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L'argent des autres: 1. Les hommes de paille

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XXV



Si indulgente d'ordinaire, Mme Favoral était trop sévère, cette fois, et c'est bien injustement qu'elle accusait son fils. Elle oubliait, et quelle mère ne l'oublie, qu'il avait vingt-cinq ans, qu'il était homme, et qu'en dehors de la famille et d'elle-même, il devait avoir ses intérêts et ses passions, ses affections et ses devoirs.

Parce qu'il quittait la maison pour quelques heures, Maxence n'abandonnait assurément ni sa mère ni sa sœur. Ce n'est pas sans un débat intérieur qu'il s'était décidé à s'éloigner, et encore, en descendant l'escalier:

—Pauvre mère, pensait-il, je suis sûr que je lui cause une peine affreuse, mais comment faire autrement!...

Le grand air et le mouvement de la rue, quand il y mit le pied, interrompirent brusquement ses réflexions.

C'était, depuis que le désastre de son père était connu, la première fois qu'il affrontait le grand jour, et il en ressentait une émotion plus poignante, comme si son malheur, tout à coup, lui fût apparu sous une face nouvelle et imprévue.

Moins impérieusement appelé chez lui, à l'hôtel meublé où il demeurait, au boulevard du Temple, il serait rentré précipitamment et eût attendu la nuit pour passer inaperçu.

Dès les premiers pas, il voyait se manifester brutalement l'implacable opinion.

Quand il suivait la rue Saint-Gilles, la veille encore, cette rue où il était né, où il avait joué, enfant, en revenant de l'école, où tout le monde le connaissait, un salut amical ou un sourire l'attendait à toutes les portes.

C'est que la veille encore, il était le fils d'un homme riche et considéré, d'un homme dont on pouvait avoir besoin et dont on enviait les cinquante mille livres de rente...

Tandis que ce matin!

C'est avec une sorte de curiosité mauvaise qu'on le regardait passer. Pas une main ne se tendait, plus une casquette ne se levait sur son passage. Les gens chuchotaient entre eux, en se le montrant du doigt, et dans tous les yeux éclatait l'ironie ou la haine.

C'est que ce matin, il était le fils du caissier infidèle poursuivi par la police, de l'hypocrite à la fin démasqué, de l'homme qui faisait perdre, et qui entraînait dans sa ruine on ne savait combien de malheureux.

Plus déchiré de tous ces regards que le misérable condamné à passer entre les baguettes d'un peloton d'exécution, Maxence hâtait le pas, baissant la tête, la gorge sèche, la joue en feu, quand devant la boutique d'un marchand de vins:

—Tiens, s'écria un homme, voilà le fils. Il ne manque pas de toupet!...

Et plus loin, devant le magasin de l'épicier:

—Allez, disait une femme au milieu d'un groupe, il leur en reste encore plus qu'à nous.

Alors, véritablement, le malheureux eut le sentiment de la responsabilité de la famille, de cette solidarité qui fait descendre du père aux enfants, ou remonter des enfants au père l'estime ou la réprobation.

Il comprit de quel poids allait peser sur sa vie entière le crime de M. Favoral, et quel boulet allait être le nom qu'il portait, ce nom qui jusqu'à ce moment lui avait été comme une clef qui lui ouvrait la caisse des fournisseurs les plus défiants.

Et tout en remontant la rue de Turenne:

—C'est fini! répétait-il, je ne m'en relèverai pas.

Et il songeait à changer de nom, à s'expatrier, à fuir jusqu'au fond des déserts de l'Amérique la détestable célébrité qui allait, croyait-il, s'attacher désormais à lui.

A quelque distance, cependant, à l'angle de la rue Béranger et de la rue Charlot, il apercevait un groupe d'une trentaine de personnes.

Il ne connut que trop tôt la cause de ce rassemblement.

A cet endroit, où le trottoir est très-large, un marchand de journaux a établi sa boutique, une grande boîte peinte en vert, avec une sorte de toit en toile cirée.

Ce marchand, un gros petit homme, à la face enluminée et au regard impudent, était huché sur un escabeau, et d'une voix enrouée:

—Voilà, criait-il, les journaux du matin! Voilà ce qui vient de paraître! Il faut voir les détails du vol de douze millions qui vient d'être commis par un pauvre caissier...

Les passants s'arrêtaient.

—Achetez le journal du matin! criait l'homme.

Et pour activer le débit de sa marchandise, il ajoutait toutes sortes de lazzi de son crû, disant que le voleur était un homme du quartier, et que c'était bien flatteur et bien avantageux pour le Marais, qu'on avait toujours accusé d'être arriéré.

—Voilà le Marais dans le mouvement, ricanait-il. La foule riait et il poursuivait:

—Le vol du caissier Favoral! douze millions! Achetez, pour voir les détails et la manière d'en faire autant!...

Ainsi, le scandale éclatait, terrible, irrémédiable, emplissant Paris de son tapage.

A dix pas, Maxence demeurait immobile, les talons comme rivés au sol, regardant et écoutant.

Il eût voulu s'éloigner, mais un sentiment impérieux, plus fort que sa volonté et que sa raison, le retenait là, ou plutôt l'attirait vers l'échoppe. Il brûlait de savoir ce que disaient les journaux.

Tout à coup, il se décida.

Il s'avança brusquement, jeta trois sous au marchand, saisit un journal, et s'enfuit éperdu, comme s'il eût été poursuivi par des huées.

—Pas poli, le monsieur! grommelaient deux badauds qu'il avait dérangés.

Mais si prompt qu'eût été son mouvement, un boutiquier de la rue de Turenne avait eu le temps de le reconnaître.

—C'est le fils du caissier! s'écria-t-il.

—Pas possible!

—Comment n'est-il pas arrêté?...

Cinq ou six curieux, plus enragés que les autres, s'élancèrent sur ses traces, espérant le voir, le dévisager, mais il était loin déjà.

Accoté contre un réverbère du boulevard du Temple, il dépliait le journal qu'il venait d'acheter.

Oh! il n'eut pas à chercher l'article.

Au beau milieu de la première page, à la place d'honneur, en grosses lettres, il lut:

ENCORE UN SINISTRE FINANCIER!

«Au moment où nous mettons sous presse, la petite Bourse est en proie à la plus violente agitation. Avec la rapidité d'une traînée de poudre, la nouvelle se répand, tout le long du boulevard, qu'un de nos grands établissements de crédit vient d'être victime d'un vol d'une importance exceptionnelle.

«Vers les cinq heures du soir, ayant besoin d'une pièce de comptabilité, le directeur du Comptoir de crédit mutuel se transporta dans le bureau occupé par le caissier central, alors absent. Un bordereau oublié sur une table fit jaillir dans son esprit l'éclair du soupçon. Épouvanté, il envoya chercher un serrurier, fit ouvrir les tiroirs et acquit l'irrécusable preuve que le Crédit mutuel était victime de détournements dont le total connu jusqu'à présent s'élève à plus de douze millions.

«A l'instant même, une plainte était déposée, et vers sept heures, M. Brosse, le commissaire du quartier, se présentait, muni d'un mandat d'amener, au domicile du caissier infidèle.

«Ce caissier, nommé Favoral—nous n'hésitons pas à le nommer, puisque son nom est dans toutes les bouches—venait de se mettre à table, avec quelques-uns de ses amis. Prévenu, on ne sait comment, il gagna une pièce reculée de son appartement, se laissa glisser par la fenêtre dans la cour d'une maison voisine, et réussit à déjouer toutes les recherches.

«Il y a des années, paraît-il, que ses détournements duraient, habilement masqués par des faux.

«M. Favoral avait eu l'habileté de surprendre l'estime de tous les gens qui le connaissaient. Habitant le Marais, il y menait une existence plus que modeste. Mais il n'avait là que sa demeure officielle, en quelque sorte. Dans un autre quartier, et sous un autre nom, il se livrait à des dépenses effrénées, entourant d'un luxe inouï une femme dont il était follement épris.

«Sur cette femme, on n'est pas d'accord.

«Les uns nomment une très séduisante comédienne, dont le théâtre n'est pas à cent lieues du passage des Panoramas; les autres, une dame de la haute société financière, dont les équipages, les diamants et les toilettes ont un renom mérité.

«Il nous serait facile de donner, à cet égard, des détails qui surprendraient bien des gens, car nous n'ignorons rien. Mais dussions-nous paraître moins bien informés que certains confrères du matin, nous garderons un silence qu'apprécieront nos lecteurs. A d'autres le triste honneur d'ajouter par une indiscrétion prématurée à la douleur d'une famille cruellement éprouvée, car M. Favoral laisse au désespoir une femme et deux enfants, un fils de vingt-cinq ans, employé d'un chemin de fer, et une fille de vingt ans, d'une beauté remarquable, et qui a failli, il y a quelques mois, épouser M. C...

«Allons, messieurs les caissiers, à qui le tour?...»

Des larmes de rage obscurcissaient les yeux de Maxence, pendant qu'il achevait les dernières lignes de ce terrible article.

C'en était fait! Innocent, il se voyait traîné sur la claie de la plus infamante publicité. Sa douleur devenait un des aliments de l'insatiable curiosité, un sujet de faits-divers, le texte des commentaires des imbéciles et des méchants. Après avoir défrayé la chronique quotidienne du scandale, le crime du caissier du Crédit mutuel allait passer, à l'état de légende, dans ces recueils illustrés que les libraires au rabais exposent à leur vitrine.

—C'est le comble! répétait Maxence d'une voix sourde.

Et cependant, il était peut-être plus surpris encore qu'indigné.

Ce journal venait de lui en apprendre plus que n'en savaient les intimes amis de son père, plus qu'il n'en savait lui-même.

D'où tenait-il ses renseignements?

Maxence avait trop le respect de la chose imprimée pour douter, et c'est avec une véritable angoisse qu'il se demandait quels pouvaient être ces autres détails que l'auteur de l'article déclarait connaître et ne vouloir pas livrer encore à la publicité.

S'il eût suivi son inspiration, il eût couru tout d'une haleine au bureau du journal, persuadé qu'on y saurait lui dire en quel quartier de Paris M. Favoral menait son existence de plaisir et de luxe, sous quel nom, et quelle était réellement cette femme dont il était follement épris, et que les uns disaient une femme de la haute finance et les autres une actrice...

Mais il arrivait à son hôtel, l'Hôtel des Folies.

Après un moment d'hésitation:

—Baste! se dit-il, j'ai toute la journée pour passer au journal!...

Et il s'engagea dans le corridor de l'hôtel, corridor si étroit, si obscur et si long, qu'il donne l'idée d'un boyau de mine, et qu'il est prudent, avant de s'y aventurer, de s'assurer que personne ne vient en sens contraire.

C'est au voisinage du théâtre des Folies-Nouvelles; —devenu le théâtre Déjazet, que l'Hôtel des Folies doit son nom.

Installé dans l'arrière-corps de logis d'une grande vieille maison, désignée, depuis des années, au pic des démolisseurs, il n'a pas de façade sur le boulevard, et rien n'y trahit son existence, qu'une lanterne au-dessus d'une porte étroite et basse, entre un café et le magasin d'un confiseur.

C'est un de ces hôtels comme on en compte à Paris un bon nombre, d'ailleurs quelque peu mystérieux et suspects, mal tenu, et dont les bénéfices restent, pour les naïfs, un insoluble problème.

A qui sont loués les appartements du premier et du second étage? On ne sait. Jamais les voisins les plus instinctivement curieux n'ont aperçu le bout du nez d'un locataire. Et cependant, ils sont loués. Souvent, dans l'après-midi, on voit un rideau s'écarter et une ombre passer. Le soir, les fenêtres s'éclairent, et parfois on entend le son d'un vieux piano fêlé.

A partir du second étage, le mystère cesse.

Toutes les chambres hautes, dont le prix est relativement modeste, ont des locataires au mois, des locataires qu'on entend et qu'on voit. Des employés comme Maxence, des commis et des demoiselles de magasin des environs, que leurs patrons ne peuvent loger, quelques garçons de café et parfois un pauvre diable d'acteur ou une figurante du théâtre Déjazet, du Cirque ou du Château-d'Eau.

Un des agréments de l'Hôtel des Folies, et Mme Fortin, la gérante, ne manque jamais de le vanter aux locataires qui se présentent, un avantage inestimable, déclare-t-elle, est une sortie sur la rue Béranger.

—Et chacun sait, conclut-elle, qu'on n'est jamais pris quand on a la chance d'habiter une maison à deux issues.

Lorsque Maxence entra dans le bureau de l'hôtel, une petite pièce obscure et malpropre, les gérants, M. et Mme Fortin, terminaient leur déjeuner par une immense jatte de café au lait de couleur louche, que partageait avec eux un énorme chat roux.

—Ah! voilà M. Favoral! s'écrièrent-ils.

A leur accent on ne pouvait se méprendre. Ils savaient la catastrophe. Et le journal déplié sur la table disait comment ils l'avaient apprise.

—On est venu vous demander hier soir, reprit la Fortin, une grosse femme aux traits empâtés par la graisse et au nez toujours barbouillé de tabac, dont la voix mielleuse faisait paraître plus terrible le regard d'oiseau de proie.

—Qui?

—Un monsieur d'une cinquantaine d'années, un grand sec avec une longue redingote qui lui tombait sur les talons.

Maxence tressaillit.

A ce portrait il s'imaginait reconnaître son père. Et, cependant, était-il admissible qu'après ce qui était arrivé, se sachant traqué par la police, il osât se montrer sur le boulevard du Temple, où tout le monde le connaissait, à deux pas du café Turc, dont il était un des plus anciens habitués?

—A quelle heure s'est-il présenté? demanda-t-il.

—Ma foi! ni moi non plus, répondit la gérante; j'étais à moitié endormie, mais Fortin va nous dire ça, lui...

M. Fortin, qui devait bien avoir une vingtaine d'années de moins que sa femme, était un de ces petits hommes blonds, à barbe rare, blêmes comme la fièvre, au regard faux et au sourire inquiétant, comme les Madame Fortin savent en trouver, on se demande où.

—Le confiseur venait de mettre ses volets, répondit-il, par conséquent il pouvait être onze heures un quart.

—Et il n'a rien dit, ce monsieur? reprit Maxence.

—Rien, sinon, qu'il était bien contrarié de ne pas vous trouver. Et dans le fait, oui, il avait l'air vraiment vexé. Nous lui avons demandé son nom pour vous le dire, mais il nous a répondu que ce n'était pas la peine, qu'il repasserait...

Au coup d'oeil que de l'angle des paupières lui lançait la Fortin, Maxence comprit qu'elle avait, au sujet de ce visiteur attardé, le même soupçon que lui.

Et, du reste, comme si elle eût tenu à le bien indiquer, de l'air le plus innocent qu'elle put prendre:

—J'aurais peut-être bien fait, insista-t-elle, de lui donner votre clef...

—Et à quel propos, s'il vous plaît?

—Dame! on ne sait pas, une idée!... Du reste, Mlle Lucienne pourra vous en dire plus long, car elle était là quand le monsieur est venu, et je crois même qu'ils ont causé un moment dans la cour...

Maxence voyait bien que les gérants ne cherchaient qu'un prétexte pour l'interroger; aussi, prenant sa clef:

—Mademoiselle Lucienne est chez elle? fit-il.

—Pourrais pas vous dire. Je l'ai vue aller et venir toute la matinée, et je ne sais pas si elle est rentrée ou restée dehors. Ce qui est sûr, c'est qu'elle vous a attendu hier soir jusqu'à plus de minuit, et, dame! elle n'était pas contente.

Déjà Maxence avait gagné l'escalier, et à mesure qu'il enjambait les marches roides, une voix de femme fraîche et admirablement timbrée arrivait plus distincte à son oreille.

Elle chantait une de ces chansons comme tous les mois les cafés-concerts en lancent dans la circulation sur un air d'orgue de barbarie:

Espérer, verbe charmant,
  Que toute la vie
Conjuguent, l'âme ravie,
L'homme, la femme et l'enfant.
Du bonheur quand l'échéance
Fuit notre fiévreuse main,
C'est la voix de l'espérance
Qui nous dit tout bas: Demain!...
  C'est joli de courir,
Mais mieux vaut encor tenir!

—Elle y est! murmura Maxence, respirant plus librement.

Il arrivait au quatrième étage; il s'arrêta devant la porte qui faisait face à l'escalier, et d'un doigt léger frappa.

Aussitôt la voix qui venait d'entamer un second couplet s'interrompit et dit:

—Qui est là?

—Moi, Maxence!

—A cette heure! répondit la voix avec un rire ironique, ce n'est pas malheureux. Vous aviez oublié, sans doute, que nous devions aller au théâtre hier soir, et partir ce matin à sept heures pour Saint-Germain...

—Vous ne savez donc pas... commença Maxence, dès qu'il put placer un mot.

—Je sais que vous n'êtes pas rentré cette nuit.

—C'est vrai, mais quand je vous aurai dit...

—Quoi? le mensonge que vous avez imaginé; je vous en dispense...

—Lucienne, je vous en prie, ouvrez-moi...

—Impossible, je suis en train de m'habiller!

—Lucienne...

—Rentrez chez vous; sitôt prête, je vous y rejoins...

Et pour couper court à ces explications à travers la porte, elle reprit sa chanson:

Espoir, jadis, j'attendais
  Ta manne divine,
Trop longtemps à ta cuisine
J'ai mangé, je te connais.
Pour l'avenir chimérique
J'ai donné mes jours meilleurs!...
Prends ta lanterne magique
Et va la montrer ailleurs!...
  C'est joli de courir,
Mais mieux vaut encor tenir!...



XXVI



C'est de l'autre côté du palier, à droite, que s'ouvrait le logis,—Mme Fortin, pompeusement, disait: l'appartement de Maxence.

Il avait là une sorte d'antichambre presque aussi grande qu'un mouchoir de poche, décorée par les époux Fortin du nom de salle à manger, une chambre à coucher et un placard, qualifié cabinet de toilette sur le papier de location.

Rien de plus triste que ce logement, dont les papiers éraillés et les peintures malpropres gardaient l'empreinte de tous les nomades qui s'y étaient succédé, depuis l'inauguration de l'Hôtel des Folies. Le plafond disloqué s'écaillait par larges places, le parquet s'émiettait, il fallait un effort pour ouvrir et fermer les portes et les fenêtres affreusement gauchies.

Le mobilier était à l'avenant.

—Comme tout s'use! gémissait la Fortin. Il n'y a pas dix ans que j'ai acheté mes meubles!

Il y en avait plus de quinze, et encore les avait-elle achetés d'occasion et déjà presque hors de service.

Aussi les rideaux ne conservaient-ils qu'une nuance vague de leur primitive couleur. Le lit était presque entièrement déplaqué. Pas une serrure ne jouait, du secrétaire, ni de la commode. La descente de lit n'était plus qu'une loque infâme, et il fallait se défier du divan dont les élastiques brisés perçaient l'étoffe éraillée, et se dressaient comme des lames de poignard.

L'objet le plus somptueux était un énorme poêle de faïence, qui tenait presque la moitié de l'antichambre-salle-à-manger. On ne pouvait songer à y faire du feu, puisqu'il n'y avait pas de tuyau. La Fortin n'en refusait pas moins obstinément de le retirer, sous ce prétexte qu'il donnait à l'appartement quelque chose de bourgeois et de cossu.

Tout ce confort coûtait à Maxence quarante-cinq francs par mois, plus cinq francs pour le service, payables d'avance, du 1er au 3. C'était la règle invariable de l'hôtel. Si le 4 un locataire se présentait sans argent, carrément la Fortin lui refusait sa clef, et l'engageait à chercher un gîte ailleurs.

—J'y ai été trop prise, répondait-elle à ceux qui essayaient d'obtenir vingt-quatre heures de répit. Et à mon propre père, qui était l'honneur même, et officier supérieur des armées de Napoléon, je ne ferais pas crédit jusqu'au 5!

C'est le hasard seul qui, après la Commune, avait amené Maxence à l'Hôtel des Folies.

Et il n'y était pas depuis une semaine, qu'il se jurait bien de ne pas détériorer longtemps le mobilier bourgeois des époux Fortin.

Déjà même, il avait cherché et trouvé un logement plus convenable et moins cher, quand une rencontre qu'il fit sur l'escalier vint soudainement modifier toutes ses idées, et donner à son appartement un charme qu'il ne lui soupçonnait pas.

