← Retour

L'argent des autres: 1. Les hommes de paille

16px
100%



XIII



Mme Favoral parlait par expérience. Elle avait appris à ses dépens que le sifflet de son mari, bien plus sûrement que le cri des goëlands, présageait la tempête. Et elle avait, ce soir-là, plus de raisons qu'à l'ordinaire de craindre.

Dérogeant à toutes ses habitudes, M. Favoral n'était pas rentré dîner et avait envoyé un de ses garçons de bureau du Crédit mutuel dire qu'on ne l'attendît pas.

Bientôt son passe-partout grinça dans la serrure, la porte s'ouvrit, il entra, et apercevant son fils:

—Eh bien! je suis content de vous trouver ici! s'écria-t-il, avec un ricanement qui était, chez lui, la dernière expression de la colère.

Mme Favoral frémit. Encore sous l'impression de la scène qui venait d'avoir lieu, le cœur gros encore et les yeux pleins de larmes, Maxence ne répondit pas.

—C'est une gageure, sans doute, reprit le père, et vous tenez à savoir jusqu'où peut aller ma patience.

—Je ne vous comprends pas, balbutia le jeune homme.

—L'argent que vous preniez, je ne sais où, vous fait défaut, sans doute, ou ne vous suffit plus, et vous vous en allez, contractant des dettes de tous côtés, chez des tailleurs, chez des chemisiers, chez des bijoutiers... C'est bien simple! On ne gagne rien, mais on veut être vêtu à la dernière mode, porter chaîne d'or au gousset, et alors on fait des dupes...

—Je n'ai jamais fait de dupes, mon père.

—Bah! comment donc appelez-vous tous ces fournisseurs qui sont venus aujourd'hui même me présenter leurs factures? Car ils ont osé venir à l'administration, à mon bureau. Ils s'étaient donné rendez-vous, pensant ainsi m'intimider plus sûrement. Je leur ai répondu que vous êtes majeur et que vos affaires ne me regardent pas. Entendant cela, ils sont devenus insolents et ils se sont mis à parler si haut, que leur voix retentissait jusques dans les pièces voisines. M. de Thaller, mon directeur, passait en ce moment dans le corridor. Entendant le bruit d'une discussion, il a pensé que j'étais aux prises avec quelqu'un de nos actionnaires, et il est entré, comme c'est son droit. Alors, j'ai bien été forcé de tout avouer...

Il s'animait au son de ses paroles, comme un cheval au tintement de ses grelots.

Et de plus en plus hors de soi:

—C'est bien là, continuait-il, ce que voulaient vos créanciers. Ils pensaient que j'aurais peur du tapage et que je financerais. C'est un chantage comme un autre, et très à la mode maintenant. On ouvre un compte à un mauvais drôle, et quand le compte est raisonnablement gros, on va le porter à la famille, en disant: «De l'argent, ou je fais du scandale.» Pensez-vous que ce soit à vous qui êtes sans le sou qu'on a fait crédit? C'est sur ma poche que l'on tirait, sur ma poche à moi que l'on croit riche. On vous écoulait à des prix exorbitants tout ce qu'on voulait, et c'était sur moi qu'on comptait pour solder des pantalons de quatre-vingt-dix francs, des chemises de quarante francs et des montres de six cents francs...

Contre son ordinaire, Maxence n'essaya pas de nier.

—Je payerai tout ce que je dois, dit-il.

—Vous?

—Je vous en donne ma parole.

—Et avec quoi, s'il vous plaît?

—Avec mes appointements.

—Vous en avez donc?

Maxence rougit.

—J'ai ce que je gagne chez mon patron, répondit-il.

—Quel patron?

—L'architecte chez lequel m'a placé M. Chapelain...

D'un geste menaçant M. Favoral l'arrêta:

—Epargnez-moi vos mensonges, prononça-t-il, je suis mieux informé que vous ne le supposez. Je sais que depuis plus d'un mois votre patron, excédé de votre paresse, vous a chassé honteusement...

Honteusement était de trop. Le fait est que Maxence retournant à son travail un beau matin, après une absence de cinq jours, avait trouvé un remplaçant.

—Je chercherai une autre place, dit-il.

C'est avec un mouvement de rage que M. Favoral haussait les épaules.

—Et en attendant, il faudra que je paye, s'écria-t-il. Savez-vous de quoi me menacent vos créanciers? De m'intenter un procès. Ils le perdraient: ils ne l'ignorent pas, mais ils espèrent que je reculerai devant l'esclandre. Car ce n'est pas tout: ils parlent de déposer une plainte au parquet. Ils prétendent que vous les avez audacieusement escroqués, que les objets que vous leur achetiez n'étaient nullement pour votre usage, que vous vous empressiez de les vendre à vil prix, afin de vous faire de l'argent comptant. Le bijoutier a la preuve, assure-t-il, qu'en sortant de sa boutique vous êtes allé tout droit au Mont-de-Piété engager une montre et une chaîne qu'il venait de vous livrer. C'est une affaire de police correctionnelle. Ils ont dit tout cela devant mon directeur, devant M. de Thaller.

J'ai dû recourir à mon garçon de bureau pour les mettre dehors. Mais quand ils ont été partis, M. de Thaller m'a donné à entendre qu'il souhaite vivement que j'arrange tout. Et il a raison. Ma considération ne résisterait pas à deux scènes pareilles. Quelle confiance accorder à un caissier dont le fils est un noceur et un faiseur de dupes! Comment laisser la clef d'une caisse qui renferme des millions à un homme dont le fils aurait été traîné sur les bancs de la police correctionnelle! C'est-à-dire que je suis à votre merci. C'est-à-dire que mon honneur, ma situation et ma fortune dépendent de vous. Tant qu'il vous plaira de faire des dettes, vous en ferez, et je serai condamné à les payer.

Rassemblant son courage:

—Vous avez été parfois bien dur pour moi, mon père, commença Maxence, et cependant je ne veux pas essayer de justifier ma conduite. Je vous jure que désormais vous n'avez rien à craindre de moi...

M. Favoral ricanait.

—Je ne crains rien, prononça-t-il. Je connais des moyens positifs de me mettre à l'abri de vos folies. Je les emploierai...

—Je vous affirme, mon père, que ma résolution est bien prise.

—Oh! dispensez-moi de vos repentirs périodiques...

Mlle Gilberte s'avança.

—Je me porte garant, dit-elle, des résolutions de Maxence...

Son père ne la laissa pas poursuivre.

—Assez, interrompit-t-il durement. Mêle-toi de tes affaires, Gilberte. J'ai à te parler, à toi aussi...

—A moi, mon père...

—Oui.

Il fit trois ou quatre tours de long en large dans le salon, comme pour laisser à son irritation le temps de se calmer, puis venant se planter debout et les bras croisés devant sa fille:

—Tu as dix-huit ans, reprit-il, c'est-à-dire qu'il est temps de songer à ton établissement. Il se présente pour toi un parti...

Elle tressaillit, et reculant, plus rouge qu'une pivoine:

—Un parti! répéta-t-elle, d'un ton de surprise immense.

—Oui, et qui me convient...

—Mais je ne veux pas me marier, mon père...

—Toutes les jeunes filles disent cela, et dès qu'il se présente un prétendant elles sont enchantées. Le mien est un garçon de vingt-six ans, très-bien de sa personne, aimable, spirituel, qui a eu de grands succès dans le monde...

—Mon père, je vous affirme que je ne veux pas quitter ma mère...

—Naturellement... C'est un homme intelligent, et un travailleur obstiné, promis, de l'avis de tous, à une immense fortune. Bien qu'il soit riche déjà, car il est un des principaux intéressés d'une charge d'agent de change, il fait avec l'ardeur d'un pauvre diable le métier de remisier. On me dirait qu'il gagne cent mille écus par an que je n'en serais pas surpris. Sa femme aura voiture, loge à l'Opéra, des diamants et des toilettes autant que Mme de Thaller...

—Eh! que m'importent de telles choses!

—C'est entendu. Je te le présenterai samedi...

Mais Mlle Gilberte n'était pas de ces jeunes filles qui, par timidité, par faiblesse, se laissent engager contre leur volonté, et engager si avant que plus tard elles ne peuvent plus reculer. Une discussion devant avoir lieu, elle préférait la subir immédiatement.

—Une présentation est absolument inutile, mon père, déclara-t-elle résolument.

—Parce que?

—Je vous l'ai dit, je ne veux pas me marier.

—Et si je veux, moi.

—Je suis prête à vous obéir en tout, sauf en cela...

—En cela comme en tout le reste! interrompit le caissier du Crédit mutuel d'une voix tonnante...

Et enveloppant sa femme et ses enfants d'un regard gros de défiances et de menaces:

—En cela, comme en tout, répéta-t-il, parce que je suis le maître et que je saurai le montrer. Oui, je vous le montrerai, car je suis las de voir ma famille liguée contre mon autorité...

Et il sortit en fermant la porte si violemment, que les cloisons en tremblèrent.

—Tu as tort de tenir ainsi tête à ton père, ma fille, murmura la faible Mme Favoral.

Le fait est que la pauvre femme ne comprenait pas que sa fille pût repousser l'unique moyen qu'elle eût de rompre avec la plus triste des existences.

—Laisse-toi toujours présenter ce jeune homme, dit-elle. Il se peut qu'il te plaise...

—Je suis sûre qu'il ne me plaira pas...

Elle dit cela d'un tel accent, que Mme Favoral en fut soudainement éclairée.

—Mon Dieu! murmura-t-elle, Gilberte, ma fille chérie, aurais-tu donc un secret que ta mère ne connaît pas?




XIV



Oui, Mlle Gilberte avait son secret.

Un secret bien simple, d'ailleurs, chaste comme elle, et de ceux qui, selon l'expression des bonnes femmes, doivent réjouir les anges.

Le printemps de cette année ayant été d'une rare clémence, Mme Favoral et sa fille avaient pris l'habitude d'aller chaque jour respirer le grand air à la place Royale.

Elles emportaient leur ouvrage, crochet ou tapisserie, de sorte que cette distraction salutaire ne diminuait en rien le produit de leur semaine.

C'est pendant ces promenades que Mlle Gilberte avait fini par remarquer un jeune homme, un inconnu, qu'elle rencontrait, toujours au même endroit.

De haute taille et robuste, il avait grand air sous ses modestes vêtements, dont la propreté recherchée trahissait une gêne qui veut être respectée. Il portait toute sa barbe, et son visage intelligent et fier était éclairé par de grands yeux noirs, de ces yeux dont le regard droit et clair déconcerte les coquins et les fourbes.

Jamais, en passant près de Mlle Gilberte, il ne manquait de baisser ou de détourner légèrement la tête, et malgré cela, et malgré l'expression de respect qu'elle avait surprise sur son visage, elle ne pouvait s'empêcher de rougir.

—Ce qui est absurde, pensait-elle, car enfin que m'importe ce jeune homme!...

L'infaillible instinct, qui est l'expérience des jeunes filles inexpérimentées, lui disait que ce n'était pas le hasard seul qui plaçait cet inconnu sur son passage. Elle voulut cependant en avoir le cœur net.

Elle sut si bien s'y prendre avec sa mère, que tous les jours de la semaine qui suivit, le moment de leur promenade fut changé. Tantôt elles sortaient dès midi, tantôt passé quatre heures.

Quelle que fut l'heure, toujours Mlle Gilberte, en dépassant la rue des Minimes, apercevait son inconnu sous les arcades, arrêté à la vitre de quelque magasin de bric-à-brac et épiant du coin de l'oeil.

Paraissait-elle, il quittait son poste et hâtait assez le pas pour la croiser devant la grille de la place.

—C'est une persécution! se disait Mlle Gilberte.

Comment donc n'en parla-t-elle pas à sa mère? Pourquoi donc ne lui confia-t-elle rien le jour où, s'étant mise par hasard à la fenêtre, elle vit le «persécuteur» passant devant la maison, le nez en l'air?

—Est-ce que je deviens folle! se disait-elle, sérieusement irritée contre elle-même. Je ne veux plus penser à lui.

Elle y pensait pourtant, quand une après-midi que sa mère et elle travaillaient, assises sur le banc qu'elles avaient choisi, elle vit son inconnu venir s'installer non loin d'elles.

Il était accompagné d'un homme âgé, à tournure militaire, portant de longues moustaches blanches et ayant à la boutonnière la rosette de la Légion d'honneur.

—Ah! ceci est une insolence! pensa la jeune fille, tout en cherchant un prétexte pour demander à sa mère de changer de place.

Mais déjà le jeune homme et le vieillard avaient installé leurs chaises et s'étaient assis de façon à ce que Mlle Gilberte ne perdît pas un mot de ce qu'ils allaient dire.

Ce fut le jeune homme qui, le premier, prit la parole.

—Vous me connaissez aussi bien que je me connais moi-même, mon cher comte, commença-t-il: vous qui avez été le meilleur ami de mon pauvre père, vous qui me faisiez sauter sur vos genoux, quand j'étais enfant, et qui ne m'avez jamais perdu de vue...

—C'est-à-dire que je réponds de toi corps pour corps, mon garçon, interrompit le vieux. Mais, continue...

—J'ai vingt-six ans. Je me nomme Yves-Marius Genost de Trégars. Ma famille, qui est une des plus vieilles de Bretagne, est l'alliée de toutes les grandes familles.

—Parfaitement exact! déclara le bonhomme.

—Malheureusement ma fortune n'est pas à la hauteur de ma noblesse. Lorsque ma mère mourut en 1856, mon père, qui l'adorait, en conçut un tel chagrin, que le séjour de notre château de Trégars, où il avait passé toute sa vie, lui parut insupportable.

Il vint à Paris, ce qui n'offrait nul inconvénient, puisqu'alors nous étions riches, et il se lia avec des gens qui ne tardèrent pas à lui inoculer la fièvre du moment. On lui prouva qu'il était fou de conserver des terres qui lui rapportaient à grand'peine quarante mille francs par an, et dont il trouverait aisément plus de deux millions, lesquels, placés seulement à cinq, lui constitueraient cent mille livres de rentes. Il vendit donc tout, à l'exception de notre domaine patrimonial de Trégars, sur la route de Quimper à Audierne, et se lança dans la spéculation.

Il fut assez heureux, d'abord. Mais il était trop probe et trop loyal pour être heureux longtemps. Une affaire à laquelle il s'intéressa au commencement de 1869 tourna mal. Ses associés s'enrichirent; lui, je ne sais comment, fut ruiné et faillit être compromis. Il en mourut de douleur moins d'un mois après.

De la tête, le vieux soldat approuvait.

—Bien, mon garçon, dit-il, seulement tu es trop modeste, et il est une circonstance importante que tu négliges.

Tu avais le droit, lors des mauvaises affaires de ton père, de réclamer et de garder la fortune de ta mère, c'est-à-dire une trentaine de mille livres de rentes. Non-seulement tu ne l'as pas fait, mais tu as tout abandonné aux créanciers, mais tu as vendu, pour leur en donner le prix, le domaine de Trégars, à l'exception du vieux château et de son parc, de telle sorte que ton père est mort ruiné, mais ne devant pas un sou. Et cependant, tu savais comme moi que ton père a été trompé et dépouillé par des misérables, qui depuis, roulent carrosse, et auxquels, si la justice s'en mêlait, il serait peut-être encore possible de faire rendre gorge...

Le front penché sur sa tapisserie, Mlle Gilberte semblait travailler avec une incomparable ardeur.

