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L'argent des autres: 1. Les hommes de paille

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The Project Gutenberg eBook of L'argent des autres: 1. Les hommes de paille

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Title: L'argent des autres: 1. Les hommes de paille

Author: Emile Gaboriau

Release date: March 1, 2004 [eBook #11588]
Most recently updated: November 27, 2024

Language: French

Credits: Credits: Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders.
This file was produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARGENT DES AUTRES: 1. LES HOMMES DE PAILLE ***

L'ARGENT DES AUTRES

PAR

ÉMILE GABORIAU



I. LES HOMMES DE PAILLE





[Note du transcripteur: Ce texte utilise l'orthographe du XIXe siècle: siège = siége, complètement = complétement, etc.]


I



Vainement on chercherait dans Paris une rue plus paisible que la rue Saint-Gilles, au Marais, à deux pas de la place Royale.

Là, pas de voitures, jamais de foule. A peine le silence y est rompu par les sonneries réglementaires de la caserne des Minimes, par les cloches de l'église Saint-Louis ou par les clameurs joyeuses des élèves de l'institution Massin à l'heure des récréations.

Le soir, bien avant dix heures, et quand le boulevard Beaumarchais est encore plein de vie, de mouvement et de bruit, tout se ferme. Une à une s'éteignent les grandes fenêtres à tout petits carreaux. Et si, passé minuit, quelque bourgeois regagne son logis, il hâte le pas, inquiet de la solitude et préoccupé des reproches de son concierge qui lui demandera d'où il peut bien revenir si tard.

En une telle rue, tout le monde se connaît, les maisons n'ont pas de mystère, les familles pas de secrets.

C'est la petite ville, où l'oisiveté curieuse a toujours un coin de son rideau sournoisement relevé, où les cancans poussent aussi dru que l'herbe entre les pavés.

Aussi, le 27 avril 1872, un samedi, dans l'après-midi, remarqua-t-on rue Saint-Gilles, un fait qui partout ailleurs eût passé inaperçu.

Un homme d'une trentaine d'années, portant la livrée de travail des serviteurs de bonne maison, le long gilet rayé et le tablier à pièce, s'en allait de porte en porte...

—Qui donc cherche ce domestique? se demandaient les rentières désœuvrées, tout en suivant ses évolutions.

Il ne cherchait personne. Aux gens qu'il abordait, il racontait qu'il était envoyé par une cousine à lui, excellente cuisinière, laquelle, avant d'entrer en place chez des bourgeois du quartier, tenait comme de juste à prendre ses renseignements. Et cela dit:

—Connaissez-vous, interrogeait-il, M. Vincent Favoral?

Concierges et boutiquiers ne connaissaient que lui, car il y avait plus d'un quart de siècle qu'au lendemain de son mariage, M. Vincent Favoral était venu s'installer rue Saint-Gilles, et ses deux enfants y étaient nés: son fils, M. Maxence, et sa fille, Mlle Gilberte.

Il occupait le second étage de la maison qui porte le numéro 38, une de ces bonnes vieilles maisons comme on n'en bâtit plus, depuis que les terrains se vendent quinze cents francs le mètre, où l'espace n'est pas sordidement mesuré, où les escaliers à rampe de fer forgé sont larges et faciles, où les pièces sont spacieuses, et les plafonds hauts de douze pieds.

—Certes, nous connaissons M. Favoral, répondaient les gens que questionnait le domestique, et si jamais honnête homme a existé, c'est certainement lui. En voilà un auquel on aurait du plaisir à confier ses fonds, si on en avait. Ce n'est pas lui qui jamais filera en Belgique en emportant sa caisse.

Et ils expliquaient que M. Favoral était caissier principal et même probablement un des gros actionnaires du Comptoir de crédit mutuel, une de ces admirables institutions financières qui ont surgi avec le second Empire et qui gagnaient à la Bourse leur premier banco le jour où se jouait dans la rue la partie du coup d'État.

—Oh! je sais la profession du bourgeois, disait le domestique. Mais quel espèce d'homme est-ce? Voilà ce que ma cousine voudrait savoir.

Le marchand de vins du 43, le plus ancien boutiquier de la rue, était mieux que personne à même de répondre. Deux petits verres civilement offerts lui délièrent la langue, et tout en trinquant:

—M. Vincent Favoral, commença-t-il, est un homme de cinquante-deux ou trois ans, mais qui paraît plus jeune, car il n'a pas un poil blanc. C'est un grand maigre, avec des favoris bien taillés, la bouche pincée et des petits yeux jaunes. Pas causeur. Il faut plus de cérémonies pour tirer une parole de son gosier qu'un écu de sa caisse. Oui, non, bonjour, bonsoir, voilà toute sa conversation. Été comme hiver, il porte un pantalon gris, une longue redingote, des souliers lacés et des gants de filoselle. Parole d'honneur, je dirais qu'il a sur le dos les habits que je lui ai vus pour la première fois en 1845, si je ne savais pas que tous les ans il se fait faire deux vêtements complets par le concierge du 29.

—Ah! ça, mais c'est un grigou! grommela le domestique.

—C'est surtout un maniaque, poursuivit le boutiquier, comme tous les hommes de chiffres, à ce qu'il paraît. Sa vie est réglée comme les pages de son grand-livre. Dans le quartier, on ne l'appelle jamais que le Bureau-Exactitude, et quand il passe rue Saint-Louis, qui est donc maintenant la rue Turenne, les négociants règlent leur montre. Qu'il vente ou qu'il grêle, chaque matin que le bon Dieu fait, à neuf heures battant, il met le pied dans la rue pour se rendre à son bureau. Quand on le voit revenir, c'est qu'il est entre cinq heures vingt et cinq heures vingt-cinq. A six heures, il dîne. A sept heures, il sort et va faire sa partie au café Turc. A dix heures, il rentre et se couche. Et, au premier coup de onze heures sonnant à Saint-Louis, crac, il éteint sa bougie...

Dédaigneusement le domestique avançait les lèvres.

—Hum!... fit-il, je me demande si cela conviendra à ma cousine, de vivre chez un particulier qui est comme une horloge.

—Ce n'est pas toujours agréable, observa le marchand de vins, et la preuve c'est que le fils, M. Maxence, s'en est lassé.

—Il n'est plus chez ses parents?

—Il y prend ses repas, mais il loge chez lui, boulevard du Temple... La brouille a fait assez de bruit, dans le temps, et d'aucuns soutiennent que M. Maxence est un mauvais sujet, qui mène une vie de polichinelle... Moi je dis que son père le tenait trop de court... Il a vingt-cinq ans, ce garçon, il est bien de sa personne, et il a une maîtresse dans le grand genre, je l'ai vue... J'aurais fait comme lui.

—Et la fille, Mlle Gilberte?...

—Elle ne se marie guère, quoi qu'elle ait plus de vingt ans et qu'elle soit jolie comme un amour... Avant la guerre, son père voulait lui faire épouser un agent de change, à ce qu'on dit, un homme très-distingué, qui ne venait jamais qu'en voiture à deux chevaux, mais elle l'a refusé net... On m'apprendrait qu'il y a quelque amourette sous jeu, que je n'en serais pas étonné. Je vois rôder par ici un jeune monsieur, qui lève diablement le nez, quand il passe devant le 38.

Ces détails semblaient n'intéresser que fort médiocrement le domestique.

—C'est surtout la bourgeoise, dit-il, qui préoccupe ma cousine...

—Naturellement. Eh bien! vous pouvez lui dire que jamais elle n'aura eu de meilleure patronne. Pauvre madame Favoral! elle en a vu de grises avec son maniaque de mari. Mais elle n'est plus jeune et on s'accoutume à tout. Les jours où le temps est beau, je la vois passer avec Mlle Gilberte. Elles vont faire un tour de promenade à la place Royale. C'est leur distraction...

Le domestique ricanait.

—Mâtin! fit-il. Si le bourgeois ne leur en paye pas d'autres, il ne se ruinera pas!

—Il ne leur en paye pas d'autres, poursuivit le boutiquier. C'est-à-dire, pardon, tous les samedis, et cela depuis des années, M. et Mme Favoral reçoivent quelques-uns de leurs amis: M. et Mme Desclavettes, qui étaient marchands de bronzes, rue Turenne; M. Chapelain, l'ancien avoué de la rue Saint-Antoine, dont la fille est la grande amie de Mlle Gilberte; M. Desormeaux qui est chef de bureau au ministère de la justice, et trois ou quatre autres encore, et comme précisément c'est aujourd'hui samedi...

Mais il s'interrompit et tendant le bras vers la rue:

—Vite, reprit-il, regardez! Quand on parle du loup... Il est cinq heures vingt, voilà M. Favoral qui rentre...

C'était en effet le caissier du Comptoir de crédit mutuel, et véritablement tel que l'avait dépeint le marchand de vins. Et à le voir marcher, la tête baissée, on eût dit qu'il cherchait sur le trottoir la place où il avait mis le pied le matin pour l'y remettre le soir. Toujours du même pas méthodique, il gagna sa maison, gravit ses deux étages et tirant son passe-partout, il entra chez lui.

C'était bien le logis de l'homme, et tout, dès l'antichambre, y dénonçait la manie. Là évidemment, chaque meuble devait avoir sa place invariable, chaque objet irrévocablement sa tablette ou son clou.

Triste logis, d'ailleurs, accusant non pas la pauvreté précisément, mais de médiocres ressources et les artifices d'une économie qui se respecte. La propreté y atteignait les splendeurs du luxe, tout reluisait, mais il n'était pas un détail qui ne trahît la main industrieuse de la ménagère s'obstinant à défendre son mobilier contre les ravages du temps. Le velours des fauteuils avait aux angles des reprises qu'on était tenté d'attribuer à l'aiguille d'une fée. On distinguait des points de laine neuve dans les dessins fanés des devants de foyer. Les rideaux avaient été retournés pour offrir toujours aux regards la portion la moins flétrie.

Tous les hôtes énumérés par le marchand de vins, et deux ou trois autres encore se trouvaient au salon lorsque M. Favoral y entra.

Mais au lieu de répondre à leur salut:

—Où est Maxence? interrogea-t-il.

—Je l'attends, mon ami, répondit doucement Mme Favoral.

Le caissier fronça le sourcil:

—Toujours en retard, gronda-t-il, c'est se moquer à la fin...

Sa fille, Mlle Gilberte, lui coupa la parole:

—Et mon bouquet, père? demanda-t-elle.

M. Favoral s'arrêta court, se frappa le front, et de l'accent d'un homme qui révèle quelque chose d'incroyable, de prodigieux, d'inouï:

—Oublié!... répondit-il, en scandant les syllabes, je l'ai ou-bli-é!...

C'était positif. Tous les samedis, en rentrant de son bureau, il s'arrêtait devant la marchande qui a sa baraque au parvis Saint-Louis, et il lui achetait, pour Mlle Gilberte, un bouquet de saison. Et aujourd'hui...

—Ah! je t'y prends, père! s'écria la jeune fille.

Mais Mme Favoral s'était penchée à l'oreille de Mme Desclavettes.

—Certainement, murmura-t-elle d'une voix troublée, il arrive à mon mari quelque chose de grave. Lui, oublier! Lui, manquer à une de ses habitudes! C'est la première fois depuis vingt-six ans...

L'entrée de M. Maxence l'empêcha de continuer. M. Favoral ouvrait la bouche pour réprimander vertement son fils, mais le dîner était servi.

—A table! cria M. Chapelain, l'ancien avoué, homme conciliant par excellence.

On se mit à table, mais Mme Favoral venait à peine de servir le potage, quand un violent coup de sonnette retentit. Presqu'aussitôt, la bonne parut et annonça:

—Le baron de Thaller!...

Plus pâle que sa serviette, le caissier s'était dressé.

—Le patron! balbutia-t-il. Le directeur du Comptoir de crédit mutuel!...

Sur les talons de la bonne, M. de Thaller entrait... Grand, mince, roide, il avait une tête toute petite, la figure plate, le nez pointu et de longs favoris roux nuancés de fils d'argent, qui lui tombaient jusqu'au milieu de la poitrine.

Plus soigné qu'une fille, il exhalait toutes sortes de parfums. Vêtu à la dernière mode, il portait un de ces amples pardessus à longs poils qui bombent les épaules, un pantalon évasé du bas, un large col rabattu sur une cravate claire constellée d'un gros diamant et un chapeau à bords insolemment cambrés.

D'un regard clignotant, il évalua la salle à manger, le mobilier mesquin, le dîner modeste, et les convives, des bourgeois, assis autour de la table. Et sans même daigner porter à son chapeau sa grosse main étroitement gantée de gris perle, d'un ton cassant et bref, et avec un léger accent qui affirmait être l'accent alsacien:

—Il faut que je vous parle, Vincent, dit-il à son caissier, seul, à l'instant...

L'effort de M. Favoral, pour dissimuler son trouble, était visible.

—C'est que, commença-t-il, nous sommes, comme vous le voyez, entre amis, en famille...

—Voulez-vous que je parle devant tout le monde? interrompit durement le directeur du Crédit mutuel...

Le caissier n'hésita plus.

Prenant sur la table un flambeau, il ouvrit la porte qui donnait dans le salon, et s'effaçant respectueusement:

—Je suis à vous, monsieur, dit-il, prenez la peine de passer...

Et au moment de disparaître lui-même, se maîtrisant encore:

—Continuez à dîner sans moi, dit-il à ses hôtes, je vous aurai vite rattrapés, c'est l'affaire d'un instant, soyez sans inquiétude...

Ils n'étaient pas inquiets, mais surpris, et surtout indignés des façons de M. de Thaller.

—Quel rustre! murmura Mme Desclavettes.

M. Desormeaux, le chef de bureau du ministère de la justice, ricanait. C'était un vieux réactionnaire, fort entêté de ses idées légitimistes.

—Voilà nos maîtres, fit-il, les hauts barons de la féodalité financière... Ah! vous vous êtes indignés de la morgue de la vieille aristocratie, eh bien! à genoux, morbleu! à plat ventre plutôt, devant l'écu d'or sur champ de gueules!...

On ne lui répondit pas. Chacun de son mieux prêtait l'oreille.

Dans le salon, entre M. Favoral et M. de Thaller, une discussion de la dernière violence avait évidemment lieu. En saisir le sens était impossible, et cependant, à travers la porte, dont les panneaux supérieurs étaient vitrés, il en passait des bribes. Et de moments en moments arrivaient distinctement les mots de dividende et d'actionnaires, de déficit et de millions...

—Qu'est-ce que cela signifie, grand Dieu!... gémissait Mme Favoral.

Les deux interlocuteurs, le directeur et le caissier avaient dû se rapprocher de la porte de communication, car leurs voix qui s'élevaient de plus en plus, devenaient tout à fait nettes.

—C'est un guet-apens infâme! disait M. Favoral; il fallait me prévenir...

—Allons donc! interrompait l'autre, est-ce que vous n'étiez pas averti!...

La frayeur, une frayeur vague encore et inexpliquée, gagnait les convives et ils demeuraient immobiles, la fourchette en l'air, retenant leur haleine.

—Jamais! répétait M. Favoral, en frappant du pied si violemment que la cloison en était ébranlée, jamais! jamais!

—Cela sera pourtant, déclarait M. de Thaller, c'est l'unique ressource!...

—Et si je ne veux pas!

—Il s'agit bien de votre volonté, vraiment! C'est il y a vingt ans qu'il fallait ne pas vouloir. Mais écoutez-moi, raisonnons un peu...

