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L'Assommoir

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The Project Gutenberg eBook of L'Assommoir

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Title: L'Assommoir

Author: Émile Zola

Release date: September 1, 2004 [eBook #6497]
Most recently updated: December 29, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Images courtesy of http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ASSOMMOIR ***

Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles Franks and the Online

Distributed Proofreading Team. Images courtesy of http://gallica.bnf.fr

LES ROUGON-MACQUART

HISTOIRE NATURELLE ET SOCIALE D'UNE FAMILLE SOUS LE SECOND EMPIRE

L'ASSOMMOIR

PAR
ÉMILE ZOLA

PRÉFACE

Les Rougon-Macquart doivent se composer d'une vingtaine de romans. Depuis 1869, le plan général est arrêté, et je le suis avec une rigueur extrême. L'Assommoir est venu à son heure, je l'ai écrit, comme j'écrirai les autres, sans me déranger une seconde de ma ligne droite. C'est ce qui fait ma force. J'ai un but auquel je vais.

Lorsque l'Assommoir a paru dans un journal, il a été attaqué avec une brutalité sans exemple, dénoncé, chargé de tous les crimes. Est-il bien nécessaire d'expliquer ici, en quelques lignes, mes intentions d'écrivain? J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l'ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l'oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénoûment, la honte et la mort. C'est de la morale en action, simplement.

L'Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j'ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. Ah! la forme, là est le grand crime! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l'étudient et jouissent de sa verdeur, de l'imprévu et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs. N'importe, personne n'a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d'un vif intérêt historique et social.

Je ne me défends pas, d'ailleurs. Mon oeuvre me défendra. C'est une oeuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes oeuvres. Ah! si l'on savait combien mes amis s'égayent de la légende stupéfiante dont on amuse la foule! Si l'on savait combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d'étude et d'art, vivant sagement dans son coin, et dont l'unique ambition est de laisser une oeuvre aussi large et aussi vivante qu'il pourra! Je ne démens aucun conte, je travaille, je m'en remets au temps et à la bonne foi publique pour me découvrir enfin sous l'amas des sottises entassées.

ÉMILE ZOLA.

Paris, 1er janvier 1877.

L'ASSOMMOIR

I

Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin. Puis, toute frissonnante d'être restée en camisole à l'air vif de la fenêtre, elle s'était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes. Depuis huit jours, au sortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, il l'envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit, en racontant qu'il cherchait du travail. Ce soir-là, pendant qu'elle guettait son retour, elle croyait l'avoir vu entrer au bal du Grand-Balcon, dont les dix fenêtres flambantes éclairaient d'une nappe d'incendie la coulée noire des boulevards extérieurs; et, derrière lui, elle avait aperçu la petite Adèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant à cinq ou six pas, tes mains ballantes, comme si elle venait de lui quitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue des globes de la porte.

Quand Gervaise s'éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés, elle éclata en sanglots. Lantier n'était pas rentré. Pour la première fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche attachée au plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés de larmes, elle faisait le tour de la misérable chambre garnie, meublée d'une commode de noyer dont un tiroir manquait, de trois chaises de paille et d'une petite table graisseuse, sur laquelle traînait un pot à eau ébréché. On avait ajouté, pour les enfants, un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiers de la pièce. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouverte dans un coin, montrait ses flancs vides, un vieux chapeau d'homme tout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettes sales; tandis que, le long des murs, sur le dossier des meubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue, les dernières nippes dont les marchands d'habits ne voulaient pas. Au milieu de la cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés, il y avait un paquet de reconnaissances du Mont-de-Piété, d'un rosé tendre. C'était la belle chambre de l'hôtel, la chambre du premier, qui donnait sur le boulevard.

Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors de la couverture, respirait d'une haleine lente, tandis qu'Étienne, âgé de quatre ans seulement, souriait, un bras passé au cou de son frère. Lorsque le regard noyé de leur mère s'arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elle tamponna un mouchoir sur sa bouche, pour étouffer les légers cris qui lui échappaient. Et, pieds nus, sans songer à remettre ses savates tombées, elle retourna s'accouder à la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit, interrogeant les trottoirs, au loin.

L'hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche de la barrière Poissonnière. C'était une masure de deux étages, peinte en rouge lie de vin jusqu'au second, avec des persiennes pourries par la pluie. Au-dessus d'une lanterne aux vitres étoilées, on parvenait à lire entre les deux fenêtres: Hôtel Boncoeur, tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont la moisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que la lanterne gênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. Elle regardait à droite, du côté du boulevard de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants; et le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait à gauche, enfilant un long ruban d'avenue, s'arrêtant, presque en face d'elle, à la masse blanche de l'hôpital de Lariboisière, alors en construction. Lentement, d'un bout à l'autre de l'horizon, elle suivait le mur de l'octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d'assassinés; et elle fouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d'humidité et d'ordure, avec la peur d'y découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de couteau. Quand elle levait les yeux, au delà de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d'une bande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c'était toujours à la barrière Poissonnière qu'elle revenait, le cou tendu, s'étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus de l'octroi, le flot ininterrompu d'hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras; et la cohue s'engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi tout ce monde, croyait reconnaître Lantier, elle se penchait davantage, au risque de tomber; puis, elle appuyait plus fortement son mouchoir sur la bouche, comme pour renfoncer sa douleur.

Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenêtre.

— Le bourgeois n'est donc pas là, madame Lantier?

— Mais non, monsieur Coupeau, répondit-elle en tâchant de sourire.

C'était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de l'hôtel, un cabinet de dix francs. Il avait son sac passé à l'épaule. Ayant trouvé la clef sur la porte, il était entré, en ami.

— Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille là, à l'hôpital… Hein! quel joli mois de mai! Ça pique dur, ce matin.

Et il regardait le visage de Gervaise, rougi par les larmes. Quand il vit que le lit n'était pas défait, il hocha doucement la tête; puis, il vint jusqu'à la couchette des enfants qui dormaient toujours avec leurs mines roses de chérubins; et, baissant la voix:

— Allons! le bourgeois n'est pas sage, n'est-ce pas?… Ne vous désolez pas, madame Lantier. Il s'occupe beaucoup de politique; l'autre jour, quand on a voté pour Eugène Sue, un bon, paraît-il, il était comme un fou. Peut-être bien qu'il a passé la nuit avec des amis à dire du mal de cette crapule de Bonaparte.

— Non, non, murmura-t-elle avec effort, ce n'est pas ce que vous croyez. Je sais où est Lantier… Nous avons nos chagrins comme tout le monde, mon Dieu!

Coupeau cligna les yeux, pour montrer qu'il n'était pas dupe de ce mensonge. Et il partit, après lui avoir offert d'aller chercher son lait, si elle ne voulait pas sortir: elle était une belle et brave femme, elle pouvait compter sur lui, le jour où elle serait dans la peine. Gervaise, dès qu'il se fut éloigné, se remit à la fenêtre.

A la barrière, le piétinement de troupeau continuait, dans le froid du matin. On reconnaissait les serruriers à leurs bourgerons bleus, les maçons à leurs cottes blanches, les peintres à leurs paletots, sous lesquels de longues blouses passaient. Cette foule, de loin, gardait un effacement plâtreux, un ton neutre, où dominaient le bleu déteint et le gris sale. Par moments, un ouvrier s'arrêtait, rallumait sa pipe, tandis qu'autour de lui les autres marchaient toujours, sans un rire, sans une parole dite à un camarade, les joues terreuses, la face tendue vers Paris, qui, un à un, les dévorait, par la rue béante du Faubourg-Poissonnière. Cependant, aux deux coins de la rue des Poissonniers, à la porte des deux marchands de vin qui enlevaient leurs volets, des hommes ralentissaient le pas; et, avant d'entrer, ils restaient au bord du trottoir, avec des regards obliques sur Paris, les bras mous, déjà gagnés à une journée de flâne. Devant les comptoirs, dés groupes s'offraient des tournées, s'oubliaient là, debout, emplissant les salles, crachant, toussant, s'éclaircissant la gorgé à coups de petits verres.

Gervaise guettait, à gauche de la rue, la salle du père Colombe, où elle pensait avoir vu Lantier, lorsqu'une grosse femme, nu-tête, en tablier, l'interpella du milieu de la chaussée.

— Dites donc, madame Lantier, vous êtes bien matinale!

Gervaise se pencha.

— Tiens! c'est vous, madame Boche!…. Oh! j'ai un tas de besogne, aujourd'hui!

— Oui, n'est-ce pas? les choses ne se font pas toutes seules.

Et une conversation s'engagea, de la fenêtre au trottoir. Madame Boche était concierge de la maison dont le restaurant du Veau à deux têtes occupait le rez-de-chaussée. Plusieurs fois, Gervaise avait attendu Lantier dans sa loge, pour ne pas s'attabler seule avec tous les hommes qui mangeaient, à côté. La concierge raconta qu'elle allait à deux pas, rue de la Charbonnière, pour trouver au lit un employé, dont son mari ne pouvait tirer le raccommodage d'une redingote. Ensuite, elle parla d'un de ses locataires qui était rentré avec une femme, la veille, et qui avait empêché le monde de dormir, jusqu'à trois heures du matin. Mais, tout en bavardant, elle dévisageait la jeune femme, d'un air de curiosité aiguë; et elle semblait n'être venue là, se poser sous la fenêtre, que pour savoir.

— Monsieur Lantier est donc encore couché? demanda-t-elle brusquement.

— Oui, il dort, répondit Gervaise, qui ne put s'empêcher de rougir.

Madame Boche vit les larmes lui remonter aux yeux; et, satisfaite sans doute, elle s'éloignait en traitant les hommes de sacrés fainéants, lorsqu'elle revint, pour crier:

— C'est ce matin que vous allez au lavoir, n'est-ce pas?… J'ai quelque chose à laver, je vous garderai une place à côté de moi. et nous causerons.

Puis, comme prise d'une subite pitié:

— Ma pauvre petite, vous feriez bien mieux de ne pas rester là, vous prendrez du mal… Vous êtes violette.

Gervaise s'entêta encore à la fenêtre pendant deux mortelles heures, jusqu'à huit heures. Les boutiques s'étaient ouvertes. Le flot de blouses descendant des hauteurs avait cessé; et seuls quelques retardataires franchissaient la barrière à grandes enjambées. Chez les marchands de vin, les mêmes hommes, debout, continuaient à boire, à tousser et à cracher. Aux ouvriers avaient succédé les ouvrières, les brunisseuses, les modistes, les fleuristes, se serrant dans leurs minces vêtements, trottant le long des boulevards extérieurs; elles allaient par bandes de trois ou quatre, causaient vivement, avec de légers rires et des regards luisants jetés autour d'elles; de loin en loin, une, toute seule, maigre, l'air pâle et sérieux, suivait le mur de l'octroi, en évitant les coulées d'ordures. Puis, les employés étaient passés, soufflant dans leurs doigts, mangeant leur pain d'un sou en marchant; des jeunes gens efflanqués, aux habits trop courts, aux yeux battus, tout brouillés de sommeil; de petits vieux qui roulaient sur leurs pieds, la face blême, usée par les longues heures du bureau, regardant leur montre pour régler leur marche à quelques secondes près. Et les boulevards avaient pris leur paix du matin; les rentiers du voisinage se promenaient au soleil; les mères, en cheveux, en jupes sales, berçaient dans leurs bras des enfants au maillot, qu'elles changeaient sur les bancs; toute une marmaille mal mouchée, débraillée, se bousculait, se traînait par terre, au milieu de piaulements, de rires et de pleurs. Alors, Gervaise se sentit étouffer, saisie d'un vertige d'angoisse, à bout d'espoir; il lui semblait que tout était fini, que les temps étaient finis, que Lantier ne rentrerait plus jamais. Elle allait, les regards perdus, des vieux abattoirs noirs de leur massacre et de leur puanteur, à l'hôpital neuf, blafard, montrant, par les trous encore béants de ses rangées de fenêtres, des salles nues où la mort devait faucher. En face d'elle, derrière le mur de l'octroi, le ciel éclatant, le lever de soleil qui grandissait au-dessus du réveil énorme de Paris, l'éblouissait.

La jeune femme était assise sur une chaise, les mains abandonnées, ne pleurant plus, lorsque Lantier entra tranquillement.

— C'est toi! c'est toi! cria-t-elle, en voulant se jeter à son cou.

— Oui, c'est moi, après? répondit-il. Tu ne vas pas commencer tes bêtises, peut-être!

Il l'avait écartée. Puis, d'un geste de mauvaise humeur, il lança à la volée son chapeau de feutre noir sur la commode. C'était un garçon de vingt-six ans, petit, très-brun, d'une jolie figure, avec de minces moustaches, qu'il frisait toujours d'un mouvement machinal de la main. Il portait une cotte d'ouvrier, une vieille redingote tachée qu'il pinçait à la taille, et avait, en parlant un accent provençal très-prononcé.

Gervaise, retombée sur la chaise, se plaignait doucement, par courtes phrases.

— Je n'ai pas pu fermer l'oeil… Je croyais qu'on t'avait donné un mauvais coup… Où es-tu allé? où as-tu passé la nuit? Mon Dieu! ne recommence pas, je deviendrais folle… Dis, Auguste, où es-tu allé?

— Où j'avais affaire, parbleu! dit-il avec un haussement d'épaules. J'étais à huit heures à la Glacière, chez cet ami qui doit monter une fabrique de chapeaux. Je me suis attardé. Alors, j'ai préféré coucher… Puis, tu sais, je n'aime pas qu'on me moucharde. Fiche-moi la paix!

La jeune femme se remit à sangloter. Les éclats de voix, les mouvements brusques de Lantier, qui culbutait les chaises, venaient de réveiller les enfants. Ils se dressèrent sur leur séant, demi-nus, débrouillant leurs cheveux de leurs petites mains; et, entendant pleurer leur mère, ils poussèrent des cris terribles, pleurant eux aussi de leurs yeux à peine ouverts.

— Ah! voilà la musique! s'écria Lantier furieux. Je vous avertis, je reprends la porte, moi! Et je file pour tout de bon, cette fois… Vous ne voulez pas vous taire? Bonsoir! je retourne d'où je viens.

Il avait déjà repris son chapeau sur la commode. Mais Gervaise se précipita, balbutiant:

— Non, non!

Et elle étouffa les larmes des petits sous des caresses. Elle baisait leurs cheveux, elle les recouchait avec des paroles tendres. Les petits, calmés tout d'un coup, riant sur l'oreiller, s'amusèrent à se pincer. Cependant, le père, sans même retirer ses bottes, s'était jeté sur le lit, l'air éreinté, la face marbrée par une nuit blanche. Il ne s'endormit pas, il resta les yeux grands ouverts, à faire le tour de la chambre.

— C'est propre, ici! murmura-t-il.

Puis, après avoir regardé un instant Gervaise, il ajouta méchamment:

— Tu ne te débarbouilles donc plus?

Gervaise n'avait que vingt-deux ans. Elle était grande, un peu mince, avec des traits fins, déjà tirés par les rudesses de sa vie. Dépeignée, en savates, grelottant sous sa camisole blanche où les meubles avaient laissé de leur poussière et de leur graisse, elle semblait vieillie de dix ans par les heures d'angoisse et de larmes qu'elle venait de passer. Le mot de Lantier la fit sortir de son attitude peureuse et résignée.

— Tu n'es pas juste, dit-elle en s'animant. Tu sais bien que je fais tout ce que je peux. Ce n'est pas ma faute, si nous sommes tombés ici… Je voudrais te voir, avec les deux enfants, dans une pièce où il n'y a pas même un fourneau pour avoir de l'eau chaude… Il fallait, en arrivant à Paris, au lieu de manger ton argent, nous établir tout de suite, comme tu l'avais promis.

— Dis donc! cria-t-il, tu as croqué le magot avec moi; ça ne te va pas, aujourd'hui, de cracher sur les bons morceaux!

Mais elle ne parut pas l'entendre, elle continua:

— Enfin, avec du courage, on pourra encore s'en tirer… J'ai vu, hier soir, madame Fauconnier, la blanchisseuse de la rue Neuve; elle me prendra lundi. Si tu te mets avec ton ami de la Glacière, nous reviendrons sur l'eau avant six mois, le temps de nous nipper et de louer un trou quelque part, où nous serons chez nous… Oh! il faudra travailler, travailler…

Lantier se tourna vers la ruelle, d'un air d'ennui. Gervaise alors s'emporta.

— Oui, c'est ça, on sait que l'amour du travail ne t'étouffe guère. Tu crèves d'ambition, tu voudrais être habillé comme un monsieur et promener des catins en jupes de soie. N'est-ce pas? tu ne me trouves plus assez bien, depuis que tu m'as fait mettre toutes mes robes au Mont-de-Piété… Tiens! Auguste, je ne voulais pas t'en parler, j'aurais attendu encore, mais je sais où tu as passé la nuit; je t'ai vu entrer au Grand-Balcon avec cette traînée d'Adèle. Ah! tu les choisis bien! Elle est propre, celle-là! elle a raison de prendre des airs de princesse… Elle a couché avec tout le restaurant.

D'un saut, Lantier se jeta à bas du lit. Ses yeux étaient devenus d'un noir d'encre dans son visage blême. Chez ce petit homme, la colère soufflait une tempête.

— Oui, oui, avec tout le restaurant! répéta la jeune femme. Madame Boche va leur donner congé, à elle et à sa grande bringue de soeur, parce qu'il y a toujours une queue d'hommes dans l'escalier.

Lantier leva les deux poings; puis, résistant au besoin de la battre, il lui saisit les bras, la secoua violemment, l'envoya tomber sur le lit des enfants, qui se mirent de nouveau à crier. Et il se recoucha, en bégayant, de l'air farouche d'un homme qui prend une résolution devant laquelle il hésitait encore:

— Tu ne sais pas ce que tu viens de faire, Gervaise… Tu as eu tort, tu verras.

Pendant un instant, les enfants sanglotèrent. Leur mère, restée ployée au bord du lit, les tenait dans une même étreinte; et elle répétait cette phrase, à vingt reprises, d'une voix monotone:

— Ah! si vous n'étiez pas là, mes pauvres petits!… Si vous n'étiez pas là!… Si vous n'étiez pas là!…

Tranquillement allongé, les yeux levés au-dessus de lui, sur le lambeau de perse déteinte, Lantier n'écoutait plus, s'enfonçait dans une idée fixe. Il resta ainsi près d'une heure, sans céder au sommeil, malgré la fatigue qui appesantissait ses paupières. Quand il se retourna, s'appuyant sur le coude, la face dure et déterminée, Gervaise achevait de ranger la chambre. Elle faisait le lit des enfants, qu'elle venait de lever et d'habiller. Il la regarda donner un coup de balai, essuyer les meubles; la pièce restait noire, lamentable, avec son plafond fumeux, son papier décollé par l'humidité, ses trois chaises et sa commode éclopées, où la crasse s'entêtait et s'étalait sous le torchon. Puis, pendant qu'elle se lavait à grande eau, après avoir rattaché ses cheveux, devant le petit miroir rond, pendu à l'espagnolette, qui lui servait pour se raser, il parut examiner ses bras nus, son cou nu, tout le nu qu'elle montrait, comme si des comparaisons s'établissaient dans son esprit. Et il eut une moue des lèvres. Gervaise boitait de la jambe droite; mais on ne s'en apercevait guère que les jours de fatigue, quand elle s'abandonnait, les hanches brisées. Ce matin-là, rompue par sa nuit, elle traînait sa jambe, elle s'appuyait aux murs.

Le silence régnait, ils n'avaient plus échangé une parole. Lui, semblait attendre. Elle, rongeant sa douleur, s'efforçant d'avoir un visage indifférent, se hâtait. Comme elle faisait un paquet du linge sale jeté dans un coin, derrière la malle, il ouvrit enfin les lèvres, il demanda:

— Qu'est-ce que tu fais?… Où vas-tu?

Elle ne répondit pas d'abord. Puis, lorsqu'il répéta sa question, furieusement, elle se décida.

— Tu le vois bien, peut-être… Je vais laver tout ça… Les enfants ne peuvent pas vivre dans la crotte.

Il lui laissa ramasser deux ou trois mouchoirs. Et, au bout d'un nouveau silence, il reprit:

— Est-ce que tu as de l'argent?

Du coup, elle se releva, le regarda en face, sans lâcher les chemises sales des petits qu'elle tenait à la main.

— De l'argent! où veux-tu donc que je l'aie volé?…

Tu sais bien que j'ai eu trois francs avant-hier sur ma jupe noire. Nous avons déjeuné deux fois là-dessus, et l'on va vite, avec la charcuterie… Non, sans doute, je n'ai pas d'argent. J'ai quatre sous pour le lavoir… Je n'en gagne pas comme certaines femmes.

Il ne s'arrêta pas à cette allusion. Il était descendu du lit, il passait en revue les quelques loques pendues autour de la chambre. Enfin il décrocha le pantalon et le châle, ouvrit la commode, ajouta au paquet une camisole et deux chemises de femme; puis, jetant le tout sur les bras de Gervaise:

— Tiens, porte ça au clou.

— Tu ne veux pas que je porte aussi les enfants? demanda-t-elle.
Hein! si l'on prêtait sur les enfants, ce serait un fameux débarras!

Elle alla au Mont-de-Piété, pourtant. Quand elle revint, au bout d'une demi-heure, elle posa une pièce de cent sous sur la cheminée, en joignant la reconnaissance aux autres, entre les deux flambeaux.

— Voilà ce qu'ils m'ont donné, dit-elle. Je voulais six francs, mais il n'y a pas eu moyen. Oh! ils ne se ruineront pas… Et l'on trouve toujours un monde, là dedans!

Lantier ne prit pas tout de suite la pièce de cent sous. Il aurait voulu qu'elle fit de la monnaie, pour lui laisser quelque chose. Mais il se décida à la glisser dans la poche de son gilet, quand il vit, sur la commode, un reste de jambon dans un papier, avec un bout de pain.

— Je ne suis point allée chez la laitière, parce que nous lui devons huit jours, expliqua Gervaise. Mais je reviendrai de bonne heure, tu descendras chercher du pain et des côtelettes panées, pendant que je ne serai pas là, et nous déjeunerons… Monte aussi un litre de vin.

Il ne dit pas non. La paix semblait se faire. La jeune femme achevait de mettre en paquet le linge sale. Mais quand elle voulut prendre les chemises et les chaussettes de Lantier au fond de la malle, il lui cria de laisser ça.

— Laisse mon linge, entends-tu! Je ne veux pas!

— Qu'est-ce que tu ne veux pas? demanda-t-elle en se redressant. Tu ne comptes pas, sans doute, remettre ces pourritures? Il faut bien les laver.

Et elle l'examinait, inquiète, retrouvant sur son visage de joli garçon la même dureté, comme si rien, désormais, ne devait le fléchir. Il se fâcha, lui arracha des mains le linge qu'il rejeta dans la malle.

— Tonnerre de Dieu! obéis-moi donc une fois! Quand je te dis que je ne veux pas!

— Mais pourquoi? reprit-elle, pâlissante, effleurée d'un soupçon terrible. Tu n'as pas besoin de tes chemises maintenant, tu ne vas pas partir… Qu'est-ce que ça peut te faire que je les emporte?

Il hésita un instant, gêné par les yeux ardents qu'elle fixait sur lui.

— Pourquoi? pourquoi? bégayait-il… Parbleu! tu vas dire partout que tu m'entretiens, que tu laves, que tu raccommodes. Eh bien! ça m'embête, la! Fais tes affaires, je ferai les miennes… Les blanchisseuses ne travaillent pas pour les chiens.

Elle le supplia, se défendit de s'être jamais plainte; mais il ferma la malle brutalement, s'assit dessus, lui cria: Non! dans la figure. Il était bien le maître de ce qui lui appartenait! Puis, pour échapper aux regards dont elle le poursuivait, il retourna s'étendre sur le lit, en disant qu'il avait sommeil, et qu'elle ne lui cassât pas la tête davantage. Cette fois, en effet, il parut s'endormir.

Gervaise resta un moment indécise. Elle était tentée de repousser du pied le paquet de linge, de s'asseoir là, à coudre. La respiration régulière de Lantier finit par la rassurer. Elle prit la boule de bleu et le morceau de savon qui lui restaient de son dernier savonnage; et, s'approchant des petits qui jouaient tranquillement avec de vieux bouchons, devant la fenêtre, elle les baisa, en leur disant à voix basse:

— Soyez bien sages, ne faites pas de bruit. Papa dort.

Quand elle quitta la chambre, les rires adoucis de Claude et d'Étienne sonnaient seuls dans le grand silence, sous le plafond noir. Il était dix heures. Une raie de soleil entrait par la fenêtre entr'ouverte.

