L'argent des autres: 1. Les hommes de paille
XIX
C'était un curieux spectacle que le retour de ces braves, pour qui on avait enrichi la langue verte du significatif vocable de «franc-fileur.»
Ils n'étaient pas si fiers qu'on les a vus depuis.
Assez embarrassés de leur contenance au milieu d'une population toute frémissante encore des émotions du siége, ils avaient le bon goût de chercher des prétextes à leur absence.
—J'ai été coupé, affirmait le baron de Thaller. J'étais allé en Suisse, mettre en sûreté ma femme et ma fille; quand j'ai voulu rentrer, bonsoir! les Prussiens avaient fermé les portes. Pendant plus de huit jours, j'ai erré autour de Paris, cherchant une issue, je n'y ai rien gagné que d'être soupçonné d'espionnage, arrêté, et pour un peu plus, on me fusillait net.
—Moi, déclarait M. Costeclar, je prévoyais ce qui est arrivé. Je savais que c'était au dehors, pour organiser des armées de secours, qu'il faudrait des hommes. Je suis allé offrir mes services au gouvernement de la Défense, et tout Bordeaux a pu me voir botté, éperonné, prêt à partir...
Et en conséquence, il sollicitait la croix, et ne désespérait pas de l'obtenir, par la toute-puissance de ses relations financières.
—Un tel l'a bien obtenue, répondait-il aux objections. Et il nommait celui-ci ou cet autre, dont les faits d'armes se bornaient à s'être promené au soleil, galonné jusqu'aux épaules.
—Mais c'est moi qui la mériterais, cette croix, soutenait M. Jottras jeune, car moi, du moins, j'ai rendu des services.
Et il racontait qu'après avoir fouillé toute l'Angleterre pour y découvrir des armes, il s'était embarqué pour New-York où il avait acheté des masses de fusils et de cartouches, et jusqu'à des batteries de canons.
Il avait beaucoup souffert pendant ce dernier voyage, ajoutait-il, et cependant il ne le regrettait pas, puisqu'il lui avait fourni l'occasion d'étudier sur place les mœurs financières de l'Amérique. Et il en revenait avec assez d'idées pour faire la fortune de trois ou quatre sociétés au capital de vingt millions.
—Ah! ces Américains, s'écriait-il, voilà des hommes qui comprennent les affaires! Près d'eux, nous ne sommes que des enfants.
C'est par M. Chapelain, par les Desclavettes et par le papa Desormeaux que les nouvelles arrivaient rue Saint-Gilles.
C'était aussi par Maxence, dont le bataillon avait été licencié, et qui, en attendant mieux, s'était casé, à titre de commis auxiliaire, au chemin de fer d'Orléans, où il gagnait deux cents francs par mois.
Car M. Favoral, lui, ne voyait ni n'entendait plus rien de ce qui se passait autour de lui. Son travail l'absorbait entièrement. Il partait de meilleure heure, rentrait plus tard, et en perdait le boire et le manger.
Il disait à ses amis que les affaires reprenaient d'une manière inespérée, qu'il y avait des fortunes à gagner pour tous les gens qui avaient de l'argent comptant, et qu'il fallait bien rattraper le temps perdu.
Il prétendait que l'indemnité énorme à payer aux Prussiens allait exiger un immense mouvement de capitaux, des combinaisons financières, un emprunt, et qu'il ne se remue pas tant de milliards sans qu'il tombe quelques petits millions dans les poches intelligentes.
Éblouis par la seule énumération de ces sommes fabuleuses:
—Ce diable de Favoral, disaient les autres, est bien capable de doubler ou de tripler sa fortune. Décidément, sa fille sera un fameux parti!...
Hélas! jamais Mlle Gilberte n'avait eu au cœur tant de haine et de dégoût pour cet argent, la seule préoccupation, l'unique sujet de conversation des gens qui l'entouraient; pour cet argent maudit qui s'était élevé comme une insurmontable barrière entre elle et Marius.
C'est que déjà deux semaines s'étaient écoulées depuis le complet rétablissement des communications, et M. de Trégars n'avait pas donné signe de vie.
C'est avec d'indicibles battements de cœur qu'elle attendait, chaque jour, l'heure de la leçon du signor Gismondo Pulci, et plus douloureuses à chaque fois étaient ses angoisses, quand elle l'entendait s'écrier:
—Rien, pas une ligne, pas un mot. L'élève a oublié son vieux maître...
Mais la jeune fille savait bien que Marius n'oubliait pas. Son sang se glaçait dans ses veines, quand elle lisait dans les journaux l'interminable liste de ces pauvres soldats qui, pendant l'invasion, avaient succombé, les plus heureux, sous les balles prussiennes, les autres, le long des chemins, dans la boue ou dans la neige, de froid, de fatigue, de misère, de besoin...
Elle ne pouvait écarter de son esprit le souvenir de cette vision funèbre qui l'avait tant épouvantée, et elle se demandait si ce n'était pas un de ces pressentiments inexplicables, dont on cite des exemples, et qui annoncent la mort d'une personne aimée.
Seule, dans sa petite chambre, le soir, elle retirait de la cachette où elle la conservait précieusement cette lettre que Marius lui avait confiée, en lui recommandant de ne l'ouvrir que lorsqu'elle serait sûre qu'il ne reviendrait pas.
Elle était très-volumineuse, renfermée dans une épaisse enveloppe scellée de cire rouge aux armes de Trégars, et Mlle Gilberte, souvent, s'était demandée ce qu'elle pouvait bien contenir. Et maintenant elle frissonnait en se disant que peut-être elle avait le droit de rompre le cachet.
Et personne à qui demander une parole d'espoir! En être réduite à cacher ses larmes et à essayer de sourire! Être condamnée à inventer des prétextes, pour les gens qui s'étonnaient de voir se flétrir, en sa fleur, son exquise beauté; pour sa mère, dont l'inquiétude était sans bornes, de la voir ainsi pâle et les yeux rougis, minée par une fièvre continuelle.
Marius, en partant, lui avait bien légué un ami, le comte de Villegré, et si quelqu'un savait quelque chose, c'était lui. Mais elle ne voyait nul moyen d'en rien apprendre sans risquer son secret. Lui écrire? Rien n'était si aisé, puisqu'elle avait son adresse, rue Taranne. Mais où lui dire d'adresser sa réponse? Rue Saint-Gilles? Impossible! Elle avait la ressource de l'aller trouver, ou de lui donner un rendez-vous aux environs. Mais comment se dérober une heure, sans éveiller les soupçons de Mme Favoral?
Parfois la pensée lui venait de se confier à Maxence qui, avec une admirable constance, travaillait à racheter son passé. Mais quoi! il lui faudrait donc avouer la vérité, lui avouer qu'elle, Gilberte, elle avait prêté l'oreille aux propos d'un inconnu, rencontré par hasard, dans la rue, et qu'elle l'aimait, et qu'elle n'attendait rien d'heureux ou de malheureux que de lui!... Elle n'osait pas. Elle ne pouvait prendre sur elle de surmonter la honte d'une telle situation...
Le désespoir la gagnait, le jour où le signor Pulci lui arriva rayonnant, et s'écriant dès le seuil:
—J'ai des nouvelles!...
Et tout de suite, sans s'étonner du trouble affreux de la jeune fille, qu'il attribuait à l'intérêt qu'elle lui portait, à lui, Gismondo Pulci:
—Je ne les ai pas eues directement, poursuivit-il, mais par un respectable seigneur à longues moustaches blanches et décoré, qui, ayant reçu une lettre de mon cher élève, a daigné venir chez moi, me la lire...
Le digne maëstro n'en avait pas oublié un mot de cette lettre, et c'est presque textuellement qu'il la rapportait:
Six semaines après s'être engagé, son élève avait été nommé caporal, puis sergent, puis sous-lieutenant. Il avait pris part à tous les combats de l'armée de la Loire sans recevoir une égratignure. Mais à la bataille du Mans, en ramenant ses soldats qui pliaient, il avait reçu deux coups de feu en pleine poitrine. Transporté mourant à une ambulance, il était resté trois semaines entre la vie et la mort, ayant perdu toute conscience de soi. Depuis vingt-quatre heures il avait repris connaissance et il en profitait pour se rappeler à l'affection de ses amis. Tout danger avait disparu. Il ne souffrait presque plus, on lui promettait qu'avant un mois il serait sur pied, et en état de rentrer à Paris.
Pour la première fois depuis bien longtemps, Mlle Gilberte respira à pleins poumons.
Mais on l'eût bien surprise, si on lui eût affirmé qu'un jour approchait où elle bénirait ces blessures qui retenaient Marius sur un lit d'hôpital.
Il en fut ainsi cependant.
Mme Favoral et sa fille étaient seules, un soir, à la maison, lorsque des clameurs s'élevèrent de la rue, dominées par les refrains que hurlaient des voix avinées, accompagnées de roulements sourds et continus.
Elles coururent à la fenêtre. Des gardes nationaux venaient de s'emparer des canons déposés à la place Royale. Le règne de la Commune commençait.
En moins de quarante-huit heures, on en fut à regretter les pires journées du siége. Sans chefs, sans direction, les honnêtes gens perdaient la tête. Tous les braves revenus à l'armistice s'étaient envolés. Bientôt on en fut réduit à se cacher ou à fuir pour éviter d'être incorporé dans les bataillons de la Commune. Nuit et jour, autour de l'enceinte, pétillait la fusillade et tonnait l'artillerie.
De nouveau, M. Favoral avait renoncé à aller à son bureau. A quoi bon! Parfois, d'un air singulier, il disait à sa femme et à sa fille:
—Pour le coup, c'est bien la liquidation, Paris est perdu!
Elles durent le croire, lorsque arriva la lutte de la dernière heure, quand aux détonations du canon et à l'explosion des obus, elles sentirent leur maison trembler jusque dans ses fondations, quand au milieu de la nuit elles virent leur appartement éclairé comme en plein jour par les flammes de l'incendie du Grenier de réserve et des maisons de la place de la Bastille et de l'Hôtel de Ville... Et dans le fait, le rapide mouvement des troupes sauva seul Paris de la destruction.
Mais, dès la fin de la semaine suivante, le calme commençait à renaître, et Mlle Gilberte apprenait le retour de Marius.
XX
—Enfin, il a été donné à mes yeux de le contempler, et à mes bras de le serrer contre ma poitrine.
C'est en ces termes, tout vibrant d'enthousiasme et de son plus terrible accent, que le vieux maître italien annonça à Mlle Gilberte qu'il venait de revoir ce fameux élève dont il attendait la fortune et la gloire.
—Mais combien il est faible encore, ajoutait-il, et souffrant de ses blessures! J'hésitais presque à le reconnaître, tant il est pâle et amaigri.
La jeune fille ne l'écoutait plus. Un flot de vie inondait son cœur. Ce moment effaçait toutes les douleurs et toutes les angoisses.
—Et moi aussi, pensait-elle, je le reverrai aujourd'hui!
Et, avec cet infaillible instinct de la femme qui aime, elle calculait le moment où Marius de Trégars paraîtrait rue Saint-Gilles. Ce serait à la tombée de la nuit, probablement, comme l'autre fois, lors de son départ, c'est-à-dire vers les huit heures, puisqu'on était aux jours les plus longs de l'année.
Or, ce jour-là, précisément, et à cette heure, Mlle Gilberte devait se trouver seule à la maison. Il avait été convenu que sa mère, après le dîner, irait rendre visite à Mme Desclavettes, qui était au lit, à demi morte de la peur qu'elle avait eue pendant les dernières convulsions de la Commune.
Donc, elle serait libre, elle n'aurait pas à inventer un mensonge pour descendre quelques minutes.
Mais la réflexion ne devait pas tarder à jeter un nuage sur la joie que, tout d'abord, elle avait ressentie de ce concours heureux de circonstances.
Descendant au fond de son âme troublée, elle s'épouvantait de sa faiblesse et de sa facilité à se décider à des démarches qui jadis lui auraient paru monstrueuses. Qu'était donc devenue son énergie? Quel vertige la frappait? Où serait la limite des concessions incessamment plus grandes qu'arrachait à sa conscience cet amour, bien chaste, assurément, et bien pur, mais que cependant elle ne pouvait avouer, et qu'il lui fallait dissimuler comme une mauvaise action?
—S'il me restait une lueur de courage, pensait-elle, je ne descendrais pas.
Oui, mais la voix des capitulations lui rappelait qu'elle avait à rendre à Marius la lettre qu'il lui avait confiée, et lui criait qu'après tant d'événements il devait avoir à lui dire des choses importantes et qu'il était peut-être indispensable qu'elle sût.
Lorsque Mme Favoral sortit, Mlle Gilberte en était encore à prendre une résolution définitive.
Mais elle avait la lettre dans sa poche, et son chapeau était à sa portée.
Elle alla s'accouder à la fenêtre.
La rue était redevenue solitaire et silencieuse. A peine toutes les minutes apercevait-on un passant. La nuit venait, et assez vite, même, car de gros nuages chargés d'électricité se balançaient au-dessus de Paris. La chaleur était accablante. Il n'y avait pas un souffle d'air.
Une à une, à mesure qu'approchait le moment où elle avait calculé que paraîtrait Marius, les hésitations de la jeune fille se dissipaient comme une fumée. Elle ne craignait plus qu'une chose: qu'il ne vînt pas, ou qu'il ne fût venu déjà, et ne se fût éloigné désespéré de ne l'avoir pas aperçue...
Déjà les objets devenaient moins distincts, et le gaz s'allumait au fond des arrière-boutiques, lorsque enfin elle le reconnut, de l'autre côté du trottoir. Il leva la tête en passant, et, sans s'arrêter, il lui adressa un geste rapide, un geste suppliant, que seule elle pouvait comprendre: «Je vous en conjure, venez!»
Le cœur battant à lui rompre la poitrine, la jeune fille s'élança dans l'escalier. Mais c'est seulement en mettant le pied dans la rue qu'elle put mesurer la grandeur des risques qu'elle courait. Concierges et boutiquiers étaient assis devant leur porte et causaient en prenant le frais. Tous la connaissaient. N'allaient-ils pas s'étonner de la voir seule, dehors, à pareille heure? Qu'adviendrait-il, s'il prenait à l'un d'eux la fantaisie de l'épier?...
Cependant, elle poursuivit son chemin, répondant au salut des voisins, qui, sur son passage, retiraient leur pipe de leur bouche et se découvraient...
A vingt pas en avant elle apercevait Marius.
Mais il avait compris le danger, elle en fut convaincue, car au lieu de tourner rue des Minimes, il suivit toute la rue Saint-Gilles, et ne s'arrêta que de l'autre côté du boulevard Beaumarchais.
Alors, seulement, Mlle Gilberte le rejoignit. Et elle ne put retenir un cri, en voyant combien terriblement il était pâle, comme un mourant, et si faible, que très-évidemment il lui fallait un grand effort pour se tenir debout et marcher.
—Ah! c'est une imprudence affreuse que d'être revenu! s'écria-t-elle.
Un peu de sang remonta aux joues de M. de Trégars, son visage s'illumina, et d'une voix frémissante de passion contenue:
—L'imprudence eût été de rester loin de vous, prononça-t-il, je m'y sentais mourir...
Ils étaient retirés tous deux contre la devanture d'une boutique fermée, et ils étaient comme seuls, au milieu de la foule qui circulait sur le boulevard, toute occupée de contempler les effroyables dégâts de la Commune.
—Et d'ailleurs, poursuivait Marius, ai-je donc une minute à perdre? Je vous ai demandé trois ans, quinze mois se sont écoulés et je ne suis pas plus avancé que le premier jour. Lorsqu'a éclaté cette guerre maudite, toutes mes mesures étaient prises. J'étais sûr d'arriver rapidement à une fortune assez belle pour que votre père ne me refusât pas votre main... Tandis que maintenant!...
—Eh bien?
—Toutes les conditions sont changées. L'avenir est trop incertain pour que personne consente à engager ses capitaux. Le temps est aux tripoteurs d'affaires, aux agioteurs à la petite semaine, aux bonisseurs qui promettent, si on leur confie un petit écu, de rendre six francs. Marcolet lui-même, à qui l'audace ne manque pas, et qui croit fermement au succès de l'entreprise que nous avions conçue, Marcolet me le disait hier. Il n'y a rien à tenter en ce moment, il faut attendre...
Il y avait, dans son accent, une si poignante douleur, que la jeune fille sentit ses yeux se mouiller.
—Nous attendrons donc, dit-elle avec une fausse gaieté.
Mais M. de Trégars hochait la tête.
—Est-ce possible? fit-il. Croyez-vous donc que j'ignore quelle vie est la vôtre?...
Mlle Gilberte se redressa.
—Me suis-je jamais plainte? demanda-t-elle fièrement.
—Non. Votre mère et vous, toujours religieusement, vous avez gardé le secret de vos souffrances, et il a fallu pour me les révéler un hasard providentiel. Mais enfin, j'ai tout appris. Je sais que celle que j'aime uniquement et de toute la puissance de mon être, est soumise au despotisme le plus odieux, abreuvée d'outrages et condamnée aux plus humiliantes privations. Et moi, qui mille fois donnerais ma vie pour elle, je ne puis rien pour elle. L'argent élève entre nous une si infranchissable barrière, que mon amour à moi, Marius de Trégars, est une offense. Pour savoir quelque chose d'elle, j'en suis réduit à inventer des complices. Si j'obtiens d'elle quelques minutes d'entretien, je risque son honneur de jeune fille.
Gagnée par son émotion:
—Vous m'avez du moins délivrée de M. Costeclar, dit Mlle Gilberte.
—Oui, j'ai pu heureusement trouver des armes contre ce misérable. Mais en trouverais-je contre tous ceux qui se présenteront? Votre père est très-riche, et les hommes sont nombreux pour qui le mariage n'est qu'une spéculation comme une autre...
—Douteriez-vous de moi?...