Il y avait bientôt un an, de cela.

Comme il sortait, un matin, se rendant à son bureau, il se croisa sur le palier même, avec une jeune fille assez grande et très-brune, qui montait en courant.

Elle passa devant lui comme un trait, ouvrit la porte en face et disparut.

Mais si rapide qu'eut été l'apparition, elle laissait dans l'esprit de Maxence une de ces empreintes qui ne s'effacent plus.

De toute la journée, il lui fut impossible de penser à autre chose.

Et dès qu'il fut libre, au lieu de se rendre, comme d'ordinaire, dîner rue Saint-Gilles, il envoya une dépêche à sa mère pour lui dire de ne le pas attendre, et bravement il rentra chez lui.

Mais c'est en vain que toute la soirée il fit faction derrière sa porte sournoisement entrebâillée, la voisine ne se montra pas.

Elle ne parut pas davantage le lendemain, ni les trois jours qui suivirent, et Maxence commençait à désespérer, quand enfin, le dimanche, comme il descendait, ils se trouvèrent de nouveau face à face.

Elle lui avait paru bien jolie, au premier abord. Cette fois, elle l'éblouit à ce point qu'il demeura plus d'une minute comme une statue, effacé contre le mur.

Et certes, ce n'était pas sa toilette qui rehaussait sa beauté. Elle portait une pauvre robe de laine noire, un col étroit, des manchettes plates et un chapeau de la plus entière simplicité. Elle n'en avait pas moins un air d'incomparable dignité, une grâce qui charmait, et cependant inspirait le respect, et une démarche de reine...

C'était le 30 juillet.

En accrochant sa clef avant de sortir:

—Décidément, dit Maxence à Mme Fortin, mon appartement me plaît, je le garde, et voici cinquante francs pour le mois d'août.

Et pendant que la gérante de l'Hôtel des Folies lui écrivait un reçu:

—Vous ne me disiez pas, commença-t-il, de son air le plus indifférent, que j'ai une voisine...

Comme un vieux cheval d'escadron qui entend la trompette, la Fortin dressa la tête.

—Ah! oui! fit-elle, mademoiselle Lucienne...

—Lucienne! répéta Maxence, c'est un joli nom.

—Vous l'avez vue?

—Je viens de la rencontrer. Elle n'est pas mal...

L'estimable gérante tressauta sur son fauteuil.

—Pas mal! interrompit-elle. Pas mal!... Vous êtes difficile, mon cher monsieur, car moi, qui m'y connais, je prétends qu'on chercherait plus de quatre jours dans Paris, avant de trouver une aussi belle fille. Pas mal! Une gaillarde qui vous a des cheveux qui lui tombent sur les jarrets, un teint qui éblouit, des yeux grands comme ça, et des dents à faire honte, pour la blancheur, aux dents du chat que voilà!... Allez, vous userez plus d'une paire de bottes à courir après les femmes, avant d'en joindre une qui la vaille...

C'était absolument l'avis de Maxence.

Et cependant, de l'air le plus froid:

—Y a-t-il longtemps, chère madame Fortin, demanda-t-il, qu'elle est votre locataire?...

—Un peu plus d'un an. C'est ici qu'elle a passé le siége, et même, à ce moment, elle s'est trouvée dans l'impossibilité de me payer. Je voulais, comme de juste, l'envoyer gîter ailleurs, mais elle n'a fait ni une ni deux, elle est allée tout droit chez le commissaire de police, qui est venu me faire défense de mettre dehors ni elle, ni personne. C'est-à-dire qu'on n'est plus maître chez soi!...

—C'était bien ridicule! objecta Maxence, décidé à conquérir les bonnes grâces de la gérante.

—Jamais on n'avait entendu parler d'une chose pareille, poursuivit-elle. Vous forcer à loger les gens pour rien! Pourquoi pas à les nourrir aussi, pendant qu'on y était? Bref, pour vous en finir, elle est restée tant et si bien, qu'après la Commune, elle me devait cent quatre-vingts francs. Pour lors, elle me dit que si je voulais la garder, chaque mois, en me payant d'avance, elle me donnerait dix francs de l'arriéré. Ce fut convenu, et elle s'est déjà acquittée de vingt francs...

—Pauvre fille! fit Maxence.

Mais la Fortin haussa les épaules.

—Vrai, je ne la plains guère, répondit-elle, car si elle voulait, avant quarante-huit heures je serais payée, et elle aurait à se mettre sur le dos autre chose que sa méchante guenille noire. Croyez-vous donc que les occasions lui manquent de se faire une position? Mais mademoiselle a ses idées. Ça n'a pas le sou et ça fait sa tête. Quelle pitié! Moi, je me tue à le lui dire: Voyez-vous, ma fille, au jour d'aujourd'hui, il n'y a qu'un ami sur qui on puisse compter, qui vaut mieux que tous les autres, et qu'il faut prendre quand il vient, et comme il vient, et sans faire la grimace, s'il n'est pas propre: c'est l'argent. On est toujours bien vu quand on a de l'argent, et personne ne demande où vous l'avez pris. C'est pourquoi une femme qui a des avantages et qui ne s'en sert pas, est une bête. Les avantages, ça passe. Regardez-moi, plutôt... Mais bast! j'ai beau prêcher, c'est comme si je chantais...

C'est avec un ravissement que trahissait son sourire, que Maxence écoutait ces renseignements.

—En somme, que fait-elle? interrogea-t-il.

—Ni vu, ni connu, répondit la Fortin. Ah! ce n'est pas une demoiselle qui s'use la langue à conter ses affaires! Croyez-vous que je ne sais seulement pas son nom de famille? Tout ce que je peux dire, c'est qu'elle file le matin, dès le patron-minet, et que souvent il est onze heures qu'elle n'est pas encore rentrée. Le dimanche, elle reste dans sa chambre à lire, et le soir elle s'en va se promener toute seule, au bal ou au spectacle... Si elle en connaissait une plus originale qu'elle, bien sûr, elle irait lui chercher dispute...

Un locataire qui rentrait interrompit la Fortin.

Et Maxence s'éloigna, rêvant aux moyens d'entrer en relations avec cette voisine, si jolie et si singulière.

Parce qu'il avait autrefois dépensé quelques cent louis avec des demoiselles à chignon jaune, Maxence s'estimait un gaillard plein d'expérience, et quoi que lui eût dit la Fortin, il croyait peu à la vertu d'une fille de vingt ans qui demeurait seule, dans son hôtel garni, maîtresse sans contrôle de toutes ses fantaisies.

Il se mit donc à épier toutes les occasions de la rencontrer, et vers la fin du mois il en était venu à la saluer familièrement et à lui demander des nouvelles de sa santé...

Mais au premier mot de galanterie qu'il voulut risquer, elle le toisa d'un regard si froid, et lui tourna le dos avec un tel mépris, qu'il en demeura bouche béante, écrasé!...

—Ah! je perds mon temps, comme un sot! se dit-il.

Grande fut donc sa stupeur, lorsque la semaine suivante, par une belle après-midi, il vit Mlle Lucienne sortir de chez elle, non plus vêtue de son éternelle robe noire, mais portant une toilette éclatante et d'une richesse extrême...

Le cœur battant, il la suivit.

Devant l'Hôtel des Folies, un huit-ressorts stationnait, attelé de deux bêtes de prix.

Dès que Mlle Lucienne parut, un valet de chambre lui ouvrit respectueusement la portière... Elle monta... Et le cocher rendit la main à ses chevaux, qui partirent au grand trot.

Planté sur ses jambes au bord du trottoir, beaucoup plus élevé, en cet endroit, que la chaussée, Maxence regardait la voiture qui emportait Mlle Lucienne s'éloigner rapidement, puis se confondre et se perdre parmi les mille voitures qui se croisent et se mêlent sur la place du Château-d'Eau.

L'enfant qui voit soudain s'envoler l'oiseau sur lequel il espérait mettre la main a de ces ébahissements désolés.

—Partie! murmurait-il.

Mais, lorsqu'il se retourna, il se trouva en face des époux Fortin, attirés comme lui dehors par une irrésistible curiosité.

Ils riaient d'un rire qui lui sembla sinistre.

—Quand je vous le disais! s'écria la Fortin. La voilà lancée. Fouette, cocher! Elle ira loin, l'enfant!...

Déjà la magnificence du huit-ressorts, la beauté des chevaux, la richesse de la livrée et les splendeurs de la toilette de Mlle Lucienne faisaient leur effet aux environs.

Les consommateurs attablés à la terrasse du café, ricanaient entre eux.

Le confiseur et sa femme, debout sur le seuil de leur boutique, semblaient discuter chaudement, non sans adresser aux gérants de l'Hôtel des Folies des regards indignés.

—Voyez-vous, monsieur Favoral, reprit la Fortin, une si belle fille n'était pas faite pour notre quartier. Il faut en faire votre deuil, elle ne fera plus guère de poussière sur le boulevard du Temple.

Sans un mot de réponse, Maxence lui tourna le dos, et précipitamment regagna sa chambre. Il sentait des larmes chaudes lui jaillir des yeux et il avait honte de sa faiblesse.

Et dans le fait, que lui importait la conduite de cette jeune fille! Qu'était-elle dans sa vie? Est-ce que la veille encore il n'eût pas haussé les épaules si on lui eût dit qu'il l'aimait!

—Elle est partie, se répétait-il. Eh bien! bon voyage!

Mais il avait beau se dire cela, d'un accent délibéré, et même chercher dans son esprit des plaisanteries pour se remonter, il sentait son cœur se serrer et une tristesse noire l'envahir. Des regrets mal définis le poignaient en même temps qu'il avait des tressaillements de colère. Il songeait qu'il avait été bien naïf de s'en laisser imposer par les grands airs de cette demoiselle, qui en définitive ne valait pas mieux que les autres. Il se disait qu'elle ne l'eût pas accueilli si durement, s'il eût été riche, s'il eût eu des toilettes et des chevaux à lui offrir.

Enfin, il avait pris la résolution de n'y plus penser—une de ces belles résolutions qu'on prend toujours et qu'on ne tient jamais, quand, la nuit venant, il descendit pour se rendre rue Saint-Gilles, dîner.

Mais, ainsi qu'il lui arrivait souvent, il s'arrêta au café qui touche à l'Hôtel des Folies, et, s'attablant sur la terrasse, il se fit servir une consommation.

Il «battait» son absinthe, selon l'expression consacrée, c'est-à-dire qu'il versait l'eau dans le verre d'assez haut et par à-coups, de façon à bien brouiller la liqueur et à lui donner cette apparence nauséabonde qui est la joie des amateurs, lorsque, tout à coup, il vit arriver au grand trot, et s'arrêter court, la voiture du matin.

Mlle Lucienne en descendit lentement, traversa le trottoir et s'enfonça dans l'étroit corridor de l'hôtel.

Presque aussitôt, la voiture, tournant bride, repartit.

—Qu'est-ce que cela signifie? pensait Maxence, qui en oubliait d'avaler son absinthe.

Il se perdait en conjectures absurdes, quand au bout d'un quart d'heure environ, il vit reparaître la jeune fille.

Déjà elle avait dépouillé sa belle toilette et repris sa petite robe de laine noire. Elle avait un panier au bras et se dirigeait vers la rue Charlot.

Sans plus de réflexions, Maxence se leva brusquement et se mit à la suivre en prenant bien ses précautions pour qu'elle ne l'aperçût pas.

Elle tourna rue Charlot, traversa la rue Turenne, et enfin, au coin de la rue de Saintonge, elle entra dans la boutique d'une espèce de marchand de vins-traiteur, où se lisait sur une grande pancarte: Ordinaire à toute heure à 40 centimes.—œufs durs et salade de saison.

S'étant avancé sournoisement, Maxence vit Mlle Lucienne tirer de son panier une boîte de fer-blanc, et y faire verser ce qu'on appelle un ordinaire: un quart de litre de bouillon, un morceau de bœuf de la grosseur du poing et quelques légumes. Elle fit ensuite emplir à demi, de vin, une petite bouteille, paya, et sortit, de cet air de dignité grave qui lui était habituel.

—Singulier dîner! murmurait Maxence, pour une femme qui tout à l'heure s'étalait dans un équipage de cinq cents louis...

De ce moment elle devint sa préoccupation unique, l'obsession de sa pensée. Une passion qu'il ne discutait plus s'infiltrait comme un poison subtil jusqu'aux dernières fibres de son être. Où cela le conduirait-il? Déjà il ne se le demandait plus. Il se tenait pour heureux les jours où, après une longue faction, il avait réussi à entrevoir cette singulière jeune fille.

C'est qu'après cette expédition si extraordinaire, elle semblait avoir repris son train de vie habituel. Dès le matin elle partait, pour ne plus revenir que le soir très-tard.

La Fortin en était confondue.

—Elle se sera montrée trop exigeante, disait-elle à Maxence, et l'affaire aura manqué.

Lui ne répondait pas. Les insinuations de l'honorable gérante lui faisaient horreur, et cependant il ne cessait de se répéter qu'il fallait être naïf jusqu'à la stupidité pour croire un instant à la sagesse de cette demoiselle. Que n'eût-il pas donné pour la questionner! Mais il n'osait. Souvent, il s'armait de courage, et la guettait sur l'escalier; mais dès qu'elle arrêtait sur lui son grand oeil noir tranquille, toutes les phrases qu'il avait préparées s'envolaient de son cerveau, sa langue se collait contre son palais, et c'est bien juste s'il arrivait à balbutier un timide:

—Bonjour, mademoiselle!...

Il en pleurait de dépit, de découragement et de désirs, se disant que puisqu'il était à ce point ridicule et pusillanime, le plus court était de quitter l'Hôtel des Folies.

Mais un soir:

—Eh bien! lui dit la Fortin, tout est raccommodé, à ce qu'il paraît. La belle voiture est encore venue chercher notre jeune fille...

Maxence l'eût battue.

—Serez-vous donc bien avancée, répondit-il, quand Lucienne aura mal tourné?

L'oeil jaune de l'honorable gérante s'illumina, et avec un mauvais sourire:

—Ça fait toujours plaisir, grommela-t-elle, d'en avoir une de plus à faire damner les hommes. C'est ces filles-là qui nous vengent, nous autres, pauvres bêtes d'honnêtes femmes.

La suite sembla d'abord justifier les plus fâcheuses prévisions. Trois fois, cette semaine, Mlle Lucienne, selon l'expression de la Fortin, sortit en grand tralala.

Mais comme toujours elle rentrait, et que sitôt rentrée elle reprenait son éternelle robe de laine:

—C'est à n'y rien comprendre, se disait Maxence. N'importe! j'en aurai le cœur net.

Il demanda en effet et obtint un congé, et dès le lendemain il s'établissait en embuscade derrière la vitre du café voisin. Le premier jour, il perdit ses peines. Mais le second, sur les trois heures, le fameux huit-ressorts parut.

Et quelques instants plus tard Mlle Lucienne y prenait place...

Sa toilette était plus riche encore que la première fois, et si éclatante, qu'elle fit presque scandale, pendant le temps qu'elle mit à traverser le trottoir et à s'installer sur les coussins.

Déjà Maxence s'était élancé sur le boulevard.

Avisant un fiacre vide, il y monta.

—Vous voyez cet équipage? dit-il au cocher. Où qu'il aille, il faut le suivre. Il y a dix francs de pourboire.

—Connu! répondit le cocher, en fouettant son cheval.

Et il avait raison de fouetter. C'est au grand trot que les chevaux qui emportaient la jeune fille descendirent le boulevard jusqu'à la Madeleine, suivirent la rue Royale et traversèrent la place de la Concorde. Mais en s'engageant dans l'avenue des Champs-Élysées, ils prirent le pas.

On était à la fin de septembre, et il faisait une de ces radieuses journées d'automne, qui sont un dernier sourire du ciel bleu et la dernière caresse du soleil.

Il y avait des courses au bois de Boulogne.

C'est par cinq ou six de front que les équipages remontaient la chaussée. Les contre-allées étaient envahies par les promeneurs. Et sur le bord du trottoir, dans des chaises, les flâneurs alignés respiraient la brise tiède en regardant passer le monde.

Jamais à voir tout ce mouvement, ce luxe, ce bruit, cet entrain de plaisir, on ne se fût douté qu'on venait de traverser les terribles années de 1870 et de 1871. On eût été tenté de croire à un cauchemar sinistre, si on n'eût aperçu, n'attestant que trop la réalité des désastres, d'un côté, la silhouette des Tuileries incendiées, de l'autre les échafaudages des ouvriers occupés à réparer l'Arc-de-Triomphe...

Du fond de son fiacre, Maxence ne perdait pas de vue Mlle Lucienne.

Elle faisait sensation, évidemment.

Les hommes s'arrêtaient pour la regarder, d'un air d'admiration ébahie, les femmes se penchaient hors de leur voiture pour la mieux voir.

—Où va-t-elle ainsi? se demandait Maxence.

Elle se rendait au bois, et bientôt sa voiture s'engagea dans l'interminable file des voitures qui tournaient au pas dans la grande allée.

Suivre à pied devenait plus simple. Maxence envoya son fiacre l'attendre à quelque distance, et s'engagea dans l'allée des piétons qui serpente autour des lacs.

Il n'y avait pas fait cinquante pas qu'il s'entendit appeler.

Il se retourna, et à deux longueurs de canne, aperçut M. Saint-Pavin et M. Costeclar.

C'est à peine si Maxence connaissait M. Saint-Pavin pour l'avoir vu trois ou quatre fois rue Saint-Gilles, et il exécrait M. Costeclar.

Pourtant, il avança.

La voiture de Mlle Lucienne était prise dans la file, il était certain de la rejoindre quand bon lui semblerait, et il se trouvait dans une de ces dispositions d'esprit où toute occasion paraît bonne d'échapper à ses réflexions, où on découvre du charme au visage d'un ennemi, où on écoute avec intérêt l'inepte bavardage d'un sot.

—C'est un miracle, que de vous rencontrer ici, mon cher Maxence!... s'écria M. Costeclar, assez haut pour faire tourner la tête à plusieurs personnes.

Occuper autrui de soi, quand même et à n'importe quel prix, était la grande préoccupation de M. Costeclar.

On le devinait rien qu'à sa mise, à la cambrure de son chapeau, aux rayures éclatantes de sa chemise, à son col ridicule, à ses manchettes exagérées, à ses bottes, à ses gants, à sa canne, à tout enfin!...

—Si vous nous voyez sur nos jambes, ajouta-t-il, c'est que nous avons tenu à marcher un peu. Ordonnance du docteur, mon très-cher! Ma voiture est là-bas, tenez, derrière ces arbres; reconnaissez-vous mes pommelés?...

Et il tendait sa canne dans la direction, comme s'il se fût adressé non pas seulement à Maxence, mais à tous les gens qui passaient.

—C'est bon, va! on sait que tu as une voiture, interrompit M. Saint-Pavin.

Le directeur du Pilote financier était le vivant contraste de son compagnon.

Encore plus débraillé que M. Costeclar n'était tiré à quatre épingles, il étalait cyniquement une cravate roulée en corde sur une chemise de deux ou trois jours, une redingote toute blanche de duvet et de peluche, des bottines boueuses, bien qu'il n'eût pas plu depuis plusieurs jours, et de grandes mains rouges d'une surprenante malpropreté.

Il n'en était que plus fier. Et c'est crânement qu'il portait sur l'oreille un chapeau que n'avait pas touché la brosse depuis le jour où il était sorti du magasin du chapelier.

—Ce diable de Costeclar, poursuivit-il, il ne veut pas croire qu'il y a en France un certain nombre de gens qui vivent et qui meurent sans avoir eu jamais ni coupé, ni cheval, ce qui est avéré, cependant. Ces fils de famille qui ont trouvé dans leurs langes cinquante ou soixante mille livres de rentes sont tous les mêmes...

L'intention blessante était manifeste, mais M. Costeclar n'était pas homme à se fâcher de si peu.

—Tu es de méchante humeur, mon très-cher, dit-il. Le directeur du Pilote financier eut un geste menaçant.