Sur le boulevard, Gervaise tourna à gauche et suivit la rue Neuve de la Goutte-d'Or. En passant devant la boutique de madame Fauconnier, elle salua d'un petit signe de tête. Le lavoir était situé vers le milieu de la rue, à l'endroit où le pavé commençait à monter. Au-dessus d'un bâtiment plat, trois énormes réservoirs d'eau, des cylindres de zinc fortement boulonnés, montraient leurs rondeurs grises; tandis que, derrière, s'élevait le séchoir, un deuxième étage très-haut, clos de tous les côtés par des persiennes à lames minces, au travers desquelles passait le grand air, et qui laissaient voir des pièces de linge séchant sur des fils de laiton. A droite des réservoirs, le tuyau étroit de la machine à vapeur soufflait, d'une haleine rude et régulière, des jets de fumée blanche. Gervaise, sans retrousser ses jupes, en femme habituée aux flaques, s'engagea sous la porte encombrée de jarres d'eau de javelle. Elle connaissait déjà la maîtresse du lavoir, une petite femme délicate, aux yeux malades, assise dans un cabinet vitré, avec des registres devant elle, des pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dans des bocaux, des livres de carbonate de soude en paquets. Et, en passant, elle lui réclama son battoir et sa brosse, qu'elle lui avait donnés à garder, lors de son dernier savonnage. Puis, après avoir pris son numéro, elle entra.

C'était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtres claires. Un plein jour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue comme un brouillard laiteux. Des fumées montaient de certains coins, s'étalant, noyant les fonds d'un voile bleuâtre. Il pleuvait une humidité lourde, chargée d'une odeur savonneuse; et, par moments, des souffles plus forts d'eau de javelle dominaient. Le long des batteries, aux deux côtés de l'allée centrale, il y avait des files de femmes, les bras nus jusqu'aux épaules, le cou nu, les jupes raccourcies montrant des bas de couleur et de gros souliers lacés. Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient pour crier un mot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs baquets, ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une averse, les chairs rougies et fumantes. Autour d'elles, sous elles, coulait un grand ruissellement, les seaux d'eau chaude promenés et vidés d'un trait, les robinets d'eau froide ouverts, pissant de haut, les éclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rincés, les mares où elles pataugeaient s'en allant par petits ruisseaux sur les dalles en pente. Et, au milieu des cris, des coups cadencés, du bruit murmurant de pluie, de cette clameur d'orage s'étouffant sous le plafond mouillé, la machine à vapeur, à droite, toute blanche d'une rosée fine, haletait et ronflait sans relâche, avec la trépidation dansante de son volant qui semblait régler l'énormité du tapage.

Cependant, Gervaise, à petits pas, suivait l'allée, en jetant des regards à droite et à gauche. Elle portait son paquet de linge passé au bras, la hanche haute, boitant plus fort, dans le va-et-vient des laveuses qui la bousculaient.

— Eh! par ici, ma petite! cria la grosse voix de madame Boche.

Puis; quand la jeune femme l'eut rejointe, à gauche, tout au bout, la concierge, qui frottait furieusement une chaussette, se mit à parler par courtes phrases, sans lâcher sa besogne.

— Mettez-vous là, je vous ai gardé votre place….. Oh! je n'en ai pas pour longtemps. Boche ne salit presque pas son linge… Et vous? ça ne va pas traîner non plus, hein? Il est tout petit, votre paquet. Avant midi, nous aurons expédié ça, et nous pourrons aller déjeuner… Moi, je donnais mon linge à une blanchisseuse de la rue Poulet; mais elle m'emportait tout, avec son chlore et ses brosses. Alors, je lave moi-même. C'est tout gagné. Ça ne coûte que le savon… Dites donc, voilà des chemises que vous auriez dû mettre à couler. Ces gueux d'enfants, ma parole! ça a de la suie au derrière.

Gervaise défaisait son paquet, étalait les chemises des petits; et comme madame Boche lui conseillait de prendre un seau d'eau de lessive, elle répondit:

— Oh! non, l'eau chaude suffira… Ça me connaît.

Elle avait trié le linge, mis à part les quelques pièces de couleur. Puis, après avoir empli son baquet de quatre seaux d'eau froide, pris au robinet, derrière elle, elle plongea le tas du linge blanc; et, relevant sa jupe, la tirant entre ses cuisses, elle entra dans une boîte, posée debout, qui lui arrivait au ventre.

— Ça vous connaît, hein? répétait madame Boche. Vous étiez blanchisseuse dans votre pays, n'est-ce pas, ma petite?

Gervaise, les manches retroussées, montrant ses beaux bras de blonde, jeunes encore, à peine rosés aux coudes, commençait à décrasser son linge. Elle venait d'étaler une chemise sur la planche étroite de la batterie, mangée et blanchie par l'usure de l'eau; elle la frottait de savon, la retournait, la frottait de l'autre côté. Avant de répondre, elle empoigna son battoir, se mit à taper, criant ses phrases, les ponctuant à coups rudes et cadencés.

— Oui, oui, blanchisseuse… A dix ans… Il y a douze ans de ça… Nous allions à la rivière… Ça sentait meilleur qu'ici… Il fallait voir, il y avait un coin sous les arbres… avec de l'eau claire qui courait… Vous savez, à Plassans… Vous ne connaissez pas Plassans?… près de Marseille?

— C'est du chien, ça! s'écria madame Boche, émerveillée de la rudesse des coups de battoir. Quelle mâtine! elle vous aplatirait du fer, avec ses petits bras de demoiselle!

La conversation continua, très haut. La concierge, parfois, était obligée de se pencher, n'entendant pas. Tout le linge blanc fut battu, et ferme! Gervaise le replongea dans le baquet, le reprit pièce par pièce pour le frotter de savon une seconde fois et le brosser. D'une main, elle fixait la pièce sur la batterie; de l'autre main, qui tenait la courte brosse de chiendent, elle tirait du linge une mousse salie, qui, par longues bavures, tombait. Alors, dans le petit bruit de la brosse, elles se rapprochèrent, elles causèrent d'une façon plus intime.

— Non, nous ne sommes pas mariés, reprit Gervaise. Moi, je ne m'en cache pas. Lantier n'est pas si gentil pour qu'on souhaite d'être sa femme. S'il n'y avait pas les enfants, allez!… J'avais quatorze ans et lui dix-huit, quand nous avons eu notre premier. L'autre est venu quatre ans plus tard… C'est arrivé comme ça arrive toujours, vous savez. Je n'étais pas heureuse chez nous; le père Macquart, pour un oui, pour un non, m'allongeait des coups de pied dans les reins. Alors, ma foi, on songe à s'amuser dehors… On nous aurait mariés, mais je ne sais plus, nos parents n'ont pas voulu.

Elle secoua ses mains, qui rougissaient sous la mousse blanche.

— L'eau est joliment, dure à Paris, dit-elle.

Madame Boche ne lavait plus que mollement. Elle s'arrêtait, faisant durer son savonnage, pour rester là, à connaître cette histoire, qui torturait sa curiosité depuis quinze jours. Sa bouche était à demi ouverte dans sa grosse face; ses yeux, à fleur de tête, luisaient. Elle pensait, avec la satisfaction d'avoir deviné:

— C'est ça, la petite cause trop. Il y a eu du grabuge.

Puis, tout haut:

— Il n'est pas gentil, alors?

— Ne m'en parlez pas! répondit Gervaise, il était très bien pour moi, là-bas; mais, depuis que nous sommes à Paris, je ne peux plus en venir à bout… Il faut vous dire que sa mère est morte l'année dernière, en lui laissant quelque chose, dix-sept cents francs à peu près. Il voulait partir pour Paris. Alors, comme le père Macquart m'envoyait toujours des gifles sans crier gare, j'ai consenti à m'en aller avec lui; nous avons fait le voyage avec les deux enfants. Il devait m'établir blanchisseuse et travailler de son état de chapelier. Nous aurions été très-heureux… Mais, voyez-vous, Lantier est un ambitieux, un dépensier, un homme qui ne songe qu'à son amusement. Il ne vaut pas grand'chose, enfin… Nous sommes donc descendus à l'hôtel Montmartre, rue Montmartre. Et ç'a été des dîners, des voitures, le théâtre, une montre pour lui, une robe de soie pour moi; car il n'a pas mauvais coeur, quand il a de l'argent. Vous comprenez, tout le tremblement, si bien qu'au bout de deux mois nous étions nettoyés. C'est à ce moment-là que nous sommes venus habiter l'hôtel Boncoeur et que la sacrée vie a commencé…

Elle s'interrompit, serrée tout d'un coup à la gorge, rentrant ses larmes. Elle avait fini de brosser son linge.

— Il faut que j'aille chercher mon eau chaude, murmura-t-elle.

Mais madame Boche, très contrariée de cet arrêt dans les confidences, appela le garçon du lavoir qui passait.

— Mon petit Charles, vous serez bien gentil, allez donc chercher un seau d'eau chaude à madame, qui est pressée.

Le garçon prit le seau et le rapporta plein. Gervaise paya; c'était un sou le seau. Elle versa l'eau chaude dans le baquet, et savonna le linge une dernière fois, avec les mains, se ployant au-dessus de la batterie, au milieu d'une vapeur qui accrochait des filets de fumée grise dans ses cheveux blonds.

— Tenez, mettez donc des cristaux, j'en ai là, dit obligeamment la concierge.

Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d'un sac de carbonate de soude, qu'elle avait apporté. Elle lui offrit aussi de l'eau de javelle; mais la jeune femme refusa; c'était bon pour les taches de graisse et les taches de vin.

— Je le crois un peu coureur, reprit madame Boche, en revenant à
Lantier, sans le nommer.

Gervaise, les reins en deux, les mains enfoncées et crispées dans le linge, se contenta de hocher la tête.

— Oui, oui, continua l'autre, je me suis aperçue de plusieurs petites choses…

Mais elle se récria, devant le brusque mouvement de Gervaise qui s'était relevée, toute pâle, en la dévisageant.

— Oh! non, je ne sais rien!.. Il aime à rire, je crois, voilà tout… Ainsi, les deux filles qui logent chez nous, Adèle et Virginie, vous les connaissez, eh bien! il plaisante avec elles, et ça ne va pas plus loin, j'en suis sûre.

La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les bras ruisselants, la regardait toujours, d'un regard fixe et profond. Alors, la concierge se fâcha, s'appliqua un coup de poing sur la poitrine, en donnant sa parole d'honneur. Elle criait:

— Je ne sais rien, la, quand je vous le dis!

Puis, se calmant, elle ajouta d'une voix doucereuse, comme on parle à une personne à qui la vérité ne vaudrait rien:

— Moi, je trouve qu'il a les yeux francs… Il vous épousera, ma petite, je vous le promets!

Gervaise s'essuya le front de sa main mouillée. Puis, elle tira de l'eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Un instant, toutes deux gardèrent le silence. Autour d'elles, le lavoir s'était apaisé. Onze heures sonnaient. La moitié des laveuses, assises d'une jambe au bord de leurs baquets, avec un litre de vin débouché à leurs pieds, mangeaient des saucisses dans des morceaux de pain fendus. Seules, les ménagères venues là pour laver leurs petits paquets de linge, se hâtaient, en regardant l'oeil-de-boeuf accroché au-dessus du bureau. Quelques coups de battoir partaient encore, espacés, au milieu des rires adoucis, des conversations qui s'empâtaient dans un bruit glouton de mâchoires; tandis que la machine à vapeur, allant son train, sans repos ni trêve, semblait hausser la voix, vibrante, ronflante, emplissant l'immense salle. Mais pas une des femmes ne l'entendait; c'était comme la respiration même du lavoir, une baleine ardente amassant sous les poutres du plafond l'éternelle buée qui flottait. La chaleur devenait intolérable; des raies de soleil entraient à gauche, par les hautes fenêtres, allumant les vapeurs fumantes de nappes opalisées, d'un gris-rose et d'un gris-bleu très-tendres. Et, comme des plaintes s'élevaient, le garçon Charles allait d'une fenêtre à l'autre, tirait des stores de grosse toile; ensuite, il passa de l'autre côté, du côté de l'ombre, et ouvrit des vasistas. On l'acclamait, on battait des mains; une gaieté formidable roulait. Bientôt, les derniers battoirs eux-mêmes se turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne faisaient plus que des gestes avec les couteaux ouverts qu'elles tenaient au poing. Le silence devenait tel, qu'on entendait régulièrement, tout au bout, le grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbon de terre et le jetant dans le fourneau de la machine.

Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l'eau chaude, grasse de savon, qu'elle avait conservée. Quand elle eut fini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces, qui faisaient par terre des mares bleuâtres. Et elle commença à rincer. Derrière elle, le robinet d'eau froide coulait au-dessus d'un vaste baquet, fixé au sol, et que traversaient deux barres de bois, pour soutenir le linge. Au-dessus, en l'air, deux autres barres passaient, où le linge achevait de s'égoutter.

— Voilà qui va être fini, ce n'est pas malheureux, dit madame Boche.
Je reste pour vous aider à tordre tout ça.

— Oh! ce n'est pas la peine, je vous remercie bien, répondit la jeune femme, qui pétrissait de ses poings et barbottait les pièces de couleur dans l'eau claire. Si j'avais des draps, je ne dis pas.

Mais il lui fallut pourtant accepter l'aide de la concierge. Elles tordaient toutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petit lainage marron mauvais teint, d'où sortait une eau jaunâtre, lorsque madame Boche s'écria:

— Tiens! la grande Virginie!… Qu'est-ce qu'elle vient laver ici, celle-là, avec ses quatre guenilles dans un mouchoir?

Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fille de son âge, plus grande qu'elle, brune, jolie, malgré sa figure un peu longue. Elle avait une vieille robe noire à volants, un ruban rouge au cou; et elle était coiffée avec soin, le chignon pris dans un filet en chenille bleue. Un instant, au milieu de l'allée centrale, elle pinça les paupières, ayant l'air de chercher; puis, quand elle eut aperçu Gervaise, elle vint passer près d'elle, raide, insolente, balançant ses hanches, et s'installa sur la même rangée, à cinq baquets de distance.

— En voilà un caprice! continuait madame Boche, à voix plus basse. Jamais elle ne savonne une paire de manches… Ah! une fameuse fainéante, je vous en réponds! Une couturière qui ne recoud pas seulement ses bottines! C'est comme sa soeur, la brunisseuse, cette gredine d'Adèle, qui manque l'atelier deux jours sur trois! Ça n'a ni père ni mère connus, ça vit d'on ne sait quoi, et si l'on voulait, parler… Qu'est-ce qu'elle frotte donc là? Hein! c'est un jupon? Il est joliment dégoûtant, il a dû en voir de propres, ce jupon!

Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. La vérité était qu'elle prenait souvent le café avec Adèle et Virginie, quand les petites avaient de l'argent. Gervaise ne répondait pas, se dépêchait, les mains fiévreuses. Elle venait de faire son bleu, dans un petit baquet monté sur trois pieds. Elle trempait ses pièces de blanc, les agitait un instant au fond de l'eau teintée, dont le reflet prenait une pointe de laque; et, après les avoir tordues légèrement, elle les alignait sur les barres de bois, en haut. Pendant toute cette besogne, elle affectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle entendait ses ricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginie semblait n'être venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaise s'étant retournée, elles se regardèrent toutes deux, fixement.

— Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n'allez peut-être pas vous prendre aux cheveux… Quand je vous dis qu'il n'y a rien! Ce n'est pas elle, la!

A ce moment, comme la jeune femme pendait sa dernière pièce de linge, il y eut des rires à la porte du lavoir.

— C'est deux gosses qui demandent maman! cria Charles.

Toutes les femmes se penchèrent. Gervaise reconnut Claude et Étienne. Dès qu'ils l'aperçurent, ils coururent à elle, au milieu des flaques, tapant sur les dalles les talons de leurs souliers dénoués. Claude, l'aîné, donnait la main à son petit frère. Les laveuses, sur leur passage, avaient de légers cris de tendresse, à les voir un peu effrayés, souriant pourtant. Et ils restèrent là, devant leur mère, sans se lâcher, levant leurs têtes blondes.

— C'est papa qui vous envoie? demanda Gervaise.

Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons des souliers d'Étienne, elle vit, à un doigt de Claude, la clef de la chambre avec son numéro de cuivre, qu'il balançait.

— Tiens! tu m'apportes la clef! dit-elle, très-surprise. Pourquoi donc?

L'enfant, en apercevant la clef qu'il avait oubliée à son doigt, parut se souvenir et cria de sa voix claire:

— Papa est parti.

— Il est allé acheter le déjeuner, il vous a dit de venir me chercher ici?

Claude regarda son frère, hésita, ne sachant plus. Puis, il reprit d'un trait:

— Papa est parti… Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il a descendu la malle sur une voiture… Il est parti.

Gervaise, accroupie, se releva lentement, la figure blanche, portant les mains à ses joues et à ses tempes, comme si elle entendait sa tête craquer. Et elle ne put trouver qu'un mot, elle le répéta vingt fois sur le même ton:

— Ah! mon Dieu!…ah! mon Dieu!… ah! mon Dieu!…

Madame Boche, cependant, interrogeait l'enfant à son tour, tout allumée de se trouver dans cette histoire.

— Voyons, mon petit, il faut dire les choses…. C'est lui qui a fermé la porte et qui vous a dit d'apporter la clef, n'est-ce pas?

Et, baissant la voix, à l'oreille de Claude:

— Est-ce qu'il y avait une dame dans la voiture?

L'enfant se troubla de nouveau. Il recommença son histoire, d'un air triomphant:

— Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il est parti…

Alors, comme madame Boche le laissait aller, il tira son frère devant le robinet. Ils s'amusèrent tous les deux à faire couler l'eau.

Gervaise ne pouvait pleurer. Elle étouffait, les reins appuyés contre son baquet, le visage toujours entre les mains. De courts frissons la secouaient. Par moments, un long soupir passait, tandis qu'elle s'enfonçait davantage les poings sur les yeux, comme pour s'anéantir dans le noir de son abandon. C'était un trou de ténèbres au fond duquel il lui semblait tomber.

— Allons, ma petite, que diable! murmurait madame Boche.

— Si vous saviez! si vous saviez! dit-elle enfin tout bas. Il m'a envoyée ce matin porter mon châle et mes chemises au Mont-de-Piété pour payer cette voiture…

Et elle pleura. Le souvenir de sa course au Mont-de-Piété, en précisant un fait de la matinée, lui avait arraché les sanglots qui s'étranglaient dans sa gorge.

Cette course-là, c'était une abomination, la grosse douleur dans son désespoir. Les larmes coulaient sur son menton que ses mains avaient déjà mouillé, sans qu'elle songeât seulement à prendre son mouchoir.

— Soyez raisonnable, taisez-vous, on vous regarde, répétait madame Boche qui s'empressait autour d'elle. Est-il possible de se faire tant de mal pour un homme!… Vous l'aimiez donc toujours, hein? ma pauvre chérie. Tout à l'heure, vous étiez joliment montée contre lui. Et vous voilà, maintenant, à le pleurer, à vous crever le coeur… Mon Dieu, que nous sommes bêtes!

Puis, elle se montra maternelle.

— Une jolie petite femme comme vous! s'il est permis!… On peut tout vous raconter à présent, n'est-ce pas? Eh bien! vous vous souvenez, quand je suis passée sous votre fenêtre, je me doutais… Imaginez-vous que, cette nuit, lorsque Adèle est rentrée, j'ai entendu un pas d'homme avec le sien. Alors, j'ai voulu savoir, j'ai regardé dans l'escalier. Le particulier était déjà au deuxième étage, mais j'ai bien reconnu la redingote de monsieur Lantier. Boche, qui faisait le guet, ce matin, l'a vu redescendre tranquillement… C'était avec Adèle, vous entendez. Virginie a maintenant un monsieur chez lequel elle va deux fois par semaine. Seulement, ce n'est guère propre tout de même, car elles n'ont qu'une chambre et une alcôve, et je ne sais trop où Virginie a pu coucher.

Elle s'interrompit un instant, se tournant, reprenant de sa grosse voix étouffée:

— Elle rit de vous voir pleurer, cette sans-coeur, là-bas. Je mettrais ma main au feu que son savonnage est une frime… Elle a emballé les deux autres et elle est venue ici pour leur raconter la tête que vous feriez.

Gervaise ôta ses mains, regarda. Quand elle aperçut devant elle Virginie, au milieu de trois ou quatre femmes, parlant bas, la dévisageant, elle fut prise d'une colère folle. Les bras en avant, cherchant à terre, tournant sur elle-même, dans un tremblement de tous ses membres, elle marcha quelques pas, rencontra un seau plein, le saisit à deux mains, le vida à toute volée.

— Chameau, va! cria la grande Virginie.

Elle avait fait un saut en arrière, ses bottines seules étaient mouillées. Cependant, le lavoir, que les larmes de la jeune femme révolutionnaient depuis un instant, se bousculait pour voir la bataille. Des laveuses, qui achevaient leur pain, montèrent sur des baquets. D'autres accoururent, les mains pleines de savon. Un cercle se forma.

— Ah! le chameau! répétait la grande Virginie. Qu'est-ce qui lui prend, à cette enragée-la! Gervaise en arrêt, le menton tendu, la face convulsée, ne répondait pas, n'ayant point encore le coup de gosier de Paris. L'autre continua:

— Va donc! C'est las de rouler la province, ça n'avait pas douze ans que ça servait de paillasse à soldats, ça a laissé une jambe dans son pays… Elle est tombée de pourriture, sa jambe…

Un rire courut. Virginie, voyant son succès, s'approcha de deux pas, redressant sa haute taille, criant plus fort:

— Hein! avance un peu, pour voir, que je te fasse ton affaire! Tu sais, il ne faut pas venir nous embêter, ici… Est-ce que je la connais, moi, cette peau! Si elle m'avait attrapée, je lui aurais joliment retroussé ses jupons; vous auriez vu ça. Qu'elle dise seulement ce que je lui ai fait… Dis, rouchie, qu'est-ce qu'on t'a fait?

— Ne causez pas tant, bégaya Gervaise. Vous savez bien… On a vu mon mari, hier soir… Et taisez-vous, parce que je vous étranglerais, bien sûr.

— Son mari! Ah! elle est bonne, celle-là!… Le mari à madame! comme si on avait des maris avec cette dégaîne!… Ce n'est pas ma faute s'il t'a lâchée. Je ne te l'ai pas volé, peut-être. On peut me fouiller… Veux-tu que je te dise, tu l'empoisonnais, cet homme! Il était trop gentil pour toi… Avait-il son collier, au moins? Qui est-ce qui a trouvé le mari à madame?… Il y aura récompense…

Les rires recommencèrent. Gervaise, à voix presque basse, se contentait toujours de murmurer:

— Vous savez bien, vous savez bien… C'est votre soeur, je l'étranglerai, votre soeur…

— Oui, va te frotter à ma soeur, reprit Virginie en ricanant. Ah! c'est ma soeur! C'est bien possible, ma soeur a un autre chic que toi… Mais est-ce que ça me regarde! est-ce qu'on ne peut plus laver son linge tranquillement! Flanque-moi la paix, entends-tu, parce qu'en voilà assez!

Et ce fut elle qui revint, après avoir donné cinq ou six coups de battoir, grisée par les injures, emportée. Elle se tut et recommença ainsi trois fois:

— Eh bien! oui, c'est ma soeur. La, es-tu contente?… Ils s'adorent tous les deux. Il faut les voir se bécoter!… Et il t'a lâchée avec tes bâtards! De jolis mômes qui ont des croûtes plein la figure! Il y en a un d'un gendarme, n'est-ce pas? et tu en as fait crever trois autres, parce que tu ne voulais pas de surcroît de bagage pour venir… C'est ton Lantier qui nous a raconté ça. Ah! il en dit de belles, il en avait assez de ta carcasse!

— Salope! salope! salope! hurla Gervaise, hors d'elle, reprise par un tremblement furieux.

Elle tourna, chercha une fois encore par terre; et, ne trouvant que le petit baquet, elle le prit par les pieds, lança l'eau du bleu à la figure de Virginie.

— Rosse! elle m'a perdu ma robe! cria celle-ci, qui avait toute une épaule mouillée et sa main gauche teinte en bleu. Attends, gadoue!

A son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme. Alors, une bataille formidable s'engagea. Elles couraient toutes deux le long des baquets, s'emparant des seaux pleins, revenant se les jeter à la tête. Et chaque déluge était accompagné d'un éclat de voix. Gervaise elle-même répondait, à présent.

— Tiens! saleté!… Tu l'as reçu celui-là. Ça te calmera le derrière.

— Ah! la carne! Voilà pour ta crasse. Débarbouille-toi une fois dans ta vie.

— Oui, oui, je vas te dessaler, grande morue!

— Encore un!… Rince-toi les dents, fais ta toilette pour ton quart de ce soir, au coin de la rue Belhomme.

Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, en attendant qu'ils fussent pleins, elles continuaient leurs ordures. Les premiers seaux, mal lancés, les touchaient à peine. Mais elles se faisaient la main. Ce fut Virginie qui, la première, en reçut un en pleine figure; l'eau, entrant par son cou, coula dans son dos et dans sa gorge, pissa par-dessous sa robe. Elle était encore tout étourdie, quand un second la prit de biais, lui donna une forte claque contre l'oreille gauche, en trempant son chignon, qui se déroula comme une ficelle. Gervaise fut d'abord atteinte aux jambes; un seau lui emplit ses souliers, rejaillit jusqu'à ses cuisses; deux autres l'inondèrent aux hanches. Bientôt, d'ailleurs, il ne fut plus possible de juger les coups. Elles étaient l'une et l'autre ruisselantes de la tête aux pieds, les corsages plaqués aux épaules, les jupes collant sur les reins, maigries, raidies, grelottantes, s'égouttant de tous les côtés, ainsi que des parapluies pendant une averse.

— Elles sont rien drôles! dit la voix enrouée d'une laveuse.

Le lavoir s'amusait énormément. On s'était reculé, pour ne pas recevoir les éclaboussures. Des applaudissements, des plaisanteries montaient, au milieu du bruit d'écluse des seaux vidés à toute volée. Par terre, des mares coulaient, les deux femmes pataugeaient jusqu'aux chevilles. Cependant, Virginie, ménageant une traîtrise, s'emparant brusquement d'un seau d'eau de lessive bouillante, qu'une de ses voisines avait demandé, le jeta. Il y eut un cri. On crut Gervaise ébouillantée. Mais elle n'avait que le pied gauche brûlé légèrement. Et, de toutes ses forces, exaspérée par la douleur, sans le remplir cette fois, elle envoya un seau dans les jambes de Virginie, qui tomba.

Toutes les laveuses parlaient ensemble.

— Elle lui a cassé une patte!

— Dame! l'autre a bien voulu la faire cuire!

— Elle a raison, après tout, la blonde, si on lui a pris son homme!

Madame Boche levait les bras au ciel, en s'exclamant. Elle s'était prudemment garée entre deux baquets; et les enfants, Claude et Étienne, pleurant, suffoquant, épouvantés, se pendaient à sa robe, avec ce cri continu: Maman! maman! qui se brisait dans leurs sanglots. Quand elle vit Virginie par terre, elle accourut, tirant Gervaise par ses jupes, répétant:

— Voyons, allez-vous-en! Soyez raisonnable… J'ai les sangs tournés, ma parole! On n'a jamais vu une tuerie pareille.

Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deux baquets, avec les enfants. Virginie venait de sauter à la gorge de Gervaise. Elle la serrait au cou, tâchait de l'étrangler. Alors, celle-ci, d'une violente secousse, se dégagea, se pendit à la queue de son chignon, comme si elle avait voulu lui arracher la tête. La bataille recommença, muette, sans un cri, sans une injure. Elles ne se prenaient pas corps à corps, s'attaquaient à la figure, les mains ouvertes et crochues, pinçant, griffant ce qu'elles empoignaient. Le ruban rouge et le filet en chenille bleue de la grande brune furent arrachés; son corsage, craqué au cou, montra sa peau, tout un bout d'épaule; tandis que la blonde, déshabillée, une manche de sa camisole blanche ôtée sans qu'elle sût comment, avait un accroc à sa chemise qui découvrait le pli nu de sa taille. Des lambeaux d'étoffe volaient. D'abord, ce fut sur Gervaise que le sang parut, trois longues égratignures descendant de la bouche sous le menton; et elle garantissait ses yeux, les fermait à chaque claque, de peur d'être éborgnée. Virginie ne saignait pas encore. Gervaise visait ses oreilles, s'enrageait de ne pouvoir les prendre, quand elle saisit enfin l'une des boucles, une poire de verre jaune; elle tira, fendit l'oreille; le sang coula.

— Elles se tuent! séparez-les, ces guenons! dirent plusieurs voix.

Les laveuses s'étaient rapprochées. Il se formait deux camps: les unes excitaient les deux femmes comme des chiennes qui se battent; les autres, plus nerveuses, toutes tremblantes, tournaient la tête, en avaient assez, répétaient qu'elles en seraient malades, bien sûr. Et une bataille générale faillit avoir lieu; on se traitait de sans-coeur, de propre à rien; des bras nus se tendaient; trois gifles retentirent.

Madame Boche, pourtant, cherchait le garçon du lavoir.

— Charles! Charles!… Où est-il donc?

Et elle le trouva au premier rang, regardant, les bras croisés. C'était un grand gaillard, à cou énorme. Il riait, il jouissait des morceaux de peau que les deux femmes montraient. La petite blonde était grasse comme une caille. Ça serait farce, si sa chemise se fendait.

— Tiens! murmura-t il en clignant un oeil, elle a une fraise sous le bras.

— Comment! vous êtes là! cria madame Boche en l'apercevant. Mais aidez-nous donc à les séparer!… Vous pouvez bien les séparer, vous!

— Ah bien! non, merci! s'il n'y a que moi! dit-il tranquillement. Pour me faire griffer l'oeil comme l'autre jour, n'est-ce pas?… Je ne suis pas ici pour ça, j'aurais trop de besogne… N'ayez pas peur, allez! Ça leur fait du bien, une petite saignée. Ça les attendrit.

La concierge parla alors d'aller avertir les sergents de ville. Mais la maîtresse du lavoir, la jeune femme délicate, aux yeux malades, s'y opposa formellement. Elle répéta à plusieurs reprises:

— Non, non, je ne veux pas, ça compromet la maison.

Par terre, la lutte continuait. Tout d'un coup, Virginie se redressa sur les genoux. Elle venait de ramasser un battoir, elle le brandissait. Elle râlait, la voix changée:

— Voilà du chien, attends! Apprête ton linge sale!

Gervaise, vivement, allongea la main, prit également un battoir, le tint levé comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voix rauque.

— Ah! tu veux la grande lessive… Donne ta peau, que j'en fasse des torchons!

Un moment, elles restèrent là, agenouillées, à se menacer. Les cheveux dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tuméfiées, elles se guettaient, attendant, reprenant haleine. Gervaise porta le premier coup; son battoir glissa sur l'épaule de Virginie. Et elle se jeta de côté pour éviter le battoir de celle-ci, qui lui effleura la hanche. Alors, mises en train, elles se tapèrent comme les laveuses tapent leur linge, rudement, en cadence. Quand elles se touchaient, le coup s'amortissait, on aurait dit une claque dans un baquet d'eau.

Autour d'elles, les blanchisseuses ne riaient plus; plusieurs s'en étaient allées, en disant que ça leur cassait l'estomac; les autres, celles qui restaient, allongeaient le cou, les yeux allumés d'une lueur de cruauté, trouvant ces gaillardes-là très-crânes. Madame Boche avait emmené Claude et Étienne; et l'on entendait, à l'autre bout, l'éclat de leurs sanglots mêlé aux heurts sonores des deux battoirs.

Mais Gervaise, brusquement, hurla. Virginie venait de l'atteindre à toute volée sur son bras nu, au-dessus du coude; une plaque rouge parut, la chair enfla tout de suite. Alors, elle se rua. On crut qu'elle voulait assommer l'autre.

— Assez! assez! cria-t-on.

Elle avait un visage si terrible, que personne n'osa approcher. Les forces décuplées, elle saisit Virginie par la taille, la plia, lui colla la figure sur les dalles, les reins en l'air; et, malgré les secousses, elle lui releva les jupes, largement. Dessous, il y avait un pantalon. Elle passa la main dans la fente, l'arracha, montra tout, les cuisses nues, les fesses nues. Puis, le battoir levé, elle se mit à battre, comme elle battait autrefois à Plassans, au bord de la Viorne, quand sa patronne lavait le linge de la garnison. Le bois mollissait dans les chairs avec un bruit mouillé. A chaque tape, une bande rouge marbrait la peau blanche.

— Oh! oh! murmurait le garçon Charles, émerveillé, les yeux agrandis.

Des rires, de nouveau, avaient couru. Mais bientôt le cri: Assez! assez! recommença. Gervaise n'entendait pas, ne se lassait pas. Elle regardait sa besogne, penchée, préoccupée de ne pas laisser une place sèche. Elle voulait toute cette peau battue, couverte de confusion. Et elle causait, prise d'une gaieté féroce, se rappelant une chanson de lavandière:

— Pan! pan! Margot au lavoir… Pan! pan! à coups de battoir… Pan! pan! va laver son coeur… Pan! pan! tout noir de douleur…

Et elle reprenait:

— Ça c'est pour toi, ça c'est pour ta soeur, ça c'est pour Lantier…
Quand tu les verras, tu leur donneras ça… Attention! je recommence.
Ça c'est pour Lantier, ça c'est pour ta soeur, ça c'est pour toi…
Pan! pan! Margot au lavoir… Pan! pan! à coups de battoir…

On dut lui arracher Virginie des mains. La grande brune, la figure en larmes, pourpre, confuse, reprit son linge, se sauva; elle était vaincue. Cependant, Gervaise repassait la manche de sa camisole, rattachait ses jupes. Son bras la faisait souffrir, et elle pria madame Boche de lui mettre son linge sur l'épaule. La concierge racontait la bataille, disait ses émotions, parlait de lui visiter le corps, pour voir.

— Vous avez peut-être bien quelque chose de cassé… J'ai entendu un coup…

Mais la jeune femme voulait s'en aller. Elle ne répondait pas aux apitoiements à l'ovation bavarde des laveuses qui l'entouraient, droites dans leurs tabliers. Quand elle fut chargée, elle gagna la porte, où ses enfants l'attendaient.

— C'est deux heures, ça fait deux sous, lui dit en l'arrêtant la maîtresse du lavoir, déjà réinstallée dans son cabinet vitré.

Pourquoi deux sous? Elle ne comprenait plus qu'on lui demandait le prix de sa place. Puis, elle donna ses deux sous. Et, boitant fortement sous le poids du linge mouillé pendu à son épaule, ruisselante, le coude bleui, la joue en sang, elle s'en alla, en traînant de ses bras nus Étienne et Claude, qui trottaient à ses côtés, secoués encore et barbouillés de leurs sanglots.

Derrière elle, le lavoir reprenait son bruit énorme d'écluse. Les laveuses avaient mangé leur pain, bu leur vin, et elles tapaient plus dur, les faces allumées, égayées par le coup de torchon de Gervaise et de Virginie. Le long des baquets, de nouveau, s'agitaient une fureur de bras, des profils anguleux de marionnettes aux reins cassés, aux épaules déjetées, se pliant violemment comme sur des charnières. Les conversations continuaient d'un bout à l'autre des allées. Les voix, les rires, les mots gras, se fêlaient dans le grand gargouillement de l'eau. Les robinets crachaient, les seaux jetaient des flaquées, une rivière coulait sous les batteries. C'était le chien de l'après-midi, le linge pilé à coups de battoir. Dans l'immense salle, les fumées devenaient rousses, trouées seulement par des ronds de soleil, des balles d'or, que les déchirures des rideaux laissaient passer. On respirait l'étouffement tiède des odeurs savonneuses. Tout d'un coup, le hangar s'emplit d'une buée blanche; l'énorme couvercle du cuvier où bouillait la lessive, montait mécaniquement le long d'une tige centrale à crémaillère; et le trou béant du cuivre, au fond de sa maçonnerie de briques, exhalait des tourbillons de vapeur, d'une saveur sucrée de potasse. Cependant, à côté, les essoreuses fonctionnaient; des paquets de linge, dans des cylindres de fonte, rendaient leur eau sous un tour de roue de la machine, haletante, fumante, secouant plus rudement le lavoir de la besogne continue de ses bras d'acier.

Quand Gervaise mit le pied dans l'allée de l'hôtel Boncoeur, les larmes la reprirent. C'était une allée noire, étroite, avec un ruisseau longeant le mur, pour les eaux sales; et cette puanteur qu'elle retrouvait, lui faisait songer aux quinze jours passés là avec Lantier, quinze jours de misère et de querelles, dont le souvenir, à cette heure, était un regret cuisant. Il lui sembla entrer dans son abandon.

En haut, la chambre était nue, pleine de soleil, la fenêtre ouverte. Ce coup de soleil, cette nappe de poussière d'or dansante, rendait lamentables le plafond noir, les murs au papier arraché. Il n'y avait plus, à un clou de la cheminée, qu'un petit fichu de femme, tordu comme une ficelle. Le lit des enfants, tiré au milieu de la pièce, découvrait la commode, dont les tiroirs laissés ouverts montraient leurs flancs vides. Lantier s'était lavé et avait achevé la pommade, deux sous de pommade dans une carte à jouer; l'eau grasse de ses mains emplissait la cuvette. Et il n'avait rien oublié, le coin occupé jusque-là par la malle paraissait à Gervaise faire un trou immense. Elle ne retrouva même pas le petit miroir rond, accroché à l'espagnolette. Alors, elle eut un pressentiment, elle regarda sur la cheminée: Lantier avait emporté les reconnaissances, le paquet rose tendre n'était plus là, entre les flambeaux de zinc dépareillés.

Elle pendit son linge au dossier d'une chaise; elle demeura debout, tournant, examinant les meubles, frappée d'une telle stupeur, que ses larmes ne coulaient plus. Il lui restait un sou sur les quatre sous gardés pour le lavoir. Puis, entendant rire à la fenêtre Étienne et Claude, déjà consolés, elle s'approcha, prit leurs têtes sous ses bras, s'oublia un instant devant cette chaussée grise, où elle avait vu, le matin, s'éveiller le peuple ouvrier, le travail géant de Paris. A cette heure, le pavé échauffé par les besognes du jour allumait une réverbération ardente au-dessus de la ville, derrière le mur de l'octroi. C'était sur ce pavé dans cet air de fournaise, qu'on la jetait toute seule avec les petits; et elle enfila d'un regard les boulevards extérieurs, à droite, à gauche, s'arrêtant aux deux bouts, prise d'une épouvante sourde, comme si sa vie, désormais, allait tenir là, entre un abattoir et un hôpital.

II

Trois semaines plus tard, vers onze heures et demie, un jour de beau soleil, Gervaise et Coupeau, l'ouvrier zingueur, mangeaient ensemble une prune, à l'Assommoir du père Colombe. Coupeau, qui fumait une cigarette sur le trottoir, l'avait forcée à entrer, comme elle traversait la rue, revenant de porter du linge; et son grand panier carré de blanchisseuse était par terre, près d'elle, derrière la petite table de zinc.

L'Assommoir du père Colombe se trouvait au coin de la rue des Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. L'enseigne portait, en longues lettres bleues, le seul mot: Distillation, d'un bout à l'autre. Il y avait à la porte, dans deux moitiés de futaille, des lauriers-roses poussiéreux. Le comptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et ses mesures d'étain, s'allongeait à gauche en entrant; et la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints en jaune clair, miroitants de vernis, dont les cercles et les cannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, des bouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir, leurs taches vives, vert-pomme, or pâle laque tendre. Mais la curiosité de la maison était, au fond, de l'autre côté d'une barrière de chêne, dans une cour vitrée, l'appareil à distiller que les consommateurs voyaient fonctionner, des alambics aux longs cols, des serpentins descendant sous terre, une cuisine du diable devant laquelle venaient rêver les ouvriers soûlards.

A cette heure du déjeuner, l'Assommoir restait vide. Un gros homme de quarante ans, le père Colombe, en gilet à manches, servait une petite fille d'une dizaine d'années, qui lui demandait quatre sous de goutte dans une tasse. Une nappe de soleil entrait par la porte, chauffait le parquet toujours humide des crachats des fumeurs. Et, du comptoir, des tonneaux, de toute la salle, montait une odeur liquoreuse, une fumée d'alcool qui semblait épaissir et griser les poussières volantes du soleil.

Cependant, Coupeau roulait une nouvelle cigarette. Il était très propre, avec un bourgeron et une petite casquette de toile bleue, riant, montrant ses dents blanches. La mâchoire inférieure saillante, le nez légèrement écrasé, il avait de beaux yeux marron, la face d'un chien joyeux et bon enfant. Sa grosse chevelure frisée se tenait tout debout. Il gardait la peau encore tendre de ses vingt-six ans. En face de lui, Gervaise, en caraco d'orléans noir, la tête nue, achevait de manger sa prune, qu'elle tenait par la queue, du bout des doigts. Ils étaient près de la rue, à la première des quatre tables rangées le long des tonneaux, devant le comptoir.

Lorsque le zingueur eut allumé sa cigarette, il posa les coudes sur la table, avança la face, regarda un instant sans parler la jeune femme, dont le joli visage de blonde avait, ce jour-là, une transparence laiteuse de fine porcelaine. Puis, faisant allusion à une affaire connue d'eux seuls, débattue déjà, il demanda simplement à demi-voix:

— Alors, non? vous dites non?

— Oh! bien sûr, non, monsieur Coupeau, répondit tranquillement
Gervaise souriante. Vous n'allez peut-être pas me parler de ça ici.
Vous m'aviez promis pourtant d'être raisonnable…. Si j'avais su,
j'aurais refusé votre consommation.

Il ne reprit pas la parole, continua à la regarder, de tout près, avec une tendresse hardie et qui s'offrait, passionné surtout pour les coins de ses lèvres, de petits coins d'un rose pâle, un peu mouillé, laissant voir le rouge vif de la bouche, quand elle souriait. Elle, pourtant, ne se reculait pas, demeurait placide et affectueuse. Au bout d'un silence, elle dit encore:

— Vous n'y songez pas, vraiment. Je suis une vieille femme, moi; j'ai un grand garçon de huit ans … Qu'est-ce que nous ferions ensemble?

— Pardi! murmura Coupeau en clignant les yeux, ce que font les autres!

Mais elle eut un geste d'ennui.

— Ah! si vous croyez que c'est toujours amusant? On voit bien que vous n'avez pas été en ménage… Non, monsieur Coupeau, il faut que je pense aux choses sérieuses. La rigolade, ça ne mène à rien, entendez-vous! J'ai deux bouches à la maison, et qui avalent ferme, allez! Comment voulez-vous que j'arrive à élever mon petit monde, si je m'amuse à la bagatelle?… Et puis, écoutez, mon malheur a été une fameuse leçon. Vous savez, les hommes maintenant, ça ne fait plus mon affaire. On ne me repincera pas de longtemps.

Elle s'expliquait sans colère, avec une grande sagesse, très froide, comme si elle avait traité question d'ouvrage, les raisons qui l'empêchaient de passer un corps de fichu à l'empois. On voyait qu'elle avait arrêté ça dans sa tête, après de mûres réflexions.

Coupeau, attendri, répétait:

— Vous me causez bien de la peine, bien de la peine…

— Oui, c'est ce que je vois, reprit-elle, et j'en suis fâchée pour vous, monsieur Coupeau… Il ne faut pas que ça vous blesse. Si j'avais des idées à rire, mon Dieu! ce serait encore plutôt avec vous qu'avec un autre. Vous avez l'air bon garçon, vous êtes gentil. On se mettrait ensemble, n'est-ce pas? et on irait tant qu'on irait. Je ne fais pas ma princesse, je ne dis point que ça n'aurait pas pu arriver… Seulement, à quoi bon, puisque je n'en ai pas envie? Me voilà chez madame Fauconnier depuis quinze jours. Les petits vont à l'école. Je travaille, je suis contente… Hein? le mieux alors est de rester comme on est.

Et elle se baissa pour prendre son panier.

— Vous me faites causer, on doit m'attendre chez la patronne… Vous en trouverez une autre, allez! monsieur Coupeau, plus jolie que moi, et qui n'aura pas deux marmots à traîner.

Il regardait l'oeil-de-boeuf, encadré dans la glace. Il la fit rasseoir, en criant:

— Attendez donc! Il n'est que onze heures trente-cinq… J'ai encore vingt-cinq minutes… Vous ne craignez pourtant pas que je fasse des bêtises; il y a la table entre nous… Alors, vous me détestez, au point de ne pas vouloir faire un bout de causette?

Elle posa de nouveau son panier, pour ne pas le désobliger; et ils parlèrent en bons amis. Elle avait mangé, avant d'aller porter son linge; lui, ce jour-là, s'était dépêché d'avaler sa soupe et son boeuf, pour venir la guetter. Gervaise, tout en répondant avec complaisance, regardait par les vitres, entre les bocaux de fruits à l'eau-de-vie, le mouvement de la rue, où l'heure du déjeuner mettait un écrasement de foule extraordinaire. Sur les deux trottoirs, dans l'étranglement étroit des maisons, c'était une hâte de pas, des bras ballants, un coudoiement sans fin. Les retardataires, des ouvriers retenus au travail, la mine maussade de faim, coupaient la chaussée à grandes enjambées, entraient en face chez un boulanger; et, lorsqu'ils reparaissaient, une livre de pain sous le bras, ils allaient trois portes plus haut, au Veau à deux têtes, manger un ordinaire de six sous. Il y avait aussi, à côté du boulanger, une fruitière qui vendait des pommes de terre frites et des moules au persil; un défilé continu d'ouvrières, en longs tabliers, emportaient des cornets de pommes de terre et des moules dans des tasses; d'autres, de jolies filles en cheveux, l'air délicat, achetaient des bottes de radis. Quand Gervaise se penchait, elle apercevait encore une boutique de charcutier, pleine de monde, d'où sortaient des enfants, tenant sur leur main, enveloppés d'un papier gras, une côtelette panée, une saucisse ou un bout de boudin tout chaud. Cependant, le long de la chaussée poissée d'une boue noire, même par les beaux temps, dans le piétinement de la foule en marche, quelques ouvriers quittaient déjà les gargotes, descendaient en bandes, flânant, les mains ouvertes battant les cuisses, lourds de nourriture, tranquilles et lents au milieu des bousculades de la cohue.

Un groupe s'était formé à la porte de l'Assommoir.

— Dis donc, Bibi-la-Grillade, demanda une voix enrouée, est-ce que tu payes une tournée de vitriol? Cinq ouvriers entrèrent, se tinrent debout.

— Ah! ce voleur de père Colombe! reprit la voix. Vous savez, il nous faut de la vieille, et pas des coquilles de noix, de vrais verres!

Le père Colombe, paisiblement, servait. Une autre société de trois ouvriers arriva. Peu à peu, les blouses s'amassaient à l'angle du trottoir, faisaient là une courte station, finissaient par se pousser dans la salle, entre les deux lauriers-roses gris de poussière.

— Vous êtes bête! vous ne songez qu'à la saleté! disait Gervaise à Coupeau. Sans doute que je l'aimais… Seulement, après la façon dégoûtante dont il m'a lâchée…

Ils parlaient de Lantier. Gervaise ne l'avait pas revu; elle croyait qu'il vivait avec la soeur de Virginie, à la Glacière, chez cet ami qui devait monter une fabrique de chapeaux. D'ailleurs, elle ne songeait guère à courir après lui. Ça lui avait d'abord fait une grosse peine; elle voulait même aller se jeter à l'eau; mais, à présent, elle s'était raisonnée, tout se trouvait pour le mieux. Peut-être qu'avec Lantier elle n'aurait jamais pu élever les petits, tant il mangeait d'argent. Il pouvait venir embrasser Claude et Étienne, elle ne le flanquerait pas à la porte. Seulement, pour elle, elle se ferait hacher en morceaux avant de se laisser toucher du bout des doigts. Et elle disait ces choses en femme résolue, ayant son plan de vie bien arrêté, tandis que Coupeau, qui ne lâchait pas son désir de l'avoir, plaisantait, tournait tout à l'ordure, lui faisait sur Lantier des questions très crues, si gaiement, avec des dents si blanches, qu'elle ne pensait pas à se blesser.

— C'est vous qui le battiez, dit-il enfin. Oh! vous n'êtes pas bonne!
Vous donnez le fouet au monde.

