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L'Assommoir

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VII

La fête de Gervaise tombait le 19 juin. Les jours de fête, chez les Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands; c'étaient des noces dont on sortait ronds comme des balles, le ventre plein pour la semaine. Il y avait un nettoyage général de la monnaie. Dès qu'on avait quatre sous, dans le ménage, on les bouffait. On inventait des saints sur l'almanach, histoire de se donner des prétextes de gueuletons. Virginie approuvait joliment Gervaise de se fourrer de bons morceaux sous le nez. Lorsqu'on a un homme qui boit tout, n'est-ce pas? c'est pain bénit de ne pas laisser la maison s'en aller en liquides et de se garnir d'abord l'estomac. Puisque l'argent filait quand même, autant valait-il faire gagner au boucher qu'au marchand de vin. Et Gervaise, agourmandie, s'abandonnait à cette excuse. Tant pis! ça venait de Coupeau, s'ils n'économisaient plus un rouge liard. Elle avait encore engraissé, elle boitait davantage, parce que sa jambe, qui s'enflait de graisse, semblait se raccourcir à mesure.

Cette année-là, un mois à l'avance, on causa de la fête. On cherchait des plats, on s'en léchait les lèvres. Toute la boutique avait une sacrée envie de nocer. Il fallait une rigolade à mort, quelque chose de pas ordinaire et de réussi. Mon Dieu! on ne prenait pas tous les jours du bon temps. La grosse préoccupation de la blanchisseuse était de savoir qui elle inviterait; elle désirait douze personnes à table, pas plus, pas moins. Elle, son mari, maman Coupeau, madame Lerat, ça faisait déjà quatre personnes de la famille. Elle aurait aussi les Goujet et les Poisson. D'abord, elle s'était bien promis de ne pas inviter ses ouvrières, madame Putois et Clémence, pour ne pas les rendre trop familières; mais, comme on parlait toujours de la fête devant elles et que leurs nez s'allongeaient, elle finit par leur dire de venir. Quatre et quatre, huit, et deux, dix. Alors, voulant absolument compléter les douze, elle se réconcilia avec les Lorilleux, qui tournaient autour d'elle depuis quelque temps; du moins, il fut convenu que les Lorilleux descendraient dîner et qu'on ferait la paix, le verre à la main. Bien sûr, on ne peut pas toujours rester brouillé dans les familles. Puis, l'idée de la fête attendrissait tous les coeurs. C'était une occasion impossible à refuser. Seulement, quand les Boche connurent le raccommodement projeté, ils se rapprochèrent aussitôt de Gervaise, avec des politesses, des sourires obligeants; et il fallut les prier aussi d'être du repas. Voilà! on serait quatorze, sans compter les enfants. Jamais elle n'avait donné un dîner pareil, elle en était tout effarée et glorieuse.

La fête tombait justement un lundi. C'était une chance: Gervaise comptait sur l'après-midi du dimanche pour commencer la cuisine. Le samedi, comme les repasseuses bâclaient leur besogne, il y eut une longue discussion dans la boutique, afin de savoir ce qu'on mangerait, décidément. Une seule pièce était adoptée depuis trois semaines: une oie grasse rôtie. On en causait avec des yeux gourmands. Même, l'oie était achetée. Maman Coupeau alla la chercher pour la faire soupeser à Clémence et à madame Putois. Et il y eut des exclamations, tant la bête parut énorme, avec sa peau rude, ballonnée de graisse jaune.

— Avant ça, le pot-au-feu, n'est-ce pas? dit Gervaise. Le potage et un petit morceau de bouilli, c'est toujours bon….. Puis, il faudrait un plat à la sauce.

La grande Clémence proposa du lapin; mais on ne mangeait que de ça; tout le monde en avait par-dessus la tête. Gervaise rêvait quelque chose de plus distingué. Madame Putois ayant parlé d'une blanquette de veau, elles se regardèrent toutes avec un sourire qui grandissait. C'était une idée; rien ne ferait l'effet d'une blanquette de veau.

— Après, reprit Gervaise, il faudrait encore un plat à la sauce.

Maman Coupeau songea à du poisson. Mais les autres eurent une grimace, en tapant leurs fers plus fort. Personne n'aimait le poisson; ça ne tenait pas à l'estomac, et c'était plein d'arêtes. Ce louchon d'Augustine ayant osé dire qu'elle aimait la raie, Clémence lui ferma le bec d'une bourrade. Enfin, la patronne venait de trouver une épinée de cochon aux pommes de terre, qui avait de nouveau épanoui les visages, lorsque Virginie entra comme un coup de vent, la figure allumée.

— Vous arrivez bien! cria Gervaise. Maman Coupeau, montrez-lui donc la bête.

Et maman Coupeau alla chercher une seconde fois l'oie grasse, que Virginie dut prendre sur ses mains. Elle s'exclama. Sacredié! qu'elle était lourde! Mais elle la posa tout de suite au bord de l'établi, entre un jupon et un paquet de chemises. Elle avait la cervelle ailleurs; elle emmena Gervaise dans la chambre du fond.

— Dites donc, ma petite, murmura-t-elle rapidement, je veux vous avertir…… Vous ne devineriez jamais qui j'ai rencontré au bout de la rue? Lantier, ma chère! Il est là à rôder, à guetter….. Alors, je suis accourue. Ça m'a effrayée pour vous, vous comprenez.

La blanchisseuse était devenue toute pâle. Que lui voulait-il donc, ce malheureux? Et justement il tombait en plein dans les préparatifs de la fête. Jamais elle n'avait eu de chance; on ne pouvait pas lui laisser prendre un plaisir tranquillement. Mais Virginie lui répondait qu'elle était bien bonne de se tourner la bile. Pardi! si Lantier s'avisait de la suivre, elle appellerait un agent et le ferait coffrer. Depuis un mois que son mari avait obtenu sa place de sergent de ville, la grande brune prenait des allures cavalières et parlait d'arrêter tout le monde. Comme elle élevait la voix, en souhaitant d'être pincée dans la rue, à la seule fin d'emmener elle-même l'insolent au poste et de le livrer à Poisson, Gervaise, d'un geste, la supplia de se taire, parce que les ouvrières écoutaient. Elle rentra la première dans la boutique; elle reprit, en affectant beaucoup de calme:

— Maintenant, il faudrait un légume?

— Hein? des petits pois au lard, dit Virginie. Moi, je ne mangerais que de ça.

— Oui, oui, des petits pois au lard! approuvèrent toutes les autres, pendant qu'Augustine, enthousiasmée, enfonçait de grands coups de tisonnier dans la mécanique.

Le lendemain dimanche, dès trois heures, maman Coupeau alluma les deux fourneaux de la maison et un troisième fourneau en terre emprunté aux Boche. A trois heures et demie, le pot-au-feu bouillait dans une grosse marmite, prêtée par le restaurant d'à côté, la marmite du ménage ayant semblé trop petite. On avait décidé d'accommoder la veille la blanquette de veau et l'épinée de cochon, parce que ces plats-là sont meilleurs réchauffés; seulement, on ne lierait la sauce de la blanquette qu'au moment de se mettre à table. Il resterait encore bien assez de besogne pour le lundi, le potage, les pois au lard, l'oie rôtie. La chambre du fond était tout éclairée par les trois brasiers; des roux graillonnaient dans les poêlons, avec une fumée forte de farine brûlée; tandis que la grosse marmite soufflait des jets de vapeur comme une chaudière, les flancs secoués par des glouglous graves et profonds. Maman Coupeau et Gervaise, un tablier blanc noué devant elles, emplissaient la pièce de leur hâte à éplucher du persil, à courir après le poivre et le sel, à tourner la viande avec la mouvette de bois. Elles avaient mis Coupeau dehors pour débarrasser le plancher. Mais elles eurent quand même du monde sur le dos toute l'après-midi. Ça sentait si bon la cuisine, dans la maison, que les voisines descendirent les unes après les autres, entrèrent sous des prétextes, uniquement pour savoir ce qui cuisait; et elles se plantaient là, en attendant que la blanchisseuse fût forcée de lever les couvercles. Puis, vers cinq heures, Virginie parut; elle avait encore vu Lantier; décidément, on ne mettait plus les pieds dans la rue sans le rencontrer. Madame Boche, elle aussi, venait de l'apercevoir au coin du trottoir, avançant la tête d'un air sournois. Alors, Gervaise, qui justement allait acheter un sou d'ognons brûlés pour le pot-au-feu, fut prise d'un tremblement et n'osa plus sortir; d'autant plus que la concierge et la couturière l'effrayaient beaucoup en racontant des histoires terribles, des hommes attendant des femmes avec des couteaux et des pistolets cachés sous leur redingote. Dame, oui! on lisait ça tous les jours dans les journaux; quand un de ces gredins-là enrage de retrouver une ancienne heureuse, il devient capable de tout. Virginie offrit obligeamment de courir chercher les ognons brûlés. Il fallait s'aider entre femmes, on ne pouvait pas laisser massacrer cette pauvre petite. Lorsqu'elle revint, elle dit que Lantier n'était plus là; il avait dû filer, en se sachant découvert. La conversation, autour des poêlons, n'en roula pas moins sur lui jusqu'au soir. Madame Boche ayant conseillé d'instruire Coupeau, Gervaise montra une grande frayeur et la supplia de ne jamais lâcher un mot de ces choses. Ah bien! ce serait du propre! Son mari devait déjà se douter de l'affaire, car depuis quelques jours, en se couchant, il jurait et donnait des coups de poing dans le mur. Elle en restait les mains tremblantes, à l'idée que deux hommes se mangeraient pour elle; elle connaissait Coupeau, il était jaloux à tomber sur Lantier avec ses cisailles. Et pendant que, toutes quatre, elles s'enfonçaient dans ce drame, les sauces, sur les fourneaux garnis de cendre, mijotaient doucement; la blanquette et l'épinée, quand maman Coupeau les découvrait, avaient un petit bruit, un frémissement discret; le pot-au-feu gardait son ronflement de chantre endormi le ventre au soleil. Elles finirent par se tremper chacune une soupe dans une tasse, pour goûter le bouillon.

Enfin, le lundi arriva. Maintenant que Gervaise allait avoir quatorze personnes à dîner, elle craignait de ne pas pouvoir caser tout ce monde. Elle se décida à mettre le couvert dans la boutique; et encore, dès le matin, mesura-t-elle avec un mètre, pour savoir dans quel sens elle placerait la table. Ensuite, il fallut déménager le linge, démonter l'établi; c'était l'établi, posé sur d'autres tréteaux, qui devait servir de table. Mais, juste au milieu de tout ce remue-ménage, une cliente se présenta et fit une scène, parce qu'elle attendait son linge depuis le vendredi; on se fichait d'elle, elle voulait son linge immédiatement. Alors, Gervaise s'excusa, mentit avec aplomb; il n'y avait pas de sa faute, elle nettoyait sa boutique, les ouvrières reviendraient seulement le lendemain; et elle renvoya la cliente calmée, en lui promettant de s'occuper d'elle à la première heure. Puis, lorsque l'autre fut partie, elle éclata en mauvaises paroles. C'est vrai, si l'on écoutait les pratiques, on ne prendrait pas même le temps de manger, on se tuerait la vie entière pour leurs beaux yeux! On n'était pas des chiens à l'attache, pourtant! Ah bien! quand le Grand Turc en personne serait venu lui apporter un faux-col, quand il se serait agi de gagner cent mille francs, elle n'aurait pas donné un coup de fer ce lundi-là, parce qu'à la fin c'était son tour de jouir un peu.

La matinée entière fut employée à terminer les achats. Trois fois, Gervaise sortit et rentra chargée comme un mulet. Mais, au moment où elle repartait pour commander le vin, elle s'aperçut qu'elle n'avait plus assez d'argent. Elle aurait bien pris le vin à crédit; seulement, la maison ne pouvait pas rester sans le sou, à cause des mille petites dépenses auxquelles on ne pense pas. Et, dans la chambre du fond, maman Coupeau et elle se désolèrent, calculèrent qu'il leur fallait au moins vingt francs. Où les trouver, ces quatre pièces de cent sous? Maman Coupeau, qui autrefois avait fait le ménage d'une petite actrice du théâtre des Batignolles, parla la première du Mont-de-Piété. Gervaise eut un rire de soulagement. Était-elle bête! elle n'y songeait plus. Elle plia vivement sa robe de soie noire dans une serviette, qu'elle épingla. Puis, elle cacha elle-même le paquet sous le tablier de maman Coupeau, en lui recommandant de le tenir bien aplati sur son ventre, à cause des voisins, qui n'avaient pas besoin de savoir; et elle vint guetter sur la porte, pour voir si on ne suivait pas la vieille femme. Mais celle-ci n'était pas devant le charbonnier, qu'elle la rappela.

— Maman! maman!

Elle la fit rentrer dans la boutique, ôta de son doigt son alliance, en disant:

— Tenez, mettez ça avec. Nous aurons davantage.

Et quand maman Coupeau lui eut rapporté vingt-cinq francs, elle dansa de joie. Elle allait commander en plus six bouteilles de vin cacheté pour boire avec le rôti. Les Lorilleux seraient écrasés.

Depuis quinze jours, c'était le rêve des Coupeau: écraser les Lorilleux. Est-ce que ces sournois, l'homme et la femme, une jolie paire vraiment, ne s'enfermaient pas quand ils mangeaient un bon morceau, comme s'ils l'avaient volé? Oui, ils bouchaient la fenêtre avec une couverture pour cacher la lumière et faire croire qu'ils dormaient. Naturellement, ça empêchait les gens de monter; et ils bâfraient seuls, ils se dépêchaient de s'empiffrer, sans lâcher un mot tout haut. Même, le lendemain, ils se gardaient de jeter leurs os sur les ordures, parce qu'on aurait su alors ce qu'ils avaient mangé; madame Lorilleux allait, au bout de la rue, les lancer dans une bouche d'égout; un matin, Gervaise l'avait surprise vidant là son panier plein d'écales d'huîtres. Ah! non, pour sûr, ces rapiats n'étaient pas larges des épaules, et toutes ces manigances venaient de leur rage à vouloir paraître pauvres. Eh bien! on leur donnerait une leçon, on leur prouverait qu'on n'était pas chien. Gervaise aurait mis sa table en travers de la rue, si elle avait pu, histoire d'inviter chaque passant. L'argent, n'est-ce pas? n'a pas été inventé pour moisir. Il est joli, quand il luit tout neuf au soleil. Elle leur ressemblait si peu maintenant, que, les jours où elle avait vingt sous, elle s'arrangeait de façon à laisser croire qu'elle en avait quarante.

Maman Coupeau et Gervaise parlèrent des Lorilleux, en mettant la table, dès trois heures. Elles avaient accroché de grands rideaux dans la vitrine; mais, comme il faisait chaud, la porte restait ouverte, la rue entière passait devant la table. Les deux femmes ne posaient pas une carafe, une bouteille, une salière, sans chercher à y glisser une intention vexatoire pour les Lorilleux. Elles les avaient placés de manière à ce qu'ils pussent voir le développement superbe du couvert, et elles leur réservaient la belle vaisselle, sachant bien que les assiettes de porcelaine leur porteraient un coup.

— Non, non, maman, cria Gervaise, ne leur donnez pas ces serviettes-là! J'en ai deux qui sont damassées.

— Ah bien! murmura la vieille femme, ils en crèveront, c'est sûr.

Et elles se sourirent, debout aux deux côtés de cette grande table blanche, où les quatorze couverts alignés leur causaient un gonflement d'orgueil. Ça faisait comme une chapelle au milieu de la boutique. — Aussi, reprit Gervaise, pourquoi sont-ils si rats!… Vous savez, ils ont menti, le mois dernier, quand la femme a raconté partout qu'elle avait perdu un bout de chaîne d'or, en allant reporter l'ouvrage. Vrai! si celle-là perd jamais quelque chose!… C'était simplement une façon de pleurer misère et de ne pas vous donner vos cent sous.

— Je ne les ai encore vus que deux fois, mes cent sous, dit maman
Coupeau.

-Voulez-vous parier! le mois prochain, ils inventeront une autre histoire… Ça explique pourquoi ils bouchent leur fenêtre, quand ils mangent un lapin. N'est-ce pas? on serait en droit de leur dire: « Puisque vous mangez un lapin, vous pouvez bien donner cent sous à votre mère. » Oh! ils ont du vice!… Qu'est-ce que vous seriez devenue, si je ne vous avais pas prise avec nous?

Maman Coupeau hocha la tête. Ce jour-là, elle était tout à fait contre les Lorilleux, à cause du grand repas que les Coupeau donnaient. Elle aimait la cuisine, les bavardages autour des casseroles, les maisons mises en l'air par les noces des jours de fête. D'ailleurs, elle s'entendait d'ordinaire assez bien avec Gervaise. Les autres jours, quand elles s'asticotaient ensemble, comme ça arrive dans tous les ménages, la vieille femme bougonnait, se disait horriblement malheureuse d'être ainsi à la merci de sa belle-fille. Au fond, elle devait garder une tendresse pour madame Lorilleux; c'était sa fille, après tout.

— Hein? répéta Gervaise, vous ne seriez pas si grasse, chez eux? Et pas de café, pas de tabac, aucune douceur!… Dites, est-ce qu'ils vous auraient mis deux matelas à votre lit?

— Non, bien sûr, répondit maman Coupeau. Lorsqu'ils vont entrer, je me placerai en face de la porte pour voir leur nez.

Le nez des Lorilleux les égayait à l'avance. Mais il s'agissait de ne pas rester planté là, à regarder la table. Les Coupeau avaient déjeuné très tard, vers une heure, avec un peu de charcuterie, parce que les trois fourneaux étaient déjà occupés, et qu'ils ne voulaient pas salir la vaisselle lavée pour le soir. A quatre heures les deux femmes furent dans leur coup de feu. L'oie rôtissait devant une coquille placée par terre, contre le mur, à côté de la fenêtre ouverte; et la bête était si grosse, qu'il avait fallu l'enfoncer de force dans la rôtissoire. Ce louchon d'Augustine, assise sur un petit banc, recevant en plein le reflet d'incendie de la coquille, arrosait l'oie gravement avec une cuiller à long manche. Gervaise s'occupait des pois au lard. Maman Coupeau, la tête perdue au milieu de tous ces plats, tournait, attendait le moment de mettre réchauffer l'épinée et la blanquette. Vers cinq heures, les invités commencèrent à arriver. Ce furent d'abord les deux ouvrières, Clémence et madame Putois, toutes deux endimanchées, la première en bleu, la seconde en noir; Clémence tenait un géranium, madame Putois, un héliotrope; et Gervaise, qui justement avait les mains blanches de farine, dut leur appliquer à chacune deux gros baisers, les mains rejetées en arrière. Puis, sur leurs talons, Virginie entra, mise comme une dame, en robe de mousseline imprimée, avec une écharpe et un chapeau, bien qu'elle eût eu seulement la rue à traverser. Celle-là apportait un pot d'oeillets rouges. Elle prit elle-même la blanchisseuse dans ses grands bras et la serra fortement. Enfin, parurent Boche avec un pot de pensées, madame Boche avec un pot de réséda, madame Lerat avec une citronnelle, un pot dont la terre avait sali sa robe de mérinos violet. Tout ce monde s'embrassait, s'entassait dans la chambre, au milieu des trois fourneaux et de la coquille, d'où montait une chaleur d'asphyxie. Les bruits de friture des poêlons couvraient les voix. Une robe qui accrocha la rôtissoire, causa une émotion. Ça sentait l'oie si fort, que les nez s'agrandissaient. Et Gervaise était très aimable, remerciait chacun de son bouquet, sans cesser pour cela de préparer la liaison de la blanquette, au fond d'une assiette creuse. Elle avait posé les pots dans la boutique, au bout de la table, sans leur enlever leur haute collerette de papier blanc. Un parfum doux de fleurs se mêlait à l'odeur de la cuisine.

— Voulez-vous qu'on vous aide? dit Virginie. Quand je pense que vous travaillez depuis trois jours à toute cette nourriture, et qu'on va râfler ça en un rien de temps!

— Dame! répondit Gervaise, ça ne se ferait pas tout seul… Non, ne vous salissez pas les mains. Vous voyez, tout est prêt. Il n'y a plus que le potage…

Alors on se mit à l'aise. Les dames posèrent sur le lit leurs châles et leurs bonnets, puis relevèrent leurs jupes avec des épingles, pour ne pas les salir. Boche, qui avait renvoyé sa femme garder la loge jusqu'à l'heure du dîner, poussait déjà Clémence dans le coin de la mécanique, en lui demandant si elle était chatouilleuse; et Clémence haletait, se tordait, pelotonnée et les seins crevant son corsage, car l'idée seule des chatouilles lui faisait courir un frisson partout. Les autres dames, afin de ne pas gêner les cuisinières, venaient également de passer dans la boutique, où elles se tenaient contre les murs, en face de la table; mais, comme la conversation continuait par la porte ouverte, et qu'on ne s'entendait pas, à tous moments elles retournaient au fond, envahissant la pièce avec de brusques éclats de voix, entourant Gervaise qui s'oubliait à leur répondre, sa cuiller fumante au poing. On riait, on en lâchait de fortes. Virginie ayant dit qu'elle ne mangeait plus depuis deux jours, pour se faire un trou, cette grande sale de Clémence en raconta une plus raide: elle s'était creusée, en prenant le matin un bouillon pointu, comme les Anglais. Alors, Boche donna un moyen de digérer tout de suite, qui consistait à se serrer dans une porte, après chaque plat; ça se pratiquait aussi chez les Anglais, ça permettait de manger douze heures à la file, sans se fatiguer l'estomac. N'est-ce pas? la politesse veut qu'on mange, lorsqu'on est invité à dîner. On ne met pas du veau, et du cochon, et de l'oie, pour les chats. Oh! la patronne pouvait être tranquille: on allait lui nettoyer ça si proprement, qu'elle n'aurait même pas besoin de laver sa vaisselle le lendemain. Et la société semblait s'ouvrir l'appétit en venant renifler au-dessus dès poêlons et de la rôtissoire. Les dames finirent par faire les jeunes filles; elles jouaient à se pousser, elles couraient d'une pièce à l'autre, ébranlant le plancher, remuant et développant les odeurs de cuisine avec leurs jupons, dans un vacarme assourdissant, où les rires se mêlaient au bruit du couperet de maman Coupeau, hachant du lard.

Justement, Goujet se présenta au moment où tout le monde sautait en criant, pour la rigolade. Il n'osait pas entrer, intimidé, avec un grand rosier blanc entre les bras, une plante magnifique dont la tige montait jusqu'à sa figure et mêlait des fleurs dans sa barbe jaune. Gervaise courut à lui, les joues enflammées par le feu des fourneaux. Mais il ne savait pas se débarrasser de son pot; et, quand elle le lui eut pris des mains, il bégaya, n'osant l'embrasser. Ce fut elle qui dut se hausser, poser la joue contre ses lèvres; même il était si troublé, qu'il l'embrassa sur l'oeil, rudement, à l'éborgner. Tous deux restèrent tremblants.

— Oh! monsieur Goujet, c'est trop beau! dit-elle en plaçant le rosier à côté des autres fleurs, qu'il dépassait de tout son panache de feuillage.

— Mais non, mais non, répétait-il sans trouver autre chose.

Et, quand il eut poussé un gros soupir, un peu remis, il annonça qu'il ne fallait pas compter sur sa mère; elle avait sa sciatique. Gervaise fut désolée; elle parla de mettre un morceau d'oie de côté, car elle tenait absolument à ce que madame Goujet mangeât de la bête. Cependant, on n'attendait plus personne. Coupeau devait flâner par là, dans le quartier, avec Poisson, qu'il était allé prendre chez lui, après le déjeuner; ils ne tarderaient pas à rentrer, ils avaient promis d'être exacts pour six heures. Alors, comme le potage était presque cuit, Gervaise appela madame Lerat, en disant que le moment lui semblait venu de monter chercher les Lorilleux. Madame Lerat, aussitôt, devint très grave: c'était elle qui avait mené toute la négociation et réglé entre les deux ménages comment les choses se passeraient. Elle remit son châle et son bonnet; elle monta, raide dans ses jupes, l'air important. En bas, la blanchisseuse continua à tourner son potage, des pâtes d'Italie, sans dire un mot. La société, brusquement sérieuse, attendait avec solennité.

Ce fut madame Lerat qui reparut la première. Elle avait fait le tour par la rue, pour donner plus de pompe à la réconciliation. Elle tint de la main la porte de la boutique grande ouverte, tandis que madame Lorilleux, en robe de soie, s'arrêtait sur le seuil. Tous les invités s'étaient levés. Gervaise s'avança, embrassa sa belle-soeur, comme il était convenu, en disant:

— Allons, entrez. C'est fini, n'est-ce pas?… Nous serons gentilles toutes les deux.

Et madame Lorilleux répondit:

— Je ne demande pas mieux que ça dure toujours.

Quand elle fut entrée, Lorilleux s'arrêta également sur le seuil, et il attendit aussi d'être embrassé, avant de pénétrer dans la boutique. Ni l'un ni l'autre n'avait apporté de bouquet; ils s'y étaient refusés, ils trouvaient qu'ils auraient trop l'air de se soumettre à la Banban, s'ils arrivaient chez elle avec des fleurs, la première fois. Cependant, Gervaise criait à Augustine de donner deux litres. Puis, sur un bout de la table, elle versa des verres de vin, appela tout le monde. Et chacun prit un verre, on trinqua à la bonne amitié de la famille. Il y eut un silence, la société buvait, les dames levaient le coude, d'un trait, jusqu'à la dernière goutte.

— Rien n'est meilleur avant la soupe, déclara Boche, avec un claquement de langue. Ça vaut mieux qu'un coup de pied au derrière.

Maman Coupeau s'était placée en face de la porte, pour voir le nez des Lorilleux. Elle tirait Gervaise par la jupe, elle l'emmena dans la pièce du fond. Et, toutes deux penchées au-dessus du potage, elles causèrent vivement, à voix basse.

— Hein? quel pif! dit la vieille femme. Vous n'avez pas pu les voir, vous. Mais moi, je les guettais… Quand elle a aperçu la table, tenez! sa figure s'est tortillée comme ça, les coins de sa bouche sont montés toucher ses yeux; et lui, ça l'a étranglé, il s'est mis à tousser… Maintenant, regardez-les, là-bas; ils n'ont plus de salive, ils se mangent les lèvres.

— Ça fait de la peine, des gens jaloux à ce point, murmura Gervaise.

Vrai, les Lorilleux avaient une drôle de tête. Personne, bien sûr, n'aime à être écrasé; dans les familles surtout, quand les uns réussissent, les autres ragent, c'est naturel. Seulement, on se contient, n'est-ce pas? on ne se donne pas en spectacle. Eh bien! les Lorilleux ne pouvaient pas se contenir. C'était plus fort qu'eux, ils louchaient, ils avaient le bec de travers. Enfin, ça se voyait si clairement, que les autres invités les regardaient et leur demandaient s'ils n'étaient pas indisposés. Jamais ils n'avaleraient la table avec ses quatorze couverts, son linge blanc, ses morceaux de pain coupés à l'avance. On se serait cru dans un restaurant des boulevards. Madame Lorilleux fit le tour, baissa le nez pour ne pas voir les fleurs; et, sournoisement, elle tâta la grande nappe, tourmentée par l'idée qu'elle devait être neuve.