—Ah! je douterais de moi, plutôt!... Mais je sais quelles épreuves vous a values votre refus d'épouser M. Costeclar, je sais quelle lutte sans merci vous avez soutenue. Un autre prétendant peut se présenter, et alors... Mais non, vous voyez bien que nous ne pouvons pas attendre!...
—Que voulez-vous faire?...
—Je ne sais, ma détermination n'est pas arrêtée encore. Et cependant Dieu sait quels ont été les efforts de mon intelligence, pendant ce mois que je viens de passer sur un lit d'ambulance, pendant ce mois où vous avez été mon unique pensée... Ah! tenez, quand j'y pense, je ne trouve plus de paroles pour maudire l'insouciance avec laquelle je me suis dépouillé de ma fortune!
Comme si elle eût entendu un blasphème, la jeune fille recula.
—Il est impossible, s'écria-t-elle, que vous regrettiez d'avoir payé ce que devait votre père...
Un amer sourire crispait les lèvres de M. de Trégars.
—Et si je vous disais, répondit-il, que mon père, véritablement, ne devait rien?...
—Oh!...
—Si je vous disais qu'on lui a pris toute sa fortune, plus de deux millions, aussi audacieusement qu'un filou vole un mouchoir dans la poche d'un passant?... Si je vous disais qu'en sa naïveté loyale, il n'a été qu'un homme de paille, entre les mains d'habiles scélérats!... Avez-vous donc oublié ce que disait le comte de Villegré?
Mlle Gilberte n'avait rien oublié.
—Le comte de Villegré, répondit-elle, prétendait qu'il était encore temps de faire rendre gorge aux gens qui avaient dépouillé votre père...
—Eh bien! oui! s'écria Marius, et je suis résolu à leur faire rendre gorge!...
La nuit, cependant, était tout à fait venue. Les boutiques s'éclairaient. Les employés du gaz, leur longue perche sur l'épaule, passaient en courant, et, un à un, sur toute la ligne des boulevards, les réverbères s'illuminaient.
Inquiet de ces clartés soudaines, M. de Trégars entraîna Mlle Gilberte un peu plus loin, jusqu'à une sorte d'esplanade précédant l'escalier qui conduit à la rue Amelot.
Et une fois là, s'accotant contre la rampe de fer:
—Déjà, poursuivit-il, lors de la mort de mon père, je soupçonnais les manœuvres abominables dont il a été victime. Il me parut indigne de moi de vérifier mes soupçons. J'étais seul au monde, je n'avais que des besoins restreints, j'étais persuadé que mes recherches me donneraient, dans un avenir très-prochain, une fortune bien supérieure à celle que j'abandonnais. Je trouvai quelque chose de noble et de grand, et qui flattait ma vanité, à renoncer à tout, sans discussion, sans procès, et à consommer ma ruine d'un trait de plume. Seul, parmi mes amis, le comte de Villegré eut le courage de me dire que c'était là une coupable folie, que le silence des dupes est la force des fripons, que mes dédains feraient bien rire les gredins qu'ils enrichissaient. Je répondis que je ne voulais pas voir le nom de Trégars mêlé à des débats honteux, et que me taire, c'était honorer la mémoire de mon père. Triple niais! Le seul moyen d'honorer mon père, c'était de le venger, c'était d'arracher ses dépouilles aux misérables qui avaient causé sa mort; aujourd'hui, je le vois clairement... Mais avant de rien entreprendre, Gilberte, j'ai voulu prendre votre avis.
Debout, les bras pendants, la jeune fille écoutait de toutes les forces de son attention.
Elle en était arrivée à confondre si complétement, dans sa pensée, son avenir et celui de M. de Trégars, qu'elle ne voyait rien d'extraordinaire à ce qu'il la consultât, lorsqu'il s'agissait de la réalisation de leurs espérances, et qu'elle ne s'étonnait pas de se voir là, avec lui, délibérant.
—Il faudrait des preuves, objecta-t-elle.
—Je n'en ai pas, malheureusement, répondit M. de Trégars, je n'en ai pas, du moins, de positives, et telles qu'il les faut pour s'adresser à la justice. Mais je crois pouvoir m'en procurer. Mes soupçons d'autrefois sont devenus une certitude. Le même hasard qui m'a permis de vous délivrer des obsessions de M. Costeclar, a mis entre mes mains des indications précieuses...
—Alors il faut agir, prononça résolument Mlle Gilberte...
Un instant Marius hésita, comme s'il eût cherché des expressions pour ce qu'il lui restait encore à dire. Puis:
—Il est de mon devoir, reprit-il, de ne vous rien cacher de la vérité. La tâche est lourde. Les intrigants obscurs d'il y a dix ans sont devenus de gros financiers, retranchés derrière leurs sacs d'écus comme derrière un rempart inexpugnable. Isolés jadis, ils ont su grouper autour d'eux des intérêts puissants, des complices haut placés, et des amis dont la grande situation les protége. Ayant réussi, ils sont absous. Ils ont pour eux ce qu'on appelle la considération publique, cette chose idiote qui se compose de l'admiration dès imbéciles, de l'approbation des gredins, et du concert des vanités intéressées. Quand ils passent, au galop de leurs chevaux, dans le nuage de poussière que soulève leur voiture, insolents, impudents, gonflés de l'épaisse fatuité de l'argent, on salue jusqu'à terre.
On dit: «Ce sont d'habiles gens!» Et dans le fait, oui, adresse ou bonheur, ils ont jusqu'ici évité la police correctionnelle, où tant d'autres sont allés s'échouer. Ceux qui les méprisent en ont peur et leur tendent la main. Ils sont d'ailleurs assez riches pour ne plus voler eux-mêmes... ils ont des employés pour cela.
L'énergie du mépris donnait à M. de Trégars une vigueur nouvelle, pendant qu'il traçait ce sombre tableau de sa situation.
Et c'est d'une voix âpre et brève qu'il poursuivait:
—Si je vous dis ces choses, ô mon amie, c'est que je vais engager une partie décisive, et que je ne suis pas sûr de la gagner. Je ne m'abuse pas. Le jour où j'élèverai la voix pour accuser, ce sera contre moi une clameur furibonde.
Je verrai se dresser tout ce que Paris compte de financiers suspects, de louches industriels, des tripoteurs véreux, tous les faiseurs enrichis, tous ceux dont la fortune est greffée sur une gredinerie. C'est une armée. On voudra savoir quel est ce trouble-fête, ce fou furieux, qui s'avise de fouiller dans le passé des gens, et de réveiller des histoires oubliées. On dira que je n'ai pas un sou, et que ceux que j'accuse ont des millions. Alors, ce sera moi, peut-être, qui passerai pour un malhonnête homme. On tâchera de prouver que je spécule sur le scandale, et que tous les millionnaires sont exposés à rencontrer des gens qui essayent de les faire chanter.
Mais Mlle Gilberte n'était pas de celles que la lutte épouvante.
—Qu'importe!... s'écria-t-elle.
M. de Trégars hochait la tête:
—Dieu m'est témoin, reprit-il, que jamais jusqu'à ces jours passés, l'idée ne m'était venue de troubler en leur possession les gens qui ont dépouillé mon père. Seul, qu'avais-je besoin d'argent? Plus tard, ô mon amie, je m'étais dit que je saurais conquérir la fortune qu'il me faut pour obtenir votre main.
Vous m'aviez promis d'attendre, et il m'était doux de me dire que je vous devrais à mes seuls efforts. Les événements ont anéanti mes espérances. J'en suis, aujourd'hui, réduit à reconnaître que tous mes efforts seraient inutiles. Attendre, patienter, ce serait risquer de vous perdre. Dès lors, je n'hésite plus... Je veux ce qui est à moi, je veux qu'on me restitue ce qu'on m'a volé.
A son accent, il était aisé de comprendre, et Mlle Gilberte le comprenait bien, que sa résolution était désormais irrévocable.
—Malheureusement, continua-t-il, ce n'est pas immédiatement, ce n'est pas ouvertement surtout, que je dois engager la lutte. Peut-être me faudra-t-il ces mois de patience et de dissimulation, avant de réunir des armes. D'ici là, je vais être forcé de renoncer à ma vie solitaire, toute de travail et de méditation. Grâce au comte de Villegré, qui met à ma disposition ses modestes économies, je vais me rejeter dans le monde, y renouer mes relations, m'y créer de nouveaux amis et me ménager des appuis... Mais avant tout, mon amie, j'ai une prière à vous adresser. Si éloignée que soit la rue Saint-Gilles du milieu où je vais vivre, il se peut qu'un écho de ma vie arrive jusqu'à vous...
C'est avec une insistance inquiète que Mlle Gilberte fixait sur lui ses beaux yeux tremblants.
Il semblait embarrassé.
—Eh bien? interrogea-t-elle.
—Eh bien! répondit-il, quoi que vous puissiez entendre dire de moi, quoi que vous puissiez lire, je vous conjure de ne rien croire... Quoi que vous appreniez, et si étrange que cela vous paraisse, dites-vous bien que je poursuis inflexiblement mon but.
Ce n'est qu'en employant l'arme de mes ennemis, la ruse, que je puis les vaincre. Quoi que je fasse, car, hélas! sais-je moi-même à quoi j'en serai réduit? quelque rôle que je joue, rappelez-vous qu'il ne sera pas une de mes actions, pas une de mes pensées qui ne tende à rapprocher le jour béni où vous serez ma femme...
Il y avait dans sa voix tant et de si inexprimables tendresses, que la jeune fille ne pouvait retenir ses larmes.
—Jamais, quoi qu'il arrive, je ne douterai de vous, Marius! prononça-t-elle.
Il lui prit les mains, et les serrant d'une étreinte passionnée:
—Et moi, s'écria-t-il, je vous jure que, soutenu par votre souvenir, il n'est pas de dégoût que je ne surmonte, pas d'obstacles que je ne renverse!...
Il parlait si haut, que deux ou trois passants s'arrêtèrent.
Il s'en aperçut, et ramené brusquement au sentiment de la réalité:
—Malheureux que nous sommes! prononça-t-il tout bas et très-vite, nous oublions ce que cette entrevue peut nous coûter!
Et il entraîna Mlle Gilberte de l'autre côté du boulevard, et tout en regagnant la rue Saint-Gilles, par les rues désertes:
—C'est une imprudence affreuse que nous venons de commettre, reprit M. de Trégars. Mais il fallait nous voir absolument; et nous n'avions pas le choix des moyens. Maintenant, et pour longtemps, nous voilà séparés. Tout ce que vous voudrez que je sache de vous, racontez-le à ce digne Gismondo qui me rapporte fidèlement vos moindres paroles. C'est par lui que vous aurez de mes nouvelles. Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, à la tombée de la nuit, je passerai devant votre maison. Je rentrerai enflammé d'une énergie nouvelle, si j'ai le bonheur de vous apercevoir.
S'il survenait un événement extraordinaire, faites-moi un signe, et je vous attendrai rue des Minimes... Mais c'est un expédient dont nous ne devons user qu'avec la dernière circonspection... Je ne me pardonnerais pas d'avoir risqué votre réputation.
Ils arrivaient à la rue Saint-Gilles; Marius s'arrêta.
—Il faut nous quitter, commença-t-il.
Mais alors seulement, Mlle Gilberte se rappela la lettre de M. de Trégars, cette lettre qui avait été le prétexte qu'elle s'était donné pour descendre.
La tirant de sa poche, et la lui tendant:
—Voici, dit-elle, le dépôt que tous m'avez confié.
Mais il la repoussa doucement.
—Non, répondit-il, gardez cette lettre, elle ne peut plus être ouverte que par la marquise de Trégars.
Et portant à ses lèvres la main de la jeune fille, et d'une voix profondément altérée:
—Adieu, murmura-t-il, bon courage et bon espoir!...
XXI
Mlle Gilberte était loin déjà, que Marius de Trégars demeurait encore immobile, à l'angle du trottoir, la suivant des yeux, dans la nuit.
Elle se hâtait, trébuchant sur les pavés inégaux de la chaussée.
Quittant Marius, elle retombait sur terre, de toutes les hauteurs du rêve, l'illusion décevante s'évanouissait, et rentrée dans le domaine de la triste réalité, l'inquiétude la poignait.
Depuis combien de temps était-elle dehors? Elle l'ignorait; et il lui était impossible de s'en rendre compte. Mais il se faisait tard, évidemment, les boutiques se fermaient.
Cependant, elle arrivait à la maison paternelle. Se reculant, elle leva la tête. Les fenêtres du salon étaient éclairées.
—Ma mère est de retour! se dit-elle avec une horrible trépidation intérieure.
Elle ne s'en dépêcha pas moins de monter, et juste comme elle arrivait sur le palier, Mme Favoral ouvrait la porte de l'appartement, se disposant à descendre.
—Enfin, tu m'es rendue! s'écria la pauvre mère, dont cette seule exclamation trahissait les sinistres appréhensions. Je sortais, j'allais te chercher, au hasard, je ne sais où, par les rues...
Et attirant sa fille dans le salon, et la serrant entre ses bras, avec une tendresse convulsive:
—Où étais-tu? interrogea-t-elle. D'où viens-tu! Sais-tu qu'il est plus de neuf heures?...
Tel avait été, pendant toute cette soirée, le trouble de Mlle Gilberte, qu'elle n'avait pas même songé à chercher un prétexte pour justifier son absence. Maintenant il était trop tard. Quelle explication, d'ailleurs, eût paru plausible?
Au lieu de répondre:
—Eh! chère mère, fit-elle, avec un sourire contraint, est-ce qu'il ne m'est pas arrivé vingt fois de descendre ainsi dans le quartier!
Mais c'en était fait de la confiante crédulité de Mme Favoral.
—Si j'ai été aveugle, Gilberte, interrompit-elle, mes yeux cette fois s'ouvrent à l'évidence. Il y a dans ta vie un mystère, quelque chose d'extraordinaire que je n'ose m'expliquer.
La jeune fille se redressa, et plongeant dans les yeux de sa mère son beau regard clair:
—Me soupçonnerais-tu donc de quelque chose de mal? s'écria-t-elle.
Du geste, Mme Favoral l'arrêta.
—Une jeune fille qui se cache de sa mère fait toujours mal, prononça-t-elle. Il y a longtemps que pour la première fois j'ai eu le pressentiment que tu te cachais de moi. Mais quand je t'ai interrogée, tu as réussi à endormir mes doutes. Tu as abusé de ma confiance et de ma faiblesse.
Ce reproche était le plus cruel qu'on pût adresser à Mlle Gilberte. Un flot de sang empourpra ses joues, et d'une voix ferme:
—Eh bien, oui, fit-elle, j'ai un secret!
—Mon Dieu!
—Et si je ne te l'ai pas confié, c'est que c'est aussi le secret d'un autre. Oui, je l'avoue, j'ai été d'une imprudence sans nom, j'ai franchi toutes les bornes des convenances et des conventions sociales, je me suis exposée aux pires calomnies... Mais, je le jure, je n'ai rien fait que ma conscience me reproche, rien dont j'aie à rougir, rien que je regrette, rien que je ne sois prête à faire encore demain!
—Gilberte!
—Je me suis tue, c'est vrai; mais c'était mon devoir. Seule je devais garder la responsabilité de mes actes. Ayant seule librement engagé mon avenir, je voulais être seule à supporter le fardeau de mes anxiétés. Je me serais éternellement reproché d'ajouter ce souci encore à tes autres chagrins...
Mme Favoral était consternée. De grosses larmes lentement roulaient le long de ses joues flétries.
—Ne vois-tu donc pas, balbutia-t-elle, que toutes mes souffrances passées n'étaient rien, près de ce que j'endure aujourd'hui? Mon Dieu! par quelle faute que j'ignore ai-je mérité tant d'épreuves! Pas une des douleurs d'ici-bas ne doit-elle donc m'être épargnée! Et c'est par ma fille que je suis frappée le plus rudement!...
C'était plus que n'en pouvait supporter Mlle Gilberte. Son cœur se brisait de voir ainsi couler les larmes de sa mère, de cet ange de douceur et de résignation.
Lui jetant les bras autour du cou, et lui baisant les yeux:
—Mère, murmura-t-elle, mère adorée, je t'en supplie, ne pleure pas ainsi. Parle-moi! Que veux-tu que je fasse?
Doucement la pauvre femme se dégagea.
—Dis-moi la vérité, répondit-elle.
N'était-il pas sûr que c'était là ce que Mme Favoral demanderait; qu'elle ne pouvait même demander que cela!
Ah! combien mieux mille fois la jeune fille eût préféré une scène brutale de son père, et des violences qui eussent exalté son énergie au lieu de la briser!
Essayant de gagner du temps:
—Eh bien! oui, répondit-elle, je te dirai tout, ma mère, mais pas maintenant, demain, plus tard...
Elle allait céder, cependant, lorsque l'arrivée de son père lui coupa la parole.
Le caissier du Crédit mutuel était fort guilleret ce soir-là, il chantonnait, ce qui ne lui arrivait pas quatre fois l'an, ce qui était chez lui l'indice certain de la plus extrême satisfaction.
Mais il s'arrêta net en voyant la physionomie bouleversée de sa femme et de sa fille.
—Qu'avez-vous? interrogea-t-il.
—Rien, se hâta de répondre Mlle Gilberte, absolument rien, mon père.
D'un air ironique, il haussait les épaules.
—Alors, c'est pour vous distraire que vous pleurez, dit-il? Tenez, soyez donc franches, une fois en votre vie, et avouez-moi que Maxence a encore fait quelque fredaine.
—Vous vous trompez, mon père, je vous le jure.
Il n'en demanda pas davantage, n'étant pas questionneur de son naturel, soit qu'il se souciât infiniment peu de ce qui touchait sa famille, soit qu'il comprît vaguement que ses façons d'agir lui enlevaient tout droit à la confiance des siens.
—Puisqu'il en est ainsi, reprit-il, d'un ton bourru, allons nous coucher. J'ai tant pioché aujourd'hui que je suis exténué. Parbleu! ceux qui prétendent que les affaires sont mortes me font bien rire! Jamais M. de Thaller n'avait été en passe de gagner autant d'argent.