Elle l'interrompit par un long rire. C'était vrai, pourtant, elle avait donné le fouet à cette grande carcasse de Virginie. Ce jour-là, elle aurait étranglé quelqu'un de bien bon coeur. Et elle se mit à rire plus fort, parce que Coupeau lui racontait que Virginie, désolée d'avoir tout montré, venait de quitter le quartier. Son visage, pourtant, gardait une douceur enfantine; elle avançait ses mains potelées, en répétant qu'elle n'écraserait pas une mouche; elle ne connaissait les coups que pour en avoir déjà joliment reçu dans sa vie. Alors, elle en vint à causer de sa jeunesse, à Plassans. Elle n'était point coureuse du tout; les hommes l'ennuyaient; quand Lantier l'avait prise, à quatorze ans, elle trouvait ça gentil, parce qu'il se disait son mari et qu'elle croyait jouer au ménage. Son seul défaut, assurait-elle, était d'être très sensible, d'aimer tout le monde, de se passionner pour des gens qui lui faisaient ensuite mille misères. Ainsi, quand elle aimait un homme, elle ne songeait pas aux bêtises, elle rêvait uniquement de vivre toujours ensemble, très heureux. Et, comme Coupeau ricanait et lui parlait de ses deux enfants, qu'elle n'avait certainement pas mis couver sous le traversin, elle lui allongea des tapes sur les doigts, elle ajouta que, bien sûr, elle était bâtie sur le patron des autres femmes; seulement, on avait tort de croire les femmes toujours acharnées après ça; les femmes songeaient à leur ménage, se coupaient en quatre dans la maison, se couchaient trop lasses, le soir, pour ne pas dormir tout de suite. Elle, d'ailleurs, ressemblait à sa mère, une grosse travailleuse, morte à la peine, qui avait servi de bête de somme au père Macquart pendant plus de vingt ans. Elle était encore toute mince, tandis que sa mère avait des épaules à démolir les portes en passant; mais ça n'empêchait pas, elle lui ressemblait par sa rage de s'attacher aux gens. Même, si elle boitait un peu, elle tenait ça de la pauvre femme, que le père Macquart rouait de coups. Cent fois, celle-ci lui avait raconté les nuits où le père, rentrant soûl, se montrait d'une galanterie si brutale, qu'il lui cassait les membres; et sûrement, elle avait poussé une de ces nuits-là, avec sa jambe en retard.

— Oh! ce n'est presque rien, ça ne se voit pas, dit Coupeau pour faire sa cour.

Elle hocha le menton; elle savait bien que ça se voyait; à quarante ans, elle se casserait en deux. Puis, doucement, avec un léger rire:

— Vous avez un drôle de goût d'aimer une boiteuse.

Alors, lui, les coudes toujours sur la table, avançant la face davantage, la complimenta en risquant les mots, comme pour la griser. Mais elle disait toujours non de la tête, sans se laisser tenter, caressée pourtant par cette voix câline. Elle écoutait, les regards dehors, paraissant s'intéresser de nouveau à la foule croissante. Maintenant, dans les boutiques vides, on donnait un coup de balai; la fruitière retirait sa dernière poêlée de pommes de terre frites, tandis que le charcutier remettait en ordre les assiettes débandées de son comptoir. De tous les gargots, des bandes d'ouvriers sortaient; des gaillards barbus se poussaient d'une claque, jouaient comme des gamins, avec le tapage de leurs gros souliers ferrés, écorchant le pavé dans une glissade; d'autres, les deux mains au fond de leurs poches, fumaient d'un air réfléchi, les yeux au soleil, les paupières clignotantes. C'était un envahissement du trottoir, de la chaussée, des ruisseaux, un flot paresseux coulant des portes ouvertes, s'arrêtant au milieu des voitures, faisant une traînée de blouses, de bourgerons et de vieux paletots, toute pâlie et déteinte sous la nappe de lumière blonde qui enfilait la rue. Au loin, des cloches d'usine sonnaient; et les ouvriers ne se pressaient pas, rallumaient des pipes; puis, le dos arrondi, après s'être appelés d'un marchand de vin à l'autre, ils se décidaient à reprendre le chemin de l'atelier, en traînant les pieds. Gervaise s'amusa à suivre trois ouvriers, un grand et deux petits, qui se retournaient tous les dix pas; ils finirent par descendre la rue, ils vinrent droit à l'Assommoir du père Colombe.

— Ah bien! murmura-t-elle, en voilà trois qui ont un fameux poil dans la main!

— Tiens, dit Coupeau, je le connais, le grand; c'est Mes-Bottes, un camarade.

L'Assommoir s'était empli. On parlait très fort, avec des éclats de voix qui déchiraient le murmure gras des enrouements. Des coups de poing sur le comptoir, par moments, faisaient tinter les verres. Tous debout, les mains croisées sur le ventre ou rejetées derrière le dos, les buveurs formaient de petits groupes, serrés les uns contre les autres; il y avait des sociétés, près des tonneaux, qui devaient attendre un quart d'heure, avant de pouvoir commander leurs tournées au père Colombe.

— Comment! c'est cet aristo de Cadet-Cassis! cria Mes-Bottes, en appliquant une rude tape sur l'épaule de Coupeau. Un joli monsieur qui fume du papier et qui a du linge!… On veut donc épater sa connaissance, on lui paye des douceurs!

— Hein! ne m'embête pas! répondit Coupeau, très contrarié.

Mais l'autre ricanait.

— Suffit! on est à la hauteur, mon bonhomme… Les mufes sont des mufes, voilà!

Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardant Gervaise. Celle-ci se reculait, un peu effrayée. La fumée des pipes, l'odeur forte de tous ces hommes, montaient dans l'air chargé d'alcool; et elle étouffait, prise d'une petite toux.

— Oh! c'est vilain de boire! dit-elle à demi-voix.

Et elle raconta qu'autrefois, avec sa mère, elle buvait de l'anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l'avait dégoûtée; elle ne pouvait plus voir les liqueurs.

— Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j'ai mangé ma prune; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal.

Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleins verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci par-là, ça n'était pas mauvais. Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir! il n'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre. Le papa Coupeau, qui était zingueur comme lui, s'était écrabouillé la tête sur le pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribotte, de la gouttière du n° 25; et ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu'il passait rue Coquenard et qu'il voyait la place, il aurait plutôt bu l'eau du ruisseau que d'avaler un canon gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase:

— Dans notre métier, il faut des jambes solides. Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levai pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d'existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente:

— Mon Dieu! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand'chose… Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d'avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage… Ah! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c'était possible… Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage; non, ça ne me plairait pas d'être battue… Et c'est tout, vous voyez, c'est tout…

Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité:

— Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit… Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.

Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool. L'alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre; pas une fumée ne s'échappait; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain; c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu! elle était bien gentille! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d'un frisson, recula; et elle tâchait de sourire, en murmurant:

— C'est bête, ça me fait froid, cette machine… la boisson me fait froid…

Puis, revenant sur l'idée qu'elle caressait d'un bonheur parfait:

— Hein? n'est-ce pas? ça vaudrait bien mieux: travailler, manger du pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, mourir dans son lit…

— Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais je ne vous battrais pas, moi, si vous vouliez, madame Gervaise… Il n'y a pas de crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop… Voyons, c'est pour ce soir, nous nous chaufferons les petons.

Il avait baissé la voix, il lui parlait dans le cou, tandis qu'elle s'ouvrait un chemin, son panier en avant, au milieu des hommes. Mais elle dit encore non, de la tête, à plusieurs reprises. Pourtant, elle se retournait, lui souriait, semblait heureuse de savoir qu'il ne buvait pas. Bien sûr, elle lui aurait dit oui, si elle ne s'était pas juré de ne point se remettre avec un homme. Enfin, ils gagnèrent la porte, ils sortirent. Derrière eux, l'Assommoir restait plein, soufflant jusqu'à la rue le bruit des voix enrouées et l'odeur liquoreuse des tournées de vitriol. On entendait Mes-Bottes traiter le père Colombe de fripouille, en l'accusant de n'avoir rempli son verre qu'à moitié. Lui, était un bon, un chouette, un d'attaque. Ah! zut! le singe pouvait se fouiller, il ne retournait pas à la boîte, il avait la flemme. Et il proposait aux deux camarades d'aller au Petit bonhomme qui tousse, une mine à poivre de la barrière Saint-Denis, où l'on buvait du chien tout pur.

— Ah! on respire, dit Gervaise, sur le trottoir. Eh bien! adieu, et merci, monsieur Coupeau…. Je rentre vite.

Elle allait suivre le boulevard. Mais il lui avait pris la main, il ne la lâchait pas, répétant:

— Faites donc le tour avec moi, passez par la rue de la Goutte-d'Or, ça ne vous allonge guère…. Il faut que j'aille chez ma soeur, avant de retourner au chantier…. Nous nous accompagnerons.

Elle finit par accepter, et ils montèrent lentement la rue des Poissonniers, côte à côte, sans se donner le bras. Il lui parlait de sa famille. La mère, maman Coupeau, une ancienne giletière, faisait des ménages, à cause de ses yeux qui s'en allaient. Elle avait eu ses soixante-deux ans le 3 du mois dernier. Lui, était le plus jeune. L'une de ses soeurs, madame Lerat, une veuve de trente-six ans, travaillait dans les fleurs et habitait la rue des Moines, aux Batignolles. L'autre, âgée de trente ans, avait épousé un chaîniste, ce pince-sans-rire de Lorilleux. C'était chez celle-là qu'il allait, rue de la Goutte-d'Or. Elle logeait dans la grande maison, à gauche. Le soir, il mangeait la pot-bouille chez les Lorilleux; c'était une économie pour tous les trois. Même, il passait chez eux les avertir de ne pas l'attendre, parce qu'il était invité ce jour-là par un ami.

Gervaise, qui l'écoutait, lui coupa brusquement la parole pour lui demander en souriant:

— Vous vous appelez donc Cadet-Cassis, monsieur Coupeau?

— Oh! répondit-il, c'est un surnom que les camarades m'ont donné, parce que je prends généralement du cassis, quand ils m'emmènent de force chez le marchand de vin…. Autant s'appeler Cadet-Cassis que Mes-Bottes, n'est-ce pas?

— Bien sûr, ce n'est pas vilain Cadet-Cassis, déclara la jeune femme.

Et elle l'interrogea sur son travail. Il travaillait toujours là, derrière le mur de l'octroi, au nouvel hôpital. Oh! la besogne ne manquait pas, il ne quitterait certainement pas ce chantier de l'année. Il y en avait des mètres et des mètres de gouttières!

— Vous savez, dit-il, je vois l'hôtel Boncoeur, quand je suis là-haut… Hier, vous étiez à la fenêtre, j'ai fait aller les bras, mais vous ne m'avez pas aperçu.

Cependant, ils s'étaient déjà engagés d'une centaine de pas dans la rue de la Goutte-d'Or, lorsqu'il s'arrêta, levant les yeux, disant:

— Voilà la maison… Moi, je suis né plus loin, au 22… Mais cette maison-là, tout de même, fait un joli tas de maçonnerie! C'est grand comme une caserne, là dedans!

Gervaise haussait le menton, examinait la façade. Sur la rue, la maison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres, dont les persiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de ruine à cet immense pan de muraille. En bas, quatre boutiques occupaient le rez-de-chaussée: à droite de la porte, une vaste salle de gargote graisseuse; à gauche, un charbonnier, un mercier et une marchande de parapluies. La maison paraissait d'autant plus colossale qu'elle s'élevait entre deux petites constructions basses, chétives, collées contre elle; et, carrée, pareille à un bloc de mortier gâché grossièrement, se pourrissant et s'émiettant sous la pluie, elle profilait sur le ciel clair, au-dessus des toits voisins, son énorme cube brut, ses flancs non crépis, couleur de boue, d'une nudité interminable de murs de prison, où des rangées de pierres d'attente semblaient des mâchoires caduques, bâillant dans le vide. Mais Gervaise regardait surtout la porte, une immense porte ronde, s'élevant jusqu'au deuxième étage, creusant un porche profond, à l'autre bout duquel on voyait le coup de jour blafard d'une grande cour. Au milieu de ce porche, pavé comme la rue, un ruisseau coulait, roulant une eau rose très tendre.

— Entrez donc, dit Coupeau, on ne vous mangera pas.

Gervaise voulut l'attendre dans la rue. Cependant, elle ne put s'empêcher de s'enfoncer sous le porche, jusqu'à la loge du concierge, qui était à droite. Et là, au seuil, elle leva de nouveau les yeux. A l'intérieur, les façades avaient six étages, quatre façades régulières enfermant le vaste carré de la cour. C'étaient des murailles grises, mangées d'une lèpre jaune, rayées de bavures par l'égouttement des toits, qui montaient toutes plates du pavé aux ardoises, sans une moulure; seuls les tuyaux de descente se coudaient aux étages, où les caisses béantes des plombs mettaient la tache de leur fonte rouillée. Les fenêtres sans persienne montraient des vitres nues, d'un vert glauque d'eau trouble. Certaines, ouvertes, laissaient pendre des matelas à carreaux bleus, qui prenaient l'air; devant d'autres, sur des cordes tendues, des linges séchaient, toute la lessive d'un ménage, les chemises de l'homme, les camisoles de la femme, les culottes des gamins; il y en avait une, au troisième, où s'étalait une couche d'enfant, emplâtrée d'ordure. Du haut en bas, les logements trop petits crevaient au dehors, lâchaient des bouts de leur misère par toutes les fentes. En bas, desservant chaque façade, une porte haute et étroite, sans boiserie, taillée dans le nu du plâtre, creusait un vestibule lézardé, au fond duquel tournaient les marches boueuses d'un escalier à rampe de fer; et l'on comptait ainsi quatre escaliers, indiqués par les quatre premières lettres de l'alphabet, peintes sur le mur. Les rez-de-chaussée étaient aménagés en immenses ateliers, fermés par des vitrages noirs de poussière: la forge d'un serrurier y flambait; on entendait plus loin les coups de rabot d'un menuisier; tandis que, près de la loge, un laboratoire de teinturier lâchait à gros bouillons ce ruisseau d'un rose tendre coulant sous le porche. Salie de flaques d'eau teintée, de copeaux, d'escarbilles de charbon, plantée d'herbe sur ses bords, entre ses pavés disjoints, la cour s'éclairait d'une clarté crue, comme coupée en deux par la ligne où le soleil s'arrêtait. Du côté de l'ombre, autour de la fontaine dont le robinet entretenait là une continuelle humidité, trois petites poules piquaient le sol, cherchaient des vers de terre, les pattes crottées. Et Gervaise lentement promenait son regard, l'abaissait du sixième étage au pavé, remontait, surprise de cette énormité, se sentant au milieu d'un organe vivant, au coeur même d'une ville, intéressée par la maison, comme si elle avait eu devant elle une personne géante.

— Est-ce que madame demande quelqu'un? cria la concierge, intriguée, en paraissant à la porte de la loge.

Mais la jeune femme expliqua qu'elle attendait une personne. Elle retourna vers la rue; puis, comme Coupeau tardait, elle revint, attirée, regardant encore. La maison ne lui semblait pas laide. Parmi les loques pendues aux fenêtres, des coins de gaieté riaient, une giroflée fleurie dans un pot, une cage de serins d'où tombait un gazouillement, des miroirs à barbe mettant au fond de l'ombre des éclats d'étoiles rondes. En bas, un menuisier chantait, accompagné par les sifflements réguliers de sa varlope; pendant que, dans l'atelier de serrurerie, un tintamarre de marteaux battant en cadence faisait une grosse sonnerie argentine. Puis, à presque toutes les croisées ouvertes, sur le fond de la misère entrevue, des enfants montraient leurs têtes barbouillées et rieuses. des femmes cousaient, avec des profils calmes penchés sur l'ouvrage. C'était la reprise de la tâche après le déjeuner, les chambres vides des hommes travaillant au dehors, la maison rentrant dans cette grande paix, coupée uniquement du bruit des métiers, du bercement d'un refrain, toujours le même, répété pendant des heures. La cour seulement était un peu humide. Si Gervaise avait demeuré là, elle aurait voulu un logement au fond, du côté du soleil. Elle avait fait cinq ou six pas, elle respirait cette odeur fade des logis pauvres, une odeur de poussière ancienne, de saleté rance; mais, comme l'âcreté des eaux de teinture dominait, elle trouvait que ça sentait beaucoup moins mauvais qu'à l'hôtel Boncoeur. Et elle choisissait déjà sa fenêtre, une fenêtre dans l'encoignure de gauche, où il y avait une petite caisse, plantée de haricots d'Espagne, dont les tiges minces commençaient à s'enrouler autour d'un berceau de ficelles.

Je vous ai fait attendre, hein? dit Coupeau, qu'elle entendit tout d'un coup près d'elle. C'est une histoire, quand je ne dîne pas chez eux, d'autant plus qu'aujourd'hui ma soeur a acheté du veau.

Et comme elle avait eu un léger tressaillement de surprise, il continua, en promenant à son tour ses regards:

— Vous regardiez la maison. C'est toujours loué du haut en bas. Il y a trois cents locataires, je crois… Moi, si j'avais eu des meubles, j'aurais guetté un cabinet… On serait bien ici, n'est-ce pas?

— Oui, on serait bien, murmura Gervaise. A Plassans, ce n'était pas si peuplé, dans notre rue… Tenez, c'est gentil, cette fenêtre, au cinquième, avec des haricots.

Alors, avec son entêtement, il lui demanda encore si elle voulait. Dès qu'ils auraient un lit, ils loueraient là. Mais elle se sauvait, elle se hâtait sous le porche, en le priant de ne pas recommencer ses bêtises. La maison pouvait crouler, elle n'y coucherait bien sûr pas sous la même couverture que lui. Pourtant, Coupeau, en la quittant devant l'atelier de madame Fauconnier, put garder un instant dans la sienne sa main qu'elle lui abandonnait en toute amitié.

Pendant un mois, les bons rapports de la jeune femme et de l'ouvrier zingueur continuèrent. Il la trouvait joliment courageuse, quand il la voyait se tuer au travail, soigner les enfants, trouver encore le moyen de coudre le soir à toutes sortes de chiffons. Il y avait des femmes pas propres, noceuses, sur leur bouche; mais, sacré mâtin! elle ne leur ressemblait guère, elle prenait trop la vie au sérieux! Alors, elle riait, elle se défendait modestement. Pour son malheur, elle n'avait pas été toujours aussi sage. Et elle faisait allusion à ses premières couches, dès quatorze ans; elle revenait sur les litres d'anisette vidés avec sa mère, autrefois. L'expérience la corrigeait un peu, voilà tout. On avait tort de lui croire une grosse volonté; elle était très faible, au contraire; elle se laissait aller où on la poussait, par crainte de causer de la peine à quelqu'un. Son rêve était de vivre dans une société honnête, parce que la mauvaise société, disait elle, c'était comme un coup d'assommoir, ça vous cassait le crâne, ça vous aplatissait une femme en moins de rien. Elle se sentait prise d'une sueur devant l'avenir et se comparait à un sou lancé en l'air retombant pile ou face, selon les hasards du pavé. Tout ce qu'elle avait déjà vu, les mauvais exemples étalés sous ses yeux d'enfant, lui donnaient une fière leçon. Mais Coupeau la plaisantait de ses idées noires, la ramenait à tout son courage, en essayant de lui pincer les hanches; elle le repoussait, lui allongeait des claques sur les mains, pendant qu'il criait en riant que, pour une femme faible, elle n'était pas d'un assaut commode. Lui, rigoleur, ne s'embarrassait pas de l'avenir. Les jours amenaient les jours, pardi! On aurait toujours bien la niche et la pâtée. Le quartier lui semblait propre, à part une bonne moitié des soûlards dont on aurait pu débarrasser les ruisseaux. Il n'était pas méchant diable, tenait parfois des discours très sensés, avait même un brin de coquetterie, une raie soignée sur le côté de la tête, de jolies cravates, une paire de souliers vernis pour le dimanche. Avec cela, une adresse et une effronterie de singe, une drôlerie gouailleuse d'ouvrier parisien, pleine de bagou, charmante encore sur son museau jeune.

Tous deux avaient fini par se rendre une foule de services, à l'hôtel Boncoeur. Coupeau allait lui chercher son lait, se chargeait de ses commissions, portait ses paquets de linge; souvent, le soir, comme il revenait du travail le premier, il promenait les enfants, sur le boulevard extérieur. Gervaise, pour lui rendre ses politesses, montait dans l'étroit cabinet où il couchait, sous les toits; et elle visitait ses vêtements, mettant des boutons aux cottes, reprisant les vestes de toile. Une grande familiarité s'établissait entre eux. Elle ne s'ennuyait pas, quand il était là, amusée des chansons qu'il apportait, de cette continuelle blague des faubourgs de Paris, toute nouvelle encore pour elle. Lui, à se frotter toujours contre ses jupes, s'allumait de plus en plus. Il était pincé, et ferme! Ça finissait parle gêner. Il riait toujours, mais l'estomac si mal à l'aise, si serré, qu'il ne trouvait plus ça drôle. Les bêtises continuaient, il ne pouvait la rencontrer sans lui crier: « Quand est-ce? » Elle savait ce qu'il voulait dire, et elle lui promettait la chose pour la semaine des quatre jeudis. Alors, il la taquinait, se rendait chez elle avec ses pantoufles à la main, comme pour emménager. Elle en plaisantait, passait très bien sa journée sans une rougeur dans les continuelles allusions polissonnes, au milieu desquelles il la faisait vivre. Pourvu qu'il ne fût pas brutal, elle lui tolérait tout. Elle se fâcha seulement un jour où, voulant lui prendre un baiser de force, il lui avait arraché des cheveux.

Vers les derniers jours de juin, Coupeau perdit sa gaieté. Il devenait tout chose. Gervaise, inquiète de certains regards, se barricadait la nuit. Puis, après une bouderie qui avait duré du dimanche au mardi, tout d'un coup, un mardi soir, il vint frapper chez elle, vers onze heures. Elle ne voulait pas lui ouvrir; mais il avait la voix si douce et si tremblante, qu'elle finit par retirer la commode poussée contre la porte. Quand il fut entré, elle le crut malade, tant il lui parut pâle, les yeux rougis, le visage marbré. Et il restait debout, bégayant, hochant la tête. Non, non, il n'était pas malade. Il pleurait depuis deux heures, en haut, dans sa chambre; il pleurait comme un enfant, en mordant son oreiller, pour ne pas être entendu des voisins. Voilà trois nuits qu'il ne dormait plus. Ça ne pouvait pas continuer comme ça.

— Écoutez, madame Gervaise, dit-il la gorge serrée, sur le point d'être repris par les larmes, il faut en finir, n'est-ce pas?… Nous allons nous marier ensemble. Moi, je veux bien, je suis décidé.

Gervaise montrait une grande surprise. Elle était très grave.

— Oh! monsieur Coupeau, murmura-t-elle, qu'est-ce que vous allez chercher là! Je ne vous ai jamais demandé cette chose, vous le savez bien… Ça ne me convenait pas, voilà tout… Oh! non, non, c'est sérieux, maintenant; réfléchissez, je vous en prie. Mais il continuait à hocher la tète, d'un air de résolution inébranlable. C'était tout réfléchi. Il était descendu, parce qu'il avait besoin de passer une bonne nuit. Elle n'allait pas le laisser remonter pleurer, peut-être! Dès qu'elle aurait dit oui, il ne la tourmenterait plus, elle pourrait se coucher tranquille. Il voulait simplement lui entendre dire oui. On causerait le lendemain.

— Bien sûr, je ne dirai pas oui comme ça, repris Gervaise. Je ne tiens pas à ce que, plus tard, vous m'accusiez de vous avoir poussé à faire une bêtise… Voyez-vous, monsieur Coupeau, vous avez tort de vous entêter. Vous ignorez vous-même ce que vous éprouvez pour moi. Si vous ne me rencontriez pas de huit jours, ça vous passerait, je parie. Les hommes, souvent, se marient pour une nuit, la première, et puis les nuits se suivent, les jours s'allongent, toute la vie, et ils sont joliment embêtés… Asseyez-vous là, je veux bien causer tout de suite.

Alors, jusqu'à une heure du matin, dans la chambre noire, à la clarté fumeuse d'une chandelle qu'ils oubliaient de moucher, ils discutèrent leur mariage, baissant la voix, afin de ne pas réveiller les deux enfants, Claude et Étienne, qui dormaient avec leur petit souffle, la tête sur le même oreiller. Et Gervaise revenait toujours à eux, les montrait à Coupeau; c'était là une drôle de dot qu'elle lui apportait, elle ne pouvait vraiment pas l'encombrer de deux mioches. Puis, elle était prise de honte pour lui. Qu'est-ce qu'on dirait dans le quartier? On l'avait connue avec son amant, on savait son histoire; ce ne serait guère propre, quand on les verrait s'épouser, au bout de deux mois à peine. A toutes ces bonnes raisons, Coupeau répondait par des haussements d'épaules. Il se moquait bien du quartier! Il ne mettait pas son nez dans les affaires des autres; il aurait eu trop peur de le salir, d'abord! Eh bien! oui, elle avait eu Lantier avant lui. Où était le mal? Elle ne faisait pas la vie, elle n'amènerait pas des hommes dans son ménage, comme tant de femmes, et des plus riches. Quant aux enfants, ils grandiraient, on les élèverait, parbleu! Jamais il ne trouverait une femme aussi courageuse, aussi bonne, remplie de plus de qualités. D'ailleurs, ce n'était pas tout ça, elle aurait pu rouler sur les trottoirs, être laide, fainéante, dégoûtante, avoir une séquelle d'enfants crottés, ça n'aurait pas compté à ses yeux: il la voulait.

— Oui, je vous veux, répétait-il, en tapant son poing sur son genou d'un martèlement continu. Vous entendez bien, je vous veux… Il n'y a rien à dire à ça, je pense?

