourdes et légères, lumineuses ou sanglantes! Et tout ce passé lugubre ou radieux, il l'entassa pêle mêle dans un grand fondouk.
Et quand le coffre de chêne fut fermé, quand il eut jeté autour de lui un dernier coup d'œil, visité, une fois encore, la chambre d'Afsia, il le poussa contre la porte de l'escalier et s'assit dessus comme sur les cendres de son passé, ne regardant plus que l'avenir.
L'avenir! Il était devant lui tout radieux; il avait des yeux noirs chargés d'étoiles, brillantes comme autant de promesses et qui le regardaient.
Il fit un signe, et la fiancée s'approcha, pesant de son poids léger sur sa robuste poitrine. Délicieuse charge. Un poids de bonheur, une accumulation de biens; quelque chose de suave comme l'oiseau qui agite ses ailes entre deux mamelles, comme des lèvres frissonnantes sur des chairs pâmées.
Ce doux fardeau, il eût voulu l'avoir dans son cœur, enfermé, blotti, caché jusqu'au lendemain.
XXXIX
fsia avait bien entendu la voix de l'enfant, et avait tressailli. Elle sentait maintenant qu'elle avait mal fait de garder le secret de son aventure, et son instinct l'avertissait qu'une œuvre louche se tramait dans l'ombre par sa propre faute. Elle brûlait de tout avouer, mais ne savait comment faire pour tout avouer et surtout comment commencer l'aveu; elle ouvrait les lèvres, mais le feu lui montait au visage et sa langue se glaçait. Alors elle s'appuyait plus étroitement contre Mansour, implorant mentalement du fond du cœur le pardon de la faute.
Lui, la regardait, la pressant de ses mains fiévreuses. En apparence, indifférent et calme, il était ému comme un adolescent à son premier rendez-vous. Il fallait qu'il se reportât aux jours lointains de son amour illicite avec sa belle-mère Meryem pour se rappeler un pareil trouble. Que d'heures passées depuis! Que de semaines, que de mois, que d'années! Les épis blancs de sa barbe étouffaient depuis longtemps les noirs, et cependant il sentait se lever en lui les aboiements furieux d'une passion de vingt ans!
Il la regardait; ses bras avaient glissé jusqu'à ses hanches, et il voyait le sein virginal se soulever doucement sous la respiration de la vierge.
Il voyait la bien-aimée toute blanche, toute enveloppée des voluptueux rayonnements de sa grâce, de sa beauté, de sa parure et de ses parfums!
Elle était donc à lui, cette belle fille, à lui, le vieux bouc, à lui, rien qu'à lui. C'était son bien, sa chose, sa fiancée, sa femme, et il pouvait en jouir sur l'heure, s'il le désirait. Cette pensée faisait bouillonner son sang; et le brûlant simoun qui avait soufflé tout le jour, la toilette de la jeune fille, ses odeurs, ses ignorantes et dangereuses familiarités, la tiède brise du soir, entrée par la porte entr'ouverte, la nuit chaude et chargée de miasmes amoureux, le rossignol chantant dans la saule, et, là-bas, les voix mélancoliques qui saluaient, du milieu des roseaux, le doux lever de la lune, tout lui criait: «Prends-la! Prends-la!»
XL
on loin, sur un escabeau, une lampe de terre rouge jetait, dans l'oda, une mystérieuse et fauve lueur, et, dans un des coins, une large natte de diss flanquée d'épais coussins de laine restait déployée. C'est là que tous deux allaient se reposer en attendant les invités de la noce qui devaient venir les prendre aux premières clartés du matin.
Il la lui montra, l'éloignant de lui presque avec rudesse:
—Va dormir, enfant.
Une enfant! hier encore, c'en était une; mais aujourd'hui, il ne savait pourquoi, elle lui paraissait femme. Son cœur jusqu'alors l'avait aimée; maintenant ses sens la désiraient. En quelques heures s'était opérée cette métamorphose, et il la repoussait, craignant de succomber.
Elle s'éloigna, docile; et détachant de son cou son chapelet à grains d'ivoire, faisant passer chaque grain sous ses doigts, il murmura à demi-voix, comme pour ne pas entendre la pensée qui l'assiégeait: «Allah! Allah! Allah!»
Car il est écrit dans le Livre que ce nom sacré chasse les désirs impurs.