Quand il parlait, on obéissait. De telle sorte que Mlle Gilberte se trouvait avoir toute la nuit devant elle pour reprendre possession d'elle-même, repasser dans son esprit les événements de la soirée, et délibérer froidement sur le parti qu'elle avait à prendre.
Car il n'y avait pas à s'abuser. Dès le lendemain, Mme Favoral renouvellerait ses instances.
Que lui dire?... Tout?
Mlle Gilberte s'y sentait portée par toutes les aspirations de son cœur, par la certitude d'une indulgente complicité, par la pensée de trouver dans une âme amie l'écho de ses joies et de ses douleurs et de toutes ses espérances.
Oui, mais Mme Favoral était toujours cette même femme dont les plus belles résolutions s'évanouissaient sous les regards de son mari.
Qu'un prétendant se présentât, qu'une lutte s'engageât, comme pour M. Costeclar, aurait-elle la force de se taire? Non!
Alors, ce serait avec M. Favoral une scène épouvantable. Il irait peut-être trouver M. de Trégars. Quel scandale! Car il était homme à ne rien ménager. Et un nouvel obstacle se dresserait plus insurmontable que les autres.
Mlle Gilberte songeait aussi aux projets de Marius, à cette partie terrible qu'il allait jouer, et dont l'issue devait décider de leur sort. Il lui en avait dit assez, pour qu'elle en comprît tous les périls, et qu'il pouvait suffire d'une indiscrétion pour anéantir les résultats de plusieurs mois de patience et d'efforts. Parler, n'était-ce pas d'ailleurs abuser de la confiance de Marius? Comment espérer qu'un autre garde un secret qu'on ne sait pas garder soi-même?
Enfin, après de longues et pénibles hésitations, elle décida que le silence lui était imposé, et qu'elle ne se laisserait arracher que de vagues explications.
C'est donc inutilement que le lendemain et les jours qui suivirent, Mme Favoral essaya d'obtenir cet aveu, qu'elle avait vu en quelque sorte monter jusqu'aux lèvres de sa fille. A ses adjurations passionnées, à ses larmes, à ses ruses même, invariablement Mlle Gilberte opposait des réponses équivoques, un récit à travers lequel on ne pouvait rien deviner, qu'un de ces romans enfantins qui s'arrêtent à la préface, un de ces amours pour un héros chimérique comme il en éclôt dans le cerveau des pensionnaires.
Il n'y avait rien là de rassurant pour une mère, et Mme Favoral connaissait trop l'invincible obstination de sa fille pour espérer la vaincre.
Elle n'insista plus, parut convaincue, et se promit une surveillance de tous les instants.
Mais c'est vainement qu'elle déploya toute la pénétration dont elle était capable, et une vigilance qui ne se relâchait pas. La plus sévère attention ne lui révéla pas un fait suspect, pas une circonstance dont elle pût tirer une induction. Si bien qu'elle finissait par se dire:
—Me serais-je donc trompée?...
C'est que Mlle Gilberte n'avait pas tardé à se sentir épiée, et s'observait avec une circonspection tenace, que jamais on n'eût attendue de son caractère résolu et impatient de toute contrainte.
Elle s'était imposé une sorte d'insouciance enjouée dont elle ne se départait plus, veillant sur tous les mouvements de sa physionomie, et se défendant de ces accès de rêverie vague où elle tombait autrefois.
Deux semaines de suite, craignant d'être trahie par ses regards, elle eut le courage de ne se point montrer à la fenêtre à l'heure où elle savait que devait passer Marius.
Elle était d'ailleurs fort exactement tenue au courant des alternatives de la campagne entreprise par M. de Trégars.
Enthousiaste plus que jamais de son élève, le signor Gismondo Pulci ne cessait de chanter ses louanges, et c'était avec une telle pompe d'expression et une si curieuse exubérance de gestes, que Mme Favoral s'en amusait beaucoup, et que les jours où elle assistait à la leçon de sa fille, elle était la première à demander:
—Eh bien, ce fameux élève?
Et selon ce que lui avait dit Marius:
—Il nage dans la plus pure satisfaction, répondait le candide maëstro, tout lui réussit à miracle, et bien au delà de ses espérances.
Ou encore, fronçant les sourcils:
—Il était triste hier, disait-il, par suite d'une déception inattendue. Mais il ne perd pas courage, nous réussirons.
La jeune fille ne pouvait s'empêcher de sourire, de voir ainsi sa mère aider l'inconsciente complicité du signor Gismondo. Puis elle se reprochait d'avoir souri, et d'en être venue, par une pente insensible et fatale, à s'égayer d'une duplicité dont elle eût rougi en d'autres temps, comme de la dernière humiliation.
En dépit d'elle-même cependant, cette partie qui se jouait entre elle et sa mère, et dont son secret était l'enjeu, finissait par la passionner. C'était un intérêt toujours palpitant, dans sa vie jusqu'alors si morne, et une source d'émotions incessamment renouvelées.
—Et d'ailleurs, songeait-elle, est-ce que Marius a hésité à prendre un rôle qui révoltait sa loyauté? A-t-il balancé, quand il a vu que c'était le seul moyen de vaincre, à lutter de ruse et de perfidie avec les intrigants qui ont dépouillé son père?
Qui sait à quelles manœuvres souterraines il se condamne, lui, si fier, et à quelles intrigues compliquées?
Et cette communauté de souffrances la consolait un peu, car il lui semblait qu'en agissant comme elle faisait, elle contribuait pour une certaine part au succès, et qu'elle jetait son grain de sable dans la balance de leurs destinées.
Mais la dissimulation d'une jeune fille, si naïve et inexpérimentée qu'on la suppose, aura toujours raison de la diplomatie d'une mère, si clairvoyante qu'elle soit.
Les semaines s'ajoutant aux jours et les mois aux semaines, Mme Favoral se relâcha d'une surveillance inutile et peu à peu l'abandonna presque complétement. Elle se disait bien toujours que sa fille à un moment donné avait en quelque chose d'extraordinaire, mais elle était persuadée que ce quelque chose était oublié.
De telle sorte qu'aux jours convenus, Mlle Gilberte pouvait s'accouder à sa fenêtre, sans craindre qu'on vînt lui demander compte de l'émotion qui la remuait, quand apparaissait M. de Trégars.
A l'heure dite, invariablement, avec une ponctualité à faire honte à l'exactitude de M. Favoral, il tournait le coin de la rue de Turenne, il échangeait avec la jeune fille un rapide regard et poursuivait son chemin.
La santé lui était complétement revenue, et avec la santé cette grâce virile et puissante, qui résulte du parfait équilibre de la souplesse et de la force. Mais il avait renoncé à sa mise presque pauvre d'autrefois. Il était vêtu, maintenant, avec cette élégance recherchée et simple, cependant, qui trahit à première vue le merle blanc qu'on appelle «un homme comme il faut.»
Et tout en l'accompagnant des yeux, pendant qu'il remontait vers le boulevard Beaumarchais, Mlle Gilberte sentait des bouffées de joie et d'orgueil lui monter du fond de l'âme.
—Qui jamais imaginerait, pensait-elle, que ce jeune homme qui s'en va là-bas est mon fiancé, et que peut-être le jour n'est pas loin où, devenue sa femme, je m'appuierai à son bras? Qui se douterait que toutes mes pensées lui appartiennent, et que c'est pour moi que, renonçant aux ambitions de toute sa vie, il poursuit un nouveau but? Qui donc soupçonnerait que c'est pour Gilberte Favoral que le marquis de Trégars se promène rue Saint-Gilles?...
Et, positivement, cette promenade au Marais n'était pas sans quelque mérite, car l'hiver était venu, étendant une épaisse couche de boue sur le pavé de toutes ces petites rues, qu'oublient toujours les balayeurs.
L'intérieur du caissier du Crédit mutuel avait repris ses habitudes d'avant la guerre, sa somnolente monotonie à peine troublée par les dîners du samedi, par les naïvetés de M. Desclavettes ou les calembours du papa Desormeaux.
Maxence, cependant, n'habitait plus avec ses parents.
Rentré à Paris aussitôt après la Commune, et ne se sentant plus d'humeur à subir le despotisme paternel, Maxence était allé s'établir dans un petit appartement du boulevard du Temple, et il avait fallu les vives instances de sa mère pour le décider à venir tous les soirs dîner rue Saint-Gilles.
Fidèle au serment fait à sa sœur, il travaillait ferme, mais il n'en était guère plus avancé. Le moment était loin d'être propice, et l'occasion que tant de fois il avait laissé échapper ne se représentait plus.
Faute de mieux, il gardait son emploi d'auxiliaire au chemin de fer, et comme deux cents francs par mois ne lui suffisaient pas, il passait une partie des nuits à copier des rôles pour le successeur de Me Chapelain.
—Il te faut donc bien de l'argent? lui disait sa mère, lorsqu'elle lui voyait les yeux un peu rouges.
—Tout est si cher! répondait-il avec un sourire qui valait une confidence et que pourtant Mme Favoral ne comprenait pas.
Il n'en avait pas moins, petit à petit, et par à-compte, payé ses créanciers. Le jour où il tint enfin leurs factures acquittées, il les présenta fièrement à son père, le priant de le faire entrer au Crédit mutuel, où, avec infiniment moins de peine, il gagnerait bien davantage.
Mais dès les premiers mots, M. Favoral se mit à ricaner.
—Me supposez-vous donc une dupe aussi facile que votre mère? s'écria-t-il... Croyez-vous donc que je ne sais pas la vie que vous menez?
—Ma vie est celle d'un pauvre diable qui pioche tant qu'il peut.
—En vérité!... Alors comment ne cesse-t-on de voir chez vous des femmes dont les allures et les toilettes font scandale dans le quartier?
—On vous a trompé, mon père.
—J'ai vu.
—C'est impossible! Laissez-moi vous expliquer...
—Rien, ce serait perdre vos peines. Vous êtes et resterez toujours le même, et ce serait de la démence, à moi, que de faire admettre dans une administration où je jouis de l'estime de tous, un garçon qui, d'un jour à l'autre, fatalement, sera précipité dans la boue par quelque créature perdue.
De telles discussions n'étaient pas faites pour rendre plus cordiales les relations du père et du fils. A diverses reprises, M. Favoral avait donné à entendre que du moment où Maxence logeait dehors, il pourrait bien aussi y dîner. Et il lui eût signifié de le faire, évidemment, s'il n'eût été retenu par un reste de respect humain et la crainte du qu'en dira-t-on.
D'un autre côté, l'amer regret d'avoir peut-être gâté sa vie, l'incertitude de l'avenir, la gêne présente, toutes les convoitises inassouvies de la jeunesse, entretenaient Maxence dans un état de perpétuelle irritation.
Pour le calmer, l'excellente Mme Favoral s'épuisait en raisonnements.
—Ton père est dur pour nous, disait-elle, mais l'est-il moins pour lui-même? Il ne pardonne rien, mais il n'a jamais eu besoin d'être pardonné. Il ne comprend pas la jeunesse, mais jamais il n'a été jeune et il était à vingt ans aussi grave et aussi froid que tu le vois. Comment s'expliquerait-il le plaisir, lui à qui jamais l'idée n'est venue de prendre une heure de distraction?...
—Ai-je donc commis des crimes, pour être ainsi traité par mon père? s'écriait Maxence.
Et rouge de colère et serrant les poings:
—Notre existence, ici, n'est-elle pas inouïe? Toi, pauvre mère, tu n'as jamais eu la libre disposition de cent sous. Gilberte emploie ses journées à retourner ses robes après les avoir fait teindre. J'en suis réduit à une place d'expéditionnaire. Et mon père a cinquante mille livres de rentes!...
C'est à ce chiffre, en effet, que les plus modérés portaient la fortune de M. Favoral.
M. Chapelain, bien renseigné, supposait-on, ne se gênait pas pour insinuer que ce cher Vincent, outre qu'il était le caissier du Crédit mutuel, devait en être un des principaux intéressés.
Or, à en juger par le dividende qu'il venait de distribuer, le Crédit mutuel avait dû, depuis la guerre, réaliser des bénéfices énormes. Toutes ses entreprises réussissaient, et il était sur le point de lancer un emprunt étranger, qui allait infailliblement remplir ses caisses à les faire craquer.
M. Favoral, d'ailleurs, se défendait mal de ces accusations d'opulence cachée. Quand M. Desormeaux lui disait:
—Là, voyons, entre nous, franchement, combien avez-vous de millions?
Il avait une si étrange façon de répondre qu'on se trompait bien, que la conviction des autres s'en affermissait. Et dès qu'ils avaient quelques milliers de francs d'économies, ils s'empressaient de les lui apporter, pour qu'il les fit valoir, imités en cela par bon nombre de rentiers du quartier, qui se disaient entre eux:
—Cet homme-là est plus sûr que la Banque!
Millionnaire ou non, le caissier du Crédit mutuel n'en était pas moins de jour en jour plus difficile à vivre.
Si les étrangers, les gens qui n'avaient avec lui que des rapports superficiels, si ses hôtes du samedi eux-mêmes, ne découvraient en lui aucun changement appréciable, sa femme et ses enfants suivaient avec une surprise inquiète les modifications de son humeur.
Si au dehors il semblait toujours le même homme, impassible, méticuleux et grave, il se montrait dans son intérieur plus quinteux qu'une vieille fille, agité, nerveux et sujet à d'inexplicables lubies.
Après être resté des trois ou quatre jours sans desserrer les dents, tout à coup il se mettait à discourir sur toutes sortes de sujets avec une agaçante volubilité. Au lieu de tremper abondamment son vin, comme autrefois, il s'était mis à le boire pur et il en buvait assez fréquemment deux bouteilles à son repas, s'excusant sur le besoin qu'il avait de se remonter un peu après des travaux excessifs.
Il lui prenait alors des accès de gaieté grossière, et il racontait des anecdotes singulières, entremêlées de mots d'argot que Maxence était seul à comprendre.
Le matin du premier de l'an 1872, en se mettant à table pour déjeuner, il jeta sur la table un rouleau de cinquante louis, en disant à ses enfants:
—Voilà vos étrennes! partagez et achetez-vous tout ce que vous voudrez.
Et comme ils le regardaient, béants, hébétés de stupeur:
—Eh bien! quoi! ajouta-t-il en jurant, est-ce qu'il ne faut pas de temps à autre faire danser les écus?...
Ces mille francs inattendus, Maxence et Mlle Gilberte les employèrent à acheter un châle dont leur mère avait envie depuis plus de dix ans.
Elle riait et elle pleurait, de plaisir et d'attendrissement, la pauvre femme, et tout en le drapant sur ses épaules:
—Allez, chers enfants, disait-elle, votre père, au fond, n'est pas un méchant homme!
C'est ce dont ils ne paraissaient pas bien convaincus.
—Ce qui est plus sûr, objecta Mlle Gilberte, c'est que, pour se permettre une pareille générosité, il faut que papa soit terriblement riche.
M. Favoral n'avait pas assisté à cette scène. Les comptes de fin d'année le retenaient si impérieusement à sa caisse, qu'il fut quarante-huit heures sans rentrer. Un voyage qu'il fut obligé de faire pour M. de Thaller lui prit le reste de la semaine.
Mais, à son retour, il semblait satisfait et tranquille.
Sans abandonner sa situation au Crédit mutuel, il allait, racontait-il, s'associer à MM. Jottras, à M. Saint-Pavin, du Pilote financier, et à M. Costeclar, pour exploiter la concession d'un chemin de fer étranger.
M. Costeclar était la tête de cette entreprise, dont les énormes bénéfices étaient si assurés et si clairs, qu'on pouvait les chiffrer d'avance.
Et à ce sujet:
—Va, tu as eu bien tort, disait-il à Mlle Gilberte, de ne pas te dépêcher d'épouser Costeclar quand il voulait de toi. Jamais tu ne retrouveras un parti qui le vaille. Un homme qui avant dix ans sera une puissance financière!...
Le nom seul de Costeclar avait le don d'irriter la jeune fille.
—Je vous croyais brouillés, dit-elle à son père.
Il dissimula mal un certain embarras.
—Nous l'avons été, en effet, répondit-il, parce qu'il n'a jamais voulu me dire pourquoi il se retirait, mais on se raccommode toujours quand on a des intérêts communs.
Autrefois, certes, avant la guerre, jamais M. Favoral ne fût entré dans de tels détails. Mais il devenait presque communicatif.
Mlle Gilberte, qui l'étudiait avec l'attention de l'intérêt en éveil, croyait reconnaître qu'il cédait à ce besoin d'expansion plus fort que la volonté, qui obsède quiconque porte en soi un lourd secret.
Tandis que pendant vingt années il n'avait pour ainsi dire jamais soufflé mot de la famille de Thaller, voici que maintenant il ne cessait d'en parler.
Il disait à ses amis du samedi, le train princier du baron, le nombre de ses domestiques et de ses chevaux, la couleur de ses livrées, les fêtes qu'il donnait, ce qu'il dépensait à l'Hôtel des ventes en tableaux et en bibelots, et jusqu'au nom de ses maîtresses, car le baron se respectait trop pour ne pas déposer chaque année quelques milliers de louis aux pieds de quelque fille assez en vue pour occuper les journaux de sa personne et de ses équipages. M. Favoral n'approuvait pas le baron, il le déclarait.
Mais c'est avec une sorte d'amertume haineuse qu'il parlait de la baronne. Il lui était impossible, affirmait-il à ses hôtes, d'évaluer, même approximativement, les sommes fabuleuses gaspillées par elle, éparpillées, jetées à tous les vents. Car elle n'était pas prodigue, elle était la prodigalité même, cette prodigalité idiote, absurde, inconsciente, qui fond les fortunes en un tour de main, qui ne sait même pas demander à l'argent la satisfaction d'un petit besoin, d'un désir, d'une fantaisie quelconque.