Gervaise, peu à peu, s'attendrissait. Une lâcheté du coeur et des sens la prenait, au milieu de ce désir brutal dont elle se sentait enveloppée. Elle ne hasardait plus que des objections timides, les mains tombées sur ses jupes, la face noyée de douceur. Du dehors, par la fenêtre entr'ouverte, la belle nuit de juin envoyait des souffles chauds, qui effaraient la chandelle, dont la haute mèche rougeâtre charbonnait; dans le grand silence du quartier endormi, on entendait seulement les sanglots d'enfant d'un ivrogne, couché sur le dos, au milieu du boulevard; tandis que, très loin, au fond de quelque restaurant, un violon jouait un quadrille canaille à quelque noce attardée, une petite musique cristalline, nette et déliée comme une phrase d'harmonica. Coupeau, voyant la jeune femme à bout d'arguments, silencieuse et vaguement souriante, avait saisi ses mains, l'attirait vers lui. Elle était dans une de ces heures d'abandon dont elle se méfiait tant, gagnée, trop émue pour rien refuser et faire de la peine à quelqu'un. Mais le zingueur ne comprit pas qu'elle se donnait; il se contenta de lui serrer les poignets à les broyer, pour prendre possession d'elle; et ils eurent tous les deux un soupir, à cette légère douleur, dans laquelle se satisfaisait un peu de leur tendresse.

— Vous dites oui, n'est-ce pas? demanda-t-il.

— Comme vous me tourmentez! murmura-t-elle. Vous le voulez? eh bien, oui… Mon Dieu, nous faisons là une grande folie, peut-être.

Il s'était levé, l'avait empoignée par la taille, lui appliquait un rude baiser sur la figure, au hasard. Puis, comme cette caresse faisait un gros bruit, il s'inquiéta le premier, regardant Claude et Étienne, marchant à pas de loup, baissant la voix.

— Chut! soyons sages, dit-il, il ne faut pas réveiller les gosses…
A demain.

Et il remonta à sa chambre. Gervaise, toute tremblante, resta près d'une heure assise au bord de son lit, sans songer à se déshabiller. Elle était touchée, elle trouvait Coupeau très-honnête; car elle avait bien cru un moment que c'était fini, qu'il allait coucher là. L'ivrogne, en bas, sous la fenêtre, avait une plainte plus rauque de bête perdue. Au loin, le violon à la ronde canaille se taisait.

Les jours suivants, Coupeau voulut décider Gervaise à monter un soir chez sa soeur, rue de la Goutte-d'Or. Mais la jeune femme, très timide, montrait un grand effroi de cette visite aux Lorilleux. Elle remarquait parfaitement que le zingueur avait une peur sourde du ménage. Sans doute il ne dépendait pas de sa soeur, qui n'était même pas l'aînée. Maman Coupeau donnerait son consentement des deux mains, car jamais elle ne contrariait son fils. Seulement, dans la famille, les Lorilleux passaient pour gagner jusqu'à dix francs par jour; et ils tiraient de là une véritable autorité. Coupeau n'aurait pas osé se marier, sans qu'ils eussent avant tout accepté sa femme.

— Je leur ai parlé de vous, ils connaissent nos projets, expliquait-il à Gervaise. Mon Dieu! que vous êtes enfant! Venez ce soir… Je vous ai avertie, n'est-ce pas? Vous trouverez ma soeur un peu raide. Lorilleux non plus n'est pas toujours aimable. Au fond, ils sont très vexés, parce que, si je me marie, je ne mangerai plus chez eux, et ce sera une économie de moins. Mais ça ne fait rien, ils ne vous mettront pas à la porte… Faites ça pour moi, c'est absolument nécessaire.

Ces paroles effrayaient Gervaise davantage. Un samedi soir, pourtant, elle céda. Coupeau vint la chercher à huit heures et demie. Elle s'était habillée: une robe noire, avec un châle à palmes jaunes en mousseline de laine imprimée, et un bonnet blanc garni d'une petite dentelle. Depuis six semaines qu'elle travaillait, elle avait économisé les sept francs du châle et les deux francs cinquante du bonnet; la robe était une vieille robe nettoyée et refaite.

— Ils vous attendent, lui dit Coupeau, pendant qu'ils faisaient le tour par la rue des Poissonniers. Oh! ils commencent à s'habituer à l'idée de me voir marié. Ce soir, ils ont l'air très gentil… Et puis, si vous n'avez jamais vu faire des chaînes d'or, ça vous amusera à regarder. Ils ont justement une commande pressée pour lundi.

— Ils ont de l'or chez eux? demanda Gervaise.  Je crois bien, il y en —a sur les murs, il y en a par terre, il y en a partout.

Cependant, ils s'étaient engagés sous la porte ronde et avaient traversé la cour. Les Lorilleux demeuraient au sixième, escalier B. Coupeau lui cria en riant d'empoigner ferme la rampe et de ne plus la lâcher. Elle leva les yeux, cligna les paupières, en apercevant la haute tour creuse de la cage de l'escalier, éclairée par trois becs de gaz, de deux étages en deux étages; le dernier, tout en haut, avait l'air d'une étoile tremblotante dans un ciel noir, tandis que les deux autres jetaient de longues clartés, étrangement découpées, le long de la spirale interminable des marches.

— Hein? dit le zingueur en arrivant au palier du premier étage, ça sent joliment la soupe à l'ognon. On a mangé de la soupe à l'ognon pour sûr.

En effet, l'escalier B, gris, sale, la rampe et les marches graisseuses, les murs éraflés montrant le plâtre, était encore plein d'une violente odeur de cuisine. Sur chaque palier, des couloirs s'enfonçaient, sonores de vacarme, des portes s'ouvraient, peintes en jaune, noircies à la serrure par la crasse des mains; et, au ras de la fenêtre, le plomb soufflait une humidité fétide, dont la puanteur se mêlait à l'âcreté de l'ognon cuit. On entendait, du rez-de-chaussée au sixième, des bruits de vaisselle, des poêlons qu'on barbotait, des casseroles qu'on grattait avec des cuillers pour les récurer. Au premier étage, Gervaise aperçut, dans l'entrebâillement d'une porte, sur laquelle le mot: Dessinateur, était écrit en grosses lettres, deux hommes attablés devant une toile cirée desservie, causant furieusement, au milieu de la fumée de leurs pipes. Le second étage et le troisième, plus tranquilles, laissaient passer seulement par les fentes des boiseries la cadence d'un berceau, les pleurs étouffés d'un enfant, la grosse voix d'une femme coulant avec un sourd murmure d'eau courante, sans paroles distinctes; et elle put lire des pancartes clouées, portant des noms: Madame Gaudron, cardeuse, et plus loin: Monsieur Madinier, atelier de cartonnage. On se battait au quatrième: un piétinement dont le plancher tremblait, des meubles culbutés, un effroyable tapage de jurons et de coups; ce qui n'empêchait pas les voisins d'en face de jouer aux cartes, la porte ouverte, pour avoir de l'air. Mais, quand elle fut au cinquième, Gervaise dut souffler; elle n'avait pas l'habitude de monter; ce mur qui tournait toujours, ces logements entrevus qui défilaient, lui cassaient la tête. Une famille, d'ailleurs, barrait le palier; le père lavait des assiettes sur un petit fourneau de terre, près du plomb, tandis que la mère, adossée à la rampe, nettoyait le bambin, avant d'aller le coucher. Cependant, Coupeau encourageait la jeune femme. Ils arrivaient. Et, lorsqu'il fut enfin au sixième, il se retourna pour l'aider d'un sourire. Elle, la tête levée, cherchait d'où venait un filet de voix, qu'elle écoutait depuis la première marche, clair et perçant, dominant les autres bruits. C'était, sous les toits, une petite vieille qui chantait en habillant des poupées à treize sous. Gervaise vit encore, au moment où une grande fille rentrait avec un seau dans une chambre voisine, un lit défait, où un homme en manches de chemise attendait, vautré, les yeux en l'air; sur la porte refermée, une carte de visite écrite à la main indiquait: Mademoiselle Clémence, repasseuse. Alors, tout en haut, les jambes cassées, l'haleine courte, elle eut la curiosité de se pencher au-dessus de la rampe; maintenant, c'était le bec de gaz d'en bas qui semblait une étoile, au fond du puits étroit des six étages; et les odeurs, la vie énorme et grondante de la maison, lui arrivaient dans une seule haleine, battaient d'un coup de chaleur son visage inquiet, se hasardant là comme au bord d'un gouffre.

— Nous ne sommes pas arrivés, dit Coupeau. Oh! c'est un voyage!

Il avait pris, à gauche, un long corridor. Il tourna deux fois, la première encore à gauche, la seconde à droite. Le corridor s'allongeait toujours, se bifurquait, resserré, lézardé, décrépi, de loin en loin éclairé par une mince flamme de gaz; et les portes uniformes, à la file comme des portes de prison ou de couvent, continuaient à montrer, presque toutes grandes ouvertes, des intérieurs de misère et de travail, que la chaude soirée de juin emplissait d'une buée rousse. Enfin, ils arrivèrent à un bout de couloir complètement sombre.

— Nous y sommes, reprit le zingueur. Attention! tenez-vous au mur; il y a trois marches.

Et Gervaise fit encore une dizaine de pas, dans l'obscurité, prudemment. Elle buta, compta les trois marches. Mais, au fond du couloir, Coupeau venait de pousser une porte, sans frapper. Une vive clarté s'étala sur le carreau. Ils entrèrent.

C'était une pièce étranglée, une sorte de boyau, qui semblait le prolongement même du corridor. Un rideau de laine déteinte, en ce moment relevé par une ficelle, coupait le boyau en deux. Le premier compartiment contenait un lit, poussé sous un angle du plafond mansardé, un poêle de fonte encore tiède du dîner, deux chaises, une table et une armoire dont il avait fallu scier la corniche pour qu'elle pût tenir entre le lit et la porte. Dans le second compartiment se trouvait installé l'atelier: au fond, une étroite forge avec son soufflet; à droite, un étau scellé au mur, sous une étagère où traînaient des ferrailles; à gauche, auprès de la fenêtre, un établi tout petit, encombré de pinces, de cisailles, de scies microscopiques, grasses et très sales.

— C'est nous! cria Coupeau, en s'avançant jusqu'au rideau de laine.

Mais on ne répondit pas tout de suite. Gervaise, fort émotionnée, remuée surtout par cette idée qu'elle allait entrer dans un lieu plein d'or, se tenait derrière l'ouvrier, balbutiant, hasardant des hochements de tête, pour saluer. La grande clarté, une lampe brûlant sur l'établi, un brasier de charbon flambant dans la forge, accroissait encore son trouble. Elle finit pourtant par voir madame Lorilleux, petite, rousse, assez forte, tirant de toute la vigueur de ses bras courts, à l'aide d'une grosse tenaille, un fil de métal noir, qu'elle passait dans les trous d'une filière fixée à l'étau. Devant l'établi, Lorilleux, aussi petit de taille, mais d'épaules plus grêles, travaillait, du bout de ses pinces, avec une vivacité de singe, à un travail si menu, qu'il se perdait entre ses doigts noueux. Ce fut le mari qui leva le premier la tête, une tête aux cheveux rares, d'une pâleur jaune de vieille cire, longue et souffrante.

— Ah! c'est vous, bien, bien! murmura-t-il. Nous sommes pressés, vous savez… N'entrez pas dans l'atelier, ça nous gênerait. Restez dans la chambre.

Et il reprit son travail menu, la face de nouveau dans le reflet verdâtre d'une boule d'eau, à travers laquelle la lampe envoyait sur son ouvrage un rond de vive lumière.

— Prends les chaises! cria à son tour madame Lorilleux. C'est cette dame, n'est-ce pas? Très bien, très bien!

Elle avait roulé le fil; elle le porta à la forge, et là, activant le brasier avec un large éventail de bois, elle le mit à recuire, avant de le passer dans les derniers trous de la filière.

Coupeau avança les chaises, fit asseoir Gervaise au bord du rideau. La pièce était si étroite, qu'il ne put se caser à côté d'elle. Il s'assit en arrière, et il se penchait pour lui donner, dans le cou, des explications sur le travail. La jeune femme, interdite par l'étrange accueil des Lorilleux, mal à l'aise sous leurs regards obliques, avait un bourdonnement aux oreilles qui l'empêchait d'entendre. Elle trouvait la femme très vieille pour ses trente ans, l'air revêche, malpropre avec ses cheveux queue de vache, roulés sur sa camisole défaite. Le mari, d'une année plus âgé seulement, lui semblait un vieillard, aux minces lèvres méchantes, en manches de chemise, les pieds nus dans des pantoufles éculées. Et ce qui la consternait surtout, c'était la petitesse de l'atelier, les murs barbouillés, la ferraille ternie des outils, toute la saleté noire traînant là dans un bric-à-brac de marchand de vieux clous. Il faisait terriblement chaud. Des gouttes de sueur perlaient sur la face verdie de Lorilleux; tandis que madame Lorilleux se décidait à retirer sa camisole, les bras nus, la chemise plaquant sur les seins tombés.

— Et l'or? demanda Gervaise à demi-voix.

Ses regards inquiets fouillaient les coins, cherchaient, parmi toute cette crasse, le resplendissement qu'elle avait rêvé.

Mais Coupeau s'était mis à rire.

— L'or? dit-il; tenez, en voilà, en voilà encore, et en voilà à vos pieds!

Il avait indiqué successivement le fil aminci que travaillait sa soeur, et un autre paquet de fil, pareil à une liasse de fil de fer, accroché au mur, près de l'étau; puis, se mettant à quatre pattes, il venait de ramasser par terre, sous la claie de bois qui recouvrait le carreau de l'atelier, un déchet, un brin semblable à la pointe d'une aiguille rouillée. Gervaise se récriait. Ce n'était pas de l'or, peut-être, ce métal noirâtre, vilain comme du fer! Il dut mordre le déchet, lui montrer l'entaille luisante de ses dents. Et il reprenait ses explications: les patrons fournissaient l'or en fil, tout allié; les ouvriers le passaient d'abord par la filière pour l'obtenir à la grosseur voulue, en ayant soin de le faire recuire cinq ou six fois pendant l'opération, afin qu'il ne cassât pas. Oh! il fallait une bonne poigne et de l'habitude! Sa soeur empêchait son mari de toucher aux filières, parce qu'il toussait. Elle avait de fameux bras, il lui avait vu tirer l'or aussi mince qu'un cheveu.

Cependant, Lorilleux, pris d'un accès de toux, se pliait sur son tabouret. Au milieu de la quinte, il parla, il dit d'une voix suffoquée, toujours sans regarder Gervaise, comme s'il eût constaté la chose uniquement pour lui:

— Moi, je fais la colonne.

Coupeau força Gervaise à se lever. Elle pouvait bien s'approcher, elle verrait. Le chaîniste consentit d'un grognement. Il enroulait le fil préparé par sa femme autour d'un mandrin, une baguette d'acier très-mince. Puis, il donna un léger coup de scie, qui tout le long du mandrin coupa le fil, dont chaque tour forma un maillon. Ensuite il souda. Les maillons étaient posés sur un gros morceau de charbon de bois. Il les mouillait d'une goutte de borax, prise dans le cul d'un verre cassé, à côté de lui; et, rapidement, il les rougissait à la lampe, sous la flamme horizontale du chalumeau. Alors, quand il eut une centaine de maillons, il se remit une fois encore à son travail menu, appuyé au bord de la cheville, un bout de planchette que le frottement de ses mains avait poli. Il ployait la maille à la pince, la serrait d'un côté, l'introduisait dans la maille supérieure déjà en place, la rouvrait à l'aide d'une pointe; cela avec une régularité continue, les mailles succédant aux mailles, si vivement, que la chaîne s'allongeait peu à peu sous les yeux de Gervaise, sans lui permettre de suivre et de bien comprendre.

— C'est la colonne, dit Coupeau. Il y a le jaseron, le forçat, la gourmette, la corde. Mais ça, c'est la colonne. Lorilleux ne fait que la colonne.

Celui-ci eut un ricanement de satisfaction. Il cria, tout en continuant à pincer les mailles, invisibles entre ses ongles noirs:

— Écoute donc, Cadet-Cassis!… J'établissais un calcul, ce matin. J'ai commencé à douze ans, n'est-ce pas? Eh bien! sais-tu quel bout de colonne j'ai dû faire au jour d'aujourd'hui?

Il leva sa face pâle, cligna ses paupières rougies.

— Huit mille mètres, entends-tu! Deux lieues!… Hein! un bout de colonne de deux lieues! Il y a de quoi entortiller le cou à toutes les femelles du quartier… Et, tu sais, le bout s'allonge toujours. J'espère bien aller de Paris à Versailles.

Gervaise était retournée s'asseoir, désillusionnée, trouvant tout très-laid. Elle sourit pour faire plaisir aux Lorilleux. Ce qui la gênait surtout, c'était le silence gardé sur son mariage, sur cette affaire si grosse pour elle, sans laquelle elle ne serait certainement pas venue. Les Lorilleux continuaient à la traiter en curieuse importune amenée par Coupeau. Et une conversation s'étant enfin engagée, elle roula uniquement sur les locataires de la maison. Madame Lorilleux demanda à son frère s'il n'avait pas entendu en montant les gens du quatrième se battre. Ces Bénard s'assommaient tous les jours; le mari rentrait soûl comme un cochon; la femme aussi avait bien des torts, elle criait des choses dégoûtantes. Puis, on parla du dessinateur du premier, ce grand escogriffe de Baudequin, un poseur criblé de dettes, toujours fumant, toujours gueulant avec des camarades. L'atelier de cartonnage de M. Madinier n'allait plus que d'une patte; le patron avait encore congédié deux ouvrières la veille; ce serait pain bénit, s'il faisait la culbute, car il mangeait tout, il laissait ses enfants le derrière nu. Madame Gaudron cardait drôlement ses matelas: elle se trouvait encore enceinte, ce qui finissait par n'être guère propre, à son âge. Le propriétaire venait de donner congé aux Coquet, du cinquième; ils devaient trois termes; puis, ils s'entêtaient à allumer leur fourneau sur le carré; même que, le samedi d'auparavant, mademoiselle Remanjou, la vieille du sixième, en reportant ses poupées, était descendue à temps pour empêcher le petit Linguerlot d'avoir le corps tout brûlé. Quant à mademoiselle Clémence, la repasseuse, elle se conduisait comme elle l'entendait, mais on ne pouvait pas dire, elle adorait les animaux, elle possédait un coeur d'or. Hein! quel dommage, une belle fille pareille aller avec tous les hommes! On la rencontrerait une nuit sur un trottoir, pour sûr.

— Tiens, en voilà une, dit Lorilleux à sa femme, en lui donnant le bout de chaîne auquel il travaillait depuis le déjeuner. Tu peux la dresser.

Et il ajouta, avec l'insistance d'un homme qui ne lâche pas aisément une plaisanterie:

— Encore quatre pieds et demi… Ça me rapproche de Versailles.

Cependant, madame Lorilleux, après l'avoir fait recuire, dressait la colonne, en la passant à la filière de réglage. Elle la mit ensuite dans une petite casserole de cuivre à long manche, pleine d'eau seconde, et la dérocha au feu de la forge. Gervaise, de nouveau poussée par Coupeau, dut suivre cette dernière opération. Quand la chaîne fut dérochée, elle devint d'un rouge sombre. Elle était finie, prête à livrer.

— On livre en blanc, expliqua encore le zingueur. Ce sont les polisseuses qui frottent ça avec du drap.

Mais Gervaise se sentait à bout de courage. La chaleur, de plus en plus forte, la suffoquait. On laissait la porte fermée, parce que le moindre courant d'air enrhumait Lorilleux. Alors, comme on ne parlait pas toujours de leur mariage, elle voulut s'en aller, elle tira légèrement la veste de Coupeau. Celui-ci comprit. Il commençait, d'ailleurs, à être également embarrassé et vexé de cette affectation de silence.

— Eh bien, nous partons, dit-il. Nous vous laissons travailler.

Il piétina un instant, il attendit, espérant un mot, une allusion quelconque. Enfin, il se décida à entamer les choses lui-même.

— Dites donc, Lorilleux, nous comptons sur vous, vous serez le témoin de ma femme.

Le chaîniste leva la tête, joua la surprise, avec un ricanement; tandis que sa femme, lâchant les filières, se plantait au milieu de l'atelier.

— C'est donc sérieux? murmura-t-il. Ce sacré Cadet-Cassis, on ne sait jamais s'il veut rire.

— Ah! oui, madame est la personne, dit à son tour la femme en dévisageant Gervaise. Mon Dieu! nous n'avons pas de conseil à vous donner, nous autres… C'est une drôle d'idée de se marier tout de même. Enfin, si ça vous va à l'un et à l'autre. Quand ça ne réussit pas, on s'en prend à soi, voilà tout. Et ça ne réussit pas souvent, pas souvent, pas souvent…

La voix ralentie sur ces derniers mots, elle hochait la tête, passant de la figure de la jeune femme à ses mains, à ses pieds, comme si elle avait voulu la déshabiller, pour lui voir les grains de la peau. Elle dut la trouver mieux qu'elle ne comptait.

— Mon frère est bien libre, continua-t-elle d'un ton plus pincé. Sans doute, la famille aurait peut-être désiré… On fait toujours des projets. Mais les choses tournent si drôlement… Moi, d'abord, je ne veux pas me disputer. Il nous aurait amené la dernière des dernières, je lui aurais dit: Épouse-la et fiche-moi la paix… Il n'était pourtant pas mal ici, avec nous. Il est assez gras, on voit bien qu'il ne jeûnait guère. Et toujours sa soupe chaude, juste à la minute… Dis donc, Lorilleux, tu ne trouves pas que madame ressemble à Thérèse, tu sais bien, cette femme d'en face qui est morte de la poitrine?

— Oui, il y a un faux air, répondit le chaîniste.

— Et vous avez deux enfants, madame. Ah! ça, par exemple, je l'ai dit à mon frère: Je ne comprends pas comment tu épouses une femme qui a deux enfants… Il ne faut pas vous fâcher, si je prends ses intérêts; c'est bien naturel… Vous n'avez pas l'air fort, avec ça… N'est-ce pas, Lorilleux, madame n'a pas l'air fort?

— Non, non, elle n'est pas forte.

Ils ne parlèrent pas de sa jambe. Mais Gervaise comprenait, à leurs regards obliques et au pincement de leurs lèvres, qu'ils y faisaient allusion. Elle restait devant eux, serrée dans son mince châle à palmes jaunes, répondant par des monosyllabes, comme devant des juges. Coupeau, la voyant souffrir, finit par crier:

— Ce n'est pas tout ça… Ce que vous dites et rien, c'est la même chose. La noce aura lieu le samedi 29 juillet. J'ai calculé sur l'almanach. Est-ce convenu? ça vous va-t-il?

— Oh! ça nous va toujours, dit sa soeur. Tu n'avais pas besoin de nous consulter… Je n'empêcherai pas Lorilleux d'être témoin. Je veux avoir la paix.

Gervaise, la tête basse, ne sachant plus à quoi s'occuper, avait fourré le bout de son pied dans un losange de la claie de bois, dont le carreau de l'atelier était couvert; puis, de peur d'avoir dérangé quelque chose en le retirant, elle s'était baissée, tâtant avec la main. Lorilleux, vivement, approcha la lampe. Et il lui examinait les doigts avec méfiance.

— Il faut prendre garde, dit-il, les petits morceaux d'or, ça se colle sous les souliers, et ça s'emporte, sans qu'on le sache.

Ce fut toute une affaire. Les patrons n'accordaient pas un milligramme de déchet. Et il montra la patte de lièvre avec laquelle il brossait les parcelles d'or restées sur la cheville, et la peau étalée sur ses genoux, mise là pour les recevoir. Deux fois par semaine, on balayait soigneusement l'atelier; on gardait les ordures, on les brûlait, on passait les cendres, dans lesquelles on trouvait par mois jusqu'à vingt-cinq et trente francs d'or.

Madame Lorilleux ne quittait pas du regard les souliers de Gervaise. — Mais il n'y a pas à se fâcher, murmura-t-elle, avec un sourire aimable. Madame peut regarder ses semelles.

Et Gervaise, très-rouge, se rassit, leva ses pieds, fit voir qu'il n'y avait rien. Coupeau avait ouvert la porte en criant: Bonsoir! d'une voix brusque. Il l'appela, du corridor. Alors, elle sortit à son tour, après avoir balbutié une phrase de politesse: elle espérait bien qu'on se reverrait et qu'on s'entendrait tous ensemble. Mais les Lorilleux s'étaient déjà remis à l'ouvrage, au fond du trou noir de l'atelier, où la petite forge luisait, comme un dernier charbon blanchissant dans la grosse chaleur d'un four. La femme, un coin de la chemise glissé sur l'épaule, la peau rougie par le reflet du brasier, tirait un nouveau fil, gonflait à chaque effort son cou, dont les muscles se roulaient, pareils à des ficelles. Le mari, courbé sous la lueur verte de la boule d'eau, recommençant un bout de chaîne, ployait la maille à la pince, la serrait d'un côté, l'introduisait dans la maille supérieure, la rouvrait à l'aide d'une pointe, continuellement, mécaniquement, sans perdre un geste pour essuyer la sueur de sa face.