M. de Thaller baissait la voix, et pendant quelques minutes, on n'entendit plus rien de la salle à manger que des paroles confuses et d'insaisissables exclamations, jusqu'à ce que tout à coup:

—C'est la ruine, reprit-il, d'un accent furieux, c'est la faillite fin courant!

—Monsieur, disait le caissier, Monsieur...

—Vous êtes un faussaire, monsieur Vincent Favoral, vous êtes un voleur!...

D'un bond, Maxence s'était levé.

—Ah! je ne permettrai pas qu'on insulte ainsi mon père dans sa propre maison! s'écria-t-il.

—Maxence! supplia Mme Favoral, mon fils!...

L'ancien avoué, M. Chapelain, le retenait par le bras, mais il se débattait et il allait s'élancer dans le salon, quand la porte s'ouvrit, livrant passage au directeur du Comptoir de crédit.

Avec un flegme étrange après une telle scène, il s'avança jusqu'à Mlle Gilberte, et d'un ton d'offensante protection:

—Votre père est un malheureux, mademoiselle, prononça-t-il, et mon devoir serait de le livrer immédiatement à la justice... Pour votre sainte et digne mère, cependant, pour votre frère, pour vous surtout, mademoiselle, je n'en ferai rien... Mais qu'il fuie, qu'il disparaisse, que jamais plus on n'entende parler de lui.

Il tira de sa poche une liasse de billets de banque, et les plaçant sur la table:

—Remettez-lui ceci, ajouta-t-il. Qu'il parte ce soir même. La police est peut-être prévenue. Il y a un train pour Bruxelles à onze heures cinq.

Et, s'étant incliné, il se retira, sans que personne lui adressât seulement un mot, tant l'effarement était grand de tous les hôtes de cette maison jusqu'alors si paisible.

Écrasé de stupeur, Maxence était retombé sur sa chaise. Seule, Mlle Gilberte gardait quelque sang-froid.

—C'est une honte à nous, s'écria-t-elle, que de nous laisser ainsi abattre; cet homme est un imposteur, un misérable... il ment!... Mon père...

M. Favoral n'avait pas attendu qu'on l'appelât et il se tenait debout contre la porte du salon, plus pâle que la mort, et calme cependant.

—A quoi bon des explications, dit-il. Ma caisse est vide, toutes les apparences sont contre moi...

Sa femme s'était glissée jusqu'à lui, elle lui prenait la main.

—Le malheur est immense, murmurait-elle, mais non irréparable. Nous vendrons tout ce que nous possédons...

—N'avez-vous pas des amis, ne sommes-nous pas là? insistèrent les autres, M. Desclavettes, M. Desormeaux et M. Chapelain...

Doucement il écarta sa femme, et froidement:

—Que serait ce que nous avons possédé à nous tous? dit-il. Un grain de sable dans un abîme. Nous ne possédons plus rien, d'ailleurs, nous sommes ruinés.

D'un mouvement pareil, les autres se dressèrent, blêmes et les yeux étincelants.

—Ruinés!... s'écria M. Desormeaux, ruinés!... Et les quarante-cinq mille francs que je vous avais confiés!...

Il ne répondit pas.

—Et nos cent vingt mille francs! gémissaient M. et Mme Desclavettes.

—Et mes cent soixante mille francs! criait en blasphémant M. Chapelain...

Le caissier haussait les épaules.

—Perdus, dit-il, irrévocablement...

Alors leur rage dépassa toutes les bornes. Alors ils oublièrent que ce malheureux était leur ami de vingt ans, qu'ils étaient ses hôtes, et ils se mirent à l'accabler de menaces et d'injures sans nom.

Lui ne daignait pas se défendre.

—Allez, prononça-t-il, allez... Quand un pauvre chien entraîné par le courant se noie, les gens de cœur, du haut de la berge, lui jettent des pierres...

—Il fallait nous dire que vous spéculiez, hurla M. Desclavettes...

Sur ces mots il se redressa, et avec un geste si terrible, que les autres, effrayés, reculèrent:

—Quoi! fit-il d'un ton d'écrasante ironie, c'est ce soir seulement que vous découvrez que je spéculais! Chers amis! Où donc et à quelles poches d'autrui pensiez-vous que je prenais l'énorme intérêt que je vous sers depuis des années? Où avez-vous vu l'argent honnête, l'argent du travail donner douze ou quatorze pour cent? L'argent qui rapporte cela, c'est l'argent du tapis vert, c'est l'argent de la Bourse. Pourquoi m'avez-vous apporté vos fonds? Parce que vous étiez persuadés que je saurais bien tenir les cartes. Ah! si je vous annonçais que j'ai doublé vos capitaux, vous ne me demanderiez pas comment je m'y suis pris, ni si je n'ai pas fait sauter la coupe. Vous empocheriez vertueusement. J'ai perdu, je suis un voleur... Eh bien! soit, mais alors vous êtes mes complices. C'est l'avidité des dupes qui fait la friponnerie des dupeurs...

Il fut interrompu par la servante qui rentrait tout effarée:

—Monsieur, s'écria-t-elle, monsieur, la cour est pleine d'agents de police... Ils parlent au concierge, ils vont monter, je les entends.




II



Selon le moment et l'endroit où ils sont prononcés, il est de ces mots qui acquièrent une effrayante signification. Dans cette salle en désordre, au milieu de ces gens effarés, ce mot de police retentit comme un coup de tonnerre.

—N'ouvrez pas, commanda Maxence à la domestique, n'ouvrez pas, quoiqu'on sonne ou qu'on frappe. Laissez enfoncer la porte plutôt!...

L'excès même de l'épouvante rendait à Mme Favoral une portion de son énergie. Se jetant au-devant de son mari, comme pour le protéger, comme pour le défendre:

—On vient t'arrêter, Vincent, s'écria-t-elle. On vient; n'entends-tu pas?...

Il demeurait à la même place, les talons cloués au sol.

—Cela devait être, fit-il.

Et de l'accent du misérable qui voit tout espoir anéanti, qui renonce à la lutte et qui s'abandonne:

—Soit, dit-il, qu'on m'arrête, et que tout finisse une bonne fois. C'est assez d'angoisses comme cela, assez d'alternatives insoutenables. Je suis las de toujours feindre, de toujours ruser, tromper et mentir. Qu'on m'arrête! Il n'est pas de malheur qui ne soit moindre, en réalité, que l'horreur de l'incertitude. Maintenant, je n'ai plus rien à redouter. Pour la première fois depuis des années, je dormirai cette nuit!...

Il ne remarquait pas la sinistre impression de ses hôtes.

—Vous pensez que je suis un voleur, ajouta-il, eh bien! soyez satisfaits. Justice va être faite!...

Mais il leur prêtait là des sentiments qui n'étaient plus les leurs. Ils oubliaient leur colère si terrible et l'amer ressentiment de leur argent perdu.

L'imminence du péril, tout à coup, réveillait en leur âme les souvenirs du passé et cette forte affection qui naît d'une longue habitude et d'un constant échange de services rendus. Quoi qu'eût fait M. Favoral, ils ne voyaient plus en lui que l'ami, l'hôte dont cent fois ils avaient rompu le pain ensemble, l'homme dont la probité, jusqu'à cette soirée fatale, était restée bien au-dessus du soupçon.

Pâles, bouleversés, ils l'entouraient.

—Devenez-vous fou! lui disait M. Desormeaux. Voulez-vous donc attendre qu'on vous arrête, qu'on vous jette en prison, qu'on vous traîne sur les bancs de la police correctionnelle ou de la cour d'assises!...

Il secouait la tête, et d'un ton d'obstination idiote:

—Ne vous ai-je pas dit, répétait-il, que tout est contre moi! Qu'on vienne, qu'on fasse de moi ce qu'on voudra.

—Et votre femme, malheureux, insistait M. Chapelain, l'ancien avoué, et vos enfants!...

—Seront-ils moins déshonorés si je suis condamné par contumace?

Éperdue de douleur, Mme Favoral se tordait les mains.

—Vincent, murmurait-elle, au nom du ciel, épargne-nous cette torture affreuse de te savoir en prison...

Opiniâtrement il gardait le silence. Sa fille, Mlle Gilberte se laissa glisser à ses genoux, et les mains jointes:

—Je t'en conjure, père! supplia-t-elle.

Il tressaillit de tout son corps. Une indicible expression de souffrance et d'angoisse contracta ses traits, et d'une voix à peine intelligible:

—Ah! c'est prolonger cruellement mon agonie, balbutia-t-il. Que voulez-vous de moi?

—Il faut fuir! déclara M. Desclavettes.

—Par où? Comment? Croyez-vous donc que toutes les précautions ne sont pas déjà prises, que toutes les issues ne sont pas gardées!

D'un geste brusque, Maxence lui coupa la parole.

—La chambre de ma sœur, mon père, dit-il, donne sur la cour de la maison voisine...

—Oui, mais nous sommes au second étage...

—N'importe! J'ai un moyen.

Et s'adressant à sa sœur:

—Viens, Gilberte, poursuivit le jeune homme, viens, tu vas m'éclairer et me donner des draps... Ils sortirent précipitamment. Mme Favoral entrevit une lueur d'espoir.

—Nous sommes sauvés, s'écria-t-elle.

—Sauvés, répéta machinalement le caissier.

—Oui, car je devine le projet de Maxence... Mais il faut nous entendre... Où vas-tu te réfugier?

—Eh! le sais-je!...

—Il y a un train à onze heures cinq, fit M. Desormeaux, ne l'oublions pas...

—Mais il faut de l'argent pour prendre ce train, interrompit l'ancien avoué; j'en ai sur moi, heureusement...

Et oubliant ses cent soixante mille francs perdus, il tirait son portefeuille. Mme Favoral l'arrêta.

—Nous avons plus qu'il ne faut, dit-elle.

Et elle prenait sur la table et elle tendait à son mari les billets qu'avait jetés, avant de sortir, le directeur du Comptoir de crédit mutuel.

Il les repoussa avec un mouvement de rage.

—Plutôt crever de faim! s'écria-t-il. C'est lui, c'est ce misérable...

Mais il s'interrompit, et plus doucement:

—Cache ces billets, dit-il à sa femme, et que demain Maxence aille les reporter à M. de Thaller...

On sonna violemment.

—La police! gémit Mme Desclavettes qui semblait près de s'évanouir.

—Je vais parlementer, dit vivement M. Desormeaux. Fuyez, Vincent, ne perdez pas une minute...

Et il courut à la porte d'entrée, pendant que Mme Favoral entraînait son mari vers la chambre de Mlle Gilberte.

Rapidement et solidement, Maxence avait lié bout à bout quatre draps, qui donnaient une longueur plus que suffisante. Il ouvrit alors la fenêtre, et, en examinant la cour de la maison voisine:

—Personne, dit-il. Tout le monde dîne. Nous réussirons.

M. Favoral chancelait comme un homme ivre. Une affreuse émotion décomposait ses traits. Arrêtant un long regard sur sa femme et sur ses enfants:

—Mon Dieu! murmura-t-il, qu'allez-vous devenir!...

—Ne craignez rien, mon père, prononça Maxence. Je suis là. Ni ma mère ni ma sœur ne manqueront de rien...

—Mon fils!... reprit le caissier, mes enfants!...

Et d'une voix étouffée:

—Je ne suis digne ni de votre amour ni de votre dévouement... Malheureux que je suis!... Je vous ai fait une existence désolée, une jeunesse sans plaisirs. Je vous ai imposé toutes les épreuves de la pauvreté, tandis que moi!... Et maintenant, je vous laisse la ruine et un nom déshonoré...

—Hâtez-vous, mon père, interrompit Mlle Gilberte.

Il semblait ne pouvoir se décider.

—C'est cependant horrible, poursuivait-il, que de vous abandonner ainsi. Quelle séparation! Ah! la mort serait plus douce. Quel souvenir garderez-vous de moi? Certes, je suis bien coupable, mais non comme vous le pensez. J'ai été trahi. Je vais payer pour tous. Si du moins vous saviez la vérité! Mais la saurez-vous jamais! Nous ne nous reverrons plus...

Désespérément, sa femme s'attachait à lui.

—Ne parle pas ainsi, disait-elle. Où que tu trouves un asile, j'irai te rejoindre. La mort seule doit nous séparer. Eh! que m'importe ce que tu as fait et ce que dira le monde? Je suis ta femme. Nos enfants viendront avec moi. Nous passerons en Amérique, s'il le faut; nous changerons de nom, nous travaillerons...

On entendait à la porte extérieure des coups de plus en plus rudes, et la voix de M. Desormeaux essayant de gagner encore quelques instants.

—Il n'y a pas à hésiter, dit Maxence.

Et triomphant des dernières résistances de son père, il lui attacha autour des reins l'extrémité des draps.

—Je vais vous laisser glisser, père, lui disait-il, et, dès que vous aurez touché le sol, vous déferez le nœud... Prenez garde aux fenêtres du premier... Défiez-vous du concierge, et, une fois dans la rue, surtout, ne marchez pas trop vite... Gagnez le boulevard, où vous serez plus vite perdu dans la foule.

Les coups à la porte redoublaient. On allait l'enfoncer évidemment, si M. Desormeaux ne se décidait pas à ouvrir.

La lumière fut éteinte. Aidé de sa fille, M. Favoral se hissa sur l'appui de la fenêtre, pendant que Maxence retenait les draps à deux mains.

—Je t'en conjure, Vincent, insista encore Mme Favoral, écris-nous. Mon Dieu! je ne vivrai pas, tant que je ne te saurai pas en sûreté...

Maxence, doucement, lâchait les draps; en deux secondes, M. Favoral eut atteint le pavé de la cour.

—J'y suis!... fit-il.

Le jeune homme se hâta de remonter les draps qu'il jeta sous le lit. Mais Mlle Gilberte était restée à la fenêtre assez pour reconnaître la voix de son père demandant le cordon et pour entendre se refermer la lourde porte de la maison voisine.

—Sauvé! dit-elle.

Il était temps. M. Desormeaux venait d'être contraint de céder, le commissaire de police entrait...




III



Ce ne sont pas, d'ordinaire, les premiers venus, les commissaires de police de Paris, et si Polichinelle les rosse, c'est qu'il leur a plu d'être rossés.

Sous leur titre modeste se dissimulent la plus grave peut-être des magistratures, presque la seule que connaisse le peuple, un pouvoir énorme et une influence si décisive que l'homme d'État le plus sensé du règne du tyran Louis-Philippe, osait dire un jour à la tribune: «Donnez-moi à Paris vingt bons commissaires de police, et je vous supprime tout gouvernement; bénéfice net, cent millions.»

Parisien par excellence, le commissaire a eu le temps d'étudier le pavé de sa ville, lorsqu'il n'était encore qu'officier de paix. L'envers sombre des plus brillantes existences n'a plus de mystères pour lui. Les confidences les plus étranges, il les a reçues. Il a écouté les aveux les plus inouïs. Il sait jusqu'où l'humanité peut descendre, et ce qu'il y a d'aberrations au fond des cerveaux en apparence les plus sains. L'ouvrière que son mari bat et la grande dame que son mari vole se sont adressées à lui. C'est lui qu'ont été chercher le boutiquier que sa femme trompe et le millionnaire victime d'un chantage. A son bureau, confessionnal laïque, toutes les passions fatalement aboutissent. C'est chez lui que se lave en famille le linge sale de deux millions d'habitants.

Un commissaire de police de Paris qui, après dix ans d'exercice, garderait une illusion, croirait à quelque chose au monde ou s'étonnerait de quoi que ce soit, ne serait qu'un imbécile.