La vérité est qu'elle ne savait comment dissimuler la rougeur de ses joues et le tremblement de ses mains. Elle avait comme un nuage devant les yeux, et c'est au hasard qu'elle poussait son aiguille.

A peine lui restait-il assez de présence d'esprit pour répondre à Mme Favoral, laquelle ne s'apercevait de rien, et lui adressait de temps à autre la parole.

C'est que le sens de cette scène était trop clair pour lui échapper.

—Ils se sont entendus, pensait-elle. C'est pour moi seule qu'ils parlent...

Le jeune homme, Marius de Trégars, poursuivait:

—Je mentirais, mon vieil ami, si je vous disais que je fus insensible à notre ruine. Si philosophe qu'on soit, ce n'est pas sans serrement de cœur qu'on passe d'un hôtel somptueux à une triste mansarde. Mais ce qui me désolait plus que tout le reste, c'est que je me voyais forcé de renoncer à des travaux qui avaient fait la joie de ma vie, et sur lesquels je fondais les plus magnifiques espérances. Une vocation positive, exaltée par les hasards de mon éducation, m'avait poussé vers les sciences physiques.

Depuis plusieurs années, j'avais appliqué tout ce que j'ai d'intelligence et d'énergie à des études sur l'électricité. Faire de l'électricité un moteur incomparable remplaçant la vapeur, tel était le but que je poursuivais sans relâche. Déjà, vous le savez, j'avais, quoique bien jeune, obtenu des résultats dont le monde savant s'était ému. Il m'avait semblé entrevoir le mot d'un problème dont la solution changerait la face du globe... La ruine était l'anéantissement de mes espérances, la perte totale du fruit de mes travaux... C'est que mes expériences étaient coûteuses, c'est qu'il fallait de l'argent, et beaucoup, pour payer les produits qui m'étaient indispensables et faire fabriquer les appareils que j'imaginais...

Et j'allais être réduit à gagner mon pain de chaque jour...

J'étais bien près du désespoir, lorsque je rencontrai un homme que j'avais vu chez mon père autrefois, et qui m'avait paru s'intéresser à mes recherches. C'est un spéculateur, nommé Marcolet. Mais ce n'est pas à la Bourse qu'il travaille. L'industrie est la forêt de Bondy où il opère. Il achète les blés en herbe et engrange les moissons d'autrui. Sans cesse à la piste des chercheurs obstinés qui crèvent de faim dans leurs greniers, il leur apparaît aux heures de crise suprême. Il les plaint, il les encourage, il les console, il les aide, et il est bien rare qu'il ne réussisse pas à devenir propriétaire de leur découverte. Parfois il se trompe. Alors il en est quitte pour passer par profits et pertes quelques billets de mille francs. Mais s'il a vu juste, c'est par centaines de mille francs que se chiffrent les bénéfices. Et combien de brevets exploite-t-il ainsi! De combien d'inventions recueille-t-il les résultats, qui sont une fortune, dont les inventeurs n'ont pas de souliers aux pieds! Car tout lui est bon, et c'est avec la même avidité qu'il défend un sirop contre la toux dont il a acheté la formule à un pauvre diable de pharmacien, et une pièce de machine à vapeur dont le brevet lui a été vendu par un mécanicien de génie.

Et cependant Marcolet n'est pas un méchant homme. Voyant ma situation, il me proposa, moyennant une somme de [note du transcripteur: texte manque] par an, d'entreprendre certaines études de chimie industrielle qu'il m'indiqua. J'acceptai. Dès le lendemain, je louai, rue des Tournelles, un rez-de-chaussée où j'installai mon laboratoire, et je me mis à l'œuvre... Voilà un an de cela.

Marcolet doit être content. Déjà, je lui ai trouvé pour la teinture de la soie une nuance nouvelle dont le prix de revient est presque nul... Moi, je vivais, ayant réduit mes besoins au strict nécessaire, consacrant tout ce que mon travail me rapporte, à poursuivre le problème dont la découverte serait pour moi la gloire et la fortune...

Palpitante d'une inexprimable émotion, Mlle Gilberte écoutait ce jeune homme, un inconnu pour elle, l'instant d'avant, et dont maintenant elle savait la vie comme si elle l'eût vécue tout entière près de lui.

Car l'idée, certes, ne lui venait pas de suspecter sa sincérité.

Aucune voix, jamais, n'avait vibré à son oreille comme cette voix dont les sonorités graves et émues éveillaient en elle des sensations étranges et des légions de pensées qu'elle ne soupçonnait pas.

Elle s'étonnait de l'accent de simplicité dont il parlait de l'illustration de sa famille, de son opulence passée, de sa pauvreté présente, de ses obscurs travaux et de ses hautes espérances.

Elle admirait le dédain superbe de l'argent qui éclatait en chacune de ses paroles.

Il était donc un homme, au moins, qui le méprisait, cet argent, devant lequel jusqu'ici elle avait vu à plat ventre dans la boue, tous les gens qu'elle connaissait...

Mais après un moment de silence, toujours s'adressant en apparence à son vieux compagnon, Marius de Trégars poursuivait:

—Je le répète, parce que c'est l'expression de la vérité, mon vieil ami, cette vie de travail et de privations, si nouvelle pour moi, ne me pesait pas. Le calme, le silence, le constant exercice de toutes les facultés de l'intelligence ont des charmes que le vulgaire ne soupçonnera jamais. Il me plaisait de me dire que si j'étais ruiné, c'était uniquement par un acte de ma volonté. J'éprouvais des jouissances positives à me répéter que moi, le marquis de Trégars, j'avais eu cent mille livres de rentes, et à sortir l'instant d'après pour aller acheter chez le boulanger et chez la fruitière mes provisions de la journée.

J'étais fier de penser que c'était à mon travail seul, à la besogne que me payait Marcolet, que je devais les moyens de poursuivre mon œuvre. Et des sommets où m'emportait l'aile de la science, je prenais en pitié votre existence moderne, cette mêlée ridicule et tragique de passions, d'intérêts et de convoitises, ce combat sans merci ni trêve dont la loi est: Malheur aux faibles! où quiconque tombé est foulé aux pieds!...

Parfois cependant, comme les flammes d'un incendie mal éteint sous ses cendres, se réveillaient en moi toutes les ardeurs de la jeunesse... J'ai eu des heures de délire, de découragement et de détresse, où ma solitude me faisait horreur... Mais j'avais la foi qui soulève des montagnes, la foi en moi et en mon œuvre... Et bientôt apaisé, je m'endormais dans la pourpre de l'espérance, voyant tout au fond de l'avenir lointain se dresser les arcs de triomphe de mon succès...

Telle était exactement ma situation, quand une après-midi du mois de février, après une expérience sur laquelle j'avais beaucoup compté, et qui venait d'échouer misérablement, je vins sur cette place respirer quelques bouffées d'air pur.

Il faisait une journée de printemps, tiède et toute ensoleillée. Les pierrots pépiaient sur les branches gonflées de sève, des bandes d'enfants couraient le long des allées en poussant des cris joyeux.

Je m'étais assis sur un banc, ruminant les causes de ma déconvenue, lorsque deux femmes passèrent près de moi, l'une âgée déjà, l'autre toute jeune. Elles marchaient si rapidement que c'est à peine si j'avais eu le temps de les entrevoir.

Mais la démarche de la jeune fille et la noble simplicité de son maintien m'avaient frappé à ce point que je me levai et que je me mis à la suivre, avec l'intention de la dépasser et de revenir ensuite sur mes pas, afin de bien voir son visage. Ainsi je fis, et je fus ébloui. Au moment où mes yeux rencontrèrent les siens, une voix au dedans de moi s'éleva, me criant que c'était fini désormais, et que ma destinée était fixée...

—Et il m'en souvient, mon cher garçon, fit le vieux soldat, d'un ton d'amicale raillerie, car tu vins me rendre visite le soir même, toi que je n'avais pas vu depuis des mois.

Marius de Trégars ne releva pas l'observation.

—Et cependant, continua-t-il, vous savez que je ne suis pas homme à subir une première impression. Je luttai. Avec une sombre énergie je m'efforçai d'écarter cette image radieuse que j'emportais en mon âme, qui ne me quittait plus, qui me poursuivait au plus fort de mes études. Tentatives inutiles! Ma pensée ne m'obéissait plus, ma volonté m'échappait. C'était bien un de ces amours qui s'emparent de l'être entier, qui dominent tout, et qui font de la vie une ineffable félicité ou un supplice sans nom, selon qu'ils sont heureux ou malheureux.

Ah! que de journées alors j'ai passées, à attendre et à épier celle que j'avais ainsi entrevue et qui ignorait jusqu'à mon existence, dont cependant elle était l'arbitre! Et quelles palpitations insensées, quand après des heures d'impatiences dévorantes, je voyais, au détour de la rue, flotter un pli de sa robe. Je la revis souvent, toujours avec la même femme âgée, sa mère. Elles avaient adopté sur cette place, un banc, toujours le même, et elles travaillaient à des ouvrages de couture avec une assiduité qui me donnait à penser qu'elles vivaient de leur travail...

Brusquement, il fut interrompu par son compagnon.

Le vieux gentilhomme craignit que l'attention de Mme Favoral ne fût à la fin éveillée par des allusions trop directes.

—Prends garde, garçon! dit-il à demi-voix, non si bas, toutefois, que Mlle Gilberte ne l'entendît.

Mais il eût fallu bien autre chose pour distraire Mme Favoral de ses tristes réflexions. Elle songeait à une scène qui avait eu lieu entre son mari et son fils. Elle pensait que Maxence lui avait demandé de l'argent la veille, et qu'elle n'en avait plus guère. Justement elle venait d'achever sa bande de tapisserie, et désolée de perdre une minute:

—Peut-être serait-il temps de rentrer, dit-elle à sa fille, je n'ai plus rien à faire.

Mlle Gilberte tira de son panier à ouvrage un morceau de canevas, et le donnant à sa mère:

—Voici de quoi continuer, maman, fit-elle d'une voix troublée. Restons encore un peu...

Et Mme Favoral s'étant remise à l'œuvre, Marius de Trégars reprit:

—La pensée que celle que j'aimais était pauvre m'enchantait. N'était-ce pas un rapprochement déjà, que cette communauté de situations! J'avais des joies d'enfant, en songeant que je travaillerais pour elle et pour sa mère, et qu'elles me devraient une aisance honorable, mais modeste comme nos goûts...

Mais je ne suis pas de ces rêveurs qui confient leur destinée aux ailes des chimères. Avant de rien entreprendre, je résolus de m'informer. Hélas! aux premiers renseignements que je recueillis, mes beaux rêves s'envolèrent.. Je sus qu'elle était riche, très-riche même. On m'apprit que son père était un de ces hommes dont l'intègre probité s'enveloppe de formes austères et dures. Il devait sa fortune, m'affirma-t-on, à son seul travail, mais aussi à des prodiges d'économie et aux plus sévères privations. On me dit qu'il professait un culte pour cet argent qui lui avait tant coûté, et que jamais certainement il n'accorderait sa fille à un homme sans fortune.

Il était inutile d'ajouter cet avis. Au-dessus de mes actions, de mes pensées, de mes espérances, plus haut que tout, plane mon orgueil. A l'instant, je vis s'ouvrir un abîme entre moi et celle que j'aime plus que la vie, mais moins que ma dignité. Quand on s'appelle Génost de Trégars, on nourrit sa femme, fût-ce en servant les maçons. Et la pensée de devoir une fortune à celle que j'épouserais me la ferait prendre en exécration...

Vous devez vous rappeler, mon vieil ami, que je vous dis tout cela. Et il doit vous souvenir que vous me répondiez que j'étais singulièrement outrecuidant de me révolter ainsi d'avance, parce que bien certainement un millionnaire ne donne pas sa fille à un noble ruiné, aux gages de Marcolet, le brocanteur de brevets, à un pauvre diable de chercheur qui bâtit les châteaux de son avenir sur la solution d'un problème inutilement poursuivi par les plus beaux génies...

C'est alors que mon désespoir m'inspira une résolution extrême, folle sans doute, et à laquelle pourtant, vous, le comte de Villegré, le vieil ami de mon père, vous avez consenti à vous prêter...

Je me dis que je m'adresserais à elle, à elle seule, et qu'elle saurait du moins quel grand, quel immense amour elle a inspiré.

Je me dis que j'irais à elle, et que je lui dirais:

«Voici qui je suis et ce que je suis... Par pitié, accordez-moi trois ans de répit. A un amour tel que le mien, il n'est rien d'impossible. En trois ans je serai mort ou assez riche pour demander votre main... De ce jour j'abandonne mon œuvre pour des travaux d'une utilité immédiate. L'industrie a des trésors pour les inventeurs... Mon Dieu! si vous pouviez lire dans mon âme, vous ne me refuseriez pas ce répit que je vous demande... Pardonnez-moi. Un mot, par grâce, un seul... C'est l'arrêt de ma destinée que j'attends!...»

Trop grand était le désarroi de la pensée de Mlle Gilberte, pour qu'elle songeât à s'offenser de cette démarche étrange...

Elle se dressa toute frissonnante, et s'adressant à Mme Favoral:

—Viens, maman, dit-elle, viens, je sens que j'ai pris froid... Je veux rentrer... réfléchir... Demain, oui, demain, nous reviendrons!...

Si abîmée en ses méditations que fût Mme Favoral, et à mille lieues de la situation présente, il était impossible qu'elle ne remarquât pas le trouble affreux de sa fille, l'altération de ses traits et l'incohérence de ses paroles.

—Qu'as-tu? demanda-t-elle tout inquiète, que me dis-tu?

—Je me sens souffrante, répondit la jeune fille d'une voix à peine distincte, très souffrante... viens, rentrons!...

Elles s'éloignèrent, en effet, et à peine à la maison Mlle Gilberte se réfugia dans sa chambre. Elle avait hâte d'être seule, pour se ressaisir elle-même, pour rassembler ses idées, plus éparpillées que les feuilles sèches par un vent d'orage.

C'était un événement énorme qui venait de tomber soudainement dans sa vie si monotone et si calme, un événement inconcevable, inouï, et dont les conséquences devaient peser sur tout son avenir.

Étourdie encore, elle se demandait presque si elle n'était pas le jouet d'une hallucination, et si réellement il s'était trouvé un homme pour concevoir et exécuter ce projet audacieux, de venir, sous l'oeil de sa mère, lui dire son amour et lui demander en échange un engagement solennel.

Mais ce qui la stupéfiait bien plus encore, ce qui la confondait, c'était d'avoir enduré une telle tentative.

Quelle influence despotique subissait-elle donc! A quels sentiments indéfinissables avait-elle obéi!

Si encore elle n'eût fait que tolérer! Mais elle avait fait plus, elle avait encouragé. Retenir sa mère qui voulait rentrer, et elle l'avait retenue, n'était-ce pas dire à cet inconnu:

—Poursuivez, je le permets, j'écoute.

Il avait poursuivi, en effet.

Et elle, au moment de s'éloigner, elle s'était engagée formellement à réfléchir, et à revenir le lendemain à une heure convenue, rendre une réponse. Elle avait donné un rendez-vous, en un mot.

C'était à mourir de honte. Et comme si elle eût eu besoin du bruit de ses paroles pour se convaincre de la réalité du fait, elle se répétait à voix haute:

—J'ai donné un rendez-vous, moi, Gilberte, à un homme que mes parents ne connaissaient pas, et dont hier encore j'ignorais le nom!...