Quand Gervaise déboucha des corridors sur le palier du sixième, elle ne put retenir cette parole, les larmes aux yeux:

— Ça ne promet pas beaucoup de bonheur.

Coupeau branla furieusement la tête. Lorilleux lui revaudrait cette soirée-là. Avait-on jamais vu un pareil grigou! croire qu'on allait lui emporter trois grains de sa poussière d'or! Toutes ces histoires, c'était de l'avarice pure. Sa soeur avait peut-être cru qu'il ne se marierait jamais, pour lui économiser quatre sous sur son pot-au-feu? Enfin, ça se ferait quand même le 29 juillet. Il se moquait pas mal d'eux!

Mais Gervaise, en descendant l'escalier, se sentait toujours le coeur gros, tourmentée d'une bête de peur, qui lui faisait fouiller avec inquiétude les ombres grandies de la rampe. A cette heure, l'escalier dormait, désert, éclairé seulement par le bec de gaz du second étage, dont la flamme rapetissée mettait, au fond de ce puits de ténèbres, la goutte de clarté d'une veilleuse. Derrière les portes fermées, on entendait le gros silence, le sommeil écrasé des ouvriers couchés au sortir de table. Pourtant, un rire adouci sortait de la chambre de la repasseuse, tandis qu'un filet de lumière glissait par la serrure de mademoiselle Remanjou, taillant encore, avec un petit bruit de ciseaux, les robes de gaze des poupées à treize sous. En bas, chez madame Gaudron, un enfant continuait à pleurer. Et les plombs soufflaient une puanteur plus forte, au milieu de la grande paix, noire et muette.

Puis, dans la cour, pendant que Coupeau demandait le cordon d'une voix chantante, Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison. Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. Les façades grises, comme nettoyées de leur lèpre et badigeonnées d'ombre, s'étendaient, montaient; et elles étaient plus nues encore, toutes plates, déshabillées des loques séchant le jour au soleil. Les fenêtres closes dormaient. Quelques-unes, éparses, vivement allumées, ouvraient des yeux, semblaient faire loucher certains coins. Au-dessus de chaque vestibule, de bas en haut, à la file, les vitres des six paliers, blanches d'une lueur pâle, dressaient une tour étroite de lumière. Un rayon de lampe, tombé de l'atelier de cartonnage, au second, mettait une traînée jaune sur le pavé de la cour, trouant les ténèbres qui noyaient les ateliers du rez-de-chaussée. Et, du fond de ces ténèbres, dans le coin humide, des gouttes d'eau, sonores au milieu du silence, tombaient une à une du robinet mal tourné de la fontaine. Alors, il sembla à Gervaise que la maison était sur elle, écrasante, glaciale à ses épaules. C'était toujours sa bête de peur, un enfantillage dont elle souriait ensuite.

— Prenez garde! cria Coupeau.

Et elle dut, pour sortir, sauter par-dessus une grande mare, qui avait coulé de la teinturerie. Ce jour-là, la mare était bleue, d'un azur profond de ciel d'été, où la petite lampe de nuit du concierge allumait des étoiles.

III

Gervaise ne voulait pas de noce. A quoi bon dépenser de l'argent? Puis, elle restait un peu honteuse; il lui semblait inutile d'étaler le mariage devant tout le quartier. Mais Coupeau se récriait: on ne pouvait pas se marier comme ça, sans manger un morceau ensemble. Lui, se battait joliment l'oeil du quartier! Oh! quelque chose de tout simple, un petit tour de balade l'après-midi, en attendant d'aller tordre le cou à un lapin, au premier gargot venu. Et pas de musique au dessert, bien sûr, pas de clarinette pour secouer le panier aux crottes des dames. Histoire de trinquer seulement, avant de revenir faire dodo chacun chez soi.

Le zingueur, plaisantant, rigolant, décida la jeune femme, lorsqu'il lui eut juré qu'on ne s'amuserait pas. Il aurait l'oeil sur les verres, pour empêcher les coups de soleil. Alors, il organisa un pique-nique à cent sous par tête, chez Auguste, au Moulin-d'Argent, boulevard de la Chapelle. C'était un petit marchand de vin dans les prix doux, qui avait un bastringue au fond de son arrière-boutique, sous les trois acacias de sa cour. Au premier, on serait parfaitement bien. Pendant dix jours, il racola des convives, dans la maison de sa soeur, rue de la Goutte-d'Or: M. Madinier, mademoiselle Remanjou, madame Gaudron et son mari. Il finit même par faire accepter à Gervaise deux camarades, Bibi-la-Grillade et Mes-Bottes: sans doute Mes-Bottes levait le coude, mais il avait un appétit si farce, qu'on l'invitait toujours dans les pique-nique, à cause de la tête du marchand de soupe en voyant ce sacré trou-là avaler ses douze livres de pain. La jeune femme, de son côté, promit d'amener sa patronne, madame Fauconnier, et les Boche, de très braves gens. Tout compte fait, on se trouverait quinze à table. C'était assez. Quand on est trop de monde, ça se termine toujours par des disputes.

Cependant, Coupeau n'avait pas le sou. Sans chercher à crâner, il entendait agir en homme propre. Il emprunta cinquante francs à son patron. Là-dessus, il acheta d'abord l'alliance, une alliance d'or de douze francs, que Lorilleux lui procura en fabrique pour neuf francs. Il se commanda ensuite une redingote, un pantalon et un gilet, chez un tailleur de la rue Myrrha, auquel il donna seulement un acompte de vingt-cinq francs; ses souliers vernis et son bolivar pouvaient encore marcher. Quand il eut mis de côté les dix francs du pique-nique, son écot et celui de Gervaise, les enfants devant passer par-dessus le marché, il lui resta tout juste six francs, le prix d'une messe à l'autel des pauvres. Certes, il n'aimait pas les corbeaux, ça lui crevait le coeur de porter ses six francs à ces galfatres-là, qui n'en avaient pas besoin pour se tenir le gosier frais. Mais un mariage sans messe, on avait beau dire, ce n'était pas un mariage. Il alla lui-même à l'église marchander; et, pendant une heure, il s'attrapa avec un vieux petit prêtre, en soutane sale, voleur comme une fruitière. Il avait envie de lui ficher des calottes. Puis, par blague, il lui demanda s'il ne trouverait pas, dans sa boutique, une messe d'occasion, point trop détériorée, et dont un couple bon enfant ferait encore son beurre. Le vieux petit prêtre, tout en grognant que Dieu n'aurait aucun plaisir à bénir son union, finit par lui laisser sa messe à cinq francs. C'était toujours vingt sous d'économie. Il lui restait vingt sous.

Gervaise, elle aussi, tenait à être propre. Dès que le mariage fut décidé, elle s'arrangea, fit des heures en plus, le soir, arriva à mettre trente francs de côté. Elle avait une grosse envie d'un petit mantelet de soie, affiché treize francs, rue du Faubourg-Poissonnière. Elle se le paya, puis racheta pour dix francs au mari d'une blanchisseuse, morte dans la maison de madame Fauconnier, une robe de laine gros bleu, qu'elle refit complètement à sa taille. Avec les sept francs qui restaient, elle eut une paire de gants de coton, une rose pour son bonnet et des souliers pour son aîné Claude. Heureusement les petits avaient des blouses possibles. Elle passa quatre nuits, nettoyant tout, visitant jusqu'aux plus petits trous de ses bas et de sa chemise.

Enfin, le vendredi soir, la veille du grand jour, Gervaise et Coupeau, en rentrant du travail, eurent encore à trimer jusqu'à onze heures. Puis, avant de se coucher chacun chez soi, ils passèrent une heure ensemble, dans la chambre de la jeune femme, bien contents d'être au bout de cet embarras. Malgré leur résolution de ne pas se casser les côtes pour le quartier, ils avaient fini par prendre les choses à coeur et par s'éreinter. Quand ils se dirent bonsoir, ils dormaient debout. Mais, tout de même, ils poussaient un gros soupir de soulagement. Maintenant, c'était réglé. Coupeau avait pour témoins M. Madinier et Bibi-la-Grillade; Gervaise comptait sur Lorilleux et sur Boche. On devait aller tranquillement à la mairie et à l'église, tous les six, sans traîner derrière soi une queue de monde. Les deux soeurs du marié avaient même déclaré qu'elles resteraient chez elles, leur présence n'étant pas nécessaire. Seule maman Coupeau s'était mise à pleurer, en disant qu'elle partirait plutôt en avant, pour se cacher dans un coin; et on avait promis de l'emmener. Quant au rendez-vous de toute la société, il était fixé à une heure, au Moulin-d'Argent. De là on irait gagner la faim dans la plaine Saint-Denis; on prendrait le chemin de fer et on retournerait à pattes, le long de la grande route. La partie s'annonçait très bien, pas une bosse à tout avaler, mais un brin de rigolade, quelque chose de gentil et d'honnête.

Le samedi matin, en s'habillant, Coupeau fut pris d'inquiétude, devant sa pièce de vingt sous. Il venait de songer que, par politesse, il lui faudrait offrir un verre de vin et une tranche de jambon aux témoins, en attendant le dîner. Puis, il y aurait peut-être des frais imprévus. Décidément, vingt sous, ça ne suffisait pas. Alors, après s'être chargé de conduire Claude et Étienne chez madame Boche, qui devait les amener le soir au dîner, il courut rue de la Goutte-d'Or et monta carrément emprunter dix francs à Lorilleux. Par exemple, ça lui écorchait le gosier, car il s'attendait à la grimace de son beau-frère. Celui-ci grogna, ricana d'un air de mauvaise bête, et finalement prêta les deux pièces de cent sous. Mais Coupeau entendit sa soeur qui disait entre ses dents que « ça commençait bien. »

Le mariage à la mairie était pour dix heures et demie. Il faisait très beau, un soleil du tonnerre, rôtissant les rues. Pour ne pas être regardés, les mariés, la maman et les quatre témoins se séparèrent en deux bandes. En avant, Gervaise marchait au bras de Lorilleux, tandis que M. Madinier conduisait maman Coupeau; puis, à vingt pas, sur l'autre trottoir, venaient Coupeau, Boche et Bibi-la-Grillade. Ces trois-là étaient en redingote noire, le dos rond, les bras ballants; Boche avait un pantalon jaune; Bibi-la-Grillade, boutonné jusqu'au cou, sans gilet, laissait passer seulement un coin de cravate roulé en corde. Seul, M. Madinier portait un habit, un grand habit à queue carrée; et les passants s'arrêtaient pour voir ce monsieur promenant la grosse mère Coupeau, en châle vert, en bonnet noir, avec des rubans rouges. Gervaise, très douce, gaie, dans sa robe d'un bleu dur, les épaules serrées sous son étroit mantelet, écoutait complaisamment les ricanements de Lorilleux, perdu au fond d'un immense paletot sac, malgré la chaleur; puis, de temps à autre, au coude des rues, elle tournait un peu la tête, jetait un fin sourire à Coupeau, que ses vêtements neufs, luisants au soleil, gênaient.

Tout en marchant très-lentement, ils arrivèrent à la mairie une grande demi-heure trop tôt. Et, comme le maire fut en retard, leur tour vint seulement vers onze heures. Ils attendirent sur des chaises, dans un coin de la salle, regardant le haut plafond et la sévérité des murs, parlant bas, reculant leurs sièges par excès de politesse, chaque fois qu'un garçon de bureau passait. Pourtant, à demi-voix, ils traitaient le maire de fainéant; il devait être pour sûr chez sa blonde, à frictionner sa goutte; peut-être bien aussi qu'il avait avalé son écharpe. Mais, quand le magistrat parut, ils se levèrent respectueusement. On les fit rasseoir. Alors, ils assistèrent à trois mariages, perdus dans trois noces bourgeoises, avec des mariées en blanc, des fillettes frisées, des demoiselles à ceintures roses, des cortèges interminables de messieurs et de dames sur leur trente-et-un, l'air très comme il faut. Puis, quand on les appela, ils faillirent ne pas être mariés, Bibi-la-Grillade ayant disparu. Boche le retrouva en bas, sur la place, fumant une pipe. Aussi, ils étaient encore de jolis cocos dans cette boîte, de se ficher du monde, parce qu'on n'avait pas des gants beurre frais à leur mettre sous le nez! Et les formalités, la lecture du Code, les questions posées, la signature des pièces, furent expédiées si rondement, qu'ils se regardèrent, se croyant volés d'une bonne moitié de la cérémonie. Gervaise, étourdie, le coeur gonflé, appuyait son mouchoir sur ses lèvres. Maman Coupeau pleurait à chaudes larmes. Tous s'étaient appliqués sur le registre, dessinant leurs noms, en grosses lettres boiteuses, sauf le marié qui avait tracé une croix, ne sachant pas écrire. Ils donnèrent chacun quatre sous pour les pauvres. Lorsque le garçon remit à Coupeau le certificat de mariage, celui-ci, le coude poussé par Gervaise, se décida à sortir encore cinq sous.

La trotte était bonne de la mairie à l'église. En chemin, les hommes prirent de la bière, maman Coupeau et Gervaise, du cassis avec de l'eau. Et ils eurent à suivre une longue rue, où le soleil tombait d'aplomb, sans un filet d'ombre. Le bedeau les attendait au milieu de l'église vide; il les poussa vers une petite chapelle, en leur demandant furieusement si c'était pour se moquer de la religion qu'ils arrivaient en retard. Un prêtre vint à grandes enjambées, l'air maussade, la face pâle de faim, précédé par un clerc en surplis sale qui trottinait. Il dépêcha sa messe, mangeant les phrases latines, se tournant, se baissant, élargissant les bras, en hâte, avec des regards obliques sur les mariés et sur les témoins. Les mariés, devant l'autel, très-embarrassés, ne sachant pas quand il fallait s'agenouiller, se lever, s'asseoir, attendaient un geste du clerc. Les témoins, pour être convenables, se tenaient debout tout le temps; tandis que maman Coupeau, reprise par les larmes, pleurait dans le livre de messe qu'elle avait emprunté à une voisine. Cependant, midi avait sonné, la dernière messe était dite, l'église s'emplissait du piétinement des sacristains, du vacarme des chaises remises en place. On devait préparer le maître-autel pour quelque fête, car on entendait le marteau des tapissiers clouant des tentures. Et, au fond de la chapelle perdue, dans la poussière d'un coup de balai donné par le bedeau, le prêtre à l'air maussade promenait vivement ses mains sèches sur les têtes inclinées de Gervaise et de Coupeau, et semblait les unir au milieu d'un déménagement, pendant une absence du bon Dieu, entre deux messes sérieuses. Quand la noce eut de nouveau signé sur un registre, à la sacristie, et qu'elle se retrouva en plein soleil, sous le porche, elle resta un instant là, ahurie, essoufflée d'avoir été menée au galop.

— Voilà! dit Coupeau, avec un rire gêné.

Il se dandinait, il ne trouvait rien là de rigolo. Pourtant, il ajouta:

— Ah bien! ça ne traîne pas. Ils vous envoient ça en quatre mouvements… C'est comme chez les dentistes: on n'a pas le temps de crier ouf! ils marient sans douleur.

— Oui, oui, de la belle ouvrage, murmura Lorilleux en ricanant. Ça se bâcle en cinq minutes et ça tient bon toute la vie… Ah! ce pauvre Cadet-Cassis, va!

Et les quatre témoins donnèrent des tapes sur les épaules du zingueur qui faisait le gros dos. Pendant ce temps, Gervaise embrassait maman Coupeau, souriante, les yeux humides pourtant. Elle répondait aux paroles entrecoupées de la vieille femme:

— N'ayez pas peur, je ferai mon possible. Si ça tournait mal, ça ne serait pas de ma faute. Non, bien sûr, j'ai trop envie d'être heureuse… Enfin, c'est fait, n'est-ce pas? C'est à lui et à moi de nous entendre et d'y mettre du nôtre.

Alors, on alla droit au Moulin-d'Argent. Coupeau avait pris le bras de sa femme. Ils marchaient vite, riant, comme emportés, à deux cents pas devant les autres, sans voir les maisons, ni les passants, ni les voitures. Les bruits assourdissants du faubourg sonnaient des cloches à leurs oreilles. Quand ils arrivèrent chez le marchand de vin, Coupeau commanda tout de suite deux litres, du pain et des tranches de jambon, dans le petit cabinet vitré du rez-de-chaussée, sans assiettes ni nappe, simplement pour casser une croûte. Puis, voyant Boche et Bibi-la-Grillade montrer un appétit sérieux, il fit venir un troisième litre et un morceau de brie. Maman Coupeau n'avait pas faim, était trop suffoquée pour manger. Gervaise, qui mourait de soif, buvait de grands verres d'eau à peine rougie.

— Ça me regarde, dit Coupeau, en passant immédiatement au comptoir, où il paya quatre francs cinq sous.

Cependant, il était une heure, les invités arrivaient. Madame Fauconnier, une femme grasse, belle encore, parut la première; elle avait une robe écrue, à fleurs imprimées, avec une cravate rose et un bonnet très chargé de fleurs. Ensuite vinrent ensemble mademoiselle Remanjou, toute fluette dans l'éternelle robe noire qu'elle semblait garder même pour se coucher, et le ménage Gaudron, le mari, d'une lourdeur de brute, faisant craquer sa veste brune au moindre geste, la femme, énorme, étalant son ventre de femme enceinte, dont sa jupe, d'un violet cru, élargissait encore la rondeur. Coupeau expliqua qu'il ne faudrait pas attendre Mes-Bottes; le camarade devait retrouver la noce sur la route de Saint-Denis.

— Ah bien! s'écria madame Lerat en entrant, nous allons avoir une jolie saucée! Ça va être drôle!

Et elle appela la société sur la porte du marchand de vin, pour voir les nuages, un orage d'un noir d'encre qui montait rapidement au sud de Paris. Madame Lerat, l'aînée des Coupeau, était une grande femme, sèche, masculine, parlant du nez, fagotée dans une robe puce trop large, dont les longs effilés la faisaient ressembler à un caniche maigre sortant de l'eau. Elle jouait avec son ombrelle comme avec un bâton. Quand elle eut embrassé Gervaise, elle reprit:

— Vous n'avez pas idée, on reçoit un soufflet dans la rue…. On dirait qu'on vous jette du feu à la figure.

Tout le monde déclara alors sentir l'orage depuis longtemps. Quand on était sorti de l'église, M. Madinier avait bien vu ce dont il retournait. Lorilleux racontait que ses cors l'avaient empêché de dormir; à partir de trois heures du matin. D'ailleurs, ça ne pouvait pas finir autrement; voilà trois jours qu'il faisait vraiment trop chaud.

— Oh! ça va peut-être couler, répétait Coupeau, debout à la porte, interrogeant le ciel d'un regard inquiet. On n'attend plus que ma soeur, on pourrait tout de même partir, si elle arrivait.

Madame Lorilleux, en effet, était en retard. Madame Lerat venait de passer chez elle, pour la prendre; mais, comme elle l'avait trouvée en train de mettre son corset, elles s'étaient disputées toutes les deux. La grande veuve ajouta à l'oreille de son frère:

— Je l'ai plantée là. Elle est d'une humeur!… Tu verras quelle tête!

Et la noce dut patienter un quart d'heure encore, piétinant dans la boutique du marchand de vin, coudoyée, bousculée, au milieu des hommes qui entraient boire un canon sur le comptoir. Par moments, Boche, ou madame Fauconnier ou Bibi-la-Grillade, se détachaient, s'avançaient au bord du trottoir, les yeux en l'air. Ça ne coulait pas du tout; le jour baissait, des souffles de vent, rasant le sol, enlevaient de petits tourbillons de poussière blanche. Au premier coup de tonnerre, mademoiselle Remanjou se signa. Tous les regards se portaient avec anxiété sur l'oeil-de-boeuf, au-dessus de la glace: il était déjà deux heures moins vingt.

— Allez-y! cria Coupeau. Voilà les anges qui pleurent.

Une rafale de pluie balayait la chaussée, où des femmes fuyaient, en tenant leurs jupes à deux mains. Et ce fut sous cette première ondée que madame Lorilleux arriva enfin, essoufflée, furibonde, se battant sur le seuil avec son parapluie, qui ne voulait pas se fermer.

— A-t-on jamais vu! bégayait-elle. Ça m'a pris juste à la porte. J'avais envie de remonter et de me déshabiller. J'aurais rudement bien fait… Ah! elle est jolie, la noce! Je le disais, je voulais tout renvoyer à samedi prochain. Et il pleut parce qu'on ne m'a pas écoutée! Tant mieux! tant mieux que le ciel crève!

Coupeau essaya de la calmer. Mais elle l'envoya coucher. Ce ne serait pas lui qui payerait sa robe, si elle était perdue. Elle avait une robe de soie noire, dans laquelle elle étouffait; le corsage, trop étroit, tirait sur les boutonnières, la coupait aux épaules; et la jupe, taillée en fourreau, lui serrait si fort les cuisses, qu'elle devait marcher à tout petits pas. Pourtant, les dames de la société la regardaient, les lèvres pincées, l'air ému de sa toilette. Elle ne parut même pas voir Gervaise, assise à côté de maman Coupeau. Elle appela Lorilleux, lui demanda son mouchoir; puis, dans un coin de la boutique, soigneusement, elle essuya une à une les gouttes de pluie roulées sur la soie.

Cependant, l'ondée avait brusquement cessé. Le jour baissait encore, il faisait presque nuit, une nuit livide traversée par de larges éclairs. Bibi-la-Grillade répétait en riant qu'il allait tomber des curés, bien sûr. Alors, l'orage éclata avec une extrême violence. Pendant une demi-heure, l'eau tomba à seaux, la foudre gronda sans relâche. Les hommes, debout devant la porte, contemplaient le voile gris de l'averse, les ruisseaux grossis, la poussière d'eau volante montant du clapotement des flaques. Les femmes s'étaient assises, effrayées, les mains aux yeux. On ne causait plus, la gorge un peu serrée. Une plaisanterie risquée sur le tonnerre par Boche, disant que saint Pierre éternuait là-haut, ne fit sourire personne. Mais, quand la foudre espaça ses coups, se perdit au loin, la société recommença à s'impatienter, se fâcha contre l'orage, jurant et montrant le poing aux nuées. Maintenant, du ciel couleur de cendre, une pluie fine tombait, interminable.

— Il est deux heures passées, cria madame Lorilleux. Nous ne pouvons pourtant pas coucher ici!

Mademoiselle Remanjou ayant parlé d'aller à la campagne tout de même, quand on devrait s'arrêter dans le fossé des fortifications, la noce se récria: les chemins devaient être jolis, on ne pourrait seulement pas s'asseoir sur l'herbe; puis, ça ne paraissait pas fini, il reviendrait peut-être une saucée. Coupeau, qui suivait des yeux un ouvrier trempé marchant tranquillement sous la pluie, murmura:

— Si cet animal de Mes-Bottes nous attend sur la route de
Saint-Denis, il n'attrapera pas un coup de soleil.

Cela fit rire. Mais la mauvaise humeur grandissait. Ça devenait crevant à la fin. Il fallait décider quelque chose. On ne comptait pas sans doute se regarder comme ça le blanc des yeux jusqu'au dîner. Alors, pendant un quart d'heure, en face de l'averse entêtée, on se creusa le cerveau. Bibi-la-Grillade proposait de jouer aux cartes; Boche, de tempérament polisson et sournois, savait un petit jeu bien drôle, le jeu du confesseur; madame Gaudron parlait d'aller manger de la tarte aux ognons, chaussée Clignancourt; madame Lerat aurait souhaité qu'on racontât des histoires; Gaudron ne s'embêtait pas, se trouvait bien là, offrait seulement de se mettre à table tout de suite. Et, à chaque proposition, on discutait, on se fâchait: c'était bête, ça endormirait tout le monde, on les prendrait pour des moutards. Puis, comme Lorilleux, voulant dire son mot, trouvait quelque chose de bien simple, une promenade sur les boulevards extérieurs jusqu'au Père-Lachaise, où l'on pourrait entrer voir le tombeau d'Héloïse et d'Abélard, si l'on avait le temps, madame Lorilleux, ne se contenant plus, éclata. Elle fichait le camp, elle! Voilà ce qu'elle faisait! Est-ce qu'on se moquait du monde? Elle s'habillait, elle recevait la pluie, et c'était pour s'enfermer chez un marchand de vin! Non, non, elle en avait assez d'une noce comme ça, elle préférait son chez elle. Coupeau et Lorilleux durent barrer la porte. Elle répétait:

— Otez-vous de là! Je vous dis que je m'en vais!