—Eh bien! oui, répondit-il, je suis de mauvaise humeur, comme un homme qui depuis dix ans bat la grosse caisse à la porte de toutes vos sacrées baraques financières, et qui ne fait pas ses frais. Oui, voilà dix ans que je m'enroue à clamer votre boniment: «Entrez, mesdames et messieurs, et pour chaque pièce de vingt sous que vous nous confierez, nous vous rendrons un écu de six francs... Entrez, suivez le monde, passez au bureau, voilà l'heure et le moment!...» On entre, on passe au bureau, vous recevez des montagnes de pièces de vingt sous, vous ne rendez jamais rien, ni écus de six francs ni seulement un centime, le tour est fait, le public est refait, vous roulez voiture, vous suspendez des diamants aux oreilles de vos maîtresses... et moi, l'organisateur du succès, moi dont les réclames fouillent les poches les mieux closes et font tressaillir les vieux louis jusqu'au fond des bas de laine, j'en suis réduit à faire ressemeler mes bottes. Vous me marchandez mon existence! Vous rechignez dès que je vous parle de payer les grosses caisses crevées à votre service...

Il parlait si haut, que trois ou quatre curieux s'étaient arrêtés.

Mais que lui importait!

Et de son terrible accent gascon:

—Mais j'en ai assez, continua-t-il, de ce métier de dupe! Et un de ces quatre matins, au lieu de ces blagues qui ont fait votre fortune, je vais me mettre à imprimer la vérité toute vive et toute nue. Ah! vous ne voulez pas me payer! Eh bien! le public me payera, lui, pour savoir au juste ce que sont toutes vos boutiques, et ce qu'il risque à s'y aventurer!

Sans être un grand clerc, Maxence comprenait fort bien qu'il était arrivé au plus fort d'une âpre discussion d'argent entre ces deux messieurs.

Serré de trop près, et croyant ainsi gagner du temps, M. Costeclar l'avait appelé, mais l'autre n'était pas d'un caractère à se laisser fermer la bouche par un tiers...

Saluant donc:

—Excusez-moi, messieurs, dit le jeune homme, de vous avoir interrompus...

Mais M. Costeclar le retint.

—Je ne vous lâche pas, déclara-t-il, vous allez venir avec nous prendre un verre de madère à la Cascade...

Et s'adressant au directeur du Pilote:

—Allons, tais-toi, lui dit-il, tu auras ce que tu demandes.

—Vrai?

—Tu as ma parole.

—J'aimerais mieux un petit bout d'engagement.

—Je te le signerai ce soir.

—Oh! alors, en avant les grands moyens! Tu me diras des nouvelles de mon numéro de dimanche.

La paix était faite, et c'est le plus amicalement du monde que ces messieurs continuèrent leur promenade le long de l'allée des piétons.

—Ainsi, disait M. Costeclar à Maxence, vous ne venez pas souvent au bois?...

—Jamais. Je n'en ai ni le temps ni les moyens...

—Eh bien! c'est un tort, interrompit M. Saint-Pavin.

Et s'arrêtant brusquement:

—Oui, c'est un tort, insista-t-il, car le spectacle est curieux et vaut la peine d'être médité. Regardez bien, monsieur Favoral, et de tous vos yeux! Regardez-moi ces voitures de toutes sortes, ces livrées, ces cavaliers, ces chevaux, ces femmes en toilettes magnifiques, tout ce luxe, tout cet étalage!... C'est ici que se dépense une bonne partie de cet argent des autres qu'on se dispute si chaudement à la Bourse. C'est ici, que moi qui suis un philosophe, je viens chercher le pourquoi d'un tas de petites infamies, le secret de filouteries inexplicables, la raison de ces ruines soudaines dont vous parlent les journaux... C'est ici que les heureux du jeu s'étalent et brillent... C'est pour s'y étaler et y briller qu'on joue... Demandez à Costeclar pourquoi il va fonder une société au capital de je ne sais combien de millions? Il vous répondra que c'est pour construire un chemin de fer. Eh bien! pas du tout. C'est pour avoir la gloire de payer cette Victoria à caisse bleue, tenez, là-bas, à la demoiselle qui s'y vautre, et qui n'est autre que Jenny Fancy. Elle n'est plus jeune, vous le voyez, ni jolie, ni gracieuse; elle est plus sotte que vous ne le sauriez imaginer... Mais elle est illustre. Elle a été la maîtresse du comte Hector de Trémorel, qui s'est suicidé, après avoir empoisonné un de ses amis et assassiné la veuve de cet ami, qu'il avait épousée...

La Victoria à caisse bleue passait.

Du haut des coussins, Mme Fancy adressa à M. Costeclar un geste amical.

Et lui:

—Tu as beau plaisanter, dit-il à Saint-Pavin, Fancy est encore une des femmes les plus remarquables de Paris...

—Combien te coûte-t-elle? ricana le directeur du Pilote.

Et tout de suite, s'adressant à Maxence:

—Ouvrez les yeux et les oreilles, continua-t-il, soyez juge, et dites-moi si Fancy n'a pas ici des rivales dont les titres priment les siens. Par exemple, c'est pour cette blonde si maigre, là, dans ce huit ressorts, que le notaire Couquart s'est brûlé la cervelle, après avoir raflé un million à ses clients. C'est pour cette autre si plâtrée que d'Ernauton a tué son beau-frère en duel. Cette petite brune a mangé huit cent mille francs en deux ans à ce pauvre Sariges, qui est maintenant au bagne. Voici Flora, qui donnait à jouer chez elle, et qui faisait tricher son amant, le petit Rû de Modane, qui doit faire à cette heure des chaussons de lisière dans quelque maison centrale. Voici encore Mme de Chanclos, dont le vrai nom est Eulalie Trottignon, pour qui deux commis bijoutiers dévalisaient leur patron, et la Gipsy qui est en train de ruiner notre ami Courmache, et la Nina, qui ruinera notre ami Doulevent...

Les voitures incessamment se succédaient et à toutes ces dames,—la fine fleur, disait-il, M. Costeclar adressait son plus gracieux sourire.

Et, par moments, prenant la parole à son tour:

—Voici, disait-il, la comtesse de Lagors et Mme de Chandornay,—et il saluait. Voici Mme de Manosque, dont le mari voyage en Allemagne pour insuffisance d'actif,—et il resaluait. Voici miss Gool, la fille de cet Américain si riche qui, donnant un bal, dernièrement, au Grand-Hôtel, avait écrit de sa main, au bas des invitations: «Si quelque dame a besoin de fonds pour sa toilette, elle peut, avec la présente, se présenter à la caisse, et il sera fait droit à sa demande...»

M. Saint-Pavin se frottait les mains.

—Et plusieurs dames se sont présentées à la caisse, ricana-t-il, Gool me l'a dit...

—Voici encore, continuait M. Costeclar, Mme Firmin, la femme du banquier, et Mlle Marcolet, la fille du marchand de brevets, et là-bas, dans cette voiture, avec ces deux grands valets de pied, Mme et Mlle de Thaller...

Mais il s'interrompit, se haussa sur ses pieds, et tout à coup:

—Sacrebleu! la belle personne! s'écria-t-il.

Sans trop d'affectation, Maxence recula d'un pas. Il se sentait rougir jusqu'aux oreilles et tremblait qu'on ne remarquât sa rougeur soudaine et qu'on ne l'interrogeât.

C'est que c'était Mlle Lucienne qui provoquait ainsi le bruyant enthousiasme de M. Costeclar. Une fois déjà elle venait de faire le tour du lac, et elle continuait sa promenade circulaire.

—Positivement, approuva le directeur du Pilote financier, elle est un peu mieux que toutes ces dames que nous venons de voir passer...

Pour un peu, M. Costeclar se serait arraché les cheveux.

—Et je ne la connais pas! poursuivait-il. Une femme adorable se promène au bois, et je ne sais pas qui elle est! C'est ridicule et prodigieux! Qui nous renseignera?...

A une petite distance, se tenaient groupés quelques hommes qui, eux aussi, venaient de mettre pied à terre pour se dégourdir les jambes.

Ils étaient là aux premières loges, et le chapeau sur l'oreille, le cigare aux dents et le lorgnon à l'oeil. impertinents, contents de soi, tantôt ricanant et tantôt saluant jusqu'à terre, ils regardaient ce défilé qui semblait ne pas devoir finir et cette exhibition d'équipages et de toilettes.

—Ce sont des amis, dit M. Costeclar à Maxence et à Saint-Pavin, approchons.

Ils approchèrent, et tout de suite, avec cette désinvolture qui le distinguait:

—Qui est celle-là? interrogea M. Costeclar, cette brune, là-bas, dont la voiture suit celle de la baronne de Thaller?

Un vieux jeune homme aux cheveux rares, à la barbe teinte et au sourire impudent, lui répondit:

—Voilà justement ce que nous sommes en train de nous demander. Personne de nous encore ne l'avait vue.

—Pardon, interrompit un autre, je viens de vous dire que je l'ai aperçue avant-hier.

—Et vous savez qui elle est?

—Non.

—Alors, nous n'en sommes pas plus avancés, dit un petit jeune homme à tournure prétentieuse. Ce doit être une étrangère, une Espagnole... Qu'en pensez-vous, vicomte?

Le vicomte était un grand garçon d'une surprenante maigreur. Ses habits, sur son corps, flottaient comme des hardes qu'on a mises sécher le long d'une perche.

—Une Espagnole ne serait pas si blanche, répondit-il. Je n'ai vu ce teint éblouissant qu'aux brunes des pays du Nord, aux Suédoises, par exemple.

—Peut-être est-ce une Suédoise? Le vieux beau hocha la tête.

—Une étrangère, déclara-t-il sentencieusement, ne serait pas seule dans sa voiture. Elle aurait, avec elle, un père ou un mari, une parente, une amie, quelqu'un enfin...

—Baste! interrompit M. Costeclar, c'est simplement quelque femme de la société...

—Avec cette toilette? fit M. Saint-Pavin.

—Pardon!... je la trouve délicieuse...

—Naturellement, puisqu'elle tire l'oeil à cent pas. Mais c'est pour cela, précisément, que jamais une femme comme il faut ne l'étalerait dans une voiture de louage...

Maxence tressaillit.

—Quoi! c'est une voiture de louage? s'écria-t-il.

D'un air de dédaigneuse surprise, les autres le regardèrent, le toisant du bout des bottes jusqu'à l'extrémité du chapeau.

—Comment! vous n'avez pas reconnu un huit ressorts de chez Brion? lui dit M. Costeclar. Où diable aviez-vous la tête!

Mais le maigre vicomte était l'oracle de cette intéressante société.

—Ne vous creusez pas la cervelle, mes très-chers, reprit-il, c'est une femme qu'on lance, tout simplement. Et si elle est adroite, elle a d'assez jolis yeux pour faire sa fortune et celle des honnêtes gens qui spéculent sur sa beauté, et qui lui avancent sa voiture et ses toilettes...

—J'en aurai, sacrebleu! le cœur net! interrompu M. Costeclar. J'ai un domestique intelligent...

Déjà il s'élançait vers l'endroit où stationnait son coupé; le vieux beau le retint.

—Ne vous dérangez pas, cher ami, fit-il d'un ton goguenard. J'ai aussi un domestique qui n'est pas une bête, et voici un quart d'heure qu'il a mes ordres.

Tous les autres éclatèrent de rire.

—Distancé, Costeclar! s'écria M. Saint-Pavin, qui, malgré le débraillé de sa mise et le cynisme de ses façons, semblait on ne peut mieux accepté.

Personne plus ne faisait attention à Maxence; il en profita pour s'esquiver sans le moindre souci de ce que penserait M. Costeclar.

Il avait bien eu un moment la pensée de prendre la défense de Mlle Lucienne; il avait été retenu par la peur du ridicule et aussi par cette conviction que le vicomte n'avait que trop raison.

Est-ce que toutes les apparences n'étaient pas contre elle?

Comment expliquer autrement que par d'inavouables espérances, sa présence au bois, à cette heure, avec cette toilette tapageuse, dans cette voiture de louage?

Ainsi, son existence de privations n'était qu'un calcul; sa sagesse, qu'une spéculation. Elle était comme toutes les autres, plus prudente seulement, et plus patiente; et froidement, sans l'excuse de la passion ni de l'entraînement, elle attendait, elle épiait l'occasion de faillir fructueusement.

—Ah! la misérable! se disait Maxence, outré de colère, comme si elle l'eût trahi, et suivant du regard sombre de l'envie tous ces jeunes gens qui passaient à cheval, des jeunes gens riches, et parmi lesquels, pensait-il, Mlle Lucienne ne demanderait pas mieux que de choisir...

Mais il arrivait à l'allée où l'attendait son fiacre:

—Où allons-nous, bourgeois? lui demanda le cocher, tout en se hâtant de retirer à son cheval sa musette d'avoine.

Maxence hésita. Qu'avait-il de mieux à faire que de rentrer? Il avait voulu savoir, il savait, croyait-il. Et cependant:

—Nous allons, répondit-il, attendre la voiture de tantôt, et la suivre au retour.

Il n'en apprit pas davantage.

C'est au boulevard du temple, à l'Hôtel des Folies, directement, que se fit ramener Mlle Lucienne. Et de même que l'autre fois, elle se hâta de reprendre son éternelle robe noire, et Maxence la vit aller chercher son modeste dîner chez le petit traiteur de la rue Saintonge.

Mais il vit autre chose encore:

Presque sur les pas de la jeune fille, un domestique s'enfonça dans le corridor de l'hôtel, et ne se retira qu'après être resté un gros quart d'heure en grande conférence avec la Fortin.

—C'est fini, pensa le pauvre garçon, Lucienne ne sera pas longtemps ma voisine.

Il se trompait. Un mois s'écoula sans amener aucun changement. Comme par le passé, la jeune fille partait tôt, rentrait tard, et tous les dimanches restait seule enfermée dans sa chambre. Une ou deux fois la semaine, quand le temps était beau, la voiture de chez Brion venait la prendre sur les trois heures et la ramenait à la nuit.

Si bien que ne sachant plus qu'imaginer, Maxence, désespérément se raccrochait aux plus folles conjectures, lorsqu'un soir, c'était le 31 octobre, comme il rentrait se coucher, il entendit de grands éclats de voix dans le bureau de l'hôtel.

Poussé par une instinctive curiosité, il s'avança sur la pointe du pied, de façon à bien voir et à bien entendre.

Les époux Fortin et Mlle Lucienne étaient en grande discussion.

—C'est se moquer, clamait l'honorable gérante, et je prétends être payée...

Mlle Lucienne était fort calme.

—Eh bien! répondait-elle, est-ce que je ne vous paie pas? Est-ce que ne voici pas 40 francs, 30 francs d'avance pour ma chambre et 10 à valoir sur l'arriéré?

—Je ne veux pas de vos dix francs.

—Que voulez-vous donc?

—Tout: les cent cinquante francs que vous me devez encore.

La jeune fille haussa les épaules.

—Vous oubliez nos conventions, prononça-t-elle.

—Nos conventions?...

—Oui. Lorsque le calme a été rétabli dans Paris, il a été entendu que chaque mois je vous donnerais dix francs sur l'arriéré. Tant que je vous les donne, vous n'avez rien à me réclamer.

Cramoisie de colère, la Fortin s'était dressée sur ses jambes.

—Autrefois, interrompit-elle, je croyais avoir affaire à une pauvre ouvrière, à une honnête fille...

Mlle Lucienne ne daigna pas relever l'insulte.

—Je n'ai pas la somme que vous me demandez, fit-elle froidement.

—Eh bien! vociféra l'autre, tu iras les demander à ceux qui te paient des voitures, coquine! A ceux qui te donnent des toilettes qui affichent ma maison, coureuse!...

Toujours aussi impassible, la jeune fille au lieu de répondre, allongea la main vers le tableau où était accrochée sa clef.

Mais le sieur Fortin lui arrêta le bras, et ricanant:

—Ah! mais non! fit-il! Pas d'argent, pas de clef! Quand on ne paie pas son hôtel, on couche dehors, ma biche!

Maxence, le matin même, avait touché son mois, et il sentait, en quelque sorte, tressaillir dans sa poche deux cents francs en beaux billets de cinq francs.

Obéissant à une inspiration soudaine, il ouvrit brusquement la porte du bureau:

—Voilà votre argent, misérables! cria-t-il.

Et, jetant cent cinquante francs sur la table, il se retira.




XXVII



Il y avait, à ce moment, près d'un mois que Maxence n'avait adressé la parole à Mlle Lucienne. Il n'osait plus. Et pour s'excuser, à ses yeux, d'une timidité dont il enrageait, ne pouvant la surmonter, il se disait: «A quoi bon!»

Entre elle et lui, l'après-midi du bois de Boulogne avait creusé un abîme.

Tourmenté de la honte imbécile d'être pauvre, il se persuadait qu'elle le méprisait de sa pauvreté.

Il s'obstinait à l'épier, c'était plus fort que lui, mais autant qu'il le pouvait, il l'évitait. Il se défendait même de prononcer son nom devant la Fortin, depuis le jour où l'estimable gérante de l'Hôtel des Folies qui pénétrait bien son secret, lui avait dit en ricanant:

—Eh bien! vous êtes encore naïf, vous!

Quand la raison reprenait le dessus:

—Je serai désespéré, pensait-il, le soir où elle ne rentrera pas, et cependant ce sera un grand bonheur pour moi, le plus grand que je puisse souhaiter!

Seulement, il était rare que la raison reprît le dessus, et son temps se passait à chercher des explications à la conduite de cette fille étrange, qui, sous sa robe de laine, avait les hauteurs d'une grande dame, explications bizarres et compliquées de ces circonstances mystérieuses comme on en voit dans les drames.

Puis, il se délectait à imaginer entre elle et lui des sujets de confidence et de rapprochement, de ces facilités comme jamais le hasard ne manque d'en fournir à la passion attentive, et de ces événements qui lui permettraient de sortir de l'ombre et de se créer des droits par quelque grand service rendu.

Mais jamais il n'avait osé souhaiter une occasion plus propice que celle qu'il venait de saisir.

Et cependant, une fois remonté à sa chambre, c'est à peine s'il osait s'applaudir de la promptitude de sa décision.

Si peu clairvoyant qu'il fût, il l'était encore assez pour avoir discerné l'excessive fierté de Mlle Lucienne et combien son caractère était ombrageux.

—Elle est capable de m'en vouloir de mon intervention, songeait-il.

La soirée étant très-froide, il avait allumé une flambée, et assis au coin du feu, agité de vagues espérances, il attendait.

Il lui semblait que sa voisine ne pouvait se dispenser de venir le remercier, et il tendait l'oreille à tous les bruits de l'hôtel, tressaillant au craquement des pas dans l'escalier et au claquement des portes.

Dix fois au moins, il alla, sur la pointe du pied, se pencher à la fenêtre du palier pour s'assurer qu'il n'y avait pas de lumière chez Mlle Lucienne.

A onze heures, elle n'était pas encore rentrée, et il délibérait s'il ne descendrait pas aux informations quand on frappa à sa porte.

—Entrez! cria-t-il, d'une voix étranglée par l'émotion.

Mlle Lucienne entra.

Elle était quelque peu plus pâle que de coutume, mais calme et imperturbablement maîtresse de soi.

Ayant salué, sans la plus légère nuance d'embarras, elle déposa sur la cheminée les trente billets de cinq francs que Maxence avait jetés aux époux Fortin, et de l'accent le plus naturel:

—Voici vos cent cinquante francs, monsieur, prononça-t-elle. Je vous suis plus reconnaissante que je ne saurais l'exprimer de l'empressement que vous avez mis à me les prêter, mais je n'en avais pas besoin.

Il s'était levé et faisait à son sang-froid le plus énergique appel.

—Cependant, commença-t-il, d'après ce que j'ai entendu...

—Oui, interrompit-elle, la Fortin et son mari essayaient de m'effrayer, mais ils perdaient leur temps. Lorsque après la Commune, j'ai arrêté avec eux la façon dont je m'acquitterais, les estimant à leur juste valeur, je leur ai fait écrire et signer nos conventions. Étant en règle, j'aurais su leur résister, et je leur résistais, quand vous leur avez jeté ces cent cinquante francs. Ayant mis la main dessus, ils prétendaient les garder. C'est ce que je ne devais pas souffrir. Ne pouvant les leur reprendre de vive force, je me suis immédiatement rendue chez le commissaire de police. Il était à son bureau, par bonheur. C'est un honnête homme, qui une fois déjà, m'a tirée d'un mauvais pas. Il a bien voulu m'écouter et mes explications l'ont touché. Si insolite que fut l'heure, il a endossé son pardessus et il est venu avec moi trouver nos hôteliers. Et après les avoir contraints de me restituer votre argent, il leur a signifié, sous peine de s'exposer à toute sa sévérité, d'avoir à respecter nos conventions.