Pourtant, elle ne pouvait prendre sur elle de s'indigner de l'imprudente hardiesse de sa conduite. L'amertume des reproches qu'elle s'adressait n'était pas sincère. Et elle le sentait si bien, qu'à la fin:

—C'est une hypocrisie indigne de moi, s'écria-t-elle, puisque maintenant encore, et sans l'excuse de la surprise, je n'agirais pas autrement.

C'est que plus elle réfléchissait, moins elle parvenait à découvrir l'ombre seulement d'une intention offensante dans tout ce qu'avait dit Marius de Trégars. Par le choix de son confident: un vieillard, un ami de sa famille, un homme d'une haute honorabilité, il avait, autant qu'il était en lui, fait excuser la témérité de la démarche et sauvé le plus scabreux de la situation. Et il était impossible de douter de sa sincérité, de suspecter la loyauté de ses intentions.

Pour Mlle Gilberte, plus que pour toute autre jeune fille, le parti extrême adopté par M. de Trégars était compréhensible.

Par son orgueil à elle-même, elle s'expliquait son orgueil à lui.

Pas plus que lui, à sa place, elle n'eût voulu s'exposer à l'humiliation d'un refus assuré.

Dès lors, qu'y avait-il de si extraordinaire à ce qu'il vînt à elle directement, à ce que franchement et loyalement il lui exposât sa situation, ses projets et ses espérances?...

—Mon Dieu! se disait-elle, épouvantée de cet examen de conscience et des sentiments qu'elle découvrait tout au fond de son âme, mon Dieu! je ne me reconnais plus! Ne voilà-t-il pas que je l'approuve!...

Eh bien! oui, elle l'approuvait, attirée, séduite par l'étrangeté même de la situation. Rien ne lui semblait plus admirable que la conduite de Marius de Trégars, sacrifiant sa fortune et ses ambitions les plus légitimes à l'honneur de son nom, et se condamnant à vivre de son travail.

—Celui-là, pensait-elle, est un homme, et sa femme aura le droit d'en être fière!...

Involontairement, elle le comparaît aux seuls hommes qu'elle connût: à M. Favoral, dont l'âpre lésine avait été le désespoir des siens; à Maxence, qui ne rougissait pas d'alimenter ses désordres avec le prix du travail de sa mère et de sa sœur...

Combien autre était Marius! S'il était pauvre, c'est qu'il le voulait bien. N'avait-elle pas vu sa confiance en soi! Elle la partageait. Elle était sûre que dans le délai qu'il demandait, il saurait conquérir cette fortune devenue nécessaire. Il se présenterait alors, hautement; il l'arracherait à ce milieu d'âpres convoitises et de débats mesquins où elle semblait condamnée à vivre, elle serait la marquise de Trégars.

—Pourquoi donc ne pas répondre: oui? pensait-elle, avec les émotions poignantes du joueur au moment de risquer sur une carte tout ce qu'il possède.

Et quelle partie pour Mlle Gilberte, et quel enjeu!

Si elle allait s'être trompée? Si Marius n'était qu'un de ces misérables qui ont élevé la séduction à la hauteur d'un art! S'appartiendrait-elle après avoir répondu? Savait-elle à quels hasards l'exposait un tel engagement? N'allait-elle pas courir les yeux bandés vers ces périls décevants où une jeune fille laisse sa réputation quand elle sauve son honneur!...

L'idée lui venait bien de consulter sa mère. Mais elle savait la timidité craintive de Mme Favoral, et qu'elle était aussi incapable de donner un conseil que de faire prévaloir sa volonté. Elle serait effrayée, approuverait tout, et à la première alerte avouerait tout...

—Suis-je donc si faible et si veule, pensait la jeune fille, que je ne sache pas, quand il s'agit de moi seule, prendre seule une détermination!...

Il lui fut impossible de fermer l'oeil de la nuit, mais au matin sa résolution était prise.

Et vers une heure:

—Ne sortons-nous pas? demanda-t-elle à sa mère.

Mme Favoral hésitait:

—Ces premières belles journées sont perfides, objecta-t-elle, tu as eu froid hier...

—J'étais vêtue trop légèrement... Aujourd'hui j'ai pris mes précautions.

Elles se mirent donc en route, munies de leur ouvrage, et vinrent s'établir sur leur banc accoutumé.

Avant même de franchir la grille, Mlle Gilberte avait reconnu Marius de Trégars et le comte de Villegré, se promenant dans une des contre-allées. Bientôt, comme la veille, ils allèrent prendre deux chaises et s'installèrent près du banc.

Jamais le cœur de la jeune fille n'avait battu avec une telle violence. Prendre une résolution est bien, mais encore faut-il avoir la force de l'exécuter. Et elle en était à se demander s'il lui serait possible d'articuler une syllabe.

Enfin, rassemblant tout son courage:

—Tu ne crois pas aux rêves, toi, maman? interrogea-t-elle.

Sur ce sujet, pas plus que sur quantité d'autres, Mme Favoral n'avait d'opinion.

—Pourquoi, fit-elle, me demandes-tu cela?

—C'est que j'en ai eu un, étrange, et qui m'a bouleversée.

—Oh!...

—Il m'a semblé, que tout à coup, un jeune homme que je ne connaissais pas se dressait devant moi... Il eût été bien heureux, me disait-il, de demander ma main, mais il ne l'osait pas, étant très-pauvre... Et il me suppliait d'attendre trois ans, pendant lesquels il ferait fortune...

Mme Favoral souriait.

—C'est tout un roman, dit-elle.

—Mais ce n'était pas un roman, dans mon rêve, interrompit vivement Mlle Gilberte... Ce jeune homme s'exprimait d'un accent de conviction si profonde, qu'il m'était comme impossible de douter de lui-même, je me disais qu'il serait incapable de cette odieuse lâcheté d'abuser de la crédulité confiante d'une pauvre fille...

—Et que lui as-tu répondu?...

En dérangeant presque imperceptiblement sa chaise, Mlle Gilberte pouvait, de l'angle de la paupière, apercevoir M. de Trégars. Evidemment, il ne perdait pas une des paroles qu'elle adressait à sa mère. Il était plus blanc qu'un linge, et son visage trahissait une affreuse anxiété.

Cela lui donna l'énergie de dompter les dernières révoltes de sa conscience.

—Répondre était pénible, prononça-t-elle, et cependant j'ai osé lui répondre. Je lui ai dit: «Je vous crois et j'ai foi en vous. Loyalement et fidèlement j'attendrai votre succès. Mais jusque-là, nous devons être l'un pour l'autre des étrangers. Ruser, tromper et mentir serait indigne de nous. Vous ne voudriez pas exposer à un soupçon celle qui doit être votre femme!»

—Très-bien! approuva Mme Favoral, seulement je ne te croyais pas si romanesque...

Elle riait, la bonne dame, mais non si haut que Mme Gilberte n'entendît la réponse de M. de Trégars.

—Comte de Villegré, disait-il, mon vieil ami, recevez le serment que je fais devant Dieu de consacrer ma vie à celle qui n'a pas douté de moi. Nous sommes aujourd'hui le 4 mai 1870; le 4 mai 1873, j'aurai réussi, je le sens, je le veux, il le faut...




XV



C'en était fait, Gilberte Favoral venait de disposer d'elle-même irrévocablement. Prospère ou misérable, sa destinée désormais dépendait d'un autre. Le branle donné à la roue, elle ne devait plus espérer en régler la direction, pas plus qu'on ne peut prétendre maîtriser la course de la bille d'ivoire lancée sur le plateau de la roulette.

Aussi, au sortir de ce grand orage de passion qui, tout d'un coup, l'avait enveloppée, ressentait-elle un étonnement immense mêlé d'appréhensions inexpliquées et de vagues terreurs.

Rien de changé, en apparence, autour d'elle. Père, mère, frère, amis, gravitaient mécaniquement dans leur orbe accoutumé. Les mêmes faits quotidiens se répétaient monotones et réguliers comme le tic-tac de la pendule.

Et pourtant un événement était survenu, plus prodigieux pour elle qu'un déplacement de montagnes.

Souvent, pendant les semaines qui suivirent, elle se surprenait à répéter à mi-voix:

—Est-ce vrai? Est-ce seulement possible!

Ou bien elle courait se placer devant une glace, pour s'assurer une fois de plus que rien, sur son visage ni dans ses yeux, ne trahissait le secret qui palpitait en elle.

La singularité de la situation était bien faite d'ailleurs pour la troubler et confondre son esprit.

Dominée par les circonstances, elle avait, au mépris de toutes les idées reçues et des plus vulgaires convenances, écouté les promesses passionnées d'un inconnu, et elle lui avait engagé sa vie. Et le pacte conclu et solennellement juré, ils s'étaient séparés, sans savoir quand des circonstances propices les rapprocheraient de nouveau.

—Et cependant, se disait la pauvre jeune fille, devant Dieu, M. de Trégars est mon fiancé... Il est mon fiancé, et jamais directement nous n'avons échangé un mot. Si nous venions à nous rencontrer dans le monde, il nous faudrait feindre de ne pas nous connaître. S'il passe près de moi dans la rue, il n'a pas le droit de me saluer. Je ne sais où il est, ni ce qu'il devient, ni ce qu'il fait!...

Elle ne l'avait plus revu, en effet; il n'avait pas donné signe de vie, tant fidèlement il se conformait à la volonté qu'elle avait exprimée. Et peut-être du fond du cœur, et sans se l'avouer, l'eût-elle souhaité moins scrupuleux. Peut-être n'eût-elle pas été bien irritée de le voir quelquefois, comme jadis, se glisser à son passage, sous les vieilles arcades de la rue des Vosges.

Mais tout en souffrant de cette séparation, elle en concevait du caractère de Marius une estime plus haute. Car elle était bien sûre qu'il souffrait autant et plus qu'elle de la contrainte qu'il s'imposait.

Aussi, occupait-il constamment sa pensée. Elle ne se lassait pas de repasser dans son esprit tout ce qu'il avait raconté de son passé; elle cherchait à se rappeler ses moindres paroles, et jusqu'aux inflexions de sa voix.

Et, à force de vivre ainsi avec le souvenir de Marius de Trégars, elle se familiarisait avec lui, dupe à ce point de l'illusion de l'absence, qu'elle finissait par se persuader qu'elle le connaissait mieux de jour en jour.

Déjà, près d'un mois s'était écoulé, quand, une après-midi encore, en arrivant à la place Royale, elle le reconnut, debout, près de ce banc où ils avaient si étrangement échangé leurs promesses.

Et il la vit bien venir, lui aussi, elle le comprit à son geste. Mais quand elle ne fut plus qu'à quelques pas, il s'éloigna rapidement, laissant sur le banc un journal plié.

Pour bien peu, Mme Favoral l'eût rappelé, afin de le lui rendre. Mlle Gilberte l'en dissuada.

—Bast! laisse donc, maman, dit-elle, est-ce que cela vaut la peine?... Et d'ailleurs ce monsieur est trop loin, maintenant...

Mais tout en préparant la tapisserie qu'elle brodait, avec cette dextérité qui jamais ne fait défaut aux jeunes filles les plus naïves, elle glissa le journal dans son panier à ouvrage.

N'était-elle pas sûre qu'il avait été laissé là pour elle!

Aussi, à peine rentrée, courut-elle s'enfermer dans sa chambre, et après d'assez longues recherches à travers les colonnes, elle lut:

«Un des plus riches et des plus intelligents industriels de Paris, M. Marcolet, vient de se rendre acquéreur, à Grenelle, des vastes terrains de la succession Lacoche. Il se propose d'y construire une fabrique de produits chimiques dont la direction serait confiée à M. de T...»

«Quoique fort jeune encore, M. de T... s'est fait un nom par ses remarquables travaux sur l'électricité. Peut-être était-il à la veille de résoudre le problème si controversé de la locomotion par l'électricité, quand la ruine de son père vint arrêter ses études.

«C'est à l'industrie qu'il demande aujourd'hui le moyen de poursuivre ses coûteuses expériences. Il n'est pas le premier à s'engager dans cette voie. N'est-ce pas à l'invention de l'injecteur qui porte son nom, que l'ingénieur Giffard doit la fortune qui lui permet de continuer à chercher la direction des ballons? Pourquoi M. de T..., qui a le même courage, n'aurait-il pas le même bonheur?...»

—Ah! il ne m'oublie pas, se dit Mlle Gilberte, émue jusqu'aux larmes par cet article, qui n'était cependant qu'une réclame rédigée à l'insu de M. de Trégars par M. Marcolet lui-même.

Elle était encore sous cette impression, songeant que déjà Marius était à l'œuvre, lorsque son père lui annonça qu'il avait découvert un mari, lui signifiant d'avoir à le trouver à son goût, puisque lui, le maître, il le jugeait convenable.

De là l'énergie de ses refus.

Mais de là aussi l'imprudente vivacité qui avait éclairé Mme Favoral et qui lui faisait dire:

—Tu me caches quelque chose, Gilberte?...

Jamais la jeune fille n'avait été aussi cruellement embarrassée qu'elle l'était en ce moment, par cette perspicacité si soudaine et si imprévue.

Devait-elle se confier à sa mère?

Elle n'y avait en vérité aucune répugnance, bien certaine d'avance de l'inépuisable indulgence de la pauvre femme, sans compter qu'il lui eût été bien doux d'avoir enfin quelqu'un à qui parler de Marius.

Mais elle savait que son père n'était pas homme à renoncer à un projet conçu par lui. Elle savait qu'il reviendrait à la charge obstinément, sans paix ni trêve. Or, comme elle était résolue à résister avec une non moins implacable opiniâtreté, elle prévoyait des luttes terribles, toutes sortes de violences et de persécutions.

Informée de la vérité, Mme Favoral aurait-elle la force de résister à ces orages de tous les jours? Un moment ne viendrait-il pas, où, sommée par son mari d'expliquer les refus de sa fille, menacée, terrifiée, elle confesserait tout?...

D'un coup d'oeil, Mlle Gilberte évalua le danger, et puisant dans la nécessité une audace bien éloignée de son caractère:

—Tu te trompes, chère mère, dit-elle, je ne t'ai rien caché.

Peu convaincue, Mme Favoral hochait la tête.

—Alors, fit-elle, tu céderas.

—Jamais.

—Il est donc une raison que tu ne me dis pas...

—Aucune, sinon que je ne veux pas te quitter. As-tu pensé, parfois, à ce que serait ton existence, si je n'étais plus là?... T'es-tu demandé ce que tu deviendrais entre mon père, dont le despotisme se fera plus lourd avec l'âge, et mon frère?...

Toujours empressée à défendre son fils:

—Maxence n'est pas méchant, interrompit-elle... Va, il saura bien me récompenser des quelques chagrins qu'il me cause...

La jeune fille eut un geste de doute.

—Je le souhaite, chère mère, dit-elle, et de toutes les forces de mon âme, mais je n'ose l'espérer... Son repentir, ce soir, était grand et sincère, mais se le rappellera-t-il demain?... Ne sais-tu pas, d'ailleurs, que le parti de mon père est bien pris de se séparer de Maxence?... Te vois-tu seule ici, avec mon père!...

A cette seule perspective, Mme Favoral frissonna.

—Je ne souffrirais pas longtemps, murmura-t-elle.

Mlle Gilberte l'embrassa.