S'il peut encore être ému, c'est un brave homme.

Celui qui se présentait chez M. Favoral était d'un certain âge déjà, plus froid que glace, et néanmoins bienveillant, de cette bienveillance banale qui effraie, comme la politesse des bourreaux au moment de la toilette.

Il ne lui fallut qu'un regard de ses petits yeux clairs pour déchiffrer la physionomie de tous ces bourgeois, debout autour de la table bouleversée.

Et clouant d'un geste, sur le seuil, les agents qui l'accompagnaient:

—Monsieur Vincent Favoral? demanda-t-il.

Les hôtes du caissier, M. Desormeaux excepté, étaient frappés d'hébétement. A chacun d'eux il semblait qu'il rejaillissait quelque chose sur lui de la honte de cette invasion policière. Les dupes qu'on surprend dans les tripots clandestins ont de ces attitudes humiliées.

Enfin, non sans effort:

—M. Favoral n'est plus ici, répondit M. Chapelain, l'ancien avoué.

Le commissaire de police tressaillit.

Tandis qu'on parlementait avec lui à travers la porte, il avait bien compris qu'on ne cherchait qu'à gagner du temps, et s'il n'avait pas fait sauter la serrure d'un coup d'épaule, c'est qu'il était retenu par le nom de M. Desormeaux qu'il connaissait, et encore plus par le titre de M. Desormeaux, chef de bureau au ministère de la justice.

Mais ses soupçons n'allaient pas au delà de la destruction de quelques papiers compromettants. Et en réalité:

—Vous avez fait évader M. Favoral, messieurs? dit-il.

Personne ne répondit.

—C'est un aveu, fit-il. Très-bien. Par où s'est-il enfui?

Toujours pas de réponse. M. Desclavettes eut ajouté quelque chose de plus aux quarante-cinq mille francs dont il venait d'apprendre la perte, pour être, avec Mme Desclavettes, à cent lieues de là.

—Où est Mme Favoral? reprit le commissaire de police, visiblement bien renseigné. Où sont Mlle Gilberte et M. Maxence Favoral?

Le silence persista. Nul dans la salle à manger ne savait ce qui avait pu se passer de l'autre côté, et le moindre mot pouvait être une trahison.

Alors, le commissaire s'impatienta.

—Prenez une lampe, dit-il aux agents restés sur la porte, et éclairez-moi, nous allons bien voir...

Et sans l'ombre d'une hésitation, car, de même que les filles et les voleurs, les hommes de la police semblent avoir ce privilège d'être partout chez eux, il traversa le salon et arriva à la chambre de Mlle Gilberte juste comme la jeune fille se retirait de la fenêtre.

—Ah! c'est par là qu'il s'est échappé! s'écria-t-il.

Et il s'y précipita à son tour, et y resta accoudé assez de temps pour bien examiner le terrain et se rendre compte de la situation de l'appartement.

—C'est évident, dit-il enfin, cette fenêtre donne sur une cour voisine...

Il disait cela à un de ses agents, lequel ressemblait furieusement au domestique questionneur de l'après-midi.

—Au lieu de recueillir tant de renseignements oiseux, ajouta-t-il, que ne vous informiez-vous exactement des issues de la maison...

Il était joué, et cependant il n'en témoignait ni dépit, ni colère. Il ne semblait nullement songer à faire courir après le fugitif. Sur le visage de Maxence et de Mlle Gilberte, et encore plus dans les yeux de Mme Favoral, il avait lu que pour le moment ce serait inutile.

—Examinons toujours les papiers, reprit-il.

—Les papiers de mon mari, reprit Mme Favoral, sont tous dans son cabinet.

—Veuillez m'y conduire, madame.

La pièce que M. Favoral appelait fastueusement son cabinet, était une petite pièce carrelée, blanchie à la chaux et éclairée par un jour de souffrance.

Il ne s'y trouvait, en fait de meubles, qu'un vieux bureau à coulisses, une petite armoire grillée, quelques planches où étaient entassés des cartons et des paquets de journaux, et deux ou trois chaises de bois blanc.

—Où sont les clefs? demanda le commissaire de police.

—Mon père les a toujours sur lui, monsieur, répondit Maxence.

—Qu'on aille chercher un serrurier.

Plus forte que la peur, la curiosité avait attiré tous les hôtes du caissier du Comptoir de crédit mutuel, M. Desormeaux, M. Chapelain, M. Desclavettes lui-même, et debout, dans le cadre de la porte, ils suivaient tous les mouvements du commissaire qui, en attendant le serrurier, examinait à la volée les liasses de papiers laissées à découvert sur le bureau.

Au bout d'un moment, n'y tenant plus:

—Serait-il indiscret, fit timidement l'ancien marchand de bronzes, de demander de quoi est accusé ce pauvre Favoral?

—De détournements, monsieur.

—Et... la somme est-elle importante?

—Si elle était faible, j'aurais dit: de vol. On ne détourne qu'à partir d'une certaine somme.

Irrité de l'air sardonique du commissaire:

—C'est que, reprit M. Chapelain, Favoral a été notre ami... Et si, pour le tirer d'un mauvais pas, il ne s'agissait que de se cotiser...

—Il s'agit de dix ou douze millions, messieurs!

Était-ce possible? Était-ce même vraisemblable? Comment imaginer tant de millions glissant entre les mains du méthodique caissier de M. de Thaller?...

—Ah! monsieur, s'écria Mme Favoral, si je pouvais être rassurée, je le serais par l'énormité de la somme! Mon mari était un homme de goûts simples et modérés...

Le commissaire de police hochait la tête.

—Il est de ces passions, prononça-t-il, que rien ne trahit extérieurement. Le jeu est plus terrible que le feu. Après un incendie, on retrouve du moins des débris carbonisés. Que reste-t-il d'une partie perdue? On peut jeter des fortunes au gouffre de la Bourse, sans qu'il en reste une trace...

La malheureuse femme n'était pas convaincue.

—Je jurerais, monsieur, protesta-t-elle, que je connaissais l'emploi de chacune des heures de la vie de mon mari.

—Ne jurez pas, madame...

—Tous nos amis vous diront combien mon mari était parcimonieux...

—Ici, madame, pour vous, pour vos enfants, je le crois et je le vois, mais ailleurs?

Il fut interrompu par l'arrivée du serrurier, lequel n'en eut pas pour deux minutes à crocheter les serrures du vieux bureau.

Mais c'est vainement que le commissaire de police fouilla tous les tiroirs. Il n'y rencontrait rien que ces paperasses inutiles dont se font des reliques les gens pour lesquels l'ordre devient une religion. Il n'y trouvait rien que des lettres sans intérêt, des factures de vingt ans, des notes, jusqu'à des bulletins de boucherie.

—C'est perdre son temps que de chercher quelque chose ici, grommelait-il.

Et dans le fait, il allait renoncer à ses perquisitions, quand une liasse plus mince que les autres attira son attention. Il coupa le fil qui la retenait, et presque aussitôt:

—Je le savais parbleu! bien! s'écria-t-il.

Et tendant un papier à Mme Favoral:

—Lisez, je vous prie, madame, dit-il.

C'était une facture. Elle lut:

«Vendu à M. Favoral un cachemire des Indes, ci: huit mille cinq cents francs.

«Pour acquit: Forbe et Towler.»

—Serait-ce donc vous, madame, interrogea le commissaire, qui avez usé ce châle magnifique?...

La pauvre femme était confondue:

—Madame de Thaller dépense beaucoup, balbutia-t-elle. Souvent mon mari a été chargé pour elle d'emplettes importantes.

—Souvent, en effet, interrompit le commissaire de police, car voici bien d'autres factures acquittées: des boucles d'oreilles, seize mille francs; un bracelet, trois mille francs; un meuble de salon, un cheval, deux robes de velours... Si ce n'est pas les dix millions, c'en est toujours une partie.




IV



Avait-il eu d'avance des renseignements, ce commissaire de police, ou n'était-il guidé que par le flair particulier des hommes de sa profession, et l'habitude de tout soupçonner, même ce qui est invraisemblable?

Toujours est-il qu'il s'exprimait d'un ton de certitude absolue.

Les agents qui l'avaient accompagné et qui l'aidaient dans ses recherches, échangeaient des clignements d'yeux et ricanaient stupidement. La situation leur semblait plaisante.

Les autres, M. Desclavettes et M. Chapelain, et le digne M. Desormeaux lui-même, auraient vainement cherché des termes pour traduire l'immensité de leur étonnement. Vincent Favoral, leur ancien ami, payant des cachemires, des diamants et des mobiliers de salon! Cela ne pouvait leur entrer dans l'esprit. A qui destinait-il ces présents princiers? A une maîtresse, à quelqu'une de ces redoutables créatures, qu'on se représente tapies dans les profondeurs de l'amour comme les monstres au fond de leur caverne...

Mais comment imaginer le méthodique caissier du Comptoir de crédit mutuel emporté par une de ces passions insensées qui ne raisonnent plus? Perdu par le jeu, bien! Mais par une femme!...

Comment se le figurer, lui, si platement bourgeois, ici, rue Saint-Gilles, à la tête d'un autre ménage, et menant ailleurs, dans un des quartiers brillants de Paris, une de ces existences échevelées qui épouvantent les familles?...

Comprenait-on le même homme économe jusqu'à l'avarice et prodigue jusqu'à la folie, tempêtant lorsque sa femme dépensait quelques centimes et volant pour subvenir au luxe d'une fille, et collectionnant enfin dans le même tiroir les factures du bijoutier et les bulletins de la boucherie!...

—C'est le comble de l'absurde!... murmurait l'excellent M. Desormeaux.

Maxence, lui, frémissait de colère.

Affaissée sur une chaise, près du bureau, Mlle Gilberte pleurait.

Il n'y avait que Mme Favoral, si craintive d'ordinaire, qui osât défendre quand même, et de toute son énergie, l'homme dont elle portait le nom. Qu'il eût détourné des millions, elle l'admettait. Qu'il l'eût trompée et trahie si indignement, qu'il l'eût si misérablement prise pour dupe pendant des années, cela lui semblait insensé, monstrueux, impossible.

Et, pourpre de honte:

—Vos soupçons s'évanouiraient, Monsieur, disait-elle au commissaire, si vous me permettiez de vous retracer notre existence.

Mis en goût par sa première trouvaille, il poursuivait plus minutieusement ses perquisitions, dénouant les liens de toutes les liasses.

—Inutile, madame, répondit-il, de ce ton bref qui impressionnait si fort M. Desclavettes. Vous ne pouvez me dire que ce que vous savez, et vous ne savez rien.

—Jamais homme, monsieur, n'eut une vie plus invariablement réglée que M. Favoral.

—En apparence, vous avez raison. Régler son désordre, d'ailleurs, est une des particularités de notre temps. On ouvre des crédits à ses passions, et on tient en partie double le compte de ses infamies. C'est méthodiquement qu'on opère. On détourne des millions pour suspendre des diamants aux oreilles d'une demoiselle, mais on est un homme soigneux, on conserve les factures acquittées...

—Eh! Monsieur, je vous ai déjà dit que je ne perdais pas mon mari de vue...

—Naturellement.

—Chaque matin, à neuf heures précises, il sortait d'ici pour se rendre chez M. de Thaller.

—Tout le quartier le sait, madame.

—A cinq heures et demie il rentrait.

—C'est encore bien connu.

—Le soir, après son dîner, il allait faire une partie, mais c'était son unique distraction, et toujours à onze heures il était couché.

—Parfaitement exact.

—Eh bien! alors, monsieur, où donc M. Favoral eût-il pris le temps de s'abandonner aux désordres dont vous l'accusez?

Imperceptiblement le commissaire de police haussait les épaules.

—Loin de moi, madame, prononça-t-il, la pensée de suspecter votre bonne foi. Qu'importe d'ailleurs que votre mari ait dépensé à ceci ou à cela, les sommes qu'on l'accuse d'avoir détournées! Mais que prouvent vos objections? Simplement que M. Favoral était très-habile et très maître de soi. Avait-il déjeuné, quand il vous quittait à neuf heures? Non. Où donc, je vous prie, déjeunait-il? Au restaurant? Auquel? Pourquoi ne rentrait-il qu'à cinq heures et demie, puisque son travail ne le retenait à son bureau que jusqu'à trois heures? Est-ce bien au café Turc qu'il allait tous les soirs? Enfin pourquoi ne me parlez-vous pas des travaux extraordinaires qui lui survenaient, à ce qu'il prétendait, une ou deux fois par mois? Tantôt c'était un emprunt, tantôt une liquidation ou une répartition de dividendes, dont il était chargé. Rentrait-il alors? Non. Il vous disait qu'il dînerait dehors, et qu'il lui serait plus commode de se faire dresser un lit dans son bureau, et vous étiez vingt-quatre ou quarante-huit heures sans le voir. Assurément cette double existence devait lui peser lourdement; mais il lui était défendu de rompre avec vous, sous peine d'être, le lendemain, pris la main dans le sac. C'est l'honorabilité de sa vie officielle, ici, qui lui permettait l'autre, celle que vous ne connaissez pas et qui a dévoré des sommes énormes. Plus il était ici âpre et dur, plus il pouvait ailleurs se montrer magnifique. Son ménage de la rue Saint-Gilles lui était un brevet d'impunité. Le voyant si économe on le croyait riche. On ne se défie pas des gens qui semblent ne rien dépenser. Chacune des privations qu'il vous imposait augmentait son renom de probité austère et l'élevait au-dessus du soupçon...

De grosses larmes roulaient le long des joues de Mme Favoral.

—Pourquoi ne pas me dire toute la vérité? balbutia-elle.

—Parce que je l'ignore, madame, répondit le commissaire, parce que ce ne sont là que des présomptions... J'ai vu bien des exemples de semblables calculs...

Et regrettant peut-être de s'être tant avancé:

—Mais je puis me tromper, ajouta-t-il, je n'ai pas la prétention d'être infaillible...

Il achevait alors l'inventaire sommaire de toutes les paperasses que contenait le bureau. Il ne lui restait plus qu'à examiner le tiroir qui servait de caisse. Il s'y trouvait en or, en petites coupures et en menue monnaie, sept cent dix-huit francs.

Ayant compté cette somme, le commissaire la tendit à Mme Favoral en disant:

—Ceci vous revient, madame...

Mais instinctivement elle retira la main.

—Jamais! fit-elle.

Le commissaire eut un geste bienveillant.

—Je comprends votre scrupule, madame, dit-il, et cependant j'insisterai. Vous pouvez me croire, lorsque je vous dis que cette petite somme vous appartient bien légitimement. Vous n'avez pas de fortune personnelle...

L'effort que faisait la pauvre femme, pour ne pas éclater en sanglots, n'était que trop visible.

—Je ne possède rien au monde, monsieur, répondit-elle d'une voix entrecoupée... Mon mari seul s'occupait de nos affaires, il ne m'en disait rien et je n'aurais pas osé le questionner... Seul, il disposait de l'argent... Tous les dimanches, il me remettait ce qu'il jugeait nécessaire pour les dépenses de la semaine et je lui en rendais compte... Quand mes enfants ou moi avions besoin de quelque chose, je le lui disais, et il me donnait ce qu'il croyait utile... Nous sommes aujourd'hui samedi; de ce que j'ai reçu dimanche dernier, il me reste cinq francs... c'est toute notre fortune...

Positivement le commissaire était ému.

—Vous voyez donc bien, madame, fit-il, que vous ne devez pas hésiter... Il faut vivre...

Maxence s'avança.

—Ne suis-je pas là, monsieur? interrompit-il.