Il citait d'elle des traits inouïs, des traits qui faisaient bondir Mme Desclavettes sur sa chaise, expliquant qu'il tenait ces détails de la confiance de M. de Thaller, qui souvent l'avait chargé de payer les dettes de sa femme, et aussi de la baronne, qui ne se gênait pas pour venir à la caisse lui demander vingt francs, car tel était son désordre, qu'après avoir emprunté toutes les économies de ses domestiques, souvent elle n'avait pas deux sous à jeter à un pauvre du fond de sa voiture.
Mme de Thaller ne plaisait guère, non plus, au caissier du Crédit mutuel.
Elevée au hasard, à l'office bien plus qu'au salon, jusques vers douze ans, et plus tard traînée par sa mère n'importe où, aux courses, aux premières représentations, aux eaux, aux bains de mers, toujours escortée d'un escadron de jeunes messieurs de la Bourse, Mlle de Thaller avait adopté un genre qu'on eût trouvé détestable chez un jeune homme. Dès qu'une mode hasardée paraissait, elle se l'appropriait, ne trouvant jamais rien d'assez excentrique pour se faire remarquer. Elle montait à cheval, faisait des armes, fréquentait le tir aux pigeons, parlait argot, chantait les chansons de Thérésa, vidait lestement une coupe de champagne et fumait une cigarette...
Les convives étaient ahuris.
—Ah ça, mais ces gens-là doivent dépenser des millions, interrompit M. Chapelain.
M. Favoral tressauta comme si brusquement on lui eût frappé sur l'épaule.
—Baste! ils sont si riches, répondit-il, si effroyablement riches!...
Il changea de conversation ce soir-là, mais le samedi suivant, dès le commencement du dîner:
—Je crois bien, dit-il, que M. de Thaller vient de découvrir un mari pour sa fille.
—Tous mes compliments! s'écria M. Desormeaux. Et quel est ce hardi gaillard?
Le caissier leva les épaules.
—Un gentilhomme, parbleu! répondit-il. Est-ce que ce n'est pas de tradition? Est-ce que dès qu'un financier a son million, il ne se met pas en quête d'un noble ruiné pour lui donner sa fille?
Un de ces pressentiments douloureux comme il en tressaille aux derniers replis de l'âme, fit pâlir Mlle Gilberte. Il lui annonçait, ce pressentiment, une chose absurde, ridicule, invraisemblable, et cependant, elle était sûre qu'il ne la trompait pas. Elle en était si sûre, qu'elle se leva sous prétexte de chercher quelque chose dans le buffet, en réalité pour dissimuler l'émotion affreuse qu'elle prévoyait.
—Et ce gentilhomme?... interrogea M. Chapelain.
—Est un marquis, s'il vous plaît. M. le marquis de Trégars.
Eh bien! oui, c'est ce nom que Mlle Gilberte attendait, et très-heureusement, car elle eut assez de puissance sur soi pour retenir le cri qui jaillissait de sa gorge.
—Cependant, le mariage n'est pas encore fait, poursuivait M. Favoral. Ce marquis n'est pas si ruiné qu'on le puisse faire passer par tout ce qu'on voudrait. Il est vrai que la baronne y tient, oh! considérablement.
Une discussion qui s'éleva empêcha Mlle Gilberte d'en apprendre davantage, et dès que le dîner, qui lui parut éternel, fut fini, elle se plaignit d'un violent mal de tête, et se réfugia dans sa chambre.
Elle «tremblait la fièvre,» ses dents claquaient. Et cependant elle ne pouvait croire que Marius la trahît, ni qu'il eût la pensée d'épouser une jeune fille telle que M. Favoral l'avait décrite, et pour de l'argent! Pouah! Non, ce n'était pas admissible.
Mais elle avait beau se rappeler que Marius lui avait fait jurer de ne rien croire de ce qu'on dirait de lui, sa journée du dimanche fut affreuse, et elle faillit sauter au cou du signor Gismondo, quand en lui donnant leçon, le lundi:
—Mon pauvre élève, lui dit-il, est désolé. On a parlé pour lui d'un mariage dont l'idée seule lui fait horreur, et il tremble que le bruit n'en vienne jusqu'à une fiancée qu'il a dans son pays et qu'il adore uniquement.
Après cela, Mlle Gilberte devait être rassurée. Elle l'était. Et pourtant, il lui restait au cœur une invincible tristesse. Que ce projet de mariage se rattachât au plan combiné par Marius pour reconquérir sa fortune, c'est ce dont elle ne pouvait douter; mais alors, comment s'adressait-il à M. de Thaller? Quels étaient donc ces gens qui avaient dépouillé le marquis de Trégars?...
Telles étaient ses préoccupations, ce samedi où le commissaire de police se présenta rue Saint-Gilles, pour arrêter M. Favoral, accusé d'un détournement de dix à douze millions.
XXII
C'est que l'heure était venue, du dénouement de cette tragédie bourgeoise qui se jouait obscurément rue Saint-Gilles.
Quel éclat, après tant d'années de calme! Que d'événements en cette soirée fatale, et quelles révélations!...
C'était d'abord le directeur du Comptoir de crédit mutuel, M. de Thaller, apparaissant tout à coup, froid, grave, menaçant. Insoucieux des convives stupéfaits, il entraînait M. Favoral dans la pièce voisine, et on l'entendait l'accabler des dernières injures et le traiter de faussaire et de voleur.
Ivre de colère, Maxence se dressait pour châtier l'homme qui insultait son père, mais au même moment M. de Thaller reparaissait, et avant de se retirer, jetant une liasse de billets de banque devant Mlle Gilberte, il lui disait d'un ton d'offensante protection de les remettre à M. Favoral, pour qu'il eût les moyens de fuir, de gagner la Belgique, de se dérober à l'action de la justice déjà prévenue...
Et M. Favoral niait-il?
Non. Son effarement seul était un aveu.
Et comme ses anciens amis, M. Desclavettes, M. Desormeaux et M. Chapelain lui demandaient compte de leur argent, des sommes qu'ils lui avaient confiées, au lieu de chercher à se disculper, il leur déclarait que tout était perdu, et d'un ton d'impudente ironie, il leur disait de ne s'en prendre qu'à eux-mêmes, et que leur avidité seule avait fait sa friponnerie.
Mais on heurtait à la porte: Au nom de la loi!...
C'était la police qui venait arrêter le caissier, accusé de détournements et de faux.
Seul à garder un reste de sang-froid, Maxence proposait à son père un moyen d'évasion.
Après quelques moments d'hésitation, M. Favoral acceptait. Son trouble était affreux. Il embrassait en pleurant ses enfants et sa femme, leur demandant pardon de l'épouvantable existence qu'il leur avait faite.
Il ne se prétendait pas innocent, mais il semblait dire qu'il n'était pas le seul coupable, et qu'il payait pour tous. Il avait refusé de prendre les billets laissés par M. de Thaller, et il recommandait à Maxence de les rapporter le lendemain matin.
Enfin, il s'enfuyait par la fenêtre, comme s'enfuient les voleurs...
Alors le commissaire de police paraissait.
Il ne s'étonnait ni ne s'indignait de la fuite de l'homme qu'il était chargé d'arrêter. Il procédait à une minutieuse perquisition, et parmi des monceaux d'inutiles paperasses, il découvrait des factures attestant que M. Favoral avait acheté et payé des cachemires et des dentelles, des diamants, des meubles de salon, des voitures et des chevaux.
Et par le commissaire de police, on apprenait que les détournements imputés au caissier du Crédit mutuel s'élevaient à douze millions!...
Mais ce n'est pas à l'instant de la blessure, ce n'est pas lorsqu'on gît à terre atteint d'un coup terrible, qu'on souffre véritablement. Plus tard, seulement, à mesure que l'étourdissement se dissipe et qu'on revient à soi, s'accusent les douleurs, plus atroces et plus cuisantes.
Telle avait été la foudroyante soudaineté de la catastrophe qui frappait Mme Favoral et ses enfants, qu'ils avaient été sur le moment trop hébétés de stupeur pour la bien comprendre.
Ce qui arrivait, dépassait si démesurément toutes les bornes du vraisemblable, du possible même, qu'ils n'y pouvaient croire.
C'est comme aux péripéties absurdes d'un exécrable cauchemar, qu'ils avaient assisté aux scènes trop réelles qui s'étaient succédé.
Mais quand leurs hôtes se furent retirés, après quelques protestations banales, quand ils se trouvèrent seuls tous trois, dans cette maison, dont le maître venait de s'enfuir, traqué par la police, alors à mesure que se rétablissait l'équilibre de leur esprit ébranlé, il leur fut donné de comprendre l'immensité du désastre et de discerner nettement l'horreur de la situation.
Pendant que Mme Favoral gisait comme inanimée sur un fauteuil, ayant à ses pieds Mlle Gilberte agenouillée, Maxence, d'un pas furieux, arpentait le salon.
Il était plus blanc que le plâtre de la muraille, et une sueur froide emmêlait et collait ses cheveux sur son front.
L'oeil étincelant et les poings crispés:
—Notre père, un voleur! répétait-il d'une voix rauque. Un faussaire!...
C'est que jamais un soupçon n'avait effleuré son esprit. C'est qu'il était grandement fier, en ce temps de réputations véreuses, du renom d'austère probité de M. Favoral. C'est qu'il avait enduré bien des reproches cruels, en se disant que son père avait, par sa conduite, acquis le droit d'être rude et exigeant.
—Et il a volé douze millions! s'écriait-il.
Et il essayait de calculer tout ce que cette somme fabuleuse peut représenter de faste et de magnificence, de convoitises assouvies, de rêves réalisés, tout ce qu'elle peut procurer des choses qui s'achètent... et quelles choses ne sont pas à vendre, pour douze millions!
Il examinait ensuite le morne intérieur de la rue Saint-Gilles, la maison étroite, les meubles fanés, les prodiges d'une parcimonie industrieuse, les privations de sa mère, le dénûment de sa sœur, sa détresse à lui.
Et il s'écriait:
—C'est une monstrueuse infamie!...
Les paroles du commissaire de police lui avaient ouvert les yeux, et il entrevoyait des choses énormes.
M. Favoral, dans son esprit, prenait des proportions inouïes. Par quels prodiges d'hypocrisie et de dissimulation avait-il pu se dédoubler en quelque sorte, et sans éveiller un soupçon, vivre deux existences distinctes et si différentes; ici, dans sa famille, parcimonieux, méthodique et sévère, ailleurs, dans quelque ménage illégitime, sans doute, facile, souriant et généreux comme un voleur heureux?
Car, pour Maxence, les factures trouvées dans le secrétaire étaient une preuve flagrante, irrécusable, matérielle.
Au bord de l'abîme de honte où son père venait de rouler, il croyait apercevoir, non la femme infaillible, mobile de toutes les actions des hommes, mais la légion entière de ces courtisanes endiablées, qui ont pour fondre les fortunes des creusets inconnus, et qui possèdent des philtres pour abêtir leurs dupes et leur prendra l'honneur après leur dernier écu.
—Et moi, disait Maxence, moi, parce qu'à vingt ans j'aimais le plaisir, j'étais un mauvais fils! Parce que j'avais fait quelque cent écus de dettes, j'étais un scélérat! Parce que j'aime une pauvre fille qui s'est donnée à moi sans calcul, j'étais un de ces gredins que leur famille renie, et dont on ne doit attendre que honte et déshonneur!...
Il emplissait le salon des éclats de sa voix qui montait comme sa colère.
Et au souvenir de tous les reproches amers qui lui avaient été adressés par son père, et de toutes les humiliations qu'il avait dévorées:
—Ah! le misérable! criait-il. Le lâche!
Pâle autant que son frère, le visage baigné de larmes et ses beaux cheveux dénoués, Mlle Gilberte se dressa.
—Il est notre père, Maxence, fit-elle doucement.
Mais il l'interrompit, d'un éclat de rire farouche:
—C'est juste, répondit-il, et de par la loi qui est écrite dans le Code, nous lui devons affection et respect...
—Maxence! murmura la jeune fille d'un ton suppliant.
Il n'en poursuivit pas moins:
—Oui, il est notre père, malheureusement. Mais, je voudrais bien connaître ses titres à notre respect et à notre affection. Après avoir rendu notre mère la plus misérable des créatures, il a empoisonné notre existence, flétri notre jeunesse, brisé mon avenir, et essayé de gâter le tien en te forçant à épouser Costeclar. Et pour mettre le comble à tant de bienfaits, voici qu'il s'enfuit à cette heure, après avoir volé douze millions, nous léguant la misère et un nom déshonoré...
Bouleversée d'indicibles émotions, Mlle Gilberte se taisait.
Elle songeait que c'était elle, peut-être, qui avait attiré la foudre sur sa famille. Marius n'était-il pour rien dans cette catastrophe? N'était-ce pas pour atteindre les gens qui lui avaient volé sa fortune qu'il s'était rapproché de M. de Thaller, et n'était-ce pas de ce rapprochement qu'était résultée la découverte des détournements de M. Favoral?...
Toutes ces hypothèses, qui se pressaient dans son esprit, lui donnaient comme le vertige.
Et, d'un autre côté, cette catastrophe horrible n'était-elle pas l'anéantissement de toutes ses espérances?
Elle avait entendu dire à M. de Trégars qu'il n'hésiterait pas à épouser, s'il l'aimait, la fille du plus humble des ouvriers, pourvu que cet ouvrier fût un honnête homme.
Mais donnerait-il son nom à la fille d'un malheureux qui, absent ou présent, allait être poursuivi et condamné pour faux et pour vol à une peine infamante?
—C'est horrible! balbutia-t-elle.
Roide, les bras croisés, Maxence se tenait debout devant elle.
—Tu reconnais donc, dit-il, que j'ai le droit de maudire notre père?
Puis après un moment de silence:
—Et cependant, reprit-il, est-il possible qu'un caissier prenne douze millions à sa caisse, sans que son patron s'en aperçoive, et notre père est-il bien le seul à avoir profité de ces douze millions?...
Alors revenaient à l'esprit de Maxence et de Mlle Gilberte les dernières paroles prononcées par leur père au moment de fuir:
—J'ai été trahi, et je vais payer pour tous!
Et il n'y avait guère à douter de sa sincérité, car il était à une de ces heures de crise décisive, où la vérité, déjouant tout calcul, monte d'elle-même aux lèvres.
—Il aurait donc des complices! murmura Maxence.
Si bas qu'il eût parlé, Mme Favoral l'entendit. Pour défendre son mari, elle retrouva un reste d'énergie, et se soulevant sur son fauteuil:
—Ah! n'en doutez pas! balbutia-t-elle. Livré à ses seules inspirations, jamais Vincent n'eût fait mal. Il a été circonvenu, entraîné, dupé!
—Soit, mais par qui?
—Par Costeclar! affirmait Mlle Gilberte.
—Par MM. Jottras, les banquiers, disait Mme Favoral, et aussi par M. Saint-Pavin, le rédacteur du Pilote financier.
—Eh! par tous, évidemment, interrompait Maxence, même par son directeur, M. de Thaller!
Lorsqu'on est au fond du précipice, à quoi bon savoir comment on y a roulé, si on a trébuché contre une pierre ou glissé sur une touffe d'herbe. C'est cependant toujours la plus ardente préoccupation.
C'est avec une âpre obstination que Mme Favoral et ses enfants remontaient le cours de leur existence, cherchant, dans le passé, les événements et jusqu'au moindre propos qui pouvaient éclairer leur désastre.
Car il était bien manifeste que ce n'était pas le même jour, et d'un coup, que douze millions avaient été détournés de la caisse du Crédit mutuel. Le déficit énorme avait dû, comme toujours, être creusé lentement, avec mille précautions, d'abord, tant qu'on avait la volonté et l'espoir de le combler, avec une audace furieuse, sur la fin, lorsque la catastrophe était devenue inévitable.
—Hélas! murmurait Mme Favoral, pourquoi Vincent n'a-t-il pas écouté mes pressentiments, ce jour à jamais maudit où il m'a amenés dîner M. de Thaller, M. Jottras et M. Saint-Pavin. Ils lui promettaient la fortune!...
Maxence et Mlle Gilberte étaient trop jeunes, lors de ce dîner, pour en avoir gardé le souvenir. Mais ils se rappelaient bien d'autres circonstances, qui, sur le moment où elles s'étaient produites, ne les avaient pas frappés.
Ils s'expliquaient à cette heure le caractère de leur père, son irritation perpétuelle et les soubresauts de son humeur.
Lorsque ses amis l'accablaient d'outrages, il s'était écrié:
—Soit! qu'on m'arrête, et ce soir, pour la première fois depuis des années, je dormirai d'un profond sommeil!
Donc, il y avait des années qu'il vivait comme sur des charbons ardents, qu'il tremblait d'être découvert, que chaque soir avant de s'endormir, il se demandait s'il ne serait pas réveillé par la main brutale de la police lui frappant sur l'épaule.
Mieux que personne, Mme Favoral pouvait affirmer ces sinistres appréhensions.
—Votre père, mes enfants, dit-elle, avait depuis longtemps perdu le sommeil. Il n'y avait pas de nuit qu'il ne se levât brusquement et qu'il n'arpentât la chambre pendant des heures...
Maintenant, on comprenait ses efforts pour contraindre Mlle Gilberte à épouser M. Costeclar.
—Il pensait que Costeclar le tirerait d'affaire, disait Maxence à sa sœur.
La pauvre fille frissonnait à cette pensée, et elle ne pouvait s'empêcher de bénir son père de ne lui avoir point confié sa situation. Car enfin, eût-elle eu le courage terrible de ne se pas sacrifier, si son père lui eût dit:
—J'ai volé, je suis perdu, Costeclar seul peut me sauver, et il me sauvera si tu deviens sa femme.
L'humeur facile de M. Favoral, pendant le siége, avait sa raison d'être: alors il ne craignait pas. On ne sentait que trop comment, aux jours les plus affreux de la Commune, lorsque Paris était en flammes, il avait pu s'écrier, en se frottant les mains:
—Ah! pour le coup, c'est bien la liquidation définitive!