—Eh! c'est parce que je veux que tu vives pour être heureuse, s'écria-t-elle, que je refuse de me marier. Ne faut-il pas que tu aies ta part de bonheur en ce monde. Va, laisse-moi faire. Sais-tu quels dédommagements l'avenir te réserve? D'ailleurs, ce parti que mon père m'a choisi ne me convient pas. Un homme de Bourse, qui ne penserait qu'à l'argent, qui vérifierait mes comptes de ménage, comme papa vérifie les tiens, ou qui me chargerait de diamants et de cachemires comme Mme de Thaller, pour servir d'enseigne à sa boutique?... Non, je n'en veux pas! Ainsi, mère chérie, sois brave, prends bien le parti de ta fille, et nous serons vite débarrassées de cet épouseur.

—Oh! ton père te l'amènera, il l'a dit.

—Eh bien! s'il revient trois fois, il aura du courage...

Mais la porte du salon s'ouvrit brusquement.

—Qu'est-ce que vous complotez encore? cria la voix irritée du maître. Et toi, madame Favoral, pourquoi ne viens-tu pas te coucher?...

La pauvre esclave obéit sans mot dire. Et tout en regagnant sa chambre:

—De tristes jours se préparent, pensait Mlle Gilberte. Mais bast! quand je souffrirais un peu, ne serais-je pas bien à plaindre? Est-ce que Marius se plaint, lui qui renonce pour moi à ses plus chères espérances, lui qui, si fier et si désintéressé, se fait l'employé de M. Marcolet et ne se préoccupe plus que de gagner de l'argent!

Les tristes prévisions de Mlle Gilberte ne devaient que trop se réaliser.

Lorsque M. Favoral se montra, le lendemain matin, il avait le front assombri et les lèvres contractées de l'homme qui a passé la nuit à ruminer un plan dont il ne s'écartera pas.

Au lieu de partir pour son bureau sans mot dire à personne, selon son habitude, il appela au salon sa femme et ses enfants.

Et après avoir soigneusement poussé le verrou des portes, s'adressant à Maxence:

—Vous allez, lui commanda-t-il, me dresser la liste de vos créanciers... Tâchez de n'en oublier aucun, et que ce soit prêt le plus tôt possible.

Mais Maxence n'était plus le même.

A la suite des reproches si terribles et si mérités de sa sœur, une révolution salutaire s'était opérée en lui. Pendant cette nuit qui venait de s'écouler, il avait réfléchi à sa conduite, depuis quatre ans; et il en avait été consterné et épouvanté. Son impression avait été celle de l'ivrogne, qui, revenu à la raison, se remémore les actes ridicules ou dégradants qui lui ont été inspirés par l'alcool, et, confus et humilié, se jure de ne plus boire.

Ainsi Maxence s'était fait le serment, et en se jurant bien que ce ne serait pas un serment d'ivrogne, de changer de vie. Et son attitude et son regard annonçaient la fierté des grandes résolutions.

Au lieu de baisser la tête sous le regard irrité de M. Favoral, et de balbutier des excuses et de vagues promesses:

—Vous donner la liste que vous me demandez, est inutile, mon père, répondit-il. Je suis d'âge à porter la responsabilité de mes actes. Je saurai réparer mes folies. Ce que je dois, je le payerai. Aujourd'hui même je verrai mes créanciers et je prendrai des arrangements avec eux.

—Bien, Maxence! s'écria Mme Favoral ravie.

Mais il n'était pas de retour possible, avec le caissier du Comptoir de crédit mutuel.

—Voilà de belles paroles! ricana-t-il, seulement je doute que les tailleurs et les chemisiers consentent à s'en payer. C'est pourquoi j'exige cette liste...

—Cependant...

—C'est moi qui payerai, Je n'entends pas que la scène d'hier, à mon bureau, se renouvelle. Il ne peut pas être dit que mon fils est un faiseur de dupes au moment où je trouve pour ma fille un parti inespéré...

Et se tournant vers Mme Gilberte:

—Car je te suppose revenue à des idées plus raisonnables? prononça-t-il.

La jeune fille secoua la tête.

—Mes idées sont ce qu'elles étaient hier soir.

—Ah! ah!

—Ainsi, je vous en supplie, mon père, n'insistez pas. A quoi bon des luttes et des déchirements? Vous devez me connaître assez pour savoir que, quoi qu'il arrive, je ne céderai pas.

M. Favoral, en effet, avait pu constater la fermeté de sa fille, puisqu'en plusieurs circonstances déjà, il avait dû, selon son expression, baisser pavillon devant elle. Mais il ne pouvait se persuader qu'elle lui résisterait, quand il imposerait sa volonté d'une certaine façon.

—J'ai donné ma parole, fit-il.

—Mais je n'ai pas donné la mienne, mon père...

Il s'animait, ses petits yeux étincelaient, ses pommettes s'empourpraient.

—Et si je te disais, reprit-il, faisant du moins à sa fille l'honneur de maîtriser sa colère, si je te disais que je trouve à ce mariage des avantages immenses, positifs, immédiats...

—Oh! interrompit-elle, révoltée, oh! de grâce...

—Si je te disais que j'y ai un intérêt puissant, qu'il est indispensable au succès de vastes combinaisons...

Mlle Gilberte se redressa.

—Je vous répondrais, s'écria-t-elle, qu'il ne me convient pas de servir d'arrhes à vos combinaisons... Ah! il s'agit... d'une affaire, d'une entreprise, de quelque grosse spéculation, et vous donnez votre fille en guise de pot-de-vin, par dessus le marché... Eh bien! non. Vous pouvez dire à votre associé que l'affaire est manquée!...

A chaque mot grandissait la colère de M. Favoral.

—Je saurai bien te faire plier, interrompit-il.

—Me briser, peut-être. Me faire plier, jamais.

—Eh bien! nous verrons. Vous verrez, Maxence et toi, s'il n'est pas de moyens pour un père de soumettre ses enfants révoltés contre son autorité!...

Et sentant qu'il n'était plus maître de lui, il sortit en jurant à faire tomber le crépi des murs de l'escalier.

Maxence frémissait d'indignation.

—Jamais, prononça-t-il, jamais comme en ce moment je n'avais compris l'infamie de ma conduite. Avec un père tel que le nôtre, Gilberte, je devrais être ton défenseur. Et je me suis ôté jusqu'au droit d'intervenir. Mais laisse faire, avec la volonté que j'ai, il ne me faudra pas bien du temps pour tout réparer...

Restée seule, l'instant d'après, Mlle Gilberte s'applaudissait de sa fermeté.

—Marius serait content de moi, pensait-elle...

La récompense ne devait pas se faire attendre. On sonnait à la porte. C'était son vieux professeur, le signor Gismondo Pulci, qui venait lui donner sa leçon quotidienne.

La joie la plus vive éclatait sur son visage plus ridé qu'une pomme à Pâques, et les plus magnifiques espérances riaient dans ses yeux.

—Je savais bien, signora, s'écria-t-il, dès le seuil, que les anges portent bonheur! De même que tout vous réussit, tout doit réussir à ceux qui vous approchent.

Elle ne put s'empêcher de sourire de l'à-propos du compliment.

—Il vous arrive quelque chose d'heureux, cher maître? demanda-t-elle.

—C'est-à-dire que je suis sur le chemin de la fortune et de la gloire, répondit-il. Ma renommée s'étend, les élèves se disputent mes leçons...

Mlle Gilberte connaissait trop l'exagération toute italienne du digne maëstro, pour s'étonner.

—Ce matin, poursuivit-il, visité par l'inspiration, je m'étais levé de bonne heure, et je travaillais avec une facilité merveilleuse, quand on frappa à ma porte. Je ne me souviens pas que personne y ait frappé, depuis le jour où votre excellent père est venu me chercher. Surpris, je dis cependant d'entrer, et je vois paraître un grand et robuste jeune homme, à l'air fier et intelligent...

Le jeune fille tressaillit.

—Marius! lui criait une voix.

—Ce jeune homme, continuait le vieil Italien, avait entendu parler de moi et venait solliciter des leçons. Je l'interrogeai et dès les premiers mots je reconnus que son éducation avait été effroyablement négligée, qu'il ignorait les plus vulgaires notions de l'art divin, et que c'est à peine s'il savait distinguer un dièse d'un soupir. C'était vraiment l'A, B, C, qu'il venait me demander de lui enseigner. Tâche laborieuse! Besogne ingrate! Mais il témoignait tant de honte de son ignorance et un si grand désir de s'instruire, que j'en étais ému. Puis, sa physionomie me prévenait en sa faveur, j'avais remarqué le timbre de sa voix d'un métal supérieur, enfin il m'offrait soixante livres par mois... Bref, il est mon élève.

Tant bien que mal, Mlle Gilberte abritait sa rougeur derrière un cahier de musique.

—Nous sommes restés plus de deux heures à causer, disait le bon et naïf maëstro, et je lui crois de très-grandes dispositions. Malheureusement, il ne peut prendre leçon que deux fois la semaine. Quoique gentilhomme, il travaille, et quand il s'est déganté pour me remettre un mois d'avance, j'ai vu qu'une de ses mains était noircie et comme brûlée par quelque acide. Mais n'importe, signora, soixante livres par mois, avec ce que me donne votre digne père, c'est la fortune. La fin de ma carrière n'aura pas les privations du début. Le lever du jour aura été sombre, mais le coucher du soleil sera beau...

Ainsi, plus de doutes pour la jeune fille, M. de Trégars avait trouvé ce moyen d'avoir de ses nouvelles et de lui donner des siennes...

L'impression qu'elle en ressentit ne contribua pas peu à lui donner la patience d'endurer l'obstinée persécution de M. Favoral, lequel, deux fois par jour, ne manquait pas de lui répéter:

—Apprête-toi à recevoir convenablement mon protégé, samedi. Je ne l'ai pas invité à dîner, il passera seulement la soirée avec nous.

Et il prenait pour un commencement de soumission le ton froid avec lequel elle lui répondait:

—Croyez bien que cette présentation est inutile.

Aussi, le fameux jour venu, disait-il à ses hôtes du samedi, M. et Mme Desclavettes, M. Chapelain et le papa Desormeaux:

—Eh! eh!... Vous allez sans doute voir un futur gendre.

A neuf heures, on venait de passer au salon, quand un roulement de voiture réveilla la rue Saint-Gilles.

—Le voilà! s'écria le caissier du Crédit mutuel.

Et ouvrant une fenêtre:

—Gilberte, ajouta-t-il, viens vite voir sa voiture et ses chevaux.

Elle ne bougea pas, mais M. Desclavettes et M. Chapelain accoururent. Il faisait nuit, malheureusement, et de tout l'équipage on n'apercevait que les lanternes, brillant comme des soleils.

Presque aussitôt, la porte du salon s'ouvrit, et la servante qui avait été stylée à l'avance, annonça:

—Monsieur Costeclar.

Se penchant à l'oreille de Mme Favoral assise près d'elle sur un canapé:

—Ah! il est très-bien, ce jeune homme, murmura Mme Desclavettes, il est vraiment fort bien.

Positivement, il croyait l'être. Geste, attitude, sourire, tout en M. Costeclar trahissait la parfaite satisfaction de soi et l'assurance de l'homme blasé par le succès.

Sa tête, fort petite, n'avait plus guère de cheveux, mais ils étaient artistement ramenés vers les tempes, séparés par le milieu et coupés courts autour du front. Son teint plombé, sa lèvre blême et son oeil morne n'annonçaient pas précisément une richesse exagérée du sang, mais il avait un grand diable de nez tranchant et recourbé comme une serpe, et sa barbe, de couleur indécise, taillée à la Victor-Emmanuel, faisait le plus grand honneur au perruquier qui la cultivait.

Même quand on le voyait pour la première fois, on s'imaginait le reconnaître, tant il ressemblait à trois ou quatre cents de ses pareils qui se croisent chaque jour dans les parages du café Riche, et qu'on rencontre partout où court la foule qui a la prétention de s'amuser, à la Bourse ou au bois, aux premières représentations, juste assez cachés pour être bien vus au fond des avant-scènes garnies de demoiselles à chignons surprenants; aux courses, dans les voitures où l'on boit du vin de Champagne à la santé du vainqueur.

Il avait, pour la circonstance, arboré avec son plus grand air le costume de rigueur: l'habit noir à larges manches, la chemise décolletée et le gilet en cœur retenu vers le nombril par un unique bouton.

—Tout à fait un homme du monde! dit encore Mme Desclavettes.

M. Favoral s'était précipité à sa rencontre, mais il lui épargna, en se hâtant, la moitié du chemin, et lui prenant les deux mains:

—Vous ne sauriez croire, cher ami, commença-t-il, combien je suis sensible à l'honneur que vous me faites, en me recevant au milieu de votre aimable famille et de vos respectables amis...

Et il saluait à la ronde, en s'exprimant ainsi d'un ton sec où perçait la condescendance d'un grand seigneur en visite chez des bourgeois.

—Je veux vous présenter à ma femme, interrompit le caissier du Crédit mutuel.

Et l'entraînant vers Mme Favoral:

—Monsieur Costeclar, chère amie, fit-il, l'ami dont nous nous sommes si souvent entretenus.

M. Costeclar s'inclinait, bombant les épaules, arrondissant en cerceau sa maigre échine et laissant pendre ses bras en avant:

—Je suis trop l'ami de ce cher Favoral, madame, prononça-t-il, pour ne pas vous connaître dès-longtemps, pour ignorer vos mérites et ne pas savoir qu'il vous doit ce bonheur paisible dont il jouit et que chacun lui envie...

Debout, près de la cheminée, les hôtes ordinaires du samedi suivaient avec le plus vif intérêt les évolutions du prétendant.

Deux d'entre eux, M. Chapelain et le papa Desormeaux étaient fort à même de le juger à sa valeur, mais en affirmant qu'il gagnait cent mille écus par an, M. Favoral lui avait, en quelque sorte, jeté sur les épaules ce fameux manteau ducal qui cachait toutes les gibbosités.

—Il a la langue bien pendue, souffla la bonhomme Desclavettes à l'oreille de M. Desormeaux.

D'un coup de coude le chef de bureau lui imposa silence. C'était pour lui le moment le plus intéressant.

Sans attendre la réponse de sa femme, M. Favoral venait d'attirer son protégé devant Mlle Gilberte.

—Chère fille, dit-il, monsieur Costeclar, l'ami dont je t'ai parlé.

M. Costeclar s'inclina plus bas et bomba encore ses épaules, mais la jeune fille le toisa d'un regard si glacial, que sa langue, toute bien pendue qu'elle fût, restait comme gelée dans sa bouche, et qu'il ne trouvait rien à balbutier, sinon:

—Mademoiselle..., l'honneur..., le plus humble de vos admirateurs...

Heureusement, Maxence était debout à trois pas; il se rejeta sur lui, et lui saisissant la main, qu'il secoua:

—J'espère, cher monsieur, dit-il, que nous serons bientôt amis intimes. Votre excellent père, dont vous êtes la plus chère préoccupation, m'a bien souvent parlé de vous. Les événements, à ce qu'il m'a confié, n'ont pas jusqu'ici répondu à vos désirs. Bast! c'est un mince malheur à votre âge. Ce n'est pas du premier coup, à notre époque, qu'on trouve sa voie, celle qui mène à la fortune. Vous trouverez la vôtre. De ce moment, je mets à vos ordres mon influence et mon savoir-faire, et si vous voulez me prendre pour guide...