Le commissaire le regarda finement, et d'un ton grave:

—Je crois, en effet, monsieur, répondit-il, que vous ne laisserez manquer de rien votre mère ni votre sœur... Mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on se crée des ressources... Les vôtres, si on ne m'a pas trompé, sont plus que bornées, en ce moment...

Et comme le jeune homme rougissait et ne répondait pas, il remit les sept cents francs à Mlle Gilberte, en disant:

—Prenez, mademoiselle, votre mère vous le permet.

Sa besogne était achevée. Apposer les scellés sur le cabinet de M. Favoral fut l'affaire d'un instant.

Faisant signe alors à ses agents de sortir, et prêt à se retirer lui-même:

—Que les scellés ne vous inquiètent pas, madame, dit le commissaire de police à Mme Favoral. Avant quarante-huit heures, on sera venu enlever les papiers et vous rendre la libre disposition de la pièce.

Il sortit, et dès que la porte se fut refermée sur lui:

—Eh bien!... s'écria M. Desormeaux.

Mais personne ne lui répondit. Les hôtes de cette maison où venait d'entrer le malheur avaient hâte de s'éloigner. Certes, la catastrophe était terrible et imprévue, mais ne les atteignait-elle donc pas? N'y perdaient-ils pas plus de trois cent mille francs?...

Donc, après quelques protestations banales et de ces promesses qui n'engagent à rien, ils se retirèrent, et tout en descendant l'escalier:

—Le commissaire a trop bien pris l'évasion de Vincent, disait M. Desormeaux; il doit avoir quelque moyen de le rattraper...




V



Enfin, Mme Favoral se trouvait seule avec ses enfants, et il lui était permis de s'abandonner sans réserve à l'excès du plus affreux désespoir.

Elle se laissa tomber lourdement sur un fauteuil, et attirant à elle Maxence et Gilberte:

—Oh! mes enfants, balbutiait-elle, en les couvrant de baisers et de larmes, mes enfants, nous sommes bien malheureux!

Non moins désespérés qu'elle, ils s'efforçaient d'adoucir sa douleur, de lui rendre le courage de porter cette écrasante épreuve, et agenouillés à ses pieds, et lui embrassant les mains:

—Ne te restons-nous pas, mère? répétaient-ils.

Mais elle ne semblait pas les entendre:

—Ce n'est pas sur moi que je pleure, poursuivait-elle. Moi!... qu'avais-je à attendre ou à espérer de la vie? Tandis que toi, Maxence, toi, ma pauvre Gilberte!... Si du moins j'étais sans reproches!... Mais non. C'est à ma faiblesse et à ma lâcheté qu'est due cette catastrophe. J'ai eu horreur de la lutte. J'ai payé de votre avenir la paix de mon intérieur. J'ai oublié que d'être mère, cela imposé des devoirs sacrés...

Mme Favoral était alors une femme de quarante-trois ans, aux traits fins et doux, à la physionomie adorable de bonté, et dont toute la personne exhalait comme un parfum exquis de noblesse et de distinction.

Heureuse, elle eût été belle encore, de cette beauté automnale dont la maturité a les splendeurs des fruits savoureux de l'arrière-saison.

Mais elle avait tant souffert!... A la morne pâleur de son teint, au pli rigide de ses lèvres, aux tressaillements nerveux qui la secouaient, on devinait toute une existence d'amères déceptions, de luttes dévorantes et d'humiliations fièrement dissimulées.

Tout semblait pourtant lui sourire, au début de la vie.

Elle était fille unique, et ses parents, de riches marchands de soieries, l'avaient élevée comme une fille d'archiduchesse destinée à quelque prince souverain.

Mais à quinze ans, elle avait perdu sa mère, et son père n'avait pas tardé à se dégoûter de son foyer désert et à chercher au dehors une diversion à ses regrets.

Son père était un esprit faible, un de ces hommes d'avance désignés pour les rôles de dupes éternelles. Ayant de l'argent, il eut beaucoup d'amis. Ayant tâté des plaisirs faciles, il y prit goût. Il s'amusa, il soupa, il joua. Ses affaires devenaient le moindre de ses soucis.

Et, dix-huit mois après la mort de sa femme, il avait déjà dévoré une partie de sa fortune, quand il tomba entre les mains d'une intrigante, que, sans respect pour sa fille, il installa audacieusement dans sa maison.

En province, où tout le monde se connaît, de telles infamies sont presque impossibles. Elles ne sont pas très-rares à Paris, où on est comme perdu dans la foule, et où manque le frein de l'opinion du voisin.

Deux années durant, la pauvre jeune fille, condamnée à subir cette marâtre illégitime, endura un supplice sans nom.

Elle venait d'atteindre ses dix-huit ans, quand un soir son père la prit à part.

—Je suis résolu à me remarier, lui dit-il, mais je veux, avant, te pourvoir d'un mari. T'en ayant cherché un, je l'ai trouvé. Dame! il n'est peut-être pas très-brillant; mais c'est, à ce qu'il paraît, un brave garçon, travailleur, économe et qui fera son chemin. J'avais rêvé mieux pour toi, mais les temps sont rudes, le commerce va mal; bref, n'ayant à te donner que vingt mille francs de dot, je n'ai pas le droit d'être très-difficile... Demain, je t'amènerai mon candidat.

Et le lendemain, en effet, cet excellent père présentait à sa fille M. Vincent Favoral.

Il ne lui plut pas, mais elle n'eût pas osé dire qu'il lui déplaisait.

C'était, à vingt-cinq ans qu'il venait d'avoir, un de ces hommes tellement effacés, qu'on ne découvre en eux aucun relief où accrocher une sympathie ou une aversion.

Vêtu convenablement, il semblait timide et gauche: doux, réservé, médiocrement intelligent et fort défiant de soi. Il avouait n'avoir reçu qu'une éducation des plus imparfaites et se déclarait très-ignorant de la vie. Comme fortune, il ne possédait guère que sa profession. Il était alors chef de la comptabilité d'une importante fabrique du faubourg Saint-Antoine, aux appointements de quatre mille francs par an.

La jeune fille n'hésita pas.

Tout lui paraissait préférable à l'incessant contact d'une femme qu'elle abhorrait et qu'elle méprisait.

Elle donna son consentement. Et vingt jours après la première entrevue, elle était Mme Favoral...

Hélas! six semaines ne s'étaient pas écoulées, que déjà elle savait sa destinée et qu'elle n'avait fait que changer d'enfer.

Non que son mari fût mauvais pour elle,—il n'osait pas encore; mais il s'était assez découvert pour qu'elle pût le juger. C'était un de ces redoutables égoïstes qui stérilisent tout autour d'eux, comme ces noyers à l'ombre desquels rien ne saurait venir. Sa froideur dissimulait un entêtement stupide, sa douceur une volonté de fer.

S'il s'était marié, c'est qu'il avait pensé qu'une femme est un rouage nécessaire, c'est qu'il souhaitait un intérieur pour y commander, c'est que surtout il avait été séduit par une dot de vingt mille francs.

Car cet homme avait une passion: l'argent. Sous son masque immobile s'agitaient d'âpres convoitises. Il voulait être riche.

Or, comme il ne se faisait aucune illusion sur sa valeur, comme il se savait incapable de ces conceptions ou de ces travaux qui enrichissent vite, comme il n'était aucunement entreprenant, il ne concevait qu'un moyen d'arriver à la fortune: économiser, se priver, liarder, entasser sou sur sou.

Sa profession de comptable lui fournissait quantité d'exemples de la puissance financière du sou quotidiennement placé de façon à produire son maximum de rendement.

Si son oeil bleu s'animait, c'était lorsqu'il calculait ce que serait à l'heure actuelle le capital produit par un simple sou qu'on eût placé à cinq pour cent, l'année de la naissance du Christ.

Pour lui, c'était sublime. Il ne concevait rien au delà. Un sou!... Il eût voulu, disait-il, vivre dix-huit cents ans, pour suivre les évolutions de ce sou, pour le voir se doubler et se centupler, produire, s'enfler, grossir, et devenir, après des siècles, millions et centaines de millions...

En dépit de tout, il avait, dans les premiers mois de son mariage, accordé à sa jeune femme une petite servante. Il lui donnait de temps à autre une pièce de cinq francs et la menait à la campagne le dimanche.

C'était la lune de miel, et ainsi qu'il le déclara lui-même, cette vie de prodigalités ne pouvait pas durer.

Sous un futile prétexte, la petite bonne fut renvoyée. Il serra les cordons de sa bourse. Les sorties furent supprimées.

A l'économie succéda l'âpre lésine qui compte les grains de sel du pot-au-feu, qui pèse le savon du blanchissage, qui mesure la chandelle de la veillée.

Insensiblement le comptable prit le pli de traiter sa jeune femme comme une servante dont on suspecte la probité et comme un enfant dont on craint l'étourderie. Chaque matin, il lui remettait l'argent de la journée, et chaque soir il s'étonnait qu'elle n'en eût pas mieux tiré parti. Il l'accusait de se laisser bêtement voler, ou même de s'entendre avec les fournisseurs. Il lui reprochait d'être follement dépensière, ce qui ne le surprenait pas, ajoutait-il, de la fille d'un homme qui avait dissipé une grosse fortune.

C'est que, pour comble, Vincent Favoral était au plus mal avec son beau-père. Des vingt mille francs de la dot, douze mille seulement lui avaient été versés, et c'est inutilement qu'il réclamait le reste. Les affaires du marchand de soieries étaient devenues détestables, il allait être forcé de déposer son bilan; les huit mille francs semblaient sérieusement compromis.

A sa femme seule il s'en prenait de cette déception. Il ne cessait de lui dire qu'elle s'était entendue avec son père pour le duper, le dépouiller, le ruiner.

Quelle existence!... Certes, si la malheureuse eût su où se réfugier, elle eût fui cet intérieur où chacun de ses jours n'était qu'un long supplice. Mais où aller? A qui demander un asile?...

Elle eut de terribles tentations, à cette époque où elle n'avait pas vingt ans, et où on l'appelait la belle Mme Favoral.

Peut-être eût-elle succombé, lorsqu'elle s'aperçut qu'elle était enceinte. Un an, jour pour jour, après son mariage, elle accoucha d'un fils qui reçut le nom de Maxence.

L'arrivée de ce fils n'avait que médiocrement réjoui le comptable. C'était, avant tout, un sujet de dépenses. Il lui avait fallu donner une trentaine de francs à une sage-femme et débourser près du double pour la layette. Puis un enfant désorganise toutes les habitudes, et il tenait aux siennes, affirmait-il, plus qu'à la vie. Il voyait son ménage troublé, l'heure de ses repas dérangée, son importance diminuée, son autorité même méconnue.

Mais qu'importait à sa jeune femme la mauvaise humeur qu'il ne prenait pas la peine de dissimuler? Mère, elle défiait son tyran.

Maintenant, du moins, elle avait dans ce monde un être sur lequel reporter toutes ses tendresses brutalement refoulées. Il était une âme où elle régnait. Quelle avanie n'eût pas effacée un sourire de son fils?

Avec l'admirable instinct des égoïstes, M. Favoral comprit si bien ce qui se passait dans l'esprit de sa femme, qu'il n'osa pas trop se plaindre de ce que coûtait le petit garçon. Il prit son parti en brave. Et même, lorsque, quatre ans plus tard, une fille, Gilberte, lui naquit, au lieu de gémir:

—Bast! dit-il, le bon Dieu bénit les grandes familles.




VI



Mais à cette époque, déjà, la situation de Vincent Favoral s'était singulièrement modifiée.

La révolution de 1848 venait d'éclater. La fabrique du faubourg Saint-Antoine, ou il était employé, fut obligée de fermer ses portes.

Un soir, en rentrant pour dîner à l'heure accoutumée, il annonça qu'il venait d'être congédié.

Mme Favoral frémit à l'idée des déboires que cette funeste nouvelle semblait lui présager.

—Qu'allons-nous devenir? murmura-t-elle, imaginant ce que pourrait être son mari, privé de ses appointements et désœuvré.

Il haussa les épaules. Visiblement il était excité, ses pommettes étaient rouges, ses yeux brillaient.

—Bast! fit-il, nous ne mourrons pas de faim pour cela.

Et comme sa femme l'examinait toute ébahie.

—Quand tu me regarderas, poursuivit-il, c'est comme cela. Il y en a qui se donnent le genre de vivre en rentiers, et qui n'ont pas ce que nous possédons.

C'était, depuis six ans passés qu'il était marié, la première fois qu'il parlait de ses affaires autrement que pour gémir et se plaindre, pour accuser le sort et maudire la cherté de toutes choses. La veille encore, il se déclarait ruiné par l'achat d'une paire de souliers pour Maxence. Et le changement était si soudain et si grand que c'était à ne savoir que croire et à se demander si le chagrin de se trouver sans place ne lui troublait pas l'esprit.

—Voilà bien les femmes! continua-t-il en ricanant. Le résultat les éblouit, car elles ne comprennent rien aux moyens employés pour l'atteindre. Suis-je donc un imbécile? M'imposerais-je des privations de toutes sortes, si cela devait n'aboutir à rien? Parbleu! j'aime le luxe, moi aussi, et les bons dîners au restaurant; et les spectacles et les parties fines à la campagne. Mais je veux être riche. Du prix de toutes les jouissances que je ne me suis pas données, je me suis fait un capital dont le revenu nous fera manger tous. Eh! eh! voilà la puissance du petit sou qu'on met à l'engrais!...

En se couchant ce soir-là, Mme Favoral était plus gaie qu'elle ne l'avait été depuis la mort de sa mère. Elle n'en voulait presque plus à son mari de sa sordide lésine. Elle lui pardonnait les humiliations dont il l'avait abreuvée. Elle se disait:

—Eh bien! soit. J'aurai vécu misérablement, j'aurai enduré des souffrances sans nom, mais du moins mes enfants seront riches, la vie leur sera douce et facile.

Le lendemain, l'exaltation de M. Favoral était complétement dissipée. Manifestement, il regrettait ses confidences.

—On aurait tort de s'en prévaloir pour tout mettre au pillage, déclara-il rudement. D'ailleurs, j'ai beaucoup exagéré.

Et il partit en quête d'une place.

En trouver une lui devait être difficile. Les lendemains de révolution ne sont pas précisément propices à l'industrie. Pendant que les partis s'agitaient à la Chambre, il y avait sur le pavé vingt mille employés qui, chaque matin, en se levant, se demandaient où ils dîneraient le soir.

Faute de mieux, Vincent Favoral accepta de tenir les livres de droite et de gauche, une heure de ci, une heure de là, deux fois par semaine dans une maison, quatre fois dans une autre.

Il y gagnait autant et plus qu'à sa fabrique, mais le métier ne lui convenait pas. Ce qu'il fallait à son tempérament, c'était le bureau d'où l'on ne bouge pas, l'atmosphère alourdie par le poêle, le pupitre usé par les coudes, le fauteuil à rond de cuir, la manchette de lustrine qu'on passe sur l'habit. Cela le révoltait, d'avoir, dans la même journée, affaire en quatre ou cinq maisons différentes et d'être obligé de marcher une heure par les rues pour aller donner, à l'autre bout de Paris, une heure de travail. Il se trouvait désorienté, comme le serait le cheval qui, depuis dix ans, tourne un manège, si on le forçait de trotter droit devant soi.

Aussi, un matin, planta-t-il tout là, jurant qu'il préférait rester les bras croisés et qu'on en serait quitte pour mettre un peu moins de beurre dans la soupe et un peu plus d'eau dans le vin jusqu'à ce qu'il retrouvât une place à sa convenance et selon ses goûts.