Sans doute, du fond du cœur, il souhaitait que Paris fût anéanti, et avec Paris la preuve de son crime. Et peut-être n'était-il pas le seul à formuler ce souhait impie.
—Voilà donc, s'écriait Maxence, voilà pourquoi mon père me traitait si rudement, pourquoi il s'obstinait à me fermer les bureaux du Crédit mutuel!
Un coup de sonnette brutal à la porte extérieure lui coupa la parole. Il regarda la pendule. Dix heures allaient sonner.
—Qui peut venir si tard? fit Mme Favoral.
On entendait comme une discussion sur le palier, une voix enrouée par la colère et la voix de la servante.
—Va donc voir qui est là! dit Mlle Gilberte à son frère.
Inutile; la servante parut.
—C'est M. Bertau, commença-t-elle, le boulanger. Il l'avait suivie. Il l'écarta d'un bras robuste et parut à son tour.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, long, maigre, déjà chauve, et portant la barbe taillée en brosse.
—M. Favoral? demanda-t-il.
—Mon père n'est pas à la maison, Monsieur, répondit Maxence.
—C'est donc vrai, ce qu'on vient de me dire?
—Quoi?
—Que la justice est venue pour le prendre, et qu'il s'est sauvé par une fenêtre.
—C'est vrai! répondit Maxence doucement.
Le boulanger parut atterré.
—Et mon argent? fit-il.
—Quel argent?
—Mes dix mille francs, donc! Dix mille francs que j'ai apportés à M. Favoral, en or, vous m'entendez, en dix rouleaux que j'ai déposés là, sur cette table, et dont il m'a donné un reçu. Le voilà, son reçu...
Il tendait un papier, Maxence ne le prit pas.
—Je ne doute pas de votre parole, monsieur, répondit-il; mais les affaires de mon père ne sont pas les nôtres...
—Vous refusez de me rendre mon argent?
—Ni ma mère, ni ma sœur, ni moi, monsieur, ne possédons rien...
Un flot de sang sauta au visage de l'homme, et d'une langue épaissie par la colère:
—Et vous croyez, s'écria-t-il, que je vais me payer de cela?... Vous n'avez rien? Pauvre chat! où donc ont passé les vingt millions que votre père a volés?... Car il a volé vingt millions, je le sais, on me l'a dit. Où sont-ils?...
—Monsieur, la police a mis les scellés sur les papiers de mon père.
—La police! interrompit le boulanger, les scellés!... Qu'est-ce que cela me fait!... C'est mon argent que je veux, entendez-vous... La justice va s'en mêler, n'est-ce pas, arrêter votre père et le faire passer en jugement? En serai-je plus avancé? On le condamnera à deux ou trois ans de prison. En aurai-je un sou de plus? Lui, fera son temps bien tranquillement, et en sortant de prison, il ira déterrer le magot qu'il a caché quelque part, et pendant que je crèverai de faim, à ma barbe et à mon nez, il fera danser mes écus... Non! non! cela ne se passera pas ainsi, c'est tout de suite que je veux être payé!...
Et s'asseyant brusquement sur un fauteuil, les reins renversés et les jambes allongées:
—Et je ne sors pas d'ici, déclara-t-il, sans être payé!...
Ce n'est pas sans un pénible effort que Maxence conservait les apparences du calme.
—Vos injures sont inutiles, monsieur, commença-t-il.
L'homme bondit hors de son fauteuil.
—Des injures! cria-t-il, d'une voix qui devait retentir par toute la maison, c'est dire des injures que de réclamer son dû? Si vous croyez me faire taire, c'est que vous me prenez pour un autre, monsieur Favoral fils. Je ne suis pas riche, moi, mon père n'a pas volé pour me laisser des rentes. Ce n'est pas en jouant à la Bourse que j'ai gagné ces dix mille francs, c'est à la sueur de mon corps, en m'échinant pendant des années, la nuit et le jour, et en me privant d'un verre de vin quand j'avais soif. Et je les perdrais!... Par le saint nom de Dieu! c'est ce que nous allons voir! Et si tout le monde était comme moi, on ne verrait pas, comme au jour d'aujourd'hui, tant de gredins se promener au soleil, les poches pleines de l'argent des autres, et du haut de leur carrosse cracher sur les pauvres imbéciles qu'ils ont ruinés! Allons, mes dix mille francs, canaille! ou je me paye par mes mains.
Eperdu de colère, Maxence se précipitait sur l'homme, et une lutte ignoble allait s'engager.
Mlle Gilberte se jeta entre eux.
—Vos menaces sont aussi lâches que vos insultes, monsieur Bertau, prononça-t-elle d'une voix frémissante. Vous nous connaissez assez et depuis assez longtemps pour savoir que nous ignorions les affaires de mon père, et que nous ne possédons rien. Tout ce que nous pouvons faire, est d'abandonner aux créanciers jusqu'à notre dernière bouchée de pain. Ainsi sera-t-il fait. Et maintenant, monsieur, retirez-vous...
Il y avait tant de dignité dans sa douleur et si imposante était son attitude, que le boulanger en demeura interdit.
—Ah! si c'est comme cela, balbutia-t-il, et puisque vous vous en mêlez, mademoiselle...
Et il battit précipitamment en retraite, grommelant tout ensemble des excuses et des menaces, et tirant sur lui les portes à briser les cloisons...
—Quelle honte!... murmurait Mme Favoral.
Brisée par cette dernière scène, elle étouffait, et ses enfants durent la transporter près de la fenêtre ouverte.
Elle ne tarda pas à revenir à elle, mais alors, dans la nuit noire et froide, elle eut comme une vision de son mari, et se rejetant en arrière:
—O mon Dieu! balbutia-t-elle, où est-il allé, en nous quittant, où est-il à cette heure, que devient-il, que fait-il?...
Le mariage, pour Mme Favoral, n'avait été qu'une lente torture. C'est en vain que plongeant son regard dans le passé, elle y eût cherché quelques-uns de ces jours heureux qui laissent dans la vie une trace lumineuse, et vers lesquels aux heures d'affliction se reporte la pensée. Jamais Vincent Favoral n'avait été qu'un brutal despote abusant de la résignation de sa victime.
Et cependant, s'il fût mort, elle l'eût pleuré amèrement, dans toute la sincérité de son âme honnête et naïve.
L'habitude!... On a vu des prisonniers verser des larmes sur le cercueil de leur geôlier.
Puis, il était son mari, après tout, le père de ses enfants, le seul homme qui existât pour elle; il y avait vingt-six ans qu'ils ne s'étaient pas quittés, qu'ils s'asseyaient à la même table, qu'ils dormaient côte à côte dans le même lit.
Oui, elle l'eût pleuré. Mais combien sa douleur eût été moins affreuse qu'en ce moment, où elle se compliquait de tous les déchirements de l'incertitude et des plus effroyables appréhensions.
Craignant qu'elle ne prît froid, ses enfants l'avaient reportée sur le canapé, et là, toute frissonnante:
—N'est-ce pas épouvantable, leur disait-elle, de ne rien savoir de votre père, de penser qu'en ce moment peut-être, poursuivi par la police, éperdu, désespéré, il erre, sous la pluie, par les rues, n'osant nulle part demander un asile?
Tous ces faits-divers sinistres que mentionnent les journaux se représentaient à son souvenir.
Il lui semblait voir ces infortunés, qu'on trouve, au matin, gisant sur le revers d'un fossé, la tête fracassée, serrant un revolver entre leurs doigts crispés par l'agonie, ayant près d'eux un billet où il est écrit: «La vie m'était devenue insupportable, qu'on n'accuse personne de ma mort.»
Elle revoyait la morgue, où elle était entrée une fois, cette salle froide et lugubre, où on expose les cadavres inconnus ramassés dans Paris, et sur une des dalles de marbre, il lui semblait reconnaître son mari...
Elle se dressa sur ses pieds, essayant de marcher.
—Où vas-tu, maman? demanda Mlle Gilberte.
—Voir si ton père a emporté son revolver, balbutia la pauvre femme.
Maxence, doucement, la força de se rasseoir.
—Rassure-toi, ma mère, il ne l'a pas emporté. Jamais il n'a songé au suicide...
—Hélas! nous ne le reverrons plus!
—Dieu veuille que tu dises vrai, qu'il échappe à toutes les poursuites et que jamais plus nous n'entendions parler de lui!...
La pauvre femme était confondue de la dureté de ses enfants.
—Tout ce que nous pouvons faire, prononça Mlle Gilberte, est de pardonner à notre père de briser notre avenir...
Mais elle s'interrompit. On sonnait de nouveau.
—Qui, encore?... fit Mme Favoral, avec un mouvement d'effroi.
Cette fois, il n'y avait pas de pourparlers sur le palier. Des pas retentirent sur le parquet de la salle à manger, la porte s'ouvrit, et M. Desclavettes, l'ancien marchand de bronzes, entra, ou plutôt se glissa dans le salon.
L'espérance, la crainte, la colère, tous les sentiments qui s'agitaient en lui, se lisaient sur sa figure pâlotte et chafouine. Souriant d'un air pâteux:
—C'est moi, commença-t-il.
Maxence s'avança:
—Auriez-vous des nouvelles de mon père, monsieur?
—Non, répondit l'ancien négociant, j'avoue que non, et que même je venais vous en demander. Oh! je sais bien que ce n'est pas l'heure de se présenter dans une maison, mais je pensais qu'après ce qui s'est passé vous ne seriez pas encore couchés. Moi-même, je ne saurais dormir; vous comprenez, une amitié de vingt ans! Alors, j'ai reconduit Mme Desclavettes, et me voici...
—Nous sommes bien sensibles à votre démarche, murmura Mme Favoral.
—Oui, n'est-ce pas? C'est que, voyez-vous, je prends bien part au malheur qui vous frappe, j'y prends part plus que tout autre... Car enfin, moi aussi, je suis atteint... J'avais confié cent vingt mille francs à ce cher Vincent...
—Hélas! monsieur, fit Mlle Gilberte...
Mais le bonhomme ne la laissa pas poursuivre.
—Je ne lui reproche rien, poursuivit-il, absolument rien... Eh! mon Dieu! n'ai-je pas été dans les affaires, et ne sais-je pas ce qu'il en est!... On emprunte mille écus à sa caisse, puis dix mille francs, puis cent mille... Oh! sans mauvaise intention, assurément, et avec la ferme résolution de les rendre... Mais on ne fait pas toujours ce qu'on veut, on a les événements contre soi; si on joue à la Bourse pour combler le déficit, on perd... Il faut emprunter de nouveau, découvrir saint Pierre pour couvrir saint Paul... Puis, on a peur d'être pris, on est obligé, bien malgré soi, d'altérer les écritures... Enfin, un beau jour, on se trouve avoir détourné des millions, et la bombe éclate! S'ensuit-il qu'on soit un malhonnête homme?... Eh! pas le moins du monde, on est simplement un homme malheureux...
Il s'arrêta, attendant une réponse, et comme elle ne venait pas:
—Donc, reprit-il, je n'en veux pas à Favoral... Seulement, là, entre nous, pour moi, perdre cent vingt mille francs ce serait un désastre... Je sais bien que Chapelain et Desormeaux avaient confié des fonds à Vincent; mais ils sont riches, eux, l'un possède trois maisons sur le pavé de Paris, et l'autre a une bonne place... Tandis que moi, ces cent vingt mille francs perdus, il ne me resterait plus que les yeux pour pleurer... Ma femme en est mourante... Allez, notre position est bien digne d'intérêt...
A M. Desclavettes, comme au boulanger, l'instant d'avant:
—Nous ne possédons rien, monsieur, dit Maxence.
—Je le sais, s'écria le bonhomme, je le sais aussi bien que vous. Aussi, suis-je venu simplement vous demander un petit service qui ne vous coûtera rien. Lorsque vous reverrez Favoral, rappelez-moi à son souvenir, exposez-lui ma situation, tâchez de l'attendrir et d'obtenir qu'il me rende mon argent... Il est dur à la détente, c'est positif, mais enfin si vous savez vous y prendre, si cette chère Gilberte surtout veut s'en mêler...
—Monsieur!...
—Oh! je jure que je n'en dirai mot ni à Desormeaux ni à Chapelain, ni à personne au monde. Quoique remboursé, je crierai aussi fort que les autres, plus fort, même... Voyons, chers amis, un bon mouvement, laissez-vous toucher...
Il pleurait presque.
—Eh! monsieur, s'écria Maxence, où voulez-vous que mon père prenne cent vingt mille francs! Ne l'avez-vous pas vu s'enfuir sans même prendre l'argent que lui avait apporté M. de Thaller?
Le sourire reparut sur les lèvres blêmes de M. Desclavettes.
—Chut! fit-il, chut! Dites cela au monde, mon cher Maxence, dites-le très-haut, de toutes vos forces, et on vous croira, peut-être. Mais ne le dites pas à votre vieil ami, qui connaît trop les affaires pour ne pas savoir à quoi s'en tenir. Et, si quand vous reverrez votre père, il s'avisait de crier misère, et bien! répétez-lui ce que je vous affirme en ce moment. Quand on file après avoir emprunté douze millions à sa caisse, on serait plus bête que de raison si on n'en avait pas mis deux ou trois en sûreté. Or, Favoral n'est pas une bête...
Ainsi, l'ancien marchand de bronzes en arrivait au même soupçon que le boulanger tout à l'heure.
Des larmes de honte et de colère jaillissaient des yeux de Mlle Gilberte.
—C'est abominable! ce que vous dites-là, monsieur, s'écria-t-elle.
Il parut stupéfait de sa violence.
—Pourquoi donc? répondit-il. A la place de Vincent, je n'aurais certes pas hésité à faire ce qu'il a fait certainement. Ne doit-on pas assurer l'avenir des siens? Et quand je vous dis cela, vous pouvez me croire, je suis un honnête homme, moi, j'ai été vingt ans dans le commerce et j'ai fait mes preuves, et je défie quiconque de prouver qu'il y a eu, en souffrance, sur la place, un effet signé Desclavettes... Ainsi, chers amis, je vous en conjure, consentez à sauver votre vieil ami, sauvez-le de la misère, appuyez sa requête auprès de votre père...
La voix doucereuse de ce bonhomme exaspérait jusqu'à Mme Favoral elle-même.
—Nous ne reverrons jamais mon mari, prononça-t-elle.
Il haussa les épaules, et d'un ton de paternelle gronderie:
—Voulez-vous bien, dit-il, me chasser ces vilaines idées! Vous le reverrez, ce cher Vincent, car il est bien trop fin pour ne pas dépister les recherches. Naturellement, il se tiendra caché le temps nécessaire, mais dès qu'il le pourra sans danger, il vous reviendra. Est-ce que la prescription a été inventée pour les Turcs? Le boulevard est tout encombré de gens qui ont eu leur petit accident, et qui ont passé cinq ou dix ans à l'étranger pour raison de santé. En sont-ils plus mal vus? Pas le moins du monde, personne n'hésite à leur tendre la main. Est-ce qu'on se souvient, d'ailleurs! Est-ce que chaque matin il ne tombe pas une avalanche d'événements qui ensevelissent les événements de la veille!
Il s'éternisait, et ce n'est pas sans peine que Maxence et Gilberte parvinrent à le congédier, fort mécontent, il ne le dissimula pas, de voir sa requête si mal accueillie.
Il était plus de minuit. Maxence eût bien voulu rentrer chez lui, mais sur les instances de sa mère, il consentit à rester et il alla se jeter tout habillé sur le lit de son ancienne chambre.
—Que nous réserve, pensait-il, la journée de demain!...
XXIII
C'est aux clameurs furieuses d'une foule exaspérée, que le lendemain, le dimanche, dès le matin, Mme Favoral et ses enfants s'éveillèrent, après quelques heures de ce sommeil de plomb qui suit les grandes catastrophes, et qui est le dernier bienfait de la nature violentée.
Chacun d'eux, du fond de sa chambre, comprit que l'appartement venait d'être envahi.
Aux coups violents frappés à la porte, se mêlaient des trépignements sourds, des jurons d'hommes et des piailleries de femmes. Et au-dessus de ce tumulte confus et continu, des vociférations se détachaient:
—Je vous dis qu'ils y sont!...
—Canailles! Filous! Voleurs!...
—Nous voulons entrer, nous entrerons!...
—Que la femme vienne alors, on veut la voir, on veut lui parler!...
Par instants, un grand silence se faisait, et on distinguait la voix dolente de la servante, mais presque aussitôt les cris et les menaces recommençaient de plus belle.
Prêt le premier, Maxence courut au salon, où ne tardèrent pas à le rejoindre sa mère et sa sœur, pâles, les traits bouffis par le sommeil et par les larmes.
Mme Favoral tremblait si fort qu'elle ne pouvait venir à bout d'agrafer sa robe.
—Entendez-vous? disait-elle d'une voix étranglée.
Du salon, séparé de la salle à manger par une porte à deux battants, ils ne perdaient pas une insulte.
—Eh bien! dit froidement Mlle Gilberte, ne devions-nous pas nous attendre à cette suprême avanie! Si Bertau est venu seul, hier soir, c'est que seul, parmi les gens que dépouille notre père, il était prévenu. Voici les autres, maintenant!...
Et se retournant vers son frère:
—Il faut les voir, ajouta-t-elle, leur parler.
Mais Maxence ne bougea pas. L'idée d'affronter les injures et les malédictions de ces créanciers furibonds lui soulevait le cœur.
—Aimes-tu mieux leur laisser enfoncer la porte? reprit Mlle Gilberte. Ce ne sera pas long.
Il n'hésita plus. Rassemblant tout son courage, il s'élança dans la salle à manger...
Le désordre y dépassait toutes les bornes. La table avait été repoussée dans un coin, les chaises étaient renversées. Ils étaient là une trentaine, hommes et femmes, concierges, commerçants, petits bourgeois du quartier, la face enflammée, les yeux hors de la tête, qui gesticulaient avec des mouvements de convulsionnaires, menaçant le plafond de leurs poings crispés.