Maxence avait retiré sa main.

—Je vous suis fort obligé, Monsieur, répondit-il froidement, mais je me tiens pour content de mon sort et me crois assez grand pour marcher seul...

Tout autre que M. Costeclar eût été un peu décontenancé. Il l'était si peu que c'était à croire qu'il avait été prévenu et s'attendait à cet accueil.

Il pirouetta sur les talons et s'avança vers les amis de M. Favoral avec un sourire trop avenant pour qu'on n'y lût pas son désir de conquérir leur suffrage.

On était alors aux premiers jours de juin 1870. Nul encore ne pouvait prévoir les effroyables désastres dont devait être marquée la fin de cette année fatale. Et cependant, la France était en proie à cet indéfinissable malaise qui précède les grandes convulsions sociales. Le plébiscite n'avait pas rétabli la confiance ébranlée. Chaque jour les rumeurs les plus inquiétantes circulaient, et c'est avec une sorte de passion qu'on recherchait les nouvelles.

Or, M. Costeclar était excellemment renseigné.

Il avait dû, en venant, toucher au boulevard des Italiens, le terrain béni où chaque soir la petite Bourse travaille à la prospérité financière du pays. Il avait traversé le passage de l'Opéra qui est, comme chacun sait, l'entrepôt des informations les plus exactes et les plus sûres. Donc on pouvait le croire.

Il s'était adossé à la cheminée, et s'emparant de la conversation, il parlait, il parlait...

Étant à la hausse, il voyait tout en beau. Il croyait à l'éternité du second Empire. Il chantait les louanges du nouveau cabinet. Il était prêt à verser tout son sang pour Émile Olivier.

Des gens se plaignaient bien, avouait-il, du ralentissement et de la difficulté des affaires, mais ces gens, à son avis, n'étaient que des baissiers. Jamais les affaires n'avaient été si brillantes. En aucun temps la prospérité n'avait été si grande. Les capitaux affluaient. Les institutions de crédit prospéraient. Toutes les valeurs montaient. Toutes les poches étaient pleines à craquer...

Et les autres écoutaient, étonnés de cette intarissable faconde, de ce «bagout» plus pailleté d'or que l'eau-de-vie de Dantzig, dont les commis-voyageurs de la Bourse grisent leurs pratiques...

Tout à coup:

—Mais vous m'excuserez, dit-il, en se précipitant vers l'autre bout du salon...

C'est que Mme Favoral venait de se lever et de sortir, pour commander à sa bonne de servir le thé.

La place était libre au près de Mlle Gilberte, M. Costeclar s'y précipitait.

—Il sait son métier, grommela M. Desormeaux.

—Assurément, dit M. Desclavettes, si j'avais en ce moment des fonds disponibles...

—Je m'estimerais heureux de l'avoir pour gendre, déclara M. Favoral.

Il y tâchait de son mieux. Venu pour faire sa cour, il la faisait. Interloqué par le premier regard de Mlle Gilberte, il avait retrouvé toute sa verve.

C'est son portrait qu'il esquissait d'abord.

Il venait d'atteindre la trentaine, et avait expérimenté le fort et le faible de la vie. Il avait eu des succès, mais il s'en était dégoûté. Ayant sondé le vide de ce qu'on appelle le plaisir, il ne souhaitait plus rien que rencontrer une compagne dont les vertus et les grâces fixeraient le bonheur à son foyer...

Il ne pouvait pas ne pas remarquer l'air distrait de la jeune fille, mais il avait, pensait-il, des moyens de forcer son attention.

Et il poursuivait, disant qu'il se sentait du bois dont on fait les maris-modèles. D'avance son plan était fait. Sa femme serait libre. Elle aurait ses chevaux et sa voiture à elle, sa loge aux Italiens et à l'Opéra, et un compte ouvert chez Worth et Van Klopen. Quant aux diamants, il en faisait son affaire. Il tenait à ce que le luxe de sa femme fût remarqué et même cité dans les journaux.

Posait-il les termes d'un marché?

C'était, en ce cas, si brutalement, que Mlle Gilberte toute ignorante qu'elle fût de la vie, se demandait dans quel monde ce pouvait bien être qu'il avait eu des succès.

Et révoltée:

—Malheureusement, dit-elle, la Bourse est perfide, et tel qui roule aujourd'hui voiture n'aura pas de souliers demain.

M. Costeclar s'inclina en souriant.

—Précisément, fit-il, un mariage met à l'abri de tels revers.

—Ah!

—Il n'est pas un homme dans les affaires, qui, en se mariant, ne reconnaisse à sa femme une fortune... raisonnable. Je reconnaîtrai à la mienne six cent mille francs.

—De sorte que s'il vous survenait un... accident?

—Nous jouirions de trente mille livres de rentes à la barbe des créanciers...

Toute rouge de honte, la jeune fille se redressa.

—Mais alors, dit-elle, ce n'est pas une femme que vous cherchez, monsieur, c'est un complice!...

Il fut sauvé de l'embarras d'une réponse, par la servante qui entrait portant le thé. Il en accepta une tasse. Et après deux ou trois anecdotes, jugeant avoir assez fait pour une première fois, il se retira, et l'instant d'après on entendit le roulement de sa voiture, lancée au galop.




XVI



Ce n'est point à la légère que M. Costeclar avait pris le parti de se retirer, malgré les vives instances de M. Favoral.

Si infatué qu'il fût de ses mérites, il avait été contraint de se rendre à l'évidence, et de reconnaître qu'il n'avait pas précisément réussi près de Mlle Gilberte.

Mais il savait, d'autre part, qu'il avait pour lui le maître de la maison, et il se flattait d'avoir produit sur les invités la meilleure impression.

—Donc, s'était-il dit, si je pars le premier, on va chanter mes louanges, chapitrer la petite personne et lui faire entendre raison.

Le calcul ne manquait pas de justesse.

Mme Desclavettes avait été complétement subjuguée par les grandes manières de ce prétendant, et M. Desclavettes ne craignait pas d'affirmer qu'il avait rarement rencontré quelqu'un qui lui plût davantage.

Les autres, M. Chapelain et le papa Desormeaux ne partageaient sans doute pas cet optimisme, mais les cent mille écus annuels de M. Costeclar altéraient étrangement leur clairvoyance.

S'ils avaient cru découvrir en lui certains côtés inquiétants, ils avaient pleine et entière confiance en la prudente sagacité de leur ami Favoral. Le méthodique et méticuleux caissier du Crédit mutuel n'était pas suspect d'enthousiasme, et s'il ouvrait les portes de sa maison à un jeune homme, et s'il tenait tant à l'avoir pour gendre, c'est qu'évidemment il avait pris ses renseignements...

Enfin, il est de ces démêlés de famille dont les gens sensés se gardent comme de la peste, et lorsqu'il s'agit de mariage, surtout, c'est être bien hardi que de prendre parti pour ou contre.

Il ne se trouva donc, à élever la voix, que Mme Desclavettes.

Prenant entre les siennes les mains de Mlle Gilberte:

—Laissez-moi vous gronder, chère petite, dit-elle, d'avoir ainsi accueilli un pauvre jeune homme qui ne cherchait qu'à vous plaire.

Hormis sa mère, trop faible pour prendre sa défense, et son frère, à qui il était interdit d'intervenir, la jeune fille vit bien que dans le salon tout le monde, ouvertement ou tacitement, était contre elle.

L'idée lui traversa l'esprit de répéter là, hardiment devant tous, ce que déjà elle avait dit à son père, qu'elle était résolue à ne se point marier, et qu'elle ne se marierait pas, n'étant pas de ces pauvres jeunes filles sans énergie, qu'on habille de blanc et qu'on traîne à la mairie malgré elles.

Cette déclaration hardie souriait à son caractère. Elle fut retenue par la perspective d'une scène terrible et peut-être dégradante. Les plus intimes amis de la maison en ignoraient les plaies les plus douloureuses. Devant ses amis, M. Favoral dissimulait, adoucissant sa voix et se fardant d'un sourire bonhomme. Fallait-il, tout à coup, révéler la vérité?...

—C'est un enfantillage que de s'exposer à décourager un brave garçon qui gagne cent mille écus par an, poursuivait l'ancienne marchande de bronzes, à qui une telle conduite semblait un abominable crime de lèse-argent.

Mlle Gilberte avait dégagé ses mains.

—Vous ne l'avez pas entendu, madame, dit-elle.

—Pardonnez-moi, j'étais tout près, et involontairement...

—Vous avez entendu ses... propositions?

—Parfaitement. Il vous promettait une voiture, une loge à l'Opéra, des diamants, la liberté. N'est-ce pas le rêve de toutes les jeunes filles!...

—Ce n'est pas le mien, madame...

—Bon Dieu! que pouvez-vous souhaiter de mieux? Il ne faut pas demander au mariage plus qu'il ne peut donner...

—Ce n'est pas cela que je lui demanderais.

D'un ton de paternelle indulgence, que démentait son regard:

—Elle est folle! dit M. Favoral.

Des larmes d'indignation roulaient dans les yeux de Mlle Gilberte.

—Madame Desclavettes, s'écria-t-elle, oublie quelque chose. Elle oublie que ce monsieur a osé me dire qu'il se proposait de reconnaître à la femme qu'il épouserait une grosse fortune, qui serait ainsi soustraite à ses créanciers dans le cas où il viendrait à faire de mauvaises affaires.

Elle pensait, en sa naïveté, qu'un cri d'indignation allait s'élever.

Au lieu de cela:

—Eh bien! n'est-ce pas naturel? fit l'ancien marchand de bronzes.

—Il me semble plus que naturel, insista Mme Desclavettes, qu'un homme tienne à préserver de la ruine sa femme et ses enfants.

—Parbleu! dit M. Favoral.

S'avançant résolument vers son père:

—Avez-vous donc pris de telles précautions, vous? demanda Mlle Gilberte.

—Non! répondit le caissier du Crédit mutuel.

Et après un moment d'hésitation:

—Mais moi, ajouta-t-il, je n'ai pas de risques à courir. Dans les affaires, et lorsqu'on peut être ruiné par un mouvement de Bourse, on serait bien fou de ne pas assurer du pain aux siens, et de ne pas, surtout, s'assurer à soi-même les moyens de recommencer. Le baron de Thaller n'a pas agi autrement, et s'il lui survenait une catastrophe, Mme de Thaller aurait encore une telle fortune et de quoi doter les siens...

M. Desormeaux était peut-être le seul à ne pas admettre couramment cette théorie, et ne pas se rendre à cette raison, pourtant si décisive: «Cela se fait!»

Mais il était philosophe, et pensait que c'est une duperie que de n'être pas de son temps. Il se contenta donc de dire:

—Hum! les créanciers de M. de Thaller ne trouveraient peut-être pas cette façon de procéder parfaitement régulière.

M. Chapelain riait.

—Alors ils plaideraient, fit-il. On peut toujours plaider. Seulement, quand les actes sont bien faits...

Mlle Gilberte était consternée. Elle songeait à Marius de Trégars se dépouillant de la fortune de sa mère pour payer les dettes de son père.

—Que dirait-il, pensait-elle, s'il entendait émettre de telles opinions.

Le caissier du Crédit mutuel poursuivait:

—Assurément, je blâme toute espèce de fraude. Mais je prétends et je soutiens qu'un homme qui a travaillé vingt ans pour donner une belle dot à sa fille, a bien le droit d'exiger de son gendre certaines mesures conservatrices, qui garantissent un argent qui est sien, en définitive, et qui ne doit profiter qu'aux siens.

Cette déclaration devait clore la soirée. Il se faisait tard. Les hôtes du samedi se hâtèrent d'endosser leurs pardessus. Et tout en se retirant:

—Conçoit-on cette petite Gilberte! disait Mme Desclavettes. Ah! si j'avais une fille, je ne lui passerais pas de semblables fantaisies. Mais sa pauvre mère est si incroyablement faible!

—Mais ce cher Favoral est ferme pour deux, interrompit M. Desormeaux. Et il est plus que probable qu'il est en train, en ce moment même, de relever sa fille du péché de paresse.

Eh bien! pas du tout! Si profondément irrité que dût être M. Favoral, ni ce soir-là, ni le lendemain, il ne fit la plus lointaine allusion à ce qui s'était passé.

Le lundi, seulement, avant de partir pour son bureau, enveloppant sa femme et sa fille de son plus mauvais regard:

—M. Costeclar nous doit une visite, dit-il, et il se peut qu'il se présente en mon absence. Je veux qu'il soit reçu, et je vous défends de sortir pour vous enlever tout prétexte de lui refuser la porte. Je pense qu'il ne se trouvera, dans ma maison, personne d'assez hardi pour mal recevoir un homme qui me plaît, et que j'ai choisi pour gendre...

Mais était-il possible, était-il probable, que M. Costeclar se hasardât à une telle démarche, après l'accueil de Mlle Gilberte, le samedi soir?

—Non, mille fois non! affirmait Maxence à sa mère et à sa sœur; ainsi, vous pouvez être tranquilles...

Elles l'étaient presque, en vérité, quand l'après-midi même, un rapide roulement de voiture attira Mme Favoral à la fenêtre.

Un coupé attelé de deux chevaux gris s'arrêtait devant la porte...

—Ah! c'est lui! dit-elle à sa fille.

Mlle Gilberte avait légèrement pâli.

—Il n'y a pas à hésiter, répondit-elle, il faut que tu le reçoives, maman.

—Et toi?

—Je resterai dans ma chambre.

—Penses-tu donc qu'il ne te demandera pas?

—Tu lui répondras que je suis souffrante. Il comprendra...

—Mais ton père, malheureuse enfant, ton père!...

—Je ne reconnais pas à mon père le droit de disposer de ma personne contre mon gré. J'exècre cet homme, qu'il me destine. Voudrais-tu donc me voir sa femme, me savoir vouée au plus intolérable supplice? Non, il n'est pas de violence au monde capable de m'arracher mon consentement. Ainsi, chère mère, fais ce que je te demande. Mon père dira tout ce qu'il voudra, je prends tout sur moi!

Il n'y avait pas à discuter, on sonnait. Mlle Gilberte n'eut que le temps de s'échapper par une des portes du salon, pendant que M. Costeclar entrait par l'autre.

S'il avait assez de perspicacité pour deviner ce qui venait de se passer, il n'en laissa rien paraître; il s'assit, et ce n'est qu'après avoir parlé un moment de choses indifférentes qu'il demanda des nouvelles de Mlle Gilberte.

—Elle est un peu... indisposée, balbutia Mme Favoral.

Il ne sembla pas surpris. Seulement:

—Ce cher Favoral, dit-il, sera encore plus peiné que moi, quand je lui apprendrai ce contre-temps.

Mieux que toute autre mère, Mme Favoral devait comprendre, approuver et servir les invincibles répugnances de Mlle Gilberte.

A elle aussi, quand elle était jeune fille, son père un jour, était venu dire: Je t'ai découvert un mari.

Elle l'avait accepté les yeux fermés. Toute froissée et meurtrie d'outrages quotidiens, elle s'était réfugiée dans le mariage comme dans un port de salut.

Et depuis, il ne s'était guère écoulé de journée qu'elle ne se dît que mieux pour elle eût valu mourir que de se river au cou cette chaîne que la mort seule peut briser.

Donc, elle donnait raison à sa fille.