— Nous y sommes! cria Gervaise, en reparaissant, souriante, les bras nus, ses petits cheveux blonds envolés sur les tempes.

Les invités piétinaient autour de la table. Tous avaient faim, bâillaient légèrement, l'air embêté.

— Si le patron arrivait, reprit la blanchisseuse, nous pourrions commencer.

— Ah bien! dit madame Lorilleux, la soupe a le temps de refroidir…
Coupeau oublie toujours. Il ne fallait pas le laisser filer.

Il était déjà six heures et demie. Tout brûlait, maintenant; l'oie serait trop cuite. Alors, Gervaise, désolée, parla d'envoyer quelqu'un dans le quartier voir, chez les marchands de vin, si l'on n'apercevrait pas Coupeau. Puis, comme Goujet s'offrait, elle voulut aller avec lui; Virginie, inquiète de son mari, les accompagna. Tous les trois, en cheveux, barraient le trottoir. Le forgeron, qui avait sa redingote, tenait Gervaise à son bras gauche et Virginie à son bras droit: il faisait le panier à deux anses, disait-il; et le mot leur parut si drôle, qu'ils s'arrêtèrent, les jambes cassées par le rire. Ils se regardèrent dans la glace du charcutier, ils rirent plus fort. A Goujet tout noir, les deux femmes semblaient deux cocottes mouchetées, la couturière avec sa toilette de mousseline semée de bouquets roses, la blanchisseuse en robe de percale blanche à pois bleus, les poignets nus, une petite cravate de soie grise nouée au cou. Le monde se retournait pour les voir passer, si gais, si frais, endimanchés un jour de semaine, bousculant la foule qui encombrait la rue des Poissonniers, dans la tiède soirée de juin. Mais il ne s'agissait pas de rigoler. Ils allaient droit à la porte de chaque marchand de vin, allongeaient la tête, cherchaient devant le comptoir. Est-ce que cet animal de Coupeau était parti boire la goutte à l'Arc-de-Triomphe? Déjà ils avaient battu tout le haut de la rue, regardant aux bons endroits: à la Petite-Civette, renommée pour les prunes; chez la mère Baquet, qui vendait du vin d'Orléans à huit sous; au Papillon, le rendez-vous de messieurs les cochers, des gens difficiles. Pas de Coupeau. Alors, comme ils descendaient vers le boulevard, Gervaise, en passant devant François, le mastroquet du coin, poussa un léger cri.

— Quoi donc? demanda Goujet.

La blanchisseuse ne riait plus. Elle était très-blanche, et si émotionnée, qu'elle avait failli tomber. Virginie comprit tout d'un coup, envoyant chez François, assis à une table, Lantier qui dînait tranquillement. Les deux femmes entraînèrent le forgeron.

— Le pied m'a tourné, dit Gervaise, quand elle put parler.

Enfin, au bas de la rue, ils découvrirent Coupeau et Poisson dans l'Assommoir du père Colombe. Ils se tenaient debout, au milieu d'un tas d'hommes; Coupeau, en blouse grise, criait, avec des gestes furieux et des coups de poing sur le comptoir; Poisson, qui n'était pas de service ce jour-là, serré dans un vieux paletot marron, l'écoutait, la mine terne et silencieuse, hérissant son impériale et ses moustaches rouges. Goujet laissa les femmes au bord du trottoir, vint poser la main sur l'épaule du zingueur. Mais quand ce dernier aperçut Gervaise et Virginie dehors, il se fâcha. Qui est-ce qui lui avait fichu des femelles de cette espèce? Voilà que les jupons le relançaient maintenant! Eh bien! il ne bougerait pas, elles pouvaient manger leur saloperie de dîner toutes seules. Pour l'apaiser, il fallut que Goujet acceptât une tournée de quelque chose; encore mit-il de la méchanceté à traîner cinq grandes minutes devant le comptoir. Lorsqu'il sortit enfin, il dit à sa femme:

— Ça ne me va pas… Je reste où j'ai affaire, entends-tu!

Elle ne répondit rien. Elle était toute tremblante. Elle avait dû causer de Lantier avec Virginie, car celle-ci poussa son mari et Goujet en leur criant de marcher les premiers. Les deux femmes se mirent ensuite aux côtés du zingueur, pour l'occuper et l'empêcher de voir. Il était à peine allumé, plutôt étourdi d'avoir gueulé que d'avoir bu. Par taquinerie, comme elles semblaient vouloir suivre le trottoir de gauche, il les bouscula, il passa sur le trottoir de droite. Elles coururent, effrayées, et tâchèrent de masquer la porte de François. Mais Coupeau devait savoir que Lantier était là. Gervaise demeura stupide, en l'entendant grogner:

— Oui, n'est-ce pas! ma biche, il y a là un cadet de notre connaissance. Faut pas me prendre pour un jobard… Que je te pince à te balader encore, avec tes yeux en coulisse!

Et il lâcha des mots crus. Ce n'était pas lui qu'elle cherchait, les coudes à l'air, la margoulette enfarinée; c'était son ancien marlou. Puis, brusquement, il fut pris d'une rage folle contre Lantier. Ah! le brigand, ah! la crapule! Il fallait que l'un des deux restât sur le trottoir, vidé comme un lapin. Cependant, Lantier paraissait ne pas comprendre, mangeait lentement du veau à l'oseille. On commençait à s'attrouper. Virginie emmena enfin Coupeau, qui se calma subitement, dès qu'il eut tourné le coin de la rue. N'importe, on revint à la boutique moins gaiement qu'on n'en était sorti.

Autour de la table, les invités attendaient avec des mines longues. Le zingueur donna des poignées de main, en se dandinant devant les dames. Gervaise, un peu oppressée, parlait à demi-voix, faisait placer le monde. Mais, brusquement, elle s'aperçut que, madame Goujet n'étant pas venue, une place allait rester vide, la place à côté de madame Lorilleux.

— Nous sommes treize! dit-elle, très émue, voyant là une nouvelle preuve du malheur dont elle se sentait menacée depuis quelque temps.

Les dames, déjà assises, se levèrent d'un air inquiet et fâché. Madame Putois offrit de se retirer, parce que, selon elle, il ne fallait pas jouer avec ça; d'ailleurs, elle ne toucherait à rien, les morceaux ne lui profiteraient pas. Quant à Boche, il ricanait: il aimait mieux être treize que quatorze; les parts seraient plus grosses, voilà tout.

— Attendez! reprit Gervaise. Ça va s'arranger.

Et, sortant sur le trottoir, elle appela le père Bru qui traversait justement la chaussée. Le vieil ouvrier entra, courbé, roidi, la face muette.

— Asseyez-vous là, mon brave homme, dit la blanchisseuse. Vous voulez bien manger avec nous, n'est-ce pas?

Il hocha simplement la tête. Il voulait bien, ça lui était égal.

— Hein! autant lui qu'un autre, continua-t-elle, baissant la voix. Il ne mange pas souvent à sa faim. Au moins, il se régalera encore une fois… Nous n'aurons pas de remords à nous emplir, maintenant.

Goujet avait les yeux humides, tant il était touché. Les autres s'apitoyèrent, trouvèrent ça très bien, en ajoutant que ça leur porterait bonheur à tous. Cependant, madame Lorilleux ne semblait pas contente d'être près du vieux; elle s'écartait, elle jetait des coups d'oeil dégoûtés sur ses mains durcies, sur sa blouse rapiécée et déteinte. Le père Bru restait la tête basse, gêné surtout par la serviette qui cachait l'assiette, devant lui. Il finit par l'enlever et la posa doucement au bord de la table, sans songer à la mettre sur ses genoux.

Enfin, Gervaise servait le potage aux pâtes d'Italie, les invités prenaient leurs cuillers, lorsque Virginie fit remarquer que Coupeau avait encore disparu. Il était peut-être bien retourné chez le père Colombe. Mais la société se fâcha. Cette fois, tant pis! on ne courrait pas après lui, il pouvait rester dans la rue, s'il n'avait pas faim. Et, comme les cuillers tapaient au fond des assiettes, Coupeau reparut, avec deux pots, un sous chaque bras, une giroflée et une balsamine. Toute la table battit des mains, Lui, galant, alla poser ses pots, l'un à droite, l'autre à gauche du verre de Gervaise; puis, il se pencha, et, l'embrassant:

— Je t'avais oubliée, ma biche… Ça n'empêche pas, on s'aime tout de même, dans un jour comme le jour d'aujourd'hui.

— Il est très bien, monsieur Coupeau, ce soir, murmura Clémence à l'oreille de Boche. Il a tout ce qu'il lui faut, juste assez pour être aimable.

La bonne manière du patron rétablit la gaieté, un moment compromise. Gervaise, tranquillisée, était redevenue toute souriante. Les convives achevaient le potage. Puis les litres circulèrent, et l'on but le premier verre de vin, quatre doigts de vin pur, pour faire couler les pâtes. Dans la pièce voisine, on entendait les enfants se disputer. Il y avait là Étienne, Nana, Pauline et le petit Victor Fauconnier. On s'était décidé à leur installer une table pour eux quatre, en leur recommandant d'être bien sages. Ce louchon d'Augustine, qui surveillait les fourneaux, devait manger sur ses genoux.

— Maman! maman! s'écria brusquement Nana, c'est Augustine qui laisse tomber son pain dans la rôtissoire!

La blanchisseuse accourut et surprit le louchon en train de se brûler le gosier, pour avaler plus vite une tartine toute trempée de graisse d'oie bouillante. Elle la calotta, parce que cette satanée gamine criait que ce n'était pas vrai.

Après le boeuf, quand la blanquette apparut, servie dans un saladier, le ménage n'ayant pas de plat assez grand, un rire courut parmi les convives.

— Ça va devenir sérieux, déclara Poisson, qui parlait rarement.

Il était sept heures et demie. Ils avaient fermé la porte de la boutique, afin de ne pas être mouchardés par le quartier; en face surtout, le petit horloger ouvrait des yeux comme des tasses, et leur ôtait les morceaux de la bouche, d'un regard si glouton, que ça les empêchait de manger. Les rideaux pendus devant les vitres laissaient tomber une grande lumière blanche, égale, sans une ombre, dans laquelle baignait la table, avec ses couverts encore symétriques, ses pots de fleurs habillés de hautes collerettes de papier; et cette clarté pâle, ce lent crépuscule donnait à la société un air distingué. Virginie trouva le mot: elle regarda la pièce, close et tendue de mousseline, et déclara que c'était gentil. Quand une charrette passait dans la rue, les verres sautaient sur la nappe, les dames étaient obligées de crier aussi fort que les hommes. Mais on causait peu, on se tenait bien, on se faisait des politesses. Coupeau seul était en blouse, parce que, disait-il, on n'a pas besoin de se gêner avec des amis, et que la blouse est du reste le vêtement d'honneur de l'ouvrier. Les dames, sanglées dans leur corsage, avaient des bandeaux empâtés de pommade, où le jour se reflétait; tandis que les messieurs, assis loin de la table, bombaient la poitrine et écartaient les coudes, par crainte de tacher leur redingote.

Ah! tonnerre! quel trou dans la blanquette! Si l'on ne parlait guère, on mastiquait ferme. Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là dedans, on péchait les morceaux de veau; et il y en avait toujours, le saladier voyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaient des champignons. Les grands pains, posés contre le mur, derrière les convives, avaient l'air de fondre. Entre les bouchées, on entendait les culs des verres retomber sur la table. La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cette bougresse de blanquette, qui s'avalait comme une crème et qui vous mettait un incendie dans le ventre. Et l'on n'eut pas le temps de souffler, l'épinée de cochon, montée sur un plat creux, flanquée de grosses pommes de terre rondes, arrivait au milieu d'un nuage. Il y eut un cri. Sacré nom! c'était trouvé! Tout le monde aimait ça. Pour le coup, on allait se mettre en appétit; et chacun suivait le plat d'un oeil oblique, en essuyant son couteau sur son pain, afin d'être prêt. Puis, lorsqu'on se fut servi, on se poussa du coude, on parla, la bouche pleine. Hein? quel beurre, cette épinée! quelque chose de doux et de solide qu'on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ça n'était pas salé; mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup d'arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveaux litres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu'on n'en changea pas pour manger les pois au lard. Oh! les légumes ne tiraient pas à conséquence. On gobait ça à pleine cuiller, en s'amusant. De la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c'étaient les lardons, grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litres suffirent.

— Maman! maman! cria tout à coup Nana, c'est Augustine qui met ses mains dans mon assiette!

— Tu m'embêtes! fiche-lui une claque! répondit Gervaise, en train de se bourrer de petits pois.

Dans la pièce voisine, à la table des enfants, Nana faisait la maîtresse de maison. Elle s'était assise à côté de Victor et avait placé son frère Étienne près de la petite Pauline; comme ça, ils jouaient au ménage, ils étaient des mariés en partie de plaisir. D'abord, Nana avait servi ses invités très gentiment, avec des mines souriantes de grande personne; mais elle venait de céder à son amour des lardons, elle les avait tous gardés pour elle. Ce louchon d'Augustine, qui rôdait sournoisement autour des enfants, profitait de ça pour prendre les lardons à pleine main, sous prétexte de refaire le partage. Nana, furieuse, la mordit au poignet.

— Ah! tu sais, murmura Augustine, je vais rapporter à ta mère qu'après la blanquette tu as dit à Victor de t'embrasser.

Mais tout rentra dans l'ordre, Gervaise et maman Coupeau arrivaient pour débrocher l'oie. A la grande table, on respirait, renversé sur les dossiers des chaises. Les hommes déboutonnaient leur gilet, les dames s'essuyaient la figure avec leur serviette. Le repas fut comme interrompu; seuls, quelques convives, les mâchoires en branle, continuaient à avaler de grosses bouchées de pain, sans même s'en apercevoir. On laissait la nourriture se tasser, on attendait. La nuit, lentement, était tombée; un jour sale, d'un gris de cendre, s'épaississait derrière les rideaux. Quand Augustine posa deux lampes allumées, une à chaque bout de la table, la débandade du couvert apparut sous la vive clarté, les assiettes et les fourchettes grasses, la nappe tachée de vin, couverte de miettes. On étouffait dans l'odeur forte qui montait. Cependant, les nez se tournaient vers la cuisine, à certaines bouffées chaudes.

— Peut-on vous donner un coup de main? cria Virginie.

Elle quitta sa chaise, passa dans la pièce voisine. Toutes les femmes, une à une, la suivirent. Elles entourèrent la rôtissoire, elles regardèrent avec un intérêt profond Gervaise et maman Coupeau qui tiraient sur la bête. Puis, une clameur s'éleva, où l'on distinguait les voix aiguës et les sauts de joie des enfants. Et il y eut une rentrée triomphale: Gervaise portait l'oie, les bras raidis, la face suante, épanouie dans un large rire silencieux; les femmes marchaient derrière elle, riaient comme elle; tandis que Nana, tout au bout, les yeux démesurément ouverts, se haussait pourvoir. Quand l'oie fut sur la table, énorme, dorée, ruisselante de jus, on ne l'attaqua pas tout de suite. C'était un étonnement, une surprise respectueuse, qui avait coupé la voix à la société. On se la montrait avec des clignements d'yeux et des hochements de menton. Sacré mâtin! quelle dame! quelles cuisses et quel ventre!

— Elle ne s'est pas engraissée à lécher les murs, celle-là! dit
Boche.

Alors, on entra dans des détails sur la bête. Gervaise précisa des faits: la bête était la plus belle pièce qu'elle eût trouvée chez le marchand de volailles du faubourg Poissonnière; elle pesait douze livres et demie à la balance du charbonnier; on avait brûlé un boisseau de charbon pour la faire cuire, et elle venait de rendre trois bols de graisse. Virginie l'interrompit pour se vanter d'avoir vu la bête crue: on l'aurait mangée comme ça, disait-elle, tant la peau était fine et blanche, une peau de blonde, quoi! Tous les hommes riaient avec une gueulardise polissonne, qui leur gonflait les lèvres. Cependant, Lorilleux et madame Lorilleux pinçaient le nez, suffoqués de voir une oie pareille sur la table de la Banban.

— Eh bien! voyons, on ne va pas la manger entière, finit par dire la blanchisseuse. Qui est-ce qui coupe?… Non, non, pas moi! C'est trop gros, ça me fait peur.

Coupeau s'offrait. Mon Dieu! c'était bien simple: on empoignait les membres, on tirait dessus; les morceaux restaient bons tout de même. Mais on se récria, on reprit de force le couteau de cuisine au zingueur; quand il découpait, il faisait un vrai cimetière dans le plat. Pendant un moment, on chercha un homme de bonne volonté. Enfin, madame Lerat dit d'une voix aimable:

— Écoutez, c'est à monsieur Poisson… certainement, à monsieur
Poisson…

Et, comme la société semblait ne pas comprendre, elle ajouta avec une intention plus flatteuse encore:

— Bien sûr, c'est à monsieur Poisson, qui a l'usage des armes.

Et elle passa au sergent de ville le couteau de cuisine qu'elle tenait à la main. Toute la table eut un rire d'aise et d'approbation. Poisson inclina la tête avec une raideur militaire et prit l'oie devant lui. Ses voisines, Gervaise et madame Boche, s'écartèrent, firent de la place à ses coudes. Il découpait lentement, les gestes élargis, les yeux fixés sur la bête, comme pour la clouer au fond du plat. Quand il enfonça le couteau dans la carcasse, qui craqua, Lorilleux eut un élan de patriotisme. Il cria:

— Hein! si c'était un Cosaque!

— Est-ce que vous vous êtes battu avec des Cosaques, monsieur
Poisson? demanda madame Boche.

— Non, avec des Bédouins, répondit le sergent de ville, qui détachait une aile. Il n'y a plus de Cosaques.

Mais un gros silence se fit. Les têtes s'allongeaient, les regards suivaient le couteau. Poisson ménageait une surprise. Brusquement, il donna un dernier coup; l'arrière-train de la bête se sépara et se tint debout, le croupion en l'air: c'était le bonnet d'évêque. Alors, l'admiration éclata. Il n'y avait que les anciens militaires pour être aimables en société. Cependant, l'oie venait de laisser échapper un flot de jus par le trou béant de son derrière; et Boche rigolait.

— Moi, je m'abonne, murmura-t-il, pour qu'on me fasse comme ça pipi dans la bouche.

— Oh! le sale! crièrent les dames. Faut-il être sale!

— Non, je ne connais pas d'homme aussi dégoûtant! dit madame Boche, plus furieuse que les autres. Tais-toi, entends-tu! Tu dégoûterais une armée… Vous savez que c'est pour tout manger!

A ce moment, Clémence répétait, au milieu du bruit, avec insistance:

— Monsieur Poisson, écoutez, monsieur Poisson… Vous me garderez le croupion, n'est-ce pas?

— Ma chère, le croupion vous revient de droit, dit madame Lerat, de son air discrètement égrillard.

Pourtant, l'oie était découpée. Le sergent de ville, après avoir laissé la société admirer le bonnet d'évêque pendant quelques minutes, venait d'abattre les morceaux et de les ranger autour du plat. On pouvait se servir. Mais les dames, qui dégrafaient leur robe, se plaignaient de la chaleur. Coupeau cria qu'on était chez soi, qu'il emmiellait les voisins; et il ouvrit toute grande la porte de la rue, la noce continua au milieu du roulement des fiacres et de la bousculade des passants sur les trottoirs. Alors, les mâchoires reposées, un nouveau trou dans l'estomac, on recommença à dîner, on tomba sur l'oie furieusement. Rien qu'à attendre et à regarder découper la bête, disait ce farceur de Boche, ça lui avait fait descendre la blanquette et l'épinée dans les mollets.

Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette; c'est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s'être jamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée; et elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d'ailleurs, s'emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne! Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur son assiette. C'était même touchant de regarder cette gourmande s'enlever un bout d'aile de la bouche, pour le donner au vieux, qui ne semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse, abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût du pain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient voulu de la carcasse; la carcasse, c'est le morceau des dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient des os, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait la viande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie; si bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s'arrêter, parce qu'elle en avait assez comme ça: une fois déjà, pour avoir trop mangé d'oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu! si elle ne le décrottait pas, elle n'était pas une femme. Est-ce que l'oie avait jamais fait du mal à quelqu'un? Au contraire, l'oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé; et, pour crâner, il s'enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah! nom de Dieu! oui, on s'en flanqua une bosse! Quand on y est, on y est, n'est-ce pas? et si l'on ne se paie qu'un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s'en fourrer jusqu'aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu'on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité.

Et le vin donc, mes enfants! ça coulait autour de la table comme l'eau coule à la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu'il a plu et que la terre a soif. Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge écumer; et quand un litre était vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser du geste familier aux femmes qui traient les vaches. Encore une négresse qui avait la gueule cassée! Dans un coin de la boutique, le tas des négresses mortes grandissait, un cimetière de bouteilles sur lequel on poussait les ordures de la nappe. Madame Putois ayant demandé de l'eau, le zingueur indigné venait d'enlever lui-même les carafes. Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l'eau? Elle voulait donc avoir des grenouilles dans l'estomac? Et les verres se vidaient d'une lampée, on entendait le liquide jeté d'un trait tomber dans la gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de descente, les jours d'orage. Il pleuvait du piqueton, quoi? un piqueton qui avait d'abord un goût de vieux tonneau, mais auquel on s'habituait joliment, à ce point qu'il finissait par sentir la noisette. Ah! Dieu de Dieu! les jésuites avaient beau dire, le jus de la treille était tout de même une fameuse invention! La société riait, approuvait; car, enfin, l'ouvrier n'aurait pas pu vivre sans le vin, le papa Noé devait avoir planté la vigne pour les zingueurs, les tailleurs et les forgerons. Le vin décrassait et reposait du travail, mettait le feu au ventre des fainéants; puis, lorsque le farceur vous jouait des tours, eh bien! le roi n'était pas votre oncle, Paris vous appartenait. Avec ça que l'ouvrier, échiné, sans le sou, méprisé par les bourgeois, avait tant de sujets de gaieté, et qu'on était bienvenu de lui reprocher une cocarde de temps à autre, prise à la seule fin de voir la vie en rose! Hein! à cette heure, justement, est-ce qu'on ne se fichait pas de l'empereur? Peut-être bien que l'empereur lui aussi était rond, mais ça n'empêchait pas, on se fichait de lui, on le défiait bien d'être plus rond et de rigoler davantage. Zut pour les aristos! Coupeau envoyait le monde à la balançoire. Il trouvait les femmes chouettes, il tapait sur sa poche où trois sous se battaient, en riant comme s'il avait remué des pièces de cent sous à la pelle. Goujet lui-même, si sobre d'habitude, se piquait le nez. Les yeux de Boche se rapetissaient, ceux de Lorilleux devenaient pâles, tandis que Poisson roulait des regards de plus en plus sévères dans sa face bronzée d'ancien soldat. Ils étaient déjà soûls comme des tiques. Et les dames avaient leur pointe, oh! une culotte encore légère, le vin pur aux joues, avec un besoin de se déshabiller qui leur faisait enlever leur fichu; seule, Clémence commençait à n'être plus convenable. Mais, brusquement, Gervaise se souvint des six bouteilles de vin cacheté; elle avait oublié de les servir avec l'oie; elle les apporta, on emplit les verres. Alors, Poisson se souleva et dit, son verre à la main:

— Je bois à la santé de la patronne.

Toute la société, avec un fracas de chaises remuées, se mit debout; les bras se tendirent, les verres se choquèrent, au milieu d'une clameur.

— Dans cinquante ans d'ici! cria Virginie.

— Non, non, répondit Gervaise émue et souriante, je serais trop vieille. Allez, il vient un jour où l'on est content de partir.

Cependant, par la porte grande ouverte, le quartier regardait et était de la noce. Des passants s'arrêtaient dans le coup de lumière élargi sur les pavés, et riaient d'aise, à voir ces gens avaler de si bon coeur. Les cochers, penchés sur leurs sièges, fouettant leurs rosses, jetaient un regard, lâchaient une rigolade: « Dis donc, tu ne paies rien?… Ohé! la grosse mère, je vas chercher l'accoucheuse!… » Et l'odeur de l'oie réjouissait et épanouissait la rue; les garçons de l'épicier croyaient manger de la bête, sur le trottoir d'en face; la fruitière et la tripière, à chaque instant, venaient se planter devant leur boutique, pour renifler en l'air, en se léchant les lèvres. Positivement, la rue crevait d'indigestion. Mesdames Cudorge, la mère et la fille, les marchandes de parapluies d'à côté, qu'on n'apercevait jamais, traversèrent la chaussée l'une derrière l'autre, les yeux en coulisse, rouges comme si elles avaient fait des crêpes. Le petit bijoutier, assis à son établi, ne pouvait plus travailler, soûl d'avoir compté les litres, très excité au milieu de ses coucous joyeux. Oui, les voisins en fumaient! criait Coupeau. Pourquoi donc se serait-on caché? La société, lancée, n'avait plus honte de se montrer à table; au contraire, ça la flattait et réchauffait, ce monde attroupé, béant de gourmandise; elle aurait voulu enfoncer la devanture, pousser le couvert jusqu'à la chaussée, se payer là le dessert, sous le nez du public, dans le branle du pavé. On n'était pas dégoûtant à voir, n'est-ce pas? Alors, on n'avait pas besoin de s'enfermer comme des égoïstes. Coupeau, voyant le petit horloger cracher là-bas des pièces de dix sous, lui montra de loin une bouteille; et, l'autre ayant accepté de la tête, il lui porta la bouteille et un verre. Une fraternité s'établissait avec la rue. On trinquait à ceux qui passaient. On appelait les camarades qui avaient l'air bon zig. Le gueuleton s'étalait, gagnait de proche en proche, tellement que le quartier de la Goutte-d'Or entier sentait la boustifaille et se tenait le ventre, dans un bacchanal de tous les diables.

Depuis un instant, madame Vigouroux, la charbonnière, passait et repassait devant la porte.

— Eh! madame Vigouroux! madame Vigouroux! hurla la société.

Elle entra, avec un rire de bête, débarbouillée, grasse à crever son corsage. Les hommes aimaient à la pincer, parce qu'ils pouvaient la pincer partout, sans jamais rencontrer un os. Boche la fit asseoir près de lui; et, tout de suite, sournoisement, il prit son genou, sous la table. Mais elle, habituée à ça, vidait tranquillement un verre de vin, en racontant que les voisins étaient aux fenêtres, et que des gens, dans la maison, commençaient à se fâcher.

— Oh! ça, c'est notre affaire, dit madame Boche. Nous sommes les concierges, n'est-ce pas? Eh bien, nous répondons de la tranquillité… Qu'ils viennent se plaindre, nous les recevrons joliment.

