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L'Assommoir

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IV

Ce furent quatre années de dur travail. Dans le quartier, Gervaise et
Coupeau étaient un bon ménage, vivant à l'écart, sans batteries, avec
 un tour de promenade régulier le dimanche, du côté de Saint-Ouen. La
femme faisait des journées de douze heures chez madame Fauconnier, et
   trouvait le moyen de tenir son chez elle propre comme un sou, de
donner la pâtée à tout son monde, matin et soir. L'homme ne se soûlait
pas, rapportait ses quinzaines, fumait une pipe à sa fenêtre avant de
    se coucher, pour prendre l'air. On les citait, à cause de leur
 gentillesse. Et, comme ils gagnaient à eux deux près de neuf francs
    par jour, on calculait qu'ils devaient mettre de côté pas mal
         d'argent.

Mais, dans les premiers temps surtout, il leur fallut joliment trimer, pour joindre les deux bouts. Leur mariage leur avait mis sur le dos une dette de deux cents francs. Puis, ils s'abominaient, à l'hôtel Boncoeur; ils trouvaient ça dégoûtant, plein de sales fréquentations; et ils rêvaient d'être chez eux, avec des meubles à eux, qu'ils soigneraient. Vingt fois, ils calculèrent la somme nécessaire; ça montait, en chiffre rond, à trois cent cinquante francs, s'ils voulaient tout de suite n'être pas embarrassés pour serrer leurs affaires et avoir sous la main une casserole ou un poêlon, quand ils en auraient besoin. Ils désespéraient d'économiser une si grosse somme en moins de deux années, lorsqu'il leur arriva une bonne chance: un vieux monsieur de Plassans leur demanda Claude, l'aîné des petits, pour le placer là-bas au collège; une toquade généreuse d'un original, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillés autrefois par le mioche avaient vivement frappé. Claude leur coûtait déjà les yeux de la tête. Quand ils n'eurent plus à leur charge que le cadet, Étienne, ils amassèrent les trois cent cinquante francs en sept mois et demi. Le jour où ils achetèrent leurs meubles, chez un revendeur de la rue Belhomme, ils firent, avant de rentrer, une promenade sur les boulevards extérieurs, le coeur gonflé d'une grosse joie. Il y avait un lit, une table de nuit, une commode à dessus de marbre, une armoire, une table ronde avec sa toile cirée, six chaises, le tout en vieil acajou; sans compter la literie, du linge, des ustensiles de cuisine presque neufs. C'était pour eux comme une entrée sérieuse et définitive dans la vie, quelque chose qui, en les faisant propriétaires, leur donnait de l'importance au milieu des gens bien posés du quartier.

Le choix d'un logement, depuis deux mois, les occupait. Ils voulurent, avant tout, en louer un dans la grande maison, rue de la Goutte-d'Or. Mais pas une chambre n'y était libre, ils durent renoncer à leur ancien rêve. Pour dire la vérité, Gervaise ne fut pas fâchée, au fond: le voisinage des Lorilleux, porte à porte, l'effrayait beaucoup. Alors, ils cherchèrent ailleurs. Coupeau, très-justement, tenait à ne pas s'éloigner de l'atelier de madame Fauconnier, pour que Gervaise pût, d'un saut, être chez elle à toutes les heures du jour. Et ils eurent enfin une trouvaille, une grande chambre, avec un cabinet et une cuisine, rue Neuve de la Goutte-d'Or, presque en face de la blanchisseuse. C'était une petite maison à un seul étage, un escalier très raide, en haut duquel il y avait seulement deux logements, l'un à droite, l'autre à gauche; le bas se trouvait habité par un loueur de voitures, dont le matériel occupait des hangars dans une vaste cour, le long de la rue. La jeune femme, charmée, croyait retourner en province; pas de voisines, pas de cancans à craindre, un coin de tranquillité qui lui rappelait une ruelle de Plassans, derrière les remparts; et, pour comble de chance, elle pouvait voir sa fenêtre, de son établi, sans quitter ses fers, en allongeant la tête.

L'emménagement eut lieu au terme d'avril. Gervaise était alors enceinte de huit mois. Mais elle montrait une belle vaillance, disant avec un rire que l'enfant l'aidait, lorsqu'elle travaillait; elle sentait, en elle, ses petites menottes pousser et lui donner des forces. Ah bien! elle recevait joliment Coupeau, les jours où il voulait la faire coucher pour se dorloter un peu! Elle se coucherait aux grosses douleurs. Ce serait toujours assez tôt; car, maintenant, avec une bouche de plus, il allait falloir donner un rude coup de collier. Et ce fut elle qui nettoya le logement, avant d'aider son mari à mettre les meubles en place. Elle eut une religion pour ces meubles, les essuyant avec des soins maternels, le coeur crevé à la vue de la moindre égratignure. Elle s'arrêtait, saisie, comme si elle se fût tapée elle-même, quand elle les cognait en balayant. La commode surtout lui était chère; elle la trouvait belle, solide, l'air sérieux. Un rêve, dont elle n'osait parler, était d'avoir une pendule pour la mettre au beau milieu du marbre, où elle aurait produit un effet magnifique. Sans le bébé qui venait, elle se serait peut-être risquée à acheter sa pendule. Enfin elle renvoyait ça à plus tard, avec un soupir.

Le ménage vécut dans l'enchantement de sa nouvelle demeure. Le lit d'Étienne occupait le cabinet, où l'on pouvait encore installer une autre couchette d'enfant. La cuisine était grande comme la main et toute noire; mais, en laissant la porte ouverte, on y voyait assez clair; puis, Gervaise n'avait pas à faire des repas de trente personnes, il suffisait qu'elle y trouvât la place de son pot-au-feu. Quant à la grande chambre, elle était leur orgueil. Dès le matin, ils fermaient les rideaux de l'alcôve, des rideaux de calicot blanc; et la chambre se trouvait transformée en salle à manger, avec la table au milieu, l'armoire et la commode en face l'une de l'autre. Comme la cheminée brûlait jusqu'à quinze sous de charbon de terre par jour, ils l'avaient bouchée; un petit poêle de fonte, posé sur la plaque de marbre, les chauffait pour sept sous pendant les grands froids. Ensuite, Coupeau avait orné les murs de son mieux, en se promettant des embellissements: une haute gravure représentant un maréchal de France, caracolant avec son bâton à la main, entre un canon et un tas de boulets, tenait lieu de glace; au-dessus delà commode, les photographies de la famille étaient rangées sur deux lignes, à droite et à gauche d'un ancien bénitier de porcelaine dorée, dans lequel on mettait les allumettes; sur la corniche de l'armoire, un buste de Pascal faisait pendant à un buste de Béranger, l'un grave, l'autre souriant, près du coucou, dont ils semblaient écouter le tic tac. C'était vraiment une belle chambre.

— Devinez combien nous payons ici? demandait Gervaise à chaque visiteur.

Et quand on estimait son loyer trop haut, elle triomphait, elle criait, ravie d'être si bien pour si peu d'argent:

— Cent cinquante francs, pas un liard de plus!… Hein! c'est donné!

La rue Neuve de la Goutte-d'Or elle-même entrait pour une bonne part dans leur contentement. Gervaise y vivait, allant sans cesse de chez elle chez madame Fauconnier. Coupeau, le soir, descendait maintenant, fumait sa pipe sur le pas de la porte. La rue, sans trottoir, le pavé défoncé, montait. En haut, du côté de la rue de la Goutte-d'Or, il y avait des boutiques sombres, aux carreaux sales, des cordonniers, des tonneliers, une épicerie borgne, un marchand de vin en faillite, dont les volets fermés depuis des semaines se couvraient d'affiches. A l'autre bout, vers Paris, des maisons de quatre étages barraient le ciel, occupées à leur rez-de-chaussée par des blanchisseuses, les unes près des autres, en tas; seule, une devanture de perruquier de petite ville, peinte en vert, toute pleine de flacons aux couleurs tendres, égayait ce coin d'ombre du vif éclair de ses plats de cuivre, tenus très propres. Mais la gaieté de la rue se trouvait au milieu, à l'endroit où les constructions, en devenant plus rares et plus basses, laissaient descendre l'air et le soleil. Les hangars du loueur de voitures, l'établissement voisin où l'on fabriquait de l'eau de Seltz, le lavoir, en face, élargissaient un vaste espace libre, silencieux, dans lequel les voix étouffées des laveuses et l'haleine régulière de la machine à vapeur semblaient grandir encore le recueillement. Des terrains profonds, des allées s'enfonçant entre des murs noirs, mettaient là un village. Et Coupeau, amusé par les rares passants qui enjambaient le ruissellement continu des eaux savonneuses, disait se souvenir d'un pays où l'avait conduit un de ses oncles, à l'âge de cinq ans. La joie de Gervaise était, à gauche de sa fenêtre, un arbre planté dans une cour, un acacia allongeant une seule de ses branches, et dont la maigre verdure suffisait au charme de toute la rue.