Maxence était émerveillé.

—Comment! fit-il, vous avez osé?...

—N'étais-je pas dans mon droit?

—Oh! mille fois! seulement...

—Quoi? Mon droit serait-il moins respectable parce que je ne suis qu'une femme, et parce que je n'ai personne qui me protége, serais-je hors la loi et d'avance condamnée à subir les iniques fantaisies du premier misérable venu? Non, Dieu merci! Et me voilà tranquille, désormais. Des gens comme les Fortin, qui vivent on ne sait de quels trafics honteux, ont trop à craindre de la police pour oser me molester encore.

Le ressentiment de l'injure se lisait dans ses grands yeux noirs et un amer dégoût contractait ses lèvres.

—Du reste, ajouta-t-elle, le commissaire n'a pas eu besoin de mes explications pour comprendre à quelles abjectes inspirations obéissaient les Fortin. Les misérables avaient en poche l'argent de leur infamie. En me refusant ma clef, en me jetant sur le pavé à dix heures du soir, ils espéraient me réduire à implorer l'assistance du lâche qui payait leur odieuse trahison. Et on sait le prix que les hommes exigent du plus léger service qu'ils rendent à une femme!...

Maxence pâlit. L'idée lui traversa l'esprit que c'était à lui, peut-être, que cette dernière phrase s'adressait.

—Ah! je vous le jure, s'écria-t-il, c'est sans arrière-pensée que j'ai essayé de vous venir en aide. Vous ne me devez pas même un remerciement...

—Je ne vous en remercie pas moins, dit-elle doucement, et du plus profond de mon cœur...

—C'était si peu chose!

—L'intention seule fait la valeur du service, mon voisin. Et d'ailleurs, ne dites pas que cent cinquante francs ne sont rien pour vous... peut-être ne gagnez-vous pas beaucoup plus chaque mois.

—Je l'avoue, fit-il, en rougissant un peu.

—Vous voyez donc bien! Non, certes, ce n'est pas à vous que s'adressaient mes paroles, mais à l'homme qui a payé la Fortin. Il attendait sur le boulevard le résultat de la manœuvre qui allait, pensait-il, me mettre à sa discrétion. Bien vite il est venu à moi, lorsque je suis sortie, et jusqu'au bureau du commissaire de police, il m'a poursuivie comme il me poursuit partout, depuis un mois, de ses galanteries écœurantes et de ses dégradantes propositions.

L'oeil étincelant de colère:

—Ah! si j'avais su! s'écria Maxence. Si vous m'aviez dit un mot!...

Elle sourit de sa véhémence.

—Qu'eussiez-vous fait? Donne-t-on de l'intelligence aux imbéciles, du cœur aux lâches, de la délicatesse aux goujats?...

—J'aurais châtié le misérable insulteur...

Elle eut un geste d'insouciance superbe:

—Baste! interrompit-elle, est-ce que les insultes me touchent, est-ce que je n'y suis pas tellement accoutumée que je ne les sens plus! J'ai dix-huit ans, je n'ai ni famille, ni parents, ni amis, ni personne au monde qui sache seulement que j'existe, et je vis de mon travail. Voyez-vous d'ici les humiliations de chaque jour! Depuis l'âge de huit ans je gagne le pain que je mange, la robe que j'ai sur le dos et le loyer du taudis où je couche. Comprenez-vous ce que j'ai enduré, à quelles ignominies j'ai été exposée, quels piéges m'ont été tendus, et comment il m'est arrivé de ne devoir mon salut qu'à la force brutale? Et cependant, je ne me plains pas, puisqu'à travers tout, j'ai pu garder la fierté de moi et rester sage quand même!

Elle riait d'un rire qui avait quelque chose de farouche.

Et comme Maxence la considérait d'un air d'ébahissement immense:

—Cela vous paraît drôle, reprit-elle, ce que je vous dis là. Une fille de dix-huit ans, sans le sou, libre comme l'air, très-jolie, en plein Paris, être sage! Vous n'y croyez sans doute pas, ou si vous y croyez, vous vous dites: «La belle fichue avance!» Et, vrai, vous avez raison, car je vous demande un peu à qui cela importe? si je travaille seize heures par jour pour rester honnête, qui m'en sait gré et qui m'en estime? Eh bien! c'est une idée à moi! Et n'allez pas vous imaginer que ce sont les scrupules qui me retiennent, ou la timidité ou l'ignorance.

Ah! bien oui! je ne crois à rien, je n'ai peur de rien, et je sais tout ce que peuvent savoir les plus vieux libertins, les plus vicieux et les plus dépravés. Dame! je ne dis pas que je n'ai pas été tentée, quelquefois, quand le soir en revenant de mon ouvrage, j'en voyais qui sortaient du restaurant en toilettes splendides, au bras de leur amant, et qui montaient en voiture pour se rendre au théâtre!... Il y a eu des moments où j'ai eu faim et où j'ai eu froid, et où, faute de savoir où coucher, j'ai erré toute la nuit dans les rues, comme un chien perdu! Il y a eu des heures où il me venait comme des nausées de toute cette misère, et où je me disais que, puisqu'il était dans ma destinée de mourir à l'hôpital, autant valait y aller gaiement!... Mais quoi! il aurait fallu faire trafic de moi, marché de ma personne, me vendre!...

Elle frissonna et d'une voix sourde:

—J'aimerais mieux mourir! dit-elle.




XXVIII



Il était bien difficile de concilier de telles paroles avec certaines circonstances de l'existence de Mlle Lucienne, avec ses promenades autour du lac, par exemple, avec cette voiture de chez Brion qui venait la prendre plusieurs fois la semaine, avec ses toilettes, chaque fois renouvelées, et toujours plus excentriques et plus voyantes.

Mais Maxence n'y songeait pas.

Ce qu'elle lui disait, il le tenait pour absolument vrai et indiscutable.

Et il se sentait pénétré d'une admiration presque religieuse pour cette jeune fille si belle, et d'une énergie toute virile, qui seule dans la vie, à travers les hasards, les tentations et les périls de Paris, avait su se suffire, se protéger et se défendre.

—Et cependant, fit-il, sans vous en douter, vous aviez un ami près de vous!...

Elle tressaillit, et un pâle sourire effleura ses lèvres. Elle n'ignorait pas ce que peut être l'amitié d'un garçon de vingt-cinq ans pour une fille de dix-huit.

—Un ami!... murmura-t-elle.

Sa pensée, Maxence la saisit, et dans toute la sincérité de son âme:

—Oui, un ami, répéta-t-il, un camarade, un frère!...

Et croyant l'émouvoir et gagner sa confiance:

—Je saurais vous comprendre, ajouta-t-il, car moi aussi, j'ai été bien malheureux.

Il s'abusait singulièrement.

Elle le regarda d'un air étonné, et lentement:

—Vous, malheureux! prononça-t-elle; vous qui avez une famille, des parents, une mère qui vous adore, une sœur...

Moins ému, Maxence se fût demandé comment elle savait cela, et il en eût conclu qu'elle s'était préoccupée de lui, puisqu'elle était allée sans doute aux informations.

—Vous êtes un homme, d'ailleurs, poursuivit-elle, et je ne comprends pas qu'un homme se plaigne. N'avez-vous pas la liberté, la force et le droit de tout entreprendre et de tout oser? Le monde n'est-il pas ouvert à votre activité et à votre ambition? Une femme subit sa destinée, un homme fait la sienne.

C'était heurter les plus chères prétentions de Maxence, qui, très-sérieusement, pensait avoir épuisé les rigueurs de l'adversité.

—Il est des circonstances... commença-t-il.

Mais elle haussa doucement les épaules et l'interrompant:

—N'insistez pas, fit-elle, ou je croirais que vous manquez d'énergie. Que parlez-vous de circonstances? Il n'en est pas de si contraires, dont on ne triomphe. Que voudriez-vous donc? Être né avec cent mille livres de rentes, et n'avoir plus qu'à vous laisser vivre au gré de votre caprice de chaque jour, désœuvré, rassasié, à charge à vous-même, inutile ou nuisible à autrui? Ah! moi, si j'étais homme, c'est une destinée plus haute que je rêverais. Je voudrais être né aux Enfants-Trouvés, sans nom, et de par ma volonté, mon intelligence, mon travail, me faire quelque chose et quelqu'un; je voudrais partir de rien et arriver à tout.

D'un mouvement superbe, elle se redressait, les yeux étincelants, les narines frémissantes...

Mais presque aussitôt, baissant la tête:

—Le malheur est que je ne suis qu'une femme, ajouta-t-elle, et vous qui vous plaignez, si vous saviez...

Elle s'assit, et le coude sur la petite table, le front dans la main, elle demeura perdue dans ses méditations, l'oeil fixe, comme si elle eût suivi dans l'espace toutes les phases des dix-huit années de sa vie.

Il n'est pas d'énergie qui ne se détende à un moment donné, pas de volonté qui n'ait son heure de défaillance, et si ferme que fût Mlle Lucienne, et si énergique, elle avait été profondément touchée de l'action de Maxence.

Trouvait-elle donc enfin, sur son chemin, le compagnon que souvent elle avait rêvé, aux heures désespérées de solitude et d'abandon?

Au bout d'un moment, elle releva la tête et, plongeant dans les yeux de Maxence un regard qui le fit tressaillir comme le choc d'une batterie électrique:

—Sans doute, reprit-elle, d'un ton d'insouciance un peu forcé, vous vous dites que vous avez une étrange voisine... Eh bien! comme entre voisins il est bon de se connaître, avant de me juger, écoutez-moi...

La recommandation était inutile. C'est de toute la puissance de son attention que Maxence écoutait.

—C'est dans un village des environs de Paris, à Louveciennes, commença la jeune fille, que j'ai été élevée. Ma mère m'y avait mise en nourrice chez d'honnêtes maraîchers, pauvres et chargés de famille.

Au bout de deux mois, n'entendant pas parler de ma mère, ils lui écrivirent. Elle ne répondit pas.

Ils se rendirent alors à Paris, à l'adresse qu'elle leur avait donnée. Elle venait de déménager et on ne savait ce qu'elle était devenue.

C'était fini, ils n'avaient plus à compter sur un centime pour les soins qu'ils me donnaient. Ils me gardèrent, cependant, se disant qu'un enfant de plus ne les appauvrirait pas beaucoup.

Je ne sais donc rien de mes parents que par ces braves maraîchers, et comme j'étais tout enfant encore, lorsque j'ai eu le malheur de les perdre, tout ce qu'ils m'en avaient appris est resté très-vague dans ma mémoire.

Je me rappelle cependant que, d'après eux, ma mère était une très-jeune ouvrière, d'une rare beauté, et que vraisemblablement elle n'était pas la femme de mon père.

Il me souvient encore que peu de temps avant sa mort, ma bonne maraîchère ayant eu occasion de passer une journée à Paris, elle rentra furieuse, disant qu'elle venait de rencontrer ma mère, en toilette magnifique, étalée dans une superbe voiture à deux chevaux, que c'était invraisemblable, et que cependant c'était vrai, qu'elle en était sûre, qu'elle l'avait très-bien reconnue, et qu'il fallait que ma mère n'eût pas plus de cœur qu'un rocher pour oublier sa fille, alors qu'elle avait fait fortune.

Si on m'a dit autrefois le nom de ma mère ou de mon père, si je l'ai su, je ne me le rappelle plus.

Moi-même, je n'avais pas de nom. Mes parents adoptifs m'appelaient la Parisienne.

Je n'en étais pas moins heureuse chez ces honnêtes gens, et traitée absolument comme leurs propres enfants. L'hiver, ils m'envoyaient à l'école.

L'été, j'aidais à sarcler le jardin, je conduisais un mouton ou deux le long des routes, ou l'on m'envoyait au bois Brûlé, dans la forêt de Marly ou sous les châtaigneraies de la Celle-Saint-Cloud, cueillir des violettes et des fraises qu'une de nos voisines, le dimanche, allait vendre à Bougival.

Ce fut le temps le plus heureux, ou plutôt le seul temps heureux de ma vie, le seul vers lequel se réfugie ma pensée, lorsque je me sens gagnée par le découragement.

Hélas! je n'avais que huit ans, lorsque dans la même semaine, le pauvre maraîcher et sa femme furent emportés presque soudainement par la même maladie: une fluxion de poitrine.

Par une matinée glaciale de décembre, dans cette maison que venait de visiter la mort, nous nous trouvâmes six enfants dont l'aînée n'avait pas onze ans, pleurant de chagrin, de peur, de faim et de froid.

Ni le maraîcher, ni sa femme n'avaient de parents, et ils ne laissaient rien que quelques misérables meubles dont la vente suffit à peine à payer leur enterrement. Les deux plus jeunes enfants furent conduits à l'hospice. Des voisins se chargèrent des autres.

Ce fût une maîtresse blanchisseuse de Marly qui me prit. J'étais très-grande et très-forte pour mon âge, elle fit de moi son apprentie.

Ce n'était pas une méchante femme, et même d'après certains traits qui me reviennent à la mémoire, je serais tentée de croire qu'elle avait bon cœur, mais elle était d'une violence extraordinaire, brutale, et plus dure que son battoir. Elle m'accablait de travail, et d'un travail souvent au-dessus de mes forces.

Cinquante fois le jour, il me fallait aller de la rivière à la maison, portant sur l'épaule d'énormes paquets de serviettes ou de draps mouillés, tordre, étendre, et ensuite courir jusqu'à Rueil chercher le linge sale chez les pratiques.

Je ne me plaignais pas, j'étais déjà trop fière pour me plaindre; mais quand on me commandait quelque chose qui me semblait par trop injuste, je refusais obstinément d'obéir et alors j'étais rouée de coups.

Malgré tout, je me serais peut-être attachée à ma patronne, si elle n'eût pas eu la dégoûtante habitude de boire. Chaque semaine, régulièrement, le jour où elle reportait le linge à Paris, c'était le mercredi, elle s'enivrait.

Et alors, selon qu'avec le vin la gaieté lui montait au cerveau, ou la colère, c'étaient au retour des plaisanteries ignobles ou des scènes atroces.

Quand elle était en cet état, elle me faisait horreur. Et un mercredi, que je laissai trop voir mon dégoût, elle me frappa si rudement qu'elle me cassa le bras.

Il y avait vingt mois que j'étais chez elle.

Le mal qu'elle m'avait fait la dégrisa subitement. Elle eut peur et se mit à m'accabler de caresses, me conjurant de ne rien dire à personne. Je le lui promis et je tins fidèlement parole.

Mais il avait fallu chercher un médecin. La scène avait eu des témoins qui parlèrent. L'histoire se répandit de proche en proche, tout le long de la Seine, jusqu'à Bougival et jusqu'à Rueil.

Si bien qu'un matin, le brigadier de gendarmerie se présenta à la maison, et que je ne sais trop ce qui serait advenu, si je ne lui avais pas soutenu mordieus que c'était en tombant dans l'escalier que je m'étais fait mal.

Ce dont Maxence ne revenait pas, c'était de l'accent naturel et simple de Mlle Lucienne. Nulle emphase. A peine une apparence d'émotion. On eut juré que c'était d'une autre qu'elle disait la vie.

Elle poursuivait cependant:

—Grâce à mes dénégations obstinées, ma patronne ne fut pas inquiétée. Mais la vérité était connue, et sa réputation, qui déjà n'était pas bonne, en devint tout à fait mauvaise. On s'intéressa à moi. Les mêmes gens qui, vingt fois, sans sourciller, m'avaient vue porter des charges de linge à me rompre la poitrine, ce qui était terrible, se mirent à me plaindre prodigieusement d'avoir eu un bras cassé, ce qui n'était rien.

Cela en vint à ce point que plusieurs de nos pratiques s'entendirent pour me faire sortir d'une maison, où, disait-on, je finirais par succomber sous les mauvais traitements.

Et après beaucoup de démarches, on finit par découvrir à La Jonchère une vieille dame israélite, très-riche, veuve et sans enfants, qui consentait à se charger de moi.

J'hésitai d'abord à accepter les offres qui m'étaient faites.

Mais ayant reconnu que ma patronne, depuis qu'elle m'avait blessée, me prenait de plus en plus en aversion, je me décidai à la quitter.

C'est le jour où je fus présentée à ma nouvelle maîtresse, que je découvris que je n'avais pas de nom.

Après m'avoir longuement examinée, tournée et retournée, fait marcher et m'asseoir:

—Maintenant, me demanda-t-elle, comment t'appelles-tu?

J'ouvris de grands yeux, car en vérité, j'étais alors comme une sauvage, n'ayant pas même la plus vague notion des choses les plus simples de la vie.

—Je m'appelle la Parisienne, répondis-je.

Elle éclata de rire, ainsi qu'une autre vieille dame de ses amies, qui assistait à ma présentation, et il me souvient que mon petit orgueil s'offensait beaucoup de leur hilarité. Je croyais qu'elles se moquaient de moi.

—Ce n'est pas un nom, me dirent-elles enfin, c'est un sobriquet...

—Je n'en ai pas d'autre.

Elles parurent confondues, répétant à satiété que c'était inouï, qu'on n'avait pas idée d'une chose pareille dans la banlieue de Paris, et, séance tenante, elles se mirent à me chercher un nom.

—Où es-tu née? me demanda ma nouvelle maîtresse.

—A Louveciennes.

—Eh bien! dit l'autre, il faut l'appeler Louvecienne.

Une longue discussion s'en suivit, qui m'irritait si fort, que j'avais envie de m'enfuir, et enfin il fut convenu que je m'appellerais non pas Louvecienne, mais Lucienne,—et Lucienne je suis restée.

Il ne fut pas question de baptême, puisque ma nouvelle maîtresse était juive.

C'était une femme excellente, bien que le chagrin qu'elle avait ressenti de la perte de son mari eût quelque peu troublé ses facultés.

Dès qu'il fut décidé que je lui restais, elle voulut passer en revue mon trousseau. Je n'en avais pas à lui montrer, ne possédant au monde que les haillons que j'avais sur le dos. Tant que j'étais restée chez ma maîtresse blanchisseuse, j'avais achevé d'user ses vieilles robes et je traînais aux pieds les savates que les ouvrières m'abandonnaient. Jamais je n'avais porté d'autre linge que celui que j'empruntais d'autorité aux pratiques, système économique établi chez beaucoup de blanchisseuses.

Consternée de mon dénuement, ma nouvelle maîtresse envoya chercher une couturière, et lui commanda sur-le-champ de quoi me vêtir et me changer.

Depuis la mort des pauvres maraîchers qui m'avaient élevée, c'était la première fois que quelqu'un s'occupait de moi autrement que pour en tirer un service.

J'en fus émue jusqu'aux larmes, et dans l'excès de ma reconnaissance, il m'eût été doux de mourir pour cette vieille femme si bonne.

Ce sentiment me donna la constance de supporter sans dégoût son caractère. Il était difficile. Elle avait des manies singulières, des fantaisies déconcertantes et des exigences ridicules souvent ou exorbitantes. Je m'y pliais de mon mieux.

Comme elle avait déjà deux domestiques, une cuisinière et une femme de chambre, je n'avais pas, chez elle, d'attributions déterminées. Je l'accompagnais à la promenade et quand elle sortait en voiture, j'aidais à la servir à table et à l'habiller, je ramassais son mouchoir quand il tombait, et surtout je cherchais sa tabatière, qu'elle égarait continuellement.

Ma docilité lui plaisait, elle s'occupa de moi; pour me mettre à même de lui faire la lecture, elle me fit apprendre à lire, car c'est à peine si je connaissais mes lettres. Et le vieux bonhomme qu'elle me donna pour professeur, me trouvant intelligente, se piqua d'amour-propre, et m'enseigna tout ce qu'il savait, j'imagine, de français, de géographie et d'histoire.

La femme de chambre, d'un autre côté, avait été chargée de me montrer à coudre, à broder, et à exécuter tous les petits ouvrages de femme, et elle apportait d'autant plus d'intérêt à ses leçons, que petit à petit elle se débarrassait sur moi du plus ennuyeux de sa besogne.

