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L'amour au pays bleu

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XLVI

E

lle ouvrit, et il se rua sur elle.

Par une pudeur instinctive, elle avait éteint la lampe; elle ne voulait pas que, pour la première fois, il pût contempler sa face. Ils étaient dans l'ombre; elle sentait son souffle brûlant, elle entendait sa poitrine haletante, elle était éperdue et affolée de ses audaces et de ses actions.

—Que fais-tu? que fais-tu?

Elle se débattait dans ses bras, ignorante de ce qu'il exigeait, indignée et pleine d'épouvante.

—Pardon! pardon! répétait-elle. Que t'ai-je fait? ne me tue pas. Pourquoi me fais-tu mal? A moi, Mansour, à moi!

Mais lui, allait toujours, profitant de l'ombre, étouffant ses plaintes sous la furie des baisers.







XLVII

E

t quand ce fut fait, il voulut la voir, pour jouir plus pleinement de son triomphe; et, ayant rallumé la lampe, il la reprit dans ses bras.

Jamais, dans ses courses à travers les tribus, il n'avait rencontré plus ravissant visage, jamais, soulevant le voile des filles des Hadars, il n'avait baisé d'aussi appétissantes lèvres, jamais, dans les races de l'Islam, si fertiles en beautés, il n'avait vu briller des yeux aussi noirs. Il ne se lassait pas de la regarder, et souriait.

Elle le regardait aussi, mais ses lèvres étaient sans sourire. À travers ses larmes, on voyait l'épouvante. Son cœur, étonné, restait triste. Elle entrait dans la vie par la porte mauvaise, et la vue de cet amant ne lui laissait que le remords.

«Quoi! est-ce donc là l'amour?» disait son regard; mais peut-être ne pensait-elle pas encore; elle était anéantie en face de cet homme qui venait, d'une façon si subite, se ruer au milieu de ses jours. «Quoi! c'est là tout? c'est là tout! Oh! El-Messaoud, El-Messaoud! c'était donc ce que voulait cet homme!» Mais elle ne savait pas. Pourquoi lui avait-il laissé ignorer? Elle se serait défendue, elle n'aurait pas ouvert. Il avait cru garder sa chasteté en la tenant dans l'ignorance du mal, et voilà que sa chasteté ignorante a ouvert toute grande la porte au larron d'honneur. Elle savait maintenant; elle comprenait. Qu'allait-elle devenir! Et l'autre, pourquoi n'était-il pas accouru?

Tout cela passa en deux secondes dans son cerveau. Puis il cessa de penser. Il semblait se paralyser sous les âpres morsures d'un vent glacial, et cependant sa tête brûlait. Quant à son cœur, elle ne le sentait plus. Elle avait la poitrine oppressée comme ceux sur lesquels a fondu une subite infortune; ses entrailles se tordaient, et elle sentait grandir sa terreur.

La voyant ainsi accablée, le séducteur haussa les épaules.

—Toutes les mêmes, murmura-t-il; elles veulent, puis ne veulent plus, puis elles veulent encore, et elles pleurent quand elles ont voulu.

Et n'ayant plus rien à tirer d'elle, il la baisa en riant, sur la bouche, et lui dit adieu.

Mais, comme il rajustait sa ceinture, il entendit un pas précipité et presque aussitôt des coups brusques à la porte:

—Afsia, disait Mansour, ma gazelle, c'est moi.







XLVIII

I

l revenait plus tôt qu'Omar ne s'y attendait. Le spahis comptait sur une absence d'une heure et la moitié à peine était écoulée. Il s'était hâté; il haletait, ramenant avec lui une poignante inquiétude.

Là-bas dans les noires touffes des hauts glaïeuls, une lumière sinistre avait lui dans son cerveau.

N'avait-on pas voulu l'éloigner? ses chiens n'avaient-ils pas été attirés avec intention, loin du haouch au moyen de cette chienne maudite? et dans quel but? dans quel but?

Alors un frisson passa sur sa tête, comme si son crâne rasé avait été exposé au vent du Nord, et il rebroussa chemin, entendant derrière lui la voix du petit garçon semblable à un rire de djinn.

—Oh! disait-il en courant de toutes ses forces. Suis-je joué? suis-je joué? Et par qui? par un enfant! Maudit! maudit!

Il ne pouvait en dire plus; et il courait, talonné par le soupçon.

Puis, quand la fatigue brisa ses jambes et qu'il dut reprendre le pas pour respirer, il essaya de mettre quelques douches bienfaisantes sur sa brûlante inquiétude:

—Afsia n'ouvrira pas, j'en jurerais sur ma tète. C'est une fille sage. Elle déjouera les plans de mes ennemis. Comment ouvrirait-elle? Est-ce qu'elle sait ce qu'est le mal? Est-ce que son œil a jamais été terni par une image malsaine? Non, je suis sûr d'elle, comme de moi, plus que de moi. Et les fils du diable en seront pour leurs peines. La dérision tombera sur eux. Que Dieu les maudisse! qu'il les maudisse dans leurs pensées! qu'il les pourrisse, eux et leur génération. Ah! ah! ils s'en vont déjà, sans doute, plus honteux que des juifs qui se sont laissés voler par des chrétiens. Ah! ah! ah! nous allons rire.

Et il s'efforçait de rire, mais les sons qui s'échappaient de sa gorge sèche étaient si lugubrement saccadés, qu'ils ressemblaient à des sanglots.







XLIX

C

ependent la lune, par-delà les limites de l'horizon venait de se débarrasser de son rideau de nuage, ainsi qu'une femme qui s'est dépouillée de ses vêtements et se montre toute éblouissante des éclats de sa jeunesse. Son globe démesuré inonda la campagne de sa molle et pâle clarté, éclairant la petite façade du haouch et aussi le cœur de Mansour. La maison était si tranquille, si enveloppée de silence et de calme, perle blanche dans son écrin vert, qu'il en fut tout joyeux. Il lui sembla même voir filtrer un filet de lumière, et il dit;

—Elle est là!