Ce fut le dernier jour d'avril que la jeune femme accoucha. Les douleurs la prirent l'après-midi, vers quatre heures, comme elle repassait une paire de rideaux chez madame Fauconnier. Elle ne voulut pas s'en aller tout de suite, restant là à se tortiller sur une chaise, donnant un coup de fer quand ça se calmait un peu; les rideaux pressaient, elle s'entêtait à les finir; puis, ça n'était peut-être qu'une colique, il ne fallait pas s'écouter pour un mal de ventre. Mais, comme elle parlait de se mettre à des chemises d'homme, elle devint blanche. Elle dut quitter l'atelier, traverser la rue, courbée en deux, se tenant aux murs. Une ouvrière offrait de l'accompagner; elle refusa, elle la pria seulement de passer chez la sage-femme, à côté, rue de la Charbonnière. Le feu n'était pas à la maison, bien sûr. Elle en avait sans doute pour toute la nuit. Ça n'allait pas l'empêcher en rentrant de préparer le dîner de Coupeau; ensuite, elle verrait à se jeter un instant sur le lit, sans même se déshabiller. Dans l'escalier, elle fut prise d'une telle crise, qu'elle dut s'asseoir au beau milieu des marches; et elle serrait ses deux poings sur sa bouche, pour ne pas crier, parce qu'elle éprouvait une honte à être trouvée là par des hommes, s'il en montait. La douleur passa, elle put ouvrir sa porte, soulagée, pensant décidément s'être trompée. Elle faisait, ce soir-là, un ragoût de mouton avec des hauts de côtelettes. Tout marcha encore bien, pendant qu'elle pelurait ses pommes de terre. Les hauts de côtelettes revenaient dans un poêlon, quand les sueurs et les tranchées reparurent. Elle tourna son roux, en piétinant devant le fourneau, aveuglée par de grosses larmes. Si elle accouchait, n'est-ce pas? ce n'était point une raison pour laisser Coupeau sans manger. Enfin le ragoût mijota sur un feu couvert de cendre. Elle revint dans la chambre, crut avoir le temps de mettre un couvert à un bout de la table. Et il lui fallut reposer bien vite le litre de vin; elle n'eut plus la force d'arriver au lit, elle tomba et accoucha par terre, sur un paillasson. Lorsque la sage-femme arriva, un quart d'heure plus tard, ce fut là qu'elle la délivra.

Le zingueur travaillait toujours à l'hôpital. Gervaise défendit d'aller le déranger. Quand il rentra, à sept heures, il la trouva couchée, bien enveloppée, très pâle sur l'oreiller. L'enfant pleurait, emmaillotté dans un châle, aux pieds de la mère.

— Ah! ma pauvre femme! dit Coupeau en embrassant Gervaise. Et moi qui rigolais, il n'y a pas une heure, pendant que tu criais aux petits pâtés!… Dis donc, tu n'es pas embarrassée, tu nous lâches ça, le temps d'éternuer.

Elle eut un faible sourire; puis, elle murmura:

— C'est une fille.

— Juste! reprit le zingueur, blaguant pour la remettre, j'avais commandé une fille! Hein! me voilà servi! Tu fais donc tout ce que je veux?

Et, prenant l'enfant, il continua:

— Qu'on vous voie un peu, mademoiselle Souillon!… Vous avez une petite frimousse bien noire. Ça blanchira, n'ayez pas peur. Il faudra être sage, ne pas faire la gourgandine, grandir raisonnable, comme papa et maman.

Gervaise, très sérieuse, regardait sa fille, les yeux grands ouverts, lentement assombris d'une tristesse. Elle hocha la tête; elle aurait voulu un garçon, parce que les garçons se débrouillent toujours et ne courent pas tant de risques, dans ce Paris. La sage-femme dut enlever le poupon des mains de Coupeau. Elle défendit aussi à Gervaise de parler; c'était déjà mauvais qu'on fît tant de bruit autour d'elle. Alors, le zingueur dit qu'il fallait prévenir maman Coupeau et les Lorilleux; mais il crevait de faim, il voulait dîner auparavant. Ce fut un gros ennui pour l'accouchée de le voir se servir lui-même, courir à la cuisine chercher le ragoût, manger dans une assiette creuse, ne pas trouver le pain. Malgré la défense, elle se lamentait, se tournait entre les draps. Aussi, c'était bien bête de n'avoir pas pu mettre la table; la colique l'avait assise par terre comme un coup de bâton. Son pauvre homme lui en voudrait, d'être là à se dorloter, quand il mangeait si mal. Les pommes de terre étaient-elles assez cuites, au moins? Elle ne se rappelait plus si elle les avait salées.

— Taisez-vous donc! cria la sage-femme

— Ah! quand vous l'empêcherez de se miner, par exemple! dit Coupeau, la bouche pleine. Si vous n'étiez pas là, je parie qu'elle se lèverait pour me couper mon pain…. Tiens-toi donc sur le dos, grosse dinde! Faut pas te démolir, autrement tu en as pour quinze jours à te remettre sur tes pattes…. Il est très bon, ton ragoût. Madame va en manger avec moi. N'est-ce pas, madame?

La sage-femme refusa; mais elle voulut bien boire un verre de vin, parce que ça l'avait émotionnée, disait-elle, de trouver la malheureuse femme avec le bébé sur le paillasson. Coupeau partit enfin, pour annoncer la nouvelle à la famille. Une demi-heure plus tard, il revint avec tout le monde, maman Coupeau, les Lorilleux, madame Lerat, qu'il avait justement rencontrée chez ces derniers. Les Lorilleux, devant la prospérité du ménage, étaient devenus très aimables, faisaient un éloge outré de Gervaise, en laissant échapper de petits gestes restrictifs, des hochements de menton, des battements de paupières, comme pour ajourner leur vrai jugement. Enfin, ils savaient ce qu'ils savaient; seulement, ils ne voulaient pas aller contre l'opinion de tout le quartier.

— Je t'amène la séquelle! cria Coupeau. Tant pis! ils ont voulu te voir… N'ouvre pas le bec, ça t'est défendu. Ils resteront là, à te regarder tranquillement, sans se formaliser, n'est-ce pas?… Moi, je vais leur faire du café, et du chouette!

Il disparut dans la cuisine. Maman Coupeau, après avoir embrassé Gervaise, s'émerveillait de la grosseur de l'enfant. Les deux autres femmes avaient également appliqué de gros baisers sur les joues de l'accouchée. Et toutes trois, debout devant le lit, commentaient, en s'exclamant, les détails des couches, de drôles de couches, une dent à arracher, pas davantage. Madame Lerat examinait la petite partout, la déclarait bien conformée, ajoutait même, avec intention, que ça ferait une fameuse femme; et, comme elle lui trouvait la tête trop pointue, elle la pétrissait légèrement, malgré ses cris, afin de l'arrondir. Madame Lorilleux lui arracha le bébé en se fâchant: ça suffisait pour donner tous les vices à une créature, de la tripoter ainsi, quand elle avait le crâne si tendre. Puis, elle chercha là ressemblance. On manqua se disputer. Lorilleux, qui allongeait le cou derrière les femmes, répétait que la petite n'avait rien de Coupeau; un peu le nez peut-être, et encore! C'était toute sa mère, avec des yeux d'ailleurs; pour sûr, ces yeux-là ne venaient pas de la famille.

Cependant, Coupeau ne reparaissait plus. On l'entendait, dans la cuisine, se battre avec le fourneau et la cafetière. Gervaise se tournait les sangs: ce n'était pas l'occupation d'un homme, de faire du café; et elle lui criait comment il devait s'y prendre, sans écouter les chut! énergiques de la sage-femme.

— Enlevez le baluchon! dit Coupeau, qui rentra, la cafetière à la main. Hein! est-elle assez canulante! Il faut qu'elle se cauchemarde… Nous allons boire ça dans des verres, n'est-ce pas? parce que, voyez-vous, les tasses sont restées chez le marchand.