J'aurais été heureuse, dans cette jolie maison de La Jonchère, si on n'y eût pas trop complétement oublié mon âge. J'étais naturellement sérieuse et réservée, comme tous les enfants qui ont été aux prises avec la misère, mais enfin, je n'avais que douze ans, et je souffrais de toujours vivre entre des vieilles femmes qui, dès que je me permettais un mouvement un peu brusque, me grondaient... Que n'aurais-je pas donné, pour qu'il me fût permis de courir et de jouer avec les fillettes que je voyais passer le dimanche, par bandes, sur la grande route!...

Et cependant, pouvais-je souhaiter une condition meilleure? Non. Et je ne devais pas tarder à l'apprendre cruellement à mes dépens...

De mois en mois, ma vieille maîtresse s'attachait à moi davantage et s'ingéniait à me donner des preuves de son attachement. Je mangeais à table avec elle, au lieu de la servir comme au début. Elle m'avait fait habiller de façon à pouvoir m'emmener et me présenter partout.

Elle s'en allait répétant à tout venant qu'elle m'aimait comme sa fille, qu'elle m'établirait et que bien certainement elle me laisserait une partie de sa fortune.

Elle le disait trop haut, pour mon malheur! Si haut, que la nouvelle s'en alla jusqu'aux oreilles de neveux qu'elle avait à Paris, des hommes de Bourse, que je voyais de temps à autre à La Jonchère.

Ils n'avaient guère fait attention à moi, jusque-là. Ces propos leur ouvrant les yeux, ils discernèrent le chemin que j'avais fait dans la cœur de leur parente, et leur cupidité s'alarma.

Tremblant de voir leur échapper un héritage qu'ils considéraient comme leur, ils se liguèrent contre moi, résolus à couper court aux généreuses velléités de leur tante, en obtenant qu'elle me renvoyât.

Mais c'est en vain que pendant près d'une année leur haine s'épuisa en savantes manœuvres.

L'instinct de la conservation aiguisant ma perspicacité, j'avais pénétré leurs intentions, et je luttais de toutes mes forces. C'était un intérêt dans ma vie. Chaque jour, pour me rendre plus indispensable, j'imaginais quelque nouvelle prévenance.

Ils ne venaient guère à La Jonchère qu'une fois par semaine, j'y étais toujours, je luttais avec succès. A diverses reprises, j'avais entendu ma bienfaitrice leur défendre de lui parler de moi, et même les menacer de leur fermer sa maison, s'ils s'obstinaient à la tourmenter à mon sujet.

Je touchais probablement au terme des tracasseries, quand ma pauvre vieille maîtresse tomba malade. En quarante-huit heures, elle fut au plus mal. Elle gardait toute sa connaissance, mais précisément parce qu'elle avait la conscience du danger, la peur de la mort la rendait folle.

Ses nièces étaient venues s'installer autour de son lit, défense expresse m'était faite d'entrer dans sa chambre, et elle n'osait déjà plus faire prévaloir sa volonté.

Les parents avaient compris leur avantage, et que c'était là une occasion sans pareille d'en finir avec moi.

Gagnés d'avance, évidemment, les médecins déclarèrent à ma pauvre bienfaitrice que l'air de La Jonchère lui était fatal, et que son unique chance de salut était d'aller s'établir à Paris, chez un de ses neveux. On l'y porterait à bras, ajoutaient-ils, elle se rétablirait très-vite et elle irait ensuite consolider sa convalescence dans quelque ville du Midi.

Son premier mot fut pour moi. Elle ne voulait pas se séparer de moi, protestait-elle, et tenait absolument à m'emmener.

Ses neveux gravement lui représentèrent que c'était impossible, qu'il ne fallait pas songer à s'embarrasser de moi, que le plus simple était de me laisser à La Jonchère, et que d'ailleurs ils se chargeaient de me trouver une bonne condition.

La malade lutta longtemps, et avec un courage dont je ne l'aurais pas crue capable. Dix fois, en voyant ce qu'elle souffrait de ce cruel débat, je fus sur le point d'y mettre fin en m'enfuyant. L'amour-propre me retint, et non certes la cupidité.

Mais les autres l'obsédaient. Les médecins ne cessaient de lui répéter qu'ils ne répondaient de rien, si on ne suivait pas leurs avis. Elle avait peur de mourir...

Elle céda en pleurant...

Dès le matin, le lendemain, une sorte de litière portée par huit hommes s'arrêta devant la porte. Ma pauvre maîtresse y fut couchée, et on l'emporta, sans m'avoir permis de l'embrasser une dernière fois.

Deux heures après, la cuisinière et la femme de chambre étaient congédiées.

Quant à moi, le neveu qui avait promis de s'occuper de mon sort, me mit une pièce de vingt francs dans la main, en me disant:

—Voici vos huit jours; faites immédiatement un paquet de vos hardes, et filez!...

Il était bien difficile, il était impossible même, que Mlle Lucienne ne fut pas profondément émue, tandis qu'elle remuait ainsi les cendres de son passé. Il n'en paraissait rien, cependant, et c'est à peine si par moments on pouvait discerner une légère altération de sa voix.

Maxence, lui, eût vainement essayé de dissimuler l'intérêt passionné qu'il prenait à ces confidences inattendues, et à quel point elles le troublaient.

—N'avez-vous donc jamais revu votre bienfaitrice? interrogea-t-il.

—Jamais! répondit la jeune fille. Toutes mes démarches pour arriver jusqu'à elle ont été infructueuses. Elle n'habite plus Paris. Je lui ai écrit, mes lettres sont restées sans réponse. Lui sont-elles parvenues? Je ne le crois pas. Quelque chose me dit qu'elle ne m'a pas oubliée...

Pendant quelques minutes elle garda le silence, comme si elle eût essayé de ressaisir quelque chose des sensations qu'elle avait éprouvées au temps dont elle parlait. Puis:

—C'est ainsi, brutalement, reprit-elle, que je fus chassée. Prier eût été inutile, je le compris, et d'ailleurs je n'ai jamais su implorer personne.

Je me hâtai d'empiler dans deux malles et dans des cartons tout ce que je possédais, tout ce que je tenais de la générosité de ma pauvre maîtresse, et avant le moment fixé, j'étais prête.

Déjà la cuisinière et la femme de chambre s'étaient éloignées. L'homme qui me traitait si cruellement m'attendait.

Il m'aida à transporter dehors, sur la route, mes cartons et mes malles. Après quoi, les volets ayant été tirés, il ferma la porte à double tour et mit la clef dans sa poche.

L'omnibus américain passait. Il l'arrêta d'un signe. Et avant d'y monter:

—Bonne chance, la belle fille! me dit-il, en ricanant.

C'était le 9 janvier 1866, un mardi. Je venais d'avoir treize ans.

J'ai eu, depuis, des épreuves plus terribles, et je me suis trouvée dans des situations bien autrement désespérées, mais je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé un découragement pareil à celui qui m'anéantit, lorsque je me vis seule, sur cette route, ne sachant où aller ni que devenir.

Je m'étais assise sur une de mes malles.

Le temps était froid et sombre. De gros nuages chargés de neige semblaient toucher la cime dépouillée des arbres de l'avenue. Les passants étaient rares.

En arrivant devant moi, ils ralentissaient le pas, se demandant sans doute ce que je faisais là, et longtemps après m'avoir dépassée, ils retournaient encore la tête.

Je pleurais.

Je sentais vaguement que, sans le soupçonner, ma pauvre bienfaitrice m'avait rendu un service fatal. Elle m'avait désaccoutumée de la misère et privée de cette expérience que donne la lutte de chaque jour. Elle avait fait des mains oisives de mes mains calleuses jadis, et durcies par le battoir. En ouvrant mon esprit aux aspirations généreuses et nobles, en m'inspirant le sentiment du bien et du beau, en me donnant ce que jamais je n'aurais eu sans elle: du cœur, elle avait décuplé en moi la faculté de souffrir. Pauvre chère maîtresse! Elle m'avait désarmée, et le combat recommençait.

Il me montait des nausées à la gorge en songeant à ce que j'avais subi chez ma maîtresse blanchisseuse, et à l'idée de ce que me réservait l'avenir de tortures et d'humiliations, je souhaitais la mort.

La Seine était proche. Pourquoi n'y pas courir? Pourquoi n'y pas terminer cette existence de misère que j'entrevoyais!

Voilà quelles étaient mes réflexions, quand une femme de Rueil, qui était marchande des quatre saisons et que je connaissais de vue, vint à passer, poussant sur le pavé boueux sa petite charrette de légumes.

M'apercevant, elle s'arrêta, et adoucissant sa voix rauque:

—Que faites-vous là, ma mignonne? me demanda-t-elle.

Maîtrisant à grand'peine mes sanglots, je lui exposai en peu de mots ma situation. Elle en parut plus surprise que touchée.

—Voilà ce que c'est que la vie, me dit-elle, on a des hauts et des bas.

Et s'approchant:

—Que vas-tu faire? interrogea-t-elle.

Cette familiarité soudaine eût suffi pour m'éclaircir sur l'horreur de ma chute. Elle m'avait dit: vous, d'abord; sachant ma détresse, elle me tutoyait.

—Je ne sais pas, répondis-je.

Après un petit moment de réflexion:

—Tu ne peux pas rester là, reprit-elle, les gendarmes t'arrêteraient. Viens avec moi, nous nous consulterons à la maison et je te donnerai des conseils.

J'étais à une de ces heures d'effondrement où on est sans force comme sans volonté. A quoi bon réfléchir, d'ailleurs, et que vouloir! Avais-je à choisir entre les partis à prendre? Enfin, les offres de cette femme me paraissaient une dernière faveur de la destinée.

—Je ferai ce que vous voudrez, madame, lui dis-je.

Aussitôt, elle chargea mon petit bagage sur sa charrette; nous nous mîmes en route et nous ne tardâmes pas à arriver «chez elle.»

Ce qu'elle nommait ainsi, était une sorte de cave, plus basse d'un bon pied que la rue, éclairée uniquement par une porte vitrée où plusieurs carreaux cassés avaient été remplacés par du papier. La malpropreté y était révoltante, et la puanteur soulevait l'estomac. De tous côtés s'élevaient des tas de légumes, de choux, de pommes de terre et d'oignons. Dans un coin pourrissait un monceau de haillons sans nom qu'elle appelait son lit. Au milieu se dressait un petit poêle de fonte, dont le tuyau, rongé par la rouille, laissait échapper la fumée.

—Te voilà toujours un domicile, me dit-elle.

Je l'aidai à décharger sa charrette. Elle bourra le poêle de charbon de terre, et tout de suite, elle déclara qu'elle voulait passer l'inspection de mes nippes.

Mes malles furent ouvertes, et c'est avec des exclamations d'étonnement que la marchande des quatre saisons étalait et maniait mes robes, mes jupons, mes chemises, mes bas...

—Mâtin! ricanait-elle, tu te mettais bien!

Ses yeux brillaient si fort, que toutes sortes de défiances s'éveillaient en moi. Il me semblait qu'elle considérait tout ce que j'avais comme une trouvaille inespérée. Ses mains avaient des frémissements, tandis qu'elle touchait quelque bijou que je possédais, et elle m'attira au jour pour mieux examiner et évaluer mes boucles d'oreilles.

Aussi quand elle me demanda si j'avais de l'argent, résolue à dissimuler au moins ma pièce de vingt francs qui constituait toute ma fortune, je répondis effrontément:

—Non!

—C'est fâcheux! grommela-t-elle.

Mais elle voulait connaître mon histoire, et je fus obligée de la lui raconter. Une seule chose la surprit: mon âge. Et, dans le fait, n'ayant que treize ans, j'en paraissais bien quinze ou seize.

Lorsque j'eus achevé:

—N'importe, reprit-elle, tu as eu de la chance de me rencontrer. Te voilà, du moins, assurée de manger tous les jours. Car je me charge de toi. Je me fais vieille, tu m'aideras à pousser ma brouette. Si tu es aussi fûtée que tu es gentille, nous gagnerons beaucoup d'argent.

Rien ne pouvait moins me convenir. Mais comment résister?

Elle étendit par terre quelques haillons sur lesquels je couchai, et dès le lendemain, vêtue de ma plus mauvaise robe, les pieds dans des sabots qu'elle était allée m'acheter et qui me meurtrissaient affreusement, il me fallut m'atteler à la charrette, avec une bretelle de cuir qui me déchirait les épaules et la poitrine.

C'était une abominable créature, que cette marchande, et je ne tardai pas à reconnaître que son visage repoussant ne trahissait que trop ses ignobles instincts. Après avoir mené une existence inavouable, vieille, ne gardant plus rien de la femme, avilie, repoussée de tous, tombée dans la plus crapuleuse misère, elle avait adopté ce métier de revendeuse des quatre saisons, et elle l'exerçait juste assez pour se gagner sa ration de pain de chaque jour.

Enragée de son sort, c'était pour elle comme une revanche que d'avoir à sa discrétion une pauvre jeune fille telle que moi, et elle prenait un détestable plaisir à m'accabler de mauvais traitements, ou à essayer de me salir l'imagination par les plus immondes propos...

Ah! si j'avais su comment fuir, et où me réfugier! Mais, abusant de mon ignorance de la vie, cette exécrable femme m'avait persuadé qu'au premier pas que je ferais seule, je serais arrêtée par la gendarmerie.

Et je ne voyais personne au monde à qui demander protection. Et je commençais à apprendre que la beauté, pour une pauvre fille, est un présent fatal...

Le temps passait, et je restais.

Petit à petit, l'atroce mégère avait vendu tout ce que je possédais, robes, linge, bijoux, et j'en étais réduite à des haillons presque aussi misérables que ceux d'autrefois, quand j'étais apprentie.

Chaque matin, par la pluie ou le vent, par le soleil ou la gelée, nous partions, roulant notre charrette, et nous nous en allions, criant nos légumes, tout le long de la Seine, depuis Courbevoie jusqu'à Port-Marly, dans les villages, et à la porte des maisons de campagne.

Je ne découvrais pas de fin à cette effroyable vie, quand un soir, le commissaire de police se présenta à notre taudis et nous commanda de le suivre.

Il nous conduisit en prison, et je me trouvai jetée au milieu d'une centaine de femmes, dont la figure, les paroles, les gestes, la colère ou la gaieté me faisaient peur.

La marchande des quatre saisons avait commis un vol, et j'étais accusée de complicité. Il me fut facile, heureusement, de démontrer mon innocence. Et, au bout de quinze jours, un geôlier m'ouvrit la porte, en me disant:

—Allez, vous êtes libre!

Maxence, maintenant, s'expliquait le sourire doucement ironique de Mlle Lucienne, lorsqu'il se vantait d'avoir été, lui aussi, malheureux.

Quelle vie, que celle de cette enfant, et comment de telles choses pouvaient-elles avoir lieu à deux pas de Paris, en pleine civilisation, au milieu d'une société qui juge son organisation trop parfaite pour consentir à la modifier!

Hâtant son débit, la jeune fille continuait:

—C'était vrai, j'étais libre. Mais que faire de ma liberté? Voilà ce que je me demandais, en m'en allant à travers les rues de Paris, car c'est à Paris que j'avais été emprisonnée. Bientôt, la peur me prit, du mouvement, du bruit, et aussi des sergents de ville qui me suivaient d'un regard soupçonneux, lorsque je passais près d'eux, vêtue de loques, la tête couverte d'un mauvais madras.

Je me hâtai de gagner la barrière, puis la grande route.

Un instinct machinal me ramenait sur Rueil. Il me semblait que je serais moins abandonnée et plus en sûreté, dans un pays familier où tout le monde me connaissait pour m'avoir vue passer cent fois, poussant ma petite charrette. J'espérais aussi que je trouverais un abri dans le logement que j'avais occupé avec la marchande des quatre saisons.

Ce dernier espoir devait être déçu. Aussitôt après notre arrestation, le propriétaire du taudis en avait enlevé et jeté au fumier tout ce qu'il contenait et l'avait loué à une espèce de mendiant hideux, lequel, lorsque je me présentai, me proposa en ricanant de devenir sa ménagère.

Je m'enfuis en courant.

Certes, la situation était plus affreuse que le jour où j'avais été chassée de la maison de ma bienfaitrice. Mais les huit mois que je venais de passer avec l'horrible revendeuse m'avaient appris de nouveau la misère et retrempé mon énergie.

Je retirai d'un pli de ma robe, où je la tenais constamment cousue, la pièce de vingt francs que je possédais, et comme j'avais faim, j'entrai chez une espèce de marchand de vins-logeur, où j'avais mangé quelquefois.

Ce logeur était un brave homme. Lorsque je lui eus exposé ma situation, il m'offrit de rester chez lui en attendant mieux. Les consommateurs affluant le dimanche et le lundi, il était obligé de prendre, ces jours-là, une servante de renfort. Il me proposait d'être cette servante, me promettant en échange le logement et un repas par jour.

Il ajoutait que le reste du temps je trouverais à m'employer dans une fabrique de parfumerie, dont le contremaître était son client.

J'acceptai. Nous étions au samedi. Dès le lendemain, j'entrepris cette rude besogne de servante d'auberge, résignée d'avance à toutes les brutalités, et ce qui est pis, aux ignobles galanteries des ivrognes.

Je parlai aussi au contre-maître, et dès le lundi, je fus admise à la fabrique, et occupée, avec une quinzaine d'autres ouvrières, à coller des étiquettes, et à envelopper des savons ou de la poudre de riz.

Ce n'est guère pénible, en apparence; ce ne l'est pas du tout en réalité, quand on a l'habitude. Mais il faut l'habitude. Vivre continuellement au milieu des parfums les plus violents donne, dans les commencements, des maux de tête terribles, et chaque soir je rentrais avec la fièvre, et malade de tels vertiges, que je ne pouvais plus ni manger ni dormir.

Ce n'était pas là le pis. Les autres ouvrières, mes camarades, étaient presque toutes perdues de mœurs, et affectaient un cynisme qui dépassait de beaucoup celui des ivrognes que je servais le lundi. J'eus l'imprudence de laisser voir l'insurmontable dégoût que m'inspiraient leurs propos et leurs chansons éhontées. Dès lors, je devins une mijaurée, on déclara que je «faisais ma tête,» on décida qu'il fallait m'aguerrir, et ce fut à qui tâcherait de me révolter par les pires obscénités. J'ai vu d'autres ateliers depuis; dans presque tous, c'est ainsi.

Je tins bon, cependant.

Je gagnais quarante sous par jour, j'étais logée et nourrie gratis, mes pourboires du lundi et du dimanche s'élevaient souvent à cinq francs; en moins de trois mois j'avais pu me vêtir décemment, me commencer un trousseau, et je voyais avec une immense fierté grossir dans un coin de mon tiroir un petit pécule.

Je commençais à respirer, quand tout à coup, la fabrique ferma. Le fabricant avait fait faillite.

D'un autre côté, les affaires du marchand de vins avaient pris un développement si considérable, qu'un garçon lui devenait nécessaire et qu'il m'engagea à chercher fortune ailleurs. Je cherchai.

Une vieille femme, notre voisine, me parla d'une place, chez des bourgeois de Bougival, où je serais très-bien, affirmait-elle. Surmontant mes répugnances, je m'y présentai, et je fus accueillie. Je devais gagner trente francs par mois.

La place eût pu n'être pas rude. Les maîtres n'étaient que trois, le mari, la femme et un fils de vingt-cinq ans. Tous les matins, le père et le fils, qui étaient employés à Paris, partaient par le premier train et ne rentraient plus que pour dîner, vers six heures. Je restais donc seule avec la femme, toute la journée. C'était, malheureusement, une personne d'un caractère difficile, acariâtre et froidement méchante. Comme jusqu'alors elle s'était servie elle-même, et que j'étais la première domestique qu'elle eût, elle était tourmentée d'un insatiable besoin de commandement, et croyait par son despotisme, ses exigences et ses dédains, montrer une immense supériorité. Elle était de plus d'une défiance extraordinaire, persuadée que je la volais, et il ne se passait pas de semaine qu'elle n'imaginât quelque prétexte de fouiller ma malle pour s'assurer que je n'y cachais pas ses serviettes ou ses six couverts d'argent.

Ayant eu la naïveté de lui dire que j'avais été blanchisseuse, elle en abusait. Il me fallait laver et repasser tout le linge de la maison, et encore elle ne cessait de me reprocher d'user trop de savon et trop de charbon.

Je ne me déplaisais pourtant pas trop dans cette maison. J'y avais, sous les combles, une chambrette que je trouvais charmante, et que je prenais plaisir à orner. Libre de m'y retirer de bonne heure, j'y passais des soirées délicieuses, à coudre ou à lire...