Et en même temps, la brise qui avait passé sur le jardin d'Afsia, lui arriva chargée des arômes familiers, comme si les fleurs aimées de la jeune fille venaient le saluer de leurs parfums et répéter avec lui: «Elle est là! Elle est là!»

Et à mesure que la petite maison grandissait et sortait plus distinctement des épaisseurs de l'ombre, toute trace de souci s'effaçait de son front et de son cœur. Il cessa de courir, se gourmandant même de ne pas être allé plus loin, au secours de l'enfant. «Car, disait-il, il est peut-être vrai que le petit drôle se soit enfoncé dans la boue du marais.» Et, si cela était, il passerait aux yeux du Cheik Ben-Kaouaidi et des chameliers de la plaine pour un homme au cœur dur et à la main fermée.

Mais il se consola bien vite, en pensant que l'enfant s'était tiré d'affaire, et que, dès le lendemain, il enverrait le plus beau de ses chiens au Cheik Ben-Kaouaidi.

Et, s'étant essuyé le front et le visage ruisselants de sueur, il arriva à la porte et frappa, tout joyeux de la trouver close.

—Ouvre, Afsia, ma gazelle, c'est moi.

Mais la porte ne s'ouvrit pas.

Il pensa que la jeune fille s'était endormie, et comme il écoutait, croyant saisir un bruit léger, il entendit dans le lointain, du côté de Djenarah, les premiers coups de fusil annonçant la sortie des gens de la noce.

Alors, il frappa de nouveau et plus fort, répétant:

—Afsia! Afsia! C'est moi.







L

E

lle ne se leva pas; elle ne fit aucun mouvement. Cette voix la clouait au sol. Elle n'éprouvait qu'une sensation, celle de ses entrailles qui se tordaient, et de son cœur qui battait si fort que sa gandourah en marquait les sauts. Ses yeux agrandis par l'épouvante, restaient fixés sur la porte, et à contempler son visage, on eût dit que le sceau dont sont stigmatisés les infidèles qui ne voient ni n'entendent, venait d'être posé sur ses oreilles et sur ses yeux.

Elle se disait: «Je vais mourir», et elle attendait la mort. Mais comme Mansour redoublait ses appels avec inquiétude d'abord, puis avec colère, elle implora du regard le spahis et le vit debout, immobile et fronçant son épais sourcil. Pâle comme elle, et les yeux fixés sur la porte ébranlée, il sortait lentement d'un fourreau de cuir rouge, un de ces longs couteaux à lame rayée, que forgent les armuriers Kabyles, et qui en un tour de main détachent des épaules la tête la mieux rivée. Il avait déjà fouillé la chambre et s'était assuré qu'il n'était d'autre issue que la porte de l'escalier conduisant à l'oda de la jeune fille. Mais là, pas d'échappée possible, car les deux fenêtres grillées étaient à peine assez larges pour laisser passer la tête d'un enfant. Il le savait; il avait étudié le haouch du dehors et n'ignorait pas qu'en cas de surprise, il lui faudrait livrer bataille, lutter de force, ou lutter de ruse. Il prit vite son parti, et, posant un doigt sur sa bouche pour commander le silence, se dirigea vers l'escalier, écarta le fondouk et disparut.

Quand il se fut enfoncé dans l'ombre, Afsia se leva avec effort, comme si le fardeau d'opprobre pesait déjà sur ses épaules, et alla tirer le verrou.

—Que faisais-tu? s'écria Mansour.

—Rien, dit-elle.

—Pourquoi n'ouvrais-tu pas? Pourquoi ne répondais-tu pas? Tu m'as mis la nuit au cœur. Mais te voici! te voici!

Et il la prit dans ses bras, la regardant avec ivresse. Il pouvait la tenir maintenant sur sa poitrine; la course, l'inquiétude, la fraîcheur de la nuit avaient calmé ses sens; il n'en sentait plus les impétueuses exigences, et il appuya longtemps ses lèvres sur les tresses parfumées.

—Sais-tu, tofla? j'ai fait une course inutile. Rien là-bas, rien. Je soupçonne avoir été joué par un mauvais petit drôle, qui a voulu se venger de ce que je l'ai chassé avec son chien. Ah! j'ai eu peur un instant. Oui, tofla, j'ai eu peur qu'on ne vienne te voler.

Et il caressait les lourdes tresses, les prenait dans sa main comme pour s'assurer de leur poids, les soulevait, baisait les boucles frisottantes qui s'échappaient sur le cou nu.

Elle se laissait faire, ne parlant pas, n'écoutant pas, tout entière à son épouvante, tremblant entre ses bras comme une feuille qu'agite le vent.

—Puis, murmurait le thaleb, comme je frappais à la porte, j'ai entendu un bruit joyeux. Dans le lointain, dans le lointain, les premiers coups de fusil de la cavalcade nuptiale. Notre noce! tofla, notre noce!

Et comme il la regardait, prêt à lui couvrir de baisers le visage, il remarqua enfin son trouble.

—Sur la tête du Prophète! s'écria-t-il. Ma douce colombe, qu'as-tu?

—Moi! je n'ai rien, Mansour.

Il courut chercher la lampe, pour mieux éclairer sa face.

—Tu es pâle, comme si un noir djinn t'avait frappé de son aile. Es-tu malade, enfant? Afsia, chère Afsia, qu'est-il arrivé?

—J'ai besoin d'air. Laisse-moi sortir. Viens avec moi. Je veux entendre le bruit de la poudre. Partons, allons au-devant des cavaliers.

Il la retint par le bras.

—Tu me caches quelque chose, dit-il, possédé par le soupçon. Petite fille, je lis le trouble dans tes yeux comme en un miroir. En mon absence que s'est-il passé?

—En ton absence? balbutia-t-elle. Rien que je sache. Je t'attendais, et me suis endormie.

—Et le froid t'a saisie pendant ton sommeil, car tu trembles; et maintenant voici que tu as trop chaud; car le feu s'allume sur tes joues. Afsia! Afsia! qu'est-ce que tout cela signifie? Afsia! me tromperais-tu?