Dans la pièce du fond, il venait d'y avoir une bataille furieuse entre Nana et Augustine, à propos de la rôtissoire, que toutes les deux voulaient torcher. Pendant un quart d'heure, la rôtissoire avait rebondi sur le carreau, avec un bruit de vieille casserole. Maintenant, Nana soignait le petit Victor, qui avait un os d'oie dans le gosier; elle lui fourrait les doigts sous le menton, en le forçant à avaler de gros morceaux de sucre, comme médicament. Ça ne l'empêchait pas de surveiller la grande table. Elle venait à chaque instant demander du vin, du pain, de la viande, pour Étienne et Pauline.

— Tiens! crève! lui disait sa mère. Tu me ficheras la paix, peut-être!

Les enfants ne pouvaient plus avaler, mais ils mangeaient tout de même, en tapant leur fourchette sur un air de cantique, afin de s'exciter.

Au milieu du bruit, cependant, une conversation s'était engagée entre le père Bru et maman Coupeau. Le vieux, que la nourriture et le vin laissaient blême, parlait de ses fils morts en Crimée. Ah! si les petits avaient vécu, il aurait eu du pain tous les jours. Mais maman Coupeau, la langue un peu épaisse, se penchant, lui disait:

— On a bien du tourment avec les enfants, allez! Ainsi, moi, j'ai l'air d'être heureuse ici, n'est-ce pas? eh bien! je pleure plus d'une fois… Non, ne souhaitez pas d'avoir des enfants.

Le père Bru hochait la tête.

— On ne veut plus de moi nulle part pour travailler, murmura-t-il. Je suis trop vieux. Quand j'entre dans un atelier, les jeunes rigolent et me demandent si c'est moi qui ai verni les bottes d'Henri IV… L'année dernière, j'ai encore gagné trente sous par jour à peindre un pont; il fallait rester sur le dos, avec la rivière qui coulait en bas. Je tousse depuis ce temps… Aujourd'hui, c'est fini, on m'a mis à la porte de partout.

Il regarda ses pauvres mains raidies et ajouta:

— Ça se comprend, puisque je ne suis bon à rien. Ils ont raison, je ferais comme eux… Voyez-vous, le malheur, c'est que je ne sois pas mort. Oui, c'est ma faute. On doit se coucher et crever, quand on ne peut plus travailler.

— Vraiment, dit Lorilleux qui écoutait, je ne comprends pas comment le gouvernement ne vient pas au secours des invalides du travail… Je lisais ça l'autre jour dans un journal.

Mais Poisson crut devoir défendre le gouvernement.

— Les ouvriers ne sont pas des soldats, déclara-t-il. Les Invalides sont pour les soldats… Il ne faut pas demander des choses impossibles.

Le dessert était servi. Au milieu, il y avait un gâteau de Savoie, en forme de temple, avec un dôme à côtes de melon; et, sur le dôme, se trouvait plantée une rose artificielle, près de laquelle se balançait un papillon en papier d'argent, au bout d'un fil de fer. Deux gouttes de gomme, au coeur de la fleur, imitaient deux gouttes de rosée. Puis, à gauche, un morceau de fromage blanc nageait dans un plat creux; tandis que, dans un autre plat, à droite, s'entassaient de grosses fraises meurtries dont le jus coulait. Pourtant, il restait de la salade, de larges feuilles de romaine trempées d'huile.

— Voyons, madame Boche, dit obligeamment Gervaise, encore un peu de salade. C'est votre passion, je le sais.

— Non, non, merci! j'en ai jusque-là, répondit la concierge.

La blanchisseuse s'étant tournée du côté de Virginie, celle-ci fourra son doigt dans sa bouche, comme pour toucher la nourriture.

— Vrai, je suis pleine, murmura-t-elle. Il n'y a plus de place. Une bouchée n'entrerait pas.

— Oh! en vous forçant un peu, reprit Gervaise qui souriait. On a toujours un petit trou. La salade, ça se mange sans faim… Vous n'allez pas laisser perdre de la romaine?

— Vous la mangerez confite demain, dit madame Lerat. C'est meilleur confit.

Ces dames soufflaient, en regardant d'un air de regret le saladier. Clémence raconta qu'elle avait un jour avalé trois bottes de cresson à son déjeuner. Madame Putois était plus forte encore, elle prenait des têtes de romaine sans les éplucher; elle les broutait comme ça, à la croque-au-sel. Toutes auraient vécu de salade, s'en seraient payé des baquets. Et, cette conversation aidant, ces dames finirent le saladier.

— Moi, je me mettrais à quatre pattes dans un pré, répétait la concierge, la bouche pleine.

Alors, on ricana devant le dessert. Ça ne comptait pas, le dessert. Il arrivait un peu tard, mais ça ne faisait rien, on allait tout de même le caresser. Quand on aurait dû éclater comme des bombes, on ne pouvait pas se laisser embêter par des fraises et du gâteau. D'ailleurs, rien ne pressait, on avait le temps, la nuit entière si l'on voulait. En attendant, on emplit les assiettes de fraises et de fromage blanc. Les hommes allumaient des pipes; et, comme les bouteilles cachetées étaient vides, ils revenaient aux litres, ils buvaient du vin en fumant. Mais on voulut que Gervaise coupât tout de suite le gâteau de Savoie. Poisson, très galant, se leva pour prendre la rose, qu'il offrit à la patronne, aux applaudissements de la société. Elle dut l'attacher avec une épingle, sur le sein gauche, du côté du coeur. A chacun de ses mouvements, le papillon voltigeait.

— Dites donc! s'écria Lorilleux, qui venait de faire une découverte, mais c'est sur votre établi que nous mangeons!… Ah bien! on n'a peut-être jamais autant travaillé dessus!

Cette plaisanterie méchante eut un grand succès. Les allusions spirituelles se mirent à pleuvoir: Clémence n'avalait plus une cuillerée de fraises, sans dire qu'elle donnait un coup de fer; madame Lerat prétendait que le fromage blanc sentait l'amidon; tandis que madame Lorilleux, entre ses dents, répétait que c'était trouvé, bouffer si vite l'argent, sur les planches où l'on avait eu tant de peine à le gagner. Une tempête de rires et de cris montait.

Mais, brusquement, une voix forte imposa silence à tout le monde. C'était Boche, debout, prenant un air déhanché et canaille, qui chantait le Volcan d'amour ou le Troupier séduisant.

     C'est moi, Blavin, que je séduis les belles…

Un tonnerre de bravos accueillit le premier couplet. Oui, oui, on allait chanter! Chacun dirait la sienne. C'était plus amusant que tout. Et la société s'accouda sur la table, se renversa contre les dossiers des chaises, hochant le menton aux bons endroits, buvant un coup aux refrains. Cet animal de Boche avait la spécialité des chansons comiques. Il aurait fait rire les carafes, quand il imitait le tourlourou, les doigts écartés, le chapeau en arrière. Tout de suite après le Volcan d'amour, il entama la Baronne de Follebiche, un de ses succès. Lorsqu'il arriva au troisième couplet, il se retourna vers Clémence, il murmura d'une voix ralentie et voluptueuse:

     La baronne avait du monde,
     Mais c'étaient ses quatre soeurs,
     Dont trois brunes, l'autre blonde,
     Qu'avaient huit-z-yeux ravisseurs.

Alors, la société, enlevée, alla au refrain. Les hommes marquaient la mesure à coups de talons. Les dames avaient pris leur couteau et tapaient en cadence sur leur verre. Tous gueulaient:

     Sapristi! qu'est-ce qui paiera
     La goutte à la pa.., à la pa.. pa..,
     Sapristi! qu'est-ce qui paiera
     La goutte à la pa.., à la patrou..ou..ouille!

Les vitres de la boutique sonnaient, le grand souffle des chanteurs faisait envoler les rideaux de mousseline. Cependant, Virginie avait déjà disparu deux fois, et s'était, en rentrant, penchée à l'oreille de Gervaise, pour lui donner tout bas un renseignement. La troisième fois, lorsqu'elle revint, au milieu du tapage, elle lui dit:

— Ma chère, il est toujours chez François, il fait semblant de lire le journal… Bien sûr, il y a quelque coup de mistoufle.

Elle parlait de Lantier. C'était lui qu'elle allait ainsi guetter. A chaque nouveau rapport, Gervaise devenait grave.

— Est-ce qu'il est soûl? demanda-t-elle à Virginie.

— Non, répondit la grande brune. Il a l'air rassis. C'est ça surtout qui est inquiétant. Hein! pourquoi reste-t-il chez le marchand de vin, s'il est rassis?…. Mon Dieu! mon Dieu! pourvu qu'il n'arrive rien!

La blanchisseuse, très inquiète, la supplia de se taire. Un profond silence, tout d'un coup, s'était fait. Madame Putois venait de se lever et chantait: A l'abordage! Les convives, muets et recueillis, la regardaient; même Poisson avait posé sa pipe au bord de la table, pour mieux l'entendre. Elle se tenait raide, petite et rageuse, la face blême sous son bonnet noir; elle lançait son poing gauche en avant avec une fierté convaincue, en grondant d'une voix plus grosse qu'elle:

     Qu'un forban téméraire
     Nous chasse vent arrière!
     Malheur au flibustier!
     Pour lui point de quartier!
     Enfants, aux caronades!
     Rhum à pleines rasades!
     Pirates et forbans
     Sont gibiers de haubans!

Ça, c'était du sérieux. Mais, sacré mâtin! ça donnait une vraie idée de la chose. Poisson, qui avait voyagé sur mer, dodelinait de la tête pour approuver les détails. On sentait bien, d'ailleurs, que cette chanson-là était dans le sentiment de madame Putois. Coupeau se pencha pour raconter comment madame Putois avait un soir, rue Poulet, souffleté quatre hommes qui voulaient la déshonorer.

Cependant, Gervaise, aidée de maman Coupeau, servit le café, bien qu'on mangeât encore du gâteau de Savoie. On ne la laissa pas se rasseoir; on lui criait que c'était son tour. Et elle se défendit, la figure blanche, l'air mal à son aise; même on lui demanda si l'oie ne l'incommodait pas, par hasard. Alors, elle dit: Ah! laissez-moi dormir! d'une voix faible et douce; quand elle arrivait au refrain, à ce souhait d'un sommeil peuplé de beaux rêves, ses paupières se fermaient un peu, son regard noyé se perdait dans le noir, du côté de la rue. Tout de suite après, Poisson salua les dames d'un brusque signe de tête et entonna une chanson à boire, les Vins de France; mais il chantait comme une seringue; le dernier couplet seul, le couplet patriotique, eut du succès, parce qu'en parlant du drapeau tricolore, il leva son verre très haut, le balança et finit par le vider au fond de sa bouche grande ouverte. Puis, des romances se succédèrent; il fut question de Venise et des gondoliers dans la barcarole de madame Boche, de Séville et des Andalouses dans le boléro de madame Lorilleux, tandis que Lorilleux alla jusqu'à parler des parfums de l'Arabie, à propos des amours de Fatma la danseuse. Autour de la table grasse, dans l'air épaissi d'un souffle d'indigestion, s'ouvraient des horizons d'or, passaient des cous d'ivoire, des chevelures d'ébène, des baisers sous la lune aux sons des guitares, des bayadères semant sous leurs pas une pluie de perles et de pierreries; et les hommes fumaient béatement leurs pipes, les dames gardaient un sourire inconscient de jouissance, tous croyaient être là-bas, en train de respirer de bonnes odeurs. Lorsque Clémence se mit à roucouler: Faites un nid, avec un tremblement de la gorge, ça causa aussi beaucoup de plaisir; car ça rappelait la campagne, les oiseaux légers, les danses sous la feuillée, les fleurs au calice de miel, enfin ce qu'on voyait au bois de Vincennes, les jours où l'on allait tordre le cou à un lapin. Mais Virginie ramena la rigolade avec Mon petit riquiqui; elle imitait la vivandière, une main repliée sur la hanche, le coude arrondi; elle versait la goutte de l'autre main, dans le vide, en tournant le poignet. Si bien que la société supplia alors maman Coupeau de chanter la Souris. La vieille femme refusait, jurant qu'elle ne savait pas cette polissonnerie-là. Pourtant, elle commença de son filet de voix cassé; et son visage ridé, aux petits yeux vifs, soulignait les allusions, les terreurs de mademoiselle Lise serrant ses jupes à la vue de la souris. Toute la table riait; les femmes ne pouvaient pas tenir leur sérieux, jetant à leurs voisins des regards luisants; ce n'était pas sale, après tout, il n'y avait pas de mots crus. Boche, pour dire le vrai, faisait la souris le long des mollets de la charbonnière. Ça aurait pu devenir du vilain, si Goujet, sur un coup d'oeil de Gervaise, n'avait ramené le silence et le respect avec les Adieux d'Abd-el-Kader, qu'il grondait de sa voix de basse. Celui-là possédait un creux solide, par exemple! Ça sortait de sa belle barbe jaune étalée, comme d'une trompette en cuivre. Quand il lança le cri: « O ma noble compagne! » en parlant de la noire jument du guerrier, les coeurs battirent, on l'applaudit sans attendre la fin, tant il avait crié fort.

-A vous, père Bru, à vous! dit maman Coupeau. Chantez la vôtre. Les anciennes sont les plus jolies, allez!

Et la société se tourna vers le vieux, insistant, l'encourageant. Lui, engourdi, avec son masque immobile de peau tannée, regardait le monde, sans paraître comprendre. On lui demanda s'il connaissait les Cinq voyelles. Il baissa le menton; il ne se rappelait plus; toutes les chansons du bon temps se mêlaient dans sa caboche. Comme on se décidait à le laisser tranquille, il parut se souvenir, et bégaya d'une voix caverneuse:

     Trou la la, trou la la,
     Trou la, trou la, trou la la!

Sa face s'animait, ce refrain devait éveiller en lui de lointaines gaietés, qu'il goûtait seul, écoutant sa voix de plus en plus sourde, avec un ravissement d'enfant.

     Trou la la, trou la la,
     Trou la, trou la, trou la la!

— Dites donc, ma chère, vint murmurer Virginie à l'oreille de Gervaise, vous savez que j'en arrive encore. Ça me taquinait… Eh bien! Lantier a filé de chez François.

— Vous ne l'avez pas rencontré dehors? demanda la blanchisseuse.

— Non, j'ai marché vite, je n'ai pas eu l'idée de voir.

Mais Virginie, qui levait les yeux, s'interrompit et poussa un soupir étouffé.

— Ah! mon Dieu!… Il est là, sur le trottoir d'en face; il regarde ici.

Gervaise, toute saisie, hasarda un coup d'oeil. Du monde s'était amassé dans la rue, pour entendre la société chanter. Les garçons épiciers, la tripière, le petit horloger faisaient un groupe, semblaient être au spectacle. Il y avait des militaires, des bourgeois en redingote, trois petites filles de cinq ou six ans, se tenant par la main, très graves, émerveillées. Et Lantier, en effet, se trouvait planté là au premier rang, écoutant et regardant d'un air tranquille. Pour le coup, c'était du toupet. Gervaise sentit un froid lui monter des jambes au coeur, et elle n'osait plus bouger, pendant que le père Bru continuait:

     Trou la la, trou la la,
     Trou la, trou la, trou la la!

— Ah bien! non, mon vieux, il y en a assez! dit Coupeau. Est-ce que vous la savez tout entière?… Vous nous la chanterez un autre jour, hein! quand nous serons trop gais.

Il y eut des rires. Le vieux resta court, fit de ses yeux pâles le tour de la table, et reprit son air de brute songeuse. Le café était bu, le zingueur avait redemandé du vin. Clémence venait de se remettre à manger des fraises. Pendant un instant, les chansons cessèrent, on parlait d'une femme qu'on avait trouvée pendue le matin, dans la maison d'à côté. C'était le tour de madame Lerat, mais il lui fallait des préparatifs. Elle trempa le coin de sa serviette dans un verre d'eau et se l'appliqua sur les tempes, parce qu'elle avait trop chaud. Ensuite, elle demanda une larme d'eau-de-vie, la but, s'essuya longuement les lèvres.

— L'Enfant du bon Dieu, n'est-ce pas? murmura-t-elle, l'Enfant du bon Dieu

Et, grande, masculine, avec son nez osseux et ses épaules carrées de gendarme, elle commença:

     L'enfant perdu que sa mère abandonne,
     Trouve toujours un asile au saint lieu.
     Dieu qui le voit le défend de son trône.
     L'enfant perdu, c'est l'enfant du bon Dieu.

Sa voix tremblait sur certains mots, traînait en notes mouillées; elle levait en coin ses yeux vers le ciel, pendant que sa main droite se balançait devant sa poitrine et s'appuyait sur son coeur, d'un geste pénétré. Alors, Gervaise, torturée par la présence de Lantier, ne put retenir ses pleurs; il lui semblait que la chanson disait son tourment, qu'elle était cette enfant perdue, abandonnée, dont le bon Dieu allait prendre la défense. Clémence, très soûle, éclata brusquement en sanglots; et, la tête tombée au bord de la table, elle étouffait ses hoquets dans la nappe. Un silence frissonnant régnait. Les dames avaient tiré leur mouchoir, s'essuyaient les yeux, la face droite, en s'honorant de leur émotion. Les hommes, le front penché, regardaient fixement devant eux, les paupières battantes. Poisson, étranglant et serrant les dents, cassa à deux reprises des bouts de pipe, et les cracha par terre, sans cesser de fumer. Boche, qui avait laissé sa main sur le genou de la charbonnière, ne la pinçait plus, pris d'un remords et d'un respect vagues; tandis que deux grosses larmes descendaient le long de ses joues. Ces noceurs-là étaient raides comme la justice et tendres comme des agneaux. Le vin leur sortait par les yeux, quoi! Quand le refrain recommença, plus ralenti et plus larmoyant, tous se lâchèrent, tous viaupèrent dans leurs assiettes, se déboutonnant le ventre, crevant d'attendrissement.

Mais Gervaise et Virginie, malgré elles, ne quittaient plus du regard le trottoir d'en face. Madame Boche, à son tour, aperçut Lantier, et laissa échapper un léger cri, sans cesser de se barbouiller de ses larmes. Alors, toutes trois eurent des figures anxieuses, en échangeant d'involontaires signes de tête. Mon Dieu! si Coupeau se retournait, si Coupeau voyait l'autre! Quelle tuerie! quel carnage! Et elles firent si bien, que le zingueur leur demanda:

— Qu'est-ce que vous regardez donc?

Il se pencha, il reconnut Lantier.

— Nom de Dieu! c'est trop fort, murmura-t-il. Ah! le sale mufe, ah! le sale mufe… Non, c'est trop fort, ça va finir…

Et, comme il se levait en bégayant des menaces atroces, Gervaise le supplia à voix basse.

— Écoute, je t'en supplie… Laisse le couteau… Reste à ta place, ne fais pas un malheur.

Virginie dut lui enlever le couteau qu'il avait pris sur la table. Mais elle ne put l'empêcher de sortir et de s'approcher de Lantier. La société, dans son émotion croissante, ne voyait rien, pleurait plus fort, pendant que madame Lerat chantait, avec une expression déchirante:

     Orpheline, on l'avait perdue,
     Et sa voix n'était entendue
     Que des grands arbres et du vent.

Le dernier vers passa comme un souffle lamentable de tempête. Madame Putois, en train de boire, fut si touchée, qu'elle renversa son vin sur la nappe. Cependant, Gervaise demeurait glacée, un poing serré contre la bouche pour ne pas crier, clignant les paupières d'épouvante, s'attendant à voir, d'une seconde à l'autre, l'un des deux hommes, là-bas, tomber assommé au milieu de la rue. Virginie et madame Boche suivaient aussi la scène, profondément intéressées. Coupeau, surpris par le grand air, avait failli s'asseoir dans le ruisseau, en voulant se jeter sur Lantier. Celui-ci, les mains dans les poches, s'était simplement écarté. Et les deux hommes maintenant s'engueulaient, le zingueur surtout habillait l'autre proprement, le traitait de cochon malade, parlait de lui manger les tripes. On entendait le bruit enragé des voix, on distinguait des gestes furieux, comme s'ils allaient se dévisser les bras, à force de claques. Gervaise défaillait, fermait les yeux, parce que ça durait trop longtemps et qu'elle les croyait toujours sur le point de s'avaler le nez, tant ils se rapprochaient, la figure dans la figure. Puis, comme elle n'entendait plus rien, elle rouvrit les yeux, elle resta toute bête, en les voyant causer tranquillement.

La voix de madame Lerat s'élevait, roucoulante et pleurarde, commençant un couplet:

     Le lendemain, à demi morte,
     On recueillit la pauvre enfant…

— Y a-t-il des femmes qui sont garces, tout de même! dit madame
Lorilleux, au milieu de l'approbation générale.

Gervaise avait échangé un regard avec madame Boche et Virginie. Ça s'arrangeait donc? Coupeau et Lantier continuaient de causer au bord du trottoir. Ils s'adressaient encore des injures, mais amicalement. Ils s'appelaient « sacré animal », d'un ton où perçait une pointe de tendresse. Comme on les regardait, ils finirent par se promener doucement côte à côte, le long des maisons, tournant sur eux-mêmes tous les dix pas. Une conversation très-vive s'était engagée. Brusquement, Coupeau parut se fâcher de nouveau, tandis que l'autre refusait, se faisait prier. Et ce fut le zingueur qui poussa Lantier et le força à traverser la rue, pour entrer dans la boutique.

— Je vous dis que c'est de bon coeur! criait-il. Vous boirez un verre de vin… Les hommes sont des hommes, n'est-ce pas? On est fait pour se comprendre…

Madame Lerat achevait le dernier refrain. Les dames répétaient toutes ensemble, en roulant leurs mouchoirs:

      L'enfant perdu, c'est l'enfant du bon Dieu.

On complimenta beaucoup la chanteuse, qui s'assit en affectant d'être brisée. Elle demanda à boire quelque chose, parce qu'elle mettait trop de sentiment dans cette chanson-là, et qu'elle avait toujours peur de se décrocher un nerf. Toute la table, cependant, fixait les yeux sur Lantier, assis paisiblement à côté de Coupeau, mangeant déjà la dernière part du gâteau de Savoie, qu'il trempait dans un verre de vin. En dehors de Virginie et de madame Boche, personne ne le connaissait. Les Lorilleux flairaient bien quelque mic-mac; mais ils ne savaient pas, ils avaient pris un air pincé. Goujet, qui s'était aperçu de l'émotion de Gervaise, regardait le nouveau venu de travers. Comme un silence gêné se faisait, Coupeau dit simplement:

— C'est un ami.

Et, s'adressant à sa femme:

— Voyons, remue-toi donc!… Peut-être qu'il y a encore du café chaud.

Gervaise les contemplait l'un après l'autre, douce et stupide. D'abord, quand son mari avait poussé son ancien amant dans la boutique, elle s'était pris la tête entre les deux poings, du même geste instinctif que les jours de gros orage, à chaque coup de tonnerre. Ça ne lui semblait pas possible; les murs allaient tomber et écraser tout le monde. Puis, en voyant les deux hommes assis, sans que même les rideaux de mousseline eussent bougé, elle avait subitement trouvé ces choses naturelles. L'oie la gênait un peu; elle en avait trop mangé, décidément, et ça l'empêchait de penser. Une paresse heureuse l'engourdissait, la tenait tassée au bord de la table, avec le seul besoin de n'être pas embêtée. Mon Dieu! à quoi bon se faire de la bile, lorsque les autres ne s'en font pas, et que les histoires paraissent s'arranger d'elles-mêmes, à la satisfaction générale? Elle se leva pour aller voir s'il restait du café.

Dans la pièce du fond, les enfants dormaient. Ce louchon d'Augustine les avait terrorisés pendant tout le dessert, leur chipant leurs fraises, les intimidant par des menaces abominables. Maintenant, elle était très malade, accroupie sur un petit banc, la figure blanche, sans rien dire. La grosse Pauline avait laissé tomber sa tête contre l'épaule d'Étienne, endormi lui-même au bord de la table. Nana se trouvait assise sur la descente de lit, auprès de Victor, qu'elle tenait contre elle, un bras passé autour de son cou; et, ensommeillée, les yeux fermés, elle répétait d'une voix faible et continue:

— Oh! maman, j'ai bobo… oh! maman, j'ai bobo…

— Pardi! murmura Augustine, dont la tête roulait sur les épaules, ils sont paf; ils ont chanté comme les grandes personnes.

Gervaise reçut un nouveau coup, à la vue d'Étienne. Elle se sentit étouffer, en songeant que le père de ce gamin était là, à côté, en train de manger du gâteau, sans qu'il eût seulement témoigné le désir d'embrasser le petit. Elle fut sur le point de réveiller Étienne, de l'apporter dans ses bras. Puis, une fois encore, elle trouva très bien la façon tranquille dont s'arrangeaient les choses. Il n'aurait pas été convenable, sûrement, de troubler la fin du dîner. Elle revint avec la cafetière et servit un verre de café à Lantier, qui d'ailleurs ne semblait pas s'occuper d'elle.

— Alors, c'est mon tour, bégayait Coupeau d'une voix pâteuse. Hein! on me garde pour la bonne bouche… Eh bien! je vais vous dire Qué cochon d'enfant!

— Oui, oui, Qué cochon d'enfant! criait toute la table.

Le vacarme reprenait, Lantier était oublié. Les dames apprêtèrent leurs verres et leurs couteaux, pour accompagner le refrain. On riait à l'avance, en regardant le zingueur, qui se calait sur les jambes d'un air canaille. Il prit une voix enrouée de vieille femme.

     Tous les matins, quand je m'lève,
     J'ai l'coeur sens sus d'sous;
     J'l'envoi' chercher contr' la Grève
     Un poisson d' quatr' sous.
     Il rest' trois quarts d'heure en route,
     Et puis, en r'montant,
     I' m' lich' la moitié d' ma goutte:
     Qué cochon d'enfant!

Et les dames, tapant sur leur verre, reprirent en choeur, au milieu d'une gaieté formidable:

     Qué cochon d'enfant!
     Qué cochon d'enfant!

La rue de la Goutte-d'Or elle-même, maintenant, s'en mêlait. Le quartier chantait Qué cochon d'enfant! En face, le petit horloger, les garçons épiciers, la tripière, la fruitière, qui savaient la chanson, allaient au refrain, en s'allongeant des claques pour rire. Vrai, la rue finissait par être soûle; rien que l'odeur de noce qui sortait de chez les Coupeau, faisait festonner les gens sur les trottoirs. Il faut dire qu'à cette heure ils étaient joliment soûls, là dedans. Ça grandissait petit à petit, depuis le premier coup de vin pur après le potage. A présent, c'était le bouquet, tous braillant, tous éclatant de nourriture, dans la buée rousse des deux lampes qui charbonnaient. La clameur de cette rigolade énorme couvrait le roulement des dernières voitures. Deux sergents de ville, croyant à une émeute, accoururent; mais, en apercevant Poisson, ils eurent un petit salut d'intelligence. Ils s'éloignèrent lentement, côte à côte, le long des maisons noires.