Mais la chance était contre moi.

J'avais plu au fils de la maison, et il avait résolu de faire de moi sa maîtresse. Bien que n'ayant pas seize ans, j'avais de la vie une trop cruelle expérience pour ne l'avoir pas deviné tout d'abord, et j'opposai la plus froide réserve aux prévenances par lesquelles il espérait m'amadouer. Il n'en fut pas découragé, et bientôt ses persécutions devinrent telles, que je crus devoir me plaindre à ma patronne.

Elle m'écouta d'un air goguenard, et quand j'eus achevé:

—Vous êtes dégoûtée, ma mie! me dit-elle simplement.

J'en faillis tomber de mon haut, car je compris que cette femme eût trouvé commode et peut-être économique, que moi, sa servante, sous son toit, je devinsse la maîtresse de son fils. Et cependant, elle avait un grand renom d'honnêteté, et elle ne cessait de parler de la sévérité de ses principes.

Mon persécuteur sut-il ce que m'avait répondu sa mère? Je le crois, car de ce moment il devint plus hardi. Il ne ménagea plus rien, et je ne tardai pas à comprendre que je n'étais plus en sûreté dans ma chambre. Il venait, la nuit, frapper à ma porte, et une fois qu'il la fit sauter d'un coup d'épaule, il me fallut crier au secours de toutes mes forces pour me débarrasser de lui.

Pour la première fois, l'imperturbable sang-froid de la jeune fille se démentait.

Sa voix tremblait de ressentiment au souvenir de l'injure, sa joue s'empourprait, ses yeux étincelaient.

Après une pose d'un moment:

—Le lendemain, poursuivit-elle, je quittai cette maison funeste. C'est en vain que je cherchai à me placer à Bougival. Sentant le tort que leur ferait la vérité si elle venait à être connue, mes patrons prirent l'avance en me calomniant. Tirant parti de l'histoire de mon arrestation, que je leur avais contée, ils répondaient aux gens qui allaient aux renseignements, que j'étais une créature perdue, et que j'avais déjà subi des condamnations pour vol.

Je ne pouvais lutter. Je résolus de chercher une place à Paris.

J'étais exaspérée, je roulais dans mon esprit toutes sortes de projets de vengeance, mais j'étais sans inquiétude. Je possédais une grosse malle pleine de bons effets et cent francs d'économies...

Sur l'indication qu'une servante m'avait donnée, j'allai tout droit, en arrivant à Paris, m'adresser à un bureau de placement de la rue du Faubourg-Saint-Martin.

J'y fus reçue à bras ouverts, par une vieille femme extrêmement affable, qui, après m'avoir bien examinée et questionnée, me promit une condition merveilleuse, et m'engagea en attendant, à prendre pension chez elle.

Dans le fait, sa maison n'était qu'un hôtel garni, et nous étions là une soixantaine de domestiques sans place, qu'elle mettait coucher dans d'immenses dortoirs. Le prix de la nourriture était en apparence modique; mais comme, dans ce prix, n'étaient compris ni le vin, ni le dessert, ni quantité d'autres choses, on se trouvait, en définitive, dépenser plus que dans un hôtel passable.

Elle vendait aussi à ses pensionnaires de l'absinthe, du café et de la bière, et les soirées se passaient en bavardages interminables, car c'était à qui se vanterait de bons tours joués aux maîtres, et les vieilles, les rouées, enseignaient aux plus jeunes l'art d'exploiter habilement les maîtres, de faire danser l'anse du panier et chanter les fournisseurs...

Cependant, le temps passait, et cette fameuse condition qui m'était tant promise ne se trouvait pas. Chaque matin, la placeuse me remettait un certain nombre d'adresses, j'y courais, mais régulièrement on débutait par me poser des questions si étranges, que je m'enfuyais rouge de colère et de honte, et qu'à la fin des soupçons me vinrent. Une vieille cuisinière que je consultai acheva de m'éclairer. Je compris l'infâme trafic de cette placeuse, et la source la plus claire de ses bénéfices. Sur-le-champ, je la payai et je la quittai.

Mais comme je m'en allais en quête d'un logement, suivie d'un commissionnaire qui portait ma malle, en arrivant au coin du boulevard, je ne sus éviter une voiture de maître qui arrivait lancée au grand trot, et je fus renversée et foulée aux pieds des chevaux.

Sans permettre que Maxence l'interrompît:

—J'avais perdu connaissance, poursuivit Mlle Lucienne. Lorsque je revins à moi, j'étais assise dans la boutique d'un pharmacien, et trois ou quatre personnes s'empressaient autour de moi.

Je n'avais pas de fracture mais seulement des contusions très-graves, qui me faisaient beaucoup souffrir, et une large blessure à la tête.

C'était un médecin qui passait, un vieillard décoré, qui m'avait donné les premiers soins. Il me dit de marcher, mais il me fut impossible de me dresser seulement sur mes pieds.

Alors, il me demanda où je demeurais, pour m'y faire reconduire, et il me fallut avouer que j'étais une pauvre servante sans place, et que je n'avais pas de domicile, ni personne pour me soigner.

—Cela étant, dit le docteur au pharmacien, nous allons l'envoyer à l'hôpital.

Et ils commandèrent à un employé d'aller chercher un fiacre.

Au dehors, pendant ce temps, la foule s'était amassée, et je voyais, aux carreaux, se coller le visage des curieux. On était indigné, et le pharmacien plus que les autres, de la froide indifférence de la personne qui se trouvait dans la voiture qui m'avait renversée. C'était une femme, et j'avais eu le temps de l'entrevoir au moment où je roulais sous les pieds de ses chevaux.

Elle n'avait même pas daigné descendre, racontaient les gens qui m'entouraient.

Appelant les sergents de ville qui s'étaient hâtés d'accourir, elle leur avait donné son nom et son adresse, en ajoutant, assez haut pour être entendue des badauds:

—Je suis trop pressée pour m'arrêter. Mon cocher est un maladroit que je vais chasser en rentrant. Qu'on donne à cette fille les soins nécessaires. Je suis prête à payer tout ce qu'on me réclamera.

Elle avait aussi remis une de ses cartes pour moi. Un sergent de ville entra me la donner, et je lus: Baronne de Thaller.

—C'est encore heureux pour vous, ma pauvre fille, me dit le médecin. Cette dame est la femme d'un banquier très-riche. Ce vous sera une protection toute trouvée, pour le jour où vous serez rétablie.

Le fiacre venait d'arriver; on m'y porta, et une heure plus tard j'étais admise d'urgence à l'hôpital Lariboisière et couchée dans un bon lit bien blanc de la salle Sainte-Thérèse.

Et ma malle! ma malle qui renfermait tout ce que je possédais, tous mes effets, et pour comble de malheur, le reste de mon argent...

Je la redemandai, le cœur gros d'inquiétude. Personne ne l'avait vue, ni n'en avait entendu parler. Le commissionnaire m'avait-il perdue, dans la bagarre, ou avait-il lâchement profité de l'accident pour me voler? C'était difficile à décider.

Les bonnes sœurs me promirent qu'on allait faire des recherches, et que certainement la police saurait retrouver cet homme, que j'avais pris aux environs du bureau de placement.

Mais toutes ces assurances ne me consolèrent pas. Ce coup m'accablait. La fièvre me prit, et pendant plus de quinze jours il me fut impossible de lier deux idées et on désespéra de moi.

Je m'en tirai, mais ma convalescence devait être longue. Pendant plus de deux mois je traînai, avec des alternatives de mieux et de plus mal...

Eh bien! telles avaient été mes misères depuis deux ans, que ce triste séjour dans un hôpital était pour moi comme une halte dans une oasis, après une longue marche dans les sables.

Les bonnes sœurs m'avaient prise en amitié, et quand mon état le permettait, je les aidais aux menus travaux de la lingerie, ou je les accompagnais à la chapelle.

J'aurais voulu ne les quitter jamais.

Je frissonnais, en songeant au jour où je serais guérie, et où l'on me renverrait. Que deviendrais-je? Car ma malle n'avait pas été retrouvée, et j'étais dénuée de tout...

Et cependant j'avais à l'hôpital plus d'un sujet de sombres réflexions.

Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, les salles étaient ouvertes au public, et je voyais arriver les visiteurs, les mains chargées d'oranges et de ces menus objets dont l'administration permet l'introduction. Il n'était pas une malade qui ne reçût, ces jours-là, un parent ou un ami...

Moi, rien, personne, jamais!...

Je me trompe pourtant. Je commençais à me rétablir, quand, un dimanche, je vis s'arrêter au chevet de mon lit, un vieil homme, tout vêtu de noir, d'aspect inquiétant, portant des lunettes bleues et tenant sous le bras un énorme portefeuille, tout gonflé de paperasses.

—Vous êtes bien mademoiselle Lucienne? me demanda-t-il.

—Oui, répondis-je toute surprise.

—C'est bien vous qui avez failli être écrasée par une voiture, à l'angle du faubourg Saint-Martin et du boulevard?

—Oui.

—Savez-vous à qui appartenait cet équipage?

—A la baronne de Thaller, à ce qu'on m'a dit.

Il parut un peu étonné, mais tout de suite:

—Avez-vous fait ou fait faire des démarches près de cette dame? interrogea-t-il.

—Aucune.

—Vous a-t-elle donné signe de vie?

—Non.

Le sourire lui revint aux lèvres.

—Heureusement pour vous, je suis là! me dit-il. Plusieurs fois déjà je me suis présenté, vous étiez trop souffrante pour m'entendre. Maintenant que vous allez mieux, écoutez-moi.

Et là-dessus, ayant pris une chaise, il s'assit et se mit à m'expliquer sa profession.

Il était homme d'affaires, et avait pour spécialité les accidents. Dès qu'il en arrivait un, il en était prévenu par les relations qu'il avait à la préfecture de police. Aussitôt il se mettait en quête de la victime, la rejoignait, soit chez elle, soit à l'hôpital, et lui offrait ses services.

Moyennant une raisonnable rémunération, il se chargeait, s'il y avait lieu, d'obtenir des dommages-intérêts. Il intentait des procès au besoin, et quand la cause lui semblait imperdable, il en faisait les avances.

Il m'affirmait, par exemple, que mon droit était indiscutable, que la baronne de Thaller me devait une indemnité, et qu'il se faisait fort de lui tirer quatre ou cinq mille francs pour le moins. Je n'avais qu'à lui donner ma procuration...

Mais en dépit de ses instances, je repoussai ses offres, et il se retira très-mécontent en me disant que je ne tarderais pas à m'en repentir...

A la réflexion, en effet, je regrettai d'avoir suivi la première inspiration de mon orgueil, et d'autant plus vivement que les bonnes sœurs que je consultai, me dirent toutes que j'avais eu tort et que ma réclamation n'eût été que légitime.

Alors, sur leurs conseils, je pris une autre voie, qui, tout aussi sûrement, estimaient-elles, devait me mener au but.

Le plus brièvement qu'il me fut possible, je rédigeai l'histoire de ma vie, depuis le jour où j'avais été abandonnée chez les maraîchers de Louveciennes, j'y joignis l'exposé fidèle de ma situation et j'adressai le tout à Mme de Thaller.

—Vous allez la voir arriver dès demain, me disaient les bonnes religieuses.

Elles se trompaient, Mme de Thaller ne vint ni le lendemain, ni les jours suivants.

Et j'étais encore à attendre une réponse d'elle, quand, un mois plus tard, le médecin déclara que j'étais tout à fait rétablie et signa mon bulletin de sortie.

Je n'en fus pas trop affectée.

J'avais fait, en ces derniers temps, la connaissance d'une ouvrière, qui avait dû entrer à Lariboisière à la suite d'une chute, et qui occupait le lit le plus rapproché du mien.

C'était une jeune fille d'une vingtaine d'années, très-douce, très-obligeante, et dont l'aimable physionomie m'avait séduite tout d'abord.

De même que moi, elle était sans famille. Mais elle était riche, elle, immensément riche! Elle possédait un petit mobilier, une machine à coudre qui lui avait coûté trois cents francs, et en vraie fille de Paris, elle savait cinq ou six métiers, dont le moins lucratif lui rapportait encore vingt-cinq à trente sous par jour, aux époques du chômage.

En moins d'une semaine, nous fûmes amies.

Et lorsque étant guérie, elle quitta l'hôpital:

—Croyez-moi, me dit-elle, quand à votre tour vous sortirez, ne vous mettez pas en peine d'une place. Venez me trouver. Je puis vous loger. Je vous montrerai ce que je sais, et si vous êtes travailleuse, vous gagnerez très-bien votre vie, et vous serez libre...

C'est donc chez cette amie, qu'en sortant de Lariboisière, je me rendis tout droit, portant noué dans un mouchoir mon mince bagage, une robe et quatre chemises que m'avaient données les bonnes sœurs.

Elle demeurait aux Batignolles, au dernier étage d'une immense maison divisée en une infinité de petits logements.

Et tout en montant son roide escalier, le cœur me battait bien fort, car je n'avais guère d'illusions, et je me demandais si elle n'aurait pas oublié ses promesses, et comment elle allait me recevoir.

Elle me reçut comme une sœur.

Et après m'avoir fait admirer son logement, deux petites mansardes où éclatait la plus admirable propreté:

—Tu verras, me dit-elle, en m'embrassant, que nous serons très-heureuses ici!...

La nuit s'avançait. Il y avait longtemps déjà que le sieur Fortin était monté éteindre le gaz de l'escalier. Un à un s'étaient tus les derniers bruits de l'Hôtel des Folies. Rien ne troublait plus le silence que, par intervalles, le roulement lointain de quelque fiacre attardé, traversant le boulevard.

Mais ni Maxence ni Mlle Lucienne ne s'apercevaient du vol des heures.

Pour eux, le présent n'existait plus.

Peu à peu, la jeune fille s'était laissée gagner à l'irrésistible intérêt du souvenir. Elle revivait en quelque sorte cette vie d'épreuves dont elle déroulait les phases navrantes, et de nouveau elle était poignée par les émotions d'autrefois.

Quant à Maxence, jamais il n'avait ouï rien de tel.

Jamais il ne s'était imaginé que de telles existences, qui échappent à toute classification sociale, s'agitent dans les bas-fonds de la plus méthodique et de la mieux ordonnée, en apparence, des civilisations.

La fatigue, cependant, altérait le timbre si pur de la voix de Mlle Lucienne.

Elle se versa un verre d'eau qu'elle vida d'un trait.

Et tout de suite:

—Jamais encore, reprit-elle, je n'avais été remuée d'une sensation si douce. J'avais les yeux pleins de larmes, mais de larmes de reconnaissance et de joie. Après tant d'années d'isolement et d'abandon, rencontrer une telle amie, si généreuse et si dévouée, c'était trouver une famille. Et durant quelques semaines, je crus que la destinée, à la fin, se lassait.

Mon amie était une très-habile ouvrière, mais je ne manquais ni d'intelligence ni d'adresse, ma bonne volonté était incomparable; il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour me montrer tout ce qu'elle savait.

C'était à un bon moment; l'ouvrage ne manquait pas. En travaillant douze heures, la bienheureuse machine à coudre aidant, nous arrivions à gagner six, sept et jusqu'à huit francs par jour. C'était la fortune.

Et nous étions d'autant plus riches que mon amie s'entendait merveilleusement à administrer nos finances.

Livrée à elle-même depuis l'âge de treize ans, habituée à ne compter que sur elle seule, elle avait de la vie une expérience dont j'étais confondue. De ce Paris où elle était née, elle savait tout, elle connaissait tout. Personne mieux qu'elle ne pouvait débattre ses intérêts, défendre son droit, se faire rendre justice. Rien ne l'étonnait, nul ne l'intimidait. Sa science des détails matériels de l'existence était inconcevable. Impossible de la duper. Et quand elle avait dépensé une de nos pièces de cinq francs, je pouvais être tranquille, elle en avait tiré le meilleur et le plus utile parti.

Eh bien! cette fille si laborieuse et si économe, n'avait même pas la plus vague notion des sentiments qui sont l'honneur de la femme.

Je n'avais pas idée d'une si complète absence de sens moral, d'une si inconsciente dépravation, d'une impudeur si effrontément naïve.

La règle de sa conduite, c'était sa fantaisie, son instinct, le caprice du moment.

Elle avait des côtés que je ne pouvais pas m'expliquer. Elle disait, par exemple, qu'il faut se reposer quand on a bien travaillé, et elle faisait le lundi comme les ouvriers. Elle restait volontiers à sa machine le dimanche, mais le lundi, elle se fût laissé couper le bras plutôt que de faire un point.

Elle aimait les longues stations dans les cafés, les mélodrames entremêlés de chopes et d'oranges pendant les entr'actes, les parties de canot à Asnières, et surtout, et avant tout, le bal.

Elle était comme chez elle à l'Élysée-Montmartre et au Château-Rouge; elle y connaissait tout le monde, le chef d'orchestre la saluait, ce dont elle était extraordinairement fière, et quantité de gens la tutoyaient.

Je l'accompagnais partout, dans les commencements, et bien que n'étant pas précisément naïve, ni gênée par les scrupules de mon éducation, je fus tellement consternée de l'incroyable désordre de sa vie, que je ne pus m'empêcher de lui en faire quelques représentations.

Elle se fâcha tout rouge.

—Tu fais ce qui te plaît, me dit-elle, laisse-moi faire ce qui me convient.

C'est une justice que je lui dois: jamais elle n'essaya sur moi son influence, jamais elle ne m'engagea à suivre son exemple. Ivre de liberté, elle respectait la liberté des autres. Alors que ma conduite eût dû lui paraître l'amère critique de la sienne, elle la trouvait toute naturelle. Si les gens qui se trouvaient avec nous se moquaient de moi, elle prenait mon parti. En deux ou trois circonstances, où on m'attaqua un peu vivement, elle me défendit vigoureusement.

—Laissez-la, disait-elle, chacun a son idée, n'est-ce pas?

Mais la société qu'elle recherchait me répugnait, et j'éprouvais pour ce qu'elle appelait le plaisir un insurmontable dégoût. Peu à peu je sortais plus rarement avec elle. Lorsqu'elle s'en allait le lundi, je restais à la maison, lisant quelque roman que j'allais louer au cabinet de lecture de la rue des Dames, ou passant l'après-midi avec un de nos voisins.

C'était un vieux musicien, si pauvre que, plus d'une fois, sans nous, il serait peut-être mort de faim tout seul dans sa mansarde. Mais il possédait un piano, et me faisait de la musique. Il savait, paroles et musique, des opéras entiers, qu'il me chantait avec un accent si comique, que parfois j'éclatais de rire, mais avec une telle intensité d'expression que, par moments, je ne pouvais retenir mes larmes. Il m'appelait sa madone brune et voulait m'apprendre à chanter, prétendant qu'il ferait de moi une grande actrice. Pauvre bonhomme! qui sait ce qu'il est devenu?...

Enfin! une fois encore j'étais à flot, et je possédais bien plus de nippes que n'en contenait la malle qui m'avait été volée.

Je trouvais cette vie bonne, et je la mènerais encore, si mon amie, un beau jour, ne s'était éprise follement d'un jeune homme dont elle avait fait la connaissance à l'Élysée.

Il était calicot de son état, assez bien de sa personne, et toujours mis avec une extrême recherche, mais prétentieux et commun, égoïste, sot et fat au delà de toute expression.

Il me déplaisait, et je ne le cachais guère, et cependant mon amie s'imagina que je le lui enviais et que j'avais formé le dessein de le lui ravir.

J'essayai de lui démontrer son erreur, en vain. La jalousie ne raisonne pas.

C'était chaque jour quelque scène nouvelle et de plus en plus violente, et quand elle avait la tête montée, elle s'en allait racontant partout que c'était une indignité, que ma sagesse n'était qu'une abominable hypocrisie, qu'elle m'avait ramassée au coin d'une borne, logée, nourrie, vêtue, et que pour la récompenser je prétendais lui ravir son amant. Elle jurait qu'elle me marquerait de ses ongles, et que certainement, quelque jour elle me jetterait du haut en bas de l'escalier.

Je n'avais pas le courage de lui en vouloir, car véritablement elle souffrait beaucoup, et je ne pouvais oublier l'immense service qu'elle m'avait rendu.

Mais je compris que la vie commune était désormais impossible et qu'il ne me restait plus qu'à me chercher un asile.