Il sortit néanmoins, et resta dehors jusqu'à l'heure du dîner. Et il en fut de même le lendemain et les jours suivants.

Il décampait dès qu'il avait à la bouche la dernière bouchée du déjeuner, rentrait vers six heures, dînait à la hâte et repartait pour ne plus reparaître que vers minuit. Il avait des heures de gaieté délirante et des moments d'affreux abattement. Parfois il paraissait horriblement inquiet.

—Que peut-il faire? pensait Mme Favoral.

Elle osa le lui demander, un matin qu'il était de belle humeur.

—Eh bien! quoi? répondit-il, ne suis-je pas le maître? je fais des affaires à la Bourse.

Il ne pouvait rien avouer qui effrayât autant la pauvre femme.

—Ne crains-tu pas, objecta-t-elle, de perdre tout ce que nous avons si péniblement amassé? Nous avons des enfants...

Il ne la laissa pas poursuivre.

—Me prends-tu pour un bambin! s'écria-t-il, ou te fais-je l'effet d'un monsieur si facile à duper! Occupe-toi d'économiser dans ton ménage, et ne te mêle pas de ma conduite...

Et il continua, et ses opérations devaient être heureuses, car jamais il n'avait été si facile à vivre. Toutes ses allures changeaient. Il s'était fait faire des vêtements par un bon tailleur, on eût dit qu'il avait des prétentions à l'élégance. Il abandonna la pipe et s'accoutuma à ne fumer que des cigares. Il s'ennuya de donner chaque matin l'argent du ménage et prit l'habitude de le remettre toutes les semaines, le dimanche. Marque de confiance énorme, ainsi qu'il le fit remarquer à sa femme. Aussi la première fois:

—Prends bien garde, lui dit-il, de te trouver sans un centime dès jeudi.

Il devenait aussi plus communicatif. Souvent, pendant le dîner, il racontait ce qu'il avait entendu pendant la journée, des anecdotes, des cancans. Il énumérait les personnes avec lesquelles il avait causé. Il nommait quantité de gens qu'il appelait ses amis, et dont Mme Favoral gardait soigneusement les noms dans sa mémoire.

Il en était un surtout qui semblait lui inspirer un profond respect, une admiration sans bornes, et sur le compte duquel il ne tarissait pas. C'était, disait-il, un homme de son âge, M. de Thaller, le baron de Thaller...

—Celui-là, répétait-il, est véritablement fort, il a des idées, il est riche, il ira loin; ce serait un grand bonheur s'il voulait s'occuper de moi...

Jusqu'à ce qu'enfin, un jour:

—Tes parents ont été fort riches autrefois? demanda-t-il à sa femme.

—Je l'ai entendu dire, répondit-elle.

—Ils dépensaient beaucoup, n'est-ce pas? ils avaient des amis, ils donnaient de grands dîners...

—Ils recevaient assez souvent...

—Tu te rappelles ce temps-là?

—Assurément.

—De sorte que s'il me plaisait de recevoir quelqu'un, ici, quelqu'un... d'important, tu saurais faire les choses convenablement, de façon à ce qu'on ne se moquât pas de nous?

—Je le crois.

Il demeura un moment silencieux, en homme qui réfléchit avant de prendre un grand parti, puis:

—Je veux donner à dîner à quelques personnes, dit-il.

C'était à n'en pas croire ses oreilles. Jamais il n'avait reçu à sa table qu'un employé de sa fabrique, nommé Desclavettes, lequel venait d'épouser la fille et le magasin d'un marchand de bronzes.

—Est-ce possible! fit Mme Favoral.

—C'est ainsi. Reste à savoir ce que me coûterait un dîner dans le grand genre, tout ce qu'il y a de mieux.

—Cela dépend du nombre des convives...

—J'aurai trois ou quatre personnes.

La pauvre femme se livra à un assez long calcul, puis, timidement, car la somme lui semblait formidable:

—Je pense, commença-t-elle, qu'avec une centaine de francs...

Son mari se mit à siffler.

—Il faudra cela rien que pour les vins, interrompit-il. Me prends-tu pour un sot? Mais, tiens, ne comptons pas. Fais comme faisaient tes parents quand ils faisaient le mieux, et si c'est bien, je ne me plaindrai pas de la dépense. Prends une bonne cuisinière, loue un garçon qui sache bien servir à table...

Elle était confondue, et cependant elle n'était pas au bout de ses surprises.

Bientôt M. Favoral déclara que la vaisselle du ménage n'était pas de mise et qu'il achèterait un service. Il découvrait cent emplettes à faire et jurait qu'il les ferait. Il hésita un instant à renouveler le meuble du salon, qui était pourtant assez convenable, étant un présent de son beau-père.

Et son inventaire terminé:

—Et toi, demanda-t-il, quelle robe mettras-tu?

—J'ai ma robe de soie noire...

Il l'arrêta.

—C'est-à-dire que tu n'en as pas, fit-il. Très-bien. Tu vas aller aujourd'hui même t'en acheter une très-belle, magnifique et tu la donneras à faire à une grande couturière... Et par la même occasion, tu achèteras des petits costumes pour Maxence et pour Gilberte... Voici un billet de mille francs...

Décidément abasourdie:

—Qui donc veux-tu inviter? interrogea-t-elle.

—Le baron et la baronne de Thaller, répondit-il avec une emphase pleine de conviction. Ainsi tâche de te distinguer. Il y va de notre fortune...




VII



Qu'un intérêt considérable s'attachât à ce dîner, c'est ce dont Mme Favoral ne douta pas, lorsqu'elle vit les jours se succéder sans que la fabuleuse libéralité de son mari se démentît un instant.

Dix fois par après-midi, il rentrait pour apprendre à sa femme le nom d'un mets qu'on avait prononcé devant lui, ou pour la consulter au sujet de quelque victuaille exotique qu'il venait d'apercevoir à la vitrine d'un marchand de comestibles. Sans cesse, il rapportait des vins de crûs fantastiques, de ces vins que les négociants fabriquent à l'usage des niais, et qu'ils vendent dans des bouteilles singulières, préalablement enduites d'une poussière séculaire et de toile d'araignée.

Il fit passer un long examen à la cuisinière que Mme Favoral avait arrêtée, et exigea qu'elle lui énumérât les maisons où elle avait cuisiné. Il voulut absolument que le garçon qui devait servir à table lui montrât l'habit noir qu'il endosserait.

Le grand jour venu, il ne bougea pas du logis, allant et venant de la cuisine à la salle à manger, inquiet, agité, incapable de rester en place. Il ne respira qu'après avoir vu la table dressée et toute chargée du service qu'il avait acheté, et d'une superbe argenterie qu'il était allé louer lui-même.

Et quand sa jeune femme lui apparut, charmante sous sa fraîche toilette et tenant ses deux enfants, Maxence et Gilberte, tout de neuf habillés:

—C'est parfait, s'écria-t-il, au comble du ravissement. On ne saurait faire mieux. Maintenant nos quatre convives peuvent arriver.

Ils arrivèrent à sept heures moins quelques minutes, dans deux voitures, dont la magnificence étonna la rue Saint-Gilles.

Et les présentations terminées, Vincent Favoral eut enfin l'ineffable satisfaction de voir s'asseoir à sa table le baron et la baronne de Thaller, M. Saint-Pavin, qui s'intitulait publiciste financier et M. Jules Jottras, de la maison Jottras et frère.

C'est avec une ardente curiosité, que Mme Favoral observait ces gens, que son mari appelait ses amis, et qu'elle voyait, elle, pour la première fois.

M. de Thaller, qui n'avait guère plus de trente ans alors, n'avait déjà plus d'âge. Froid, gourmé, visant évidemment au genre anglais, il s'exprimait en phrases brèves avec un très-sensible accent étranger. Rien à surprendre sur sa physionomie. Il avait le front bombé, l'oeil d'un bleu terne et le nez très-mince. Ses rares cheveux étaient étalés sur son crâne avec une laborieuse symétrie, et sa barbe rousse, touffue et bien soignée, paraissait le préoccuper beaucoup.

M. Saint-Pavin n'avait point ces façons empesées. Négligé dans sa mise, il manquait de tenue. C'était un robuste gaillard, brun et barbu, à la lèvre épaisse, à l'oeil saillant et brillant, étalant sur la nappe de larges mains ornées aux phalanges de bouquets de poil, parlant haut; riant fort, mangeant ferme, buvant mieux...

Près de lui, M. Jules Jottras, bien que ressemblant à une gravure de modes, ne resplendissait guère. Mièvre, blond, blême, quasi imberbe. M. Jottras ne se distinguait que par une sorte d'impudence inconsciente, un cynisme douceâtre et un ricanement dont les hoquets secouaient le binocle qu'il portait planté sur le nez. Mais c'est surtout Mme de Thaller qui inquiétait Mme Favoral.

Vêtue avec une magnificence d'un goût au moins contestable, très-décolletée, portant de gros diamants aux oreilles et des bagues à tous les doigts, la jeune baronne était insolemment belle, d'une beauté provoquante jusqu'à la brutalité. Avec des cheveux d'un noir bleu, tordus sur la nuque en lourdes boucles, elle avait la peau d'une blancheur nacrée, des lèvres plus rouges que le sang et de grands yeux qui jetaient des flammes entre leurs longs cils, recourbés. C'était la poésie de la chair, on ne pouvait se tenir d'admirer. Parlait-elle, par exemple, ou faisait-elle un mouvement, l'admiration tombait. La voix était vulgaire, le geste commun. Si M. Jottras risquait un mot à double sens, elle se renversait sur sa chaise pour rire, tendant le cou et avançant la gorge...

Tout à ses convives, M. Favoral ne remarquait rien.

Il ne songeait qu'à charger les assiettes et à remplir les verres, se plaignant qu'on ne mangeât pas, qu'on ne bût rien, demandant avec inquiétude si ce qu'on servait n'était pas bon, si son vin était mauvais, tourmentant le garçon qui servait jusqu'à lui faire perdre la tête.

Il est sûr que ni M. de Thaller ni M. Jottras n'avaient grand appétit.

Mais M. Saint-Pavin officiait pour tous, et rien qu'à lui tenir tête et à lui faire raison, M. Favoral s'animait visiblement.

Il avait la joue fort enluminée, quand, ayant versé à la ronde du vin de Champagne, il leva son verre couronné de mousse, en s'écriant:

—Je bois au succès de l'affaire!

—Au succès de l'affaire! répondirent les autres en trinquant...

Et quelques moments après, on passa au salon pour prendre le café.

Ce toast n'avait pas été sans inquiéter Mme Favoral. Mais il lui fut impossible d'adresser une question, tant vivement elle fut entreprise par Mme de Thaller, laquelle l'entraîna près d'elle sur le canapé, sous prétexte que deux femmes ont toujours des secrets à échanger, alors même qu'elles se voient pour la première fois.

La jeune baronne était de première force sur les articles mode et toilette, et c'est avec une volubilité étourdissante qu'elle demandait à Mme Favoral le nom de sa couturière et de sa modiste, et à quel joaillier elle donnait ses diamants à remonter.

Cela ressemblait si bien à une plaisanterie, que la pauvre ménagère de la rue Saint-Gilles ne pouvait s'empêcher de sourire, tout en répondant qu'elle n'avait pas de couturière et que n'ayant pas de diamants, un joaillier lui était complétement inutile.

L'autre déclarait n'en pouvoir revenir. Pas de diamants! c'est un malheur qui dépasse tout! Et vite, elle en prenait texte, charitablement, pour énumérer les parures de son écrin, les dentelles de ses tiroirs et les robes de ses armoires. D'abord, il lui eût été impossible, elle le jurait, de vivre avec un mari avare ou pauvre. Le sien venait de lui faire présent d'un coupé capitonné de satin jaune qui était un bijou. Et certes, elle l'employait, adorant le mouvement. Elle passait ses journées à courir les magasins et à se promener au bois. Tous les soirs elle avait, à son choix, le spectacle et le bal, l'un et l'autre souvent. Les théâtres de genre étaient ceux qu'elle préférait. Assurément l'Opéra et les Italiens sont bien plus distingués, mais elle ne pouvait se tenir d'y bâiller...

Puis, elle voulait embrasser les enfants, et il fallait aller lui chercher Maxence et Gilberte. Elle adorait les enfants, protestait-elle, c'était son faible, sa passion. Elle avait, elle-même, une petite-fille de dix-huit mois, nommé Césarine, dont elle raffolait; et que certainement elle eût amenée, et elle n'eût pas craint de gêner...

Tout ce verbiage bruissait comme un murmure confus aux oreilles de Mme Favoral. «Oui, non,» répondait-elle, sans trop savoir à quoi elle répondait.

Le cœur serré d'une appréhension vague, elle n'avait pas trop de toute son attention pour observer son mari et ses hôtes.

Debout près de la cheminée, le cigare aux dents, ils causaient avec une certaine animation, mais à voix trop basse pour qu'elle pût bien saisir. C'est seulement lorsque M. Saint-Pavin prenait la parole, qu'elle entendait qu'il s'agissait toujours de l'affaire, car il ne parlait que d'articles à publier, d'actions à lancer, de dividendes à distribuer et de bénéfices certains à recueillir.

Tous d'ailleurs paraissaient admirablement d'accord, et à un moment elle vit son mari et M. de Thaller se frapper dans la main, comme on fait quand on échange une parole.

Onze heures sonnèrent.

M. Favoral prétendait obliger ses hôtes à accepter encore une tasse de thé ou un verre de punch, mais M. de Thaller déclara qu'il avait à travailler, et que sa voiture étant arrivée, il allait partir.

Et il partit, en effet, emmenant la baronne, suivi de M. de Saint-Pavin et de M. Jottras.

Et quand M. Favoral, les portes fermées, se retrouva avec sa femme:

—Eh bien! s'écria-t-il tout vibrant de vanité satisfaite, que dis-tu de nos amis?

Certes, l'opinion de la pauvre femme était faite. Elle n'osa pas la formuler.

—Ils m'ont surpris, répondit-elle.

Il bondit sur ce mot.

—Je voudrais bien savoir pourquoi?

Alors, timidement et avec des précautions infinies, elle se mit à expliquer que la physionomie de M. de Thaller ne lui inspirait aucune confiance, que M. Jottras lui avait semblé un personnage très-impudent, que M. Saint-Pavin lui paraissait fort mal et que la jeune baronne, enfin, lui avait donné d'elle la plus singulière idée...

M. Favoral n'en voulut pas écouter davantage.

—C'est que tu n'as jamais vu des gens de la haute société, s'écria-t-il.

—Pardon, autrefois, du vivant de ma mère...

—Eh! il ne venait que des marchands chez ta mère...

La pauvre femme baissait la tête:

—Je t'en supplie, Vincent, insista-t-elle, avant de rien faire avec ces nouveaux amis, réfléchis, consulte...

Il finit par éclater de rire.

—N'as-tu pas peur qu'ils ne me volent! dit-il. Des gens riches dix fois comme moi!... Tiens, ne parlons plus de cela, et allons nous coucher... Tu verras ce que nous rapportera cette soirée, et si j'ai lieu de regretter mon argent!...




VIII



Quand, au lendemain de ce dîner, qui devait faire époque dans sa vie, Mme Favoral se réveilla, son mari était déjà debout et, un crayon à la main, il alignait des additions.

L'enchantement s'était dissipé comme les fumées du vin de Champagne, et les nuages des mauvais jours s'amassaient sur son front.