Son mari ayant réussi à la calmer, Coupeau s'approcha de Gervaise, toujours tranquille dans son coin, causant avec sa belle-mère et madame Fauconnier.

— Mais vous ne proposez rien, vous! dit-il, sans oser encore la tutoyer.

— Oh! tout ce qu'on voudra, répondit-elle en riant. Je ne suis pas difficile. Sortons, ne sortons pas, ça m'est égal. Je me sens très-bien, je n'en demande pas plus.

Et elle avait, en effet, la figure tout éclairée d'une joie paisible. Depuis que les invités se trouvaient là, elle parlait à chacun d'une voix un peu basse et émue, l'air raisonnable, sans se mêler aux disputes. Pendant l'orage, elle était restée les yeux fixes, regardant les éclairs, comme voyant des choses graves, très-loin, dans l'avenir, à ces lueurs brusques.

M. Madinier, pourtant, n'avait encore rien proposé. Il était appuyé contre le comptoir, les pans de son habit écartés, gardant son importance de patron. Il cracha longuement, roula ses gros yeux.

— Mon Dieu! dit-il, on pourrait aller au musée… Et il se caressa le menton, en consultant la société d'un clignement de paupières.

— Il y a des antiquités, des images, des tableaux, un tas de choses. C'est très instructif…. Peut-être bien que vous ne connaissez pas ça. Oh! c'est à voir, au moins une fois.

La noce se regardait, se tâtait. Non, Gervaise ne connaissait pas ça; madame Fauconnier non plus, ni Boche, ni les autres. Coupeau croyait bien être monté un dimanche, mais il ne se souvenait plus bien. On hésitait cependant, lorsque madame Lorilleux, sur laquelle l'importance de M. Madinier produisait une grande impression, trouva l'offre très comme il faut, très honnête. Puisqu'on sacrifiait la journée, et qu'on était habillé, autant valait-il visiter quelque chose pour son instruction. Tout le monde approuva. Alors, comme la pluie tombait encore un peu, on emprunta au marchand de vin des parapluies, de vieux parapluies, bleus, verts, marron, oubliés par les clients; et l'on partit pour le musée.

La noce tourna à droite, descendit dans Paris par le faubourg Saint-Denis. Coupeau et Gervaise marchaient de nouveau en tête, courant, devançant les autres. M. Madinier donnait maintenant le bras à madame Lorilleux, maman Coupeau étant restée chez le marchand de vin, à cause de ses jambes. Puis venaient Lorilleux et madame Lerat, Boche et madame Fauconnier, Bibi-la-Grillade et mademoiselle Remanjou, enfin le ménage Gaudron. On était douze. Ça faisait encore une jolie queue sur le trottoir.

— Oh! nous n'y sommes pour rien, je vous jure, expliquait madame Lorilleux à M. Madinier. Nous ne savons pas où il l'a prise, ou plutôt nous ne le savons que trop; mais ce n'est pas à nous de parler, n'est-ce pas? … Mon mari a dû acheter l'alliance. Ce matin, au saut du lit, il a fallu leur prêter dix francs, sans quoi rien ne se faisait plus… Une mariée qui n'amène seulement pas un parent à sa noce! Elle dit avoir à Paris une soeur charcutière. Pourquoi ne l'a-t-elle pas invitée, alors?

Elle s'interrompit, pour montrer Gervaise, que la pente du trottoir faisait fortement boiter.

— Regardez-la! S'il est permis!… Oh! la banban!

Et ce mot: la Banban, courut dans la société. Lorilleux ricanait, disait qu'il fallait l'appeler comme ça. Mais madame Fauconnier prenait la défense de Gervaise: on avait tort de se moquer d'elle, elle était propre comme un sou et abattait fièrement l'ouvrage, quand il le fallait. Madame Lerat, toujours pleine d'allusions polissonnes, appelait la jambe de la petite « une quille d'amour »; et elle ajoutait que beaucoup d'hommes aimaient ça, sans vouloir s'expliquer davantage.

La noce, débouchant de la rue Saint-Denis, traversa le boulevard. Elle attendit un moment, devant le flot des voitures; puis, elle se risqua sur la chaussée, changée par l'orage en une mare de boue coulante. L'ondée reprenait, la noce venait d'ouvrir les parapluies; et, sous les riflards lamentables, balancés à la main des hommes, les femmes se retroussaient, le défilé s'espaçait dans la crotte, tenant d'un trottoir à l'autre. Alors, deux voyous crièrent à la chienlit; des promeneurs accoururent; des boutiquiers, l'air amusé, se haussèrent derrière leurs vitrines. Au milieu du grouillement de la foule, sur les fonds gris et mouillés du boulevard, les couples en procession mettaient des taches violentes, la robe gros bleu de Gervaise, la robe écrue à fleurs imprimées de madame Fauconnier, le pantalon jaune-canari de Boche; une raideur de gens endimanchés donnait des drôleries de carnaval à la redingote luisante de Coupeau et à l'habit carré de M. Madinier; tandis que la belle toilette de madame Lorilleux, les effilés de madame Lerat, les jupes fripées de mademoiselle Remanjou, mêlaient les modes, traînaient à la file les décrochez-moi ça du luxe des pauvres. Mais c'étaient surtout les chapeaux des messieurs qui égayaient, de vieux chapeaux conservés, ternis par l'obscurité de l'armoire, avec des formes pleines de comique, hautes, évasées, en pointe, des ailes extraordinaires, retroussées, plates, trop larges ou trop étroites. Et les sourires augmentaient encore, quand, tout au bout, pour clore le spectacle, madame Gaudron, la cardeuse, s'avançait dans sa robe d'un violet cru, avec son ventre de femme enceinte, qu'elle portait énorme, très en avant. La noce, cependant, ne hâtait point sa marche, bonne enfant, heureuse d'être regardée, s'amusant des plaisanteries.

— Tiens! la mariée! cria l'un des voyous, en montrant madame Gaudron.
Ah! malheur! elle a avalé un rude pepin!

Toute la société éclata de rire. Bibi-la-Grillade, se tournant, dit que le gosse avait bien envoyé ça. La cardeuse riait le plus fort, s'étalait; ça n'était pas déshonorant, au contraire; il y avait plus d'une dame qui louchait en passant et qui aurait voulu être comme elle.

On s'était engagé dans la rue de Cléry. Ensuite, on prit la rue du Mail. Sur la place des Victoires, il y eut un arrêt. La mariée avait le cordon de son soulier gauche dénoué; et, comme elle le rattachait, au pied de la statue de Louis XIV, les couples se serrèrent derrière elle, attendant, plaisantant sur le bout de mollet qu'elle montrait. Enfin, après avoir descendu la rue Croix-des-Petits-Champs, on arriva au Louvre.

M. Madinier, poliment, demanda à prendre la tête du cortège.

C'était très grand, on pouvait se perdre; et lui, d'ailleurs, connaissait les beaux endroits, parce qu'il était souvent venu avec un artiste, un garçon bien intelligent, auquel une grande maison de cartonnage achetait des dessins, pour les mettre sur des boîtes. En bas, quand la noce se fut engagée dans le musée assyrien, elle eut un petit frisson. Fichtre! il ne faisait pas chaud; la salle aurait fait une fameuse cave. Et, lentement les couples avançaient, le menton levé, les paupières battantes, entre les colosses de pierre, les dieux de marbre noir muets dans leur raideur hiératique, les bêtes monstrueuses, moitié chattes et moitié femmes, avec des figures de mortes, le nez aminci, les lèvres gonflées. Ils trouvaient tout ça très vilain. On travaillait joliment mieux la pierre au jour d'aujourd'hui. Une inscription en caractères phéniciens les stupéfia. Ce n'était pas possible, personne n'avait jamais lu ce grimoire. Mais M. Madinier, déjà sur le premier palier avec madame Lorilleux, les appelait, criant sous les voûtes:

— Venez donc. Ce n'est rien, ces machines… C'est au premier qu'il faut voir.

La nudité sévère de l'escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d'or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec respect, marchant le plus doucement possible, qu'ils entrèrent dans la galerie française.

Alors, sans s'arrêter, les yeux emplis de l'or des cadres, ils suivirent l'enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l'on avait voulu comprendre. Que de tableaux, sacredié! ça ne finissait pas. Il devait y en avoir pour de l'argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêta brusquement devant le Radeau de la Méduse; et il leur expliqua le sujet. Tous, saisis, immobiles, se taisaient. Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général: c'était tapé.

Dans la galerie d'Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle croyait marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d'entrer dans le salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant:

— Voilà le balcon d'où Charles IX a tiré sur le peuple.

Cependant, il surveillait la queue du cortège. D'un geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré. Il n'y avait là que des chefs-d'oeuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana; c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau s'arrêta devant la Joconde, à laquelle il trouva une ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi la-Grillade ricanaient, en se montrant du coin de l'oeil les femmes nues; les cuisses de l'Antiope surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménage Gaudron, l'homme la bouche ouverte, la femme les mains sur son ventre, restaient béants, attendris et stupides, en face de la Vierge de Murillo.

Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu'on recommençât; ça en valait la peine. Il s'occupait beaucoup de madame Lorilleux, à cause de sa robe de soie; et, chaque fois qu'elle l'interrogeait, il répondait gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s'intéressait à la maîtresse du Titien, dont elle trouvait la chevelure jaune pareille à la sienne, il la lui donna pour la belle Ferronnière, une maîtresse d'Henri IV, sur laquelle on avait joué un drame, à l'Ambigu.

Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu'on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l'air. Des siècles d'art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les intéressait le plus, c'étaient encore les copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le ciel tendre d'une immense toile, les frappa d'une façon particulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandre qu'une noce visitait le Louvre; des peintres accouraient, la bouche fendue d'un rire; des curieux s'asseyaient à l'avance sur des banquettes, pour assister commodément au défilé; tandis que les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d'esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores, avec le piétinement d'un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles.

M. Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla droit à la Kermesse de Rubens. Là, il ne dit toujours rien, il se contenta d'indiquer la toile, d'un coup d'oeil égrillard. Les dames, quand elles eurent le nez sur la peinture, poussèrent de petits cris; puis, elles se détournèrent, très-rouges. Les hommes les retinrent, rigolant, cherchant les détails orduriers.

— Voyez donc! répétait Boche, ça vaut l'argent. En voilà un qui dégobille. Et celui-là, il arrose les pissenlits. Et celui-là, oh! celui-là… Ah bien! ils sont propres, ici.

— Allons-nous-en, dit M. Madinier, ravi de son succès. Il n'y a plus rien à voir de ce côté.

La noce retourna sur ses pas, traversa de nouveau le salon carré et la galerie d'Apollon. Madame Lerat et mademoiselle Remanjou se plaignaient, déclarant que les jambes leur rentraient dans le corps. Mais le cartonnier voulait montrer à Lorilleux les bijoux anciens. Ça se trouvait à côté, au fond d'une petite pièce, où il serait allé les yeux fermés. Pourtant, il se trompa, égara la noce le long de sept ou huit salles, désertes, froides, garnies seulement de vitrines sévères où s'alignaient une quantité innombrable de pots cassés et de bonshommes très-laids. La noce frissonnait, s'ennuyait ferme. Puis, comme elle cherchait une porte, elle tomba dans les dessins. Ce fut une nouvelle course immense: les dessins n'en finissaient pas, les salons succédaient aux salons, sans rien de drôle, avec des feuilles de papier gribouillées, sous des vitres, contre les murs. M. Madinier, perdant la tête, ne voulant point avouer qu'il était perdu, enfila un escalier, fit monter un étage à la noce. Cette fois, elle voyageait au milieu du musée de marine, parmi des modèles d'instruments et de canons, des plans en relief, des vaisseaux grands comme des joujoux. Un autre escalier se rencontra, très loin, au bout d'un quart d'heure de marche. Et, l'ayant descendu, elle se retrouva en plein dans les dessins. Alors, le désespoir la prit, elle roula au hasard des salles, les couples toujours à la file, suivant M. Madinier, qui s'épongeait le front, hors de lui, furieux contre l'administration, qu'il accusait d'avoir changé les portes de place. Les gardiens et les visiteurs la regardaient passer, pleins d'étonnement. En moins de vingt minutes, on la revit au salon carré, dans la galerie française, le long des vitrines où dorment les petits dieux de l'Orient. Jamais plus elle ne sortirait. Les jambes cassées, s'abandonnant, la noce faisait un vacarme énorme, laissant dans sa course le ventre de madame Gaudron en arrière.

— On ferme! on ferme! crièrent les voix puissantes des gardiens.

Et elle faillit se laisser enfermer. Il fallut qu'un gardien se mît à sa tête, la reconduisît jusqu'à une porte. Puis, dans la cour du Louvre, lorsqu'elle eut repris ses parapluies au vestiaire, elle respira. M. Madinier retrouvait son aplomb; il avait eu tort de ne pas tourner à gauche; maintenant, il se souvenait que les bijoux étaient à gauche. Toute la société, d'ailleurs, affectait d'être contente d'avoir vu ça.

Quatre heures sonnaient. On avait encore deux heures à employer avant le dîner. On résolut de faire un tour, pour tuer le temps. Les dames, très lasses, auraient bien voulu s'asseoir; mais, comme personne n'offrait des consommations, on se remit en marche, on suivit le quai. Là, une nouvelle averse arriva, si drue, que, malgré les parapluies, les toilettes des dames s'abîmaient. Madame Lorilleux, le coeur noyé à chaque goutte qui mouillait sa robe, proposa de se réfugier sous le Pont-Royal; d'ailleurs, si on ne la suivait pas, elle menaçait d'y descendre toute seule. Et le cortège alla sous le Pont-Royal. On y était joliment bien. Par exemple, on pouvait appeler ça une idée chouette! Les dames étalèrent leurs mouchoirs sur les pavés, se reposèrent là, les genoux écartés, arrachant des deux mains les brins d'herbe poussés entre les pierres, regardant couler l'eau noire, comme si elles se trouvaient à la campagne. Les hommes s'amusèrent à crier très fort, pour éveiller l'écho de l'arche, en face d'eux; Boche et Bibi-la-Grillade, l'un après l'autre, injuriaient le vide, lui lançaient à toute volée: « Cochon! » et riaient beaucoup, quand l'écho leur renvoyait le mot; puis, la gorge enrouée, ils prirent des cailloux plats et jouèrent à faire des ricochets. L'averse avait cessé, mais la société se trouvait si bien, qu'elle ne songeait plus à s'en aller. La Seine charriait des nappes grasses, de vieux bouchons et des épluchures de légumes, un tas d'ordures qu'un tourbillon retenait un instant, dans l'eau inquiétante, tout assombrie par l'ombre de la voûte; tandis que, sur le pont, passait le roulement des omnibus et des fiacres, la cohue de Paris, dont on apercevait seulement les toits, à droite et à gauche, comme du fond d'un trou. Mademoiselle Remanjou soupirait; s'il y avait eu des feuilles, ça lui aurait rappelé, disait-elle, un coin de la Marne, ou elle allait, vers 1817, avec un jeune homme qu'elle pleurait encore.

Cependant, M. Madinier donna le signal du départ. On traversa le jardin des Tuileries, au milieu d'un petit peuple d'enfants dont les cerceaux et les ballons dérangèrent le bel ordre des couples. Puis, comme la noce, arrivée sur la place Vendôme, regardait la colonne, M. Madinier songea à faire une galanterie aux dames; il leur offrit de monter dans la colonne, pour voir Paris. Son offre parut très farce. Oui, oui, il fallait monter, on en rirait longtemps. D'ailleurs, ça ne manquait pas d'intérêt pour les personnes qui n'avaient jamais quitté le plancher aux vaches.

— Si vous croyez que la Banban va se risquer là dedans, avec sa quille! murmurait madame Lorilleux.

— Moi, je monterais volontiers, disait madame Lerat, mais je ne veux pas qu'il y ait d'homme derrière moi.

Et la noce monta. Dans l'étroite spirale de l'escalier, les douze grimpaient à la file, butant contre les marches usées, se tenant aux murs. Puis, quand l'obscurité devint complète, ce fut une bosse de rires. Les dames poussaient de petits cris. Les messieurs les chatouillaient, leur pinçaient les jambes. Mais elles étaient bien bêtes de causer! on a l'air de croire que ce sont des souris. D'ailleurs, ça restait sans conséquence; ils savaient s'arrêter où il fallait, pour l'honnêteté. Puis, Boche trouva une plaisanterie que toute la société répéta. On appelait madame Gaudron, comme si elle était restée en chemin, et on lui demandait si son ventre passait. Songez donc! si elle s'était trouvée prise là, sans pouvoir monter ni descendre, elle aurait bouché le trou, on n'aurait jamais su comment s'en aller. Et l'on riait de ce ventre de femme enceinte, avec une gaieté formidable qui secouait la colonne. Ensuite, Boche, tout à fait lancé, déclara qu'on se faisait vieux, dans ce tuyau de cheminée; ça ne finissait donc pas, on allait donc au ciel? Et il cherchait à effrayer les dames, en criant que ça remuait. Cependant, Coupeau ne disait rien; il venait derrière Gervaise, la tenait à la taille, la sentait s'abandonner. Lorsque, brusquement, on rentra dans le jour, il était juste en train de lui embrasser le cou.

— Eh bien! vous êtes propres, ne vous gênez pas tous les deux! dit madame Lorilleux d'un air scandalisé.

Bibi-la-Grillade paraissait furieux. Il répétait entre ses dents:

Vous en avez fait un bruit! Je n'ai pas seulement pu compter les marches.

Mais M. Madinier, sur la plate-forme, montrait déjà les monuments. Jamais madame Fauconnier ni mademoiselle Remanjou ne voulurent sortir de l'escalier; la pensée seule du pavé, en bas, leur tournait les sangs; et elles se contentaient de risquer des coups d'oeil par la petite porte. Madame Lerat, plus crâne, faisait le tour de l'étroite terrasse, en se collant contre le bronze du dôme. C'était tout de même rudement émotionnant, quand on songeait qu'il aurait suffi de passer une jambe. Quelle culbute, sacré Dieu! Les hommes, un peu pâles, regardaient la place. On se serait cru en l'air, séparé de tout. Non, décidément, ça vous faisait froid aux boyaux. M. Madinier, pourtant, recommandait de lever les yeux, de les diriger devant soi, très loin; ça empêchait le vertige. Et il continuait à indiquer du doigt les Invalides, le Panthéon, Notre-Dame, la tour Saint-Jacques, les buttes Montmartre. Puis, madame Lorilleux eut l'idée de demander si l'on apercevait, sur le boulevard de la Chapelle, le marchand de vin où l'on allait manger, au Moulin-d'Argent. Alors, pendant dix minutes, on chercha, on se disputa même; chacun plaçait le marchand de vin à un endroit. Paris, autour d'eux, étendait son immensité grise, aux lointains bleuâtres, ses vallées profondes, où roulait une houle de toitures; toute la rive droite était dans l'ombre, sous un grand haillon de nuage cuivré; et, du bord de ce nuage, frangé d'or, un large rayon coulait, qui allumait les milliers de vitres de la rive gauche d'un pétillement d'étincelles, détachant en lumière ce coin de la ville sur un ciel très pur, lavé par l'orage.

— Ce n'était pas la peine de monter pour nous manger le nez, dit
Boche, furieux, en reprenant l'escalier.

La noce descendit, muette, boudeuse, avec la seule dégringolade des souliers sur les marches. En bas, M. Madinier voulait payer. Mais Coupeau se récria, se hâta de mettre dans la main du gardien vingt-quatre sous, deux sous par personne. Il était près de cinq heures et demie; on avait tout juste le temps de rentrer. Alors, on revint par les boulevards et par le faubourg Poissonnière. Coupeau, pourtant, trouvait que la promenade ne pouvait pas se terminer comme ça; il poussa tout le monde au fond d'un marchand de vin, où l'on prit du vermouth.

Le repas était commandé pour six heures. On attendait la noce depuis vingt minutes, au Moulin-d'Argent. Madame Boche, qui avait confié sa loge à une dame de la maison, causait avec maman Coupeau, dans le salon du premier, en face de la table servie; et les deux gamins, Claude et Étienne, amenés par elle, jouaient à courir sous la table, au milieu d'une débandade de chaises. Lorsque Gervaise, en entrant, aperçut les petits, qu'elle n'avait pas vus de la journée, elle les prit sur ses genoux, les caressa, avec de gros baisers.

— Ont-ils été sages? demanda-t-elle à madame Boche. Ils ne vous ont pas trop fait endêver, au moins?

Et comme celle-ci lui racontait les mots à mourir de rire de ces vermines-là, pendant l'après-midi, elle les enleva de nouveau, les serra contre elle, prise d'une rage de tendresse.

— C'est drôle pour Coupeau tout de même, disait madame Lorilleux aux autres dames, dans le fond du salon.

Gervaise avait gardé sa tranquillité souriante de la matinée. Depuis la promenade pourtant, elle devenait par moments toute triste, elle regardait son mari et les Lorilleux de son air pensif et raisonnable. Elle trouvait Coupeau lâche devant sa soeur. La veille encore, il criait fort, il jurait de les remettre à leur place, ces langues de vipères, s'ils lui manquaient. Mais, en face d'eux, elle le voyait bien, il faisait le chien couchant, guettait sortir leurs paroles, était aux cent coups quand il les croyait fâchés. Et cela, simplement, inquiétait la jeune femme pour l'avenir.

Cependant, on n'attendait plus que Mes-Bottes, qui n'avait pas encore paru.

— Ah! zut! cria Coupeau, mettons-nous à table. Vous allez le voir abouler; il a le nez creux, il sent la boustifaille de loin… Dites donc, il doit rire, s'il est toujours à faire le poireau sur la route de Saint-Denis!

Alors, la noce, très égayée, s'attabla avec un grand bruit de chaises. Gervaise était entre Lorilleux et M. Madinier, et Coupeau, entre madame Fauconnier et madame Lorilleux. Les autres convives se placèrent à leur goût, parce que ça finissait toujours par des jalousies et des disputes, lorsqu'on indiquait les couverts. Boche se glissa près de madame Lerat. Bibi-la-Grillade eut pour voisines mademoiselle Remanjou et madame Gaudron. Quant à madame Boche et à maman Coupeau, tout au bout, elles gardèrent les enfants, elles se chargèrent de couper leur viande, de leur verser à boire, surtout pas beaucoup de vin.

— Personne ne dit le Bénédicité? demanda Boche, pendant que les dames arrangeaient leurs jupes sous la nappe, par peur des taches.

Mais madame Lorilleux n'aimait pas ces plaisanteries-là. Et le potage au vermicelle, presque froid, fut mangé très vite, avec des sifflements de lèvres dans les cuillers. Deux garçons servaient, en petites vestes graisseuses, en tabliers d'un blanc douteux. Par les quatre fenêtres ouvertes sur les acacias de la cour, le plein jour entrait, une fin de journée d'orage, lavée et chaude encore. Le reflet des arbres, dans ce coin humide, verdissait la salle enfumée, faisait danser des ombres de feuilles au-dessus de la nappe, mouillée d'une odeur vague de moisi. Il y avait deux glaces, pleines de chiures de mouches, une à chaque bout, qui allongeaient la table à l'infini, couverte de sa vaisselle épaisse, tournant au jaune, où le gras des eaux de l'évier restait en noir dans les égratignures des couteaux. Au fond, chaque fois qu'un garçon remontait de la cuisine, la porte battait, soufflait une odeur forte de graillon.

— Ne parlons pas tous à la fois, dit Boche, comme chacun se taisait, le nez sur son assiette.

Et l'on buvait le premier verre de vin, en suivant des yeux deux tourtes aux godiveaux, servies par les garçons, lorsque Mes-Bottes entra.

— Eh bien! vous êtes de la jolie fripouille, vous autres! cria-t-il. J'ai usé mes plantes pendant trois heures sur la route, même qu'un gendarme m'a demandé mes papiers… Est-ce qu'on fait de ces cochonneries-là à un ami! Fallait au moins m'envoyer un sapin par un commissionnaire. Ah! non, vous savez, blague dans le coin, je la trouve raide. Avec ça, il pleuvait si fort, que j'avais de l'eau dans mes poches… Vrai, on y pêcherait encore une friture.

La société riait, se tordait. Cet animal de Mes-Bottes était allumé; il avait bien déjà ses deux litres; histoire seulement de ne pas se laisser embêter par tout ce sirop de grenouille que l'orage avait craché sur ses abatis.

— Eh! le comte de Gigot-Fin! dit Coupeau, va t'asseoir là-bas, à côté de madame Gaudron. Tu vois, on t'attendait.