Coupeau en était à ce couplet:

     L' dimanche, à la P'tit'-Villette,
     Après la chaleur,
     J'allons chez mon oncl' Tinette,
     Qu'est maîtr' vidangeur.
     Pour avoir des noyaux d' c'rise,
     En nous en r'tournant.
     I' s'roul' dans la marchandise:
     Qué cochon d'enfant!
     Qué cochon d'enfant!

Alors, la maison craqua, un tel gueulement monta dans l'air tiède et calme de la nuit, que ces gueulards-là s'applaudirent eux-mêmes, car il ne fallait pas espérer de pouvoir gueuler plus fort.

Personne de la société ne parvint jamais à se rappeler au juste comment la noce se termina. Il devait être très tard, voilà tout, parce qu'il ne passait plus un chat dans la rue. Peut-être bien, tout de même, qu'on avait dansé autour de la table, en se tenant par les mains. Ça se noyait dans un brouillard jaune, avec des figures rouges qui sautaient, la bouche fendue d'une oreille à l'autre. Pour sûr, on s'était payé du vin à la française vers la fin; seulement, on ne savait plus si quelqu'un n'avait pas fait la farce de mettre du sel dans les verres. Les enfants devaient s'être déshabillés et couchés seuls. Le lendemain, madame Boche se vantait d'avoir allongé deux calottes à Boche, dans un coin, où il causait de trop près avec la charbonnière; mais Boche, qui ne se souvenait de rien, traitait ça de blague. Ce que chacun déclarait peu propre, c'était la conduite de Clémence, une fille à ne pas inviter, décidément; elle avait fini par montrer tout ce qu'elle possédait, et s'était trouvée prise de mal de coeur, au point d'abîmer entièrement un des rideaux de mousseline. Les hommes, au moins, sortaient dans la rue; Lorilleux et Poisson, l'estomac dérangé, avaient filé raide jusqu'à la boutique du charcutier. Quand on a été bien élevé, ça se voit toujours. Ainsi, ces dames, madame Putois, madame Lerat et Virginie, incommodées par la chaleur, étaient simplement allées dans la pièce du fond ôter leur corset; même Virginie avait voulu s'étendre sur le lit, l'affaire d'un instant, pour empêcher les mauvaises suites. Puis, la société semblait avoir fondu, les uns s'effaçant derrière les autres, tous s'accompagnant, se noyant au fond du quartier noir, dans un dernier vacarme, une dispute enragée des Lorilleux, un « trou la la, trou la la », entêté et lugubre du père Bru. Gervaise croyait bien que Goujet s'était mis à sangloter en partant; Coupeau chantait toujours; quant à Lantier, il avait dû rester jusqu'à la fin, elle sentait même encore un souffle dans ses cheveux, à un moment, mais elle ne pouvait pas dire si ce souffle venait de Lantier ou de la nuit chaude.

Cependant, comme madame Lerat refusait de retourner aux Batignolles à cette heure, on enleva du lit un matelas qu'on étendit pour elle dans un coin de la boutique, après avoir poussé la table. Elle dormit là, au milieu des miettes du dîner. Et, toute la nuit, dans le sommeil écrasé des Coupeau, cuvant la fête, le chat d'une voisine qui avait profité d'une fenêtre ouverte, croqua les os de l'oie, acheva d'enterrer la bête, avec le petit bruit de ses dents fines.

VIII

Le samedi suivant, Coupeau, qui n'était pas rentré dîner, amena Lantier vers dix heures. Ils avaient mangé ensemble des pieds de mouton, chez Thomas, à Montmartre.

— Faut pas gronder, la bourgeoise, dit le zingueur. Nous sommes sages, tu vois… Oh! il n'y a pas de danger avec lui; il vous met droit dans le bon chemin.

Et il raconta comment ils s'étaient rencontrés rue Rochechouart. Après le dîner, Lantier avait refusé une consommation au café de la Boule noire, en disant que, lorsqu'on était marié avec une femme gentille et honnête, on ne devait pas gouaper dans tous les bastringues. Gervaise écoutait avec un petit sourire. Bien sûr, non, elle ne songeait pas à gronder; elle se sentait trop gênée. Depuis la fête, elle s'attendait bien à revoir son ancien amant un jour ou l'autre; mais, à pareille heure, au moment de se mettre au lit, l'arrivée brusque des deux hommes l'avait surprise; et, les mains tremblantes, elle rattachait son chignon roulé dans son cou.

— Tu ne sais pas, reprit Coupeau, puisqu'il a eu la délicatesse de refuser dehors une consommation, tu vas nous payer la goutte… Ah! tu nous dois bien ça!

Les ouvrières étaient parties depuis longtemps. Maman Coupeau et Nana venaient de se coucher. Alors, Gervaise, qui tenait déjà un volet quand ils avaient paru, laissa la boutique ouverte, apporta sur un coin de l'établi des verres et le fond d'une bouteille de cognac. Lantier restait debout, évitait de lui adresser directement la parole. Pourtant, quand elle le servit, il s'écria:

— Une larme seulement, madame, je vous prie.

Coupeau les regarda, s'expliqua très carrément. Ils n'allaient pas faire les dindes, peut-être! Le passé était le passé, n'est-ce pas? Si on conservait de la rancune après des neuf ans et des dix ans, on finirait par ne plus voir personne. Non, non, il avait le coeur sur la main, lui! D'abord, il savait à qui il avait affaire, à une brave femme et à un brave homme, à deux amis, quoi! Il était tranquille, il connaissait leur honnêteté.

— Oh! bien sûr… bien sûr… répétait Gervaise, les paupières baissées, sans comprendre ce qu'elle disait.

— C'est une soeur, maintenant, rien qu'une soeur! murmura à son tour
Lantier.

— Donnez-vous la main, nom de Dieu! cria Coupeau, et foutons-nous des bourgeois! Quand on a de ça dans le coco, voyez-vous, on est plus chouette que les millionnaires. Moi, je mets l'amitié avant tout, parce que l'amitié, c'est l'amitié, et qu'il n'y a rien au-dessus.

Il s'enfonçait de grands coups de poing dans l'estomac, l'air si ému, qu'ils durent le calmer. Tous trois, en silence, trinquèrent et burent leur goutte. Gervaise put alors regarder Lantier à son aise; car, le soir de la fête, elle l'avait vu dans un brouillard. Il s'était épaissi, gras et rond, les jambes et les bras lourds, à cause de sa petite taille. Mais sa figure gardait de jolis traits sous la bouffissure de sa vie de fainéantise; et comme il soignait toujours beaucoup ses minces moustaches, on lui aurait donné juste son âge, trente-cinq ans. Ce jour-là, il portait un pantalon gris et un paletot gros bleu comme un monsieur, avec un chapeau rond; même il avait une montre et une chaîne d'argent, à laquelle pendait une bague, un souvenir.

— Je m'en vais, dit-il. Je reste au diable.

Il était déjà sur le trottoir, lorsque le zingueur le rappela pour lui faire promettre de ne plus passer devant la porte sans leur dire un petit bonjour. Cependant, Gervaise, qui venait de disparaître doucement, rentra en poussant devant elle Étienne, en manches de chemise, la face déjà endormie. L'enfant souriait, se frottait les yeux. Mais quand il aperçut Lantier, il resta tremblant et gêné, coulant des regards inquiets du côté de sa mère et de Coupeau.

— Tu ne reconnais pas ce monsieur? demanda celui-ci.

L'enfant baissa la tête sans répondre. Puis, il eut un léger signe pour dire qu'il reconnaissait le monsieur.

— Eh bien! ne fais pas la bête, va l'embrasser.

Lantier, grave et tranquille, attendait. Lorsque Étienne se décida à s'approcher, il se courba, tendit les deux joues, puis posa lui-même un gros baiser sur le front du gamin. Alors, celui-ci osa regarder son père. Mais, tout d'un coup, il éclata en sanglots, il se sauva comme un fou, débraillé, grondé par Coupeau qui le traitait de sauvage.

— C'est l'émotion, dit Gervaise, pâle et secouée elle-même.

— Oh! il est très doux, très gentil d'habitude, expliquait Coupeau. Je l'ai crânement élevé, vous verrez… Il s'habituera à vous. Il faut qu'il connaisse les gens… Enfin, quand il n'y aurait eu que ce petit, on ne pouvait pas rester toujours brouillé, n'est-ce pas? Nous aurions dû faire ça pour lui il y a beaux jours, car je donnerais plutôt ma tête à couper que d'empêcher un père de voir son enfant.

Là-dessus, il parla d'achever la bouteille de cognac. Tous trois trinquèrent de nouveau. Lantier ne s'étonnait pas, avait un beau calme. Avant de s'en aller, pour rendre ses politesses au zingueur, il voulut absolument fermer la boutique avec lui. Puis, tapant dans ses mains par propreté, il souhaita une bonne nuit au ménage.

— Dormez bien. Je vais tâcher de pincer l'omnibus… Je vous promets de revenir bientôt.

A partir de cette soirée, Lantier se montra souvent rue de la Goutte-d'Or. Il se présentait quand le zingueur était là, demandant de ses nouvelles dès la porte, affectant d'entrer uniquement pour lui. Puis, assis contre la vitrine, toujours en paletot, rasé et peigné, il causait poliment, avec les manières d'un homme qui aurait reçu de l'instruction. C'est ainsi que les Coupeau apprirent peu à peu des détails sur sa vie. Pendant les huit dernières années, il avait un moment dirigé une fabrique de chapeaux; et quand on lui demandait pourquoi il s'était retiré, il se contentait de parler de la coquinerie d'un associé, un compatriote, une canaille qui avait mangé la maison avec les femmes. Mais son ancien titre de patron restait sur toute sa personne comme une noblesse à laquelle il ne pouvait plus déroger. Il se disait sans cesse près de conclure une affaire superbe, des maisons de chapellerie devaient l'établir, lui confier des intérêts énormes. En attendant, il ne faisait absolument rien, se promenait au soleil, les mains dans les poches, ainsi qu'un bourgeois. Les jours où il se plaignait, si l'on se risquait à lui indiquer une manufacture demandant des ouvriers, il semblait pris d'une pitié souriante, il n'avait pas envie de crever la faim, en s'échinant pour les autres. Ce gaillard-là, toutefois, comme disait Coupeau, ne vivait pas de l'air du temps. Oh! c'était un malin, il savait s'arranger, il bibelotait quelque commerce, car enfin il montrait une figure de prospérité, il lui fallait bien de l'argent pour se payer du linge blanc et des cravates de fils de famille. Un matin, le zingueur l'avait vu se faire cirer, boulevard Montmartre. La vraie vérité était que Lantier, très bavard sur les autres, se taisait ou mentait quand il s'agissait de lui. Il ne voulait même pas dire où il demeurait. Non, il logeait chez un ami, là-bas, au diable, le temps de trouver une belle situation; et il défendait aux gens de venir le voir, parce qu'il n'y était jamais.

— On rencontre dix positions pour une, expliquait-il souvent. Seulement, ce n'est pas la peine d'entrer dans des boîtes où l'on ne restera pas vingt-quatre heures… Ainsi, j'arrive un lundi chez Champion, à Montrouge. Le soir, Champion m'embête sur la politique; il n'avait pas les mêmes idées que moi. Eh bien! le mardi matin, je filais, attendu que nous ne sommes plus au temps des esclaves et que je ne veux pas me vendre pour sept francs par jour.

On était alors dans les premiers jours de novembre. Lantier apporta galamment des bouquets de violettes, qu'il distribuait à Gervaise et aux deux ouvrières. Peu à peu, il multiplia ses visites, il vint presque tous les jours. Il paraissait vouloir faire la conquête de la maison, du quartier entier; et il commença par séduire Clémence et madame Putois, auxquelles il témoignait, sans distinction d'âge, les attentions les plus empressées. Au bout d'un mois, les deux ouvrières l'adoraient. Les Boche, qu'il flattait beaucoup en allant les saluer dans leur loge, s'extasiaient sur sa politesse. Quant aux Lorilleux, lorsqu'ils surent quel était ce monsieur, arrivé au dessert, le jour de la fête, ils vomirent d'abord mille horreurs contre Gervaise, qui osait introduire ainsi son ancien individu dans son ménage. Mais, un jour, Lantier monta chez eux, se présenta si bien en leur commandant une chaîne pour une dame de sa connaissance, qu'ils lui dirent de s'asseoir et le gardèrent une heure, charmés de sa conversation; même, ils se demandaient comment un homme si distingué avait pu vivre avec la Banban. Enfin, les visites du chapelier chez les Coupeau n'indignaient plus personne et semblaient naturelles, tant il avait réussi à se mettre dans les bonnes grâces de toute la rue de la Goutte-d'Or. Goujet seul restait sombre. S'il se trouvait là, quand l'autre arrivait, il prenait la porte, pour ne pas être obligé de lier connaissance avec ce particulier.

Cependant, au milieu de cette coqueluche de tendresse pour Lantier, Gervaise, les premières semaines, vécut dans un grand trouble. Elle éprouvait au creux de l'estomac cette chaleur dont elle s'était sentie brûlée, le jour des confidences de Virginie. Sa grande peur venait de ce qu'elle redoutait d'être sans force, s'il la surprenait un soir toute seule et s'il s'avisait de l'embrasser. Elle pensait trop à lui, elle restait trop pleine de lui. Mais, lentement, elle se calma, en le voyant si convenable, ne la regardant pas en face, ne la touchant pas du bout des doigts, quand les autres avaient le dos tourné. Puis, Virginie, qui semblait lire en elle, lui faisait honte de ses vilaines pensées. Pourquoi tremblait-elle? On ne pouvait pas rencontrer un homme plus gentil. Bien sûr, elle n'avait plus rien à craindre. Et la grande brune manoeuvra un jour de façon à les pousser tous deux dans un coin et à mettre la conversation sur le sentiment. Lantier déclara d'une voix grave, en choisissant les termes, que son coeur était mort, qu'il voulait désormais se consacrer uniquement au bonheur de son fils. Il ne parlait jamais de Claude, qui était toujours dans le Midi. Il embrassait Étienne sur le front tous les soirs, ne savait que lui dire si l'enfant restait là, l'oubliait pour entrer en compliments avec Clémence. Alors, Gervaise, tranquillisée, sentit mourir en elle le passé. La présence de Lantier usait ses souvenirs de Plassans et de l'hôtel Boncoeur. A le voir sans cesse, elle ne le rêvait plus. Même elle se trouvait prise d'une répugnance à la pensée de leurs anciens rapports. Oh! c'était fini, bien fini. S'il osait un jour lui demander ça, elle lui répondrait par une paire de claques, elle instruirait plutôt son mari. Et, de nouveau, elle songeait sans remords, avec une douceur extraordinaire, à la bonne amitié de Goujet.

En arrivant un matin à l'atelier, Clémence raconta qu'elle avait rencontré la veille, vers onze heures, monsieur Lantier donnant le bras à une femme. Elle disait cela en mots très sales, avec de la méchanceté par-dessous, pour voir la tête de la patronne. Oui, monsieur Lantier grimpait la rue Notre-Dame de Lorette; la femme était blonde, un de ces chameaux du boulevard à moitié crevés, le derrière nu sous leur robe de soie. Et elle les avait suivis, par blague. Le chameau était entré chez un charcutier acheter des crevettes et du jambon. Puis, rue de La Rochefoucauld, monsieur Lantier avait posé sur le trottoir, devant la maison, le nez en l'air, en attendant que la petite, montée toute seule, lui eût fait par la fenêtre le signe de la rejoindre. Mais Clémence eût beau ajouter des commentaires dégoûtants, Gervaise continuait à repasser tranquillement une robe blanche. Par moments, l'histoire lui mettait aux lèvres un petit sourire. Ces Provençaux, disait-elle, étaient tous enragés après les femmes; il leur en fallait quand même; ils en auraient ramassé sur une pelle dans un tas d'ordures. Et, le soir, quand le chapelier arriva, elle s'amusa des taquineries de Clémence, qui l'intriguait avec sa blonde. D'ailleurs, il semblait flatté d'avoir été aperçu. Mon Dieu! c'était une ancienne amie, qu'il voyait encore de temps à autre, lorsque ça ne devait déranger personne; une fille très chic, meublée en palissandre, et il citait d'anciens amants à elle, un vicomte, un grand marchand de faïence, le fils d'un notaire. Lui, aimait les femmes qui embaument. Il poussait sous le nez de Clémence son mouchoir, que la petite lui avait parfumé, lorsque Étienne rentra. Alors, il prit son air grave, il baisa l'enfant, en ajoutant que la rigolade ne tirait pas à conséquence et que son coeur était mort. Gervaise, penchée sur son ouvrage, hocha la tête d'un air d'approbation. Et ce fut encore Clémence qui porta la peine de sa méchanceté, car elle avait bien senti Lantier la pincer déjà deux ou trois fois, sans avoir l'air, et elle crevait de jalousie de ne pas puer le musc comme le chameau du boulevard.

Quand le printemps revint, Lantier, tout à fait de la maison parla d'habiter le quartier, afin d'être plus près de ses amis. Il voulait une chambre meublée dans une maison propre. Madame Boche, Gervaise elle-même, se mirent en quatre pour lui trouver ça. On fouilla les rues voisines. Mais il était trop difficile, il désirait une grande cour, il demandait un rez-de-chaussée, enfin toutes les commodités imaginables. Et maintenant, chaque soir, chez les Coupeau, il semblait mesurer la hauteur des plafonds, étudier la distribution des pièces, convoiter un logement pareil. Oh! il n'aurait pas demandé autre chose, il se serait volontiers creusé un trou dans ce coin tranquille et chaud. Puis, il terminait chaque fois son examen par cette phrase:

— Sapristi, vous êtes joliment bien, tout de même!

Un soir, comme il avait dîné là et qu'il lâchait sa phrase au dessert,
Coupeau, qui s'était mis à le tutoyer, lui cria brusquement:

— Faut rester ici, ma vieille, si le coeur t'en dit… On s'arrangera…

Et il expliqua que la chambre au linge sale, nettoyée, ferait une jolie pièce. Étienne coucherait dans la boutique, sur un matelas jeté par terre, voilà tout.

— Non, non, dit Lantier, je ne puis pas accepter. Ça vous gênerait trop. Je sais que c'est de bon coeur, mais on aurait trop chaud les uns sur les autres… Puis, vous savez, chacun sa liberté. Il me faudrait traverser votre chambre, et ça ne serait pas toujours drôle.

— Ah! l'animal! reprit le zingueur étranglant de rire, tapant sur la table pour s'éclaircir la voix, il songe toujours aux bêtises!… Mais, bougre de serin, on est inventif! Pas vrai? il y a deux fenêtres, dans la pièce. Eh bien! on en colle une par terre, on en fait une porte. Alors, comprends-tu, tu entres par la cour, nous bouchons même cette porte de communication, si ça nous plaît. Ni vu ni connu, tu es chez toi, nous sommes chez nous.

Il y eut un silence. Le chapelier murmurait:

— Ah! oui, de cette façon, je ne dis pas… Et encore non, je serais trop sur votre dos.

Il évitait de regarder Gervaise. Mais il attendait évidemment un mot de sa part pour accepter. Celle-ci était très contrariée de l'idée de son mari; non pas que la pensée de voir Lantier demeurer chez eux la blessât ni l'inquiétât beaucoup; mais elle se demandait où elle mettrait son linge sale. Cependant, le zingueur faisait valoir les avantages de l'arrangement. Le loyer de cinq cents francs avait toujours été un peu fort. Eh bien! le camarade leur paierait la chambre toute meublée vingt francs par mois; ce ne serait pas cher pour lui, et ça les aiderait au moment du terme. Il ajouta qu'il se chargeait de manigancer, sous leur lit, une grande caisse où tout le linge sale du quartier pourrait tenir. Alors, Gervaise hésita, parut consulter du regard maman Coupeau, que Lantier avait conquise depuis des mois, en lui apportant des boules de gomme pour son catarrhe.

— Vous ne nous gêneriez pas, bien sûr, finit-elle par dire. Il y aurait moyen de s'organiser…

— Non, non, merci, répéta le chapelier. Vous êtes trop gentils, ce serait abuser.

Coupeau, cette fois, éclata. Est-ce qu'il allait faire son andouille encore longtemps? Quand on lui disait que c'était de bon coeur! Il leur rendrait service, là, comprenait-il! Puis, d'une voix furibonde, il gueula:

— Étienne! Étienne!

Le gamin s'était endormi sur la table. Il leva la tête en sursaut. — Écoute, dis-lui que tu le veux… Oui, à ce monsieur-là… Dis-lui bien fort: Je le veux!

— Je le veux! bégaya Étienne, la bouche empâtée de sommeil.

Tout le monde se mit à rire. Mais Lantier reprit bientôt son air grave et pénétré. Il serra la main de Coupeau, par-dessus la table, en disant:

— J'accepte… C'est de bonne amitié de part et d'autre, n'est-ce pas? Oui, j'accepte pour l'enfant.

Dès le lendemain, le propriétaire, M. Marescot, étant venu passer une heure dans la loge des Boche, Gervaise lui parla de l'affaire. Il se montra d'abord inquiet, refusant, se fâchant, comme si elle lui avait demandé d'abattre toute une aile de sa maison. Puis, après une inspection minutieuse des lieux, lorsqu'il eut regardé en l'air pour voir si les étages supérieurs n'allaient pas être ébranlés, il finit par donner l'autorisation, mais à la condition de ne supporter aucuns frais; et les Coupeau durent lui signer un papier, dans lequel ils s'engageaient à rétablir les choses en l'état, à l'expiration de leur bail. Le soir même, le zingueur amena des camarades, un maçon, un menuisier, un peintre, de bons zigs qui feraient cette bricole-là après leur journée, histoire de rendre service. La pose de la nouvelle porte, le nettoyage de la pièce, n'en coûtèrent pas moins une centaine de francs, sans compter les litres dont on arrosa la besogne. Le zingueur dit aux camarades qu'il leur paierait ça plus tard, avec le premier argent de son locataire. Ensuite, il fut question de meubler la pièce. Gervaise y laissa l'armoire de maman Coupeau; elle ajouta une table et deux chaises, prises dans sa propre chambre; il lui fallut enfin acheter une table-toilette et un lit, avec la literie complète, en tout cent trente francs, qu'elle devait payer à raison de dix francs par mois. Si, pendant une dizaine de mois, les vingt francs de Lantier se trouvaient mangés à l'avance par les dettes contractées, plus tard il y aurait un joli bénéfice.

Ce fut dans les premiers jours de juin que l'installation du chapelier eut lieu. La veille, Coupeau avait offert d'aller avec lui chercher sa malle, pour lui éviter les trente sous d'un fiacre. Mais l'autre était resté gêné, disant que sa malle pesait trop lourd, comme s'il avait voulu cacher jusqu'au dernier moment l'endroit où il logeait. Il arriva dans l'après-midi, vers trois heures. Coupeau ne se trouvait pas là. Et Gervaise, à la porte de la boutique, devint toute pâle, en reconnaissant la malle sur le fiacre. C'était leur ancienne malle, celle avec laquelle elle avait fait le voyage de Plassans, aujourd'hui écorchée, cassée, tenue par des cordes. Elle la voyait revenir comme souvent elle l'avait rêvé, et elle pouvait s'imaginer que le même fiacre, le fiacre où cette garce de brunisseuse s'était fichue d'elle, la lui rapportait. Cependant, Boche donnait un coup de main à Lantier. La blanchisseuse les suivit, muette, un peu étourdie. Quand ils eurent déposé leur fardeau au milieu de la chambre, elle dit pour parler:

— Hein? voilà une bonne affaire de faite?

Puis, se remettant, voyant que Lantier, occupé à dénouer les cordes, ne la regardait seulement pas, elle ajouta:

— Monsieur Boche, vous allez boire un coup.

Et elle alla chercher un litre et des verres. Justement, Poisson, en tenue, passait sur le trottoir. Elle lui adressa un petit signe, clignant les yeux, avec un sourire. Le sergent de ville comprit parfaitement. Quand il était de service, et qu'on battait de l'oeil, ça voulait dire qu'on lui offrait un verre de vin. Même, il se promenait des heures devant la blanchisseuse, à attendre qu'elle battît de l'oeil. Alors, pour ne pas être vu, il passait par la cour, il sifflait son verre en se cachant.

— Ah! ah! dit Lantier, quand il le vit entrer, c'est vous, Badingue!

Il l'appelait Badingue par blague, pour se ficher de l'empereur. Poisson acceptait ça de son air raide, sans qu'on pût savoir si ça l'embêtait au fond. D'ailleurs, les deux hommes, quoique séparés par leurs convictions politiques, étaient devenus très bons amis.

— Vous savez que l'empereur a été sergent de ville à Londres, dit à son tour Boche. Oui, ma parole! il ramassait les femmes soûles.

Gervaise pourtant avait rempli trois verres sur la table. Elle, ne voulait pas boire, se sentait le coeur tout barbouillé. Mais elle restait, regardant Lantier enlever les dernières cordes, prise du besoin de savoir ce que contenait la malle. Elle se souvenait, dans un coin, d'un tas de chaussettes, de deux chemises sales, d'un vieux chapeau. Est-ce que ces choses étaient encore là? est-ce qu'elle allait retrouver les loques du passé? Lantier, avant de soulever le couvercle, prit son verre et trinqua.

— A votre santé.

— A la vôtre, répondirent Boche et Poisson.

La blanchisseuse remplit de nouveau les verres. Les trois hommes s'essuyaient les lèvres de la main. Enfin, le chapelier ouvrit la malle. Elle était pleine d'un pêle-mêle de journaux, de livres, de vieux vêtements, de linge en paquets. Il en tira successivement une casserole, une paire de bottes, un buste de Ledru-Rollin avec le nez cassé, une chemise brodée, un pantalon de travail. Et Gervaise, penchée, sentait monter une odeur de tabac, une odeur d'homme malpropre, qui soigne seulement le dessus, ce qu'on voit de sa personne. Non, le vieux chapeau n'était plus dans le coin de gauche. Il y avait là une pelote qu'elle ne connaissait pas, quelque cadeau de femme. Alors, elle se calma, elle éprouva une vague tristesse, continuant à suivre les objets, en se demandant s'ils étaient de son temps ou du temps des autres.

— Dites donc, Badingue, vous ne connaissez pas ça? reprit Lantier.

Il lui mettait sous le nez un petit livre imprimé à Bruxelles: les Amours de Napoléon III, orné de gravures. On y racontait, entre autres anecdotes, comment l'empereur avait séduit la fille d'un cuisinier, âgée de treize ans; et l'image représentait Napoléon III, les jambes nues, ayant gardé seulement le grand cordon de la Légion d'honneur, poursuivant une gamine qui se dérobait à sa luxure.

— Ah! c'est bien ça! s'écria Boche, dont les instincts sournoisement voluptueux étaient flattés. Ça arrive toujours comme ça!