S'apercevant que sa femme l'observait:

—Cela coûte gras, dit-il d'un ton rogue, de mettre une affaire en train, et il ne faudrait pas recommencer tous les soirs.

A l'entendre, on eût cru, positivement, que Mme Favoral seule, à force d'obsessions, l'avait décidé à cette dépense qu'il paraissait regretter si fort. Elle le lui fit remarquer doucement, lui rappelant que, bien loin de le pousser, elle avait essayé de le retenir, lui répétant qu'elle augurait mal de cette affaire dont il s'enthousiasmait, et que s'il voulait la croire, il ne s'aventurerait pas...

—Sais-tu ce dont il s'agit? interrompit-il brusquement.

—Tu ne me l'as pas dit...

—Eh bien! alors, laisse-moi en repos, avec tes pressentiments. Mes amis te déplaisent et j'ai bien vu quelle mine tu faisais à la baronne de Thaller. Mais je suis le maître, et ce que j'ai résolu sera. J'ai signé, d'ailleurs. Une fois pour toutes, je te défends de revenir sur ce sujet.

Sur quoi, s'étant habillé avec beaucoup de soin, il décampa en disant qu'il était attendu pour déjeuner, par Saint-Pavin, le publiciste financier, et par M. Jottras, de la maison Jottras et frère.

Une femme adroite ne se fût pas tenue pour battue et eût eu facilement raison de ce despote dont l'intelligence n'était pas le fort. Mais Mme Favoral était trop fière pour être adroite, et d'ailleurs, les ressorts de sa volonté avaient été brisés par l'oppression successive d'une marâtre odieuse et d'un maître brutal. Son renoncement à tout était complet. Blessée, elle gardait le secret de la blessure, baissait la tête et se taisait.

Elle ne hasarda donc pas une allusion, et il s'écoula près d'une semaine sans qu'elle entendit prononcer le nom de ses hôtes.

C'est par un journal qu'avait oublié au salon M. Favoral, qu'elle apprit que M. le baron de Thaller venait de fonder une société par actions, le Comptoir de crédit mutuel, au capital de plusieurs millions.

Au-dessous de l'annonce imprimée en énormes caractères, venait un long article, où il était démontré que la société nouvelle était en même temps une œuvre patriotique, et une institution de crédit de premier ordre, qu'elle répondait à des besoins urgents, qu'elle était appelée à rendre à l'industrie des services inappréciables, que ses bénéfices étaient assurés et que souscrire des actions, c'était simplement tirer sur la fortune à courte échéance.

Un peu rassurée déjà par la lecture de cet article, Mme Favoral le fut tout à fait lorsqu'elle lut la liste des membres du conseil de surveillance. Presque tous étaient titrés et décorés de quantité d'ordres, et les autres, les simples roturiers, étaient tous des banquiers, des dignitaires ou même d'anciens ministres.

—Je me trompais, pensa-t-elle, subissant l'ascendant de la chose imprimée.

Et nulle objection ne lui vint, quand à peu de jours de là, son mari lui dit:

—J'ai la situation que je désirais, Je suis caissier principal de la Société dont M. de Thaller est le directeur.

Ce fut, d'ailleurs, tout. De ce qu'était cette société, des avantages qu'elle lui faisait, pas un mot.

A sa façon de s'exprimer seulement, Mme Favoral jugea qu'il devait être bien traité, et il la confirma dans cette opinion en lui accordant, de son propre mouvement, quelques francs de plus pour la dépense journalière de la maison.

—Il faut, déclara-t-il, en cette occasion mémorable, savoir, quoi qu'il en coûte, faire honneur à sa position sociale.

Pour la première fois de sa vie, il semblait préoccupé du qu'en dira-t-on, et soucieux de l'opinion qu'on aurait de lui, dans un quartier où l'opinion est d'autant plus influente que tout le monde s'y connaît. Il recommanda à sa femme de veiller soigneusement à sa mise et à celle des enfants, et reprit une servante. Il voulut se créer des relations et inaugura ses dîners du samedi, où vinrent assidûment M. et Mme Desclavettes d'abord, M. Chapelain l'avoué, le papa Desormeaux et quelques autres.

Pour lui, il adopta peu à peu les habitudes dont il ne devait plus se départir, et dont la régularité chronométrique lui valut le surnom dont il était fier, de Bureau-Exactitude.

Quant au reste, jamais homme, à un pareil degré, ne se désintéressa de sa femme et de ses enfants.

Sa maison n'était pour lui qu'une hôtellerie où il venait prendre son repas du soir et dormir. Jamais il ne songea à demander à sa femme l'emploi de ses journées, ni à quoi elle s'occupait en son absence.

Pourvu qu'elle ne lui réclamât pas d'argent, et qu'elle fût là quand il rentrait, il était content.

Bien des femmes, à l'âge de Mme Favoral, auraient étrangement usé de cette indifférence injurieuse, et de cette absolue liberté.

Si elle en profita, ce fut uniquement pour obéir à une de ces inspirations qui ne peuvent naître qu'au cœur d'une mère.

L'augmentation du budget du ménage était relativement considérable, mais si exactement calculée, qu'elle n'en était pas maîtresse d'un centime de plus. C'est avec un véritable désespoir qu'elle songeait que ses enfants auraient à endurer les humiliantes privations qui avaient désolé son existence. Ils étaient trop jeunes encore pour souffrir de la parcimonie paternelle, mais ils grandiraient, leurs désirs s'éveilleraient et elle serait dans l'impossibilité de leur accorder les plus innocentes satisfactions.

A force de tourner et de retourner dans son esprit cette idée désolante, elle se souvint d'une amie de sa mère, qui avait rue Saint-Denis un important établissement de lainage et de mercerie. Là était peut-être la solution du problème. Elle se rendit chez cette digne femme, et sans même avoir besoin de lui confesser toute la vérité, elle en obtint divers petits travaux, mal rétribués, comme de juste, mais qui, moyennant une sévère application, pouvaient rapporter de huit à douze francs par semaine.

Dès lors, elle ne perdit plus une minute, se cachant de son travail comme d'une mauvaise action.

Elle connaissait assez son mari pour être certaine qu'il s'indignerait, et il lui semblait l'entendre s'écrier qu'il dépensait cependant assez pour que sa femme n'en fût pas réduite au métier d'ouvrière.

Mais aussi, quelle joie, le jour où elle cacha tout au fond d'un tiroir la première pièce de vingt francs gagnée par elle, une belle pièce d'or qui lui appartenait sans conteste, qu'on ne lui connaissait pas, et qu'elle pouvait dépenser à sa guise sans avoir à en rendre compte.

Et avec quel orgueil, de semaine en semaine, elle vit son petit trésor grossir, malgré les emprunts qu'elle lui faisait, tantôt pour donner à Maxence un jouet dont il avait envie, tantôt pour ajouter un ruban à la toilette de Gilberte.

Ce fut le temps le plus heureux de sa vie, une halte le long de cette voie douloureuse où elle se traînait depuis tant d'années. Les heures, entre ses deux enfants, s'envolaient légères et rapides comme des secondes. Si toutes les espérances de la jeune fille et de la femme avaient été flétries avant d'éclore, les joies de la mère, du moins, ne lui manqueraient pas.

C'est que si le présent suffisait à ses modestes ambitions, l'avenir avait cessé de l'inquiéter.

Jamais il n'avait été question entre elle et son mari de leurs hôtes d'une soirée, jamais il ne lui parlait du Comptoir de crédit mutuel, mais il n'avait pas été sans laisser échapper de ci et de là quelques exclamations qu'elle enregistrait précieusement, et qui trahissaient des affaires prospères.

—Ce Thaller est un rude mâtin! s'écriait-il, et qui a une chance infernale!

Et d'autres fois:

—Encore deux ou trois opérations comme celle que nous venons de réussir, et nous pourrons fermer boutique!...

Que conclure de là, sinon qu'il marchait à grands pas vers cette fortune, objet de toutes ses convoitises.

Déjà, dans le quartier, il avait cette réputation qui est le commencement de la richesse, d'être très-riche. On l'admirait de tenir sa maison avec une économie sévère, car on estime toujours un homme qui a de l'argent de ne le point dépenser.

—Ce n'est pas lui, bien sûr, qui mangera ce qu'il a, répétaient les voisins.

Les gens qu'il recevait le samedi le croyaient plus qu'à l'aise. Quand M. Desclavettes et M. Chapelain s'étaient bien plaints, l'un de sa boutique et l'autre de son étude, ils ne manquaient pas d'ajouter:

—Vous riez de nos plaintes, vous qui êtes lancé dans les grandes affaires où l'on gagne ce qu'on veut.

Ils semblaient d'ailleurs tenir en haute estime ses capacités financières. Ils le consultaient et suivaient ses conseils.

M. Desormeaux disait:

—Oh! il s'y entend.

Et Mme Favoral se plaisait à se persuader que, sous ce rapport au moins, son mari était un homme remarquable. Elle attribuait à des préoccupations supérieures son mutisme et ses distractions. De même qu'il lui avait appris à l'improviste qu'il avait de quoi vivre, elle pensait qu'un beau matin il lui annoncerait qu'il était millionnaire.




IX



Mais le répit accordé par la destinée à Mme Favoral touchait à son terme, les épreuves allaient revenir, plus poignantes que jamais, occasionnées par ses enfants, tout son bonheur jusqu'alors, et sa seule consolation.

Maxence allait avoir douze ans. C'était un brave petit garçon, d'une intelligence éveillée, travaillant à ses heures, mais d'une inconcevable étourderie et d'une turbulence que rien ne pouvait dompter.

A l'institution Massin, où on l'avait placé, il faisait blanchir les cheveux de ses maîtres d'études, et il ne se passait pas de semaine qu'il ne se signalât par quelque méfait nouveau.

Un père comme tous les autres se fût médiocrement inquiété des fredaines d'un écolier, qui était en définitive des premiers de sa classe et dont les professeurs eux-mêmes, tout en se plaignant, disaient:

—Bast! qu'importe, puisque le cœur est bon et l'esprit sain.

Mais M. Favoral prenait tout au tragique. Si Maxence était mis en retenue et accablé de pensums, il se prétendait atteint dans sa considération et déclarait que son fils le déshonorait.

S'il tombait à la maison un bulletin portant cette mention: «conduite exécrable», il entrait dans des fureurs où il semblait ne plus posséder son libre arbitre.

—A votre âge, disait-il au gamin épouvanté, je travaillais dans une fabrique et je gagnais ma vie. Pensez-vous que je ne me lasserai pas de me saigner aux quatre veines pour vous procurer le bienfait de l'éducation qui m'a manqué? Prenez garde! Le Havre n'est pas loin, et on y a toujours besoin de mousses.

Si du moins il s'en fût tenu à ces admonestations, qui par leur exagération même manquaient le but!

Mais il était d'avis que les moyens mécaniques sont nécessaires, pour graver profondément les réprimandes dans la cervelle des jeunes gens, et, pour ce, empoignant sa canne, il rouait Maxence de coups, s'acharnant d'autant plus que le gamin, dévoré d'amour-propre, se fût laissé hacher plutôt que de pousser un cri ou de verser un pleur.

La première fois que Mme Favoral vit frapper son fils, elle fut saisie d'une de ces colères farouches qui ne raisonnent ni ne pardonnent plus. Être battue lui eût paru moins atroce, moins humiliant. Jusqu'à ce jour, il lui avait été impossible d'aimer un mari tel que le sien. De ce moment elle le prit en aversion, il lui fit horreur. Son fils lui parut un martyr, pour lequel jamais elle ne saurait faire assez.

Aussi, fallait-il voir de quelles étreintes passionnées elle le serrait sur son cœur après ces scènes désolantes, de quels baisers elle couvrait la trace des coups et par quelles tendresses délirantes elle s'efforçait de lui faire oublier les brutalités paternelles. Avec lui, elle sanglotait. Comme lui, elle s'écriait, en menaçant le vide de ses poings crispés: «Lâche! tyran! bourreau!...» La petite Gilberte mêlait ses larmes aux leurs. Et pressés l'un contre l'autre, ils déploraient leur destinée, maudissant l'ennemi commun, le chef de la famille.

C'est ainsi que s'écoula la jeunesse de Maxence, entre des exagérations également funestes, entre les brutalités révoltantes de son père et les gâteries dangereuses de sa mère, privé de tout par l'un et par l'autre comblé.

Car Mme Favoral avait trouvé l'emploi de ses humbles économies.

Si jamais l'idée n'était venue au caissier du Comptoir de crédit mutuel, de mettre quelques sous dans la poche de Maxence, la trop faible mère lui eût créé des besoins d'argent pour avoir cette joie de les satisfaire.

Elle, qui avait dévoré tant d'humiliations en sa vie, elle n'eût pu supporter de savoir son fils souffrant en son amour-propre, et réduit à reculer devant ces menues dépenses qui sont la vanité des écoliers.

—Tiens, prends, lui disait-elle, les jours de promenade, en lui glissant dans la main quelques pièces de vingt sous.

Malheureusement, elle joignait à son cadeau la recommandation de n'en rien laisser deviner au père ne comprenant pas qu'elle dressait ainsi Maxence à la dissimulation, faussant sa droiture naturelle et pervertissant ses instincts.

Non, elle donnait. Et pour réparer les brèches faites à son trésor, elle travaillait jusqu'à se gâter la vue, avec une si âpre ardeur, que la digne marchande de la rue Saint-Denis lui demandait si elle n'employait pas des ouvrières. Elle ne se faisait aider que par Gilberte, qui dès l'âge de huit ans savait déjà se rendre utile.

Et ce n'est pas tout. Pour ce fils, en prévision de dépenses croissantes, elle descendait à des expédients qui, jadis, pour elle-même, lui eussent paru indignes et déshonorants. Elle vola le ménage, faisant danser l'anse de son propre panier. Elle en vint à se confier à sa domestique et à faire de cette fille la complice de ses manœuvres. Elle s'ingéniait à servir à M. Favoral des dîners où l'excellence de la sauce l'empêchait de remarquer l'absence du poisson. Et le dimanche, quand elle rendait ses comptes hebdomadaires, c'est sans rougir qu'elle augmentait de quelques centimes le prix de chaque objet, s'applaudissant quand elle avait ainsi grappillé une douzaine de francs, et trouvant, pour se justifier à ses yeux, de ces sophismes qui jamais ne font défaut à la passion.

Au début, Maxence était trop jeune pour se préoccuper des sources où sa mère puisait l'argent qu'elle prodiguait à ses fantaisies d'écolier.

Elle lui recommandait de se cacher de son père, il se cachait et trouvait cela tout naturel.

Le discernement lui devait venir avec l'âge.

Le moment arriva où il ouvrit les yeux sur le régime auquel était soumise la maison paternelle. Il y vit cette économie inquiète qui semble dénoncer la gêne, et les âpres discussions que soulevait l'emploi inconsidéré d'une pièce de vingt francs. Il vit sa mère réaliser des miracles d'industrie pour dissimuler la pauvreté de sa toilette et recourir à la plus savante diplomatie quand elle souhaitait acheter une robe neuve à Gilberte.

Et lui, malgré tout, se trouvait avoir à sa disposition autant d'argent que ceux d'entre ses camarades; dont les parents passaient pour être les plus opulents et les plus généreux.

Inquiet, il interrogea.

—Eh! que t'importe! lui répondit sa mère, toute rougissante et toute embarrassée, voilà-t-il pas un grave sujet de préoccupation!

Et comme il insistait:

—Va, nous sommes riches, lui dit-elle.