—Messieurs... commença Maxence.
Mais des huées épouvantables couvrirent sa voix. A peine entré, il avait été entouré et serré de si près, qu'il lui avait été impossible de refermer sur lui la porte du salon, et avant de pouvoir se reconnaître, il s'était trouvé porté et acculé dans l'embrasure d'une fenêtre.
—Mon père, messieurs,... reprit-il.
De nouveau, il fut interrompu. Ils étaient devant lui trois ou quatre qui prétendaient avant tout établir nettement la situation.
Ils parlaient tous à la fois, chacun haussant la voix pour étouffer celle des autres. Et néanmoins, à travers leurs explications confuses on pouvait suivre les agissements du caissier du Crédit mutuel.
Ce n'était que par exception, autrefois, et après s'être bien fait prier, qu'il consentait à se charger des fonds qu'on lui proposait. Il n'acceptait que des sommes d'une certaine importance, jamais moins de dix mille francs, et encore avait-il bien soin de dire que, n'étant pas sorcier, il ne répondait de rien, qu'il pouvait se tromper tout comme un autre.
Depuis la Commune, au contraire, avec une duplicité que jamais on n'eût soupçonnée de son caractère revêche, il s'était ingénié à provoquer des dépôts. Sous le premier prétexte venu, audacieusement, il entrait chez les voisins, chez les fournisseurs, et après avoir gémi avec eux de la stagnation des affaires, des difficultés chaque jour plus grandes de gagner de l'argent, il finissait toujours par faire miroiter à leurs yeux les éblouissants bénéfices que donnent certains placements inconnus du public.
Si ses manœuvres ne l'avaient pas dénoncé, c'est qu'à chacun il recommandait le secret le plus inviolable, disant qu'à la moindre indiscrétion il serait assailli de demandes, et qu'il lui serait impossible de faire pour tous ce qu'il faisait pour un seul.
Il prenait, d'ailleurs, tout ce qu'on lui offrait, même des sommes insignifiantes, affirmant avec une imperturbable assurance, qu'il saurait les doubler ou les tripler avant peu, sans le moindre risque, et qu'on pouvait dormir sur les deux oreilles.
La débâcle venue, les petits créanciers se montraient, comme toujours, les plus irrités et les plus intraitables. Moins on a d'argent, plus on y tient.
Il se trouvait là une marchande de journaux, une vieille femme qui avait confié à M. Favoral tout ce qu'elle possédait au monde, l'épargne de sa vie entière, cinq cents francs.
Désespérément cramponnée aux vêtements de Maxence, elle le conjurait de les lui rendre, protestant que s'il ne les lui rendait pas, c'en était fait d'elle, et qu'il ne lui resterait plus qu'à s'aller jeter à la Seine.
Ses gémissements et ses cris de détresse exaspéraient les autres créanciers.
Que le caissier du Crédit mutuel eût détourné des millions, ils le comprenaient, disaient-ils. Mais qu'il eût volé cinq cents francs à cette pauvre vieille, cela dépassait tout ce qu'on peut imaginer de bas, de lâche, de vil, et la loi n'a pas de châtiments assez forts pour punir un tel crime.
—Rendez-lui ses cinq cents francs! criaient-ils.
Car il n'en était pas un qui n'eût parié sa tête que M. Favoral avait mis de l'argent de côté, beaucoup d'argent; et quelques-uns même prétendaient qu'il devait l'avoir caché dans la maison, et que si on le cherchait bien on le trouverait.
Étourdi, ahuri, ne sachant auquel entendre, couvert de huées dès qu'il ouvrait la bouche, Maxence perdait la tête, quand, par bonheur, tout à coup, au milieu de cette foule hostile, il aperçut le visage ami de M. Chapelain.
Chassé, dès l'aube, de son lit, par les amers regrets de la perte énorme qu'il venait de faire, l'ancien avoué était arrivé rue Saint-Gilles, au moment même où les créanciers se ruaient dans l'appartement de M. Favoral.
Debout, au dernier rang, il avait tout vu, tout entendu sans souffler mot, et s'il intervenait, c'est qu'il jugeait que les affaires allaient prendre une vilaine tournure.
Il était bien connu; aussi, dès qu'il se montra:
—C'est un ami du brigand, cria-t-on de tous côtés.
Mais il n'était pas homme à s'effrayer de si peu. Il en avait vu bien d'autres, pendant vingt ans qu'il avait été avoué et qu'il s'était trouvé mêlé à toutes les comédies sinistres et à tous les drames bouffons de l'argent.
Il savait comment on parle à des créanciers furieux, comment on les manie, et quelles cordes on peut faire vibrer en eux.
Du ton le plus tranquille:
—Certainement, répondit-il, j'étais l'ami intime de Favoral, et la preuve, c'est qu'il m'a traité plus amicalement que les autres. Je suis pris pour cent soixante mille francs.
Par cette seule déclaration, il conquérait les sympathies de l'assemblée. C'était un confrère en infortune, on le respecta. C'était, on le savait, un homme d'affaires habile, on se tut pour l'écouter.
Aussitôt, d'un ton bref et tranchant, il demanda à ces envahisseurs ce qu'ils venaient faire et ce qu'ils voulaient. Ignoraient-ils à quoi ils s'exposaient, en violant un domicile? Que fut-il advenu si, au lieu de parlementer bonnement, Maxence eût envoyé chercher le commissaire de police?
Était-ce à Mme Favoral ou à ses enfants, qu'ils avaient confié leurs fonds? Non. Que leur réclamaient-ils, alors? Se trouvait-il donc parmi eux de ces fins matois qui toujours essaient de se faire payer intégralement au détriment des autres?
Il suffisait de cette dernière insinuation pour rompre l'accord parfait qui avait existé jusqu'alors entre tous les créanciers. Les défiances s'éveillèrent. Des regards soupçonneux furent échangés.
Et comme la vieille marchande de journaux, sur laquelle on s'était tant apitoyé l'instant d'avant, continuait à geindre:
—Ah! ça! pourquoi seriez-vous remboursée plutôt que nous? lui dirent brutalement deux femmes. Est-ce que nos droits ne valent pas les vôtres?...
Habile à profiter des dispositions de la foule:
—Et d'ailleurs, poursuivait l'ancien avoué, qui donc en Favoral avait notre confiance? Était-ce l'homme privé? Oui, mais c'est plus encore le caissier, l'associé du Comptoir de crédit mutuel. Donc, ce Comptoir nous doit au moins des explications. Et ce n'est pas tout. Sommes-nous réellement écorchés, pour crier si fort? En somme, que savons-nous? Que Favoral est accusé de détournements, qu'on s'est présenté pour l'arrêter et qu'il s'est enfui. S'ensuit-il que notre argent soit perdu? J'espère encore que non. En l'état, que faire? Prendre toutes les mesures conservatoires que suggère la prudence et attendre que la justice fasse son œuvre...
Mais déjà, un à un, les créanciers se retiraient, et bientôt la servante encore tout effarée, referma la porte sur le dernier d'entre eux.
Alors Mme Favoral, Mlle Gilberte et Maxence entourèrent M. Chapelain, et lui serrant les mains:
—Ah! monsieur, comment vous remercier du service que vous venez de nous rendre?...
Mais l'ancien avoué ne semblait nullement enorgueilli de sa victoire.
—Ne me remerciez pas, disait-il, je n'ai fait que mon devoir, ce que tout honnête homme eût fait à ma place.
Et cependant, sous les apparences d'impassible froideur qu'il devait au long exercice de la plus désillusionnante des professions, on devinait une émotion réelle.
—C'est que je vous plains, ajouta-t-il, et de toute mon âme, vous, madame, vous, ma chère Gilberte, et vous aussi, Maxence. Jamais je n'avais si bien compris à quel point est coupable le chef de famille qui laisse les siens exposés aux suites déplorables de ses fautes.
Il s'arrêta. La servante, tant bien que mal, réparait le désordre de la salle à manger, roulant la table au milieu de la pièce, et relevant les chaises renversées.
—Quel pillage, grommelait-elle. Des voisins! des gens chez qui nous nous fournissons! Mais ils étaient pires que des sauvages, impossible de les arrêter!...
—Soyez tranquille, ma fille, dit M. Chapelain, ils ne reviendront plus.
A l'attitude de Mme Favoral, on eût dit qu'elle allait tomber aux genoux de l'ancien avoué.
—Ah! vous êtes bon, vous! murmura-t-elle.
—Il ne faudrait pas s'y fier, répondit-il.
—Vous n'en voulez pas trop à mon pauvre Vincent?
De l'air d'un homme qui a pris son parti d'un désastre contre lequel il ne peut rien, M. Chapelain haussait les épaules.
—C'est à moi surtout que j'en veux, prononça-t-il d'un ton bourru. Moi, un vieux vautour, m'être laissé prendre à un piége à pigeons! Je suis inexcusable. Mais on veut s'enrichir. L'argent du travail est lent à amasser, et on a sitôt fait de le prendre tout gagné dans la poche du voisin. Je n'ai pas su résister à la tentation. C'est bien fait! Et je dirais que c'est une bonne leçon, si elle ne me coûtait pas si cher!...
Jamais, de sa part, on ne se fût attendu à tant de philosophie.
—Tous les amis de mon père n'ont pas votre indulgence, monsieur, dit Maxence. M. Desclavettes, par exemple...
—Vous l'avez revu?
—Hier soir, vers minuit. Il venait nous demander d'obtenir de mon père, si nous le revoyons jamais, de le rembourser...
—C'est peut-être une idée!
Mlle Gilberte bondit.
—Quoi! s'écria-t-elle, vous aussi, monsieur, vous pouvez croire que mon père s'est enfui avec des millions!...
L'ancien avoué secouait la tête:
—Je ne crois rien, répondit-il. Favoral m'a si étrangement abusé, moi qui avais la prétention de connaître les hommes, que rien de lui, désormais, soit en bien, soit en mal, ne saurait me surprendre...
Mme Favoral voulait lui présenter une objection, il l'arrêta d'un geste.
—Et cependant, poursuivit-il, je parierais qu'il s'est enfui les poches vides. Ses manœuvres, en ces derniers temps, ne révèlent-elles pas une effroyable détresse! S'il eût eu mille écus seulement à sa disposition, serait-il allé extorquer cinq cents francs à une pauvre vieille femme, à une malheureuse marchande de journaux? Qu'en voulait-il faire? Tenter la chance encore une fois. A ce trait, se reconnaît le joueur incorrigible qui, toujours et quand même, attend une martingale triomphante, le joueur qui, après avoir perdu des sommes immenses, dépouillé, ruiné, décavé, rôde autour des tables de jeu mendiant une dernière mise.
Il s'était assis, et le coude sur le bras du fauteuil, le front dans la main, il réfléchissait, et la contraction de ses traits disait la tension extraordinaire de son esprit.
Tout à coup il se dressa:
—Mais à quoi bon, s'écria-t-il, s'égarer en conjectures chimériques! Que savons-nous de Favoral? Rien. Tout un côté de son existence nous échappe, ce côté fantastique dont les prodigalités insensées et les inconcevables désordres nous ont été révélés par les factures trouvées dans son bureau. Assurément, il est coupable, mais l'est-il autant que nous le pensons, comme nous le pensons, et surtout l'est-il seul? Est-ce uniquement pour lui que, pris de vertige, il puisait dans sa caisse à pleines mains? Les millions détournés sont-ils véritablement perdus, et serait-il impossible d'en retrouver la plus grosse part dans la poche de quelque complice?
Les hommes habiles ne s'exposent pas. Ils ont à eux des malheureux sacrifiés à l'avance, et qui, en échange de quelques bribes qu'on leur abandonne, risquent la Cour d'assises, sont condamnés et vont en prison...
—Voilà ce que je disais à ma mère et à ma sœur, monsieur, interrompit Maxence.
—Et voilà ce que je me dis, continua l'ancien avoué. A force de tourner et de retourner dans mon esprit la scène d'hier soir, il m'est venu des doutes étranges. Pour un homme à qui on a volé une douzaine de millions, le baron de Thaller était bien tranquille et bien maître de soi. Favoral m'a paru bien calme, pour un caissier convaincu de détournements et de faux. Leur discussion, dans le salon, cette altercation dont il ne nous arrivait que des lambeaux à travers la porte, était-elle aussi violente, aussi sérieuse surtout, qu'elle nous a paru l'être? En matière de fraude financière, tout est possible, surtout ce qui semble impossible. Responsable de l'argent volé, puisqu'il est le directeur du Crédit mutuel, M. de Thaller n'eût-il pas dû tenir à garder le coupable, pour le montrer, pour le produire? Eh bien! pas du tout. Il voulait que Favoral prît la fuite, il lui apportait de l'argent pour fuir. Espérait-il étouffer l'affaire? Évidemment non, puisque la justice était prévenue. Favoral, d'un autre côté, paraissait beaucoup plus irrité que surpris de l'événement. Sa stupeur n'a été manifeste qu'au moment où le commissaire de police s'est présenté. Alors, oui, il a perdu la tête, il ne s'attendait pas à ce coup. Aussi, lui est-il échappé des propos étranges avec des réticences que je ne m'explique pas...
Il marchait comme au hasard dans le salon, et il semblait bien plus, vers la fin, répondre aux objections de son esprit que s'adresser à Mme Favoral, à Mlle Gilberte et à Maxence, qui l'écoutaient avec toute l'attention dont ils étaient capables.
—C'est à s'y perdre! poursuivait-il. Un vieux routier comme moi, être joué ainsi! Évidemment, il y a là-dessous quelqu'une de ces combinaisons diaboliques que le temps même ne débrouille pas. Il faudrait voir, s'informer...
Brusquement il s'arrêta devant Maxence.
—Combien M. de Thaller apportait-il à votre père, hier soir? demanda-t-il.
—Quinze mille francs.
—Où sont-ils?
—Serrés dans la chambre de ma mère.
—Quand comptez-vous les reporter à M. de Thaller?
—Demain.
—Pourquoi pas aujourd'hui?
—C'est aujourd'hui dimanche, les bureaux du Crédit mutuel sont fermés...
—Après ce qui s'est passé, M. de Thaller doit être à son bureau. Ne savez-vous pas, d'ailleurs, son adresse particulière?
—Pardonnez-moi.
Les petits yeux de l'ancien avoué brillaient d'un éclat extraordinaire. Certes, il était bien sensible à la perte de son argent, mais l'idée qu'il avait été joué et que ses cent soixante mille francs profitaient à quelque habile gredin lui était absolument insupportable.
—Si nous étions sages, reprit-il, voici ce que nous ferions. Mme Favoral prendrait ces quinze mille francs, je lui offrirais mon bras, et nous irions ensemble trouver M. de Thaller...
C'était pour Mme Favoral un bonheur inespéré, que M. Chapelain consentit à la servir. Aussi, sans hésiter:
—Le temps de m'habiller, monsieur, répondit-elle, et je suis à vous.
Elle se hâta de quitter le salon, mais, au moment où elle arrivait à sa chambre, son fils l'y rejoignit.
—Je suis obligé de sortir, chère mère, lui dit-il, et je ne serai probablement pas rentré pour déjeuner.
Elle le regardait d'un air de surprise douloureuse.
—Quoi! fit-elle, en un pareil moment?...
—On m'attend chez moi.
—Qui?
Il ne répondit pas, et alors, tous les reproches adressés jadis à Maxence par son père, se représentèrent à l'esprit de Mme Favoral.
—Une femme!... murmura-t-elle.
—Eh bien! oui.
—Et c'est pour cette femme que tu veux laisser ta sœur seule à la maison?...
—Il le faut, ma mère, je te le promets, et si tu savais...
—Je ne veux rien savoir...
Mais sa résolution était prise, il s'éloigna. Et quelques instants plus tard, Mme Favoral et M. Chapelain prenaient place dans un fiacre qu'ils avaient envoyé chercher, et se faisaient conduire chez M. de Thaller.
Restée seule, Mlle Gilberte n'avait plus qu'une préoccupation. Prévenir M. de Trégars, obtenir un mot de lui. Tout lui paraissait préférable à l'horrible anxiété où elle se débattait.
Elle venait de commencer une lettre qu'elle comptait faire porter chez le comte de Villegré, lorsqu'elle tressaillit à un brusque coup de sonnette, et presque aussitôt la servante entra, lui disant:
—C'est un monsieur, mademoiselle, qui demande à vous parler, un ami de monsieur, vous savez, monsieur Costeclar...
XXIV
D'un bond, toute frémissante, Mlle Gilberte se dressa sur ses pieds.
—C'est trop d'audace! s'écria-t-elle.
Et elle se demandait s'il fallait lui faire refuser la porte ou l'attendre et le congédier elle-même honteusement.
Une soudaine inspiration l'arrêta.
—Que veut-il, pensa-t-elle, et qui l'amène? Pourquoi ne pas le recevoir et essayer de surprendre ce qu'il sait? Car il doit savoir la vérité, lui!...
Il n'était plus temps de délibérer.
Au-dessus de l'épaule de la servante, s'allongeait, impudente et blême, la face de M. Costeclar.
La servante s'étant effacée, il parut, son chapeau à la main.
Quoiqu'il ne fût pas neuf heures encore, sa toilette matinale était d'une irréprochable correction. Il avait déjà subi le fer du coiffeur, et pas un de ses cheveux, ramenés en avant sur son front déprimé, ne dépassait l'autre.
Il portait un de ces pantalons ridicules qui s'évasent à partir du genou, et qui ont été mis à la mode par des tailleurs prussiens pour dissimuler les pieds ignobles de leurs pratiques. Sous son léger pardessus de couleur claire, se croisait une jaquette à revers de velours, ornée d'une rose à la boutonnière.
Cependant, il demeurait immobile sur le seuil de la porte, grimaçant un sourire et balbutiant de ces phrases qu'on n'achève jamais.
—Veuillez croire, mademoiselle... l'absence de madame votre mère... ma très-respectueuse admiration...