Mon amie ne m'en laissa pas le temps.

Rentrant un lundi soir, sur les onze heures, elle me signifia d'avoir à déguerpir sur-le-champ. J'essayai quelques observations, elle m'accabla d'injures. Pour rester il eût fallu engager une lutte dégradante, je cédai, et quoique de beaucoup la plus forte, je sortis.

Je passai cette nuit-là sur une chaise, chez notre vieux voisin.

Mais le lendemain, ce fut bien une autre explication encore, lorsque j'allai demander à mon ancienne amie de me donner mes effets. Elle prétendait tout garder, et je fus obligée, quoiqu'il m'en coûtât, de recourir à l'intervention du commissaire de police.

Il me donna raison. Mais les bons moments étaient passés. La chance propice ne me suivit pas dans la misérable maison garnie où je louai une chambre. Je n'avais pas les relations de mon amie avec quantité d'entrepreneurs, et je ne possédais pas une machine à coudre. A peine en travaillant quinze ou seize heures arrivais-je à gagner trente sous par jour. Ce n'était pas assez pour me nourrir et payer mon logement qui me coûtait vingt-cinq francs par mois.

Pour comble, l'ouvrage me manqua. Loque à loque, tout ce que je possédais prit le chemin du Mont-de-Piété.

Et par un triste jour de décembre, chassée de mon garni, je me trouvai sur le pavé, n'ayant pour toute fortune qu'une pièce de dix sous.

Jamais je ne m'étais vue si bas, et le découragement s'en mêlant, et la lassitude de la lutte, je ne sais à quelles extrémités je me serais décidée, quand le souvenir me revint de cette dame si riche, dont les chevaux m'avaient renversée au coin du boulevard.

J'avais gardé sa carte de visite.

Sans hésiter, j'entrai dans une crèmerie, où je demandai une plume et du papier, et surmontant les dernières révoltes de mon orgueil, j'écrivis:

«Vous souvient-il, madame, d'une pauvre fille que votre voiture a failli écraser? Une fois déjà, elle s'est adressée à vous, et vous ne lui avez pas répondu.

Elle est aujourd'hui sans asile et sans pain, et vous êtes sa suprême espérance...»

Ces quelques lignes mises sous enveloppe, je courus à l'adresse indiquée, et j'y trouvai un hôtel magnifique, précédé d'une vaste cour.

Chez le concierge où j'entrai, cinq ou six domestiques causaient, qui me toisèrent en ricanant, quand je leur demandai de porter ma lettre à Mme le baronne de Thaller...

L'un d'eux pourtant eut pitié:

—Venez avec moi, me dit-il, venez!...

Il me fit traverser la cour, et m'ayant fait entrer dans le vestibule:

—Donnez-moi votre lettre, ajouta-t-il, et attendez-moi ici.

De même que la première fois, au nom de Mme de Thaller, Maxence ouvrait la bouche pour formuler les réflexions qui lui traversaient l'esprit...

Mais, ainsi que la première fois, Mlle Lucienne lui imposa silence.

Et continuant:

—De ma vie, dit-elle, je n'avais rien vu d'aussi magnifique que ce vestibule de l'hôtel de Thaller, avec ses hautes colonnes, son pavé de marbres de toutes les couleurs, ses statues, ses larges caisses de bronze pleines de fleurs les plus rares, et ses banquettes de velours où des valets en grande livrée bâillaient à se démettre la mâchoire.

J'étais un peu intimidée, je l'avoue, de tout ce luxe, et je demeurais piteusement plantée sur mes pieds, lorsque, tout à coup, les valets se dressèrent respectueusement.

Une des portes du fond venait de s'ouvrir, livrant passage à un homme d'un certain âge déjà, grand, mince, vêtu à la dernière mode, et portant de longs favoris roux qui lui descendaient jusqu'au milieu de la poitrine...

—Le baron de Thaller! murmura Maxence.

La jeune fille ne releva pas l'interruption.

—L'attitude des domestiques, poursuivit-elle, m'avait révélé le maître.

Je m'inclinais devant lui, rouge et toute honteuse, lorsque m'apercevant, il s'arrêta court, tressaillant de la tête aux pieds.

—Qui êtes-vous? me demanda-t-il brusquement.

J'attribuais sa stupeur au triste état de ma toilette, que les splendeurs qui m'environnaient faisaient paraître plus misérable et plus délabrée. Et d'une voix à peine intelligible je commençai:

—Je suis une pauvre fille, monsieur...

Mais il m'interrompit.

—Au fait! Que voulez-vous?

—J'attends une réponse à une requête que je viens de faire présenter à madame la baronne...

—A quel sujet?

—Un jour, monsieur, j'ai été renversée par la voiture de madame la baronne. J'ai été grièvement blessée, il a fallu me porter à l'hôpital...

Il y avait comme de l'effarement dans le regard que cet homme tenait obstinément rivé sur moi.

—Alors, c'est vous, reprit-il, qui, une fois déjà, avez fait parvenir à ma femme une longue lettre?

—Oui, monsieur.

—Vous y racontiez votre vie?...

—En effet.

—Vous y disiez que vous n'avez pas de famille, ayant été abandonnée par votre mère chez des maraîchers de Louveciennes?

—C'est la vérité.

—Que sont devenus ces maraîchers?

—Ils sont morts.

—Comment s'appelait votre mère?

—Je ne l'ai jamais su.

A la stupeur première de M. de Thaller succédait visiblement une vive irritation. Mais plus ses façons étaient hautaines et brutales, mieux je reprenais mon sang-froid.

—Et vous voulez des secours? reprit-il.

Je me redressai, et le regardant bien dans les yeux:

—Pardon! dis-je, c'est une légitime indemnité que je réclame.

En vérité, il me sembla que ma fermeté l'inquiétait.

Avec une précipitation fébrile, il se mit à fouiller ses poches.

Il en retira pêle-mêle tout ce qu'elles contenaient d'or et de billets de banque, et me le mettant dans la main, sans compter:

—Tenez, me dit-il, prenez! Êtes-vous contente?

Je lui fis remarquer qu'ayant fait remettre une lettre à Mme de Thaller, il était convenable d'attendre sa réponse. Mais il ne voulut pas me le permettre. Et me poussant vers la porte, qu'un valet venait d'ouvrir:

—Allez, disait-il, soyez tranquille, je dirai à ma femme que je vous ai vue, retirez-vous...

Je me retirai, en effet, et je n'avais pas fait dix pas dans la cour, que je l'entendis crier à ses domestiques:

—Vous voyez bien cette mendiante? Le premier de vous qui lui laisserait franchir le seuil de ma porte, serait chassé à l'instant...

Une mendiante, moi! Ah! le misérable! Je me retournai pour lui jeter son aumône à la face, mais déjà il avait disparu et je ne trouvai devant moi que les visages stupidement gouailleurs des valets.

Je sortis donc. Mais à mesure que la marche dissipait ma colère, je m'applaudissais d'avoir été empêchée de suivre l'inspiration de mon orgueil blessé.

—Pauvre fille! me disais-je, où en serais-tu à cette heure? Tu n'aurais plus qu'à choisir entre le suicide et la plus vile débauche; tandis que te voici désormais au-dessus de la misère.

Je passais alors devant l'établissement d'un petit traiteur. J'y entrai. J'avais grand faim, n'ayant pour ainsi dire rien pris depuis plusieurs jours. J'avais hâte aussi de compter mon trésor.

Le baron de Thaller m'avait donné neuf cent trente francs.

Je n'en revenais pas, de me voir en possession d'un telle somme, qui dépassait de beaucoup mes ambitions les plus hautes et qui me semblait inépuisable. J'en avais comme des éblouissements.

—Et cependant, pensais-je, si M. de Thaller eût eu aussi bien dix mille francs dans ses poches, il me les eût donnés de même.

Comment expliquer cette étrange générosité? D'où venait sa stupeur, en m'apercevant, puis sa colère, son trouble et cette hâte de se débarrasser de moi? Comment un homme qui devait avoir la tête pleine des plus grands soucis, s'était-il si parfaitement souvenu de moi et de la lettre que j'avais écrite à sa femme? Pourquoi, après s'être montré si libéral, m'avait-il si sévèrement consignée à sa porte?

C'est en vain que je me torturais l'esprit à chercher une explication à une chose inexplicable.

Je finis par me dire que sans doute je m'étais abusée, que j'avais mal vu, que j'avais pris pour des réalités les chimères de mon imagination.

Et je ne me préoccupai plus que de l'emploi de ma soudaine fortune.

Le jour même, je me louai une petite chambre, rue du Faubourg Saint-Denis, où je m'achetai une machine à coudre. Et dès la fin de la semaine, j'avais de l'ouvrage devant moi pour plusieurs mois...

Ah! cette fois, il me semblait bien que je n'avais plus rien à redouter de la destinée, et c'est d'un oeil tranquille que j'envisageais l'avenir.

Je travaillais d'un tel cœur, que j'en étais arrivée, au bout d'un mois, à gagner de quatre à cinq francs par jour, quand une après-midi, je vis arriver chez moi un gros homme, très-bien mis, à l'air loyal et bon enfant, et qui s'exprimait assez difficilement en français.

Il était Américain, me dit-il, et m'était adressé par la patronne pour laquelle je travaillais. Ayant besoin d'une habile ouvrière parisienne, il venait me proposer de le suivre à New-York, où il m'assurerait une brillante position.

Mais je connaissais plusieurs pauvres filles, qui sur la foi de promesses éblouissantes s'étaient expatriées. Une fois à l'étranger, elles avaient été misérablement abandonnées, et en avaient été réduites, pour ne pas mourir de faim, aux plus épouvantables expédients.

Je refusai donc, en avouant les raisons de mon refus.

Mon visiteur aussitôt se récria. Pour qui donc le prenais-je? C'était la fortune que je repoussais. Il me garantissait à New-York le logement, la table et des appointements de deux cents francs par mois. Il prenait à sa charge tous les frais de voyage et de déplacement. Et pour me prouver la pureté de ses intentions, il était prêt, déclarait-il, à signer un traité et à me verser une somme de mille francs.

Dame! c'était si séduisant que ma résolution chancela.

—Eh bien! lui dis-je, accordez-moi vingt-quatre heures de réflexion. Je veux consulter ma patronne.

Il en parut extrêmement contrarié, mais ne pouvant me faire revenir sur cette détermination, il me quitta en me promettant de revenir le lendemain chercher ma réponse définitive.

Aussitôt, je courus chez ma patronne. Elle ne comprit rien à ce que je lui contais; elle ne m'avait envoyé personne; elle ne connaissait aucun Américain...

Je ne le revis plus, comme de raison, et cette aventure singulière ne laissait pas que de me tracasser un peu, quand un soir de la semaine suivante, comme je rentrais chez moi, vers onze heures, deux agents de police m'arrêtèrent, et malgré mes protestations, me conduisirent au poste, où je fus enfermée avec une douzaine de malheureuses qu'on venait de prendre sur le boulevard.

Je passais la nuit à pleurer de honte et de colère, et je ne sais trop tout ce qui serait advenu, si l'officier de paix qui m'interrogea le matin ne s'était trouvé un homme juste et bon.

Dès que je lui eus exposé que j'étais victime de la plus humiliante erreur, il envoya un agent aux renseignements, et la preuve lui ayant été fournie que j'étais une ouvrière honnête, et vivant de son travail, il me dit que j'étais libre.

Cependant, avant de me laisser sortir:

—Prenez garde, mon enfant, me dit-il, c'est sur une déclaration formelle, et qui a tous les caractères d'une parfaite authenticité, que vous avez été arrêtée. Donc, vous avez des ennemis, des gens qui ont un intérêt quelconque à se débarrasser de vous.

Visiblement, Mlle Lucienne était écrasée de fatigue; la voix lui manquait. Mais c'est inutilement que Maxence la conjura de prendre quelques moments de repos.

—Non, répondit-elle, mieux vaut en finir...

Et, faisant un effort, elle reprit, se hâtant de plus en plus:

—Je rentrai chez moi toute bouleversée des avertissements de l'officier de paix. Je ne suis pas lâche, mais c'est une chose terrible que de se savoir incessamment menacée d'un danger inconnu, mystérieux, qu'on ne peut imaginer, contre lequel on ne peut rien.

Et mes inquiétudes étaient d'autant plus grandes, qu'il me semblait discerner une relation frappante entre l'infâme délation dont je venais d'être victime, et l'étrange démarche de ce soi-disant Américain qui avait essayé de m'emmener à New-York.

C'est en vain, cependant, que je fouillais mon passé, je n'y découvrais personne qui eût à ma perte un intérêt quelconque.

Ceux-là seuls ont des ennemis qui ont eu des amis.

Je n'avais jamais eu qu'une amie: cette bonne fille des Batignolles, qui dans un accès de jalousie absurde m'avait jetée hors de chez elle.

Était-ce elle que je devais accuser? Évidemment non! Je la connaissais assez pour la savoir incapable de rancune, assez pour être persuadée que depuis longtemps déjà elle devait avoir oublié le calicot vainqueur qui avait été cause de notre rupture.

Fallait-il m'en prendre aux neveux de ma vieille bienfaitrice, à ces gens avides et sans scrupules qui m'avaient chassée de la Jonchère? Plusieurs lettres de moi à leur parente avaient dû leur rappeler mon existence. Mais que pouvaient-ils craindre de moi?

L'officier de paix s'était-il donc amusé de ma simplicité? Pourquoi? Dans quel but? C'était inadmissible. Et d'ailleurs il m'avait remis sa carte, en me disant de me recommander de lui en cas de malheur.

Mais il pouvait s'être trompé.

Si improbable que ce fût, je cherchais à me le persuader. Et comme les semaines se succédaient sans amener de nouvel incident, comme j'avais toujours beaucoup d'ouvrage et que je gagnais assez d'argent pour faire des économies, je me rassurai, petit à petit, et je négligeai les précautions dont je m'étais entourée dans les commencements.

J'en étais venue à rire de mes terreurs, quand un jour que ma patronne avait à livrer une commande importante et très-pressée, elle m'envoya chercher.

Nous n'eûmes terminé notre besogne que bien après minuit.

Elle voulait me faire coucher chez elle, mais il eût fallu dédoubler un lit et déranger toute la maison.

—Baste! lui dis-je, ce ne sera pas la première fois que je traverserai Paris au beau milieu de la nuit.

Je partis donc, et je m'en allais pressant le pas, quand, de l'angle d'une rue obscure, un homme s'élança sur moi, me terrassa, me frappa, et m'eût infailliblement tuée, sans deux braves bourgeois qui accoururent au seul cri que je poussai.

L'homme s'enfuit, et j'en fus quitte pour une blessure tellement légère, que je pus regagner mon domicile à pied.

Mais le lendemain, dès le matin, je courus chez l'officier de paix.

Il m'écouta d'un air grave, et quand j'eus achevé:

—Comment étiez-vous vêtue? me demanda-t-il.

—Tout de noir, répondis-je, comme une ouvrière, bien modestement...

—N'aviez-vous rien sur vous qui pût tenter la cupidité d'un voleur?

—Rien: pas de bijoux, pas de chaîne de montre, pas même de boucles d'oreilles.

Il fronçait les sourcils.

—Alors, prononça-t-il, ce n'est pas un crime fortuit, c'est une tentative nouvelle des gens qui déjà se sont attaqués à vous.

Telle était bien mon opinion. Et cependant:

—Eh! monsieur, m'écriai-je, qui donc peut s'attaquer à moi qui ne suis rien? J'ai beau chercher, je ne me vois pas un ennemi!...

Et comme je n'avais pas à douter de sa bienveillance, tout de suite, je lui dis ce que je suis et tous les hasards de ma vie.

—Vous êtes une fille naturelle, reprit-il, dès que j'eus fini, et vous avez été lâchement abandonnée; cela seul suffirait à justifier toutes les suppositions. Vous ne connaissez pas vos parents, mais il se peut qu'ils vous connaissent, eux, et que jamais ils ne vous aient perdue de vue. Votre mère, à ce que vous croyez, était une ouvrière? soit! Mais votre père? Savez-vous quels intérêts votre existence menace? savez-vous quel échafaudage de mensonges et d'infamies votre apparition renverserait?

J'écoutais, bouche béante.

Jamais de telles conjectures ne m'avaient traversé l'esprit, et si je doutais de leur vraisemblance, il me fallait bien reconnaître qu'elles étaient admissibles.

—Enfin, que dois-je faire? demandai-je.

L'officier de paix hocha la tête.

—En vérité, ma pauvre enfant, me répondit-il, je ne sais trop que vous dire. La police n'a pas la puissance de Dieu. Elle ne peut rien pour prévenir le crime conçu dans la cervelle d'un scélérat inconnu.

J'étais épouvantée, il le vit et eut pitié:

—A votre place, ajouta-t-il, je changerais de domicile. Peut-être un déménagement lestement exécuté fera-t-il perdre votre piste aux misérables acharnés après vous. Et surtout, donnez-moi votre nouvelle adresse. Tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger et assurer votre sécurité, je le ferai...

Et cet homme excellent a tenu sa parole, et une fois encore, je lui ai dû mon salut. C'est lui, à cette heure, qui est le commissaire de police de notre quartier, et c'est lui qui a mis à la raison Mme Fortin.

Je me hâtai du reste de suivre ses conseils, et dès le surlendemain j'étais installée ici, dans la chambre que j'occupe encore.

Craignant d'être épiée, avant de déménager, et quoiqu'il m'en coûtât, j'avais annoncé à ma patronne que je la quittais, la priant, si quelqu'un venait aux informations, de répondre que je m'étais décidée à partir pour l'Amérique.

Je ne tardai pas à retrouver de l'ouvrage, chez un couturier très à la mode, et que vous devez connaître de nom: Van Klopen. Ce ne fut pas pour longtemps.

La guerre venait d'être déclarée. Tous les jours le télégraphe annonçait une nouvelle défaite. Les Prussiens approchaient. La République fut proclamée.

Puis, le siége commença. Déjà depuis une quinzaine, M. Van Klopen avait fermé ses ateliers et quitté Paris.

J'avais quelques économies, grâce à Dieu, et je les ménageais comme des naufragés ménagent leurs derniers vivres, quand, au moment où je m'y attendais le moins, un peu d'ouvrage m'arriva.

C'était un dimanche, et j'étais descendue sur le boulevard, quand plusieurs bataillons de la garde nationale vinrent à passer.

Debout sur le bord du trottoir, je les regardais défiler, lorsque tout à coup, je vis une des cantinières qui marchaient derrière la musique s'arrêter et accourir vers moi, les bras ouverts...

C'était mon ancienne amie des Batignolles, qui m'avait reconnue.

Elle se jeta à mon cou, et comme immédiatement nous étions devenues le centre d'un groupe de cinq cents badauds:

—Il faut que je te parle, me dit-elle. Si tu demeures aux environs, allons chez toi. Tant pis pour le service!

Je l'amenai ici, et aussitôt elle se mit à s'excuser en pleurant de sa conduite passée, me suppliant de lui rendre mon amitié. Comme je l'avais prévu, il y avait longtemps qu'elle avait oublié le calicot, cause de notre rupture, et c'est avec le dernier mépris qu'elle en parlait. En ce moment, elle aimait pour tout de bon, déclarait-elle, un tapissier-décorateur qui était capitaine de la garde nationale. C'était à lui qu'elle devait d'être cantinière, et elle m'offrait une situation pareille, si le cœur m'en disait.

Mais le cœur ne m'en disait pas. Et comme cependant, je me plaignais de ne pouvoir trouver de travail, elle me jura qu'elle m'en aurait, par son capitaine, qui était un homme très-influent.

Par lui, en effet, j'obtins quelques douzaines de vareuses. C'était assurément fort mal payé, mais le peu que je gagnais était toujours autant de moins à prendre sur mes pauvres ressources.

A cela, je dus de ne pas trop souffrir pendant le siége.

Mes ennemis avaient-ils perdu ma piste ou avaient ils quitté Paris? Le fait est que nulle tentative nouvelle ne trahit leur haine, en un moment où il me semblait que cependant elle eût eu beau jeu.

Après l'armistice, malheureusement, M. Van Klopen n'étant pas de retour encore, il me fut impossible de me procurer de l'ouvrage; mes économies étaient épuisées, et je serais morte de faim pendant la Commune, sans mon amie des Batignolles.

A diverses reprises, elle m'apporta un peu d'argent et des provisions.