Poisson restait saisi, consterné; et il ne trouvait pas un mot pour défendre l'empereur. C'était dans un livre, il ne pouvait pas dire non. Alors, Lantier lui poussant toujours l'image sous le nez d'un air goguenard, il laissa échapper ce cri, en arrondissant les bras:

— Eh bien, après? Est-ce que ce n'est pas dans la nature?

Lantier eut le bec cloué par cette réponse. Il rangea ses livres et ses journaux sur une planche de l'armoire; et comme il paraissait désolé de ne pas avoir une petite bibliothèque, pendue au-dessus de la table, Gervaise promit de lui en procurer une. Il possédait l'Histoire de dix ans, de Louis Blanc, moins le premier volume, qu'il n'avait jamais eu d'ailleurs, les Girondins, de Lamartine, en livraisons à deux sous, les Mystères de Paris et le Juif-Errant, d'Eugène Sue, sans compter un tas de bouquins philosophiques et humanitaires, ramassés chez les marchands de vieux clous. Mais il couvait surtout ses journaux d'un regard attendri et respectueux. C'était une collection faite par lui, depuis des années. Chaque fois qu'au café il lisait dans un journal un article réussi et selon ses idées, il achetait le journal, il le gardait. Il en avait ainsi un paquet énorme, de toutes les dates et de tous les titres, empilés sans ordre aucun. Quand il eut sorti ce paquet du fond de la malle, il donna dessus des tapes amicales, en disant aux deux autres:

— Vous voyez ça? eh bien, c'est à papa, personne ne peut se flatter d'avoir quelque chose d'aussi chouette… Ce qu'il y a là dedans, vous ne vous l'imaginez pas. C'est-à-dire que, si on appliquait la moitié de ces idées, ça nettoierait du coup la société. Oui, votre empereur et tous ses roussins boiraient un bouillon…

Mais il fut interrompu par le sergent de ville, dont les moustaches et l'impériale rouges remuaient dans sa face blême.

— Et l'armée, dites donc qu'est-ce que vous en faites?

Alors, Lantier s'emporta. Il criait en donnant des coups de poing sur ses journaux:

— Je veux la suppression du militarisme, la fraternité des peuples… Je veux l'abolition des privilèges, des titres et des monopoles… Je veux l'égalité des salaires, la répartition des bénéfices, la glorification du prolétariat… Toutes les libertés, entendez-vous! toutes!… Et le divorce!

— Oui, oui, le divorce, pour la morale! appuya Boche.

Poisson avait pris un air majestueux. Il répondit:

— Pourtant, si je n'en veux pas de vos libertés, je suis bien libre.

— Si vous n'en voulez pas, si vous n'en voulez pas… bégaya Lantier, que la passion étranglait. Non, vous n'êtes pas libre!… Si vous n'en voulez pas, je vous foutrai à Cayenne, moi! oui, à Cayenne, avec votre empereur et tous les cochons de sa bande!

Ils s'empoignaient ainsi, à chacune de leurs rencontres. Gervaise, qui n'aimait pas les discussions, intervenait d'ordinaire. Elle sortit de la torpeur où la plongeait la vue de la malle, toute pleine du parfum gâté de son ancien amour; et elle montra les verres aux trois hommes.

— C'est vrai, dit Lantier, subitement calmé, prenant son verre. A la vôtre.

— A la vôtre, répondirent Boche et Poisson, qui trinquèrent avec lui.

Cependant, Boche se dandinait, travaillé par une inquiétude, regardant le sergent de ville du coin de l'oeil.

— Tout ça entre nous, n'est-ce pas, monsieur Poisson? murmura-t-il enfin. On vous montre et on vous dit des choses…

Mais Poisson ne le laissa pas achever. Il mit la main sur son coeur, comme pour expliquer que tout restait là. Il n'allait pas moucharder des amis, bien sûr. Coupeau étant arrivé, on vida un second litre. Le sergent de ville fila ensuite par la cour, reprit sur le trottoir sa marche raide et sévère, à pas comptés.

Dans les premiers temps, tout fut en l'air chez la blanchisseuse. Lantier avait bien sa chambre séparée, son entrée, sa clef; mais, comme au dernier moment on s'était décidé à ne pas condamner la porte de communication, il arrivait que, le plus souvent, il passait par la boutique. Le linge sale aussi embarrassait beaucoup Gervaise, car son mari ne s'occupait pas de la grande caisse dont il avait parlé; et elle se trouvait réduite à fourrer le linge un peu partout, dans les coins, principalement sous son lit, ce qui manquait d'agrément pendant les nuits d'été. Enfin, elle était très ennuyée d'avoir chaque soir à faire le lit d'Étienne au beau milieu de la boutique; lorsque les ouvrières veillaient, l'enfant dormait sur une chaise, en attendant. Aussi Goujet lui ayant parlé d'envoyer Étienne à Lille, où son ancien patron, un mécanicien, demandait des apprentis, elle fut séduite par ce projet, d'autant plus que le gamin, peu heureux à la maison, désireux d'être son maître, la suppliait de consentir. Seulement, elle craignait un refus net de la part de Lantier. Il était venu habiter chez eux, uniquement pour se rapprocher de son fils; il n'allait pas vouloir le perdre juste quinze jours après son installation. Pourtant, quand elle lui parla en tremblant de l'affaire, il approuva beaucoup l'idée, disant que les jeunes ouvriers ont besoin de voir du pays. Le matin où Étienne partit, il lui fit un discours sur ses droits, puis il l'embrassa, il déclama:

— Souviens-toi que le producteur n'est pas un esclave, mais que quiconque n'est pas un producteur est un frelon.

Alors, le train train de la maison reprit, tout se calma et s'assoupit dans de nouvelles habitudes. Gervaise s'était accoutumée à la débandade du linge sale, aux allées et venues de Lantier. Celui-ci parlait toujours de ses grandes affaires; il sortait parfois, bien peigné, avec du linge blanc, disparaissait, découchait même, puis rentrait en affectant d'être éreinté, d'avoir la tête cassée, comme s'il venait de discuter, vingt-quatre heures durant, les plus graves intérêts. La vérité était qu'il la coulait douce. Oh! il n'y avait pas de danger qu'il empoignât des durillons aux mains! Il se levait d'ordinaire vers dix heures, faisait une promenade l'après-midi, si la couleur du soleil lui plaisait, ou bien, les jours de pluie, restait dans la boutique où il parcourait son journal. C'était son milieu, il crevait d'aise parmi les jupes, se fourrait au plus épais des femmes, adorant leurs gros mots, les poussant à en dire, tout en gardant lui-même un langage choisi; et ça expliquait pourquoi il aimait tant à se frotter aux blanchisseuses, des filles pas bégueules. Lorsque Clémence lui dévidait son chapelet, il demeurait tendre et souriant, en tordant ses minces moustaches. L'odeur de l'atelier, ces ouvrières en sueur qui tapaient les fers de leurs bras nus, tout ce coin pareil à une alcôve où traînait le déballage des dames du quartier, semblait être pour lui le trou rêvé, un refuge longtemps cherché de paresse et de jouissance.

Dans les premiers temps, Lantier mangeait chez François, au coin de la rue des Poissonniers. Mais, sur les sept jours de la semaine, il dînait avec les Coupeau trois et quatre fois; si bien qu'il finit par leur offrir de prendre pension chez eux: il leur donnerait quinze francs chaque samedi. Alors, il ne quitta plus la maison, il s'installa tout à fait. On le voyait du matin au soir aller de la boutique à la chambre du fond, en bras de chemise, haussant la voix, ordonnant; il répondait même aux pratiques, il menait la baraque. Le vin de François lui ayant déplu, il persuada à Gervaise d'acheter désormais son vin chez Vigouroux, le charbonnier d'à côté, dont il allait pincer la femme avec Boche, en faisant les commandes. Puis, ce fut le pain de Coudeloup qu'il trouva mal cuit; et il envoya Augustine chercher le pain à la boulangerie viennoise du faubourg Poissonnière, chez Meyer. Il changea aussi Lehongre, l'épicier, et ne garda que le boucher de la rue Polonceau, le gros Charles, à cause de ses opinions politiques. Au bout d'un mois, il voulut mettre toute la cuisine à l'huile. Comme disait Clémence, en le blaguant, la tache d'huile reparaissait quand même chez ce sacré Provençal. Il faisait lui-même les omelettes, des omelettes retournées des deux côtés, plus rissolées que des crêpes, si fermes qu'on aurait dit des galettes. Il surveillait maman Coupeau, exigeant les biftecks très cuits, pareils à des semelles de soulier, ajoutant de l'ail partout, se fâchant si l'on coupait de la fourniture dans la salade, des mauvaises herbes, criait-il, parmi lesquelles pouvait bien se glisser du poison. Mais son grand régal était un certain potage, du vermicelle cuit à l'eau, très épais, où il versait la moitié d'une bouteille d'huile. Lui seul en mangeait avec Gervaise, parce que les autres, les Parisiens, pour s'être un jour risqués à y goûter, avaient failli rendre tripes et boyaux.

Peu à peu, Lantier en était venu également à s'occuper des affaires de la famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujours pour sortir de leur poche les cent sous de la maman Coupeau, il avait expliqué qu'on pouvait leur intenter un procès. Est-ce qu'ils se fichaient du monde! c'étaient dix francs qu'ils devaient donner par mois! Et il montait lui-même chercher les dix francs, d'un air si hardi et si aimable, que la chaîniste n'osait pas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle aussi, donnait deux pièces de cent sous. Maman Coupeau aurait baisé les mains de Lantier, qui jouait en outre le rôle de grand arbitre, dans les querelles de la vieille femme et de Gervaise. Quand la blanchisseuse, prise d'impatience, rudoyait sa belle-mère, et que celle-ci allait pleurer dans son lit, il les bousculait toutes les deux, les forçait à s'embrasser, en leur demandant si elles croyaient amuser le monde avec leurs bons caractères. C'était comme Nana: on l'élevait joliment mal, à son avis. En cela, il n'avait pas tort, car lorsque le père tapait dessus, la mère soutenait la gamine, et lorsque la mère à son tour cognait, le père faisait une scène. Nana, ravie de voir ses parents se manger, se sentant excusée à l'avance, commettait les cent dix-neuf coups. A présent, elle avait inventé d'aller jouer dans la maréchalerie en face; elle se balançait la journée entière aux brancards des charrettes; elle se cachait avec des bandes de voyous au fond de la cour blafarde, éclairée du feu rouge de la forge; et, brusquement, elle reparaissait, courant, criant, dépeignée et barbouillée, suivie de la queue des voyous, comme si une volée des marteaux venait de mettre ces saloperies d'enfants en fuite. Lantier seul pouvait la gronder; et encore elle savait joliment le prendre. Cette merdeuse de dix ans marchait comme une dame devant lui, se balançait, le regardait de côté, les yeux déjà pleins de vice. Il avait fini par se charger de son éducation: il lui apprenait à danser et à parler patois.

Une année s'écoula de la sorte. Dans le quartier, on croyait que Lantier avait des rentes, car c'était la seule façon de s'expliquer le grand train des Coupeau. Sans doute, Gervaise continuait à gagner de l'argent; mais maintenant qu'elle nourrissait deux hommes à ne rien faire, la boutique pour sûr ne pouvait suffire; d'autant plus que la boutique devenait moins bonne, des pratiques s'en allaient, les ouvrières godaillaient du matin au soir. La vérité était que Lantier ne payait rien, ni loyer ni nourriture. Les premiers mois, il avait donné des acomptes; puis, il s'était contenté de parler d'une grosse somme qu'il devait toucher, grâce à laquelle il s'acquitterait plus tard, en un coup. Gervaise n'osait plus lui demander un centime. Elle prenait le pain, le vin, la viande à crédit. Les notes montaient partout, ça marchait par des trois francs et des quatre francs chaque jour. Elle n'avait pas allongé un sou au marchand de meubles ni aux trois camarades, le maçon, le menuisier et le peintre. Tout ce monde commençait à grogner, on devenait moins poli pour elle dans les magasins. Mais elle était comme grisée par la fureur de la dette; elle s'étourdissait, choisissait les choses les plus chères, se lâchait dans sa gourmandise depuis qu'elle ne payait plus; et elle restait très-honnête au fond, rêvant de gagner du matin au soir des centaines de francs, elle ne savait pas trop de quelle façon, pour distribuer des poignées de pièces de cent sous à ses fournisseurs. Enfin, elle s'enfonçait, et à mesure qu'elle dégringolait, elle parlait d'élargir ses affaires. Pourtant, vers le milieu de l'été, la grande Clémence était partie, parce qu'il n'y avait pas assez de travail pour deux ouvrières et qu'elle attendait son argent pendant des semaines. Au milieu de cette débâcle, Coupeau et Lantier se faisaient des joues. Les gaillards, attablés jusqu'au menton, bouffaient la boutique, s'engraissaient de la ruine de l'établissement; et ils s'excitaient l'un l'autre à mettre les morceaux doubles, et ils se tapaient sur le ventre en rigolant, au dessert, histoire de digérer plus vite.

Dans le quartier, le grand sujet de conversation était de savoir si réellement Lantier s'était remis avec Gervaise. Là-dessus, les avis se partageaient. A entendre les Lorilleux, la Banban faisait tout pour repincer le chapelier, mais lui ne voulait plus d'elle, la trouvait trop décatie, avait en ville des petites filles d'une frimousse autrement torchée. Selon les Boche, au contraire, la blanchisseuse, dès la première nuit, s'en était allée retrouver son ancien époux, aussitôt que ce jeanjean de Coupeau avait ronflé. Tout ça, d'une façon comme d'une autre, ne semblait guère propre; mais il y a tant de saletés dans la vie, et de plus grosses, que les gens finissaient par trouver ce ménage à trois naturel, gentil même, car on ne s'y battait jamais et les convenances étaient gardées. Certainement, si l'on avait mis le nez dans d'autres intérieurs du quartier, on se serait empoisonné davantage. Au moins, chez les Coupeau, ça sentait les bons enfants. Tous les trois se livraient à leur petite cuisine, se culottaient et couchotaient ensemble à la papa, sans empêcher les voisins de dormir. Puis, le quartier restait conquis par les bonnes manières de Lantier. Cet enjôleur fermait le bec à toutes les bavardes. Même, dans le doute où l'on se trouvait de ses rapports avec Gervaise, quand la fruitière niait les rapports devant la tripière, celle-ci semblait dire que c'était vraiment dommage, parce qu'enfin ça rendait les Coupeau moins intéressants.

Cependant, Gervaise vivait, tranquille de ce côté, ne pensait guère à ces ordures. Les choses en vinrent au point qu'on l'accusa de manquer de coeur. Dans la famille on ne comprenait pas sa rancune contre le chapelier. Madame Lerat, qui adorait se fourrer entre les amoureux, venait tous les soirs; et elle traitait Lantier d'homme irrésistible, dans les bras duquel les dames les plus huppées devaient tomber. Madame Boche n'aurait pas répondu de sa vertu, si elle avait eu dix ans de moins. Une conspiration sourde, continue, grandissait, poussait lentement Gervaise, comme si toutes les femmes, autour d'elle, avaient dû se satisfaire, en lui donnant un amant. Mais Gervaise s'étonnait, ne découvrait pas chez Lantier tant de séductions. Sans doute, il était changé à son avantage: il portait toujours un paletot, il avait pris de l'éducation dans les cafés et dans les réunions politiques. Seulement, elle qui le connaissait bien, lui voyait jusqu'à l'âme par les deux trous de ses yeux, et retrouvait là un tas de choses, dont elle gardait un léger frisson. Enfin, si ça plaisait tant aux autres, pourquoi les autres ne se risquaient-elles pas à tâter du monsieur? Ce fut ce qu'elle laissa entendre un jour à Virginie, qui se montrait la plus chaude. Alors, madame Lerat et Virginie, pour lui monter la tête, lui racontèrent les amours de Lantier et de la grande Clémence. Oui, elle ne s'était aperçue de rien; mais, dès qu'elle sortait pour une course, le chapelier emmenait l'ouvrière dans sa chambre. Maintenant, on les rencontrait ensemble, il devait l'aller voir chez elle.

— Eh bien? dit la blanchisseuse, la voix un peu tremblante, qu'est-ce que ça peut me faire?

Et elle regardait les yeux jaunes de Virginie, où des étincelles d'or luisaient, comme dans ceux des chats. Cette femme lui en voulait donc, qu'elle tâchait de la rendre jalouse? Mais la couturière prit son air bête, en répondant:

— Ça ne peut rien vous faire, bien sûr… Seulement, vous devriez lui conseiller de lâcher cette fille avec laquelle il aura du désagrément.

Le pis était que Lantier se sentait soutenu et changeait de manières à l'égard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnait une poignée de mains, il lui gardait un instant les doigts entre les siens. Il la fatiguait de son regard, fixait sur elle des yeux hardis, où elle lisait nettement ce qu'il lui demandait. S'il passait derrière elle, il enfonçait les genoux dans ses jupes, soufflait sur son cou, comme pour l'endormir. Pourtant, il attendit encore, avant d'être brutal et de se déclarer. Mais, un soir, se trouvant seul avec elle, il la poussa devant lui sans dire une parole, l'accula tremblante contre le mur, au fond de la boutique, et là voulut l'embrasser. Le hasard fit que Goujet entra juste à ce moment. Alors, elle se débattit, s'échappa. Et tous trois échangèrent quelques mots, comme si de rien n'était. Goujet, la face toute blanche, avait baissé le nez, en s'imaginant qu'il les dérangeait, qu'elle venait de se débattre pour ne pas être embrassée devant le monde.

Le lendemain, Gervaise piétina dans la boutique, très malheureuse, incapable de repasser un mouchoir; elle avait besoin de voir Goujet, de lui expliquer comment Lantier la tenait contre le mur. Mais, depuis qu'Étienne était à Lille, elle n'osait plus entrer à la forge, où Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, l'accueillait, avec des rires sournois. Pourtant, l'après-midi, cédant à son envie, elle prit un panier vide, elle partit sous le prétexte d'aller prendre des jupons chez sa pratique de la rue des Portes-Blanches. Puis, quand elle fut rue Marcadet, devant la fabrique de boulons, elle se promena à petits pas, comptant sur une bonne rencontre. Sans doute, de son côté, Goujet devait l'attendre, car elle n'était pas là depuis cinq minutes, qu'il sortit comme par hasard.

— Tiens! vous êtes en course, dit-il en souriant faiblement; vous rentrez chez vous…

Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos à la rue des Poissonniers. Et ils montèrent vers Montmartre, côte à côte, sans se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idée de s'éloigner de la fabrique, pour ne pas paraître se donner des rendez-vous devant la porte. La tête basse, ils suivaient la chaussée défoncée, au milieu du ronflement des usines. Puis, à deux cents pas, naturellement, comme s'ils avaient connu l'endroit, ils filèrent à gauche, toujours silencieux, et s'engagèrent dans un terrain vague. C'était, entre une scierie mécanique et une manufacture de boutons, une bande de prairie restée verte, avec des plaques jaunes d'herbe grillée; une chèvre, attachée à un piquet, tournait en bêlant; au fond, un arbre mort s'émiettait au grand soleil.

— Vrai! murmura Gervaise, on se croirait à la campagne.

Ils allèrent s'asseoir sous l'arbre mort. La blanchisseuse mit son panier à ses pieds. En face d'eux, la butte Montmartre étageait ses rangées de hautes maisons jaunes et grises, dans des touffes de maigre verdure; et, quand ils renversaient la tête davantage, ils apercevaient le large ciel d'une pureté ardente sur la ville, traversé au nord par un vol de petits nuages blancs. Mais la vive lumière les éblouissait, ils regardaient au ras de l'horizon plat les lointains crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout la respiration du mince tuyau de la scierie mécanique, qui soufflait des jets de vapeur. Ces gros soupirs semblaient soulager leur poitrine oppressée.

— Oui, reprit Gervaise embarrassée par leur silence, je me trouvais en course, j'étais sortie…

Après avoir tant souhaité une explication, tout d'un coup elle n'osait plus parler. Elle était prise d'une grande honte. Et elle sentait bien, cependant, qu'ils étaient venus là d'eux-mêmes, pour causer de ça; même ils en causaient, sans avoir besoin de prononcer une parole. L'affaire de la veille restait entre eux comme un poids qui les gênait.

Alors, prise d'une tristesse atroce, les larmes aux yeux, elle raconta l'agonie de madame Bijard, sa laveuse, morte le matin, après d'épouvantables douleurs.

— Ça venait d'un coup de pied que lui avait allongé Bijard, disait-elle d'une voix douce et monotone. Le ventre a enflé. Sans doute, il lui avait cassé quelque chose à l'intérieur. Mon Dieu! en trois jours, elle a été tortillée… Ah! il y a, aux galères, des gredins qui n'en ont pas tant fait. Mais la justice aurait trop de besogne, si elle s'occupait des femmes crevées par leurs maris. Un coup de pied de plus ou de moins, n'est-ce pas? ça ne compte pas, quand on en reçoit tous les jours. D'autant plus que la pauvre femme voulait sauver son homme de l'échafaud et expliquait qu'elle s'était abîmé le ventre en tombant sur un baquet… Elle a hurlé toute la nuit avant de passer.

Le forgeron se taisait, arrachait des herbes dans ses poings crispés.

— Il n'y a pas quinze jours, continua Gervaise, elle avait sevré son dernier, le petit Jules; et c'est encore une chance, car l'enfant ne pâtira pas… N'importe, voilà cette gamine de Lalie chargée de deux mioches. Elle n'a pas huit ans, mais elle est sérieuse et raisonnable comme une vraie mère. Avec ça, son père la roue de coups… Ah bien! on rencontre des êtres qui sont nés pour souffrir.

Goujet la regarda et dit brusquement, les lèvres tremblantes:

— Vous m'avez fait de la peine, hier, oh! oui, beaucoup de peine…

Gervaise, pâlissant, avait joint les mains. Mais lui, continuait:

— Je sais, ça devait arriver… Seulement, vous auriez dû vous confier à moi, m'avouer ce qu'il en était, pour ne pas me laisser dans des idées…

Il ne put achever. Elle s'était levée, en comprenant que Goujet la croyait remise avec Lantier, comme le quartier l'affirmait. Et, les bras tendus, elle cria:

— Non, non, je vous jure… Il me poussait, il allait m'embrasser, c'est vrai; mais sa figure n'a pas même touché la mienne, et c'était la première fois qu'il essayait… Oh! tenez, sur ma vie, sur celle de mes enfants, sur tout ce que j'ai de plus sacré!

Cependant, le forgeron hochait la tête. Il se méfiait, parce que les femmes disent toujours non. Gervaise alors devint très grave, reprit lentement:

— Vous me connaissez, monsieur Goujet, je ne suis guère menteuse… Eh bien! non, ça n'est pas, ma parole d'honneur!… Jamais ça ne sera, entendez-vous? jamais! Le jour où ça arriverait, je deviendrais la dernière des dernières, je ne mériterais plus l'amitié d'un honnête homme comme vous.

Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine de franchise, qu'il lui prit la main et la fit rasseoir. Maintenant, il respirait à l'aise, il riait en dedans. C'était la première fois qu'il lui tenait ainsi la main et qu'il la serrait dans la sienne. Tous deux restèrent muets. Au ciel, le vol de nuages blancs nageait avec une lenteur de cygne. Dans le coin du champ, la chèvre, tournée vers eux, les regardait en poussant à de longs intervalles réguliers un bêlement très doux. Et, sans se lâcher les doigts, les yeux noyés d'attendrissement, ils se perdaient au loin, sur la pente de Montmartre blafard, au milieu de la haute futaie des cheminées d'usines rayant l'horizon, dans cette banlieue plâtreuse et désolée, où les bosquets verts des cabarets borgnes les touchaient jusqu'aux larmes.

— Votre mère m'en veut, je le sais, reprit Gervaise à voix basse. Ne dites pas non… Nous vous devons tant d'argent!

Mais lui, se montra brutal, pour la faire taire. Il lui secoua la main, à la briser. Il ne voulait pas qu'elle parlât de l'argent. Puis, il hésita, il bégaya enfin:

— Écoutez, il y a longtemps que je songe à vous proposer une chose…. Vous n'êtes pas heureuse. Ma mère assure que la vie tourne mal pour vous…

Il s'arrêta, un peu étouffé.

— Eh bien! il faut nous en aller ensemble.

Elle le regarda, ne comprenant pas nettement d'abord, surprise par cette rude déclaration d'un amour dont il n'avait jamais ouvert les lèvres.

— Comment ça? demanda-t-elle.

— Oui, continua-t-il la tête basse, nous nous en irions, nous vivrions quelque part, en Belgique si vous voulez… C'est presque mon pays… En travaillant tous les deux, nous serions vite à notre aise.

Alors, elle devint très rouge. Il l'aurait prise contre lui pour l'embrasser, qu'elle aurait eu moins de honte. C'était un drôle de garçon tout de même, de lui proposer un enlèvement, comme cela se passe dans les romans et dans la haute société. Ah bien! autour d'elle, elle voyait des ouvriers faire la cour à des femmes mariées; mais ils ne les menaient pas même à Saint-Denis, ça se passait sur place, et carrément.

— Ah! monsieur Goujet, monsieur Goujet… murmurait-elle, sans trouver autre chose.

— Enfin, voilà, nous ne serions que tous les deux, reprit-il. Les autres me gênent, vous comprenez?… Quand j'ai de l'amitié pour une personne, je ne peux pas voir cette personne avec d'autres.

Mais elle se remettait, elle refusait maintenant, d'un air raisonnable.

— Ce n'est pas possible, monsieur Goujet. Ce serait très mal… Je suis mariée, n'est-ce pas? j'ai des enfants… Je sais bien que vous avez de l'amitié pour moi et que je vous fais de la peine. Seulement, nous aurions des remords, nous ne goûterions pas de plaisir… Moi aussi, j'éprouve de l'amitié pour vous, j'en éprouve trop pour vous laisser commettre des bêtises. Et ce seraient des bêtises, bien sûr… Non, voyez-vous, il vaut mieux demeurer comme nous sommes. Nous nous estimons, nous nous trouvons d'accord de sentiment. C'est beaucoup, ça m'a soutenue plus d'une fois. Quand on reste honnête, dans notre position, on en est joliment récompensé.

Il hochait la tête, en l'écoutant. Il l'approuvait, il ne pouvait pas dire le contraire. Brusquement, dans le grand jour, il la prit entre ses bras, la serra à l'écraser, lui posa un baiser furieux sur le cou, comme s'il avait voulu lui manger la peau. Puis, il la lâcha, sans demander autre chose; et il ne parla plus de leur amour. Elle se secouait, elle ne se fâchait pas, comprenant que tous deux avaient bien gagné ce petit plaisir.

Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grand frisson, s'écartait d'elle, pour ne pas céder à l'envie de la reprendre; et il se traînait sur les genoux, ne sachant à quoi occuper ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu'il jetait de loin dans son panier. Il y avait là, au milieu de la nappe d'herbe brûlée, des pissenlits jaunes superbes. Peu à peu, ce jeu le calma, l'amusa. De ses doigts raidis par le travail du marteau, il cassait délicatement les fleurs, les lançait une à une, et ses yeux de bon chien riaient, lorsqu'il ne manquait pas la corbeille. La blanchisseuse s'était adossée à l'arbre mort, gaie et reposée, haussant la voix pour se faire entendre, dans l'haleine forte de la scierie mécanique. Quand ils quittèrent le terrain vague, côte à côte, en causant d'Étienne, qui se plaisait beaucoup à Lille, elle emporta son panier plein de fleurs de pissenlits.

Au fond, Gervaise ne se sentait pas devant Lantier si courageuse qu'elle le disait. Certes, elle était bien résolue à ne pas lui permettre de la toucher seulement du bout des doigts; mais elle avait peur, s'il la touchait jamais, de sa lâcheté ancienne, de cette mollesse et de cette complaisance auxquelles elle se laissait aller, pour faire plaisir au monde. Lantier, pourtant, ne recommença pas sa tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avec elle et se tint tranquille. Il semblait maintenant occupé de la tripière, une femme de quarante-cinq ans, très bien conservée. Gervaise, devant Goujet, parlait de la tripière, afin de le rassurer. Elle répondait à Virginie et à madame Lerat, quand celles-ci faisaient l'éloge du chapelier, qu'il pouvait bien se passer de son admiration, puisque toutes les voisines avaient des béguins pour lui.

Coupeau, dans le quartier, gueulait que Lantier était un ami, un vrai. On pouvait baver sur leur compte, lui savait ce qu'il savait, se fichait du bavardage, du moment où il avait l'honnêteté de son côté. Quand ils sortaient tous les trois, le dimanche, il obligeait sa femme et le chapelier à marcher devant lui, bras dessus, bras dessous, histoire de crâner dans la rue; et il regardait les gens, tout prêt à leur administrer un va-te-laver, s'ils s'étaient permis la moindre rigolade. Sans doute, il trouvait Lantier un peu fiérot, l'accusait de faire sa Sophie devant le vitriol, le blaguait parce qu'il savait lire et qu'il parlait comme un avocat. Mais, à part ça, il le déclarait un bougre à poils. On n'en aurait pas trouvé deux aussi solides dans la Chapelle. Enfin, ils se comprenaient, ils étaient bâtis l'un pour l'autre. L'amitié avec un homme, c'est plus solide que l'amour avec une femme.

Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensemble des noces à tout casser. Lantier, maintenant, empruntait de l'argent à Gervaise, des dix francs, des vingt francs, quand il sentait de la monnaie dans la maison. C'était toujours pour ses grandes affaires. Puis, ces jours-là, il débauchait Coupeau, parlait d'une longue course, l'emmenait; et, attablés nez à nez au fond d'un restaurant voisin, ils se flanquaient par le coco des plats qu'on ne peut manger chez soi, arrosés de vin cacheté. Le zingueur aurait préféré des ribotes dans le chic bon enfant; mais il était impressionné par les goûts d'aristo du chapelier, qui trouvait sur la carte des noms de sauces extraordinaires. On n'avait pas idée d'un homme si douillet, si difficile. Ils sont tous comme ça, paraît-il, dans le Midi. Ainsi, il ne voulait rien d'échauffant, il discutait chaque fricot, au point de vue de la santé, faisant remporter la viande lorsqu'elle lui semblait trop salée ou trop poivrée. C'était encore pis pour les courants d'air, il en avait une peur bleue, il engueulait tout l'établissement, si une porte restait entr'ouverte. Avec ça, très chien, donnant deux sous au garçon pour des repas de sept et huit francs. N'importe, on tremblait devant lui, on les connaissait bien sur les boulevards extérieurs, des Batignolles à Belleville. Ils allaient, grande rue des Batignolles, manger des tripes à la mode de Caen, qu'on leur servait sur de petits réchauds. En bas de Montmartre, ils trouvaient les meilleures huîtres du quartier, à la Ville de Bar-le-Duc. Quand ils se risquaient en haut de la butte, jusqu'au Moulin de la Galette, on leur faisait sauter un lapin. Rue des Martyrs, les Lilas avaient la spécialité de la tête de veau; tandis que, chaussée Clignancourt, les restaurants du Lion d'Or et des Deux Marronniers leur donnaient des rognons sautés à se lécher les doigts. Mais ils tournaient plus souvent à gauche, du côté de Belleville, avaient leur table gardée aux Vendanges de Bourgogne, au Cadran Bleu, au Capucin, des maisons de confiance, où l'on pouvait demander de tout, les yeux fermés. C'étaient des parties sournoises, dont ils parlaient le lendemain matin à mots couverts, en chipotant les pommes de terre de Gervaise. Même un jour, dans un bosquet du Moulin de la Galette, Lantier amena une femme, avec laquelle Coupeau le laissa au dessert.

Naturellement, on ne peut pas nocer et travailler. Aussi, depuis l'entrée du chapelier dans le ménage, le zingueur, qui fainéantait déjà pas mal, en était arrivé à ne plus toucher un outil. Quand il se laissait encore embaucher, las de traîner ses savates, le camarade le relançait au chantier, le blaguait à mort en le trouvant pendu au bout de sa corde à noeuds comme un jambon fumé; et il lui criait de descendre prendre un canon. C'était réglé, le zingueur lâchait l'ouvrage, commençait une bordée qui durait des journées et des semaines. Oh! par exemple, des bordées fameuses, une revue générale de tous les mastroquets du quartier, la soûlerie du matin cuvée à midi et repincée le soir, les tournées de casse-poitrine se succédant, se perdant dans la nuit, pareilles aux lampions d'une fête, jusqu'à ce que la dernière chandelle s'éteignît avec le dernier verre! Cet animal de chapelier n'allait jamais jusqu'au bout. Il laissait l'autre s'allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable. Lui, se piquait le nez proprement, sans qu'on s'en aperçût. Quand on le connaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plus minces et à ses manières plus entreprenantes auprès des femmes. Le zingueur, au contraire, devenait dégoûtant, ne pouvait plus boire sans se mettre dans un état ignoble. Ainsi, vers les premiers jours de novembre, Coupeau tira une bordée qui finit d'une façon tout à fait sale pour lui et pour les autres. La veille, il avait trouvé de l'ouvrage. Lantier, cette fois-là, était plein de beaux sentiments; il prêchait le travail, attendu que le travail ennoblit l'homme. Même, le matin, il se leva à la lampe, il voulut accompagner son ami au chantier, gravement, honorant en lui l'ouvrier vraiment digne de ce nom. Mais, arrivés devant la Petite-Civette qui ouvrait, ils entrèrent prendre une prune, rien qu'une, dans le seul but d'arroser ensemble la ferme résolution d'une bonne conduite. En face du comptoir, sur un banc, Bibi-la-Grillade, le dos contre le mur, fumait sa pipe d'un air maussade.

— Tiens! Bibi qui fait sa panthère, dit Coupeau. On a donc la flemme, ma vieille?

— Non, non, répondit le camarade en s'étirant les bras. Ce sont les patrons qui vous dégoûtent… J'ai lâché le mien hier… Tous de la crapule, de la canaille…

Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur le banc, à attendre une tournée. Cependant, Lantier défendait les patrons; ils avaient parfois joliment du mal, il en savait quelque chose, lui qui sortait des affaires. De la jolie fripouille, les ouvriers! toujours en noce, se fichant de l'ouvrage, vous lâchant au beau milieu d'une commande, reparaissant quand leur monnaie est nettoyée. Ainsi, il avait eu un petit Picard, dont la toquade était de se trimballer en voiture; oui, dès qu'il touchait sa semaine, il prenait des fiacres pendant des journées. Est-ce que c'était là un goût de travailleur? Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons. Oh! il voyait clair, il disait ses vérités à chacun. Une sale race après tout, des exploiteurs sans vergogne, des mangeurs de monde. Lui, Dieu merci! pouvait dormir la conscience tranquille, car il s'était toujours conduit en ami avec ses hommes, et avait préféré ne pas gagner des millions comme les autres.

— Filons, mon petit, dit-il en s'adressant à Coupeau. Il faut être sage, nous serions en retard.

Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, le jour se levait à peine, un petit jour sali par le reflet boueux du pavé; il avait plu la veille, il faisait très doux. On venait d'éteindre les becs de gaz; la rue des Poissonniers, où des lambeaux de nuit étranglés par les maisons flottaient encore, s'emplissait du sourd piétinement des ouvriers descendant vers Paris. Coupeau, son sac de zingueur passé à l'épaule, marchait de l'air esbrouffeur d'un citoyen qui est d'attaque, une fois par hasard. Il se tourna, il demanda:

— Bibi, veux-tu qu'on t'embauche? le patron m'a dit d'amener un camarade, si je pouvais.

— Merci, répondit Bibi-la-Grillade, je me purge… Faut proposer ça à Mes-Bottes, qui cherchait hier une baraque… Attends, Mes-Bottes est bien sûr là dedans.

Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils aperçurent en effet Mes-Bottes chez le père Colombe. Malgré l'heure matinale, l'Assommoir flambait, les volets enlevés, le gaz allumé. Lantier resta sur la porte, en recommandant à Coupeau de se dépêcher, parce qu'ils avaient tout juste dix minutes.

— Comment! tu vas chez ce roussin de Bourguignon! cria Mes-Bottes, quand le zingueur lui eut parlé. Plus souvent qu'on me pince dans cette boîte! Non, j'aimerais mieux tirer la langue jusqu'à l'année prochaine… Mais, mon vieux, tu ne resteras pas là trois jours, c'est moi qui te le dis!

— Vrai, une sale boîte? demanda Coupeau inquiet.

— Oh! tout ce qu'il y a de plus sale… On ne peut pas bouger. Le singe est sans cesse sur votre dos. Et avec ça des manières, une bourgeoise qui vous traite de soûlard, une boutique où il est défendu de cracher… Je les ai envoyés dinguer le premier soir, tu comprends.

— Bon! me voilà prévenu. Je ne mangerai pas chez eux un boisseau de sel… J'en vais tâter ce matin; mais si le patron m'embête, je te le ramasse et je te l'asseois sur sa bourgeoise, tu sais, collés comme une paire de soles!

Le zingueur secouait la main du camarade, pour le remercier de son bon renseignement, et il s'en allait, quand Mes-Bottes se fâcha. Tonnerre de Dieu! est-ce que le Bourguignon allait les empêcher de boire la goutte? Les hommes n'étaient plus des hommes, alors? Le singe pouvait bien attendre cinq minutes. Et Lantier entra pour accepter la tournée, les quatre ouvriers se tinrent debout devant le comptoir. Cependant, Mes-Bottes, avec ses souliers éculés, sa blouse noire d'ordures, sa casquette aplatie sur le sommet du crâne, gueulait fort et roulait des yeux de maître dans l'Assommoir. Il venait d'être proclamé empereur des pochards et roi des cochons, pour avoir mangé une salade de hannetons vivants et mordu dans un chat crevé.

— Dites donc, espèce de Borgia! cria-t-il au père Colombe, donnez-moi de la jaune, de votre pissat d'âne premier numéro.

Et quand le père Colombe, blême et tranquille dans son tricot bleu, eut empli les quatre verres, ces messieurs les vidèrent d'une lampée, histoire de ne pas laisser le liquide s'éventer.

— Ça fait tout de même du bien où ça passe, murmura Bibi-la-Grillade.

Mais cet animal de Mes-Bottes en racontait une comique. Le vendredi, il était si soûl, que les camarades lui avaient scellé sa pipe dans le bec avec une poignée de plâtre. Un autre en serait crevé, lui gonflait le dos et se pavanait.

— Ces messieurs ne renouvellent pas? demanda le père Colombe de sa voix grasse.

— Si, redoublez-nous ça, dit Lantier. C'est mon tour.

Maintenant, on causait des femmes. Bibi-la-Grillade, le dernier dimanche, avait mené sa scie à Montrouge, chez une tante. Coupeau demanda des nouvelles de la Malle des Indes, une blanchisseuse de Chaillot, connue dans l'établissement. On allait boire, quand Mes-Bottes, violemment, appela Goujet et Lorilleux qui passaient. Ceux-ci vinrent jusqu'à la porte et refusèrent d'entrer. Le forgeron ne sentait pas le besoin de prendre quelque chose. Le chaîniste, blafard, grelottant, serrait dans sa poche les chaînes d'or qu'il reportait; et il toussait, il s'excusait, en disant qu'une goutte d'eau-de-vie le mettait sur le flanc.

— En voilà des cafards! grogna Mes-Bottes. Ça doit licher dans les coins.

Et quand il eut mis le nez dans son verre, il attrapa le père Colombe.

— Vieille drogue, tu as changé de litre!… Tu sais, ce n'est pas avec moi qu'il faut maquiller ton vitriol!

Le jour avait grandi, une clarté louche éclairait l'Assommoir, dont le patron éteignait le gaz. Coupeau, pourtant, excusait son beau-frère, qui ne pouvait pas boire, ce dont, après tout, on n'avait pas à lui faire un crime. Il approuvait même Goujet, attendu que c'était un bonheur de ne jamais avoir soif. Et il parlait d'aller travailler, lorsque Lantier, avec son grand air d'homme comme il faut, lui infligea une leçon: on payait sa tournée, au moins, avant de se cavaler; on ne lâchait pas des amis comme un pleutre, même pour se rendre à son devoir.

— Est-ce qu'il va nous bassiner longtemps avec son travail! cria
Mes-Bottes.

— Alors, c'est la tournée de monsieur? demanda le père Colombe à
Coupeau.

Celui-ci paya sa tournée. Mais, quand vint le tour de Bibi-la-Grillade, il se pencha à l'oreille du patron, qui refusa d'un lent signe de tête. Mes-Bottes comprit et se remit à invectiver cet entortillé de père Colombe. Comment! une bride de son espèce se permettait de mauvaises manières à l'égard d'un camarade! Tous les marchands de coco faisaient l'oeil! Il fallait venir dans les mines à poivre pour être insulté! Le patron restait calme, se balançait sur ses gros poings, au bord du comptoir, en répétant poliment:

— Prêtez de l'argent à monsieur, ce sera plus simple.

— Nom de Dieu! oui, je lui en prêterai, hurla Mes-Bottes. Tiens!
Bibi, jette-lui sa monnaie à travers la gueule, à ce vendu!

Puis, lancé, agacé par le sac que Coupeau avait gardé à son épaule, il continua, en s'adressant au zingueur:

— T'as l'air d'une nourrice. Lâche ton poupon. Ça rend bossu.

Coupeau hésita un instant; et, paisiblement, comme s'il s'était décidé après de mûres réflexions, il posa son sac par terre, en disant:

— Il est trop tard, à cette heure. J'irai chez Bourguignon après le déjeuner. Je dirai que ma bourgeoise a eu des coliques…. Écoutez, père Colombe, je laisse mes outils sous cette banquette, je les reprendrai à midi.

Lantier, d'un hochement de tête, approuva cet arrangement. On doit travailler, ça ne fait pas un doute; seulement, quand on se trouve avec des amis, la politesse passe avant tout. Un désir de godaille les avait peu à peu chatouillés et engourdis tous les quatre, les mains lourdes, se tâtant du regard. Et, dès qu'ils eurent cinq heures de flâne devant eux, ils furent pris brusquement d'une joie bruyante, ils s'allongèrent des claques, se gueulèrent des mots de tendresse dans la figure, Coupeau surtout, soulagé, rajeuni, qui appelait les autres « ma vieille branche! » On se mouilla encore d'une tournée générale; puis, on alla à la Puce qui renifle, un petit bousingot où il y avait un billard. Le chapelier fit un instant son nez, parce que c'était une maison pas très propre: le schnick y valait un franc le litre, dix sous une chopine en deux verres, et la société de l'endroit avait commis tant de saletés sur le billard, que les billes y restaient collées. Mais, la partie une fois engagée, Lantier, qui avait un coup de queue extraordinaire, retrouva sa grâce et sa belle humeur, développant son torse, accompagnant d'un effet de hanches chaque carambolage.

Lorsque vint l'heure du déjeuner, Coupeau eut une idée. Il tapa des pieds, en criant:

— Faut aller prendre Bec-Salé. Je sais où il travaille… Nous l'emmènerons manger des pieds à la poulette chez la mère Louis.

L'idée fut acclamée. Oui, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, devait avoir besoin de manger des pieds à la poulette. Ils partirent. Les rues étaient jaunes, une petite pluie tombait; mais ils avaient déjà trop chaud à l'intérieur pour sentir ce léger arrosage sur leurs abatis. Coupeau les mena rue Marcadet, à la fabrique de boulons. Comme ils arrivaient une grosse demi-heure avant la sortie, le zingueur donna deux sous à un gamin pour entrer dire à Bec-Salé que sa bourgeoise se trouvait mal et le demandait tout de suite. Le forgeron parut aussitôt, en se dandinant, l'air bien calme, le nez flairant un gueuleton.

— Ah! les cheulards! dit-il, dès qu'il les aperçut cachés sous une porte. J'ai senti ça… Hein? qu'est-ce qu'on mange?

Chez la mère Louis, tout en suçant les petits os des pieds, on tapa de nouveau sur les patrons. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, racontait qu'il y avait une commande pressée dans sa boîte. Oh! le singe était coulant pour le quart d'heure; on pouvait manquer à l'appel, il restait gentil, il devait s'estimer encore bien heureux quand on revenait. D'abord, il n'y avait pas de danger qu'un patron osât jamais flanquer dehors Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, parce qu'on n'en trouvait plus, des cadets de sa capacité. Après les pieds, on mangea une omelette. Chacun but son litre. La mère Louis faisait venir son vin de l'Auvergne, un vin couleur de sang qu'on aurait coupé au couteau. Ça commençait à être drôle, la bordée s'allumait.

— Qu'est-ce qu'il a, à m'emmoutarder, cet encloué de singe? cria Bec-Salé au dessert. Est-ce qu'il ne vient pas d'avoir l'idée d'accrocher une cloche dans sa baraque? Une cloche, c'est bon pour des esclaves… Ah bien! elle peut sonner, aujourd'hui! Du tonnerre si l'on me repince à l'enclume! Voilà cinq jours que je me la foule, je puis bien le balancer… S'il me fiche un abatage, je l'envoie à Chaillot.

— Moi, dit Coupeau d'un air important, je suis obligé de vous lâcher, je vais travailler. Oui, j'ai juré à ma femme… Amusez-vous, je reste de coeur avec les camaros, vous savez.

Les autres blaguaient. Mais lui, semblait si décidé, que tous l'accompagnèrent, quand il parla d'aller chercher ses outils chez le père Colombe. Il prit son sac sous la banquette, le posa devant lui, pendant qu'on buvait une dernière goutte. A une heure, la société s'offrait encore des tournées. Alors, Coupeau, d'un geste d'ennui, reporta les outils sous la banquette; ils le gênaient, il ne pouvait pas s'approcher du comptoir sans buter dedans. C'était trop bête, il irait le lendemain chez Bourguignon. Les quatre autres, qui se disputaient à propos de la question des salaires, ne s'étonnèrent pas, lorsque le zingueur, sans explication, leur proposa un petit tour sur le boulevard, pour se dérouiller les jambes. La pluie avait cessé. Le petit tour se borna à faire deux cents pas sur une même file, les bras ballants; et ils ne trouvaient plus un mot, surpris par l'air, ennuyés d'être dehors. Lentement, sans avoir seulement à se consulter du coude, ils remontèrent d'instinct la rue des Poissonniers, où ils entrèrent chez François prendre un canon de la bouteille. Vrai, ils avaient besoin de ça pour se remettre. On tournait trop à la tristesse dans la rue, il y avait une boue à ne pas flanquer un sergent de ville à la porte. Lantier poussa les camarades dans le cabinet, un coin étroit occupé par une seule table, et qu'une cloison aux vitres dépolies séparait de la salle commune. Lui, d'ordinaire, se piquait le nez dans les cabinets, parce que c'était plus convenable. Est-ce que les camarades n'étaient pas bien là? On se serait cru chez soi, on y aurait fait dodo sans se gêner. Il demanda le journal, l'étala tout grand, le parcourut, les sourcils froncés. Coupeau et Mes-Bottes avaient commencé un piquet. Deux litres et cinq verres traînaient sur la table.

— Eh bien? qu'est-ce qu'ils chantent, dans ce papier-là? demanda
Bibi-la-Grillade au chapelier.

Il ne répondit pas tout de suite. Puis, sans lever les yeux:

— Je tiens la Chambre. En voilà des républicains de quatre sous, ces sacrés fainéants de la gauche! Est-ce que le peuple les nomme pour baver leur eau sucrée!… Il croit en Dieu, celui-là, et il fait des mamours à ces canailles de ministres! Moi, si j'étais nommé, je monterais à la tribune et je dirais: Merde! Oui, pas davantage, c'est mon opinion!

— Vous savez que Badinguet s'est fichu des claques avec sa bourgeoise, l'autre soir, devant toute sa cour, raconta Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Ma parole d'honneur! Et à propos de rien, en s'asticotant. Badinguet était éméché.

— Lâchez-nous donc le coude, avec votre politique! cria le zingueur.
Lisez les assassinats, c'est plus rigolo.

Et revenant à son jeu, annonçant une tierce au neuf et trois dames:

— J'ai une tierce à l'égout et trois colombes… Les crinolines ne me quittent pas.

On vida les verres. Lantier se mit à lire tout haut:

« Un crime épouvantable, vient de jeter l'effroi dans la commune de Gaillon (Seine-et-Marne). Un fils a tué son père à coups de bêche, pour lui voler trente sous… »

Tous poussèrent un cri d'horreur. En voilà un, par exemple, qu'ils seraient allés voir raccourcir avec plaisir! Non, la guillotine, ce n'était pas assez; il aurait fallu le couper en petits morceaux. Une histoire d'infanticide les révolta également; mais le chapelier, très moral, excusa la femme en mettant tous les torts du côté de son séducteur; car, enfin, si une crapule d'homme n'avait pas fait un gosse à cette malheureuse, elle n'aurait pas pu en jeter un dans les lieux d'aisances. Mais ce qui les enthousiasma, ce furent les exploits du marquis de T….. sortant d'un bal à deux heures du matin et se défendant contre trois mauvaises gouapes, boulevard des Invalides; sans même retirer ses gants, il s'était débarrassé des deux premiers scélérats avec des coups de tête dans le ventre, et avait conduit le troisième au poste, par une oreille. Hein? quelle poigne! C'était embêtant qu'il fût noble.

— Écoutez ça maintenant, continua Lantier. Je passe aux nouvelles de la haute. « La comtesse de Brétigny marie sa fille aînée au jeune baron de Valançay, aide de camp de Sa Majesté. Il y a, dans la corbeille, pour plus de trois cent mille francs de dentelle… »

— Qu'est-ce que ça nous fiche! interrompit Bibi-la-Grillade. On ne leur demande pas la couleur de leur chemise… La petite a beau avoir de la dentelle, elle n'en verra pas moins la lune par le même trou que les autres.

Comme Lantier faisait mine d'achever sa lecture, Bec-Salé, dit
Boit-sans-Soif, lui enleva le journal et s'assit dessus, en disant:

— Ah! non, assez!… Le voilà au chaud… Le papier, ce n'est bon qu'à ça.

Cependant, Mes-Bottes, qui regardait son jeu, donnait un coup de poing triomphant sur la table. Il faisait quatre-vingt-treize.

— J'ai la Révolution, cria-t-il. Quinte mangeuse, portant son point dans l'herbe à la vache… Vingt, n'est-ce pas?… Ensuite, tierce major dans les vitriers, vingt-trois; trois boeufs, vingt-six; trois larbins, vingt-neuf; trois borgnes, quatre-vingt-douze… Et je joue An un de la République, quatre-vingt-treize.

— T'es rincé, mon vieux, crièrent les autres à Coupeau.

On commanda deux nouveaux litres. Les verres ne désemplissaient plus, la soûlerie montait. Vers cinq heures, ça commençait à devenir dégoûtant, si bien que Lantier se taisait et songeait à filer; du moment où l'on gueulait et où l'on fichait le vin par terre, ce n'était plus son genre. Justement, Coupeau se leva pour faire le signe de croix des pochards. Sur la tête il prononça Montpernasse, à l'épaule droite Menilmonte, à l'épaule gauche la Courtille, au milieu du ventre Bagnolet, et dans le creux de l'estomac trois fois Lapin sauté. Alors, le chapelier, profitant de la clameur soulevée par cet exercice, prit tranquillement la porte. Les camarades ne s'aperçurent même pas de son départ. Lui, avait déjà un joli coup de sirop. Mais, dehors, il se secoua, il retrouva son aplomb; et il regagna tranquillement la boutique, où il raconta à Gervaise que Coupeau était avec des amis.

Deux jours se passèrent. Le zingueur n'avait pas reparu. Il roulait dans le quartier, on ne savait pas bien où. Des gens, pourtant, disaient l'avoir vu chez la nièce Baquet, au Papillon, au Petit bonhomme qui tousse. Seulement, les uns assuraient qu'il était seul, tandis que les autres l'avaient rencontré en compagnie de sept ou huit soûlards de son espèce. Gervaise haussait les épaules d'un air résigné. Mon Dieu! c'était une habitude à prendre. Elle ne courait pas après son homme; même, si elle l'apercevait chez un marchand de vin, elle faisait un détour, pour ne pas le mettre en colère; et elle attendait qu'il rentrât, écoutant la nuit s'il ne ronflait pas à la porte. Il couchait sur un tas d'ordures, sur un banc, dans un terrain vague, en travers d'un ruisseau. Le lendemain, avec son ivresse mal cuvée de la veille, il repartait, tapait aux volets des consolations, se lâchait de nouveau dans une course furieuse, au milieu des petits verres, des canons et des litres, perdant et retrouvant ses amis, poussant des voyages dont il revenait plein de stupeur, voyant danser les rues, tomber la nuit et naître le jour, sans autre idée que de boire et de cuver sur place. Lorsqu'il cuvait, c'était fini. Gervaise alla pourtant, le second jour, à l'Assommoir du père Colombe, pour savoir; on l'y avait revu cinq fois, on ne pouvait pas lui en dire davantage. Elle dut se contenter d'emporter les outils, restés sous la banquette.