Afsia, obéissante, s'était assise sur les coussins de laine, mais comme il prononçait pour la centième fois le nom de Dieu, il lui sembla entendre une voix gémissante éclater, claire et distincte au milieu des jappements des chacals.
Elle se releva aussitôt et courut se réfugier entre les jambes du Thaleb:
—Entends-tu? dit-elle; j'ai peur.
Et, se pressant de nouveau sur sa poitrine, elle se cacha sous ses burnous.
Il prit la tête de l'enfant et se mit à baiser ses grands cheveux noirs.
Elle se laissait faire, toute heureuse. C'étaient les caresses d'un père, et elle n'en soupçonnait pas d'autres. Le moment était-il venu de lui avouer le secret qui la tourmentait depuis quelques jours? Mais lui, se dressant tout à coup, la repoussa encore. Il courut à la porte et fouilla l'espace noir.
Un être gémissait là-bas. Il y fit à peine attention. Il comptait combien d'heures à attendre l'arrivée des hôtes, et disait:
—S'ils pouvaient avancer le temps!
—J'ai peur, répéta Afsia, qui le suivait et s'attachait à lui, j'ai peur. Ne t'en va pas. Écoute, Mansour, j'ai quelque chose à te dire. Reste avec moi. Ne me quitte pas! ne me quitte pas!
XLI
ester avec elle! c'était justement ce qu'il redoutait, car il venait d'être pris de cette fureur qui saisit les hommes et, parfois aussi, dit-on, les femmes, à la veille de passer la porte de la vieillesse. C'est l'âge critique des passions comme de la vie. L'amour s'allume et éclate ainsi qu'une arme chargée par une main malhabile. Ceux qui ont franchi l'âge mûr et jouent le jeu des jeunes se blessent et se font huer.
Les huées, il n'en voulait pas. Il voulait la vierge, mais ne voulait pas les rires, et il y aurait des rires, le lendemain, dans Djenarah la Perle, si par malheur il allait faiblir.
Et cependant, plusieurs fois en quelques minutes il avait vu venir le moment où il ne pourrait plus être le maître de lui-même, où, larron de son propre bien, il allait déflorer sa fiancée, se faire cocu la veille de ses noces, livrer le reste de sa vie à l'éternelle risée. Car, quel bruit, lorsque la matrone, ouvrant la fenêtre, au lever de l'aurore, présenterait, aux éclats de rire de la foule impatiente, un linge immaculé!
—Par le Prophète, dirait-on, voilà quatorze ans que le vieil âne garde sa fiancée, prise par lui au maternel ventre pour être plus certain de l'avoir pucelle, et, la nuit des épousailles, elle n'a même pas taché sa couche. Ah! le maudit de Dieu! Est-il donc si faible, ce vieux suborneur de femmes, ou l'oiseau qu'il tenait en cage s'est-il enfui sous son nez? Tahan! Tahan! Cocu! cocu!
Oui, oui; on crierait cela et bien d'autres choses encore en le montrant du doigt, lorsque, honteux et farouche, il se glisserait le long des maisons, son capuchon sur les yeux, comme un pauvre, et le burnous serré à son grand corps maigri.
Il prendrait les rues désertes, il suivrait l'ombre, il s'effacerait le long du mur; mais quelque passant se trouverait toujours, qui pousserait son voisin du coude en le montrant, ou quelque mauvais petit drôle qui crierait de toutes ses forces:
—Oh! Thaleb! oh! cocu! Qui donc fut avant toi l'amant de ton épouse?
Ou bien encore une vieille, ses anciennes amours, qui lui cracherait sur le capuchon en montrant ses dents jaunes.
XLII
l avait pris son bâton et marchait à grands pas devant sa porte, frappant l'air comme s'il frappait sur les têtes des calomniateurs, croyant entendre déjà les huées et les rires.
—Non, cela ne sera pas. Les maudits ne me jetteront pas leurs insultes. Hadars et Chaouias, vous savez comment je me nomme.
Je suis l'Heureux, l'Heureux et, jusqu'à la dernière heure, vous baiserez mon étrier, et m'appellerez Seigneur!
Non, non, dût la vierge me supplier et mettre ses lèvres sur ma bouche, m'enlaçant comme un rameau de lierre, mon cœur et mes sens resteront comme le marbre de la mosquée.
Et la vierge, en effet, l'appela, le supplia et lui cria du seuil:
—Mansour, Mansour, reviens ici.