Et cependant, vingt années d'esclavage avaient à ce point détendu les ressorts de son énergie, que sous l'oeil de M. Costeclar la menaçant de son mari, elle se troublait, ne sachant que balbutier de timides excuses. Et elle le laissa prolonger sa visite, son supplice à elle, par conséquent, une grande demi-heure encore.

Puis, lorsqu'il fut parti:

—Ton père et lui s'entendent, dit-elle à sa fille, ce n'est que trop visible. A quoi bon lutter?...

Une fugitive rougeur colora les joues pâlies de Mlle Gilberte. Depuis quarante-huit heures qu'elle s'épuisait à chercher une issue à une situation impossible, elle avait accoutumé son esprit aux pires éventualités.

—Veux-tu donc que je déserte la maison paternelle? s'écria-t-elle.

Mme Favoral faillit tomber à la renverse.

—Tu t'enfuirais, bégaya-t-elle, toi!...

—Plutôt que de devenir la femme de cet homme, oui!

—Et où irais-tu, malheureuse enfant? et que deviendrais-tu?

—Je saurais gagner ma vie.

Tristement, Mme Favoral hochait la tête. Les mêmes soupçons qui déjà l'avaient agitée tressaillaient en elle.

—Gilberte! supplia-t-elle, ne suis-je donc plus ta meilleure amie? ne me diras-tu pas à quelles sources tu puises ton courage et ta résolution?

Et comme la jeune fille se taisait:

—Dieu seul sait ce qui peut advenir! soupira la pauvre femme.

Il n'advint rien qui ne dût être prévu. Quand M. Favoral rentra pour dîner, il sifflait en tempête dans l'escalier. Il s'abstint d'abord de toute récrimination. Mais vers la fin du repas, de l'air le plus goguenard qu'il put prendre:

—Il paraît, dit-il à sa fille, que tu as été indisposée ce tantôt?

Intrépidement, elle soutint son regard, et d'une voix ferme:

—Je le serai toujours, répondit-elle, quand M. Costeclar se présentera ici. Vous m'entendez, mon père, toujours!...

Mais le caissier du Crédit mutuel n'était pas de ces hommes dont la colère s'évapore en ironies. Se dressant tout à coup:

—Par le saint nom de Dieu! s'écria-t-il, vous avez tort de vous jouer de mes volontés, car tous, tant que vous êtes ici, je vous briserai comme je brise ce verre...

Et, d'un geste frénétique, il lança le verre qu'il tenait à la main contre le mur où il se brisa en mille pièces.

Plus tremblante que la feuille, Mme Favoral chancelait sur sa chaise.

—Mieux vaudrait la tuer d'un coup, dit froidement Mlle Gilberte, elle souffrirait moins.

C'est par un torrent d'invectives que répondit M. Favoral. Sa rage, comprimée depuis quatre jours, trouvant enfin une issue, s'épanchait en injures grossières et en menaces insensées. Il parlait de jeter dehors, sur le pavé, sa femme et ses enfants, ou de les prendre par la famine, ou d'enfermer sa fille dans une maison de correction. Jusqu'à ce qu'enfin, les expressions manquant à sa furie, hors de lui, il s'élança dehors, en jurant que ce serait lui qui amènerait M. Costeclar et qu'alors on verrait...

—Eh bien! soit, nous verrons, dit Mlle Gilberte.

Immobile à sa place et blanc comme une statue de plâtre, Maxence avait assisté à cette scène lamentable. Une lueur de bon sens l'éclairant, il avait imposé silence à son indignation. Il avait compris qu'au premier mot qu'il prononcerait, toute la fureur de son père se tournerait contre lui. Et alors, qu'arriverait-il? Les plus effroyables drames qu'ait vu se dénouer la cour d'assises souvent, n'ont pas eu d'autre origine.

—Non, ce n'est plus tenable! prononça-t-il.

Même au temps de ses plus grandes folies, Maxence avait toujours eu pour sa sœur une fraternelle affection. Il l'admirait depuis le jour où elle s'était dressée devant lui pour lui reprocher ses désordres. Il lui enviait son calme inaltérable, sa patiente ténacité et cette énergie tranquille qui ne se démentait jamais.

—Patiente, ma pauvre Gilberte, lui dit-il; le jour, je l'espère, n'est pas éloigné où il me sera donné de commencer à m'acquitter de tout ce que tu as fait pour moi. Je n'ai pas perdu mon temps, depuis que tu m'as rendu la raison. J'ai pris un arrangement avec mes créanciers. On m'a trouvé une position qui n'est pas brillante, mais qui est assez avantageuse pour que je puisse, avant peu, t'offrir, ainsi qu'à notre mère, une retraite paisible.

—Mais c'est demain, interrompit Mme Favoral, c'est demain, Maxence, que ton père ramènera M. Costeclar. Il l'a dit, il le fera...

Il le fit, en effet, et sur les deux heures, M. Favoral et son protégé arrivaient rue Saint-Gilles, dans ce coupé à deux chevaux qui mettait en émoi tous les voisins.

Seulement, les mesures de Mlle Gilberte étaient prises. Elle était au guet, et dès qu'elle entendit le roulement de la voiture, elle courut à sa chambre, se déshabilla en un tour de main et se mit au lit.

Et lorsque son père vint la chercher, la voyant couchée, il demeura béant et tout décontenancé sur le seuil de la porte.

—Tu viendras cependant au salon! dit-il d'une voix sourde.

—C'est qu'alors vous m'y porterez telle que je suis, répondit-elle, d'un ton de défi, car certainement je ne me lèverai pas.

Pour la première fois depuis son mariage, M. Favoral rencontrait dans sa maison une volonté plus inflexible que la sienne, et une plus indomptable opiniâtreté. Il en était confondu; il menaçait sa fille de ses poings crispés, mais il ne découvrait aucun moyen de la contraindre à lui obéir. Il était forcé de se rendre, de céder...

—Ceci se payera avec le reste! gronda-t-il en se retirant.

—Je ne crains rien au monde, mon père, dit la jeune fille.

C'était presque vrai, tant le souvenir de Marius de Trégars enflammait son courage.

Deux fois déjà elle avait eu de ses nouvelles par le signor Gismondo Pulci, lequel ne tarissait plus dès qu'il entamait le chapitre de ce nouvel élève, auquel il avait déjà donné deux leçons.

—C'est le plus galant homme qui soit au monde! s'écriait-il, l'oeil brillant d'enthousiasme, et le plus brave, et le plus généreux et le meilleur, et nulle qualité ne lui manquera, de celles qui peuvent orner une créature de Dieu, quand je lui aurai enseigné l'art divin. Aussi, n'est-ce pas avec un peu d'or méprisable qu'il pense reconnaître mes soins. Pour lui, je suis un second père, et c'est avec la confiance d'un enfant qu'il m'explique ses travaux et ses entreprises...

Ainsi, par le vieux maëstro, Mlle Gilberte apprit que l'article du journal était à peu près exact, et que M. de Trégars et M. Marcolet s'étaient associés pour exploiter de compte à demi certaines découvertes récentes qui promettaient, dans un avenir prochain, des bénéfices considérables.

—C'est pour moi seule, cependant, se répétait la jeune fille, qu'il se jette ainsi dans la mêlée des affaires, qu'il devient âpre au gain autant que ce M. Marcolet lui-même.

Et, au plus fort des persécutions de son père, elle s'applaudissait de ce qu'elle avait fait et de sa hardiesse à remettre sa destinée aux mains d'un inconnu. Le souvenir de Marius était devenu son refuge, l'élément de tous ses rêves et de toutes ses espérances, sa vie, enfin. C'est à Marius qu'elle pensait, quand sa mère la surprenant les yeux perdus dans le vide, lui demandait: «A quoi penses-tu?» Et à chaque avanie qu'elle endurait, son imagination le parait d'une qualité nouvelle, et elle s'attachait à lui d'une étreinte plus désespérée.

—Quelle serait sa douleur, se disait-elle, s'il venait à apprendre à quels assauts je suis en butte!

Aussi, se gardait-elle bien d'en rien laisser pénétrer au signor Gismondo Pulci, affectant au contraire, en sa présence, la plus inaltérable sérénité.

Pourtant, ses inquiétudes étaient cruelles, depuis qu'elle observait une nouvelle et bien incroyable transformation de son père.

Cet homme si violent et si roide, qui se flattait de n'avoir jamais plié, qui se vantait de n'avoir rien jamais oublié ni pardonné, ce tyran domestique devenait un personnage débonnaire.

Il n'avait reparlé de l'expédient imaginé par Mlle Gilberte que pour en rire, disant que c'était un bon tour, et qu'il le méritait bien.

Car il se repentait amèrement, protestait-il, de ses brutalités passées.

Il avouait que le mariage de M. Costeclar et de sa fille lui tenait au cœur, mais il reconnaissait avoir employé le plus sûr moyen de le faire manquer.

Il eût dû, confessait-il humblement, attendre tout du temps et des circonstances, des excellentes qualités de M. Costeclar et du bon sens de sa fille chérie, de sa belle fillette...

Plus que de toutes les violences, Mme Favoral était épouvantée de cette bonhomie douceâtre:

—Mon Dieu! soupirait-elle, que nous réserve-t-il encore!...




XVII



Mais le caissier du Crédit mutuel ne ménageait aux siens aucune surprise nouvelle. Si les moyens différaient, c'était toujours le même but qu'il poursuivait avec une ténacité d'insecte. Où les rigueurs avaient échoué, il pensait réussir par la douceur, et voilà tout.

Seulement, il était trop neuf à ce rôle d'hypocrites mansuétudes, pour tromper personne. A tout moment se dénouait son masque de souriante débonnaireté. La griffe perçait sous son patelinage, et sa voix tremblait de colère contenue au plus attendrissant de ses phrases mielleuses.

Il se berçait, d'ailleurs, d'étranges illusions.

Parce que quarante-huit heures durant il avait joué au bonhomme, parce qu'un dimanche il avait conduit sa femme et sa fille en voiture au bois de Vincennes, parce qu'il avait donné à Maxence un billet de cent francs, il s'imaginait que c'était fini, et que le passé était effacé, oublié, pardonné.

Et attirant Gilberte sur ses genoux:

—Eh bien! fillette, disait-il, tu vois que je ne t'importune plus, et que je te laisse bien libre!... Je suis plus raisonnable que toi!

Mais, d'un autre côté, et selon une expression qui lui échappa plus tard, il essayait de tourner l'ennemi.

Il faisait tout pour répandre et accréditer dans le quartier le bruit du mariage de Mlle Gilberte avec un financier colossalement riche, ce jeune homme si élégant qu'on voyait venir dans un coupé à deux chevaux. Et Mme Favoral ne pouvait plus entrer chez un fournisseur sans qu'on la complimentât, à mots couverts, d'avoir trouvé, pour sa fille, un si magnifique établissement.

On devait en parler bien haut, puisque l'écho des cancans arriva jusqu'aux oreilles distraites du signor Gismondo Pulci.

Un jour, interrompant brusquement la leçon:

—Vous vous mariez, signora? demanda-t-il.

Le jeune fille tressaillit.

Ce qu'avait appris le vieil Italien, il ne tarderait pas à l'apprendre à Marius. Il était donc urgent de le détromper.

—Il a, en effet, été question d'un mariage, cher maëstro, répondit-elle.

—Ah! ah!

—Seulement mon père ne m'avait pas consultée. Ce mariage, je vous le jure, n'aura pas lieu.

Elle s'exprimait d'un ton de si ardente conviction que le bonhomme en était tout ébahi, ne soupçonnant guère que ce n'était pas à lui que s'adressait ce désaveu si énergique.

—Ma destinée est irrévocablement fixée, ajouta Mlle Gilberte. Je ne consulterai, pour me marier, que les inspirations de mon cœur.

Cependant, c'était contre elle comme une conjuration. M. Favoral avait réussi à intéresser au succès de ses desseins ses hôtes habituels, non M. et Mme Desclavettes, séduits dès le premier soir, mais M. Chapelain et le papa Desormeaux lui-même. De sorte que c'était à qui prétendrait faire entendre raison à cette «chère enfant,» et l'éclairer de ses conseils.

—Il faut, disait-elle à son frère, que notre père ait, à cette alliance, un intérêt bien plus considérable encore qu'il ne l'a laissé entrevoir.

C'était absolument l'avis de Maxence.

—Il faut aussi, ajoutait-il, que notre père soit furieusement riche. Car, ne t'y trompe pas, ce n'est pas uniquement pour tes yeux bleus, que ce Costeclar s'obstine à venir ici deux fois la semaine, empocher une nouvelle avanie. Quelle dot énorme espère-t-il donc? Je veux lui parler, moi, et tâcher de voir le fond de son sac.

Mais la confiance de Mlle Gilberte était médiocre en la diplomatie de son frère.

—De grâce, suppliait-elle, ne te mêle pas de cette affaire.

—Si, si, ne crains rien, je serai prudent.

Sa résolution prise, Maxence se mit en sentinelle, et dès le surlendemain, au moment où M. Costeclar descendait de voiture devant la porte, il alla droit à lui:

—J'aurais à vous parler, monsieur, dit-il.

Si maître de soi que fût le brillant financier, il dissimula mal une surprise qui ressemblait fort à une légère frayeur.

—Je monte chez vos parents, monsieur, répondit-il, et en attendant votre père, avec lequel j'ai rendez-vous, je suis tout à vos ordres...

—Non, interrompit Maxence, ce que j'ai à vous dire ne doit être entendu que de vous seul. Il est, ici près, un endroit où nous ne serons pas interrompus...

Et il entraîna M. Costeclar jusqu'à la place Royale.

Une fois là:

—Vous tenez beaucoup à épouser ma sœur, monsieur... commença-t-il.

Pendant le trajet, M. Costeclar s'était remis. Il avait recouvré son assurance. Toisant Maxence d'un regard fort peu amical:

—C'est mon plus ardent et mon plus cher désir, monsieur, répondit-il.

—Soit. Mais vous avez dû voir le peu de succès, pour ne pas dire plus, de vos assiduités...

—Hélas!

—Et peut-être jugerez-vous comme moi qu'il serait d'un galant homme de se retirer devant des... répugnances si positives.

Un mauvais sourire errait sur les lèvres blêmes de M. Costeclar.

—Est-ce mademoiselle votre sœur, monsieur, interrogea-t-il, qui vous a chargé de cette communication?

—Non, monsieur.

—Connaissez-vous à mademoiselle votre sœur une inclination qui soit un obstacle à la réalisation de mes espérances?

—Monsieur!...

—Permettez!... Ce que je dis là n'a rien d'offensant. Il se pourrait fort bien qu'avant le jour où j'ai eu l'honneur de lui être présenté, mademoiselle votre sœur eût déjà fixé son choix.

Il parlait si haut que Maxence, vivement, jeta les yeux autour de lui, pour voir s'il n'était personne à portée d'entendre. Il n'aperçut qu'un jeune homme que semblait absorber la lecture d'un journal.

—Enfin, monsieur, reprit-il, que répondriez-vous, si moi, le frère de la jeune fille que vous prétendez épouser malgré elle, je vous sommais de cesser vos assiduités.

Cérémonieusement, M. Costeclar s'inclina.

—Je vous répondrai, monsieur, prononça-t-il, que l'assentiment de votre père me suffit. Ma recherche n'a rien que d'honorable. Il se peut que j'aie déplu à mademoiselle votre sœur; c'est un malheur, mais il n'est pas irréparable. Quand elle me connaîtra mieux, j'ose espérer qu'elle reviendra sur d'injustes préventions. Je persisterai donc.