Elle avait abandonné son baril de cantinière et se croyait fermement appelée aux plus hautes destinées politiques.

Son capitaine était devenu colonel, il allait, m'assurait-elle, être nommé membre du gouvernement, et il lui avait promis de l'épouser...

L'entrée des troupes dans Paris vint mettre fin à son rêve éblouissant.

Un soir, je la vis arriver blême de peur. Elle se supposait très-gravement compromise et me suppliait de la cacher.

Pendant quatre jours, je lui donnai l'hospitalité. Le cinquième, au moment où nous allions nous mettre à table pour dîner, des agents envahirent ma chambre, et nous montrant un mandat d'amener, nous commandèrent de les suivre.

Tel était, en prononçant ces derniers mots, l'accent de Mlle Lucienne, que Maxence, instinctivement, se dressa, comme s'il l'eût vue menacée d'un grand danger et qu'il eût voulu la défendre.

Elle le remercia d'un regard, et sans s'interrompre et toujours plus vite:

—Il n'y avait pas à résister, dit-elle, ni à discuter, ni à protester. Mon amie, stupide de terreur, s'était affaissée sur une chaise. Moi, je ne perdis pas la tête. Pendant que les agents se livraient dans ma chambre à de minutieuses et bien inutiles investigations, je décidai l'un d'eux à courir prévenir mon ami l'officier de paix.

Il était chez lui, par grand hasard, et en apprenant ce qui se passait, il se hâta de venir à mon secours.

Sur le moment, son intervention ne pouvait me servir. Les agents lui déclarèrent que leurs ordres étaient formels et qu'ils devaient nous conduire directement à Versailles.

—Eh bien! me dit-il, je vous accompagnerai.

Ma situation était grave, il le reconnut dès les premières démarches qu'il fit le lendemain. Mais il discerna, du même coup et nettement cette fois, une nouvelle manœuvre des misérables qui avaient juré ma perte.

J'avais été dénoncée, en même temps, au préfet de police et à l'autorité militaire, comme étant restée, jusqu'aux dernières heures de la lutte, au service de la Commune. On affirmait que j'avais fait partie d'une bande d'ignobles incendiaires et qu'on m'avait reconnue derrière une barricade, faisant le coup de feu.

J'avais été épiée, évidemment, et l'idée de cette infamie avait été suggérée par mes relations avec mon amie des Batignolles, plus terriblement compromise encore qu'elle ne l'avait cru, la pauvre fille, puisque son colonel avait été pris les armes à la main, qu'il était convaincu de pillage et de meurtre, et qu'elle était accusée de complicité.

C'était chez moi, prétendaient les délateurs, qu'elle avait caché le produit de ses vols, et ils ajoutaient que dix témoins, au besoin, affirmeraient l'avoir vue entrer à l'Hôtel des Folies, pliant sous le faix d'énormes paquets.

De là, les perquisitions obstinées des agents, le jour de notre arrestation.

C'est d'ailleurs avec une infernale perfidie que la dénonciation nous confondait, mon amie et moi, attribuant à l'une les actes de l'autre, m'imputant à moi tout ce qu'elle avait pu faire de criminel.

Et les provisions qu'elle m'avait apportées, et sa présence chez moi après la lutte, donnaient à la calomnie toutes les apparences de la vérité.

On m'a conté qu'en ces heures sinistres, des lâches immondes se trouvèrent, qui profitant de l'effarement des esprits, essayèrent d'assouvir leurs haines et de se défaire de leurs ennemis. J'ai ouï dire que la police fut surprise par un tel débordement de dénonciations, que le cœur lui en leva, et qu'elle fut obligée de menacer les délateurs de les rechercher et de les poursuivre.

Isolée comme je l'étais, sans ressources, je devais périr et je périssais, certainement, sans le dévouement de mon ami l'officier de paix, sans sa situation particulière surtout, qui lui ouvrit immédiatement la porte de tous les bureaux et du cabinet même de mes juges.

Il réussit à démontrer que j'étais victime d'une ténébreuse intrigue, que je n'étais pas restée un seul jour hors de chez moi, que j'étais innocente, enfin, de tout ce dont on m'accusait.

Et après quarante-huit heures de détention, qui me parurent un siècle, je fus remise en liberté...

A la porte, je trouvai l'homme qui venait de me sauver.

Il m'attendait, mais il ne me permit pas de lui exprimer la reconnaissance dont mon cœur débordait.

—Vous me remercierez, interrompit-il brusquement, quand je l'aurai mérité. Je n'ai rien fait pour vous, que n'eût fait, à ma place, le premier honnête homme venu. Ce que je veux, c'est découvrir quels intérêts vous menacez, sans vous en douter, et qui doivent être considérables, si j'en juge par la passion et la ténacité qu'on met à vous poursuivre. Ce que je prétends, c'est mettre la main sur les lâches gredins que vous gênez si fort...

Je secouai la tête.

—Vous ne réussirez pas, lui dis-je.

—Qui sait! J'ai fait, dans ma vie, plus difficile que cela, et plus fort!...

Et tirant à demi de sa poche, et me montrant un large pli:

—Ceci, me dit-il, est la dénonciation sur laquelle vous avez été arrêtée. J'ai obtenu qu'on me la confiât. J'en ai attentivement étudié l'écriture, et je me suis assuré qu'elle n'est pas contrefaite. C'est un élément, cela. C'est le moyen, toujours à ma portée, de vérifier mes soupçons, le jour où il m'en viendra. Patience! Nous avons du temps devant nous...

C'est l'avenue de Paris que nous suivions, en causant ainsi, car il me conduisait au chemin de fer.

—Nous allons nous quitter, continuait-il, mais avant, écoutez mes instructions et tâchez de ne vous en point écarter.

Vous allez rentrer à Paris et reprendre vos occupations ordinaires. Répondez vaguement aux questions qui vous seront adressées, et surtout, ne parlez pas de moi. Il faut continuer à habiter l'Hôtel des Folies. Il est dans mon quartier, d'abord, dans ma sphère d'action, ce qui est très-important, et de plus les propriétaires se sont mis dans le cas de n'oser pas me désobéir quand je leur commanderai quelque chose. A moins d'un incident imprévu et grave, ne venez jamais à mon bureau; notre succès serait fort aventuré si on soupçonnait l'intérêt que je vous porte.

Après ce dernier échec, vos ennemis vont, j'imagine, se tenir en repos quelques jours, mais ils ne tarderont pas, j'en suis sûr, à chercher une occasion meilleure et à vous faire épier. Soyez sur vos gardes, guettez du coin de l'oeil, et si vous surprenez quelque chose de suspect, n'en laissez rien paraître, mais écrivez-moi. Je vais, de mon côté, organiser autour de vous une surveillance occulte. Si je parviens à empoigner un des gredins chargés de vous observer, l'affaire est dans le sac, car il faudra bien qu'il me dise qui le paye...

Nous arrivions à la gare.

—Et maintenant, ajouta cet honnête homme, assez causé! Au revoir, et bon courage...

Malheureusement, il n'avait pas songé à m'offrir un peu d'argent, je n'avais pas osé lui en demander; il me restait huit sous en poche, et je ne savais que trop que je ne trouverais rien chez moi. C'est donc à pied que je rentrai à Paris.

La Fortin me reçut à bras ouverts. Avec moi lui revenait l'espoir d'une créance de cent et quelques francs dont elle avait déjà fait son deuil.

Elle avait d'ailleurs à m'annoncer la meilleure des nouvelles.

Un des garçons de magasin de M. Van Klopen était venu, en mon absence, me prier de passer à l'atelier. Si fatiguée que je fusse de la route que je venais de faire, j'y courus.

Je trouvai M. Van Klopen fort triste. Il était de retour depuis l'avant-veille, et déjà criait misère. Plus de bals, plus de fêtes, plus d'assauts d'élégance au bois. C'était la fin du monde, déclarait-il. Et pour comble, ses principales clientes, ses préférées, celles qui lui devaient le plus d'argent, étaient toutes absentes, et les quelques maris chez lesquels il s'était présenté, sa facture à la main, l'avaient mis à la porte.

Il était cependant résolu à lutter, me dit-il, et il voulait m'employer, non plus comme ouvrière, mais comme essayeuse, aux appointements de cent vingt francs par mois.

Je n'étais pas dans une situation à consulter mes goûts. C'était à prendre ou à laisser; je pris, et essayeuse je suis encore.

Chaque matin, en arrivant à l'atelier, je quitte le costume modeste que vous me voyez, et je revêts une sorte de livrée qui appartient à M. Van Klopen: d'amples jupons et une robe de soie noire.

Je n'ai plus alors qu'à m'asseoir et à attendre.

Une cliente se présente-t-elle, qui désire un pardessus, un manteau, «une confection» quelconque:

—Mademoiselle Lucienne? crie M. Van Klopen.

J'arrive, j'endosse un vêtement; par l'effet qu'il produit sur moi, l'acheteuse juge de l'effet qu'il produira sur elle. M. Van Klopen débite son boniment, et c'est à qui des deux me fera mouvoir:

—Marchez, mademoiselle... Pas si vite... Veuillez reculer... Tournez-vous... Avancez un peu... Tenez-vous plus droite... Le vêtement est délicieux... Il est décidément fort laid, faites-m'en voir un autre.

Et il y a des jours où il vient cinquante clientes, et où pour chacune d'elles, il me faut essayer deux, trois, quatre et jusqu'à dix vêtements.

C'est atrocement ridicule toujours, c'est souvent humiliant. Il y a des femmes qui oublient que je suis une femme comme elles, et non pas une mécanique, ou qui s'imaginent que l'impertinence est une preuve de distinction.

Il y en a qui me parlent comme elles ne parleraient pas à leur servante, et qui ont des exigences ineptes, le dégoût de tout, et des fantaisies impossibles.

Il en vient de laides, de vieilles, de difformes, qui s'étonnent que le même manteau qui va bien sur mes épaules, aille mal sur leur dos, qui s'en indignent, qui s'en prennent à moi, qui m'accusent de m'entendre avec Van Klopen pour les voler et les tromper.

Que de fois, après de telles séances, dans les premiers jours surtout, j'étais tentée de rendre à Van Klopen sa robe de soie!

Mais j'avais perdu mon indépendance superbe, l'audace et l'insouciance qui étaient toute ma fortune.

Les conjectures de mon ami l'officier de paix s'agitaient incessamment dans mon cerveau, et plus je les examinais, plus je les trouvais vraisemblables. Depuis qu'il me semblait avoir découvert un mystère dans ma vie, moi si positive autrefois, je me berçais de chimères. J'attendais, à brève échéance, un événement extraordinaire, une revanche de la destinée... Et je restais.

Je n'étais pas au bout de mes peines.

Mais depuis qu'il était question du sieur Van Klopen, Maxence croyait voir se démentir l'assurance hautaine de Mlle Lucienne et son imperturbable sang-froid.

Geste, attitude, regard, tout en elle trahissait l'embarras d'une situation qu'on juge ridicule, et la confusion d'un aveu qui peut prêter à la raillerie.

Moitié souriant, d'un sourire un peu forcé, et moitié attristée:

—Mais est-il bien sensé, poursuivit-elle, après les épreuves atroces de ma première jeunesse, de tant prendre au sérieux mes contrariétés actuelles!... J'ai un emploi, des vêtements, un abri, du pain... Pourquoi me plaindre!... Et cependant, il me semble qu'aux heures sombres de ma vie, lorsque j'avais froid et que j'avais faim, je souffrais moins, en mon corps, que je ne souffre maintenant en mon âme, de certains froissements de mon amour-propre... Du moins, ce n'était pas la même souffrance...

C'est avec la plus extrême surprise, que Maxence la considérait.

Elle rougissait, sa voix se troublait, elle hésitait, elle cherchait ses mots...

Jusqu'à ce qu'enfin, secouant la tête, comme quelqu'un qui s'encourage:

—Décidément, c'est trop niais, reprit-elle. On ne doit rougir que de ce qui est honteux. Il n'y a rien d'humiliant à être pauvre, et à faire ce qu'on peut pour vivre.

Ce que je faisais chez Van Klopen m'était excessivement pénible, et, cependant, il ne tarda pas à me demander quelque chose de plus pénible encore.

Petit à petit, les fuyards du siége et de la Commune étaient revenus. Paris se repeuplait, les hôtels se rouvraient, les étrangers affluaient, le bois de Boulogne dévasté revoyait autour du lac une partie de ses hôtes d'autrefois. Mais le luxe ne reprenait pas.

M. Van Klopen se désolait. Les commandes ne lui manquaient pas, mais quelles commandes! Des robes sévères, des costumes de la plus extrême simplicité, des vêtements de couleur sombre, sur lesquels il avait bien du mal à gagner vingt-cinq pour cent.

Souvent il en gémissait devant moi, disant que la France était perdue, si elle laissait échapper le sceptre de la mode et des élégances féminines.

Il ne cessait de me parler du bon temps, du temps où certaines de ses clientes dépensaient chez lui jusqu'à trente mille francs par mois, où il était du meilleur ton, en revenant du bois, de monter chez lui, causer un instant chiffon et boire un verre de madère et même un verre d'absinthe.

Alors, toutes les semaines, il «créait» quelque mode nouvelle, quelque disposition bizarre, quelque complication de toilette bien savante et bien coûteuse.

Et il n'était pas embarrassé pour lancer dans le monde et faire adopter ses créations les plus excentriques. Toujours, parmi ses clientes, les plus jeunes, les plus charmantes et les plus haut titrées, il s'en trouvait qui étaient criblées de dettes, et qui, en échange d'un renouvellement de billet, consentaient à s'affubler des costumes les plus risqués, et à les montrer et à les produire.

—Voilà les bonnes petites femmes qu'il me faudrait, disait-il, pour lancer les autres et les remettre en goût, et malheureusement elles ne sont pas rentrées, et leurs maris abusent des événements pour les confiner à la campagne et faire des économies...

Où voulait en venir M. Van Klopen? Je déclare que je ne le soupçonnais pas du tout. Ce que voyant:

—Il n'y a que vous, ma chère, me dit-il un jour, qui puissiez me tirer de là. Vous n'êtes vraiment pas mal, et je suis sûr qu'en grande toilette, nonchalamment étendue sur les coussins d'un huit ressorts, vous feriez tant d'effet, que toutes les femmes en seraient jalouses, et voudraient vous ressembler... Il n'en faut qu'une, vous le savez, pour donner le bon exemple...

Brusquement Maxence se leva, et se frappant le front:

—Je comprends! s'écria-t-il.

Mais la jeune fille poursuivait:

—Je crus que M. Van Klopen plaisantait. Jamais il n'avait été plus sérieux, et pour me le prouver, il se mit à m'expliquer ce qu'il attendait de moi. Je pouvais, selon lui, remplacer les clientes qui avaient été ses courtières. Il me confectionnerait de ces toilettes qui forcent l'attention, et deux ou trois fois la semaine, je m'installerais dans une belle voiture qu'il me louerait, et j'irais me montrer au Bois.

La proposition me révolta.

—Jamais! lui dis-je.

—Pourquoi?

—Parce que j'ai trop le respect de moi pour consentir jamais à faire de ma personne une réclame vivante...

Il haussait les épaules.

—Vous avez tort, fit-il. Vous n'êtes pas riche, et je vous donnerais vingt francs par promenade. A huit par mois, ce serait cent soixante francs ajoutés à vos appointements.

Et avec un sourire honteux:

—Sans compter, ajouta-t-il, que je vous fournis là une occasion unique de fortune. Jolie comme vous êtes, et inconnue, vous serez remarquée. Il n'en faut pas tant pour tourner la tête d'un millionnaire...

J'étais indignée.

—Quand ce ne serait, m'écriai-je, que pour la raison que vous me dites, je refuse!...

Il ne se tenait point pour battu.

—Vous n'êtes qu'une sotte, ma chère, me dit-il, et comme, si vous n'acceptez pas, vous cesserez de faire partie de ma maison, je pense que vous réfléchirez.

C'était tout réfléchi, et je ne songeais qu'à me mettre en quête d'un autre patron, quand mon ami, l'officier de paix, m'écrivit de passer à son bureau.

Je m'y rendis, et après m'avoir amicalement fait asseoir:

—Eh bien, me demanda-t-il, quoi de nouveau?

—Rien. Je ne me suis pas aperçue que l'on m'ait épiée.

Il fit claquer sa langue d'un air mécontent.

—Pas plus que vous, gronda-t-il, mes agents n'ont rien surpris. Et, cependant, il est clair que vos ennemis ne vous ont pas lâchée comme cela. Nous avons affaire à des malins. S'ils font les morts, c'est qu'ils méditent quelque mauvais coup. Lequel? c'est ce que je veux savoir, et je le saurai; je suis têtu, je ne suis pas Breton pour rien, et je n'ai pas encore jeté ma langue aux chiens. Déjà, j'ai un indice. A force de me creuser la cervelle, j'y ai trouvé une idée qui serait excellente, si je découvrais un moyen de vous mêler à ce qu'on appelle le beau monde...

Je lui expliquai, bien vite, qu'étant chez M. Van Klopen, un des premiers couturiers de Paris, j'y voyais, forcément, beaucoup de femmes de la plus haute société.

—Cela ne suffit pas! dit-il.

Alors, les propositions de M. Van Klopen me revinrent à l'esprit, et je les lui exposai.

Il bondit sur sa chaise.

—Voilà l'affaire! s'écria-t-il, et la preuve manifeste que la chance est pour nous. Il faut accepter...

Ce n'est pas à cet homme excellent que je pouvais taire mes répugnances, que la réflexion avait fort accrues.

—Qu'adviendra-t-il, lui dis-je, si je me résigne à ce rôle odieux que M. Van Klopen me propose? Je ne le sais que trop. Lui-même, en croyant m'éblouir, m'en a montré les dangers. Obligée d'étaler des toilettes combinées pour forcer l'attention, forcément je serai remarquée. Je ne me serai pas montrée au bois quatre fois, seule, au fond de ma voiture de louage, que chacun s'imaginera deviner quel métier j'y viens faire. Nul assurément ne soupçonnera la vérité. On me prendra pour une créature perdue. Je serai obsédée d'offres avilissantes, poursuivie, traquée. Certes, je suis sûre de moi; je serai toujours mieux gardée par mon orgueil que par la plus attentive des mères. Mais je serai montrée au doigt, et c'en sera fait de ma réputation...

Je ne parvins pas à le convaincre.

—Je sais que vous êtes une honnête fille, me dit-il, mais pour cela, précisément, que vous importe ce que dira le monde, toute cette cohue de gens que vous ne connaissez pas? Le monde!... vous comprendrez ce que vaut son estime quand vous aurez vu à quelles gens il l'accorde, quand vous saurez que ce sont les plus effrontés et les plus hypocrites, les plus tarés et les plus lâches, qui constituent entre eux, et pour leur usage, cette puissance idiote qui fait trembler les imbéciles, et qui s'appelle l'opinion. Votre avenir est en jeu. Je vous le répète, il faut accepter...

—Si vous me le commandez, dis-je...

—Oui, je vous le commande, et je vais vous expliquer pourquoi...

Pour la première fois, Mlle Lucienne eut une réticence. Les explications de l'officier de paix, elle ne les dit pas.

Et après une pause d'un instant:

—Vous savez le reste, mon voisin, dit-elle, puisque vous m'avez vue dans ce rôle inepte et ridicule de réclame vivante, d'annonce, de mannequin de modes.

Et les résultats ont été ce que j'avais prévu... Trouvez donc quelqu'un qui croie à mon honnêteté!... Vous avez entendu la Fortin, ce soir? Vous-même, mon voisin, pour quelle femme m'avez-vous prise?

Et cependant vous auriez dû surprendre quelque chose de ma souffrance et de mon humiliation, le jour où vous m'observiez si attentivement, au bois de Boulogne...

Maxence tressauta.

—Quoi! s'écria-t-il, vous savez?...

—Ne viens-je pas de vous dire que je crains toujours d'être épiée et suivie, et que je veille... Oui, je sais que vous avez essayé de surprendre le secret de mes sorties en voiture...

Maxence voulait s'excuser.

—Restons-en là, prononça-t-elle... Vous voulez être mon ami, m'avez-vous dit? Maintenant que vous savez ma vie tout entière, et que vous me connaissez presque comme je me connais moi-même, réfléchissez... Demain, vous me direz vos réflexions...

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