—Rentre, ma gazelle, répondit le Thaleb, ne cherche pas à me suivre; détache les chiens; qu'ils veillent près de toi! entends-tu cette voix en détresse. Je cours jusqu'aux premiers roseaux du marais.
—Mansour, ne va pas là-bas, je t'en conjure; Satan le mauvais est caché dans les joncs, tendant comme une araignée sa toile de maléfices.
Le Thaleb sourit à ces paroles, qu'Afsia répétait d'après lui.
—Rassure-toi, enfant; il ne tend ses toiles que devant les jeunes filles, les femmes et les faibles, mais les hommes comme moi, d'un coup de bâton crèvent le tissu. Il n'y a là bas qu'un petit drôle venu ici tout à l'heure et qui, sans doute, aura glissé dans quelque trou du marais. Je reconnais sa voix? La malédiction tomberait sur ma tête si je laissais périr cet enfant.
—Ne me laisse pas seule, Mansour. Je te jure que c'est un maléfice. Reviens, écoute-moi, j'ai un aveu sur les lèvres.
Mais lui, craignant un nouvel assaut à ses sens:
—Un aveu, candide gazelle! Tu me le feras à mon retour. Ne crains rien: les chiens feront bonne garde et ma vue ne quittera pas le haouch. Reste, tofla, et pousse les verrous.
Et il se mit à courir.
XLIII
l courait plein de pensées, et arriva sans y songer à l'endroit où la terre est humide et commence à se hérisser de glaïeuls.
Et comme il s'arrêtait, il entendit devant lui la voix gémissante crier:
—A l'aide! à l'aide!
—Toi, petit drôle, répondit le Thaleb! Où es-tu? Tu t'es chargé des commissions du diable et le diable t'a lâché en chemin. Tu es dans la boue avec tes vices! Restes-y.
—Sauve-moi, gémit l'enfant.
Mansour s'enfonçait dans les roseaux, par le sentier qui serpente autour des flaques immobiles, lorsqu'il s'aperçut que ses chiens le suivaient.
Étonnés des mouvements de sa trique qu'il brandissait dans l'air, menaçant d'invisibles ennemis, ils trottinaient silencieux, flairant une piste, à une distance prudente.
Dans les roseaux noirs, il vit leurs yeux luisants.
—Chiens du diable, cria-t-il furieux, que venez-vous faire avec moi? Qui vous a demandés, fils de louves? Pourquoi me suivez-vous comme des djinns sinistres, misérables? au haouch, canailles! au haouch! voleurs! au haouch!
Et il lança sur eux son bâton.
Ils battirent en retraite au galop, oreilles basses et queue serrée sous les jambes; mais bientôt s'arrêtèrent tous trois, regardant leur maître s'éloigner.
Il s'était remis à courir, car la voix plaintive retentissait plus fort, avec un accent de détresse: «A l'aide! à l'aide!» Mais toujours à la même distance et de l'autre côté d'un des bras du marais. Pour y arriver, il devait faire un détour; il s'arrêta, hésitant à s'y décider, et jeta un regard en arrière.
Le haouch était là-bas, bien loin déjà. Il eût pu voir encore sa silhouette blanche dans la nuit claire; mais un gros nuage couvrait la lune et il ne l'apercevait plus. Il ne distinguait même plus le bouquet de la fraîche oasis épanoui autour comme un sourire du ciel. Tout s'effaçait dans les grandes couches d'ombre.
XLIV
ais la voix de l'enfant appelait, toujours plus lamentable, et il continua sa course.
Déjà il avait traversé la ligne sombre des roseaux et se trouvait sur le bord du marais étendu comme une nappe noire, qu'hérissaient çà et là les pointes aiguës des grands joncs.
Il écouta: plus rien. Dans la plaine, les jappements lointains des chacals, et tout prêt le battement d'ailes d'une poule d'eau troublée dans son sommeil, le clapotement des grenouilles qui plongeaient dans les eaux profondes.
A son tour, il appela.
Un souffle léger agitait les herbes; avec des grouillements, des lueurs glauques, des glapissements confus dans des amoncellements de noir, où éclataient, tout à coup, des flaques d'un blanc mat, sans lumière et sans reflet.
Il répéta son appel:
—Où es-tu? fils du diable, où es-tu?