LI

N

Non, elle ne trompait pas, elle ne pouvait tromper, car la vérité se lisait sur son visage candide et dans ses yeux naïfs. Et cependant le vieux Thaleb, si expert en tous les artifices, n'y pouvait croire; le noir souci s'était logé dans les plis de son front, et le doute entrait dans les sombres abîmes de la navrante certitude, qu'il voulait encore espérer.

—Ce n'est pas possible, disait-il; non, cela ne peut être.

Ainsi, il arrive que, lorsque nous assistons tout à coup à la trahison d'un être aimé, nous ne pouvons d'abord en croire ni nos yeux qui voient le crime, ni nos oreilles qui entendent le parjure. Nous nous disons: «C'est un rêve», et nous nous tâtons pour voir si nous sommes éveillés. La folie de nos sens nous paraît plus possible que celle de notre cœur, et nous aimons mieux être hallucinés que dupes. Mais, hélas! la vérité éclate; il faut nous rendre à l'évidence, nous sommes dans notre bon sens, et c'est notre cœur qui est fou.

C'est pourquoi Mansour cherchait à s'abuser, tandis que sa pensée se débattait dans les angoisses du délire. Il s'était reculé pour mieux examiner la jeune fille, voulant plonger ses yeux dans son âme. Mais, elle, naïve dans le mal et ignorante dans le mensonge, tenait ses paupières baissées.

—Lève la tête, dit-il, montre ton visage, et, comme une fille dont nulle tache n'a souillé le front, mets ton œil dans mon œil.

Elle essaya d'obéir, mais ses grands yeux craintifs ne purent soutenir son farouche regard.

—Oh! répéta-t-il, par Dieu, qui ne dort ni ne rêve, que s'est-il donc passé?

Et lui meurtrissant les poignets, dans sa colère grandissante, il cria:

—Fille de Fathma! Par le Maître des Nuits, réponds; sur ta tête, réponds; qu'as-tu fait?

—Laisse-moi, supplia-t-elle, ne me fais pas de mal.

—Dussé-je briser ces bras et faire entrer ces anneaux dans ta chair, je ne te lâcherai pas avant que tu ne m'aies dit pourquoi tu n'oses me regarder en face.

—Parce que tu me fais peur.

—Je te fais peur! Peur! Depuis que je t'ai appris à balbutier tes premiers mots, et il y aura quatorze ans demain, tu ne m'as jamais jeté cette odieuse parole. De quoi donc as-tu peur? Les coupables seuls doivent trembler!

Et, regardant autour de lui, il remarqua le fondouk déplacé et la porte de l'escalier restée entr'ouverte.

—Oh! oh! quelle main a remué ce fondouk?

—Moi, dit la jeune fille, que le sentiment du danger rappelait à elle; je suis montée dans ma chambre pour voir si rien n'y avait été oublié; mais il n'y a rien, plus rien.

—Toi! Malédiction de Dieu! Toi! Par celles qui éparpillent la race d'Adam et secouent le malheur comme un tapis souillé, au-dessus de nos têtes, tu es devenue forte en peu d'heures! Le sommeil et mon absence t'ont profité. C'est bien! J'aurai une épouse vigoureuse. Elle pourra porter mes besaces, si quelque jour la pauvreté me harcèle sur les chemins. Mais les senteurs dont ta chambre est encore pleine, descendent jusqu'ici et me montent à la tête; va fermer la porte et pousse le fondouk, pour qu'elle ne s'ouvre plus.

Afsia alla. Mais vainement elle y employa toutes ses forces; sous ses petites mains, le grand coffre de chêne ne s'ébranla pas plus qu'un roc sous le souffle du soir.

Elle se retourna et vit Mansour, les bras croisés, les yeux attachés sur elle.

—Je suis fatiguée, balbutia-t-elle; je ne puis plus, non, je ne puis plus.

Il la regardait, et l'ironie plissait ses lèvres blanches. Ce n'est plus Mansour le père, Mansour le Bienveillant, Mansour l'Heureux: c'est un homme qu'elle ne reconnaît plus, et qui porte, sur sa face, dans ses yeux jaunis par la bile, dans le rictus convulsif de ses joues, la marque des colères implacables.

Alors, affolée, elle se recula jusqu'au mur et murmura, les mains jointes:

—Pardon!

—Pardon! répéta-t-il d'une voix creuse. Tu demandes pardon! Mais de quoi donc te pardonnerai-je, puisque j'ignore le crime commis... tu n'oses le dire, est-il donc si honteux, que tu rougisses de l'avouer.... Alors, je vais moi-même le découvrir, car je commence à comprendre... oui, je vois ce que c'est.







LII

À

insi qu'il eût fait d'une gerbe, il la coucha sur son bras gauche, lui arrachant sa ceinture, le foutah et le pantalon de soie. Puis, soulevant la chemise de gaze collée à ses flancs, il la lui rejeta sur le visage, comme on jette le linceul sur la face des morts.

Et, toute frissonnante, elle resta étalée, nue depuis les seins jusqu'aux chevilles.

Alors parurent les souillures de la profanation.

Sans prononcer une parole, il repoussa violemment la fille déflorée, et porta la main à son front, s'appuyant, en chancelant, à la muraille. On eût dit qu'il venait d'être frappé à la tête; seul le cœur avait reçu le coup, et il en restait étourdi.

Mais, se souvenant que son rival était là sans doute, moqueur et triomphant, il se roidit contre la douleur. Son orgueil d'homme fort, sa vieille énergie, la mémoire du passé, il fit appel à tout pour lutter contre le présent, et, remonté comme un rouage, tous les ressorts de ses nerfs tendus, il poussa un grand éclat de rire.

Ce rire, semblable à un cri d'angoisse, il l'avait poussé déjà, alors qu'il courait dans la plaine, à la certitude de son infortune. C'étaient ses larmes qu'il essayait de refouler, ses gémissements qu'il voulait étouffer et qui s'échappaient sous cette forme de sanglot. Il résolut de se montrer plus calme.

Du ton bas et lent d'un homme qui réfléchit et cause avec lui-même, il parla au-dessus de la tête d'Afsia, accroupie sur le sol, dans la position où elle était tombée, couvrant de ses bras son visage et sa honte.