On s'assit autour de la table, et le zingueur voulut verser le café lui-même. Il sentait joliment fort, ce n'était pas de la roupie de sansonnet. Quand la sage-femme eut siroté son verre, elle s'en alla: tout marchait bien, on n'avait plus besoin d'elle; si la nuit n'était pas bonne, on l'enverrait chercher le lendemain. Elle descendait encore l'escalier, que madame Lorilleux la traita de licheuse et de propre à rien. Ça se mettait quatre morceaux de sucre dans son café, ça se faisait donner des quinze francs, pour vous laisser accoucher toute seule. Mais Coupeau la défendait; il allongerait les quinze francs de bon coeur; après tout, ces femmes-là passaient leur jeunesse à étudier, elles avaient raison de demander cher. Ensuite, Lorilleux se disputa avec madame Lerat; lui, prétendait que, pour avoir un garçon, il fallait tourner la tête de son lit vers le nord; tandis qu'elle haussait les épaules, traitant ça d'enfantillage, donnant une autre recette, qui consistait à cacher sous le matelas, sans le dire à sa femme, une poignée d'orties fraîches, cueillies au soleil. On avait poussé la table près du lit. Jusqu'à dix heures, Gervaise, prise peu à peu d'une fatigue immense, resta souriante et stupide, la tête tournée sur l'oreiller; elle voyait, elle entendait, mais elle ne trouvait plus la force de hasarder un geste ni une parole; il lui semblait être morte, d'une mort très douce, du fond de laquelle elle était heureuse de regarder les autres vivre. Par moments, un vagissement de la petite montait, au milieu des grosses voix, des réflexions interminables sur un assassinat, commis la veille rue du Bon-Puits, à l'autre bout de la Chapelle.

Puis, comme la société songeait au départ, on parla du baptême. Les Lorilleux avaient accepté d'être parrain et marraine; en arrière, ils rechignaient; pourtant, si le ménage ne s'était pas adressé à eux, ils auraient fait une drôle de figure. Coupeau ne voyait guère la nécessité de baptiser la petite; ça ne lui donnerait pas dix mille livres de rente, bien sûr; et encore ça risquait de l'enrhumer. Moins on avait affaire aux curés, mieux ça valait. Mais maman Coupeau le traitait de païen. Les Lorilleux, sans aller manger le bon Dieu dans les églises, se piquaient d'avoir de la religion.

— Ce sera pour dimanche, si vous voulez, dit le chaîniste.

Et Gervaise ayant consenti d'un signe de tête, tout le monde l'embrassa en lui recommandant de se bien porter. On dit adieu aussi au bébé. Chacun vint se pencher sur ce pauvre petit corps frissonnant, avec des risettes, des mots de tendresse, comme s'il avait pu comprendre. On l'appelait Nana, la caresse du nom d'Anna, que portait sa marraine.

— Bonsoir, Nana… Allons, Nana, soyez belle fille…

Quand ils furent enfin partis, Coupeau mit sa chaise tout contre le lit, et acheva sa pipe, en tenant dans la sienne la main de Gervaise. Il fumait lentement, lâchant des phrases entre deux bouffées, très ému.

— Hein? ma vieille, ils t'ont cassé la tête? Tu comprends, je n'ai pas pu les empêcher de venir. Après tout, ça prouve leur amitié… Mais, n'est-ce pas? on est mieux seul. Moi, j'avais besoin d'être un peu seul, comme ça, avec toi. La soirée m'a paru d'un long!… Cette pauvre poule! elle a eu bien du bobo! Ces crapoussins-là, quand ça vient au monde, ça ne se doute guère du mal que ça fait. Vrai, ça doit être comme si on vous ouvrait les reins… Où est-il le bobo, que je l'embrasse?

Il lui avait glissé délicatement sous le dos une de ses grosses mains, et il l'attirait, il lui baisait le ventre à travers le drap, pris d'un attendrissement d'homme rude pour cette fécondité endolorie encore. Il demandait s'il ne lui faisait pas du mal, il aurait voulu la guérir en soufflant dessus. Et Gervaise était bien heureuse. Elle lui jurait qu'elle ne souffrait plus du tout. Elle songeait seulement à se relever le plus tôt possible, parce qu'il ne fallait pas se croiser les bras, maintenant. Mais lui, la rassurait. Est-ce qu'il ne se chargeait pas de gagner la pâtée de la petite? Il serait un grand lâche, si jamais il lui laissait cette gamine sur le dos. Ça ne lui semblait pas malin de savoir faire un enfant: le mérite, pas vrai? c'était de le nourrir.

Coupeau, cette nuit-là, ne dormit guère. Il avait couvert le feu du poêle. Toutes les heures, il dut se relever pour donner au bébé des cuillerées d'eau sucrée tiède. Ça ne l'empêcha pas de partir le matin au travail comme à son habitude. Il profita même de l'heure de son déjeuner, alla à la mairie faire sa déclaration. Pendant ce temps, madame Boche, prévenue, était accourue passer la journée auprès de Gervaise. Mais celle-ci, après dix heures de profond sommeil, se lamentait, disait déjà se sentir toute courbaturée de garder le lit. Elle tomberait malade, si on ne la laissait pas se lever. Le soir, quand Coupeau revint, elle lui conta ses tourments: sans doute elle avait confiance en madame Boche; seulement ça la mettait hors d'elle de voir une étrangère s'installer dans sa chambre, ouvrir les tiroirs, toucher à ses affaires. Le lendemain, la concierge, en revenant d'une commission, la trouva debout, habillée, balayant et s'occupant du dîner de son mari. Et jamais elle ne voulut se recoucher. On se moquait d'elle, peut-être! C'était bon pour les dames d'avoir l'air d'être cassées. Lorsqu'on n'était pas riche, on n'avait pas le temps. Trois jours après ses couches, elle repassait des jupons chez madame Fauconnier, tapant ses fers, mise en sueur par la grosse chaleur du fourneau.

Dès le samedi soir, madame Lorilleux apporta ses cadeaux de marraine: un bonnet de trente-cinq sous et une robe de baptême, plissée et garnie d'une petite dentelle, qu'elle avait eue pour six francs, parce qu'elle était défraîchie. Le lendemain, Lorilleux, comme parrain, donna à l'accouchée six livres de sucre. Ils faisaient les choses proprement. Même le soir, au repas qui eut lieu chez les Coupeau, ils ne se présentèrent point les mains vides. Le mari arriva avec un litre de vin cacheté sous chaque bras, tandis que la femme tenait un large flan acheté chez un pâtissier de la chaussée Clignancourt, très en renom. Seulement, les Lorilleux allèrent raconter leurs largesses dans tout le quartier; ils avaient dépensé, près de vingt francs. Gervaise, en apprenant leurs commérages, resta suffoquée et ne leur tint plus aucun compte de leurs bonnes manières.

Ce fut à ce dîner de baptême que les Coupeau achevèrent de se lier étroitement avec les voisins du palier. L'autre logement de la petite maison était occupé par deux personnes, la mère et le fils, les Goujet, comme on les appelait. Jusque-là, on s'était salué dans l'escalier et dans la rue, rien de plus; les voisins semblaient un peu ours. Puis, la mère lui ayant monté un seau d'eau, le lendemain de ses couches, Gervaise avait jugé convenable de les inviter au repas, d'autant plus qu'elle les trouvait très bien. Et là, naturellement, on avait fait connaissance.

Les Goujet étaient du département du Nord. La mère raccommodait les dentelles; le fils, forgeron de son état, travaillait dans une fabrique de boulons. Ils occupaient l'autre logement du palier depuis cinq ans. Derrière la paix muette de leur vie, se cachait tout un chagrin ancien: le père Goujet, un jour d'ivresse furieuse, à Lille, avait assommé un camarade à coups de barre de fer, puis s'était étranglé dans sa prison, avec son mouchoir. La veuve et l'enfant, venus à Paris après leur malheur, sentaient toujours ce drame sur leurs têtes, le rachetaient par une honnêteté stricte, une douceur et un courage inaltérables. Même il se mêlait un peu de fierté dans leur cas, car ils finissaient par se voir meilleurs que les autres. Madame Goujet, toujours vêtue de noir, le front encadré d'une coiffe monacale, avait une face blanche et reposée de matrone, comme si la pâleur des dentelles, le travail minutieux de ses doigts, lui eussent donné un reflet de sérénité. Goujet était un colosse de vingt-trois ans, superbe, le visage rose, les yeux bleus, d'une force herculéenne. A l'atelier, les camarades l'appelaient la Gueule-d'Or, à cause de sa belle barbe jaune.