Mais rien ne répondit, et cet homme qui n'avait jamais connu la peur, eut un tressaillement qui lui serra le ventre.
—C'est l'heure infernale des djinns, dit-il, et il se répéta à lui-même ce qu'il avait crié à ses chiens:
—Au haouch! au haouch!
Et, au même instant, il entendit non loin de lui un grand bruit dans les hautes herbes. Et s'étant avancé, il vit les noires silhouettes des slouguis, dont l'un s'accouplait à la chienne, tandis que les autres se livraient bataille et se roulaient en hurlant dans les fanges du marais.
XLV
ui, le haouch était perdu dans les noires profondeurs. Il avait rayonné trop longtemps dans la plaine, avec son toit rouge et ses murailles blanches et sa joyeuse oasis verte. Il avait vibré trop longtemps sous les gais éclats de son hôtesse, les gais chants de ses oiseaux. C'était assez. Voilà que l'ombre sinistre s'étend sur lui, et le malheur qui l'avait oublié, s'arrête, et secoue sur sa quiétude son aile toute chargée de pleurs.
Chacun son tour. Chacun son tour. C'est le frère aîné de la mort. Il lève avant elle la contribution posée sur nos têtes. Tous passent par ses mains brutales, car, petit est le nombre des justes qui ont su les éviter. «A moi aujourd'hui, demain à toi.» C'est le mot écrit à l'entrée des champs où l'on enfouit notre chair morte; c'est la menace que jette à ceux qui rient ou qui pleurent l'ombre de celui qu'on va donner aux vers. Mais c'est surtout le mot qu'à l'heureux qui festoie doit jeter le misérable.
O toi qui souris à la vie, adolescent, adolescent aux yeux humides, toi qui au milieu des roses savoures le sein de ta maîtresse, la tête enfouie dans le doux sillon, hâte-toi de rire, de jouir et d'aimer, car, l'infortune est là qui te guette pour te glacer, à jamais, et les lèvres et le cœur.
—Allah! Allah! pourquoi ces misères? gémit l'insensé qui s'est laissé surprendre par le visiteur lugubre.
Mais il répond:
—Rentre en toi-même, imbécile, et ne t'en prends qu'à toi des colères du destin. Regarde derrière. Ne m'as-tu pas frayé une route assez large? Voilà vingt ans que tu travailles à m'aplanir la voie. Je passais, je l'ai vue toute tracée et toute droite; je l'ai prise et maintenant me voici.
Et le voilà qui frappe à la porte du haouch et qui dit:
—C'est moi, me voici!
—Qui, toi? demanda la jeune fille plus blanche que son blanc haik.
—Moi, celui que tu attends.
—Je n'attends personne. Qui es-tu?
—Moi! ne sais-tu pas? Moi, l'amant, celui qui t'aime, celui qui meurt d'amour. Ouvre, ouvre-moi.
—Toi! murmura Afsia tremblante, toi qui m'as écrit que tu voulais mourir. Je n'ose pas t'ouvrir; je ne le dois pas et j'ai peur.
—O vierge dont le visage est plus radieux que l'étoile du matin; dont la voix est plus mélodieuse que le son des instruments aux jours de fête; vierge plus douce à la vue que les dattiers de l'oasis, plus fraîche que la source qui jaillit du rocher; de quoi donc as-tu peur, toi qui peux commander aux hommes comme une sultane aux nègres du sérail?
—Va-t'en! va-t'en! dit Afsia.
—Laisse-moi entrer, car tu es la fontaine, et j'ai soif. Je suis le palmier altéré de la source et, qui, loin d'elle, va mourir. Ouvre-moi, car je me sens sécher d'amour.
Pendant les longues heures passées dans les grands roseaux, il avait eu le loisir de préparer ces belles paroles, filets dorés auxquels les femmes laissent prendre leur cœur.
—Je ne puis t'ouvrir, répondait Afsia. Le Thaleb El-Mansour, mon maître, me l'a défendu. Il ne faut pas que je parle à aucun homme, car il m'épouse demain. Retire-toi donc, étranger; dès l'aurore, j'irai à Djenarah, et, si tu veux me voir, mêle-toi à ceux de la noce; il y aura place au banquet pour tous.