—Fini, disait-il, fini. On ne peut rien contre ce qui est. Je voudrais oublier, je ne le pourrais pas. Je voudrais pardonner, je ne le pourrais pas. J'essaierais de fermer la blessure, que resterait éternellement la cicatrice. Prophète de Dieu, c'est donc le châtiment qu'Allah me réservait!

Un soir, solitaire, accablé et las, je me suis dit: «Assez! La débauche laisse l'étourdissement, mais ne laisse pas l'oubli; l'ivresse partie, la mémoire revient; et il me faut ensevelir tout mon passé dans un cœur.» Ce cœur, je l'ai cherché du Nord au Midi, du couchant à l'aurore. Car, pour que la bien-aimée ne traîne, comme moi, derrière elle, une souillure qui noircisse sa vie, que nulle tache ne vienne s'étendre sur l'azur de ses heures, qu'elle n'ait ni le regret d'un souvenir, ni le remords d'un passé boiteux et louche, pour que je trouve dans l'étincelle de ses yeux, l'illumination de mon avenir... il me la fallait vierge.... Et dans un jour de folie, j'ai été la prendre au ventre de sa mère, pour être certain de l'avoir immaculée. Et depuis, je ne l'ai pas quittée; pendant quatorze ans j'ai veillé sur elle. Pas une pensée d'elle qui n'ait été à moi; pas un geste que je n'aie connu; pas une parole que je n'aie entendue. Et lorsqu'après quatorze ans, j'allais me donner cette femme que j'avais bien gagnée par mes soins, mes sacrifices et mon amour, lorsqu'elle était pure comme Ève avant qu'Adam n'ait planté dans ses flancs la race maudite, il a suffi d'un instant où mon œil n'était pas sur elle, pour que, ayant laissé une vierge, je retrouve, quoi?... Quoi?... Comment cela est-il arrivé?... Elle n'avait cependant pas les désirs malsains qui tourmentent les jeunes et les poussent à fuir le toit béni du père, à chercher dans l'inconnu funeste, un autre toit et un autre horizon. Rien n'avait encore souillé sa pensée. Elle ignorait dans son innocence la différence entre les fils et les filles d'Adam! Un bouton de rose! Une fleur entr'ouverte au matin et sur laquelle nul souffle n'a passé! Une vierge sans pareille, inconsciente de sa virginité! Et voilà! Fini, c'est fini! Une seconde et tout s'écroule! Souillé, le bouton! Flétrie, la fleur! Une sale chenille a bavé dans ce calice. Quelque pourceau ivre est venu se vautrer sur cette rose! Sur ce ventre de houri, il s'est pollué et a craché ses immondices. Sous mes yeux, oui! jusque sous mes yeux, pendant qu'il me faisait duper par un enfant, un lâche coquin m'a volé ma joie, mon honneur, mon bonheur, mon avenir, quatorze ans de sollicitudes, mes espérances, toute ma vie, et de cette merveille humaine, de cette houri du ciel, de cette vierge, il me laisse une prostituée!

Et, à mesure qu'il parlait, il perdait son calme et reprenait sa colère.

—Une prostituée! continua-t-il. Une prostituée qui ment et qui trompe et qui se couvre le visage du masque du repentir. Chienne, fille de chienne, debout! hurla-t-il en la poussant du pied; depuis quand me trompes-tu? Où l'as-tu vu! De quel art infernal as-tu su envelopper tes mensonges, pour qu'ils ne s'étalent pas à mon regard! Et combien t'a-t-il payé ta honte, celui qui se cache là-haut, le voleur, le chien, le destructeur de renommée, le lâche larron d'honneur! Car il est là-haut, n'est-ce pas? il est là-haut celui dont je vais faire un cadavre, que dépeceront mes chiens.

Ah!

Ah! grasse pâture! Debout, slouguis, à la curée! à la curée!

Et il décrocha de la muraille son long fusil de guerre, chargé et prêt pour la fantasia.







LIII

À

fsia n'avait pas tressailli sous l'insulte, et lorsque le pied de Mansour la frappa sur les hanches, elle resta courbée; mais entendant le craquement de l'arme, elle se dressa et bondit sur lui.

—Ne le tue pas, cria-t-elle, ne le tue pas, je ne veux pas que tu le tues.

Elle pesait de toutes ses forces sur sa poitrine, essayant de saisir le fusil, plongeant, ayant banni toute honte, ses yeux terrifiés et suppliants dans ses yeux durs et secs.

—Ah! tu crains pour sa vie!

—Tue-moi. C'est moi qui ai ouvert, c'est moi qui ai agité mon haïk, et il a cru qu'il fallait venir. Tue-moi, c'est ma faute; c'est moi qui ai tout fait. Oh! si tu m'as aimée, tue-moi.

Il la regardait et ses yeux brillaient d'un éclat farouche.

—Comme tu l'aimes! dit-il.

—Non, je ne l'aime pas, je ne le connais pas; mais, c'est moi qui suis coupable et je ne veux pas que tu le tues.

—Toi coupable! Toi! Allah Kebir! Allah Kebir! C'était écrit. La tête du fort est courbée sous la main implacable. Les vieux me l'ont dit aux jours de ma jeunesse: «Ame pour âme, œil pour œil, dent pour dent, blessure pour blessure.» Celles du cœur comptent double; car elles ne guérissent plus; c'est le cœur que j'ai frappé jadis, je suis puni. C'est justice. Rassure-toi pour la vie de l'homme. Sa vie, il y a quatorze ans que je la lui ai promise, je l'ai juré sur ton berceau. Par la fosse ouverte au bout de la route humaine, et où, grands ou petits, heureux ou misérables, voleurs ou dupes, nous serons tous couchés, la fortune qui m'a trop longtemps caressé, me brise aujourd'hui. Elle a placé sur mes pas mon maître, elle a dressé, pour me barrer le chemin, un plus habile et plus fort, je dois le saluer, oui, je me souviens, et l'appeler Seigneur!

Et, écartant brusquement la jeune fille:

—Eh! là-haut, cria-t-il, l'homme, l'amant, le djinn, le diable, qui que tu sois, descends et montre à ton esclave la face de son Seigneur.