Gervaise se sentit tout de suite prise d'une grande amitié pour ces gens. Quand elle pénétra la première fois chez eux, elle resta émerveillée de la propreté du logis. Il n'y avait pas à dire, on pouvait souffler partout, pas un grain de poussière ne s'envolait. Et le carreau luisait, d'une clarté de glace. Madame Goujet la fit entrer dans la chambre de son fils, pour voir. C'était gentil et blanc comme dans la chambre d'une fille: un petit lit de fer garni de rideaux de mousseline, une table, une toilette, une étroite bibliothèque pendue au mur; puis, des images du haut en bas, des bonshommes découpés, des gravures coloriées fixées à l'aide de quatre clous, des portraits de toutes sortes de personnages, détachés des journaux illustrés. Madame Goujet disait, avec un sourire, que son fils était un grand enfant; le soir, la lecture le fatiguait; alors, il s'amusait à regarder ses images. Gervaise s'oublia une heure près de sa voisine, qui s'était remise à son tambour, devant une fenêtre. Elle s'intéressait aux centaines d'épingles attachant la dentelle, heureuse d'être là, respirant la bonne odeur de propreté du logement, où cette besogne délicate mettait un silence recueilli.

Les Goujet gagnaient encore à être fréquentés. Ils faisaient de grosses journées et plaçaient plus du quart de leur quinzaine à la Caisse d'épargne. Dans le quartier, on les saluait, on parlait de leurs économies. Goujet n'avait jamais un trou, sortait avec des bourgerons propres, sans une tache. Il était très poli, même un peu timide, malgré ses larges épaules. Les blanchisseuses du bout de la rue s'égayaient à le voir baisser le nez, quand il passait. Il n'aimait pas leurs gros mots, trouvait ça dégoûtant que des femmes eussent sans cesse des saletés à la bouche. Un jour pourtant, il était rentré gris. Alors, madame Goujet, pour tout reproche, l'avait mis en face d'un portrait de son père, une mauvaise peinture cachée pieusement au fond de la commode. Et, depuis cette leçon, Goujet ne buvait plus qu'à sa suffisance, sans haine pourtant contre le vin, car le vin est nécessaire à l'ouvrier. Le dimanche, il sortait avec sa mère, à laquelle il donnait le bras; le plus souvent, il la menait du côté de Vincennes; d'autres fois, il la conduisait au théâtre. Sa mère restait sa passion. Il lui parlait encore comme s'il était tout petit. La tête carrée, la chair alourdie par le rude travail du marteau, il tenait des grosses bêtes: dur d'intelligence, bon tout de même.

Les premiers jours, Gervaise le gêna beaucoup. Puis, en quelques semaines, il s'habitua à elle. Il la guettait pour lui monter ses paquets, la traitait en soeur, avec une brusque familiarité, découpant des images à son intention. Cependant, un matin, ayant tourné la clef sans frapper, il la surprit à moitié nue, se lavant le cou; et, de huit jours, il ne la regarda pas en face, si bien qu'il finissait par la faire rougir elle-même.

Cadet-Cassis, avec son bagou parisien, trouvait la Gueule-d'Or bêta. C'était bien de ne pas licher, de ne pas souffler dans le nez des filles, sur les trottoirs; mais il fallait pourtant qu'un homme fût un homme, sans quoi autant valait-il tout de suite porter des jupons. Il le blaguait devant Gervaise, en l'accusant de faire de l'oeil à toutes les femmes du quartier; et ce tambour-major de Goujet se défendait violemment. Ça n'empêchait pas les deux ouvriers d'être camarades. Ils s'appelaient le matin, partaient ensemble, buvaient parfois un verre de bière avant de rentrer. Depuis le dîner du baptême, ils se tutoyaient, parce que dire toujours « vous », ça allonge les phrases. Leur amitié en restait là, quand la Gueule-d'Or rendit à Cadet-Cassis un fier service, un de ces services signalés dont on se souvient la vie entière. C'était au 2 décembre. Le zingueur, par rigolade, avait eu la belle idée de descendre voir l'émeute; il se fichait pas mal de la République, du Bonaparte et de tout le tremblement; seulement, il adorait la poudre, les coups de fusil lui semblaient drôles. Et il allait très-bien être pincé derrière une barricade, si le forgeron ne s'était rencontré là, juste à point pour le protéger de son grand corps et l'aider à filer. Goujet, en remontant la rue du Faubourg-Poissonnière, marchait vite, la figure grave. Lui, s'occupait de politique, était républicain, sagement, au nom de la justice et du bonheur de tous. Cependant, il n'avait pas fait le coup de fusil. Et il donnait ses raisons: le peuple se lassait de payer aux bourgeois les marrons qu'il tirait des cendres, en se brûlant les pattes; février et juin étaient de fameuses leçons; aussi, désormais, les faubourgs laisseraient-ils la ville s'arranger comme elle l'entendrait. Puis, arrivé sur la hauteur, rue des Poissonniers, il avait tourné la tête, regardant Paris; on bâclait tout de même là-bas de la fichue besogne, le peuple un jour pourrait se repentir de s'être croisé les bras. Mais Coupeau ricanait, appelait trop bêtes les ânes qui risquaient leur peau, à la seule fin de conserver leurs vingt-cinq francs aux sacrés fainéants de la Chambre. Le soir, les Coupeau invitèrent les Goujet à dîner. Au dessert, Cadet-Cassis et la Gueule-d'Or se posèrent chacun deux gros baisers sur les joues. Maintenant, c'était à la vie à la mort.

Pendant trois années, la vie des deux familles coula, aux deux côtés du palier, sans un événement. Gervaise avait élevé la petite, en trouvant le moyen de perdre, au plus, deux jours de travail par semaine. Elle devenait une bonne ouvrière de fin, gagnait jusqu'à trois francs. Aussi s'était-elle décidée à mettre Étienne, qui allait sur ses huit ans, dans une petite pension de la rue de Chartres, où elle payait cent sous. Le ménage, malgré la charge des deux enfants, plaçait des vingt francs et des trente francs chaque mois à la Caisse d'épargne. Quand leurs économies atteignirent la somme de six cents francs, la jeune femme ne dormît plus, obsédée d'un rêve d'ambition: elle voulait s'établir, louer une petite boutique, prendre à son tour des ouvrières. Elle avait tout calculé. Au bout de vingt ans, si le travail marchait, ils pouvaient avoir une rente, qu'ils iraient manger quelque part, à la campagne. Pourtant, elle n'osait se risquer. Elle disait chercher une boutique, pour se donner le temps de la réflexion. L'argent ne craignait rien à la Caisse d'épargne; au contraire, il faisait des petits. En trois années, elle avait contenté une seule de ses envies, elle s'était acheté une pendule; encore cette pendule, une pendule de palissandre, à colonnes torses, à balancier de cuivre doré, devait-elle être payée en un an, par à-comptes de vingt sous tous les lundis. Elle se fâchait, lorsque Coupeau parlait de la monter; elle seule enlevait le globe, essuyait les colonnes avec religion, comme si le marbre de sa commode se fût transformé en chapelle. Sous le globe, derrière la pendule, elle cachait le livret de la Caisse d'épargne. Et souvent, quand elle rêvait à sa boutique, elle s'oubliait là, devant le cadran, à regarder fixement tourner les aiguilles, ayant l'air d'attendre quelque minute particulière et solennelle pour se décider.

Les Coupeau sortaient presque tous les dimanches avec les Goujet. C'étaient des parties gentilles, une friture à Saint-Ouen ou un lapin à Vincennes, mangés sans épate, sous le bosquet d'un traiteur. Les hommes buvaient à leur soif, revenaient sains comme l'oeil, en donnant le bras aux dames. Le soir, avant de se coucher, les deux ménages comptaient, partageaient la dépense par moitié; et jamais un sou en plus ou en moins ne soulevait une discussion. Les Lorilleux étaient jaloux des Goujet. Ça leur paraissait drôle, tout de même, de voir Cadet-Cassis et la Ban-ban aller sans cesse avec des étrangers, quand ils avaient une famille. Ah bien! oui! ils s'en souciaient comme d'une guigne, de leur famille! Depuis qu'ils avaient quatre sous de côté, ils faisaient joliment leur tête. Madame Lorilleux, très vexée de voir son frère lui échapper, recommençait à vomir des injures contre Gervaise. Madame Lerat, au contraire, prenait parti pour la jeune femme, la défendait en racontant des contes extraordinaires, des tentatives de séduction, le soir, sur le boulevard, dont elle la montrait sortant en héroïne de drame, flanquant une paire de claques à ses lâches agresseurs. Quant à maman Coupeau, elle tâchait de raccommoder tout le monde, de se faire bien venir de tous ses enfants: sa vue baissait de plus en plus, elle n'avait plus qu'un ménage, elle était contente de trouver cent sous chez les uns et chez les autres.

Le jour même où Nana prenait ses trois ans, Coupeau, en rentrant le soir, trouva Gervaise bouleversée. Elle refusait de parler, elle n'avait rien du tout, disait-elle. Mais, comme elle mettait la table à l'envers, s'arrêtant avec les assiettes pour tomber dans de grosses réflexions, son mari voulut absolument savoir.