Maxence n'insista pas. Si irrité qu'il fût du sang-froid de M. Costeclar, il n'entrait pas dans ses vues de pousser plus loin.

—Il sera toujours temps, pensait-il, de recourir aux grands moyens.

Mais en rapportant à Mlle Gilberte cette conversation:

—Il est clair, disait-il, qu'il y a entre notre père et cet homme une communauté d'intérêts dont le sens m'échappe. Quelles affaires brassent-ils ensemble? En quoi ton mariage peut-il les servir ou leur nuire? Il faudrait voir, s'informer, tâcher de découvrir ce qu'est au juste ce Costeclar, que Dieu confonde!

Il se mit en campagne le jour même, et n'eut pas beaucoup à courir.

M. Costeclar était une de ces personnalités qui ne s'épanouissent qu'à Paris, qui ne se rencontrent qu'à Paris, non plus que les chevaux de fiacre et les demoiselles à chignon jaune.

Il connaissait tout le monde, et tout le monde le connaissait.

Il était bien connu à la Bourse et au passage de l'Opéra, dans tous les grands restaurants dont il tutoyait les garçons, au contrôle des théâtres, à toutes les agences de poules, et au Cercle Européen, autrement dit Club des Nomades dont il faisait partie.

Il s'occupait d'opérations de Bourse, c'était sûr. On le disait intéressé pour un tiers dans une charge d'agent de change. Il faisait beaucoup d'affaires avec M. Jottras de la maison Jottras et frère, et avec M. Saint-Pavin, le directeur d'un journal très-répandu: Le Pilote financier.

Ah! on savait encore qu'il avait, rue Vivienne, un magnifique appartement, et qu'il avait successivement honoré de sa libérale protection Mlle Sydney, des Variétés, et Mme Jenny Fancy, une dame d'un certain âge déjà, mais posée de telle sorte qu'elle rendait à ses amants en notoriété, ce qu'ils lui donnaient en bon argent.

Voilà ce que Maxence apprit du premier coup. Quant à des détails plus précis, impossible d'en obtenir. A ses questions pressantes sur les antécédents de M. Costeclar:

—C'est un fort honnête homme, répondaient les uns.

—C'est un simple faiseur, affirmaient les autres.

Mais tous s'accordaient à dire que c'était un «malin» qui ferait «son affaire,» et qui la ferait sans passer par la police correctionnelle...

Comment notre père et un tel homme peuvent-ils être si intimement liés? se demandaient Maxence et sa sœur.

Et ils se perdaient en conjectures, lorsque tout à coup, et à une heure où jamais il ne mettait les pieds chez lui, M. Favoral parut.

Jetant une lettre sur les genoux de sa fille:

—Voilà ce que je reçois de Costeclar, dit-il d'une voix rauque. Lis.

Elle lut:

«Permettez-moi, cher ami, de vous rendre votre parole. Par suite de circonstances absolument indépendantes de ma volonté, je me vois contraint de renoncer à l'honneur d'entrer dans votre famille.»

Qu'était-il arrivé?

Debout, au milieu du salon, le caissier du Crédit mutuel tenait, courbés sous son regard, sa femme et ses enfants, Mme Favoral toute frissonnante, Maxence, dont la stupeur écarquillait les yeux, et Mlle Gilberte, qui n'avait pas trop de toute sa volonté pour comprimer l'explosion d'une joie immense.

Tout, en M. Favoral, cependant, trahissait bien plus l'effarement d'un désastre que la rage d'une déception.

Jamais sa famille ne l'avait vu ainsi, blême, la cravate dénouée, les cheveux collés aux tempes par la sueur...

—M'expliquerez-vous cette lettre? demanda-t-il enfin.

Et comme personne ne répondait, il la reprit, cette lettre, sur la table ou Mlle Gilberte l'avait posée, et il se mit à la relire, scandant chaque syllabe, comme s'il eût espéré découvrir à chaque mot une signification cachée.

—Qu'avez-vous dit à Costeclar, reprit-il, que lui avez-vous fait pour lui inspirer une telle détermination?

—Rien, répondirent Maxence et Mlle Gilberte.

L'espoir d'être enfin délivrée de cet homme donnait presque du courage à Mme Favoral.

—Il a sans doute compris, fit-elle timidement, qu'il ne triompherait pas des répugnances de notre fille...

Mais son mari l'interrompit.

—Non! prononça-t-il. Costeclar n'est pas un garçon à se préoccuper des caprices ridicules d'une petite fille. Il y a autre chose, mais quoi? Voyons, si vous le savez, les uns ou les autres, si vous le soupçonnez seulement, dites, parlez!... Vous devez bien voir que mon anxiété est affreuse.

C'était la première fois qu'il laissait ainsi paraître quelque chose de ce qui se passait en lui; la première fois qu'il se plaignait.

—Il n'y a que M. Costeclar, mon père, dit Mlle Gilberte, qui puisse vous donner les explications que vous nous demandez.

D'un geste découragé, le caissier du Crédit mutuel branlait la tête.

—Crois-tu donc, répondit-il, que je ne l'ai pas déjà interrogé? C'est en arrivant au bureau, ce matin, que j'ai trouvé sa lettre. Aussitôt, j'ai couru chez lui, rue Vivienne. Il venait de sortir, et c'est en vain que je suis allé le demander chez Jottras et au Pilote financier. Ce n'est qu'à la Bourse, après trois heures de courses, que je l'ai rejoint. Mais je n'ai obtenu de lui que des réponses évasives et des explications qui n'en sont pas. Parbleu! il n'a pas manqué de me dire que, s'il se retire, c'est qu'il est désespéré des rigueurs de Gilberte.

Mais ce n'est pas vrai, je le sais, j'en suis sûr, je l'ai lu dans ses yeux. Deux fois il a remué les lèvres comme pour tout avouer... et puis, rien, il s'est tu. Et plus j'insistais, et plus il me semblait mal à l'aise, embarrassé, inquiet, ému; plus il me faisait l'effet d'un homme sous le coup de menaces qu'il n'ose pas braver...

Il dardait sur ses enfants un de ces regards obstinés qui cherchent la vérité au fond des consciences.

—Si c'est vous qui l'avez éloigné, reprit-il, avouez-le moi franchement, et je vous jure de ne pas vous adresser un reproche.

—Ce n'est pas nous.

—Vous ne l'avez pas menacé?

—Non!

M. Favoral paraissait atterré.

—Vous me trompez sans doute, dit-il, et je le souhaite. Malheureux! vous ne savez pas ce que peut vous coûter cette rupture!

Et, au lieu de retourner à son bureau, il alla s'enfermer dans cette petite pièce qu'il appelait son cabinet de travail. Et il n'en sortit qu'à cinq heures, tenant sous le bras une liasse énorme de papiers et disant qu'il était inutile de l'attendre pour dîner, qu'il ne rentrerait que fort avant dans la nuit, si même il rentrait, forcé qu'il allait être de regagner sa journée perdue.

—Qu'a votre père, mes pauvres enfants? s'écria Mme Favoral, jamais je ne l'ai vu ainsi.

—Eh! répondit Maxence, la rupture de Costeclar fait sans doute manquer quelque combinaison!

Mais cette explication ne le contentait pas plus qu'elle ne satisfaisait sa mère. Lui aussi, il se sentait le cœur serré par l'appréhension vague de quelque malheur. Mais lequel? Tous les éléments faisaient défaut à ses conjectures. Non plus que sa mère, il ne savait rien des affaires du caissier du Crédit mutuel, de ses relations, de ses intérêts, de sa vie même, hors de la maison.

Et la mère et le fils se perdaient en suppositions aussi vaines que s'ils eussent cherché la solution d'un problème sans en posséder les termes.

D'un mot, Mlle Gilberte eût pu, croyait-elle, les éclairer.

A la sûreté du coup, à la foudroyante promptitude du résultat, elle pensait reconnaître Marius de Trégars.

Elle reconnaissait l'homme qui ne parle pas, qui agit.

Informé de ce qui se passait, il était allé droit à M. Costeclar, et de gré, ou de force, il lui avait arraché la promesse de se retirer d'abord, puis le serment de garder le secret du motif de sa retraite.

Et l'orgueil de la jeune fille se délectait de cette victoire, de cette preuve d'énergie puissante de l'homme qu'à l'insu de tous elle avait choisi. Elle se plaisait à se représenter Marius de Trégars et M. Costeclar en présence, l'un impérieux et hautain, autant qu'elle l'avait vu tremblant et ému, l'autre plus humble encore qu'il n'était arrogant près d'elle.

—Ce qui est sûr, se répétait-elle, c'est que je suis sauvée!

Et elle eût voulu être au lendemain, pour annoncer son bonheur au très-involontaire et très-inconscient complice de Marius, le digne maëstro Gismondo Pulci.

Le lendemain, M. Favoral semblait avoir pris son parti de l'écroulement de ses projets, et le samedi suivant, c'est du ton de la plaisanterie qu'il racontait que Mlle Gilberte l'emportait et qu'elle avait trouvé le moyen de congédier son amoureux.

Mais si on l'observait attentivement, on découvrait en lui les symptômes de soucis dévorants. Des rides profondes se creusaient le long de ses tempes, ses yeux se cernaient; une continuelle tension d'esprit contractait ses traits. Souvent, pendant le dîner, il demeurait des minutes entières immobile, la fourchette en l'air, puis il murmurait:

—Comment cela va-t-il finir?

Parfois, le matin, avant son départ pour le bureau, M. Jottras, de la maison Jottras et frère, et M. Saint-Pavin, le directeur du Pilote financier, le venaient visiter. Ils s'enfermaient et restaient des heures en conférence, parlant si bas qu'on n'entendait même pas un vague murmure à travers la porte.

—Votre père a de graves sujets d'inquiétude, mes enfants, disait Mme Favoral, vous pouvez me croire, moi qui depuis vingt ans épie notre sort sur sa physionomie.

Mais les événements politiques suffisaient à expliquer toutes les inquiétudes.

On entrait dans la seconde semaine de juillet 1870, et les destinées de la France se jouaient comme aux dés entre quelques incapacités présomptueuses.

Était-ce la guerre avec la Prusse, ou la paix, qui allait sortir des complications d'une politique puérilement astucieuse?

Les bruits les plus contradictoires imprimaient chaque jour à la Bourse des oscillations furieuses, dont l'imprévu faisait crouler les fortunes les mieux assises. Quelques paroles prononcées dans un couloir par Émile Olivier avaient enrichi une douzaine de gros joueurs, mais en avaient ruiné cinq cents petits. De tous côtés, le crédit craquait.

Jusqu'à ce qu'un soir en rentrant:

—C'est décidé, dit M. Favoral, la guerre est déclarée.

Ce n'était que trop réel, et nul alors en France ne redoutait la guerre. On avait tant exalté l'armée française, on avait tant répété qu'elle était invincible, que nul, dans le public, ne mettait en doute une série de victoires foudroyantes.

Hélas! le premier télégramme qui parvint à Paris annonçait une défaite. On n'y voulait pas croire. Il fallut bien se rendre à l'évidence. Les soldats avaient su mourir, mais les chefs n'avaient pas su commander.

Et de ce moment, avec une rapidité vertigineuse, de jour en jour, d'heure en heure, plutôt, les nouvelles fatales se succédèrent.

Comme un fleuve qui rompt ses digues, la Prusse se ruait sur la France. Bazaine était cerné sous Metz, et la capitulation de Sedan mettait le comble à tant de désastres.

Enfin, le 4 septembre, la République fut proclamée.

Le 5, quand le signor Gismondo Pulci se présenta rue Saint-Gilles pour donner sa leçon, il avait la figure à ce point bouleversée, que Mlle Gilberte ne put s'empêcher de lui demander ce qu'il avait.

Il se dressa, sur cette question, et menaçant le ciel de son poing crispé:

—J'ai, répondit-il, que l'implacable fatalité ne se lasse pas de me persécuter! J'avais surmonté tous les obstacles, j'étais heureux, j'entrevoyais un avenir de fortune et de gloire, j'y touchais, l'affreuse guerre éclate!...

Pour le digne maëstro, l'épouvantable catastrophe n'était évidemment qu'un nouveau caprice de sa destinée, à lui.

—Que vous arrive-t-il? demanda la jeune fille réprimant un sourire.

—Il m'arrive, signora, que je perds mon élève bien-aimé. Il m'abandonne, il me fuit, C'est en vain que je me suis jeté à ses pieds, mes larmes n'ont pu le retenir. Il va se battre, il part, il est soldat!...

Alors il fut donné à Mlle Gilberte de voir clair en son âme. Alors elle comprit combien absolument elle s'était livrée, et à quel point elle avait cessé de s'appartenir.

Sa sensation fut atroce, telle que si tout son sang se fût écoulé soudainement par ses artères ouvertes.

Elle pâlit, ses dents se choquèrent et elle parut si près de se trouver mal, que le signor Pulci bondit jusqu'à la porte, en criant:

—A moi! au secours! Elle se meurt!...

Épouvantée, Mme Favoral accourait.

Mais déjà, grâce à une toute-puissante projection de volonté, la jeune fille avait réussi à se remettre, et souriant d'un pâle sourire:

—Ce n'est rien, maman, dit-elle... Une douleur soudaine... au cœur; déjà elle est passée.

Le digne maëstro s'arrachait les cheveux. Attirant Mme Favoral dans l'embrasure de la croisée:

—C'est moi, disait-il, qui, par l'aveu de mes malheurs inouïs, l'ai ainsi bouleversée. Monstrueux égoïste, je n'ai pas su ménager son exquise sensibilité.

Elle n'en voulut pas moins prendre sa leçon comme d'ordinaire, et elle recouvra assez de sang-froid pour faire causer encore le signor Gismondo, et en obtenir tout ce que lui avait confié cet élève qu'il regrettait tant.

C'était peu de chose. Il savait que son élève était allé, comme le premier venu, rue du Cherche-Midi, qu'il y avait signé un engagement, et qu'on lui avait donné une feuille de route pour rejoindre un régiment en formation aux environs de Tours.

De sorte qu'en se retirant:

—Ce ne sera rien, dit l'excellent maëstro à Mme Favoral, la signora est tout à fait remise, et gaie comme un pinson.

Enfermée dans sa chambre, la signora pleurait à chaudes larmes.

Elle essayait de se raisonner et n'y pouvait parvenir. Jamais l'étrangeté de sa situation ne lui était si nettement apparue. Elle se répétait avec un réel effroi qu'il y avait de la folie, dans ce fait de s'être ainsi attachée à un inconnu, et que pareille chose ne s'était jamais vue. Elle se demandait comment elle avait pu se laisser envahir par ce grand amour, qui était devenu sa vie même... A quoi bon! Il ne dépendait plus d'elle que ce qui était ne fût pas.

Et songeant que Marius de Trégars allait quitter Paris, être soldat, se battre, mourir peut-être, elle se sentait prise de vertige et elle n'apercevait plus autour d'elle que le vide, le désespoir, le néant.

Mais plus elle réfléchissait, moins elle s'expliquait que Marius s'en fût remis au seul hasard des bavardages du signor Pulci pour lui faire connaître sa détermination.

—C'est inadmissible, pensait-elle. Il est impossible qu'avant de s'éloigner il ne cherche pas à me voir.