Il y eut un instant de silence. Enfin, on entendit un pas lent, et Omar, poussant du pied la porte, se montra dans la pénombre, le poignard à la main.







LIV

L

e regard du jeune et celui du vieux se croisèrent comme des lames sanglantes. La main de chacun se crispa sur son arme, mais le vieux posa sur le sol la crosse de son fusil.

—Fais un pas, homme, encore un pas, que je contemple ta face. Et toi, tofla, arrière. Ah! je t'ai vu une fois, je me souviens, et ton œil a laissé sur mon âme une empreinte sinistre. Avance, ne crains rien. Par le Koran glorieux! par la sainte Kaaba! par l'étoile, quand elle se couche! par le souverain des deux Orients et des deux Occidents! je le jure, homme, tu peux remettre ton flissa dans sa gaine.

Mais l'autre:

—Me prends-tu pour un fou de penser que je resterai désarmé devant ta furie?

—Ta méfiance m'est une preuve que tu manques de foi. Le soupçon chez les jeunes est l'indice d'une âme basse. O Afsia! Afsia! à qui t'es-tu livrée? Mais ce que j'ai dit est dit. Homme, quand j'avais ton âge, j'ai voulu rompre la destinée en prenant une route mauvaise, c'est elle qui m'a rompu. Elle me rend ton jouet. Mais, malgré mon abaissement, je suis de ceux dont la parole est sûre. Cette arme, la voici. Et maintenant, maître, apprends-moi de quel nom je dois te saluer.

—Je voulais te le demander, répondit froidement le soldat; car je m'appelle Omar tout court, Omar, sans nom de père; mais le marchand Lagdar-ben-El-Arbi, du Ksour de Msilah, m'a affirmé que toi seul pouvais me renseigner.

Mansour leva ses bras au-dessus de sa tète:

—Ladgar! Lagdar-ben-El-Arbi! C'est donc lui qui t'envoie! Lui qui t'a conseillé? Je comprends, je comprends tout. O Meryem! Meryem!

—C'est le nom de ma mère, riposta le spahis. Pourquoi l'évoques-tu? Y a-t-il quelque chose de commun entre elle et toi? Quand j'étais enfant, mes petits camarades, ceux qui avaient un père, prononçaient en riant ce nom devant moi et ils y ajoutaient celui de Cabah (fille perdue), je les battais, mais ils se liguaient tous contre moi et criaient plus fort Ben-Cabah! Ben-Cabah! fils de prostituée! fils de prostituée! Et c'est moi l'insulté qui étais le battu. Je me révoltais plein de rage contre cette injustice d'enfant, mais j'ai su depuis que c'était la justice des hommes! Entends-tu, homme, Meryem, appelée Cabah! Cabah! Ma mère au doux visage et au regard modeste! Ma mère chassée avec son fils dans le désert, comme on nous enseigne que jadis le fut Hadjira[14] par le scélérat Ibrahim[15]; ma mère, errante dans les chemins sans asile et morte dans la misère et sous l'affront. Et par la faute de qui? et par le crime de qui? Pourquoi me regardes-tu, comme si tu voyais la face d'un fantôme? Parle, homme! Ah! tandis qu'on t'appelait Mansour l'Heureux, le bruit de tes insolentes bonnes fortunes est arrivé aux oreilles d'un petit enfant qui s'appelait lui-même Omar le Maudit!

Mansour voulut parler; il ne put. Sa gorge était sèche et son œil humide. Il tendit un bras vers le fils de Meryem et une larme coula sur sa joue ridée.

—Réponds donc, homme, répéta Omar. Est-il vrai que tu puisses me dire le nom de celui qui m'a engendré?

—Fils de Meryem-bent-El-Kétib, répondit enfin le Thaleb d'une voix sourde, si tu connais le nom de ton père, pourquoi me le demandes-tu? Si tu ne le connais pas, sache qu'il est à jamais souillé et il vaut mieux que tu l'ignores. Pars en paix, et retourne vers celui qui t'a envoyé, vers ce marchand Ladgar et dis-lui qu'il est... vengé.

—Je ferai comme tu le désires. Mais je veux entendre de ta bouche le nom de celui qui m'a jeté aux flancs de Meryem.

—Ton insistance me peine. C'était assez d'humiliations en un jour. Que veux-tu faire de ce nom?

—Le maudire!

Mansour courba la tête. Mais, se redressant tout à coup, il regarda son fils en face:

—Écoute, dit-il. Je vois à tes paroles et plus encore au feu de tes yeux que tu sais la vérité. Tu as raison, tu ne me dois rien que la haine. Celui qui sème l'ivraie ne doit compter que sur une récolte d'ivraie.

Mais entends ceci. Celle que tu vois, éplorée et écoutant avec épouvante se déchirer le rideau que j'avais mis entre elle et les immondices de la vie, celle-là est la fleur la plus suave de la plaine, et jamais, de la mer aux flots bleus jusqu'à celle qui roule ses vagues grises au-delà des palmiers, les croyants et les giaours n'ont vu pareille merveille. Elle est souillée par toi, mais tu peux en effacer la souillure. Je te la donne. Prends-la. En te la donnant de plein gré, je m'acquitte de tout ce que je pouvais devoir au fils de Meryem. Adieu.

Il dit, et, baissant ses yeux farouches, il s'assit sur la natte de jonc. Et, détachant de son cou le chapelet à grains d'ivoire, seule relique qui lui restât de son père, il l'égrena fiévreusement, murmurant d'une voix rauque «Allah Kebir! Allah Kebir! Allah Kebir!». Il essayait ainsi de faire taire sa pensée et de rester sourd à l'agonie de son âme.

L'accent douloureux vibra jusque dans le cœur d'Afsia, et elle se prosterna à ses pieds, suppliante.

—Non! garde-moi. Je ne veux pas aller avec lui. Permets-moi de rester ici, je serai ta servante... ta servante seulement, Mansour.

Mais lui, s'enveloppant dans son infortune comme dans une écorce de chêne, où heurtaient vainement les sanglots:

—Éloigne-toi, dit-il rudement; ce qui est fait est fait, ce qui est dit est dit. Les pleurs peuvent laver la faute, ils glissent sur l'affront. Va-t'en.