— Eh bien! voilà, finit-elle par avouer, la boutique du petit mercier, rue de la Goutte-d'Or, est à louer… J'ai vu ça, il y a une heure, en allant acheter du fil. Ça m'a donné un coup.

C'était une boutique très propre, juste dans la grande maison où ils rêvaient d'habiter autrefois. Il y avait la boutique, une arrière-boutique, avec deux autres chambres, à droite et à gauche; enfin, ce qu'il leur fallait, les pièces un peu petites, mais bien distribuées. Seulement, elle trouvait ça trop cher: le propriétaire parlait de cinq cents francs.

— Tu as donc visité et demandé le prix? dit Coupeau.

— Oh! tu sais, par curiosité! répondit-elle, en affectant un air d'indifférence. On cherche, on entre à tous les écriteaux, ça n'engage à rien… Mais celle-là est trop chère, décidément. Puis, ce serait peut-être une bêtise de m'établir.

Cependant, après le dîner, elle revint à la boutique du mercier. Elle dessina les lieux, sur la marge d'un journal. Et, peu à peu, elle en causait, mesurait les coins, arrangeait les pièces, comme si elle avait dû, dès le lendemain, y caser ses meubles. Alors, Coupeau la poussa à louer, en voyant sa grande envie; pour sûr, elle ne trouverait rien de propre, à moins de cinq cents francs; d'ailleurs, on obtiendrait peut-être une diminution. La seule chose ennuyeuse, c'était d'aller habiter la maison des Lorilleux, qu'elle ne pouvait pas souffrir. Mais elle se fâcha, elle ne détestait personne; dans le feu de son désir, elle défendit même les Lorilleux; ils n'étaient pas méchants au fond, on s'entendrait très bien. Et, quand ils furent couchés, Coupeau dormait déjà qu'elle continuait ses aménagements intérieurs, sans avoir pourtant, d'une façon nette, consenti à louer.

Le lendemain, restée seule, elle ne put résister au besoin d'enlever le globe de la pendule et de regarder le livret de la Caisse d'épargne. Dire que sa boutique était là dedans, dans ces feuillets salis de vilaines écritures! Avant d'aller au travail, elle consulta madame Goujet, qui approuva beaucoup son projet de s'établir; avec un homme comme le sien, bon sujet, ne buvant pas, elle était certaine de faire ses affaires et de ne pas être mangée. Au déjeuner, elle monta même chez les Lorilleux pour avoir leur avis; elle désirait ne pas paraître se cacher de la famille. Madame Lorilleux resta saisie. Comment! la Banban allait avoir une boutique, à cette heure! Et, le coeur crevé, elle balbutia, elle dut se montrer très contente: sans doute, la boutique était commode, Gervaise avait raison de la prendre. Pourtant, lorsqu'elle se fut un peu remise, elle et son mari parlèrent de l'humidité de la cour, du jour triste des pièces du rez-de-chaussée. Oh! c'était un bon coin pour les rhumatismes. Enfin, si elle était décidée à louer, n'est-ce pas? leurs observations, bien certainement, ne l'empêcheraient pas de louer.

Le soir, Gervaise avouait franchement en riant qu'elle en serait tombée malade, si on l'avait empêchée d'avoir la boutique. Toutefois, avant de dire: C'est fait! elle voulait emmener Coupeau voir les lieux et tâcher d'obtenir une diminution sur le loyer.

— Alors, demain, si ça te plaît, dit son mari. Tu viendras me prendre vers six heures à la maison où je travaille, rue de la Nation, et nous passerons rue de la Goutte-d'Or, en rentrant.

Coupeau terminait alors la toiture d'une maison neuve, à trois étages. Ce jour-là, il devait justement poser les dernières feuilles de zinc. Comme le toit était presque plat, il y avait installé son établi, un large volet sur deux tréteaux. Un beau soleil de mai se couchait, dorant les cheminées. Et, tout là-haut, dans le ciel clair, l'ouvrier taillait tranquillement son zinc à coups de cisaille, penché sur l'établi, pareil à un tailleur coupant chez lui une paire de culottes. Contre le mur de la maison voisine, son aide, un gamin de dix-sept ans, fluet et blond, entretenait le feu du réchaud en manoeuvrant un énorme soufflet, dont chaque haleine faisait envoler un pétillement d'étincelles.

— Hé! Zidore, mets les fers! cria Coupeau.

L'aide enfonça les fers à souder au milieu de la braise, d'un rose pâle dans le plein jour. Puis, il se remit à souffler. Coupeau tenait la dernière feuille de zinc. Elle restait à poser au bord du toit, près de la gouttière; là, il y avait une brusque pente, et le trou béant de la rue se creusait. Le zingueur, comme chez lui, en chaussons de lisières, s'avança, traînant les pieds, sifflotant l'air d'Ohé! les p'tits agneaux! Arrivé devant le trou, il se laissa couler, s'arc-bouta d'un genou contre la maçonnerie d'une cheminée, resta à moitié chemin du pavé. Une de ses jambes pendait. Quand il se renversait pour appeler cette couleuvre de Zidore, il se rattrapait à un coin de la maçonnerie, à cause du trottoir, là-bas, sous lui.

— Sacré lambin, va!… Donne donc les fers! Quand tu regarderas en l'air, bougre d'efflanqué! les alouettes ne te tomberont pas toutes rôties!

Mais Zidore ne se pressait pas. Il s'intéressait aux toits voisins, à une grosse fumée qui montait au fond de Paris, du côté de Grenelle; ça pouvait bien être un incendie. Pourtant, il vint se mettre à plat ventre, la tête au-dessus du trou; et il passa les fers à Coupeau. Alors, celui-ci commença à souder la feuille. Il s'accroupissait, s'allongeait, trouvant toujours son équilibre, assis d'une fesse, perché sur la pointe d'un pied, retenu par un doigt. Il avait un sacré aplomb, un toupet du tonnerre, familier, bravant le danger. Ça le connaissait. C'était la rue qui avait peur de lui. Comme il ne lâchait pas sa pipe, il se tournait de temps à autre, il crachait paisiblement dans la rue.

— Tiens! madame Boche! cria-t-il tout d'un coup. Ohé! madame Boche!

Il venait d'apercevoir la concierge traversant la chaussée. Elle leva la tête, le reconnut. Et une conversation s'engagea du toit au trottoir. Elle cachait ses mains sous son tablier, le nez en l'air. Lui, debout maintenant, son bras gauche passé autour d'un tuyau, se penchait.

— Vous n'avez pas vu ma femme? demanda-t-il.

— Non, bien sûr, répondit la concierge. Elle est par ici?

— Elle doit venir me prendre… Et l'on se porte bien chez vous?

— Mais oui, merci, c'est moi la plus malade, vous voyez… Je vais chaussée Clignancourt chercher un petit gigot. Le boucher, près du Moulin-Rouge, ne le vend que seize sous.

Ils haussaient la voix, parce qu'une voiture passait dans la rue de la Nation, large, déserte; leurs paroles, lancées à toute volée, avaient seulement fait mettre à sa fenêtre une petite vieille; et cette vieille restait là, accoudée, se donnant la distraction d'une grosse émotion, à regarder cet homme, sur la toiture d'en face, comme si elle espérait le voir tomber d'une minute à l'autre.

— Eh bien! bonsoir, cria encore madame Boche. Je ne veux pas vous déranger.

Coupeau se tourna, reprit le fer que Zidore lui tendait. Mais au moment où la concierge s'éloignait, elle aperçut sur l'autre trottoir Gervaise, tenant Nana par la main. Elle relevait déjà la tête pour avertir le zingueur, lorsque la jeune femme lui ferma la bouche d'un geste énergique. Et, à demi-voix, afin de n'être pas entendue là-haut, elle dit sa crainte: elle redoutait, en se montrant tout d'un coup, de donner à son mari une secousse, qui le précipiterait. En quatre ans, elle était allée le chercher une seule fois à son travail. Ce jour-là, c'était la seconde fois. Elle ne pouvait pas assister à ça, son sang ne faisait qu'un tour, quand elle voyait son homme entre ciel et terre, à des endroits où les moineaux eux-mêmes ne se risquaient pas.

— Sans doute, ce n'est pas agréable, murmurait madame Boche. Moi, le mien est tailleur, je n'ai pas ces tremblements.

— Si vous saviez, dans les premiers temps, dit encore Gervaise, j'avais des frayeurs du matin au soir. Je le voyais toujours, la tête cassée, sur une civière… Maintenant, je n'y pense plus autant. On s'habitue à tout. Il faut bien que le pain se gagne… N'importe, c'est un pain joliment cher, car on y risque ses os plus souvent qu'à son tour.