Réellement, il était ébloui du désordre de la toilette de la jeune fille, désordre qu'elle n'avait pas eu le temps de réparer, depuis que les clameurs des créanciers l'avaient arrachée de son lit.
Elle était vêtue d'un long peignoir de laine brune, très-serré sur les hanches, qui accusait la souple vigueur de sa taille, les perfections virginales de son corsage et les rondeurs exquises de son cou. Relevés à la hâte, ses épais cheveux blonds s'échappaient de leurs épingles et s'épandaient à demi sur ses épaules, en cascades lumineuses.
Jamais elle n'avait paru à M. Costeclar aussi admirablement belle qu'en ce moment, où elle vibrait de tout son corps d'indignations contenues, la joue empourprée, l'oeil plein d'éclairs.
—Prenez la peine d'entrer, monsieur, prononça-t-elle.
Il s'avança, non plus l'échine pliée, comme jadis, mais le jarret tendu et bombant la poitrine d'un air mal dissimulé de vaniteuse satisfaction.
—Je ne m'attendais pas à l'honneur de votre visite, monsieur, reprit la jeune fille.
Vivement, il passa de la main droite dans la gauche son chapeau et sa canne; et la main droite appuyée sur le cœur, les yeux vers le ciel, et de toute la profondeur d'expression dont il était capable:
—C'est quand vient le malheur, mademoiselle, prononça-t-il, qu'on connaît les amis véritables. Les autres, ceux sur lesquels on comptait le plus, souvent s'envolent au premier revers et ne reparaissent plus.
Elle sentit comme un frisson dans ses veines. Était-ce une allusion à Marius de Trégars?
L'autre, changeant de ton, poursuivait:
—C'est hier soir seulement que j'ai appris la déconfiture de ce pauvre Favoral, à la petite Bourse, où j'allais prendre le vent. On ne parlait que de cela. Douze millions! c'est roide!... Du coup, le Comptoir de crédit mutuel pourrait bien sombrer. De 580, qu'il faisait à la Bourse avant la nouvelle, il était dès huit heures tombé au-dessous de 300. A neuf heures, personne n'en voulait plus à 180. Et cependant, s'il n'y a bien que ce qu'on dit, à 180, moi, j'en suis!...
S'oubliait-il, ou faisait-il semblant?
—Mais, excusez-moi, mademoiselle, reprit-il, ce n'est certes pas là ce que je suis venu vous dire.
—Ah!
—Je venais vous demander des nouvelles de ce pauvre Favoral?
—Nous n'en avons pas, monsieur.
—Alors, c'est bien vrai; il a réussi à filer par la fenêtre?
—Oui.
—Et il ne vous a pas dit où il comptait se réfugier?
—Non.
Observant M. Costeclar de toute la puissance de sa pénétration, Mlle Gilberte croyait découvrir en lui une certaine surprise mêlée de joie.
—Comme cela, reprit-il, Favoral serait parti sans un sou?
—On l'accuse d'avoir emporté des millions, monsieur, mais je jurerais qu'on se trompe.
De la tête, M. Costeclar approuvait.
—Je suis de votre avis, déclara-t-il, à moins que... mais non, il n'était pas de force à jouer une telle partie! D'un autre côté, cependant... mais non, encore, il était veillé de trop près! Il avait des charges, d'ailleurs, des charges très-lourdes qui épuisaient toutes ses ressources...
Mlle Gilberte allait-elle donc apprendre quelque chose? Elle l'espéra, et, faisant effort pour conserver son sang-froid:
—Que voulez-vous dire? interrogea-t-elle.
Il la regarda, sourit, et d'un ton léger:
—Rien, répondit-il, ce sont des réflexions que je fais à part moi, de simples conjectures...
Et se laissant tomber sur un fauteuil, le buste renversé, la tête contre le dossier:
—Ce n'est pas encore là le but de ma visite, prononça-t-il. Voilà Favoral à la mer, n'en parlons plus. Qu'il ait, ou non, «le sac», je vous déclare que vous ne le reverrez jamais. C'est fini, il est mort. Donc, causons des vivants, de vous... Qu'allez-vous devenir?...
—Je ne m'explique pas votre question, monsieur.
—Elle est limpide, cependant. Je me demande comment vous allez vivre, votre mère et vous?...
—La Providence ne nous abandonnera pas.
M. Costeclar avait croisé les jambes, et, du bout de sa canne, négligemment, il fouettait sa botte, d'un vernis immaculé.
—Très-joli, la Providence! ricana-t-il, au boulevard, dans un drame, avec trémolo à l'orchestre... Je vois ça d'ici! Dans la vie réelle, malheureusement, celle que nous vivons, vous et moi, ce n'est pas avec des mots, quand ils auraient une aune de long, qu'on paye le boulanger et la fruitière, qu'on solde ces canailles de propriétaires, qu'on s'achète des robes et des souliers...
Elle ne répondit pas.
—Or, poursuivit-il, vous voilà sans un sou. Est-ce Maxence qui vous donnera de l'argent? Pauvre garçon! Où le prendrait-il, lui qui n'en a même pas assez pour sa maîtresse? Donc, qu'allez-vous faire?
—Je travaillerai, monsieur.
Il se leva, fit un profond salut, et se rasseyant:
—Tous mes compliments, fit-il. Je ne vois qu'un obstacle à cette belle résolution: il est impossible à une femme de se suffire avec son seul travail. Il n'y a à manger à peu près leur comptant que les servantes...
—Je me ferai servante, s'il le faut.
Il resta deux secondes interloqué, mais reprenant son aplomb:
—Vous n'en seriez pas là, reprit-il d'une vois câline, si vous ne m'aviez pas repoussé, quand je voulais être votre mari... Mais vous ne pouviez pas me voir en peinture!... Et cependant, parole d'honneur, je vous aimais, oh! mais, là, pour tout de bon... C'est que je m'y connais en femmes, et que je voyais bien quel effet vous feriez, si vous étiez habillée, coiffée, parée et étendue dans un huit ressorts, au bois...
Plus fort que la volonté, le dégoût montait aux lèvres de la jeune fille.
—Ah! monsieur! fit-elle.
Il se méprit.
—Vous regrettez tout cela, continua-t-il, je le vois bien. Autrefois, hein? vous n'auriez jamais consenti à me recevoir comme cela, seul avec vous... Ce qui prouve qu'il ne faut pas faire sa tête, ma chère enfant...
Lui, Costeclar, il l'appelait, il osait l'appeler «ma chère enfant!» Indignée et révoltée...
—Oh!... fit-elle.
Mais il était lancé.
—Eh bien! moi, reprit-il, tel j'étais, tel je suis!... Dame, il ne serait peut-être plus question de mariage entre nous, mais là, franchement, que vous importerait, si les conditions étaient les mêmes, et si vous aviez néanmoins, maison montée, voitures, domestiques, chevaux...
Jusqu'à ce moment, elle n'avait pas compris.
Se dressant de toute sa hauteur:
—Sortez! commanda-t-elle.
C'est ce qu'il ne semblait nullement disposé à faire, et même, plus blême que de coutume, l'oeil injecté, la lèvre tremblante, et souriant d'un étrange sourire, il s'avançait vers Mlle Gilberte.
—Comment, disait-il, vous êtes dans le malheur, je viens bénévolement vous offrir mes services, et c'est ainsi que vous me recevez!... Vous préférez travailler? Soit, allez-y gaiement, piquez vos jolis doigts, ma charmante, et rougissez vos beaux yeux... J'aurai ma revanche!... La fatigue et la misère, le froid l'hiver, la faim en toute saison, parleront à votre petit cœur de ce bon Costeclar qui vous adore, comme un grand toqué qu'il est, qui est un homme sérieux, qui a de l'argent, beaucoup d'argent...
Hors de soi:
—Misérable! cria la jeune fille! sortez, sortez!...
—Un moment!... fit une voix forte.
M. Costeclar se retourna.
Dans le cadre de la porte ouverte, Marius de Trégars se tenait debout.
—Marius!... murmura Mlle Gilberte, clouée sur place par une stupeur immense, moins grande pourtant que sa joie.
Le revoir ainsi soudainement, alors qu'elle en était à se demander si elle le reverrait jamais, le voir apparaître au moment même où elle se trouvait seule, exposée aux plus lâches outrages, c'était un de ces bonheurs inouïs auxquels on peut à peine croire, et du fond de son âme montait comme un cantique d'actions de grâces.
Cependant elle était confondue de l'attitude de M. Costeclar.
Selon elle, et d'après ce qu'elle croyait savoir, il eût dû être pétrifié de l'arrivée de M. de Trégars.
Et voilà qu'il n'avait pas même l'air de le connaître. Il paraissait choqué, contrarié d'avoir été interrompu, légèrement surpris, mais il ne semblait ni ému, ni effrayé.
Fronçant le sourcil:
—Vous désirez? demanda-t-il de son ton le plus impertinent, lequel ne l'était pas médiocrement.
M. de Trégars s'avança. Il était un peu pâle, mais d'un calme, d'un sang-froid, d'un flegme véritablement effrayants.
S'inclinant devant Mlle Gilberte.
—Si je me suis permis de pénétrer ainsi chez vous, mademoiselle, prononça-t-il doucement, c'est que passant devant votre porte, j'ai cru reconnaître la voiture de monsieur...
Et du doigt, par dessus l'épaule, il désignait M. Costeclar.
—Or, poursuivit-il, j'avais lieu de m'en étonner considérablement, après la défense formelle que je lui ai faite de remettre les pieds, non pas seulement dans cette maison, mais même dans le quartier. J'ai voulu savoir à quoi m'en tenir, je suis monté, j'ai entendu...
Tout cela était dit d'un ton de mépris si écrasant qu'un soufflet eût été moins cruel. Tout ce que M. Costeclar avait de sang dans les veines lui montait à la face.
—Vous, interrompit-il insolemment, je ne vous connais pas...
Imperturbable, M. de Trégars retirait ses gants.
—En êtes-vous bien sûr? répondit-il. Voyons, vous connaissez bien mon vieil ami, le comte de Villegré?
Un nuage d'inquiétude descendit comme un crêpe sur le front déprimé de M. Costeclar.
—En effet, balbutia-t-il.
—M. de Villegré, avant la guerre, n'est-il pas allé vous rendre visite?...
—Si.
—Eh bien! c'est moi qui l'envoyais, et les volontés qu'il vous a signifiées étaient les miennes...
—A vous?
—A moi, Marius de Trégars.
Un tressaillement nerveux secoua le maigre corps de M. Costeclar; il eut comme un mouvement de recul, son oeil instinctivement chercha la porte.
—Vous voyez, poursuivit Marius, toujours avec la même douceur, que nous sommes, vous et moi, de vieilles connaissances. Car vous me remettez bien, maintenant, n'est-ce pas? Je suis le fils de ce pauvre marquis de Trégars, qui était venu à Paris, du fond de sa Bretagne, avec toute sa fortune, plus de deux millions.
—Je me souviens, fit vivement l'homme de Bourse, je me souviens parfaitement!...
—Sur les conseils d'habiles gens, le marquis de Trégars se lança dans les affaires. Pauvre bonhomme! Il n'y entendait pas malice! Dans le même temps qu'il croyait s'enrichir, il perdait tout. Il était fermement persuadé qu'il avait déjà plus que doublé ses capitaux, le jour où ses honorables associés lui démontrèrent qu'il était ruiné, et de plus compromis par certaines signatures imprudemment données...
Mlle Gilberte écoutait bouche béante, se demandant où en voulait venir Marius, et comment il pouvait demeurer si calme.
—Ce désastre, continuait-il, fut, à l'époque, le sujet d'une énorme quantité de plaisanteries bien spirituelles. Les gens de Bourse ne pouvaient assez admirer le savoir-faire des hardis financiers qui avaient si lestement débarrassé de son argent ce candide marquis. C'était bien fait pour lui, de quoi se mêlait-il! Moi, pour empêcher les poursuites dont on menaçait mon père, j'abandonnai tout ce que j'avais. J'étais fort jeune, et, comme vous le voyez, fort naïf. Je n'en suis plus là. Si pareille aventure m'arrivait aujourd'hui, je voudrais savoir ce que sont devenus les millions, je palperais les poches autour de moi, je crierais: au voleur!...
A chaque mot, pour ainsi dire, le malaise de M. Costeclar devenait plus manifeste.
—Ce n'est pas moi, dit-il, qui ai profité de la fortune de M. de Trégars.
Du geste, Marius approuva.
—Je sais, maintenant, répondit-il, entre qui ont été partagées les dépouilles. Vous, monsieur Costeclar, vous en avez tiré ce que vous avez pu, timidement, selon vos moyens. Les requins sont toujours accompagnés de petits poissons auxquels ils abandonnent les débris qu'ils dédaignent. Vous n'étiez alors qu'un petit poisson. Vous vous êtes arrangé de ce dont ne voulaient pas vos patrons les requins. Quand vous avez voulu opérer seul, vous avez été maladroit, vous avez laissé des preuves de votre grand appétit de l'argent des autres. Je les ai entre les mains, ces preuves...
M. Costeclar était à la torture.
—On me tient, fit-il, je le sais, je l'ai dit à M. de Villegré...
—Alors comment êtes-vous ici?
—Eh! savais-je que le comte venait de votre part?
—Pauvre raison, monsieur.
—Après ce qui s'était passé, d'ailleurs, après la fuite de Favoral, je me croyais relevé de l'engagement que j'avais pris...
—En vérité!
—Enfin, soit, si vous y tenez, j'ai eu tort...
Le flegme de M. de Trégars ne se démentait toujours pas.
—Non-seulement vous avez eu tort, prononça-t-il, mais vous avez commis une imprudence insigne. En manquant à vos engagements, vous m'avez délié des miens. Le pacte est rompu. D'après nos conventions, j'ai le droit, en sortant d'ici, de me rendre tout droit au parquet...
L'oeil terne de l'homme de Bourse vacillait.
—Je ne croyais pas mal faire, bégaya-t-il. Favoral a été mon ami...
—Et c'est à ce titre que vous veniez proposer à Mlle Favoral de devenir votre maîtresse? Vous vous êtes dit: La voilà sans ressources, sans pain littéralement, sans parents, sans amis pour la défendre, c'est le moment de se montrer. Et pensant pouvoir être impunément lâche, infâme, vil, bravement vous êtes venu...
Être ainsi traité, lui l'homme à succès, devant cette jeune fille qu'il écrasait l'instant d'avant de son impudente opulence, non, M. Costeclar ne put l'endurer.
Perdant la tête:
—Il fallait me faire savoir qu'elle était votre maîtresse! s'écria-t-il.
Il passa comme une flamme sur le visage de Marius, ses yeux s'emplirent d'éclairs. Se dressant de toute la hauteur de sa colère, qui éclatait à la fin, terrible:
—Ah! misérable! s'écria-t-il.
Brusquement, M. Costeclar se jeta de côté.
—Monsieur!...
Mais d'un bond, M. de Trégars fut sur lui.
—A genoux!... cria-t-il.
Et le saisissant au collet, d'un poignet de fer, il le souleva, lui fit perdre plante, et le jeta à deux genoux sur le parquet, violemment, comme s'il eût voulu l'y enfoncer.
—Parle! commanda-t-il. Répète: Mademoiselle...
M. Costeclar avait cru lire pis que cela dans les yeux de M. de Trégars. Une peur affreuse avait instantanément brisé en lui toute velléité de résistance.
—Mademoiselle... bégaya-t-il d'une voix étranglée.
—Je suis le dernier des misérables!... continua Marius.
La tête blême de M. de Costeclar, comme une chose inerte, oscillait sur son col brisé selon la mode de la veille.
—Je suis, répéta-t-il, le dernier des misérables...
—Et je vous supplie...
Mais le cœur de Mlle Gilberte se soulevait de dégoût.
—Assez!... interrompit-elle.
Ne sentant plus sur son épaule la lourde main de M. de Trégars, l'homme de Bourse se releva péniblement. Telle était sa pâleur livide, qu'on eût dit tout son sang tourné en fiel.
Essuyant du bout de son gant les genoux de son pantalon, et rétablissant, tant bien que mal, l'harmonie fort compromise de sa toilette:
—Est-ce donc un acte de courage, grommelait-il, que d'abuser de sa force physique?
Déjà M. de Trégars était redevenu maître de soi, et Mlle Gilberte croyait lire sur son visage le regret de sa violence.
—Valait-il mieux, dit-il, faire usage de ce que vous savez?...
M. Costeclar joignit les mains.
—Vous ne feriez pas cela! s'écria-t-il. A quoi cela vous avancerait-il, de me perdre?...
—A rien, répondit M. de Trégars, vous avez raison. Mais vous?...
Et plongeant son regard dans les yeux de M. Costeclar:
—Si vous pouviez me servir, interrogea-t-il, le feriez-vous?
—Peut-être!... pour rentrer en possession des papiers que vous avez.
M. de Trégars réfléchissait.
—Après ce qui vient de se passer, dit-il enfin, il nous faut une explication. Attendez-moi chez vous, avant une heure, j'y serai...
M. Costeclar était devenu plus souple que ses gants gris perle. Souple à ce point que c'en était inquiétant.
—Je suis à vos ordres, monsieur, répondit-il à M. de Trégars.
Et s'inclinant jusqu'à terre devant Mlle Gilberte, il quitta le salon, et on entendit presque aussitôt se refermer sur lui la porte de la rue.
—Ah! le misérable! s'écria la jeune fille, affreusement bouleversée. Marius, avez-vous vu quel regard il nous a lancé en sortant?
—Je l'ai vu, répondit M. de Trégars.
—Cet homme nous hait. Il ne reculerait pas devant un crime pour se venger de l'atroce humiliation qu'il vient de subir.
—Je le crois comme vous.
Mlle Gilberte eut un geste désolé.
—Pourquoi l'avoir traité si cruellement? murmura-t-elle.
—Je m'étais promis et il eût été politique de rester calme. Mais il est de ces outrages abominables qu'un homme de cœur ne peut pas endurer. Je ne regrette pas ce que j'ai fait.