Puis, mettant ses regards en-dedans de lui-même, ne voulant plus rien voir, ni rien entendre, il rabattit sur sa tête le capuchon de son burnous et continua d'une voix forte:

«Allah Kebir! Allah Kebir! Allah Kebir!»

Omar sourit, et, saisissant la jeune fille par le bras, l'entraîna au dehors.

—Viens, dit-il, puisqu'il te chasse!

Mais sur le seuil elle s'arrêta, et, jetant un regard désolé sur cet homme qui voulait s'isoler dans son malheur, sur cette chambre illuminée pendant tant d'années de sa gaîté et de sa jeunesse, elle fut prise d'angoisses, et s'attachant à la porte de sa petite main restée libre, elle cria:

—Mansour! Mansour!

Mais lui, sans faire un mouvement, répétait son invocation:

«Allah Kebir! Allah Kebir! Allah Kebir!»







LV

M

ansour écouta le bruit des pas qui se perdait dans la nuit, puis, quand tout se tût, il releva la tête; la lampe, posée devant lui, éclaira la face d'un vieillard. L'infortune venait de lui arracher son masque de virilité, et de l'homme fort de jadis, il ne restait qu'un feu sombre dans la prunelle: la dernière lueur du foyer qui s'éteint. Son âme mourante concentrait là son reste de vigueur.

Il regarda la chambre vide, comme s'il s'étonnait de la trouver vide, puis il voulut se lever; ses jambes fléchirent et il retomba lourdement sur la natte.

—Eh quoi! dit-il ricanant, suis-je si vieux? Ah! le beau fiancé!

Ce mot de fiancé fut comme un coup de fouet cinglant sa vieille carcasse; il se traîna jusqu'à la porte et écouta. Mais il n'entendit rien de ce qu'il espérait entendre, le pas de celle qu'il avait tant aimée.

—Partie, dit-il, partie! Est-ce bien possible! Afsia est partie, et c'est moi qui l'ai chassée, et je ne la verrai plus. Pour la dernière fois, j'ai entendu le bruit de ses pas qui m'égayait le cœur, le son de sa voix qui chantait dans mon âme; sa voix, sa douce voix! je ne l'entendrai plus! Afsia, ma gazelle blanche! Et c'est moi qui l'ai chassée! Je l'ai chassée! Elle! elle! Que n'a-t-elle tardé une minute! Que n'est-elle venue une seconde fois pleurer sur ma main! J'aurais tout pardonné. Oui, j'allais tout pardonner, malgré l'autre qui était là et qui raillait. Mais elle a voulu le suivre; elle s'est laissée brutalement pousser par cet homme, sans protestation, sans revenir sur ses pas, déjà soumise à lui, comme s'il avait d'autre droit sur elle que le viol et le rapt, se contentant de crier à la porte: Mansour! Mansour! Ah! si elle revenait, si elle s'échappait de ses mains, si elle courait à moi et qu'elle me crie encore: Mansour! Mansour! Il en est temps: Comme j'ouvrirais mes bras. Je la lui disputerais bien. Que m'importe sa souillure! Je la laverais, je l'effacerais, j'y mettrais à la place l'immensité de mon amour. Qu'importe qui lui ait mis cette souillure? Je ne le connais pas. Sais-je s'il dit vrai? Le fils de Meryem! je ne le connais pas; je ne veux pas le connaître. Je connais Afsia! Afsia! Afsia!

Il écouta; son cri resta sans écho. Rien ne répondit qu'un bourdonnement confus du côté de Djenarah; des voix d'hommes et des pas de chevaux.

—Et les autres qui approchent, dit-il, qui viennent avec leur insolente joie. Oh! ce ne sera pas. Non, ce ne sera pas. Les forts font plier le malheur et brisent comme un bâton le sort que leur jettent les djenouns. Je suis fort, je suis fort, et pendant plus de trente ans, les hommes m'ont appelé l'Heureux.

Étendant le bras, il ressaisit son grand fusil de guerre, le moukhalah qui ne manquait jamais son coup, puis, secouant ses membres roidis, il crut sentir encore une fois couler en lui toute la vigueur des jeunes, et s'élança dans les ténèbres:

—Fils de Meryem, à nous deux!







LVI

I

l prit sa course à travers la plaine, suivant le même sentier parcouru une heure avant, alors que, poussé par les aboiements de ses sens en délire, il craignait de prolonger son dangereux contact avec sa fiancée.

Oh! qu'il eût mieux fait d'oublier ses serments, de se moquer des rires du lendemain, de se voler lui-même; elle ne s'en irait pas avec un autre, la nuit, à travers les chemins!

Et il courait vers le marais. C'est la voie qu'ils avaient dû prendre, fuyards honteux, pour éviter les gens de la noce.

Bientôt, en effet, il aperçut les deux ombres qui allaient lentement dans les hautes herbes. Il voyait leurs têtes et de temps en temps celle de l'homme se penchait sur celle de la fiancée.

—Arrête, cria-t-il haletant, car la course l'avait rompu, arrête, toi qui me voles mon épouse.

—Ton épouse est à moi, riposta l'autre. Quoi! t'es-tu ravisé et viens-tu la reprendre. Les gens de Djenarah ont donc dit vrai, en affirmant que tu n'avais pas de scrupules et qu'aux jours de ta jeunesse tu cherchas une maîtresse dans le lit de ton père? Mais tu te trompes, vieillard, si tu crois que je veuille laisser cette belle fille en pâture à ta froide lubricité.

Sous cette insulte, les yeux de Mansour lancèrent des reflets rouges comme aux heures de tempête où il criait aux guerriers de son goum:

«En avant, jeunes gens, à la nage, à la nage! Ce n'est pas le plomb, c'est le destin qui tue!»

Et il épaula l'arme:

—Afsia, cria-t-il, baisse-toi.