Mais il ne pouvait la croire, accoutumé qu'il était à toujours entendre crier misère, et comme il fixait sur elle de grands yeux surpris:

—Oui, reprit-elle, avec une imprudence qui, fatalement, devait porter ses fruits, nous sommes riches, et si nous vivons comme tu le vois, c'est que cela convient à ton père, qui veut amasser une fortune plus grande encore.

Ce n'était pas une réponse, et cependant Maxence n'en demanda pas plus. Mais il s'informa de droite et de gauche, avec cette adresse patiente des jeunes gens armés d'une idée fixe.

Déjà, à cette époque, M. Vincent Favoral avait dans le quartier, et même parmi ses amis, la réputation d'être pour le moins millionnaire. Le Comptoir de crédit mutuel avait pris des développements considérables; il avait dû, pensait-on, en profiter largement, et les bénéfices avaient dû grossir vite entre les mains d'un homme aussi habile que lui et dont la sévère économie était célèbre.

Voilà ce qu'on dit à Maxence, mais non sans lui donner ironiquement à entendre qu'il aurait tort de compter sur la fortune paternelle pour mener joyeuse vie.

M. Desormeaux lui-même, qu'il avait interrogé assez adroitement, lui dit en lui frappant amicalement sur l'épaule:

—S'il vous faut jamais de la monnaie pour vos fredaines de jeune homme, tâchez d'en gagner, car ce n'est sacrebleu pas papa qui vous en fournira.

De telles réponses compliquaient, au lieu de l'expliquer, le problème qui troublait Maxence.

Il observa, il épia, et enfin il en arriva à acquérir la certitude que l'argent qu'il dépensait était le produit du travail de sa mère et de sa sœur...

—Ah! pourquoi ne l'avoir pas dit!... s'écria-t-il en se jetant au cou de sa mère, pourquoi m'avoir exposé aux regrets amers que j'éprouve en ce moment!...

Par ce seul mot, la pauvre femme se trouva largement payée. Elle admira la noblesse des sentiments de son fils et la bonté de son cœur.

—Ne comprends-tu donc pas, lui dit-elle, en versant des larmes de joie, ne vois-tu pas bien que c'est un bonheur, pour une mère, le travail qui peut servir au plaisir de son fils!...

Mais il était consterné de sa découverte.

—N'importe! dit-il. Je jure bien qu'on ne me verra plus jeter au vent, comme autrefois, l'argent que tu me donnes...

Pendant plusieurs semaines, en effet, il fut fidèle à cet engagement qu'il venait de prendre. Mais à dix-sept ans, les résolutions ne sont pas bien solides. L'impression qu'il avait ressentie s'effaça. Il s'ennuya des petites privations qu'il s'imposait.

Il en vint à prendre au pied de la lettre ce que lui avait dit sa mère et à se prouver que se priver d'un plaisir c'était l'en priver elle-même. Il demanda dix francs un jour, puis dix francs encore, il reprit ses habitudes...

Il touchait alors à la fin de ses études.

—Voilà le moment venu, disait M. Favoral, de choisir une carrière et de se suffire à soi-même.




X



Pour s'inquiéter d'une profession, Maxence Favoral n'avait pas attendu les avertissements paternels.

Les écoliers modernes sont précoces, ils savent le fort et le faible de la vie, et quand ils abordent le baccalauréat, ils sont bien désenchantés déjà, ayant usé leurs illusions derrière leur pupitre, pendant les longues études du soir.

Et il serait difficile qu'il en fût autrement. Au fond des lycées, fatalement se retrouve l'écho des préoccupations et le reflet des mœurs du moment. Il n'y a ni murailles ni surveillants qui tiennent. En même temps que la boue de la ville, dont leurs souliers sont maculés, les élèves rapportent, les soirs de sortie, leur provision d'observations et de faits.

Qu'ont-ils vu, pendant la journée, dans leur famille ou chez leur correspondant?

Des convoitises ardentes, d'insatiables appétits de luxe, de bien-être, de jouissances, de plaisirs, le dédain des labeurs patients, le mépris des convictions austères, d'âpres besoins d'argent, la volonté de parvenir à tout prix et la résolution de violenter la fortune à la première bonne occasion.

Assurément on a dissimulé devant eux, mais ils ont l'entendement subtil.

Leur père leur a bien dit, d'un ton grave, qu'il n'est rien de respectable en ce monde que le travail et la probité, mais ils ont surpris ce même père saluant à peine un pauvre diable d'honnête homme, et s'inclinant jusqu'à terre devant quelque gredin flétri par trois jugements, mais riche de six millions.

Conclusion?... Oh! ils s'entendent à conclure, car il n'est tels que les jeunes gens pour être logiques et déduire d'un fait ses dernières conséquences.

Ils savent, pour la plupart, qu'il leur faudra faire quelque chose, mais quoi? Et c'est alors que, pendant les récréations, leur imagination s'exerce à chercher cette fameuse profession, jusqu'ici introuvable, qui donne la fortune sans travail et la liberté en même temps qu'une situation brillante.

C'est eux qu'il faut entendre éplucher et discuter toutes les carrières qui s'ouvrent aux jeunes ambitions. Et que de rires, si quelque naïf s'avise de citer un de ces emplois modestes où l'on gagne au début cent cinquante francs! c'est à peine ce que dépense tel externe, rien que pour ses cigares et ses voitures quand il est en retard.

Maxence n'était ni meilleur ni pire que les autres. De même que les autres, il s'ingénia à découvrir le métier idéal qui enrichit son homme en l'amusant.

Sous prétexte qu'il dessinait joliment, il parla de se faire peintre, calculant avec aplomb ce que rapporte la peinture et comptant d'après un journal ce que gagnent Corot ou Gérôme, Ziem, Daubigny et quelques autres, qui recueillent enfin le prix d'incessants efforts et d'écrasants labeurs.

Mais en fait de tableaux, M. Vincent Favoral n'appréciait que les vignettes bleues de la banque de France.

—Je ne veux pas d'artiste dans ma famille! déclara-t-il, d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

Maxence eût été volontiers ingénieur, car l'ingénieur est à la mode. Mais les examens de l'École polytechnique sont roides. Ou officier de cavalerie. Mais les deux années de Saint-Cyr manquent de gaieté. Ou chef de bureau comme M. Desormeaux, mais il faut commencer par être surnuméraire.

Après avoir longtemps hésité entre le droit et la médecine, il finit par reconnaître qu'il voulait être avocat, influencé surtout par les joyeuses légendes du quartier latin.

Ce n'était pas précisément le rêve de M. Vincent Favoral.

—Cela va coûter encore de l'argent, gronda-t-il.

Or, il s'était bercé de cette fausse espérance que son fils, au sortir du lycée, entrerait immédiatement dans une maison de commerce où il gagnerait de quoi se suffire.

Battu en brèche par sa femme, cependant, et sollicité par ses amis, il céda.

—Soit, dit-il à Maxence, tu feras ton droit. Seulement, comme il ne peut me convenir que tu gaspilles tes journées à flâner dans les estaminets de la rive gauche, tu travailleras en même temps chez un avoué. Dès samedi prochain, je m'entendrai avec mon ami Chapelain.

Ce stage chez un avoué, Maxence ne l'avait pas prévu, et il faillit reculer devant cette perspective d'une discipline qu'il prévoyait devoir être aussi exigeante que celle du collège.

Pourtant, ne découvrant rien de mieux, il persista. Et la rentrée venue, il prit sa première inscription et fut installé à un pupitre chez Me Chapelain, dont l'étude était alors rue Saint-Antoine.

La première année, tout alla passablement.

La somme de liberté qui lui était laissée lui suffisait. Son père ne lui accordait pas un centime pour ses menus plaisirs, mais l'avoué, en sa qualité de vieil ami de sa famille, faisait pour lui ce qu'il n'avait jamais fait pour un clerc amateur, et lui allouait vingt francs par mois. Mme Favoral ajoutant quelques pièces de cent sous à ces vingt francs, Maxence se déclarait satisfait.

Malheureusement, nul moins que lui, avec son imagination vive et son tempérament fougueux, n'était fait pour cette existence paisible, pour cette besogne toujours la même, que ne passionnaient ni les difficultés à vaincre, ni les rivalités d'amour-propre, ni les satisfactions du résultat obtenu.

Bientôt il se lassa.

Il avait retrouvé à l'École de Droit d'anciens camarades de l'institution Massin, dont les parents habitaient la province, et qui, par conséquent, vivaient libres au quartier latin, moins assidus aux cours qu'à la brasserie de la Source ou à la Closerie des Lilas.

Il envia leur vie joyeuse, leur liberté sans contrôle, leurs plaisirs faciles, leur chambre meublée, et jusqu'à la gargote où ils prenaient à crédit tout ce qu'on voulait bien leur donner, réservant l'argent de leur pension pour la distraction qu'il faut payer comptant.

Mais Mme Favoral n'était-elle pas là?...

Elle avait tant travaillé, la pauvre femme, surtout depuis que Mlle Gilberte était presque une jeune fille, elle avait tant économisé, tant grappillé, que sa réserve, malgré le nombre des emprunts, s'élevait à une somme assez forte.

Quand Maxence voulait deux ou trois louis, il n'avait qu'un mot à dire. Il les voulut souvent.

Aussi devint-il d'une jolie force au billard. Il eut sa pipe culottée au râtelier d'une brasserie, il prit l'absinthe avant de dîner et s'exerça le soir à effacer des bocks. L'audace lui venant, il dansa à Bullier, il connut les cabinets particuliers de Foyot et enfin eut une maîtresse.

Si bien qu'une après-midi, que M. Favoral avait été appelé par une affaire de l'autre côté de l'eau, il se trouva nez à nez avec son fils, lequel s'avançait, le cigare à la bouche, ayant au bras une demoiselle supérieurement peinte et harnachée d'une toilette à faire cabrer les chevaux de fiacre.

C'est dans un état d'indicible fureur qu'il regagna la rue Saint-Gilles.

—Une femme! s'écriait-il d'un accent de pudeur révoltée. Une drôlesse! lui! mon fils!...

Et lorsque ce fils reparut au logis, l'oreille fort basse, son premier mouvement fut de recourir à la correction d'autrefois.

Mais Maxence venait d'avoir dix-neuf ans.

A la vue de la canne levée sur lui, il devint plus blanc que sa chemise, et l'arrachant des mains de son père, il la brisa sur son genou, en jeta violemment les morceaux à terre et s'élança dehors.

—Il ne remettra plus les pieds ici! s'écriait le caissier du Comptoir de crédit mutuel, jeté hors de lui par un acte de résistance qui lui semblait inouï. Je le chasse. Qu'on fasse un paquet de son linge et de ses habits et qu'on le porte au premier hôtel venu. Je ne veux plus le voir!...

Longtemps Mme Favoral et Mlle Gilberte se traînèrent à ses pieds, avant d'obtenir qu'il revînt sur sa détermination.

—Il nous déshonorera tous! répétait-il, ne comprenant pas que c'était lui qui avait, en quelque sorte, poussé Maxence dans la voie funeste où il était engagé, oubliant que les sévérités absurdes du père préparent les complaisances périlleuses de la mère; ne voulant pas s'avouer qu'un chef de famille a d'autres devoirs que de donner aux siens la pâtée et la niche, et qu'un père est mal venu à se plaindre qui n'a pas su se faire l'ami et le conseiller de son fils.

Enfin, après les plus violentes récriminations, il pardonna—en apparence du moins.

Mais les écailles lui étaient tombées des yeux. Il courut aux informations et découvrit des choses énormes.

Il sut par Me Chapelain, adroitement questionné, que Maxence restait des semaines entières sans paraître à l'étude. Si l'avoué ne s'était pas plaint jusqu'alors, c'est qu'il avait eu la bouche fermée par les supplications de Mme Favoral, et il n'était pas fâché, ajoutait-il, d'un aveu qui soulageait sa conscience.

Ainsi, le caissier surprit une à une toutes les fredaines de son fils. Il apprit qu'il était presque inconnu à l'École de Droit, qu'il passait ses journées dans les cafés, et que le soir, pendant qu'il le croyait endormi, il s'échappait pour courir les théâtres et les bals.

—Ah! c'est ainsi, se disait-il, ah! ma femme et mes enfants sont ligués contre moi, le maître!... Eh bien! nous verrons!




XI



De cet instant, la guerre fut déclarée.

De ce jour, commença rue Saint-Gilles un de ces drames bourgeois qui attendent encore leur Molière, drames d'une vulgarité désespérante et d'un affadissant réalisme, poignants néanmoins, car il s'y dépense une énergie farouche, des larmes et du sang.

M. Favoral se croyait bien sûr de l'emporter. N'avait-il pas la clef de la caisse! Car, tenir la clef de la caisse, c'est tenir la victoire à une époque où tout finit par de l'argent.

Cependant, d'irritantes inquiétudes le travaillaient.

Lui, qui venait d'éventer tant de choses qu'il ne soupçonnait même pas la veille, il ne pouvait découvrir où son fils puisait l'argent qu'il laissait glisser comme de l'eau entre ses mains prodigues.

Il s'était assuré que Maxence n'avait pas de dettes, pourtant ce ne pouvait pas être avec les vingt francs mensuels de Me Chapelain qu'il alimentait ses fredaines.

Mme Favoral et Mlle Gilberte, soumises séparément à un savant interrogatoire, avaient su garder le secret de leur labeur mercenaire. La servante, habilement questionnée, n'avait rien dit qui pût mettre sur la trace de la vérité.

Il y avait donc là un mystère. Et la constante préoccupation de M. Favoral se lisait dans le froncement de ses sourcils, pendant ses rares apparitions au logis, c'est-à-dire pendant le dîner.

A la seule façon dont il dégustait sa soupe, il était aisé de voir qu'il se demandait si c'était bien de vraie soupe et si on ne lui en faisait pas accroire. A l'expression de ses yeux, on devinait cette question incessamment posée dans son esprit:

—On me vole, évidemment; mais comment s'y prend-on pour me voler?

Et il devenait défiant, tâtillon et méticuleux comme jamais il ne l'avait été. C'est avec les plus injurieuses précautions qu'il repassait chaque dimanche les comptes de sa femme. Il voulut avoir chez l'épicier un livre dont il soldait lui-même le total tous les mois; il se faisait représenter les bulletins de la boucherie. Il s'informait du prix de la pomme qu'il pelait en longs rubans sur son assiette, et il ne manquait pas d'entrer chez la fruitière s'assurer qu'on ne l'avait pas trompé.

Tant d'efforts n'aboutissaient à rien.

Et cependant, il avait pu constater que Maxence avait toujours en poche deux ou trois pièces de cinq francs.

—Où les voles-tu? lui demanda-t-il un jour.

—Je les économise sur mes appointements, répondit hardiment le jeune homme.

Exaspéré, M. Favoral eût voulu intéresser à ses investigations l'univers entier. Et un samedi qu'il causait avec ses amis, M. Chapelain, le bonhomme Desclavettes et papa Desormeaux, montrant sa femme et sa fille:

—Ces sacrées femmes me pillent, au profit de mon fils, dit-il, et si adroitement que je n'y vois que du feu! Elles s'entendent avec les fournisseurs, qui ne sont que des filous patentés, et il ne se mange rien ici qu'on ne m'ait fait payer le double de sa valeur.

M. Chapelain dissimula mal une grimace, pendant que M. Desclavettes admirait sincèrement un homme qui avait du moins le courage de sa ladrerie.

Mais M. Desormeaux ne mâchait jamais son opinion:

—Savez-vous, ami Vincent, dit-il, qu'il faut un fier estomac pour accepter à dîner dans une maison dont le maître passe son temps à supputer ce que coûte chaque bouchée que mâchent les convives!