Elle se tut, cachant Nana dans sa jupe, craignant un cri de la petite. Malgré elle, toute pâle, elle regardait. Justement, Coupeau soudait le bord extrême de la feuille, près de la gouttière; il se coulait le plus possible, ne pouvait atteindre le bout. Alors, il se risqua, avec ces mouvements ralentis des ouvriers, pleins d'aisance et de lourdeur. Un moment, il fut au-dessus du pavé, ne se tenant plus, tranquille, à son affaire; et, d'en bas, sous le fer promené d'une main soigneuse, on voyait grésiller la petite flamme blanche de la soudure. Gervaise, muette, la gorge étranglée par l'angoisse, avait serré les mains, les élevait d'un geste machinal de supplication. Mais elle respira bruyamment, Coupeau venait de remonter sur le toit, sans se presser, prenant le temps de cracher une dernière fois dans la rue.

— On moucharde donc! cria-t-il gaiement en l'apercevant. Elle a fait la bête, n'est-ce pas? madame Boche; elle n'a pas voulu appeler… Attends-moi, j'en ai encore pour dix minutes.

Il lui restait à poser un chapiteau de cheminée, une bricole de rien du tout. La blanchisseuse et la concierge demeurèrent sur le trottoir, causant du quartier, surveillant Nana, pour l'empêcher de barboter dans le ruisseau, où elle cherchait des petits poissons; et les deux femmes revenaient toujours à la toiture, avec des sourires, des hochements de tête, comme pour dire qu'elles ne s'impatientaient pas. En face, la vieille n'avait pas quitté sa fenêtre, regardant l'homme, attendant.

— Qu'est-ce qu'elle a donc à espionner, cette bique? dit madame
Boche. Une fichue mine!

Là-haut, on entendait la voix forte du zingueur chantant: Ah! qu'il fait donc bon cueillir la fraise! Maintenant, penché sur son établi, il coupait son zinc en artiste. D'un tour de compas, il avait tracé une ligne, et il détachait un large éventail, à l'aide d'une paire de cisailles cintrées; puis, légèrement, au marteau, il ployait cet éventail en forme de champignon pointu. Zidore s'était remis à souffler la braise du réchaud. Le soleil se couchait derrière la maison, dans une grande clarté rose, lentement pâlie, tournant au lilas tendre. Et en plein ciel, à cette heure recueillie du jour, les silhouettes des deux ouvriers, grandies démesurément, se découpaient sur le fond limpide de l'air, avec la barre sombre de l'établi et l'étrange profil du soufflet.

Quand le chapiteau fut taillé, Coupeau jeta son appel:

— Zidore! les fers!

Mais Zidore venait de disparaître. Le zingueur, en jurant, le chercha du regard, l'appela par la lucarne du grenier restée ouverte. Enfin, il le découvrit sur un toit voisin, à deux maisons de distance. Le galopin se promenait, explorait les environs, ses maigres cheveux blonds s'envolant au grand air, clignant les yeux en face de l'immensité de Paris.

— Dis donc, la flâne! est-ce que tu te crois à la campagne! dit Coupeau furieux. Tu es comme monsieur Béranger, tu composes des vers, peut-être!… Veux-tu bien me donner les fers! A-t-on jamais vu! se balader sur les toits! Amène-z-y ta connaissance tout de suite, pour lui chanter des mamours… Veux-tu me donner les fers, sacrée andouille!

Il souda, il cria à Gervaise:

— Voilà, c'est fini… Je descends.

Le tuyau auquel il devait adapter le chapiteau se trouvait au milieu du toit. Gervaise, tranquillisée, continuait à sourire en suivant ses mouvements. Nana, amusée tout d'un coup par la vue de son père, tapait dans ses petites mains. Elle s'était assise sur le trottoir, pour mieux voir là-haut.

— Papa! papa! criait-elle de toute sa force; papa! regarde donc!

Le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors, brusquement, bêtement, comme un chat dont les pattes s'embrouillent, il roula, il descendit la pente légère de la toiture, sans pouvoir se rattraper.

— Nom de Dieu! dit-il d'une voix étouffée.

Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna deux fois sur lui-même, vint s'écraser au milieu de la rue avec le coup sourd d'un paquet de linge jeté de haut.

Gervaise, stupide, la gorge déchirée d'un grand cri, resta les bras en l'air. Des passants accoururent, un attroupement se forma. Madame Boche, bouleversée, fléchissant sur les jambes, prit Nana entre les bras, pour lui cacher la tête et l'empêcher de voir. Cependant, en face, la petite vieille, comme satisfaite, fermait tranquillement sa fenêtre.

Quatre hommes finirent par transporter Coupeau chez un pharmacien, au coin, de la rue des Poissonniers; et il demeura là près d'une heure, au milieu de la boutique, sur une couverture, pendant qu'on était allé chercher un brancard à l'hôpital Lariboisière. Il respirait encore, mais le pharmacien avait de petits hochements de tête. Maintenant, Gervaise, à genoux parterre, sanglotait d'une façon continue, barbouillée de ses larmes, aveuglée, hébétée. D'un mouvement machinal, elle avançait les mains, tâtait les membres de son mari, très-doucement. Puis, elle les retirait, en regardant le pharmacien qui lui avait défendu de toucher; et elle recommençait quelques secondes plus tard, ne pouvant s'empêcher de s'assurer s'il restait chaud, croyant lui faire du bien. Quand le brancard arriva enfin, et qu'on parla de partir pour l'hôpital, elle se releva, en disant violemment:

— Non, non, pas à l'hôpital!… Nous demeurons rue Neuve de la
Goutte-d'Or.

On eut beau lui expliquer que la maladie lui coûterait très-cher, si elle prenait son mari chez elle. Elle répétait avec entêtement:

— Rue Neuve de la Goutte-d'Or, je montrerai la porte… Qu'est-ce que ça vous fait? J'ai de l'argent… C'est mon mari, n'est-ce pas? Il est à moi, je le veux.

Et l'on dut rapporter Coupeau chez lui. Lorsque le brancard traversa la foule qui s'écrasait devant la boutique du pharmacien, les femmes du quartier parlaient de Gervaise avec animation: elle boitait, la mâtine, mais elle avait tout de même du chien; bien sûr, elle sauverait son homme, tandis qu'à l'hôpital les médecins faisaient passer l'arme à gauche aux malades trop détériorés, histoire de ne pas se donner l'embêtement de les guérir. Madame Boche, après avoir emmené Nana chez elle, était revenue et racontait l'accident avec des détails interminables, toute secouée encore d'émotion.

— J'allais chercher un gigot, j'étais là, je l'ai vu tomber, répétait-elle. C'est à cause de sa petite, il a voulu la regarder, et patatras! Ah! Dieu de Dieu! je ne demande pas à en voir tomber un second… Il faut pourtant que j'aille chercher mon gigot.

Pendant huit jours, Coupeau fut très-bas. La famille, les voisins, tout le monde, s'attendaient à le voir tourner de l'oeil d'un instant à l'autre. Le médecin, un médecin très-cher qui se faisait payer cent sous la visite, craignait des lésions intérieures; et ce mot effrayait beaucoup, on disait dans le quartier que le zingueur avait eu le coeur décroché par la secousse. Seule, Gervaise, pâlie par les veilles, sérieuse, résolue, haussait les épaules. Son homme avait la jambe droite cassée; ça, tout le monde le savait; on la lui remettrait, voilà tout. Quant au reste, au coeur décroché, ce n'était rien. Elle le lui raccrocherait, son coeur. Elle savait comment les coeurs se raccrochent, avec des soins, de la propreté, une amitié solide. Et elle montrait une conviction superbe, certaine de le guérir, rien qu'à rester autour de lui et à le toucher de ses mains, dans les heures de fièvre. Elle ne douta pas une minute. Toute une semaine, on la vit sur ses pieds, parlant peu, recueillie dans son entêtement de le sauver, oubliant les enfants, la rue, la ville entière. Le neuvième jour, le soir où le médecin répondit enfin du malade, elle tomba sur une chaise, les jambes molles, l'échine brisée, tout en larmes. Cette nuit-là, elle consentit à dormir deux heures, la tête posée sur le pied du lit.

L'accident de Coupeau avait mis la famille en l'air. Maman Coupeau passait les nuits avec Gervaise; mais, dès neuf heures, elle s'endormait sur sa chaise. Chaque soir, en rentrant du travail, madame Lerat faisait un grand détour pour prendre des nouvelles. Les Lorilleux étaient d'abord venus deux et trois fois par jour, offrant de veiller, apportant même un fauteuil pour Gervaise. Puis, des querelles n'avaient pas tardé à s'élever sur la façon de soigner les malades. Madame Lorilleux prétendait avoir sauvé assez de gens dans sa vie pour savoir comment il fallait s'y prendre. Elle accusait aussi la jeune femme de la bousculer, de l'écarter du lit de son frère. Bien sûr, la Banban avait raison de vouloir quand même guérir Coupeau; car, enfin, si elle n'était pas allée le déranger rue de la Nation, il ne serait pas tombé. Seulement, de la manière dont elle l'accommodait, elle était certaine de l'achever.