Mais ce ne fut qu'un éclair, il remit son fusil au pied et se contenta de dire:

—O toi qui es entré dans une maison calme et radieuse, et en es sorti y laissant la mort et la nuit, oublie mon nom, moi je ne te connais plus. Oublie-le jusqu'à l'heure où le châtiment ouvrira brusquement ta porte et entrera sous ton toit comme tu es entré sous le mien; alors tu te souviendras de ton père Mansour-ben-Ahmed.

—Tu l'as dit toi-même, je ne lui dois rien, répliqua l'autre. Que la malédiction dont il me menace retombe sur sa tête!

—O fils de Meryem, je ne te maudis pas. Que le prophète me garde de te maudire, c'est assez que ma tête soit vouée. Mais écoute mon conseil ou plutôt ma prière. Que celle que tu emmènes ne trouve jamais ses heures lourdes; enveloppe-la de bien-être et d'amour.

Puis, s'attendrissant en dépit de lui-même:

—Et toi, Afsia, tu emportes ma vie et je n'ai plus le droit de te retenir. A côté de la tienne, pleine d'espérance, la mienne, pleine de désolation ne doit pas compter. Mais j'ai peur pour toi, je crains que tu ne t'en ailles accouplée au mal à quelque destinée maudite. Écoute, mon enfant, écoute mes dernières paroles. Si jamais le désastre venait frapper ta tête, souviens-toi! souviens-toi qu'il y a quelque part dans la plaine, loin des sultans, des méchants et des envieux, un haouch, le tien, qui restera dans la tristesse et dans l'ombre jusqu'à ce que tu viennes l'ensoleiller par ton retour. La porte en sera pour toi constamment ouverte; viens le jour, si tu peux marcher le front haut; viens la nuit, si tu redoutes les regards; viens couverte d'habits de fête ou couverte d'opprobre et vêtue des haillons des misérables, viens maudite des hommes et délaissée de Dieu; le vieillard qui devait être ton époux et qui n'eût dû songer qu'à rester ton père, t'attendra, te gardant jusqu'à son heure dernière ta place à son foyer et ta place dans son cœur. Et maintenant, un mot d'adieu: Va avec la paix! Va avec la paix! Va avec la paix!

Et il écouta si elle lui répondrait, si elle lui criait adieu, mais il n'entendit rien; alors, il s'agenouilla le front sur la terre, mouillant de ses larmes la poussière du chemin.

Entraînée par la main impitoyable, Afsia marchait toujours et, lorsqu'elle voulait se retourner, émue jusqu'au fond des entrailles par cette voie douloureuse, lorsqu'elle voulait revenir sur ses pas et crier: «Mansour, Mansour, me voici!» l'autre lui fermait la bouche en la poussant devant lui:

—Marche! marche! disait-il.

Et elle marchait en sanglotant. Elle marcha jusqu'à ce qu'elle entendit par trois fois son nom dans la nuit:

—Afsia! Afsia! Afsia!

Et elle s'affaissa sur le chemin.







LVII

C

ependant, les invités de la noce s'avançaient, bruyants et joyeux.

Jeunes et vieux étaient à cheval, et le Caïd les précédait. Pour faire honneur à son frère, il avait convoqué les cheiks d'alentour, et tous avec leurs cavaliers, le fusil sur la cuisse, chatouillaient de leurs longs éperons ou du coin aigu de l'étrier, les flancs des fiers étalons et des ardentes cavales qui, surexcités et narines fumantes, bondissaient en mâchant le mors, impatients d'être lancés à la brillante fantasia.

Car déjà, on approchait du haouch; on l'apercevait noyé dans les premières lueurs de l'aube, enfoui dans sa verdoyante oasis.

«A la nage, jeunes hommes, à la nage! A la nage sur vos coursiers! Voici le moment de déployer votre force et votre adresse, le moment de montrer, aux plus beaux yeux du Souf, comment les enfants de la plaine savent manier un fusil et un cheval.

«Car, la belle Afsia, la fiancée du vieux Thaleb, ouvrira sur tous ses grands yeux de gazelle et qui sait si elle ne remarquera pas quelqu'un d'entre vous. Alors, ce soir, dans les bras de son vieil époux, le souvenir du cavalier traversera peut-être sa pensée et elle se dira: «Que n'est-il à mes côtés à la place du vieux!» Et assister, en tiers invisible, à la nuit amoureuse, n'est-ce pas un pas pour entrer dans le cœur?

A la nage, jeunes gens, à la nage! Aujourd'hui, c'est jour de poudre. Haut les fusils et feu!»

Et retentit la détonation, longue, crépitante, qui déchira, joyeuse pétarade, le grand silence de la vallée.

Et tous s'élancèrent au galop.







LVIII

À

la nage, à la nage! Et, comme un escadron de djenouns, ils passèrent, tumultueux et rapides, ébranlant le sol sous leurs pieds.

«A la nage! à la nage! Thaleb! Thaleb-El-Messaoud! Le salut soit sur toi! La bénédiction sur ta tête! L'Heureux, l'Heureux! gloire à l'Heureux et à sa fiancée!»

Et les jeunes, et les vieux, et les femmes et les filles assises sur les mules, acclamant de leurs cris saccadés, et les krammès qui couraient derrière, et la négresse Mabrouka qui témoignait sa joie par ses éclats de rire, et l'étalon du marié, l'arrière-petit-fils de Naama, la belle coureuse, tout bridé et harnaché de cuir rouge brodé d'or, présent du Caïd, et la mule blanche caparaçonnée d'or et de soie, destinée à l'épousée, tout passa comme un éclair. A la nage! à la nage!

Et, dans les hautes herbes du petit chemin creux, un homme à barbe blanche et aux yeux farouches, accroupi comme un fauve sinistre, les coudes sur les genoux et la face dans les poings, les regardait passer.

Et à cinquante pas derrière la cavalcade il vit, sur une mule grise pareille à celle qui avait emporté jadis la fille du Muezzin El-Ketib dans les sables, un gros homme à mine florissante et railleuse qu'il reconnut pour être le marchand Lagdar-ben-El-Arbi, l'ancien fiancé de Meryem.

Et les petits oiseaux éveillés emplirent les buissons voisins de leurs premières notes joyeuses, les poules d'eau battirent des ailes, et l'alouette, s'élevant dans les airs, lança gaîment sa chanson:

Va, bon drille.
Au larcin!
Doux butin,
Pille, pille!