Oh! ça ne l'embarrassait pas, il rattraperait les autres; et il redemanda trois fois du potage, des assiettes de vermicelle, dans lesquelles il coupait d'énormes tranches de pain. Alors, quand on eut attaqué les tourtes, il devint la profonde admiration de toute la table. Comme il bâfrait! Les garçons effarés faisaient la chaîne pour lui passer du pain, des morceaux finement coupés qu'il avalait d'une bouchée. Il finit par se fâcher; il voulait un pain, à côté de lui. Le marchand de vin, très-inquiet, se montra un instant sur le seuil de la salle. La société, qui l'attendait, se tordit de nouveau. Ça la lui coupait, au gargotier! Quel sacré zig tout de même, ce Mes-Bottes! Est-ce qu'un jour il n'avait pas mangé douze oeufs durs et bu douze verres de vin, pendant que les douze coups de midi sonnaient! On n'en rencontre pas beaucoup de cette force-là. Et mademoiselle Remanjou, attendrie, regardait Mes-Bottes mâcher, tandis que M. Madinier, cherchant un mot pour exprimer son étonnement presque respectueux, déclara une telle capacité extraordinaire.

Il y eut un silence. Un garçon venait de poser sur la table une gibelotte de lapin, dans un vaste plat, creux comme un saladier. Coupeau, très blagueur, en lança une bonne.

— Dites donc, garçon, c'est du lapin de gouttière, ça… Il miaule encore.

En effet, un léger miaulement, parfaitement imité, semblait sortir du plat. C'était Coupeau qui faisait ça avec la gorge, sans remuer les lèvres; un talent de société d'un succès certain, si bien qu'il ne mangeait jamais dehors sans commander une gibelotte. Ensuite, il ronronna. Les dames se tamponnaient la figure avec leurs serviettes, parce qu'elles riaient trop.

Madame Fauconnier demanda la tête; elle n'aimait que la tête.
Mademoiselle Remanjou adorait les lardons. Et, comme Boche disait
préférer les petits ognons, quand ils étaient bien revenus, madame
Lerat pinça les lèvres, en murmurant:

— Je comprends ça.

Elle était sèche comme un échalas, menait une vie d'ouvrière cloîtrée dans son train-train, n'avait pas vu le nez d'un homme chez elle depuis son veuvage, tout en montrant une préoccupation continuelle de l'ordure, une manie de mots à double entente et d'allusions polissonnes, d'une telle profondeur, qu'elle seule se comprenait. Boche, se penchant et réclamant une explication, tout bas, à l'oreille, elle reprit:

— Sans doute, les petits ognons…Ça suffit, je pense.

Mais la conversation devenait sérieuse. Chacun parlait de son métier. M. Madinier exaltait le cartonnage: il y avait de vrais artistes dans la partie; ainsi, il citait des boîtes d'étrennes, dont il connaissait les modèles, des merveilles de luxe. Lorilleux, pourtant, ricanait; il était très vaniteux de travailler l'or, il en voyait comme un reflet sur ses doigts et sur toute sa personne. Enfin, disait-il souvent, les bijoutiers, au temps jadis, portaient l'épée; et il citait Bernard Palissy, sans savoir. Coupeau, lui, racontait une girouette, un chef-d'oeuvre d'un de ses camarades; ça se composait d'une colonne, puis d'une gerbe, puis d'une corbeille de fruits, puis d'un drapeau; le tout, très bien reproduit, fait rien qu'avec des morceaux de zinc découpés et soudés. Madame Lerat montrait à Bibi-la-Grillade comment on tournait une queue de rose, en roulant le manche de son couteau entre ses doigts osseux. Cependant, les voix montaient, se croisaient; on entendait, dans le bruit, des mots lancés très haut par madame Fauconnier, en train de se plaindre de ses ouvrières, d'un petit chausson d'apprentie qui lui avait encore brûlé, la veille, une paire de draps.

— Vous avez beau dire, cria Lorilleux en donnant un coup de poing sur la table, l'or, c'est de l'or.

Et, au milieu du silence causé par cette vérité, il n'y eut plus que la voix fluette de mademoiselle Remanjou, continuant:

— Alors, je leur relève la jupe, je couds en dedans… Je leur plante une épingle dans la tête pour tenir le bonnet… Et c'est fait, on les vend treize sous.

Elle expliquait ses poupées à Mes-Bottes, dont les mâchoires, lentement, roulaient comme des meules. Il n'écoutait pas, il hochait la tête, guettant les garçons, pour ne pas leur laisser emporter les plats sans les avoir torchés. On avait mangé un fricandeau au jus et des haricots verts. On apportait le rôti, deux poulets maigres, couchés sur un lit de cresson, fané et cuit par le four. Au dehors, le soleil se mourait sur les branches hautes des acacias. Dans la salle, le reflet verdâtre s'épaississait des buées montant de la table, tachée de vin et de sauce, encombrée de la débâcle du couvert; et, le long du mur, des assiettes sales, des litres vides, posés là par les garçons, semblaient les ordures balayées et culbutées de la nappe. Il faisait très chaud. Les hommes retirèrent leurs redingotes et continuèrent à manger en manches de chemise.

— Madame Boche, je vous en prie, ne les bourrez pas tant, dit
Gervaise, qui parlait peu, surveillant de loin Claude et Étienne.

Elle se leva, alla causer un instant, debout derrière les chaises des petits. Les enfants, ça n'avait pas de raison, ça mangeait toute une journée sans refuser les morceaux; et elle leur servit elle-même du poulet, un peu de blanc. Mais maman Coupeau dit qu'ils pouvaient bien, pour une fois, se donner une indigestion. Madame Boche, à voix basse, accusa Boche de pincer les genoux de madame Lerat. Oh! c'était un sournois, il godaillait. Elle avait bien vu sa main disparaître. S'il recommençait, jour de Dieu! elle était femme à lui flanquer une carafe à la tête.

Dans le silence, M. Madinier causait politique.

— Leur loi du 31 mai est une abomination. Maintenant, il faut deux ans de domicile. Trois millions de citoyens sont rayés des listes… On m'a dit que Bonaparte, au fond, est très vexé, car il aime le peuple, il en a donné des preuves.

Lui, était républicain; mais il admirait le prince, à cause de son oncle, un homme comme il n'en reviendrait jamais plus. Bibi-la-Grillade se fâcha: il avait travaillé à l'Élysée, il avait vu le Bonaparte comme il voyait Mes-Bottes, là, en face de lui; eh bien! ce mufe de président ressemblait à un roussin, voilà! On disait qu'il allait faire un tour du côté de Lyon; ce serait un fameux débarras, s'il se cassait le cou dans un fossé. Et, comme la discussion tournait au vilain, Coupeau dut intervenir.

— Ah bien! vous êtes encore innocents de vous attraper pour la politique!… En voilà une blague, la politique! Est-ce que ça existe pour nous?… On peut bien mettre ce qu'on voudra, un roi, un empereur, rien du tout, ça ne m'empêchera pas de gagner mes cinq francs, de manger et de dormir, pas vrai?… Non, c'est trop bête!

Lorilleux hochait la tête. Il était né le même jour que le comte de Chambord, le 29 septembre 1820. Cette coïncidence le frappait beaucoup, l'occupait d'un rêve vague, dans lequel il établissait une relation entre le retour en France du roi et sa fortune personnelle. Il ne disait pas nettement ce qu'il espérait, mais il donnait à entendre qu'il lui arriverait alors quelque chose d'extraordinairement agréable. Aussi, à chacun de ses désirs trop gros pour être contenté, il renvoyait ça à plus tard, « quand le roi reviendrait. »

— D'ailleurs, racontait-il, j'ai vu un soir le comte de Chambord…

Tous les visages se tournèrent vers lui.

— Parfaitement. Un gros homme, en paletot, l'air bon garçon… J'étais chez Péquignot, un de mes amis, qui vend des meubles, Grande-Rue de la Chapelle… Le comte de Chambord avait la veille laissé là un parapluie. Alors, il est entré, il a dit comme ça, tout simplement: « Voulez-vous bien me rendre mon parapluie? » Mon Dieu! oui, c'était lui, Péquignot m'a donné sa parole d'honneur.

Aucun des convives n'émit le moindre doute. On était au dessert. Les garçons débarrassaient la table avec un grand bruit de vaisselle. Et madame Lorilleux, jusque-là très convenable, très dame, laissa échapper un: Sacré salaud! parce que l'un des garçons, en enlevant un plat, lui avait fait couler quelque chose de mouillé dans le cou. Pour sûr, sa robe de soie était tachée. M. Madinier dut lui regarder le dos, mais il n'y avait rien, il le jurait. Maintenant, au milieu de la nappe, s'étalaient des oeufs à la neige dans un saladier, flanqués de deux assiettes de fromage et de deux assiettes de fruits. Les oeufs à la neige, les blancs trop cuits nageant sur la crème jaune, causèrent un recueillement; on ne les attendait pas, on trouva ça distingué. Mes-Bottes mangeait toujours. Il avait redemandé un pain. Il acheva les deux fromages; et comme il restait de la crème, il se fit passer le saladier, au fond duquel il tailla de larges tranches, comme pour une soupe.

— Monsieur est vraiment bien remarquable, dit M. Madinier retombé dans son admiration.

Alors, les hommes se levèrent pour prendre leurs pipes. Ils restèrent un instant derrière Mes-Bottes, à lui donner des tapes sur les épaules, en lui demandant si ça allait mieux. Bibi-la-Grillade le souleva avec la chaise; mais, tonnerre de Dieu! l'animal avait doublé de poids. Coupeau, par blague, racontait que le camarade commençait seulement à se mettre en train, qu'il allait à présent manger comme ça du pain toute la nuit. Les garçons, épouvantés, disparurent. Boche, descendu depuis un instant, remonta en racontant la bonne tête du marchand de vin, en bas; il était tout pâle dans son comptoir, la bourgeoise consternée venait d'envoyer voir si les boulangers restaient ouverts, jusqu'au chat de la maison qui avait l'air ruiné. Vrai, c'était trop cocasse, ça valait l'argent du dîner, il ne pouvait pas y avoir de pique-nique sans cet avale-tout de Mes-Bottes. Et les hommes, leurs pipes allumées, le couvaient d'un regard jaloux; car enfin, pour tant manger, il fallait être solidement bâti!

— Je ne voudrais pas être chargée de vous nourrir, dit madame
Gaudron. Ah! non, par exemple!

— Dites donc, la petite mère, faut pas blaguer, répondit Mes-Bottes, avec un regard oblique sur le ventre de sa voisine. Vous en avez avalé plus long que moi.

On applaudit, on cria bravo: c'était envoyé. Il faisait nuit noire, trois becs de gaz flambaient dans la salle, remuant de grandes clartés troubles, au milieu de la fumée des pipes. Les garçons, après avoir servi le café et le cognac, venaient d'emporter les dernières piles d'assiettes sales. En bas, sous les trois acacias, le bastringue commençait, un cornet à pistons et deux violons jouant très-fort, avec des rires de femme, un peu rauques dans la nuit chaude.

— Faut faire un brûlot! cria Mes-Bottes; deux litres de casse-poitrine, beaucoup de citron et pas beaucoup de sucre!

Mais Coupeau, voyant en face de lui le visage inquiet de Gervaise, se leva en déclarant qu'on ne boirait pas davantage. On avait vidé vingt-cinq litres, chacun son litre et demi, en comptant les enfants comme des grandes personnes; c'était déjà trop raisonnable. On venait de manger un morceau ensemble, en bonne amitié, sans flafla, parce qu'on avait de l'estime les uns pour les autres et qu'on désirait célébrer entre soi une fête de famille. Tout se passait très gentiment, on était gai, il ne fallait pas maintenant se cocarder cochonnément, si l'on voulait respecter les dames. En un mot, et comme fin finale, on s'était réuni pour porter une santé au conjungo, et non pour se mettre dans les brindezingues. Ce petit discours, débité d'une voix convaincue par le zingueur, qui posait la main sur sa poitrine à la chute de chaque phrase, eut la vive approbation de Lorilleux et de M. Madinier. Mais les autres, Boche, Gaudron, Bibi-la-Grillade, surtout Mes-Bottes, très-allumés tous les quatre, ricanèrent, la langue épaissie, ayant une sacrée coquine de soif, qu'il fallait pourtant arroser.

— Ceux qui ont soif, ont soif, et ceux qui n'ont pas soif, n'ont pas soif, fit remarquer Mes-Bottes. Pour lors, on va commander le brûlot… On n'esbrouffe personne. Les aristos feront monter de l'eau sucrée.

Et comme le zingueur recommençait à prêcher, l'autre, qui s'était mis debout, se donna une claque sur la fesse, en criant:

— Ah! tu sais, baise cadet!… Garçon, deux litres de vieille!

Alors, Coupeau dit que c'était très-bien, qu'on allait seulement régler le repas tout de suite. Ça éviterait des disputes. Les gens bien élevés n'avaient pas besoin de payer pour les soûlards. Et, justement, Mes-Bottes, après s'être fouillé longtemps, ne trouva que trois francs sept sous. Aussi pourquoi l'avait-on laissé droguer sur la route de Saint-Denis? Il ne pouvait pas se laisser nayer, il avait cassé la pièce de cent sous. Les autres étaient fautifs, voilà! Enfin, il donna trois francs, gardant les sept sous pour son tabac du lendemain. Coupeau, furieux, aurait cogné, si Gervaise ne l'avait tiré par sa redingote, très effrayée, suppliante. Il se décida à emprunter deux francs à Lorilleux, qui, après les avoir refusés, se cacha pour les prêter, car sa femme, bien sûr, n'aurait jamais voulu.

Cependant, M. Madinier avait pris une assiette. Les demoiselles et les dames seules, madame Lerat, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou, déposèrent leur pièce de cent sous les premières, discrètement. Ensuite, les messieurs s'isolèrent à l'autre bout de la salle, firent les comptes. On était quinze; ça montait donc à soixante-quinze francs. Lorsque les soixante-quinze francs furent dans l'assiette, chaque homme ajouta cinq sous pour les garçons. Il fallut un quart d'heure de calculs laborieux, avant de tout régler à la satisfaction de chacun.

Mais quand M. Madinier, qui voulait avoir affaire au patron, eut demandé le marchand de vin, la société resta saisie, en entendant celui-ci dire avec un sourire que ça ne faisait pas du tout son compte. Il y avait des suppléments. Et, comme ce mot de « suppléments » était accueilli par des exclamations furibondes, il donna le détail: vingt-cinq litres, au lieu de vingt, nombre convenu à l'avance; les oeufs à la neige, qu'il avait ajoutés, en voyant le dessert un peu maigre; enfin un carafon de rhum, servi avec le café, dans le cas où des personnes aimeraient le rhum. Alors, une querelle formidable s'engagea. Coupeau, pris à partie, se débattait: jamais il n'avait parlé de vingt litres; quant aux oeufs à la neige, ils rentraient dans le dessert, tant pis si le gargotier les avait ajoutés de son plein gré; restait le carafon de rhum, une frime, une façon de grossir la note, en glissant sur la table des liqueurs dont on ne se méfiait pas.

— Il était sur le plateau au café, criait-il; eh bien! il doit être compté avec le café… Fichez-nous la paix. Emportez votre argent, et du tonnerre si nous remettons jamais les pieds dans votre baraque! — C'est six francs de plus, répétait le marchand de vin. Donnez-moi mes six francs… Et je ne compte pas les trois pains de monsieur, encore!

Toute la société, serrée autour de lui, l'entourait d'une rage de gestes, d'un glapissement de voix que la colère étranglait. Les femmes, surtout, sortaient de leur réserve, refusaient d'ajouter un centime. Ah bien! merci, elle était jolie, la noce! C'était mademoiselle Remanjou, qui ne se fourrerait plus dans un de ces dîners-là! Madame Fauconnier avait très mal mangé; chez elle, pour ses quarante sous, elle aurait eu un petit plat à se lécher les doigts. Madame Gaudron se plaignait amèrement d'avoir été poussée au mauvais bout de la table, à côté de Mes-Bottes, qui n'avait pas montré le moindre égard. Enfin, ces parties tournaient toujours mal. Quand on voulait avoir du monde à son mariage, on invitait les personnes, parbleu! Et Gervaise, réfugiée auprès de maman Coupeau, devant une des fenêtres, ne disait rien, honteuse, sentant que toutes ces récriminations retombaient sur elle.

M. Madinier finit par descendre avec le marchand de vin. On les entendit discuter en bas. Puis, au bout d'une demi-heure, le cartonnier remonta; il avait réglé, en donnant trois francs. Mais la société restait vexée, exaspérée, revenant sans cesse sur la question des suppléments. Et le vacarme s'accrut d'un acte de vigueur de madame Boche. Elle guettait toujours Boche, elle le vit, dans un coin, pincer la taille de madame Lerat. Alors, à toute volée, elle lança une carafe qui s'écrasa contre le mur.

— On voit bien que votre mari est tailleur, madame, dit la grande veuve, avec son pincement de lèvres plein de sous-entendu. C'est un juponnier numéro un… Je lui ai pourtant allongé de fameux coups de pied, sous la table.

La soirée était gâtée. On devint de plus en plus aigre. M. Madinier proposa de chanter; mais Bibi-la-Grillade, qui avait une belle voix, venait de disparaître; et mademoiselle Remanjou, accoudée à une fenêtre, l'aperçut, sous les acacias, faisant sauter une grosse fille en cheveux. Le cornet à pistons et les deux violons jouaient, « le Marchand de moutarde, » un quadrille où l'on tapait dans ses mains, à la pastourelle. Alors, il y eut une débandade: Mes-Bottes et le ménage Gaudron descendirent; Boche lui-même fila. Des fenêtres, on voyait les couples tourner, entre les feuilles, auxquelles les lanternes pendues aux branches donnaient un vert peint et cru de décor. La nuit dormait, sans une haleine, pâmée par la grosse chaleur. Dans la salle, une conversation sérieuse s'était engagée entre Lorilleux et M. Madinier, pendant que les dames, ne sachant plus comment soulager leur besoin de colère, regardaient leurs robes, cherchant si elles n'avaient pas attrapé des taches.

Les effilés de madame Lerat devaient avoir trempé dans le café. La robe écrue de madame Fauconnier était pleine de sauce. Le châle vert de maman Coupeau, tombé d'une chaise, venait d'être retrouvé dans un coin, roulé et piétiné. Mais c'était surtout madame Lorilleux qui ne décolérait pas. Elle avait une tache dans le dos, on avait beau lui jurer que non, elle la sentait. Et elle finit, en se tordant devant une glace, par l'apercevoir.

— Qu'est-ce que je disais? cria-t-elle. C'est du jus de poulet. Le garçon payera la robe. Je lui ferai plutôt un procès… Ah! la journée est complète. J'aurais mieux fait de rester couchée… Je m'en vais, d'abord. J'en ai assez, de leur fichue noce!

Elle partit rageusement, en faisant trembler l'escalier sous les coups de ses talons. Lorilleux courut derrière elle. Mais tout ce qu'il put obtenir, ce fut qu'elle attendrait cinq minutes sur le trottoir, si l'on voulait partir ensemble. Elle aurait dû s'en aller après l'orage, comme elle en avait eu l'envie. Coupeau lui revaudrait cette journée-là. Quand ce dernier la sut si furieuse, il parut consterné; et Gervaise, pour lui éviter des ennuis, consentit à rentrer tout de suite. Alors, on s'embrassa rapidement. M. Madinier se chargea de reconduire maman Coupeau. Madame Boche devait, pour la première nuit, emmener Claude et Étienne coucher chez elle; leur mère pouvait être sans crainte, les petits dormaient sur des chaises, alourdis par une grosse indigestion d'oeufs à la neige. Enfin, les mariés se sauvaient avec Lorilleux, laissant le reste de la noce chez le marchand de vin, lorsqu'une bataille s'engagea en bas, dans le bastringue, entre leur société et une autre société; Boche et Mes-Bottes, qui avaient embrassé une dame, ne voulaient pas la rendre à deux militaires auxquels elle appartenait, et menaçaient de nettoyer tout le tremblement, dans le tapage enragé du cornet à pistons et des deux violons, jouant la polka des Perles.

Il était à peine onze heures. Sur le boulevard de la Chapelle, et dans tout le quartier de la Goutte-d'Or, la paye de grande quinzaine, qui tombait ce samedi-là, mettait un vacarme énorme de soûlerie. Madame Lorilleux attendait à vingt pas du Moulin-d'Argent, debout sous un bec de gaz. Elle prit le bras de Lorilleux, marcha devant, sans se retourner, d'un tel pas que Gervaise et Coupeau s'essoufflaient à les suivre. Par moments, ils descendaient du trottoir, pour laisser la place à un ivrogne, tombé là, les quatre fers en l'air. Lorilleux se retourna, cherchant à raccommoder les choses.

— Nous allons vous conduire à votre porte, dit-il.

Mais madame Lorilleux, élevant la voix, trouvait ça drôle, de passer sa nuit de noce dans ce trou infect de l'hôtel Boncoeur. Est-ce qu'ils n'auraient pas dû remettre le mariage, économiser quatre sous et acheter des meubles, pour rentrer chez eux, le premier soir? Ah! ils allaient être bien, sous les toits, empilés tous les deux dans un cabinet de dix francs, où il n'y avait seulement pas d'air.

— J'ai donné congé, nous ne restons pas en haut, objecta Coupeau timidement. Nous gardons la chambre de Gervaise, qui est plus grande.

Madame Lorilleux s'oublia, se tourna d'un mouvement brusque.

— Ça, c'est plus fort! cria-t-elle. Tu vas coucher dans la chambre à la Banban!

Gervaise devint toute pâle. Ce surnom, qu'elle recevait à la face pour la première fois, la frappait comme un soufflet. Puis, elle entendait bien l'exclamation de sa belle-soeur: la chambre à la Banban, c'était la chambre où elle avait vécu un mois avec Lantier, où les loques de sa vie passée traînaient encore. Coupeau ne comprit pas, fut seulement blessé du surnom.

— Tu as tort de baptiser les autres, répondit-il avec humeur. Tu ne sais pas, toi, qu'on t'appelle Queue-de-Vache, dans le quartier, à cause de tes cheveux. La, ça ne te fait pas plaisir, n'est-ce pas?… Pourquoi ne garderions-nous pas la chambre du premier? Ce soir, les enfants n'y couchent pas, nous y serons très bien.

Madame Lorilleux n'ajouta rien, se renfermant dans sa dignité, horriblement vexée de s'appeler Queue-de-Vache. Coupeau, pour consoler Gervaise, lui serrait doucement le bras; et il réussit même à l'égayer, en lui racontant à l'oreille qu'ils entraient en ménage avec la somme de sept sous toute ronde, trois gros sous et un petit sou, qu'il faisait sonner de la main dans la poche de son pantalon. Quand on fut arrivé à l'hôtel Boncoeur, on se dit bonsoir d'un air fâché. Et au moment où Coupeau poussait les deux femmes au cou l'une de l'autre, en les traitant de bêtes, un pochard, qui semblait vouloir passer à droite, eut un brusque crochet à gauche, et vint se jeter entre elles.

— Tiens! c'est le père Bazouge! dit Lorilleux. Il a son compte, aujourd'hui.

Gervaise, effrayée, se collait contre la porte de l'hôtel. Le père Bazouge, un croque-mort d'une cinquantaine d'années, avait son pantalon noir taché de boue, son manteau noir agrafé sur l'épaule, son chapeau de cuir noir cabossé, aplati dans quelque chute.

— N'ayez pas peur, il n'est pas méchant, continuait Lorilleux. C'est un voisin; la troisième chambre dans le corridor, avant d'arriver chez nous… Il serait propre, si son administration le voyait comme ça!

Cependant, le père Bazouge s'offusquait de la terreur de la jeune femme.

— Eh bien, quoi! bégaya-t-il, on ne mange personne dans notre partie… J'en vaux un autre, allez, ma petite… Sans doute que j'ai bu un coup! Quand l'ouvrage donne, faut bien se graisser les roues. Ce n'est pas vous, ni la compagnie, qui auriez descendu le particulier de six cents livres qui nous avons amené à deux du quatrième sur le trottoir, et sans le casser encore… Moi, j'aime les gens rigolos.

Mais Gervaise se rentrait davantage dans l'angle de la porte, prise d'une grosse envie de pleurer, qui lui gâtait toute sa journée de joie raisonnable. Elle ne songeait plus à embrasser sa belle-soeur, elle suppliait Coupeau d'éloigner l'ivrogne. Alors, Bazouge, en chancelant, eut un geste plein de dédain philosophique.

— Ça ne vous empêchera pas d'y passer, ma petite… Vous serez peut-être bien contente d'y passer, un jour… Oui, j'en connais des femmes, qui diraient merci, si on les emportait.

Et, comme les Lorilleux se décidaient à l'emmener, il se retourna, il balbutia une dernière phrase, entre deux hoquets:

— Quand on est mort… écoutez ça… quand on est mort, c'est pour longtemps.

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