Lantier, le soir, voyant la blanchisseuse ennuyée, lui proposa de la conduire au café-concert, histoire de passer un moment agréable. Elle refusa d'abord, elle n'était pas en train de rire. Sans cela, elle n'aurait pas dit non, car le chapelier lui faisait son offre d'un air trop honnête pour qu'elle se méfiât de quelque traîtrise. Il semblait s'intéresser à son malheur et se montrait vraiment paternel. Jamais Coupeau n'avait découché deux nuits. Aussi, malgré elle, toutes les dix minutes, venait-elle se planter sur la porte sans lâcher son fer, regardant aux deux bouts de la rue si son homme n'arrivait pas. Ça la tenait dans les jambes, à ce qu'elle disait, des picotements qui l'empêchaient de rester en place. Bien sûr, Coupeau pouvait se démolir un membre, tomber sous une voiture et y rester: elle serait joliment débarrassée, elle se défendait de garder dans le coeur la moindre amitié pour un sale personnage de cette espèce. Mais, à la fin, c'était agaçant de toujours se demander s'il rentrerait ou s'il ne rentrerait pas. Et, lorsqu'on alluma le gaz, comme Lantier lui parlait de nouveau du café-concert, elle accepta. Après tout, elle se trouvait trop bête de refuser un plaisir, lorsque son mari, depuis trois jours, menait une vie de polichinelle. Puisqu'il ne rentrait pas, elle aussi allait sortir. La cambuse brûlerait, si elle voulait. Elle aurait fichu en personne le feu au bazar, tant l'embêtement de la vie commençait à lui monter au nez.

On dîna vite. En partant au bras du chapelier, à huit heures, Gervaise pria maman Coupeau et Nana de se mettre au lit tout de suite. La boutique était fermée. Elle s'en alla par la porte de la cour et donna la clef à madame Boche, en lui disant que si son cochon rentrait, elle eût l'obligeance de le coucher. Le chapelier l'attendait sous la porte, bien mis, sifflant un air. Elle avait sa robe de soie. Ils suivirent doucement le trottoir, serrés l'un contre l'autre, éclairés par les coups de lumière des boutiques, qui les montraient se parlant à demi-voix, avec un sourire.

Le café-concert était boulevard de Rochechouart, un ancien petit café qu'on avait agrandi sur une cour, par une baraque en planches. A la porte, un cordon de boules de verre dessinait un portique lumineux. De longues affiches, collées sur des panneaux de bois, se trouvaient posées par terre, au ras du ruisseau.

— Nous y sommes, dit Lantier. Ce soir, débuts de mademoiselle Amanda, chanteuse de genre.

Mais il aperçut Bibi-la-Grillade, qui lisait également l'affiche. Bibi avait un oeil au beurre noir, quelque coup de poing attrapé la veille.

— Eh bien! et Coupeau? demanda le chapelier, en cherchant autour de lui, vous avez donc perdu Coupeau?

— Oh! il y a beau temps, depuis hier, répondit l'autre. On s'est allongé un coup de tampon, en sortant de chez la mère Baquet. Moi, je n'aime pas les jeux de mains… Vous savez, c'est avec le garçon de la mère Baquet qu'on a eu des raisons, par rapport à un litre qu'il voulait nous faire payer deux fois… Alors, j'ai filé, je suis aller schloffer un brin.

Il bâillait encore, il avait dormi dix-huit heures. D'ailleurs, il était complètement dégrisé, l'air abêti, sa vieille veste pleine de duvet; car il devait s'être couché dans son lit tout habillé.

— Et vous ne savez pas où est mon mari, monsieur? interrogea la blanchisseuse.

— Mais non, pas du tout… Il était cinq heures, quand nous avons
quitté la mère Baquet. Voilà!… Il a peut-être bien descendu la rue.
Oui, même je crois l'avoir vu entrer au Papillon avec un cocher…
Oh! que c'est bête! Vrai, on est bon à tuer!

Lantier et Gervaise passèrent une très agréable soirée au café-concert. A onze heures, lorsqu'on ferma les portes, ils revinrent en se baladant, sans se presser. Le froid piquait un peu, le monde se retirait par bandes; et il y avait des filles qui crevaient de rire, sous les arbres, dans l'ombre, parce que les hommes rigolaient de trop près. Lantier chantait entre ses dents une des chansons de mademoiselle Amanda: C'est dans l'nez qu'ça me chatouille. Gervaise, étourdie, comme grise, reprenait le refrain. Elle avait eu très chaud. Puis, les deux consommations qu'elle avait bues lui tournaient sur le coeur, avec la fumée des pipes et l'odeur de toute cette société entassée. Mais elle emportait surtout une vive impression de mademoiselle Amanda. Jamais elle n'aurait osé se mettre nue comme ça devant le public. Il fallait être juste, cette dame avait une peau à faire envie. Et elle écoutait, avec une curiosité sensuelle, Lantier donner des détails sur la personne en question, de l'air d'un monsieur qui lui aurait compté les côtes en particulier.

— Tout le monde dort, dit Gervaise, après avoir sonné trois fois, sans que les Boche eussent tiré le cordon.

La porte s'ouvrit, mais le porche était noir, et quand elle frappa à la vitre de la loge pour demander sa clef, la concierge ensommeillée lui cria une histoire à laquelle elle n'entendit rien d'abord. Enfin, elle comprit que le sergent de ville Poisson avait ramené Coupeau dans un drôle d'état, et que la clef devait être sur la serrure.

-Fichtre! murmura Lantier, quand ils furent entrés, qu'est-ce qu'il a donc fait ici? C'est une vraie infection.

En effet, ça puait ferme. Gervaise, qui cherchait des allumettes, marchait dans du mouillé. Lorsqu'elle fut parvenue à allumer une bougie, ils eurent devant eux un joli spectacle. Coupeau avait rendu tripes et boyaux; il y en avait plein la chambre; le lit en était emplâtré, le tapis également, et jusqu'à la commode qui se trouvait éclaboussée. Avec ça, Coupeau, tombé du lit où Poisson devait l'avoir jeté, ronflait là dedans, au milieu de son ordure. Il s'y étalait, vautré comme un porc, une joue barbouillée, soufflant son haleine empestée par sa bouche ouverte, balayant de ses cheveux déjà gris la mare élargie autour de sa tête.

— Oh! le cochon! le cochon! répétait Gervaise indignée, exaspérée. Il a tout sali… Non, un chien n'aurait pas fait ça, un chien crevé est plus propre.

Tous deux n'osaient bouger, ne savaient où poser le pied. Jamais le zingueur n'était revenu avec une telle culotte et n'avait mis la chambre dans une ignominie pareille. Aussi, cette vue-là portait un rude coup au sentiment que sa femme pouvait encore éprouver pour lui. Autrefois, quand il rentrait éméché ou poivré, elle se montrait complaisante et pas dégoûtée. Mais, à cette heure, c'était trop, son coeur se soulevait. Elle ne l'aurait pas pris avec des pincettes. L'idée seule que la peau de ce goujat toucherait sa peau, lui causait une répugnance, comme si on lui avait demandé de s'allonger à côté d'un mort, abîmé par une vilaine maladie.

— Il faut pourtant que je me couche, murmura-t-elle. Je ne puis pas retourner coucher dans la rue… Oh! je lui passerai plutôt sur le corps.

Elle tâcha d'enjamber l'ivrogne et dut se retenir à un coin de la commode, pour ne pas glisser dans la saleté. Coupeau barrait complètement le lit. Alors, Lantier, qui avait un petit rire en voyant bien qu'elle ne ferait pas dodo sur son oreiller cette nuit-là, lui prit une main, en disant d'une voix basse et ardente:

— Gervaise… écoute, Gervaise…

Mais elle avait compris, elle se dégagea, éperdue, le tutoyant à son tour, comme jadis.

— Non, laisse-moi… Je t'en supplie, Auguste, rentre dans ta chambre… Je vais m'arranger, je monterai dans le lit par les pieds…

— Gervaise, voyons, ne fais pas la bête, répétait-il. Ça sent trop mauvais, tu ne peux pas rester… Viens. Qu'est-ce que tu crains? Il ne nous entend pas, va!

Elle luttait, elle disait non de la tête, énergiquement. Dans son trouble, comme pour montrer qu'elle resterait là, elle se déshabillait, jetait sa robe de soie sur une chaise, se mettait violemment en chemise et en jupon, toute blanche, le cou et les bras nus. Son lit était à elle, n'est-ce pas? elle voulait coucher dans son lit. A deux reprises, elle tenta encore de trouver un coin propre et de passer. Mais Lantier ne se lassait pas, la prenait à la taille, en disant des choses pour lui mettre le feu dans le sang. Ah! elle était bien plantée, avec un loupiat de mari par devant, qui l'empêchait de se fourrer honnêtement sous sa couverture, avec un sacré salaud d'homme par derrière, qui songeait uniquement à profiter de son malheur pour la ravoir! Comme le chapelier haussait la voix, elle le supplia de se taire. Et elle écouta, l'oreille tendue vers le cabinet où couchaient Nana et maman Coupeau. La petite et la vieille devaient dormir, on entendait une respiration forte.

— Auguste, laisse-moi, tu vas les réveiller, reprit-elle, les mains jointes. Sois raisonnable. Un autre jour, ailleurs… Pas ici, pas devant ma fille…

Il ne parlait plus, il restait souriant; et, lentement, il la baisa sur l'oreille, ainsi qu'il la baisait autrefois pour la taquiner, et l'étourdir. Alors, elle fut sans force, elle sentit un grand bourdonnement, un grand frisson descendre dans sa chair. Pourtant, elle fit de nouveau un pas. Et elle dut reculer. Ce n'était pas possible, la dégoûtation était si grande, l'odeur devenait telle, qu'elle se serait elle-même mal conduite dans ses draps. Coupeau, comme sur de la plume, assommé par l'ivresse, cuvait sa bordée, les membres morts, la gueule de travers. Toute la rue aurait bien pu entrer embrasser sa femme, sans qu'un poil de son corps en remuât.

— Tant pis, bégayait-elle, c'est sa faute, je ne puis pas… Ah! mon
Dieu! ah! mon Dieu! il me renvoie de mon lit, je n'ai plus de lit…
Non, je ne puis pas, c'est sa faute.

Elle tremblait, elle perdait la tête. Et, pendant que Lantier la poussait dans sa chambre, le visage de Nana apparut à la porte vitrée du cabinet, derrière un carreau. La petite venait de se réveiller et de se lever doucement, en chemise, pâle de sommeil. Elle regarda son père roulé dans son vomissement; puis, la figure collée contre la vitre, elle resta là, à attendre que le jupon de sa mère eût disparu chez l'autre homme, en face. Elle était toute grave. Elle avait de grands yeux d'enfant vicieuse, allumés d'une curiosité sensuelle.

IX

Cet hiver-là, maman Coupeau faillit passer, dans une crise d'étouffement. Chaque année, au mois de décembre, elle était sûre que son asthme la collait sur le dos pour des deux et trois semaines. Elle n'avait plus quinze ans, elle devait en avoir soixante-treize à la Saint-Antoine. Avec ça, très patraque, râlant pour un rien, quoique grosse et grasse. Le médecin annonçait qu'elle s'en irait en toussant, le temps de crier: Bonsoir, Jeanneton, la chandelle est éteinte!

Quand elle était dans son lit, maman Coupeau devenait mauvaise comme la gale. Il faut dire que le cabinet où elle couchait avec Nana n'avait rien de gai. Entre le lit de la petite et le sien, se trouvait juste la place de deux chaises. Le papier des murs, un vieux papier gris déteint, pendait en lambeaux. La lucarne ronde, près du plafond, laissait tomber un jour louche et pâle de cave. On se faisait joliment vieux là dedans, surtout une personne qui ne pouvait pas respirer. La nuit encore, lorsque l'insomnie la prenait, elle écoutait dormir la petite, et c'était une distraction. Mais, dans le jour, comme on ne lui tenait pas compagnie du matin au soir, elle grognait, elle pleurait, elle répétait toute seule pendant des heures, en roulant sa tête sur l'oreiller:

— Mon Dieu! que je suis malheureuse!… Mon Dieu! que je suis malheureuse!… En prison, oui, c'est en prison qu'ils me feront mourir!

Et, dès qu'une visite lui arrivait, Virginie ou madame Boche, pour lui demander comment allait la santé, elle ne répondait pas, elle entamait tout de suite le chapitre de ses plaintes.

— Ah! il est cher, le pain que je mange ici! Non, je ne souffrirais pas autant chez des étrangers!… Tenez, j'ai voulu avoir une tasse de tisane, eh bien! on m'en a apporté plein un pot à eau, une manière de me reprocher d'en trop boire… C'est comme Nana, cette enfant que j'ai élevée, elle se sauve nu-pieds, le matin, et je ne la revois plus. On croirait que je sens mauvais. Pourtant, la nuit, elle dort joliment, elle ne se réveillerait pas une seule fois pour me demander si je souffre… Enfin, je les embarrasse, ils attendent que je crève. Oh! ce sera bientôt fait. Je n'ai plus de fils, cette coquine de blanchisseuse me l'a pris. Elle me battrait, elle m'achèverait, si elle n'avait pas peur de la justice.

Gervaise, en effet, se montrait un peu rude par moments. La baraque tournait mal, tout le monde s'y aigrissait et s'envoyait promener au premier mot. Coupeau, un matin qu'il avait les cheveux malades, s'était écrié: « La vieille dit toujours qu'elle va mourir, et elle ne meurt jamais! » parole qui avait frappé maman Coupeau au coeur. On lui reprochait ce qu'elle coûtait, on disait tranquillement que, si elle n'était plus là, il y aurait une grosse économie. A la vérité, elle ne se conduisait pas non plus comme elle aurait dû. Ainsi, quand elle voyait sa fille aînée, madame Lerat, elle pleurait misère, accusait son fils et sa belle-fille de la laisser mourir de faim, tout ça pour lui tirer une pièce de vingt sous, qu'elle dépensait en gourmandises. Elle faisait aussi des cancans abominables avec les Lorilleux, en leur racontant à quoi passaient leurs dix francs, aux fantaisies de la blanchisseuse, des bonnets neufs, des gâteaux mangés dans les coins, des choses plus sales même qu'on n'osait pas dire. A deux ou trois reprises, elle faillit faire battre toute la famille. Tantôt elle était avec les uns, tantôt elle était avec les autres; enfin, ça devenait un vrai gâchis.

Au plus fort de sa crise, cet hiver-là, une après-midi que madame
Lorilleux et madame Lerat s'étaient rencontrées devant son lit, maman
Coupeau cligna les yeux, pour leur dire de se pencher. Elle pouvait à
peine parler. Elle souffla, à voix basse:

— C'est du propre!… Je les ai entendus cette nuit. Oui, oui, la
Banban et le chapelier… Et ils menaient un train! Coupeau est joli.
C'est du propre!

Elle raconta, par phrases courtes, toussant et étouffant, que son fils avait dû rentrer ivre-mort, la veille. Alors, comme elle ne dormait pas, elle s'était très bien rendu compte de tous les bruits, les pieds nus de la Banban trottant sur le carreau, la voix sifflante du chapelier qui l'appelait, la porte de communication poussée doucement, et le reste. Ça devait avoir duré jusqu'au jour, elle ne savait pas l'heure au juste, parce que, malgré ses efforts, elle avait fini par s'assoupir.

— Ce qu'il y a de plus dégoûtant, c'est que Nana aurait pu entendre, continua-t-elle. Justement, elle a été agitée toute la nuit, elle qui d'habitude dort à poings fermés; elle sautait, elle se retournait, comme s'il y avait eu de la braise dans son lit.

Les deux femmes ne parurent pas surprises.

— Pardi! murmura madame Lorilleux, ça doit avoir commencé le premier jour… Du moment où ça plaît à Coupeau, nous n'avons pas à nous en mêler. N'importe! ce n'est guère honorable pour la famille.

— Moi, si j'étais là, expliqua madame Lerat en pinçant les lèvres, je lui ferais une peur, je lui crierais quelque chose, n'importe quoi: Je te vois! ou bien: V'là les gendarmes!… La domestique d'un médecin m'a dit que son maître lui avait dit que ça pouvait tuer raide une femme, dans un certain moment. Et si elle restait sur la place, n'est-ce pas? ce serait bien fait, elle se trouverait punie par où elle aurait péché.

Tout le quartier sut bientôt que, chaque nuit, Gervaise allait retrouver Lantier. Madame Lorilleux, devant les voisines, avait une indignation bruyante; elle plaignait son frère, ce jeanjean que sa femme peignait en jaune de la tête aux pieds; et, à l'entendre, si elle entrait encore dans un pareil bazar, c'était uniquement pour sa pauvre mère, qui se trouvait forcée de vivre au milieu de ces abominations. Alors, le quartier tomba sur Gervaise. Ça devait être elle qui avait débauché le chapelier. On voyait ça dans ses yeux. Oui, malgré les vilains bruits, ce sacré sournois de Lantier restait gobé, parce qu'il continuait ses airs d'homme comme il faut avec tout le monde, marchant sur les trottoirs en lisant le journal, prévenant et galant auprès des dames, ayant toujours à donner des pastilles et des fleurs. Mon Dieu! lui, faisait son métier de coq; un homme est un homme, on ne peut pas lui demander de résister aux femmes qui se jettent à son cou. Mais elle, n'avait pas d'excuse; elle déshonorait la rue de la Goutte-d'Or. Et les Lorilleux, comme parrain et marraine, attiraient Nana chez eux pour avoir des détails. Quand ils la questionnaient d'une façon détournée, la petite prenait son air bêta, répondait en éteignant la flamme de ses yeux sous ses longues paupières molles.

Au milieu de cette indignation publique, Gervaise vivait tranquille, lasse et un peu endormie. Dans les commencements, elle s'était trouvée bien coupable, bien sale, et elle avait eu un dégoût d'elle-même. Quand elle sortait de la chambre de Lantier, elle se lavait les mains, elle mouillait un torchon et se frottait les épaules à les écorcher, comme pour enlever son ordure. Si Coupeau cherchait alors à plaisanter, elle se fâchait, courait en grelottant s'habiller au fond de la boutique; et elle ne tolérait pas davantage que le chapelier la touchât, lorsque son mari venait de l'embrasser. Elle aurait voulu changer de peau en changeant d'homme. Mais, lentement, elle s'accoutumait. C'était trop fatigant de se débarbouiller chaque fois. Ses paresses l'amollissaient, son besoin d'être heureuse lui faisait tirer tout le bonheur possible de ses embêtements. Elle était complaisante pour elle et pour les autres, tâchait uniquement d'arranger les choses de façon à ce que personne n'eût trop d'ennui. N'est-ce pas? pourvu que son mari et son amant fussent contents, que la maison marchât son petit train-train régulier, qu'on rigolât du matin au soir, tous gras, tous satisfaits de la vie et se la coulant douce, il n'y avait vraiment pas de quoi se plaindre. Puis, après tout, elle ne devait pas tant faire de mal, puisque ça s'arrangeait si bien, à la satisfaction d'un chacun; on est puni d'ordinaire, quand on fait le mal. Alors, son dévergondage avait tourné à l'habitude. Maintenant, c'était réglé comme le boire et le manger; chaque fois que Coupeau rentrait soûl, elle passait chez Lantier, ce qui arrivait au moins le lundi, le mardi et le mercredi de la semaine. Elle partageait ses nuits. Même, elle avait fini, lorsque le zingueur simplement ronflait trop fort, par le lâcher au beau milieu du sommeil, et allait continuer son dodo tranquille sur l'oreiller du voisin. Ce n'était pas qu'elle éprouvât plus d'amitié pour le chapelier. Non, elle le trouvait seulement plus propre, elle se reposait mieux dans sa chambre, où elle croyait prendre un bain. Enfin, elle ressemblait aux chattes qui aiment à se coucher en rond sur le linge blanc.

Maman Coupeau n'osa jamais parler de ça nettement. Mais, après une dispute, quand la blanchisseuse l'avait secouée, la vieille ne ménageait pas les allusions. Elle disait connaître des hommes joliment bêtes et des femmes joliment coquines; et elle mâchait d'autres mots plus vifs, avec la verdeur de parole d'une ancienne giletière. Les premières fois, Gervaise l'avait regardée fixement, sans répondre. Puis, tout en évitant elle aussi de préciser, elle se défendit, par des raisons dites en général. Quand une femme avait pour homme un soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cette femme était bien excusable de chercher de la propreté ailleurs. Elle allait plus loin, elle laissait entendre que Lantier était son mari autant que Coupeau, peut-être même davantage. Est-ce qu'elle ne l'avait pas connu à quatorze ans? est-ce qu'elle n'avait pas deux enfants de lui? Eh bien! dans ces conditions, tout se pardonnait, personne ne pouvait lui jeter la pierre. Elle se disait dans la loi de la nature. Puis, il ne fallait pas qu'on l'ennuyât. Elle aurait vite fait d'envoyer à chacun son paquet. La rue de la Goutte-d'Or n'était pas si propre! La petite madame Vigouroux faisait la cabriole du matin au soir dans son charbon. Madame Lehongre, la femme de l'épicier, couchait avec son beau-frère, un grand baveux qu'on n'aurait pas ramassé sur une pelle. L'horloger d'en face, ce monsieur pincé, avait failli passer aux assises, pour une abomination; il allait avec sa propre fille, une effrontée qui roulait les boulevards. Et, le geste élargi, elle indiquait le quartier entier, elle en avait pour une heure rien qu'à étaler le linge sale de tout ce peuple, les gens couchés comme des bêtes, en tas, pères, mères, enfants, se roulant dans leur ordure. Ah! elle en savait, la cochonnerie pissait de partout, ça empoisonnait les maisons d'alentour! Oui, oui, quelque chose de propre que l'homme et la femme, dans ce coin de Paris, où l'on est les uns sur les autres, à cause de la misère! On aurait mis les deux sexes dans un mortier, qu'on en aurait tiré pour toute marchandise de quoi fumer les cerisiers de la plaine Saint-Denis.

— Ils feraient mieux de ne pas cracher en l'air, ça leur retombe sur le nez, criait-elle, quand on la poussait à bout. Chacun dans son trou, n'est-ce pas? Qu'ils laissent vivre les braves gens à leur façon, s'ils veulent vivre à la leur… Moi, je trouve que tout est bien, mais à la condition de ne pas être traînée dans le ruisseau par des gens qui s'y promènent, la tête la première.

Et, maman Coupeau s'étant un jour montrée plus claire, elle lui avait dit, les dents serrées:

— Vous êtes dans votre lit, vous profitez de ça… Écoutez, vous avez tort, vous voyez bien que je suis gentille, car jamais je ne vous ai jeté à la figure votre vie, à vous! Oh! je sais, une jolie vie, des deux ou trois hommes, du vivant du père Coupeau… Non, ne toussez pas, j'ai fini de causer. C'est seulement pour vous demander de me ficher la paix, voilà tout!

La vieille femme avait manqué étouffer. Le lendemain, Goujet étant venu réclamer le linge de sa mère pendant une absence de Gervaise, maman Coupeau l'appela et le garda longtemps assis devant son lit. Elle connaissait bien l'amitié du forgeron, elle le voyait sombre et malheureux depuis quelque temps, avec le soupçon des vilaines choses qui se passaient. Et, pour bavarder, pour se venger de la dispute de la veille, elle lui apprit la vérité crûment, en pleurant, en se plaignant, comme si la mauvaise conduite de Gervaise lui faisait surtout du tort. Lorsque Goujet sortit du cabinet, il s'appuyait aux murs, suffoquant de chagrin. Puis, au retour de la blanchisseuse, maman Coupeau lui cria qu'on la demandait tout de suite chez madame Goujet, avec le linge repassé ou non; et elle était si animée, que Gervaise flaira les cancans, devina la triste scène et le crève-coeur dont elle se trouvait menacée.

Très pâle, les membres cassés à l'avance, elle mit le linge dans un panier, elle partit. Depuis des années, elle n'avait pas rendu un sou aux Goujet. La dette montait toujours à quatre cent vingt-cinq francs. Chaque fois, elle prenait l'argent du blanchissage, en parlant de sa gêne. C'était une grande honte pour elle, parce qu'elle avait l'air de profiter de l'amitié du forgeron pour le jobarder. Coupeau, moins scrupuleux maintenant, ricanait, disait qu'il avait bien dû lui pincer la taille dans les coins, et qu'alors il était payé. Mais elle, malgré le commerce où elle était tombée avec Lantier, se révoltait, demandait à son mari s'il voulait déjà manger de ce pain-là. Il ne fallait pas mal parler de Goujet devant elle; sa tendresse pour le forgeron lui restait comme un coin de son honneur. Aussi, toutes les fois qu'elle reportait le linge chez ces braves gens, se trouvait-elle prise d'un serrement au coeur, dès la première marche de l'escalier.

— Ah! c'est vous enfin! lui dit sèchement madame Goujet, en lui ouvrant la porte. Quand j'aurai besoin de la mort, je vous l'enverrai chercher.

Gervaise entra, embarrassée, sans oser même balbutier une excuse. Elle n'était plus exacte, ne venait jamais à l'heure, se faisait attendre des huit jours. Peu à peu, elle s'abandonnait à un grand désordre.

— Voilà une semaine que je compte sur vous, continua la dentellière. Et vous mentez avec ça, vous m'envoyez votre apprentie me raconter des histoires: on est après mon linge, on va me le livrer le soir même, ou bien c'est un accident, le paquet qui est tombé dans un seau. Moi, pendant ce temps-là, je perds ma journée, je ne vois rien arriver et je me tourmente l'esprit. Non, vous n'êtes pas raisonnable… Voyons, qu'est-ce que vous avez, dans ce panier! Est-ce tout, au moins! M'apportez-vous la paire de draps que vous me gardez depuis un mois, et la chemise qui est restée en arrière, au dernier blanchissage?

— Oui, oui, murmura Gervaise, la chemise y est. La voici.

Mais madame Goujet se récria. Cette chemise n'était pas à elle, elle n'en voulait pas. On lui changeait son linge, c'était le comble! Déjà, l'autre semaine, elle avait eu deux mouchoirs qui ne portaient pas sa marque. Ça ne la ragoûtait guère, du linge venu elle ne savait d'où. Puis, enfin, elle tenait à ses affaires.

— Et les draps? reprit-elle. Ils sont perdus, n'est-ce pas?… Eh bien ma petite, il faudra vous arranger, mais je les veux quand même demain matin, entendez-vous!

Il y eut un silence. Ce qui achevait de troubler Gervaise, c'était de sentir, derrière elle, la porte de la chambre de Goujet entr'ouverte. Le forgeron devait être là, elle le devinait; et quel ennui, s'il écoutait tous ces reproches mérités, auxquels elle ne pouvait rien répondre! Elle se faisait très souple, très douce, courbant la tête, posant le linge sur le lit le plus vivement possible. Mais ça se gâta encore, quand madame Goujet se mit à examiner les pièces une à une. Elle les prenait, les rejetait, en disant:

— Ah! vous perdez joliment la main. On ne peut plus vous faire des compliments tous les jours… Oui, vous salopez, vous cochonnez l'ouvrage, à cette heure… Tenez, regardez-moi ce devant de chemise, il est brûlé, le fer a marqué sur les plis. Et les boutons, ils sont tous arrachés. Je ne sais pas comment vous vous arrangez, il ne reste jamais un bouton… Oh! par exemple, voilà une camisole que je ne vous paierai pas. Voyez donc ça? La crasse y est, vous l'avez étalée simplement. Merci! si le linge n'est même plus propre…

Elle s'arrêta, comptant les pièces. Puis, elle s'écria:

— Comment! c'est ce que vous apportez?…Il manque deux paires de bas, six serviettes, une nappe, des torchons… Vous vous moquez de moi, alors! Je vous ai fait dire de tout me rendre, repassé ou non. Si dans une heure votre apprentie n'est pas ici avec le reste, nous nous fâcherons, madame Coupeau, je vous en préviens.