—Quoi! c'est donc bien vrai! ce vieux, qui a un pied dans la tombe, mettra-t-il l'autre dans ta couche? Il se trompe; ce n'est pas toi, c'est la mort qu'il doit épouser. On me l'avait pourtant affirmé, mais je ne pouvais le croire. Je répondais: «Mauvaises gens, vous mentez. Non, la rose de Djenarah ne peut épouser ce débris d'homme.» Je le crois maintenant, puisque tu l'avoues. Le malheur est-il à ce point pendu sur ta tête! Oh! tu n'as pas réfléchi; il abuse de ta naïveté et de ton innocence! Cependant, tu as des yeux; tu vois. T'a-t-il donc jeté un sort, avec son regard de vautour chauve, que tu consentes à remettre ta jeunesse, ta beauté, ta virginité en ses bras raidis et froids? Ah! il ne te fera rien goûter et, avec lui, tu ne connaîtras pas les extases. Pauvre bouton, il te déflorera brutalement, sans que tu aies senti pousser tes feuilles; tu t'étioleras sous ce souffle glacé! tu te sécheras sur cette terre aride, et tu pleureras jusqu'à la dernière heure, ta virginité, ton bonheur et ta jeunesse, perdus et flétris. Songes-y, ô toi dont les yeux sont des étoiles et la bouche une source de volupté; il te faut l'amour des jeunes. Ouvre-moi, et je te donnerai un avant-goût des joies du Paradis.
—Je ne puis pas. Ne me parle pas ainsi. Je ne veux pas t'écouter davantage. Va-t-en!
—M'as-tu donc fait venir pour me chasser? N'as-tu pas agité ton haik, comme je te le demandais, et t'ai-je forcé de donner le signe convenu?
—Je n'ai pas su ce que tu voulais, quand tu m'as demandé cela. Mais maintenant, je vois que j'ai mal fait. Tu m'as envoyé de douces paroles, et je voulais voir le visage de celui qui me les envoyait.
—Eh bien, me voici. Ouvre-moi, et tu verras mon visage.
—Je ne veux pas le voir, car j'ai fait mal, et j'ai eu des remords, et je ferais plus mal en te voyant. Retire-toi, Mansour va venir, et s'il te trouvait à sa porte....
—Ne crains rien. Le vieux est loin. Il a affaire à un rusé drôle, un petit chamelier à qui j'ai donné une pièce blanche et promis le double s'il le tenait pendant une heure éloigné d'ici. Ah! c'est un coquin hardi, il le fera courir longtemps à travers les roseaux, tandis que sa chienne occupe les slouguis. Tu vois, tous font l'amour; il n'y a que toi, ignorante tourterelle, qui refuses ton bien. Hâte-toi; et puisque tu veux le vieillard malgré tout, je partirai ensuite, et nul, pas même l'époux à ta nuit de noce, ne soupçonnera le doux larcin. Je sais les secrets qu'on dit aux jeunes filles, et je t'enseignerai comme on trompe les vieux.
—Je ne veux tromper personne.... Quels secrets me diras-tu?
—Des secrets qui ne se murmurent que bouche contre bouche.
—Alors, va-t'en.
—Si tu ne m'ouvres pas, je vais me coucher au travers de la porte, afin que le vieillard me heurte du pied.
—Oh! ne fais pas cela! Mansour te tuerait!...
—Oui, à cause de toi. Car pour toi je me livrerai aux coups comme un chien docile. Oh! mourir pour toi et te laisser mon souvenir! Je verrais couler mon sang avec joie, si je ne craignais qu'il ne retombe sur ta couche nuptiale. Songes-y, du sang qui ne sera pas le tien, dans le lit de noces. Me voir venir, la poitrine souillée de rouge et le visage pâle, troubler ta première nuit. Quoi! pour un mot, pour un seul mot, un pauvre petit mot que je veux te dire, en regardant tes grands yeux noirs, ne peux-tu éviter ce malheur? J'en jure sur ma tête, sur la tienne et sur celle de l'homme qui va te tenir demain dans ses bras, Mansour l'Heureux sera, par ta faute, appelé le Misérable. Le Prophète l'entend.
—Je t'en conjure, n'empoisonne pas ma vie, ni celle de celui qui fut un tendre père. Que me veux-tu dire? Que me veux-tu?
—T'aimer, t'aimer!
—Ne peux-tu m'aimer de loin, et de l'autre côté de la porte?
—Un baiser, rien qu'un, et je partirai aussitôt.
—Tu le jures?
—Sur le tombeau du Prophète et sur le châtiment de Dieu.