Un long silence suivit, et ils restaient debout, en face l'un de l'autre, oppressés, émus, détournant les yeux. Mlle Gilberte s'apercevait du désordre de sa toilette et elle en avait honte. M. de Trégars s'étonnait maintenant de la hardiesse qu'il avait eue de pénétrer ainsi dans cette maison.
—Vous savez quel malheur nous frappe? reprit enfin la jeune fille.
—Je l'ai appris ce matin par le journal.
—Quoi! les journaux savent déjà?...
—Tout.
—Et notre nom y est imprimé?
—Oui.
Elle se voila le visage de ses deux mains, et accablée:
—Quelle honte!... fit-elle.
—Sur le premier moment, continuait M. de Trégars, je ne pouvais croire à la réalité de ce que je lisais. Je me suis hâté d'accourir, et le premier boutiquier des environs que j'ai questionné, ne m'a que trop prouvé que le journal disait vrai. Dès lors, je n'ai plus eu qu'un désir, impérieux, immense: vous parler. Et je suis arrivé rue Saint-Gilles poussé par l'espérance incertaine de vous apercevoir. En reconnaissant à votre porte l'équipage de M. Costeclar, j'ai eu comme un pressentiment de la vérité. Je suis entré chez le concierge et j'ai demandé votre mère ou votre frère. On m'a répondu que Maxence était sorti depuis un moment déjà, et que Mme Favoral venait de sortir, en voiture, avec M. Chapelain, l'ancien avoué. A l'idée que vous étiez seule avec M. Costeclar, je n'ai pas hésité. Je me suis lancé dans l'escalier. La porte de votre appartement n'étant pas fermée, je n'ai pas eu besoin de sonner, et votre domestique m'a laissé entrer sans seulement me demander ce que je voulais...
Non sans efforts, Mlle Gilberte maîtrisait les sanglots qui gonflaient sa poitrine.
—Je n'espérais plus vous revoir, balbutia-t-elle.
—Oh!
—Et vous trouverez là, sur la table, la lettre que je venais de commencer pour vous, lorsque M. Costeclar m'a interrompue.
Vivement, M. de Trégars s'en empara. Deux lignes seulement étaient écrites; il lut:
«Je vous rends votre parole, Marius, désormais vous êtes libre!!!»
Devenu plus blanc qu'un linge:
—Vous me rendiez ma parole, s'écria-t-il, vous!...
—N'est-ce pas mon devoir?
—Gilberte!...
—Ah! s'il ne se fût agi que de notre fortune, loin de la regretter, je me serais peut-être réjouie de la perdre. Je connais votre cœur. Je me serais dit que la pauvreté nous rapprochait. Mais c'est l'honneur qui est perdu, Marius, l'honneur, la fierté de soi, le droit de marcher le front haut. Le nom que je porte est à jamais flétri. Que mon père soit repris, ou qu'il échappe à toutes les recherches, il n'en sera pas moins traduit en cour d'assises, jugé et condamnée à une peine infamante pour détournements et pour faux!...
Si M. de Trégars la laissait poursuivre, c'est qu'il sentait toutes ses idées tourbillonner dans son cerveau, c'est qu'elle était si belle ainsi, tout éplorée et les cheveux à demi épars, c'est qu'il se dégageait d'elle un charme si puissant, qu'il était comme pris de vertige, et que les mots manquaient aux sensations qui le remuaient.
—Pouvez-vous, disait-elle, prendre pour femme la fille d'un homme déshonoré? Non, n'est-ce pas. Reprenez donc votre parole, ne m'en veuillez pas d'avoir un instant détourné votre vie de son but, pardonnez-moi le chagrin dont je vous suis le sujet, abandonnez-moi aux misères de ma destinée, oubliez-moi!...
Elle suffoquait.
—Ah!... Vous ne m'avez jamais aimé! s'écria Marius.
Elle leva les bras au ciel:
—Tu l'entends, grand Dieu! prononça-t-elle, comme révoltée d'un blasphème.
—Il vous serait donc aisé de m'oublier?
—Hélas!
—Si le malheur me frappait, vous me reprendriez donc votre parole, vous cesseriez donc de m'aimer?...
Elle osa lui prendre les mains, et les pressant entre les siennes:
—Cesser de vous aimer ne dépend plus de ma volonté, murmura-t-elle avec des frémissements de lèvres. Pauvre, abandonné de tous, méprisé, déshonoré, criminel, je vous aimerais de même, encore, toujours!...
D'un mouvement éperdu, Marius lui jeta le bras autour de la taille, et l'attirant à lui, l'étreignant contre sa poitrine et dévorant de baisers ses cheveux blonds enflammés:
—Eh bien! c'est ainsi que je t'aime, s'écria-t-il, et de toute mon âme, et de toute ma chair, uniquement, pour la vie!... Que m'importent les tiens!... Ta famille! est-ce que je la connais? Ton père! est-ce qu'il existe? Ton nom! c'est le mien, le nom sans tache des Trégars. Tu es ma femme, tu es à moi, tu es moi!...
Elle se débattait faiblement, un engourdissement presque invincible l'envahissait. Elle sentait sa raison se troubler, son énergie se dissoudre, ses yeux se voiler, l'air manquer à sa poitrine haletante...
Un grand effort de volonté la remit sur pied. Elle se dégagea doucement, et pliant sous l'excès de son émotion, moins forte contre la joie que contre la douleur, elle s'affaissa sur un fauteuil.
—Pardonnez-moi, balbutiait-elle, pardonnez-moi d'avoir douté de vous...
M. de Trégars n'était guère moins bouleversé que Mlle Gilberte, mais il était homme, et les ressorts de son énergie avaient une trempe supérieure. Avant qu'une minute se fût écoulée, il avait repris l'entière possession de soi et imposé à ses traits leur expression accoutumée.
Attirant une chaise, où il s'assit, près du fauteuil de Mlle Gilberte:
—Permettez-moi, mon amie, lui dit-il, de vous rappeler que nos moments sont comptés, et qu'il est bien des détails qu'il est urgent que je sache...
Elle releva la tête, et s'efforçant de hausser son sang-froid jusqu'à celui de Marius:
—Quel détails? interrogea-t-elle.
—Au sujet de votre père.
Elle le regarda d'un air de stupeur profonde.
—N'en savez-vous pas bien plus que moi, répondit-elle, plus que ma mère, plus que nous tous? N'est-ce donc pas vous qui, en poursuivant les gens qui ont dépouillé votre père, avez atteint le mien? Et c'est moi, malheureuse que je suis! qui vous ai inspiré cette résolution fatale, et je n'ai pas la force de vous en vouloir...
Imperceptiblement, M. de Trégars avait rougi.
—Comment avez-vous su? commença-t-il...
—N'a-t-on pas dit que vous alliez épouser Mlle de Thaller?
Il se dressa brusquement:
—Jamais! s'écria-t-il, ce mariage n'a existé que dans la cervelle de M. de Thaller et de la baronne de Thaller, surtout. L'idée ridicule lui en est venue, parce que mon nom lui plaît, et qu'elle serait ravie de voir sa fille marquise de Trégars. Jamais elle ne m'en a ouvert la bouche, mais elle en a parlé de tous côtés, juste assez secrètement pour donner matière à un bon cancan de salon. Elle a été jusqu'à confier à plusieurs personnes de mes relations, le chiffre de la dot, pensant ainsi m'encourager... Autant qu'il était en moi, je vous avais mise en garde contre cette fausse nouvelle, par l'intermédiaire du signor Gismondo.
Peut-être, sans se l'avouer, Mlle Gilberte n'était-elle pas fâchée de l'explication, non plus que de la véhémence de Marius.
—Le signor Gismondo m'a délivrée de cruelles anxiétés, répondit-elle, mais j'avais tout d'abord soupçonné la vérité.
—Cependant...
—N'étais-je pas la confidente de vos espérances, ne savais-je pas quel but vous poursuivez? Je n'avais vu dans ces projets de mariage qu'un moyen de vous avancer dans l'intimité de M. de Thaller sans éveiller ses défiances...
M. de Trégars n'était pas homme à nier un fait vrai.
—Peut-être, en effet, dit-il, n'ai-je pas été étranger au désastre de M. Favoral. Et quand je m'exprime ainsi, je veux dire qu'il se peut que je l'aie avancé de quelques mois, de quelques jours seulement, peut-être, car il était inévitable, fatal. Quoiqu'il en soit, si j'avais pu me douter de ce qui en était, je me serais abstenu, Gilberte, je vous le jure; j'aurais renoncé à mes desseins plutôt que de m'exposer à atteindre votre père. Il n'y a pas à revenir sur ce qui a été fait. Mais si on ne peut pas réparer complétement le mal, on peut l'atténuer, peut-être...
Mlle Gilberte tressaillit.
—Grand Dieu! s'écria-t-elle, croiriez-vous donc à l'innocence de mon père?...
Mieux que personne, Mlle Gilberte eût dû être convaincue de la culpabilité de M. Favoral.
Ne l'avait-elle pas vu, humilié et tremblant devant le baron de Thaller? Ne l'avait-elle pas entendu reconnaître, en quelque sorte, l'exactitude de l'accusation qui pesait sur lui?
Mais ce n'est pas à vingt ans qu'on s'incline sans révolte sous la brutalité du fait. Entrevoyant une lueur d'espoir, elle s'y était précipitée.
Et quand, au silence de M. de Trégars, elle comprit combien elle s'était méprise, baissant la tête:
—C'est de la folie, murmura-t-elle, et je ne le sens que trop, mais le cœur est plus fort que la raison. Il est si cruel d'en être réduit à mépriser son père! J'aurais tant besoin, pour moi plus encore que pour les autres, de l'excuser, de le justifier!...
Elle essuya les larmes qui jaillissaient de ses yeux, et d'une voix plus ferme:
—Ce qui arrive est si invraisemblable! poursuivit-elle, si incompréhensible! Comment ne pas croire à quelqu'un de ces mystères que le temps seul explique!
Depuis hier soir nous nous perdons en conjectures vaines, mais toujours, fatalement, nous en arrivons à cette conclusion, que mon père doit être victime de quelque ténébreuse intrigue.
C'est l'opinion de M. Chapelain, qu'une perte de cent soixante mille francs ne devrait cependant pas disposer à l'indulgence...
—Eh! c'est aussi mon opinion, s'écria Marius.
—Vous voyez donc!...
Mais il ne la laissa pas poursuivre. Lui prenant doucement la main:
—Laissez-moi tout vous dire, interrompit-il, et chercher avec vous une issue, s'il en est une, à cette affreuse situation. Il court, sur M. Favoral, des bruits étranges. On prétend que son austérité n'était qu'un masque, son économie sordide un moyen de surprendre la confiance. On affirme que réellement il s'abandonnait à toutes sortes de désordres, qu'il avait quelque part, dans Paris, un ménage où il prodiguait l'argent dont il se montrait si avare ici. Est-ce vrai? On en dit autant de tous les gens entre les mains de qui on voit fondre des fortunes...
La jeune fille était devenue fort rouge.
—Je crois qu'on dit vrai, répondit-elle.
—Ah!
—Le commissaire de police nous l'a affirmé. Il a trouvé parmi les papiers de mon père les factures acquittées d'une certaine quantité d'objets coûteux qui ne pouvaient être destinés qu'à une femme...
Le front de M. de Trégars se plissait.
—Et sait-on quelle est cette femme? interrogea-t-il. La connaît-on?...
—Non.
—Quelle qu'elle soit, j'admets qu'elle a dû coûter à M. Favoral des sommes considérables. Mais lui a-t-elle coûté douze millions?
—Voilà précisément la remarque que faisait M. Chapelain.
—Et ce sera celle de tout homme sensé. Je sais bien que ce n'est pas de l'argent liquide que l'on détourne, et que le plus souvent, pour avoir dix mille francs, il faut en prendre trente mille. Je sais bien que pour cacher pendant des années un déficit considérable, il faut le creuser chaque jour davantage; qu'il faut recourir à des manœuvres de fonds, à des ventes, à des achats, à des virements qui ruinent. Mais, d'un autre côté, M. Favoral gagnait de l'argent, beaucoup d'argent. Il a été riche. On lui croyait des millions. Est-ce que sans cela Costeclar eût jamais demandé votre main?
—M. Chapelain prétend qu'à une certaine époque, mon père possédait au moins cinquante mille livres de rentes.
—Il en est sûr?
—Il le dit.
—C'est à s'y perdre...
Pendant plus de deux minutes, M. de Trégars demeura pensif, remuant dans son esprit toutes les éventualités imaginables, puis:
—Mais qu'importe! reprit-il. Quand j'ai appris, ce matin, le chiffre du déficit, des doutes aussitôt me sont venus. Et c'est pour cela, mon amie, que je tenais tant à vous voir, à vous parler. Il me faudrait savoir exactement ce qui s'est passé ici, hier soir...
Rapidement, mais sans omettre un détail utile, Mlle Gilberte raconta les scènes de la veille, la soudaine arrivée de M. de Thaller, la survenue du commissaire de police, l'évasion de M. Favoral, grâce à la présence d'esprit de Maxence.
Toutes les paroles de son père lui étaient restées dans la mémoire, et c'est presque littéralement qu'elle répétait ses discours étranges à ses amis indignés, et ses propos incohérents au moment de fuir, alors que tout en s'accusant, il disait qu'il n'était pas coupable comme on croyait, qu'il ne l'était pas seul en tout cas, et qu'il était indignement sacrifié.
Lorsqu'elle eut achevé:
—Voilà bien ce que je pensais, dit M. de Trégars.
—Quoi?
—M. Favoral a accepté un rôle dans quelqu'une de ces terribles comédies financières, qui ruinent un millier de pauvres dupes au profit de deux ou trois habiles gredins. Votre père voulait être riche, il lui fallait de l'argent pour alimenter ses désordres, il a été tenté. On lui a montré les bénéfices immenses, les risques nuls, il s'est laissé séduire, il a cessé d'être honnête homme. Mais tandis qu'il se croyait un des directeurs du spectacle appelés à partager la recette, il n'était qu'un comparse à appointements fixes. Le moment du dénoûment venu, ses soi-disant associés ont disparu par une trappe avec la caisse, et il reste seul en face du public qui redemande l'argent...
A agiter ces désolantes questions, Marius et Mlle Gilberte avaient repris toutes les apparences du sang-froid.
Jamais, à les voir assis l'un près de l'autre, on n'eût soupçonné l'étrangeté de leur situation. Eux-mêmes l'oubliaient.
—S'il en est ainsi, reprit la jeune fille, comment mon père s'est-il tu?
—Que devait-il dire?
—Nommer les complices.
—Et s'il n'avait pas de preuves à donner de leur complicité? Il était le caissier du Comptoir de crédit mutuel, c'est à sa caisse que les millions manquent...
Les conjectures de Mlle Gilberte avaient bien devancé cette phrase.
Regardant fixement Marius:
—Alors, fit-elle, de même que M. Chapelain, vous croyez que M. le baron de Thaller?...
—Ah! M. Chapelain croit...
—Que le directeur du Crédit mutuel connaissait les détournements.
—Et qu'il en a profité?
—Plus que son caissier, oui.
Un singulier sourire plissait les lèvres de M. de Trégars.
—C'est possible, répondit-il, c'est bien possible...
Depuis un moment, l'embarras de Mlle Gilberte se lisait dans son regard. Enfin, surmontant son hésitation:
—Pardonnez-moi, dit-elle, je m'étais imaginé que M. de Thaller était un des hommes que vous voulez frapper, et je m'étais bercée de cette espérance que, peut-être, en faisant rendre justice à votre père, vous songiez à venger le mien...
Comme s'il eût été mû par un ressort, M. de Trégars se dressa.
—Eh bien! oui, s'écria-t-il, oui, vous m'avez deviné!... Mais comment atteindre ce double but? Une fausse manœuvre, en ce moment, perdrait tout! Ah! si je savais la véritable situation de votre père! Si je pouvais le voir, lui parler! D'un mot, il mettrait peut-être entre mes mains une arme sûre, l'arme que je n'ai pu trouver encore...
La jeune fille eut un geste désolé.
—Malheureusement, répondit-elle, nous sommes sans nouvelles de mon père, et il n'a même pas voulu nous dire où il comptait se réfugier...
—Mais il vous écrira peut-être? Et d'ailleurs on pourrait le chercher, avec précaution, de façon à ne pas donner l'éveil à la police, et si votre frère, si Maxence voulait me seconder...
—Hélas! je crains que Maxence n'ait d'autres soucis; il a voulu sortir, ce matin, absolument, malgré ma mère...
Mais Marius l'arrêta, et de l'accent d'un homme qui en sait bien plus qu'il n'en veut dire:
—Ne calomniez pas Maxence, fit-il. Peut-être est-ce par lui que nous viendra le secours dont nous avons besoin...
Onze heures sonnaient. Mlle Gilberte tressaillit.
—Et ma mère!... s'écria-t-elle, ma mère qui va rentrer!...
M. de Trégars eut pu l'attendre. Il n'avait plus à se cacher désormais. Et cependant, après en avoir délibéré avec la jeune fille, il fut décidé qu'il allait se retirer et qu'il enverrait M. de Villegré exposer ses intentions.
Il se retira donc, et il était temps, car moins de cinq minutes plus tard Mme Favoral et M. Chapelain reparaissaient.
L'ancien avoué était furieux, et c'est avec un mouvement de rage qu'il lança sur la table les billets de banque dont il s'était chargé.
—Pour les rendre à M. de Thaller, il eût fallu arriver jusqu'à lui! s'écria-t-il, et Monsieur est invisible, Monsieur se tient clos et célé, gardé par une nuée de valets en livrée!...
Mais Mme Favoral s'était approchée de sa fille et tout bas:
—Et ton frère? interrogea-t-elle.
—Il n'est pas rentré.
—Mon Dieu! soupira la pauvre mère, en un tel moment, il nous abandonne, et pour qui?...