A ce moment, Goujet toussa dans sa chambre. Gervaise eut un léger tressaillement. Comme on la traitait devant lui, mon Dieu! Et elle resta au milieu de la chambre, gênée, confuse, attendant le linge sale. Mais, après avoir arrêté le compte, madame Goujet avait tranquillement repris sa place près de la fenêtre, travaillant au raccommodage d'un châle de dentelle.

— Et le linge? demanda timidement la blanchisseuse.

— Non, merci, répondit la vieille femme, il n'y a rien cette semaine.

Gervaise pâlit. On lui retirait la pratique. Alors, elle perdit complètement la tête, elle dut s'asseoir sur une chaise, parce que ses jambes s'en allaient sous elle. Et elle ne chercha pas à se défendre, elle trouva seulement cette phrase:

— Monsieur Goujet est donc malade?

Oui, il était souffrant, il avait dû rentrer au lieu de se rendre à la forge, et il venait de s'étendre sur son lit pour se reposer. Madame Goujet causait gravement, en robe noire comme toujours, sa face blanche encadrée dans sa coiffe monacale. On avait encore baissé la journée des boulonniers; de neuf francs, elle était tombée à sept francs, à cause des machines qui maintenant faisaient toute la besogne. Et elle expliquait qu'ils économisaient sur tout; elle voulait de nouveau laver son linge elle-même. Naturellement, ce serait bien tombé, si les Coupeau lui avaient rendu l'argent prêté par son fils. Mais ce n'était pas elle qui leur enverrait les huissiers, puisqu'ils ne pouvaient pas payer. Depuis qu'elle parlait de la dette, Gervaise, la tête basse, semblait suivre le jeu agile de son aiguille reformant les mailles une à une.

— Pourtant, continuait la dentellière, en vous gênant un peu, vous arriveriez à vous acquitter. Car, enfin, vous mangez très bien, vous dépensez beaucoup, j'en suis sûre… Quand vous nous donneriez seulement dix francs chaque mois…

Elle fut interrompue par la voix de Goujet qui l'appelait.

— Maman! maman!

Et, lorsqu'elle revint s'asseoir, presque tout de suite, elle changea de conversation. Le forgeron l'avait sans doute suppliée de ne pas demander de l'argent à Gervaise. Mais, malgré elle, au bout de cinq minutes, elle parlait de nouveau de la dette. Oh! elle avait prévu ce qui arrivait, le zingueur buvait la boutique, et il mènerait sa femme loin. Aussi jamais son fils n'aurait prêté les cinq cents francs, s'il l'avait écoutée. Aujourd'hui, il serait marié, il ne crèverait pas de tristesse, avec la perspective d'être malheureux toute sa vie. Elle s'animait, elle devenait très dure, accusant clairement Gervaise de s'être entendue avec Coupeau pour abuser de son bêta d'enfant. Oui, il y avait des femmes qui jouaient l'hypocrisie pendant des années et dont la mauvaise conduite finissait par éclater au grand jour.

— Maman! maman! appela une seconde fois la voix de Goujet, plus violemment.

Elle se leva, et, quand elle reparut, elle dit, en se remettant à sa dentelle:

— Entrez, il veut vous voir.

Gervaise, tremblante, laissa la porte ouverte. Cette scène l'émotionnait, parce que c'était comme un aveu de leur tendresse devant madame Goujet. Elle retrouva la petite chambre tranquille, tapissée d'images, avec son lit de fer étroit, pareille à la chambre d'un garçon de quinze ans. Ce grand corps de Goujet, les membres cassés par la confidence de maman Coupeau, était allongé sur le lit, les yeux rouges, sa belle barbe jaune encore mouillée. Il devait avoir défoncé son oreiller de ses poings terribles, dans le premier moment de rage, car la toile fendue laissait couler la plume.

— Écoutez, maman a tort, dit-il à la blanchisseuse d'une voix presque basse. Vous ne me devez rien, je ne veux pas qu'on parle de ça.

Il s'était soulevé, il la regardait. De grosses larmes aussitôt remontèrent à ses yeux.

— Vous souffrez, monsieur Goujet? murmura-t-elle. Qu'est-ce que vous avez, je vous en prie?

— Rien, merci. Je me suis trop fatigué hier. Je vais dormir un peu.

Puis, son coeur se brisa, il ne put retenir ce cri:

— Ah! mon Dieu! mon Dieu! jamais ça ne devait être, jamais! Vous aviez juré. Et ça est, maintenant, ça est!… Ah! mon Dieu! ça me fait trop de mal, allez-vous-en!

Et, de la main, il la renvoyait, avec une douceur suppliante. Elle n'approcha pas du lit, elle s'en alla, comme il le demandait, stupide, n'ayant rien à lui dire pour le soulager. Dans la pièce d'à côté, elle reprit son panier; et elle ne sortait toujours pas, elle aurait voulu trouver un mot. Madame Goujet continuait son raccommodage, sans lever la tête. Ce fut elle qui dit enfin:

— Eh bien! bonsoir, renvoyez-moi mon linge, nous compterons plus tard.

— Oui, c'est ça, bonsoir, balbutia Gervaise.

Elle referma la porte lentement, avec un dernier coup d'oeil dans ce ménage propre, rangé, où il lui semblait laisser quelque chose de son honnêteté. Elle revint à la boutique de l'air bête des vaches qui rentrent chez elles, sans s'inquiéter du chemin. Maman Coupeau, sur une chaise, près de la mécanique, quittait son lit pour la première fois. Mais la blanchisseuse ne lui fit pas même un reproche; elle était trop fatiguée, les os malades comme si on l'avait battue; elle pensait que la vie était trop dure à la fin, et qu'à moins de crever tout de suite, on ne pouvait pourtant pas s'arracher le coeur soi-même.

Maintenant, Gervaise se moquait de tout. Elle avait un geste vague de la main pour envoyer coucher le monde. A chaque nouvel ennui, elle s'enfonçait dans le seul plaisir de faire ses trois repas par jour. La boutique aurait pu crouler; pourvu qu'elle ne fût pas dessous, elle s'en serait allée volontiers, sans une chemise. Et la boutique croulait, pas tout d'un coup, mais un peu matin et soir. Une à une, les pratiques se fâchaient et portaient leur linge ailleurs. M. Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche eux-mêmes, étaient retournés chez madame Fauconnier, où ils trouvaient plus d'exactitude. On finit par se lasser de réclamer une paire de bas pendant trois semaines et de remettre des chemises avec les taches de graisse de l'autre dimanche. Gervaise, sans perdre un coup de dents, leur criait bon voyage, les arrangeait d'une propre manière, en se disant joliment contente de ne plus avoir à fouiller dans leur infection. Ah bien! tout le quartier pouvait la lâcher, ça la débarrasserait d'un beau tas d'ordures; puis, ce serait toujours de l'ouvrage de moins. En attendant, elle gardait seulement les mauvaises payes, les rouleuses, les femmes comme madame Gaudron, dont pas une blanchisseuse de la rue Neuve ne voulait laver le linge, tant il puait. La boutique était perdue, elle avait dû renvoyer sa dernière ouvrière, madame Putois; elle restait seule avec son apprentie, ce louchon d'Augustine, qui bêtissait en grandissant; et encore, à elles deux, elles n'avaient pas toujours de l'ouvrage, elles traînaient leur derrière sur les tabourets durant des après-midi entières. Enfin, un plongeon complet. Ça sentait la ruine.

Naturellement, à mesure que la paresse et la misère entraient, la malpropreté entrait aussi. On n'aurait pas reconnu cette belle boutique bleue, couleur du ciel, qui était jadis l'orgueil de Gervaise. Les boiseries et les carreaux de la vitrine, qu'on oubliait de laver, restaient du haut en bas éclaboussés par la crotte des voitures. Sur les planches, à la tringle de laiton, s'étalaient trois guenilles grises, laissées par des clientes mortes à l'hôpital. Et c'était plus minable encore à l'intérieur: l'humidité des linges séchant au plafond avait décollé le papier; la perse pompadour étalait des lambeaux qui pendaient pareils à des toiles d'araignée lourdes de poussière; la mécanique, cassée, trouée à coups de tisonnier, mettait dans son coin les débris de vieille fonte d'un marchand de bric-à-brac; l'établi semblait avoir servi de table à toute une garnison, taché de café et de vin, emplâtré de confiture, gras des lichades du lundi. Avec ça, une odeur d'amidon aigre, une puanteur faite de moisi, de graillon et de crasse. Mais Gervaise se trouvait très bien là dedans. Elle n'avait pas vu la boutique se salir; elle s'y abandonnait et s'habituait au papier déchiré, aux boiseries graisseuses, comme elle en arrivait à porter des jupes fendues et à ne plus se laver les oreilles. Même la saleté était un nid chaud où elle jouissait de s'accroupir. Laisser les choses à la débandade, attendre que la poussière bouchât les trous et mît un velours partout, sentir la maison s'alourdir autour de soi dans un engourdissement de fainéantise, cela était une vraie volupté dont elle se grisait. Sa tranquillité d'abord; le reste, elle s'en battait l'oeil. Les dettes, toujours croissantes pourtant, ne la tourmentaient plus. Elle perdait de sa probité; on paierait ou on ne paierait pas, la chose restait vague, et elle préférait ne pas savoir. Quand on lui fermait un crédit dans une maison, elle en ouvrait un autre dans la maison d'à côté. Elle brûlait le quartier, elle avait des poufs tous les dix pas. Rien que dans la rue de la Goutte-d'Or, elle n'osait plus passer devant le charbonnier, ni devant l'épicier, ni devant la fruitière; ce qui lui faisait faire le tour par la rue des Poissonniers, quand elle allait au lavoir, une trotte de dix bonnes minutes. Les fournisseurs venaient la traiter de coquine. Un soir, l'homme qui avait vendu les meubles de Lantier, ameuta les voisins; il gueulait qu'il la trousserait et se paierait sur la bête, si elle ne lui allongeait pas sa monnaie. Bien sûr, de pareilles scènes la laissaient tremblante; seulement, elle se secouait comme un chien battu, et c'était fini, elle n'en dînait pas plus mal, le soir. En voilà des insolents qui l'embêtaient! elle n'avait point d'argent, elle ne pouvait pas en fabriquer, peut-être! Puis, les marchands volaient assez, ils étaient faits pour attendre. Et elle se rendormait dans son trou, en évitant de songer à ce qui arriverait forcément un jour. Elle ferait le saut, parbleu! mais, jusque-là, elle entendait ne pas être taquinée.

Pourtant, maman Coupeau était remise. Pendant une année encore, la maison boulotta. L'été, naturellement, il y avait toujours un peu plus de travail, les jupons blancs et les robes de percale des baladeuses du boulevard extérieur. Ça tournait à la dégringolade lente, le nez davantage dans la crotte chaque semaine, avec des hauts et des bas cependant, des soirs où l'on se frottait le ventre devant le buffet vide, et d'autres où l'on mangeait du veau à crever. On ne voyait plus que maman Coupeau sur les trottoirs, cachant des paquets sous son tablier, allant d'un pas de promenade au Mont-de-Piété de la rue Polonceau. Elle arrondissait le dos, avait la mine confite et gourmande d'une dévote qui va à la messe; car elle ne détestait pas ça, les tripotages d'argent l'amusaient, ce bibelotage de marchande à la toilette chatouillait ses passions de vieille commère. Les employés de la rue Polonceau la connaissaient bien; ils l'appelaient la mère « Quatre francs », parce qu'elle demandait toujours quatre francs, quand ils en offraient trois, sur ses paquets gros comme deux sous de beurre. Gervaise aurait bazardé la maison; elle était prise de la rage du clou, elle se serait tondu la tête, si on avait voulu lui prêter sur ses cheveux. C'était trop commode, on ne pouvait pas s'empêcher d'aller chercher là de la monnaie, lorsqu'on attendait après un pain de quatre livres. Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les habits, jusqu'aux outils et aux meubles. Dans les commencements, elle profitait des bonnes semaines, pour dégager, quitte à rengager la semaine suivante. Puis, elle se moqua de ses affaires, les laissa perdre, vendit les reconnaissances. Une seule chose lui fendit le coeur, ce fut de mettre sa pendule en plan, pour payer un billet de vingt francs à un huissier qui venait la saisir. Jusque-là, elle avait juré de mourir plutôt de faim que de toucher à sa pendule. Quand maman Coupeau l'emporta, dans une petite caisse à chapeau, elle tomba sur une chaise, les bras mous, les yeux mouillés, comme si on lui enlevait sa fortune. Mais, lorsque maman Coupeau reparut avec vingt-cinq francs, ce prêt inespéré, ces cinq francs de bénéfice la consolèrent; elle renvoya tout de suite la vieille femme chercher quatre sous de goutte dans un verre, à la seule fin de fêter la pièce de cent sous. Souvent maintenant, lorsqu'elles s'entendaient bien ensemble, elles lichaient ainsi la goutte, sur un coin de l'établi, un mêlé, moitié eau-de-vie et moitié cassis. Maman Coupeau avait un chic pour rapporter le verre plein dans la poche de son tablier, sans renverser une larme. Les voisins n'avaient pas besoin de savoir, n'est-ce pas? La vérité était que les voisins savaient parfaitement. La fruitière, la tripière, les garçons épiciers disaient: « Tiens! la vieille va chez ma tante, » ou bien: « Tiens! la vieille rapporte son riquiqui dans sa poche. » Et, comme de juste, ça montait encore le quartier contre Gervaise. Elle bouffait tout, elle aurait bientôt fait d'achever sa baraque. Oui, oui, plus que trois ou quatre bouchées, la place serait nette comme torchette.

Au milieu de ce démolissement général, Coupeau prospérait. Ce sacré soiffard se portait comme un charme. Le pichenet et le vitriol l'engraissaient, positivement. Il mangeait beaucoup, se fichait de cet efflanqué de Lorilleux qui accusait la boisson de tuer les gens, lui répondait en se tapant sur le ventre, la peau tendue par la graisse, pareille à là peau d'un tambour. Il lui exécutait là-dessus une musique, les vêpres de la gueule, des roulements et des battements de grosse caisse à faire la fortune d'un arracheur de dents. Mais Lorilleux, vexé de ne pas avoir de ventre, disait que c'était de la graisse jaune, de la mauvaise graisse. N'importe, Coupeau se soûlait davantage, pour sa santé. Ses cheveux poivre et sel, en coup de vent, flambaient comme un brûlot. Sa face d'ivrogne, avec sa mâchoire de singe, se culottait, prenait des tons de vin bleu. Et il restait un enfant de la gaieté; il bousculait sa femme, quand elle s'avisait de lui conter ses embarras. Est-ce que les hommes sont faits pour descendre dans ces embêtements? La cambuse pouvait manquer de pain, ça ne le regardait pas. Il lui fallait sa pâtée matin et soir, et il ne s'inquiétait jamais d'où elle lui tombait. Lorsqu'il passait des semaines sans travailler, il devenait plus exigeant encore. D'ailleurs, il allongeait toujours des claques amicales sur les épaules de Lantier. Bien sûr, il ignorait l'inconduite de sa femme; du moins des personnes, les Boche, les Poisson, juraient leurs grands dieux qu'il ne se doutait de rien, et que ce serait un grand malheur, s'il apprenait jamais la chose. Mais madame Lerat, sa propre soeur, hochait la tête, racontait qu'elle connaissait des maris auxquels ça ne déplaisait pas. Une nuit, Gervaise elle-même, qui revenait de la chambre du chapelier, était restée toute froide en recevant, dans l'obscurité, une tape sur le derrière; puis, elle avait fini par se rassurer, elle croyait s'être cognée contre le bateau du lit. Vrai, la situation était trop terrible; son mari ne pouvait pas s'amuser à lui faire des blagues.

Lantier, lui non plus, ne dépérissait pas. Il se soignait beaucoup, mesurait son ventre à la ceinture de son pantalon, avec la continuelle crainte d'avoir à resserrer ou à desserrer la boucle; il se trouvait très bien, il ne voulait ni grossir ni mincir, par coquetterie. Cela le rendait difficile sur la nourriture, car il calculait tous les plats de façon à ne pas changer sa taille. Même quand il n'y avait pas un sou à la maison, il lui fallait des oeufs, des côtelettes, des choses nourrissantes et légères. Depuis qu'il partageait la patronne avec le mari, il se considérait comme tout à fait de moitié dans le ménage; il ramassait les pièces de vingt sous qui traînaient, menait Gervaise au doigt et à l'oeil, grognait, gueulait, avait l'air plus chez lui que le zingueur. Enfin, c'était une baraque qui avait deux bourgeois. Et le bourgeois d'occasion, plus malin, tirait à lui la couverture, prenait le dessus du panier de tout, de la femme, de la table et du reste. Il écrémait les Coupeau, quoi! Il ne se gênait plus pour battre son beurre en public. Nana restait sa préférée, parce qu'il aimait les petites filles gentilles. Il s'occupait de moins en moins d'Étienne, les garçons, selon lui, devant savoir se débrouiller. Lorsqu'on venait demander Coupeau, on le trouvait toujours là, en pantoufles, en manches de chemise, sortant de l'arrière-boutique avec la tête ennuyée d'un mari qu'on dérange; et il répondait pour Coupeau, il disait que c'était la même chose.

Entre ces deux messieurs, Gervaise ne riait pas tous les jours. Elle n'avait pas à se plaindre de sa santé, Dieu merci! Elle aussi devenait trop grasse. Mais deux hommes sur le dos, à soigner et à contenter, ça dépassait ses forces, souvent. Ah! Dieu de Dieu! un seul mari vous esquinte déjà assez le tempérament! Le pis était qu'ils s'entendaient très bien, ces mâtins-là. Jamais ils ne se disputaient; ils se ricanaient dans la figure, le soir, après le dîner, les coudes posés au bord de la table; ils se frottaient l'un contre l'autre toute la journée, comme les chats qui cherchent et cultivent leur plaisir. Les jours où ils rentraient furieux, c'était sur elle qu'ils tombaient. Allez-y! tapez sur la bête! Elle avait bon dos; ça les rendait meilleurs camarades de gueuler ensemble. Et il ne fallait pas qu'elle s'avisât de se rebéquer. Dans les commencements, quand l'un criait, elle suppliait l'autre du coin de l'oeil, pour en tirer une parole de bonne amitié. Seulement, ça ne réussissait guère. Elle filait doux maintenant, elle pliait ses grosses épaules, ayant compris qu'ils s'amusaient à la bousculer, tant elle était ronde, une vraie boule. Coupeau, très mal embouché, la traitait avec des mots abominables. Lantier, au contraire, choisissait ses sottises, allait chercher des mots que personne ne dit et qui la blessaient plus encore. Heureusement, on s'accoutume à tout; les mauvaises paroles, les injustices des deux hommes finissaient par glisser sur sa peau fine comme sur une toile cirée. Elle en était même arrivée à les préférer en colère, parce que, les fois où ils faisaient les gentils, ils l'assommaient davantage, toujours après elle, ne lui laissant plus repasser un bonnet tranquillement. Alors, ils lui demandaient des petits plats, elle devait saler et ne pas saler, dire blanc et dire noir, les dorloter, les coucher l'un après l'autre dans du coton. Au bout de la semaine, elle avait la tête et les membres cassés, elle restait hébétée, avec des yeux de folle. Ça use une femme, un métier pareil.

Oui, Coupeau et Lantier l'usaient, c'était le mot; ils la brûlaient par les deux bouts, comme on dit de la chandelle. Bien sûr, le zingueur manquait d'instruction; mais le chapelier en avait trop, ou du moins il avait une instruction comme les gens pas propres ont une chemise blanche avec de la crasse par-dessous. Une nuit, elle rêva qu'elle était au bord d'un puits; Coupeau la poussait d'un coup de poing, tandis que Lantier lui chatouillait les reins pour la faire sauter plus vite. Eh bien! ça ressemblait à sa vie. Ah! elle était à bonne école, ça n'avait rien d'étonnant, si elle s'avachissait. Les gens du quartier ne se montraient guère justes, quand ils lui reprochaient les vilaines façons qu'elle prenait, car son malheur ne venait pas d'elle. Parfois, lorsqu'elle réfléchissait, un frisson lui courait sur la peau. Puis, elle pensait que les choses auraient pu tourner plus mal encore. Il valait mieux avoir deux hommes, par exemple, que de perdre les deux bras. Et elle trouvait sa position naturelle, une position comme il y en a tant; elle tâchait de s'arranger là dedans un petit bonheur. Ce qui prouvait combien ça devenait popote et bonhomme, c'était qu'elle ne détestait pas plus Coupeau que Lantier. Dans une pièce, à la Gaîté, elle avait vu une garce qui abominait son mari et l'empoisonnait, à cause de son amant; et elle s'était fâchée, parce qu'elle ne sentait rien de pareil dans son coeur. Est-ce qu'il n'était pas plus raisonnable de vivre en bon accord tous les trois? Non, non, pas de ces bêtises-là; ça dérangeait la vie, qui n'avait déjà rien de bien drôle. Enfin, malgré les dettes, malgré la misère qui les menaçait, elle se serait déclarée très tranquille, très contente, si le zingueur et le chapelier l'avaient moins échinée et moins engueulée.

Vers l'automne, malheureusement, le ménage se gâta encore. Lantier prétendait maigrir, faisait un nez qui s'allongeait chaque jour. Il renaudait à propos de tout, renâclait sur les potées de pommes de terre, une ratatouille dont il ne pouvait pas manger, disait-il, sans avoir des coliques. Les moindres bisbilles, maintenant, finissaient par des attrapages, où l'on se jetait la débine de la maison à la tête; et c'était le diable pour se rabibocher, avant d'aller pioncer chacun dans son dodo. Quand il n'y a plus de son, les ânes se battent, n'est-ce pas? Lantier flairait la panne; ça l'exaspérait de sentir la maison déjà mangée, si bien nettoyée, qu'il voyait le jour où il lui faudrait prendre son chapeau et chercher ailleurs la niche et la pâtée. Il était bien accoutumé à son trou, ayant pris là ses petites habitudes, dorloté par tout le monde; un vrai pays de cocagne, dont il ne remplacerait jamais les douceurs. Dame! on ne peut pas s'être empli jusqu'aux oreilles et avoir encore les morceaux sur son assiette. Il se mettait en colère contre son ventre, après tout, puisque la maison à cette heure était dans son ventre. Mais il ne raisonnait point ainsi; il gardait aux autres une fière rancune de s'être laissé rafaler en deux ans. Vrai, les Coupeau n'étaient guère râblés. Alors, il cria que Gervaise manquait d'économie. Tonnerre de Dieu! qu'est-ce qu'on allait devenir? Juste les amis le lâchaient, lorsqu'il était sur le point de conclure une affaire superbe, six mille francs d'appointements dans une fabrique, de quoi mettre toute la petite famille dans le luxe.

En décembre, un soir, on dîna par coeur. Il n'y avait plus un radis. Lantier, très sombre, sortait de bonne heure, battait le pavé pour trouver une autre cambuse, où l'odeur de la cuisine déridât les visages. Il restait des heures à réfléchir, près de la mécanique. Puis, tout d'un coup, il montra une grande amitié pour les Poisson. Il ne blaguait plus le sergent de ville en l'appelant Badingue, allait jusqu'à lui concéder que l'empereur était un bon garçon, peut-être. Il paraissait surtout estimer Virginie, une femme de tête, disait-il, et qui saurait joliment mener sa barque. C'était visible, il les pelotait. Même on pouvait croire qu'il voulait prendre pension chez eux. Mais il avait une caboche à double fond, beaucoup plus compliquée que ça. Virginie lui ayant dit son désir de s'établir marchande de quelque chose, il se roulait devant elle, il déclarait ce projet-là très fort. Oui, elle devait être bâtie pour le commerce, grande, avenante, active. Oh! elle gagnerait ce qu'elle voudrait. Puisque l'argent était prêt depuis longtemps, l'héritage d'une tante, elle avait joliment raison de lâcher les quatre robes qu'elle bâclait par saison, pour se lancer dans les affaires; et il citait des gens en train de réaliser des fortunes, la fruitière du coin de la rue, une petite marchande de faïence du boulevard extérieur; car le moment était superbe, on aurait vendu les balayures des comptoirs. Cependant, Virginie hésitait; elle cherchait une boutique à louer, elle désirait ne pas quitter le quartier. Alors, Lantier l'emmena dans les coins, causa tout bas avec elle pendant des dix minutes. Il semblait lui pousser quelque chose de force, et elle ne disait plus non, elle avait l'air de l'autoriser à agir. C'était comme un secret entre eux, avec des clignements d'yeux, des mots rapides, une sourde machination qui se trahissait jusque dans leurs poignées de mains. Dès ce moment, le chapelier, en mangeant son pain sec, guetta les Coupeau de son regard en dessous, redevenu très parleur, les étourdissant de ses jérémiades continues. Toute la journée, Gervaise marchait dans cette misère qu'il étalait complaisamment. Il ne parlait pas pour lui, grand Dieu! Il crèverait la faim avec les amis tant qu'on voudrait. Seulement, la prudence exigeait qu'on se rendît compte au juste de la situation. On devait pour le moins cinq cents francs dans le quartier, au boulanger, au charbonnier, à l'épicier et aux autres. De plus, on se trouvait en retard de deux termes, soit encore deux cent cinquante francs; le propriétaire, M. Marescot, parlait même de les expulser, s'ils ne le payaient pas avant le 1er janvier. Enfin, le Mont-de-Piété avait tout pris, on n'aurait pas pu y porter pour trois francs de bibelots, tellement le lavage du logement était sérieux; les clous restaient aux murs, pas davantage, et il y en avait bien deux livres de trois sous. Gervaise, empêtrée là dedans, les bras cassés par cette addition, se fâchait, donnait des coups de poing sur la table, ou bien finissait par pleurer comme une bête. Un soir, elle cria:

— Je file demain, moi!… J'aime mieux mettre la clef sous la porte et coucher sur le trottoir, que de continuer à vivre dans des transes pareilles.

— Il serait plus sage, dit sournoisement Lantier, de céder le bail, si l'on trouvait quelqu'un… Lorsque vous serez décidés tous les deux à lâcher la boutique…

Elle l'interrompit avec plus de violence:

— Mais tout de suite, tout de suite!… Ah! je serais joliment débarrassée!

Alors, le chapelier se montra très pratique. En cédant le bail, on obtiendrait sans doute du nouveau locataire les deux termes en retard. Et il se risqua à parler des Poisson, il rappela que Virginie cherchait un magasin; la boutique lui conviendrait peut-être. Il se souvenait à présent de lui en avoir entendu souhaiter une toute semblable. Mais la blanchisseuse, au nom de Virginie, avait subitement repris son calme. On verrait; on parlait toujours de planter là son chez soi dans la colère, seulement la chose ne semblait pas si facile, quand on réfléchissait.

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