Lorsqu'elle vit Coupeau hors de danger, Gervaise cessa de garder son lit avec autant de rudesse jalouse. Maintenant, on ne pouvait plus le lui tuer, et elle laissait approcher les gens sans méfiance. La famille s'étalait dans la chambre. La convalescence devait être très-longue; le médecin avait parlé de quatre mois. Alors, pendant les longs sommeils du zingueur, les Lorilleux traitèrent Gervaise de bête. Ça l'avançait beaucoup d'avoir son mari chez elle. A l'hôpital, il se serait remis sur pied deux fois plus vite. Lorilleux aurait voulu être malade, attraper un bobo quelconque, pour lui montrer s'il hésiterait une seconde à entrer à Lariboisière. Madame Lorilleux connaissait une dame qui en sortait; eh bien! elle avait mangé du poulet matin et soir. Et tous deux, pour la vingtième fois, refaisaient le calcul de ce que coûteraient au ménage les quatre mois de convalescence: d'abord les journées de travail perdues, puis le médecin, les remèdes, et plus tard le bon vin, la viande saignante. Si les Coupeau croquaient seulement leurs quatre sous d'économies, ils devraient s'estimer fièrement heureux. Mais ils s'endetteraient, c'était à croire. Oh! ça les regardait. Surtout, ils n'avaient pas à compter sur la famille, qui n'était pas assez riche pour entretenir un malade chez lui. Tant pis pour la Banban, n'est-ce pas? elle pouvait bien faire comme les autres, laisser porter son homme à l'hôpital. Ça la complétait, d'être une orgueilleuse.

Un soir, madame Lorilleux eut la méchanceté de lui demander brusquement:

— Eh bien! et votre boutique, quand la louez-vous?

— Oui, ricana Lorilleux, le concierge vous attend encore.

Gervaise resta suffoquée. Elle avait complètement oublié la boutique. Mais elle voyait la joie mauvaise de ces gens, à la pensée que désormais la boutique était flambée. Dès ce soir-là, en effet, ils guettèrent les occasions pour la plaisanter sur son rêve tombé à l'eau. Quand on parlait d'un, espoir irréalisable, ils renvoyaient la chose au jour où elle serait patronne, dans un beau magasin donnant sur la rue. Et, derrière elle, c'étaient des gorges chaudes: Elle ne voulait pas faire d'aussi vilaines suppositions; mais, en vérité, les Lorilleux avaient l'air maintenant d'être très-contents de l'accident de Coupeau, qui l'empêchait de s'établir blanchisseuse rue de la Goutte-d'Or.

Alors, elle-même voulut rire et leur montrer combien elle sacrifiait volontiers l'argent pour la guérison de son mari. Chaque fois qu'elle prenait en leur présence le livret de la Caisse d'épargne, sous le globe de la pendule, elle disait gaiement:

— Je sors, je vais louer ma boutique.

Elle n'avait pas voulu retirer l'argent tout d'une fois. Elle le redemandait par cent francs, pour ne pas garder un si gros tas de pièces dans sa commode; puis, elle espérait vaguement quelque miracle, un rétablissement brusque, qui leur permettrait, de ne pas déplacer la somme entière. A chaque course à la Caisse d'épargne, quand elle rentrait, elle additionnait sur un bout de papier l'argent qu'ils avaient encore là-bas. C'était uniquement pour le bon ordre. Le trou avait beau se creuser dans la monnaie, elle tenait, de son air raisonnable, avec son tranquille sourire, les comptes de cette débâcle de leurs économies. N'était-ce pas déjà une consolation d'employer si bien cet argent, de l'avoir eu sous la main, au moment de leur malheur? Et, sans un regret, d'une main soigneuse, elle replaçait le livret derrière la pendule, sous le globe.

Les Goujet se montrèrent très-gentils pour Gervaise pendant la maladie de Coupeau. Madame Goujet était à son entière disposition; elle ne descendait pas une fois sans lui demander si elle avait besoin de sucre, de beurre, de sel; elle lui offrait toujours le premier bouillon, les soirs où elle mettait un pot au feu; même, si elle la voyait trop occupée, elle soignait sa cuisine, lui donnait un coup de main pour la vaisselle. Goujet, chaque matin, prenait les seaux de la jeune femme, allait les emplir à la fontaine de la rue des Poissonniers; c'était une économie de deux sous. Puis, après le dîner, quand la famille n'envahissait pas la chambre, les Goujet venaient tenir compagnie aux Coupeau. Pendant deux heures, jusqu'à dix heures, le forgeron fumait sa pipe, en regardant Gervaise tourner autour du malade. Il ne disait pas dix paroles de la soirée. Sa grande face blonde enfoncée entre ses épaules de colosse, il s'attendrissait à la voir verser de la tisane dans une tasse, remuer le sucre sans faire de bruit avec la cuiller. Lorsqu'elle bordait le lit et qu'elle encourageait Coupeau d'une voix douce, il restait tout secoué. Jamais il n'avait rencontré une aussi brave femme. Ça ne lui allait même pas mal de boiter, car elle en avait plus de mérite encore à se décarcasser tout le long de la journée auprès de son mari. On ne pouvait pas dire, elle ne s'asseyait pas un quart d'heure, le temps de manger. Elle courait sans cesse chez le pharmacien, mettait son nez dans des choses pas propres, se donnait un mal du tonnerre pour tenir en ordre cette chambre où l'on faisait tout; avec ça, pas une plainte, toujours aimable, même les soirs où elle dormait debout, les yeux ouverts, tant elle était lasse. Et le forgeron, dans cet air de dévouement, au milieu des drogues traînant sur les meubles, se prenait d'une grande affection pour Gervaise, à la regarder ainsi aimer et soigner Coupeau de tout son coeur.

— Hein! mon vieux, te voilà recollé, dit-il un jour au convalescent.
Je n'étais pas en peine, ta femme est le bon Dieu!

Lui, devait se marier. Du moins, sa mère avait trouvé une jeune fille très convenable, une dentellière comme elle, qu'elle désirait vivement lui voir épouser. Pour ne pas la chagriner, il disait oui, et la noce était même fixée aux premiers jours de septembre. L'argent de l'entrée en ménage dormait depuis longtemps à la Caisse d'épargne. Mais il hochait la tête quand Gervaise lui parlait de ce mariage, il murmurait de sa voix lente:

— Toutes les femmes ne sont pas comme vous, madame Coupeau. Si toutes les femmes étaient comme vous, on en épouserait dix.

Cependant, Coupeau, au bout de deux mois, put commencer à se lever. Il ne se promenait pas loin, du lit à la fenêtre, et encore soutenu par Gervaise. Là, il s'asseyait dans le fauteuil des Lorilleux, la jambe droite allongée sur un tabouret. Ce blagueur, qui allait rigoler des pattes cassées, les jours de verglas, était très vexé de son accident. Il manquait de philosophie. Il avait passé ces deux mois dans le lit, à jurer, à faire enrager le monde. Ce n'était pas une existence, vraiment, de vivre sur le dos, avec une quille ficelée et raide comme un saucisson. Ah! il connaîtrait le plafond, par exemple; il y avait une fente, au coin de l'alcôve, qu'il aurait dessinée les yeux fermés. Puis, quand il s'installa dans le fauteuil, ce fut une autre histoire. Est-ce qu'il resterait longtemps cloué là, pareil à une momie? La rue n'était pas si drôle, il n'y passait personne, ça puait l'eau de javelle toute la journée. Non, vrai, il se faisait trop vieux, il aurait donné dix ans de sa vie pour savoir seulement comment se portaient les fortifications. Et il revenait toujours à des accusations violentes contre le sort. Ça n'était pas juste, son accident; ça n'aurait pas dû lui arriver, à lui un bon ouvrier, pas fainéant, pas soûlard. À d'autres peut-être, il aurait compris.

— Le papa Coupeau, disait-il, s'est cassé le cou, un jour de ribotte. Je ne puis pas dire que c'était mérité, mais enfin la chose s'expliquait… Moi, j'étais à jeun, tranquille comme Baptiste, sans une goutte de liquide dans le corps, et voilà que je dégringole en voulant me tourner pour faire une risette à Nana!… Vous ne trouvez pas ça trop fort? S'il y a un bon Dieu, il arrange drôlement les choses. Jamais je n'avalerai ça.