M. Favoral rougit.

—Ce n'est pas la dépense que je déplore, répondit-il, mais la duplicité. Je suis assez riche, Dieu merci! pour n'être pas réduit à liarder. C'est avec bien du plaisir que je donnerais à ma femme le double de ce qu'elle me prend, si elle me le demandait franchement.

Mais c'était une leçon.

Il dissimula, désormais, et ne parut plus occupé qu'à soumettre son fils à un régime de son invention et dont la rigueur excessive eût jeté hors de ses gonds le garçon le plus froid.

Il exigea de lui des attestations quotidiennes de son assiduité tant à l'École de Droit qu'à l'étude. Il lui traça l'itinéraire de ses courses et lui en mesura la durée à quelques minutes près. Aussitôt après le dîner, il le renfermait à double tour dans sa chambre et ne manquait jamais, en rentrant à dix heures, de s'assurer de sa présence.

C'étaient les meilleures mesures qu'il pût prendre pour exalter encore l'aveugle tendresse de Mme Favoral.

En apprenant que Maxence avait une maîtresse, elle avait été rudement atteinte en ses sentiments les plus chers. Ce n'est jamais sans une secrète jalousie qu'une mère découvre qu'une femme lui a ravi le cœur de son fils. Elle n'avait pas été sans lui garder une certaine rancune de désordres que dans sa candeur elle n'avait pas soupçonnés.

Elle lui pardonna tout, quand elle vit de quel traitement il était l'objet.

Elle lui donna raison, le jugeant victime de la plus injuste des persécutions. Le soir, après le départ de son mari, elle allait avec Gilberte s'établir dans le couloir qui précédait la chambre de Maxence, et elles causaient avec lui à travers la porte. Jamais elles n'avaient tant travaillé pour la mercière de la rue Saint-Denis. Elles se faisaient des semaines de vingt-cinq et trente francs.

Mais la patience de Maxence était à bout, et, un matin, il déclara résolument qu'il ne voulait plus suivre les cours, qu'il s'était trompé sur sa vocation, et qu'il n'était pas de puissance humaine capable de le forcer à retourner chez M. Chapelain.

—Et où irez-vous? s'écria son père. Me croyez-vous d'humeur à fournir éternellement à vos besoins...

Il répondit que c'était précisément pour se suffire et conquérir son indépendance qu'il était résolu à quitter une position qui, après deux ans, lui rapportait vingt francs par mois.

—Il me faut un métier où on s'enrichisse, poursuivit-il. Je veux entrer dans une maison de banque ou dans quelque grande administration financière.

C'est avec transport que Mme Favoral adopta cette idée.

—Pourquoi, en effet, dit-elle à son mari, pourquoi ne placerais-tu pas notre fils au Comptoir de crédit mutuel? Là, il serait sous tes yeux. Intelligent comme il est, poussé par toi et par M. de Thaller, il arriverait vite à de bons appointements.

M. Favoral fronçait les sourcils.

—C'est ce que je ne ferai jamais, prononça-t-il. Je n'ai pas en mon fils assez de confiance. Je ne veux pas m'exposer à ce qu'il compromette la considération que j'ai su conquérir.

Et dévoilant jusqu'à un certain point le secret de sa conduite:

—Un caissier, ajouta-t-il, qui manie comme moi des sommes immenses, ne saurait trop veiller sur sa réputation. La confiance est chose fragile, en un temps où on ne voit que des caissiers sur la route de la Belgique. Qui sait ce qu'on penserait de moi, si on savait que j'ai un fils tel que le mien...

Mme Favoral insistait, néanmoins. Il prit un brusque parti:

—Assez! interrompit-il. Maxence est libre. Je lui accorde deux ans pour se créer une position. Ce délai écoulé, bonsoir, il ira loger et manger où il voudra, j'ai dit. Qu'on ne m'en parle plus...

C'est avec une sorte de frénésie que Maxence abusa de cette liberté, et en moins de quinze jours il dissipa les économies de trois mois de sa mère et de sa sœur.

Ce temps passé, il réussit, M. Chapelain aidant, à se caser chez un architecte.

C'était s'engager dans une impasse et se condamner à rester toute sa vie commis. Mais l'avenir ne l'inquiétait guère. Pour le présent, il était enchanté de cet emploi subalterne, qui lui assurait chaque mois cent soixante-quinze francs.

Cent soixante-quinze francs! la fortune! Aussi se lança-t-il dans cette vie de plaisirs frelatés, où tant de malheureux ont laissé non-seulement l'argent qu'ils avaient, ce qui n'est rien, mais l'argent qu'ils n'avaient pas, ce qui mène droit en police correctionnelle.

Il se lia avec ces faux viveurs qu'on voit se promener devant le café Riche, le ventre vide et le cure-dents aux lèvres. Il devint l'habitué de ces estaminets du boulevard, où des filles plâtrées sourient aux passants. Il fréquenta les tables d'hôte suspectes où l'on taille le baccarat sur une nappe tachée de vin et où la police fait des descentes périodiques. Il soupa dans les restaurants de nuit où, après boire, on se jette les bouteilles à la tête.

Souvent, il restait vingt-quatre heures sans rentrer rue Saint-Gilles, et alors Mme Favoral passait la nuit dans des transes affreuses. Puis tout à coup, à l'heure où il savait son père absent, il reparaissait, et tirant sa mère à part:

—J'aurais bien besoin de quelques louis, disait-il d'une voix honteuse.

Elle les lui donnait. Elle lui en donna tant qu'elle en eut, non sans lui représenter timidement que Gilberte et elle gagnaient bien peu...

Jusqu'à ce qu'enfin, un soir, à une dernière demande:

—Hélas! répondit-elle désespérée, je n'ai plus rien, et c'est seulement lundi que nous reporterons notre ouvrage. Ne pourrais-tu pas patienter jusque-là!...

Il ne pouvait pas patienter. On l'attendait pour une partie. Les dévouements aveugles font les égoïsmes féroces. Il voulait que sa mère descendît emprunter à un fournisseur. Elle hésitait. Il éleva la voix.

Alors Mlle Gilberte parut.

—N'aurais-tu donc pas de cœur, décidément, dit-elle... Il me semble que si j'étais homme, ce ne serait pas à ma mère et à ma sœur de travailler!...




XII



Gilberte Favoral venait d'avoir dix-huit ans.

Assez grande, svelte, chacun de ses mouvements trahissait les admirables proportions de sa taille et avait cette grâce qui résulte de l'harmonieux ensemble de la souplesse et de la force. Elle ne frappait pas au premier abord, mais bientôt un charme pénétrant et indéfinissable se dégageait de toute sa personne, et on ne savait qu'admirer le plus des exquises perfections de son corsage, des rondeurs divines de son col, de sa démarche aérienne ou de l'ingénuité placide de ses attitudes.

On ne pouvait la dire belle, en ce sens que la régularité manquait à ses traits, mais sa physionomie mobile, où se traduisaient tous les mouvements de son âme, avait d'irrésistibles séductions.

Ces grands yeux, d'un bleu changeant, à reflets de velours, avaient des profondeurs inouïes et une incroyable intensité d'expression, l'imperceptible tressaillement de ses narines roses révélait une indomptable fierté, et le sourire errant sur ses lèvres disait son immense dédain de tout ce qui est petit et mesquin.

Mais sa beauté, c'était sa chevelure, d'un blond si lumineux qu'on l'eût dite poudrée d'une poussière de diamant; si épaisse et si longue que pour la tordre et la contenir il lui en fallait couper de grosses mèches jusqu'à la racine...

Seule, dans la maison, elle ne tremblait pas à la voix de son père.

Le savant despotisme qui avait dompté Mme Favoral, l'avait révoltée et son énergie s'était trempée au même régime d'oppression qui avait énervé le caractère de Maxence.

Pendant que sa mère et son frère mentaient avec cette impudeur tranquille de l'esclave dont la seule arme est la duplicité, Gilberte gardait un silence farouche. Et si la complicité lui était imposée par les circonstances, s'il lui fallait soutenir le mensonge, chaque parole lui coûtait un si pénible effort que son visage en était tout altéré.

Jamais, lorsqu'il ne s'était agi que d'elle, jamais elle n'avait daigné mentir.

Intrépidement, et quoi qu'il en pût résulter:

—Voilà ce qui est, disait-elle.

Aussi, M. Favoral ne pouvait-il s'empêcher de la respecter, jusqu'à un certain point, et quand il était en belle humeur, il l'appelait l'impératrice Gilberte.

Pour elle seule, il avait quelque déférence et des attentions. Il modérait, quand elle le regardait, la brutalité de son langage. Il lui apportait quelques fleurs tous les samedis.

Il lui avait même accordé un professeur de piano, lui qui déclarait qu'il n'est pour les femmes que deux talents d'agrément: la couture et la cuisine.

Mais elle avait tant insisté, qu'il avait fini par lui découvrir dans une mansarde de la rue du Pas-de-la-Mule, un vieux maître Italien, le signor Gismondo Pulci, sorte de génie méconnu, pour qui trente francs par mois furent une fortune, et qui s'éprit pour son élève d'une sorte de fanatisme religieux.

Pour elle, lui qui n'avait jamais voulu écrire une note, il fixa toutes les mélodies que chantait la passion dans son cerveau fêlé, et il s'en trouva d'admirables. Il rêvait de composer pour elle un opéra qui transmettrait aux générations les plus reculées le nom de Gismondo Pulci.

—La signora Gilberte est la déesse de la musique elle-même, disait-il à M. Favoral, avec des transports d'enthousiasme qui augmentaient encore son affreux accent.

Le caissier du Comptoir de crédit mutuel haussait les épaules, répondant qu'il n'est pas d'harmonie pour un homme qui passe ses journées à faire chanter aux pièces d'or leur émouvante chanson.

Ce qui n'empêche que sa vanité semblait se délecter, quand, le samedi, après le dîner, Mlle Gilberte se mettait au piano; quand Mme Desclavettes, tout en dissimulant un bâillement, s'écriait:

—Ah! cette chère enfant jouit d'un remarquable talent.

Donc, l'influence de la jeune fille était positive, et c'est à ses prières seules, et non à celles de sa femme, que M. Favoral avait accordé à diverses reprises la grâce de Maxence.

Il lui eût accordé bien autre chose, si elle l'eût voulu. Mais elle eût été obligée de demander, d'insister, de prier.

—Et c'est humiliant, disait-elle.

Parfois, Mme Favoral la querellait doucement, lui disant que certainement son père ne lui refuserait pas quelqu'une de ces jolies toilettes qui sont l'ambition et la joie des jeunes filles.

Mais elle:

—J'aurais moins de déplaisir à porter des haillons qu'à essuyer un refus, répondait-elle. Mes robes me suffisent...

Avec un tel caractère, enveloppé cependant d'une douceur résignée et d'un inaltérable sang-froid, elle imposait beaucoup à sa mère et à son frère. Ils admiraient en elle une énergie dont ils se sentaient incapables.

Aussi, Maxence fut-il comme étourdi, quand survenant, elle se mit à lui reprocher d'une voix indignée la bassesse de sa conduite et ses incessantes obsessions.

—Je ne savais pas... commença-t-il, devenu plus rouge que le feu.

Elle l'écrasa d'un regard où le dédain se mêlait à la pitié, et d'un accent de hautaine ironie:

—En vérité, fit-elle, tu ne sais pas d'où provient l'argent que tu arraches à notre mère!...

Et montrant ses mains remarquablement belles encore, bien que déformées légèrement par le continuel maniement de l'aiguille, sa main droite dont l'annulaire était tordu par le fil, sa main gauche dont l'index était tatoué et comme rongé par l'aiguille:

—Vraiment, fit-elle, tu ignores que ma mère et moi passons à travailler toutes nos journées et une partie des nuits!...

Baissant le front il se taisait.

—S'il ne s'agissait que de moi, continua-t-elle, je ne te parlerais pas ainsi. Mais regarde notre mère. Vois ses pauvres yeux troublés et rougis par un labeur incessant! Si je me suis tue jusqu'à ce moment, c'est que je ne désespérais pas encore de ton cœur, c'est que j'espérais qu'à la fin la pudeur te reviendrait. Mais non, rien! Le temps n'a fait qu'effacer tes derniers scrupules. Tu demandais humblement jadis, maintenant tu exiges d'un ton rude. A quand les coups?...

—Gilberte! balbutiait le pauvre garçon, Gilberte...

Elle lui coupa la parole.

—De l'argent! poursuivit-elle. Toujours et sans trêve, il te faut de l'argent d'où qu'il vienne et quoi qu'il coûte!... Si, du moins, quelque sentiment avouable justifiait tes dépenses, si tu avais l'excuse de quelque grande passion ou d'un but, fût-il absurde, ardemment poursuivi!... Mais je te mets au défi de nous avouer à quels plaisirs avilissants tu prodigues nos pauvres économies. Je te défie de nous dire ce que tu veux faire de la somme que tu exiges ce soir, de cette somme pour laquelle tu voudrais que notre mère s'abaissât jusqu'à mendier l'assistance d'un fournisseur auquel il faudrait confier le secret de notre opprobre!...

Émue de l'humiliation affreuse de son fils:

—Il est si malheureux! balbutia Mme Favoral.

La jeune fille eut un geste indigné.

—Lui, malheureux! s'écria-t-elle. Que dirons-nous donc, nous, que direz-vous surtout, vous, ma mère! Malheureux, lui, un homme, qui a la liberté et la force, à qui le monde est ouvert à deux battants, qui peut tout entreprendre, tout tenter, tout oser! Ah! si j'étais un homme, moi! je serais un de ces hommes comme il en est, comme j'en connais, et il y a longtemps, ô mère chérie, que je t'aurais vengée de mon père et que j'aurais commencé à te payer de tout ce que tu as fait pour moi.

Mme Favoral sanglotait.

—Je t'en conjure, murmura-t-elle, épargne-le.

—Soit, fit la jeune fille. Mais vous me permettrez de lui déclarer que ce n'est pas pour lui que je voue ma jeunesse à un travail de mercenaire. C'est pour toi, mère adorée, pour que tu aies cette joie de lui donner ce qu'il te demande, puisque c'est ton unique joie...

Au souffle de cette indignation superbe, Maxence frissonnait.

Cette humiliation épouvantable, il sentait qu'il ne la méritait que trop! Il comprenait la justice de ces reproches sanglants.

Et comme son cœur ne s'était pas gâté encore au contact de ses compagnons de plaisir, comme il était faible plutôt que mauvais, comme les sentiments qui sont l'honneur et la fierté d'un homme n'étaient pas morts en lui:

—Ah! tu es une brave sœur, Gilberte, s'écria-t-il, et c'est bien ce que tu viens de faire. Tu as été dure, mais non autant que je le mérite. Merci de ton courage, qui me rendra le mien. Oui, c'est une honte à moi d'avoir ainsi lâchement abusé de vous...

Et portant à ses lèvres les mains de sa mère:

—Pardonne, poursuivit-il, les yeux pleins de larmes, pardonne à qui te fait le serment de racheter son passé et de devenir ton soutien au lieu de t'être un écrasant fardeau...

Il fut interrompu par des pas, dans l'escalier, et le son aigu d'un sifflet...

—Mon mari! s'écria Mme Favoral. Votre père, mes enfants!...

—Eh bien! fit froidement Mlle Gilberte.

—N'entends-tu donc pas qu'il siffle, et oublies-tu que c'est la preuve qu'il est furieux!... Quelle épreuve est-ce encore qui nous menace!...

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