Et bien pénétrée de cette idée, elle essuya ses yeux et alla s'établir près d'une fenêtre ouverte du salon, toute occupée, en apparence, d'un ouvrage de tapisserie, concentrant, en réalité, toute son attention sur la rue.

Les passants y étaient bien plus nombreux que de coutume. Les derniers événements avaient remué Paris jusqu'en ses plus sombres profondeurs, et, comme des flancs d'un volcan en travail, toutes les scories sociales montaient à la surface. Des gens d'allure inquiétante sortaient des maisons et vaguaient par la ville. Tous les ateliers étaient abandonnés, et les gens erraient à l'aventure, la stupeur ou l'effroi peints sur le visage.

Mais c'est en vain que parmi cette foule, Mlle Gilberte cherchait celui qu'elle espérait. Les heures s'écoulaient, et le découragement la gagnait, quand tout à coup, vers la brune, au détour de la rue de Turenne...

—C'est lui!... cria une voix au-dedans d'elle-même.

C'était M. de Trégars, en effet. Il se dirigeait vers le boulevard Beaumarchais, lentement, les yeux levés...

Palpitante, la jeune fille se dressa. Elle était dans une de ces crises où le sang qui afflue au cerveau étouffe tout calcul. Inconsciente, en quelque sorte, de ses actes, elle se pencha sur l'appui de la fenêtre, et adressa à Marius un signe qu'il comprit bien, et qui lui disait: «Attendez, je descends.»

—Où vas-tu? chère fille, demanda Mme Favoral, en voyant Mlle Gilberte mettre son chapeau.

—Jusque chez la mercière, maman, chercher une nuance qui me manque...

Mlle Gilberte ne sortait pas seule, mais il lui arrivait assez souvent de descendre dans le quartier, pour quelque petite commission.

—Veux-tu que la bonne t'accompagne? fit Mme Favoral.

—Oh! ce n'est pas la peine.

Elle s'élança dans l'escalier et une fois dehors, sans souci des regards qui peut-être l'épiaient, elle marcha droit à M. de Trégars, qu'elle apercevait arrêté au coin de la rue des Minimes.

—Vous partez? lui dit-elle en l'abordant.

Elle était trop émue pour discerner son émotion, à lui, bien évidente, cependant.

—Il le faut! répondit-il.

—Oh!...

—Quand la France est envahie, la place d'un homme de mon nom est où l'on se bat.

—Mais on se battra à Paris.

—Paris a quatre fois plus de défenseurs qu'il n'en faut. C'est au dehors que les soldats manqueront.

Ils s'en allaient à petits pas en parlant ainsi, le long de la rue des Minimes, une des rues les plus solitaires qui soient à Paris, et on n'y voyait à cette heure que cinq ou six soldats qui causaient, assis devant la porte de la caserne.

—Si pourtant je vous priais de ne pas partir, reprit Mlle Gilberte, si je vous suppliais... Marius?...

—Je resterais, répondit-il d'une voix troublée, mais ce serait trahir mon devoir et manquer à l'honneur, et le remords pèserait sur notre vie tout entière... Maintenant, commandez, j'obéirai...

Ils s'étaient arrêtés, et jamais à les voir ainsi debout, l'un près de l'autre, affectueux, familiers, jamais on n'eût voulu croire qu'ils s'adressaient la parole pour la première fois. Ils ne s'en apercevaient pas, tant l'imagination toute-puissante faisant son œuvre, ils en étaient arrivés, en dépit de l'absence, à l'entente de l'intimité.

Après un moment de douloureuse réflexion:

—Je ne vous demande plus de rester, Marius, prononça la jeune fille.

Il lui prit la main, et la portant à ses lèvres:

—Ah! je n'attendais pas moins de votre courage. s'écria-t-il, ivre d'amour.

Mais il se maîtrisa, et d'un ton plus calme:

—Grâce à l'indiscrétion de Pulci, reprit-il, j'espérais vous apercevoir, mais non avoir le bonheur de vous parler... Je vous ai écrit...

Il tira de sa poche une large enveloppe, et la remettant à Mlle Gilberte:

—Voici la lettre que je vous destinais, poursuivit-il. Elle en renferme une seconde, que je vous prie de conserver soigneusement, et de n'ouvrir que si je ne revenais pas. Je vous laisse, à Paris, un ami dévoué, le comte de Villegré. Quoi qu'il vous arrive, adressez-vous à lui en toute confiance comme à moi-même...

Toute chancelante, Mlle Gilberte s'appuyait au mur.

—Quand partez-vous? interrogea-t-elle.

—Ce soir même... D'un moment à l'autre les communications peuvent être interrompues.

Admirable de douleur, mais aussi d'énergie, la pauvre jeune fille se redressa.

—Partez-donc, lui dit-elle, ô mon unique ami, partez, puisque l'honneur commande... Mais n'oubliez pas que ce n'est pas votre vie seule que vous allez risquer...

Et craignant d'éclater en sanglots, elle s'enfuit, et arriva rue Saint-Gilles, quelques instants seulement avant son père, qui était allé aux nouvelles.

Celles qu'il avait recueillies étaient sinistres.

De même que la marée montante, les Prussiens s'étendaient et approchaient, lentement, mais incessamment. On comptait leurs étapes, on pouvait dire le jour et l'heure où leur flot viendrait battre les murs de Paris.

Aussi était-ce à tous les chemins de fer un prodigieux entassement de gens qui voulaient partir à tout prix, n'importe comment; dans le wagon des bagages, au besoin, et qui, certes, ne partaient pas comme Marius de Trégars pour courir à l'ennemi.

L'un après l'autre, M. Favoral avait vu s'envoler presque tous les gens qu'il connaissait.

Le baron, la baronne de Thaller et leur fille étaient allés s'installer en Suisse. M. Costeclar visitait la Belgique. L'aîné des MM. Jottras achetait en Angleterre des fusils et des cartouches. Et si le plus jeune des MM. Jottras et M. Saint-Pavin du Pilote financier restaient à Paris, c'est que la galante influence d'une dame dont ils taisaient le nom leur avait fait obtenir du gouvernement des marchés avantageux.

Aussi les perplexités du caissier du Crédit mutuel étaient grandes. Le jour du départ du baron et de la baronne de Thaller:

—Prépare nos malles, commanda-t-il à sa femme, la Bourse va fermer, le Crédit mutuel se passera bien de moi...

Mais le lendemain ses indécisions le reprirent. Ce que Mlle Gilberte croyait deviner, c'est qu'il mourait d'envie de partir seul, sans sa famille, et qu'il n'osait. Il hésita si bien qu'un beau soir:

—Tu peux défaire les malles, dit-il à sa femme. Paris est bloqué, on ne sort plus.




XVIII



On venait d'apprendre, en effet, que le chemin de fer de l'Ouest, resté le dernier ouvert à la circulation, était définitivement coupé.

Paris était investi.

Et si rapide avait été l'investissement, que c'est à peine si on y pouvait croire.

C'est par bandes, que les gens se portaient sur les points culminants, sur les buttes Montmartre et sur les hauteurs du Trocadéro. Des loueurs de télescopes s'y étaient installés, et c'était à qui appliquerait son oeil à l'oculaire pour interroger l'horizon et y chercher les Prussiens.

On ne découvrait rien. Les campagnes lointaines gardaient leur aspect tranquille et riant, aux rayons d'un tiède soleil d'automne.

De sorte que véritablement il fallait un effort d'imagination pour se pénétrer de la sinistre réalité, pour se persuader que véritablement Paris, avec ses deux millions d'habitants, était comme retranché du monde et séparé du reste de la France par un infranchissable cercle de fer.

On devinait le doute, et comme un vague espoir, à l'accent des gens qui s'abordant au milieu des rues se disaient:

—Eh bien! c'est fini, nous ne pouvons plus sortir, les lettres mêmes ne passent plus, nous voilà sans nouvelles!...

Mais le lendemain, qui était le 19 septembre, les plus incrédules furent convaincus.

Pour la première fois, Paris tressaillit aux roulements sourds du canon tonnant sur les hauteurs de Châtillon.

Le siége de Paris, ce siége sans exemple dans l'histoire, commençait.

La vie des Favoral, pendant ces interminables jours d'angoisses et de souffrances, fut celle de cent mille autres familles.

Incorporé dans le bataillon de son quartier, le caissier du Crédit mutuel s'en allait, deux ou trois fois la semaine, de même que tous ses voisins, monter la garde aux remparts. Service inutile peut-être, mais que ne croyaient pas tel ceux qui le faisaient, service fort pénible, en tout cas, pour de pauvres bourgeois accoutumés au bien-être de leur boutique ou de leur bureau.

Assurément, il n'y avait rien d'héroïque à piétiner dans la boue, à recevoir la pluie sur le dos, à coucher à terre ou sur de la paille malpropre, à rester en sentinelle par des froids de dix degrés. Mais on meurt d'une fluxion de poitrine tout aussi sûrement que d'une balle prussienne, et beaucoup en mouraient.

Maxence, lui, apparaissait rarement rue Saint-Gilles.

Engagé dans un bataillon de francs-tireurs, il faisait le coup de fusil aux avant-postes.

Et quant à Mme Favoral et à Mlle Gilberte, leurs journées se passaient à se procurer de quoi vivre. Levées avant le jour, par la pluie ou par la neige, elles s'en allaient faire la queue à la porte de la boucherie, où après des heures d'attente, elles recevaient un mince morceau de viande de cheval.

Seules, le soir, au coin de l'âtre où fumaient quelques branches de bois vert, elles sursautaient à chacune des détonations lointaines du canon.

A chaque coup qui faisait grelotter les vitres, Mme Favoral se disait que c'était peut-être celui-là qui tuait son fils.

Mlle Gilberte, elle, songeait à Marius de Trégars.

Les jours maudits de novembre et de décembre étaient arrivés. On ne parlait que de batailles sanglantes autour d'Orléans...

Elle se représentait Marius, mortellement blessé, agonisant sur la neige, seul, sans secours, sans un ami pour recueillir sa volonté suprême et son dernier soupir.

Un soir, la vision fut si nette et l'impression si vive, qu'elle se dressa toute pâle en poussant un grand cri.

—Qu'est-ce? interrogea Mme Favoral épouvantée. Qu'as-tu?...

Plus clairvoyante, l'excellente femme eût facilement obtenu le secret de sa fille, car Mlle Gilberte était hors d'état de rien nier.

Elle se contenta d'une explication qui n'en était pas une. Elle n'eut pas un soupçon, quand la jeune fille lui répondit avec un sourire contraint:

—Ce n'est rien, chère mère, rien qu'une idée absurde qui m'a traversé l'esprit...

Chose étrange! jamais le caissier du Crédit mutuel n'avait été pour les siens ce qu'il fut durant ces mois d'épreuves.

Pendant les premières semaines de l'investissement, il s'était montré inquiet, agité, nerveux, il errait dans la maison comme une âme en peine, il avait des accès d'inconcevable prostration pendant lesquels on voyait des larmes rouler dans ses yeux, puis des crises de colère sans motif.

Mais chaque jour qui s'était écoulé avait paru verser le calme dans son âme.

Petit à petit, il était devenu pour sa femme si indulgent et si affectueux, que la pauvre idiote en était toute attendrie. Il avait pour sa fille des prévenances dont elle ne revenait pas.

Souvent, lorsque le temps était beau, il leur offrait le bras, et les promenait le long des quais, jusqu'au mur d'enceinte, vers un endroit occupé par un bataillon du quartier.

Deux fois il les conduisit à Saint-Ouen, où campaient les francs-tireurs dont Maxence faisait partie.

Un autre jour, il voulait absolument les mener visiter l'hôtel de M. de Thaller dont la surveillance lui avait été confiée. Elles refusèrent, et au lieu de se fâcher comme il n'eût pas manqué de le faire autrefois, il se mit à décrire les splendeurs des appartements, les meubles magnifiques, les tapis et les tentures, les tableaux de maîtres, les objets d'art, les bronzes, enfin tout ce luxe éblouissant dont les financiers se servent à peu près comme les chasseurs du miroir où viennent se prendre les alouettes.

D'affaires, il n'en était plus question.

S'il allait, le matin, jusqu'au Comptoir de crédit mutuel, c'était uniquement, disait-il, pour l'acquit de sa conscience.

De loin en loin, M. Saint-Pavin et le plus jeune des MM. Jottras poussaient jusqu'à la rue Saint-Gilles.

Ils avaient suspendu, l'un les payements de sa maison de banque, l'autre la publication du Pilote financier.

Mais ils n'étaient pas inoccupés pour cela, et au plus fort de la détresse publique, ils trouvaient encore le moyen de spéculer, on ne savait sur quoi, et de réaliser des bénéfices. Ils raillaient d'ailleurs agréablement les imbéciles qui prenaient la défense au sérieux, et imitaient le plus plaisamment du monde, la tournure qu'avaient sous leur capote de soldat trois ou quatre de leurs amis qui s'étaient fait inscrire dans les bataillons de marche.

Ils se vantaient de n'endurer aucune privation, et de savoir toujours où prendre du beurre frais pour assaisonner les larges tranches de bœuf qu'ils avaient l'art de se procurer.

Mme Favoral les entendait rire aux éclats, et M. Saint-Pavin, le directeur du Pilote financier, s'écriait:

—Allons! allons! nous serions des sots de nous plaindre. C'est une liquidation générale sans risques et sans frais.

Même leur gaieté avait quelque chose de révoltant; car on était à la dernière, à la plus aiguë période du siége.

Les plus optimistes disaient au début:

—Si Paris tient six semaines, ce sera tout le bout du monde.

Or, il y avait plus de quatre mois que durait l'investissement.

La population en était réduite à des aliments sans nom, le pain manquait, les blessés, faute d'un peu de bouillon, mouraient dans les ambulances; c'est par centaines qu'on conduisait au cimetière les enfants et les vieillards; sur la rive gauche, les obus pleuvaient, le froid était atroce et on n'avait plus de bois.

Et cependant nul ne se plaignait.

Du sein de cette ville de deux millions d'habitants, pas une voix ne s'élevait pour redemander le bien-être, la santé, la vie même, au prix d'une capitulation.

Les hommes clairvoyants n'avaient jamais espéré que Paris se débloquerait seul.

Mais ils pensaient qu'en tenant ferme, et en retenant les Prussiens sous ses forts, Paris donnerait à la France le temps de se reconnaître, de lever des armées et de se ruer sur l'ennemi.

Là était le devoir de Paris, et Paris devait le remplir jusqu'aux dernières limites du possible, comptant pour une victoire chaque jour qu'il gagnait.

Tant de souffrances, malheureusement, devaient être inutiles.

L'heure fatale sonna, où les vivres épuisés, il fallut se rendre.

Trois jours durant, les Prussiens campèrent dans les Champs-Élysées, dévorant du regard cette ville, l'objet de leurs ardentes convoitises, ce Paris où tout victorieux qu'ils étaient, ils n'avaient pas osé s'aventurer.

Puis les communications furent rétablies, et un matin, en recevant une lettre de Suisse:

—C'est du baron de Thaller! s'écria M. Favoral.

Précisément, le directeur du Crédit mutuel était un homme prudent. Agréablement installé en Suisse, il ne s'y déplaisait pas, et avant de rentrer à Paris, il tenait à se bien assurer qu'il n'y courrait aucuns risques...

Sur les assurances que lui donna M. Favoral, il se mit en route, et presque en même temps que lui, reparurent l'aîné des MM. Jottras et M. Costeclar.

Chargement de la publicité...