LIX

C

e fut une grande risée dans la ville, et les ennemis de Mansour s'en allaient criant par les rues, et sur les marchés:

«C'est le châtiment! c'est le châtiment!»

Le Caïd, honteux de son frère, défendit qu'on prononçât son nom devant lui.

Quant à Mansour, il ne se montra plus.

Et, depuis ce temps, le haouch de la plaine d'Ain-Chabrou est triste comme une fosse qui attend son mort. Cependant, de même qu'autrefois, le soleil le caresse, l'oasis verdoie, les chants des oiseaux éclatent dans les buissons, et le ruisseau s'en va courant sous les saules. Mais les grandes herbes sauvages ont envahi le seuil; la mousse, semblable à des plaques de lèpre, ronge les murs crevassés, le toit effondré laisse entrer les pluies d'orage, et la porte, battue dans une nuit de tempête, tombe à moitié brisée sur l'un de ses gonds tordus. Dans la chambre d'Afsia, de grandes araignées rousses tendent à tous les coins leurs toiles perfides, et les couleuvres font leur nid sur la couche où elle reposait.

Parfois, dans les nuits noires, il s'y élève des clameurs sinistres, mêlées aux aboiements des chiens affamés et aux jappements des chacals. Nul n'ose en approcher, car les chameliers de la plaine le disent hanté par Eblis le Maudit. Mais ce n'est que Mansour le Maudit qui l'habite et qui paye au destin les trente années où on le surnommait l'Heureux!

Les bruits entendus, c'est sa voix lamentable, lorsque l'insomnie le chasse de sa natte de jonc pourri pour l'envoyer errer dans les noirs sentiers du marais. Le vieux fou s'imagine que sa fiancée doit revenir, et il appelle et attend toujours.

Mais ni lui, ni les gens de Djenarah, ni les chevriers de la montagne, ni les chameliers de la plaine, ni les pâtres de la vallée n'ont revu celle qu'on appelait la Fiancée de Sidi-Messaoud, ou la Vierge d'Ain-Chabrou.







ÉPILOGUE

P

ar une chaude après-midi, le lieutenant Omar-bou-Skin vint s'asseoir sur un banc de pierre de la voûte Dar-el-Bey.

Les chevaux de l'escadron de Constantine étaient partis à la rivière, et il attendait leur retour en chantonnant quelques-uns de ses couplets favoris:

Ses lèvres sont une coupe
Où je bois la volupté,
Et sur sa divine croupe
J'irais dans l'éternité.

Il devait se marier le lendemain avec une fillette de douze ans, jolie comme un rêve d'amour, qu'il avait payée deux cents douros, et il était tout joyeux.

En ce moment, une femme arabe enveloppée d'une élégante moulaia de laine fine et la jambe couverte du bas blanc bien tiré qu'affectionnent les filles libres, s'approcha lentement.

L'officier la regardait en souriant, car elle avait de grands yeux de gazelle, purs et pleins d'éclat, et sous son haik on devinait la jeunesse et la grâce.

Quand elle fut près de lui, elle s'arrêta et de ses yeux jaillirent des étincelles.

Il continuait à sourire, et tout à coup le sourire se glaça sur ses lèvres: la jeune femme avait écarté son voile.

—Toi! dit-il, pâlissant et presque effrayé... que veux-tu?

Il fit un mouvement pour se lever, mais il retomba lourdement sur le siége de pierre. Le manche en bois d'un long poignard kabyle planté dans sa poitrine se dressa au-dessous du cou.

Il ouvrit la bouche pour crier, et une seule syllabe, répétée trois fois, s'échappa comme d'un râle:

—Af.... Af.... Af....

Le sang qui jaillit à flots emporta le reste dans l'éternité.

Toute blanche et l'œil hagard, la femme resta quelques secondes penchée sur sa tête, puis, froidement:

—Il est mort! dit-elle; c'était écrit! Mansour est vengé!

Les spahis de garde se ruèrent furieux, quelques-uns le poing levé, mais, la voyant si belle, aucun ne frappa.

Elle ne prononça pas une parole et se laissa emmener sans résistance. Aux questions du juge français et même à celles du cadi, elle garda un silence obstiné.

Tout ce qui fut révélé par l'enquête, c'est qu'elle avait été longtemps la maîtresse favorite du lieutenant Omar-bou-Skin, et qu'elle était bien connue des officiers sous le nom de Meryem.

On la fusilla, un matin de mai, sans grand appareil, dans un champ en friche, au sud de Constantine, près de la route qui conduit au Pays des Palmiers.

Allah Kebir! Allah Kebir! Allah Kebir!

FIN


NOTES:

[1] Démons de nuit.

[2] Le diable.

[3] Pays des dattes.

[4] Pluriel de thaleb.

[5] Voir l'Homme qui tue.

[6] Médecin.

[7] Lalat-el-eucha, prière de huit heures du soir.

[8] Livre où sont inscrites les mauvaises actions des hommes. Le livre des Justes est l'Illioum.

[9] Jésus.

[10] Liqueur extraite de l'oignon, appelée communément anisette juive.

[11] Marie.

[12] Voici les noms des quatre femmes que Mohammed a jugées parfaites: Asia, femme de Pharaon; Marie, mère de Jésus; Khadidja, sa première épouse, et Fathma, sa fille, qui fut mariée à Ali.

[13] Alger.

[14] Agar.

[15] Abraham.





ACHEVÉ D'IMPRIMER
le 4 juillet 1885

AL FABRILITER PAR A. LEFEVRE, A BRUXELLES]



DU MÊME AUTEUR

Le Roman du Curé 1 vol.
L'Homme qui tue 2 vol.
Le Péché de Sœur Cunégonde 1 vol.
Marie Queue-de-Vache 1 vol. Les Va-nu-Pieds de Londres 1 vol.
Les Nuits de Londres 1 vol.
Musc, Haschisch et Sang 1 vol.

SOUS PRESSE:

La Pucelle de Tebessa.
L'Armée de John Bull.
Vertu et Tempérament.



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