Et, quand les jambes lui revinrent, il garda une sourde rancune contre le travail. C'était un métier de malheur, de passer ses journées comme les chats, le long des gouttières. Eux pas bêtes, les bourgeois! ils vous envoyaient à la mort, bien trop poltrons pour se risquer sur une échelle, s'installant solidement au coin de leur feu et se fichant du pauvre monde. Et il en arrivait à dire que chacun aurait dû poser son zinc sur sa maison. Dame! en bonne justice, on devait en venir là: si tu ne veux pas être mouillé, mets-toi à couvert. Puis, il regrettait de ne pas avoir appris un autre métier, plus joli et moins dangereux, celui d'ébéniste, par exemple. Ça, c'était encore la faute du père Coupeau; les pères avaient cette bête d'habitude de fourrer quand même les enfants dans leur partie.

Pendant deux mois encore, Coupeau marcha avec des béquilles. Il avait d'abord pu descendre dans la rue, fumer une pipe devant la porte. Ensuite, il était allé jusqu'au boulevard extérieur, se traînant au soleil, restant des heures assis sur un banc. La gaieté lui revenait, son bagou d'enfer s'aiguisait dans ses longues flâneries. Et il prenait là, avec le plaisir de vivre, une joie à ne rien faire, les membres abandonnés, les muscles glissant à un sommeil très-doux; c'était comme une lente conquête de la paresse, qui profitait de sa convalescence pour entrer dans sa peau et l'engourdir, en le chatouillant. Il revenait bien portant, goguenard, trouvant la vie belle, ne voyant pas pourquoi ça ne durerait pas toujours. Lorsqu'il put se passer de béquilles, il poussa ses promenades plus loin, courut les chantiers pour revoir les camarades. Il restait les bras croisés en face des maisons en construction, avec des ricanements, des hochements de tête; et il blaguait les ouvriers qui trimaient, il allongeait sa jambe, pour leur montrer où ça menait de s'esquinter le tempérament. Ces stations gouailleuses devant la besogne des autres satisfaisaient sa rancune contre le travail. Sans doute, il s'y remettrait, il le fallait bien; mais ce serait le plus tard possible. Oh! il était payé pour manquer d'enthousiasme. Puis, ça lui semblait si bon de faire un peu la vache!

Les après-midi où Coupeau s'ennuyait, il montait chez les Lorilleux. Ceux-ci le plaignaient beaucoup, l'attiraient par toutes sortes de prévenances aimables. Dans les premières années de son mariage, il leur avait échappé, grâce à l'influence de Gervaise. Maintenant, ils le reprenaient, en le plaisantant sur la peur que lui causait sa femme. Il n'était donc pas un homme! Pourtant, les Lorilleux montraient une grande discrétion, célébraient d'une façon outrée les mérites de la blanchisseuse. Coupeau, sans se disputer encore, jurait à celle-ci que sa soeur l'adorait, et lui demandait d'être moins mauvaise pour elle. La première querelle du ménage, un soir, était venue au sujet d'Étienne. Le zingueur avait passé l'après-midi chez les Lorilleux. En rentrant, comme le dîner se faisait attendre et que les enfants criaient après la soupe, il s'en était pris brusquement à Étienne, lui envoyant une paire de calottes soignées. Et, pendant une heure, il avait ronchonné: ce mioche n'était pas à lui, il ne savait pas pourquoi il le tolérait dans la maison; il finirait par le flanquer à la porte. Jusque-là, il avait accepté le gamin sans tant d'histoires. Le lendemain, il parlait de sa dignité. Trois jours après, il lançait des coups de pied au derrière du petit, matin et soir, si bien que l'enfant, quand il l'entendait monter, se sauvait chez les Goujet, où la vieille dentellière lui gardait un coin de la table pour faire ses devoirs.

Gervaise, depuis longtemps, s'était remise au travail. Elle n'avait plus la peine d'enlever et de replacer le globe de la pendule; toutes les économies se trouvaient mangées; et il fallait piocher dur, piocher pour quatre, car ils étaient quatre bouches à table. Elle seule nourrissait tout ce monde. Quand elle entendait les gens la plaindre, elle excusait vite Coupeau. Pensez donc! il avait tant souffert, ce n'était pas étonnant, si son caractère prenait de l'aigreur! Mais ça passerait avec la santé. Et si on lui laissait entendre que Coupeau semblait solide à présent, qu'il pouvait bien retourner au chantier, elle se récriait. Non, non, pas encore! Elle ne voulait pas l'avoir de nouveau au lit. Elle savait bien ce que le médecin lui disait, peut-être! C'était elle qui l'empêchait de travailler, en lui répétant chaque matin de prendre son temps, de ne pas se forcer. Elle lui glissait même des pièces de vingt sous dans la poche de son gilet. Coupeau acceptait ça comme une chose naturelle; il se plaignait de toutes sortes de douleurs pour se faire dorloter; au bout de six mois, sa convalescence durait toujours. Maintenant, les jours où il allait regarder travailler les autres, il entrait volontiers boire un canon avec les camarades. Tout de même, on n'était pas mal chez le marchand de vin; on rigolait, on restait là cinq minutes. Ça ne déshonorait personne. Les poseurs seuls affectaient de crever de soif à la porte. Autrefois, on avait bien raison de le blaguer, attendu qu'un verre de vin n'a jamais tué un homme. Mais il se tapait la poitrine en se faisant un honneur de ne boire que du vin; toujours du vin, jamais de l'eau-de-vie; le vin prolongeait l'existence, n'indisposait pas, ne soûlait pas. Pourtant, à plusieurs reprises, après des journées de désoeuvrement, passées de chantier en chantier, de cabaret en cabaret, il était rentré éméché. Gervaise, ces jours-là, avait fermé sa porte, en prétextant elle-même un gros mal de tête, pour empêcher les Goujet d'entendre les bêtises de Coupeau.

Peu à peu, cependant, la jeune femme s'attrista. Matin et soir, elle allait, rue de la Goutte-d'Or, voir la boutique, qui était toujours à louer; et elle se cachait, comme si elle eût commis un enfantillage indigne d'une grande personne. Cette boutique recommençait à lui tourner la tête; la nuit, quand la lumière était éteinte, elle trouvait à y songer, les yeux ouverts, le charme d'un plaisir défendu. Elle faisait de nouveau ses calculs: deux cent cinquante francs pour le loyer, cent cinquante francs d'outils et d'installation, cent francs d'avance afin de vivre quinze jours; en tout cinq cents francs, au chiffre le plus bas. Si elle n'en parlait pas tout haut, continuellement, c'était de crainte de paraître regretter les économies mangées par la maladie de Coupeau. Elle devenait toute pâle souvent, ayant failli laisser échapper son envie, rattrapant sa phrase avec la confusion d'une vilaine pensée. Maintenant, il faudrait travailler quatre ou cinq années, avant d'avoir mis de côté une si grosse somme. Sa désolation était justement de ne pouvoir s'établir tout de suite; elle aurait fourni aux besoins du ménage, sans compter sur Coupeau, en lui laissant des mois pour reprendre goût au travail; elle se serait tranquillisée, certaine de l'avenir, débarrassée des peurs secrètes dont elle se sentait prise parfois, lorsqu'il revenait très-gai, chantant, racontant quelque bonne farce de cet animal de Mes-Bottes, auquel il avait payé un litre.

Un soir, Gervaise se trouvant seule chez elle, Goujet entra et ne se sauva pas, comme à son habitude. Il s'était assis, il fumait en la regardant. Il devait avoir une phrase grave à prononcer; il la retournait, la mûrissait, sans pouvoir lui donner une forme convenable. Enfin, après un gros silence, il se décida, il retira sa pipe de la bouche, pour tout dire d'un trait:

— Madame Gervaise, voudriez-vous me permettre de vous prêter de l'argent?

Elle était penchée sur un tiroir de sa commode, cherchant des torchons. Elle se releva, très rouge. Il l'avait donc vue, le matin, rester en extase devant la boutique, pendant près de dix minutes? Lui, souriait d'un air gêné, comme s'il avait fait là une proposition blessante. Mais elle refusa vivement; jamais elle n'accepterait de l'argent, sans savoir quand elle pourrait le rendre. Puis, il s'agissait vraiment d'une trop forte somme. Et comme il insistait, consterné, elle finit par crier:

— Mais votre mariage? Je ne puis pas prendre l'argent de votre mariage, bien sûr!

— Oh! ne vous gênez pas, répondit-il en rougissant à son tour. Je ne me marie plus. Vous savez, une idée….. Vrai, j'aime mieux vous prêter l'argent.

Alors, tous deux baissèrent la tête. Il y avait entre eux quelque chose de très doux qu'ils ne disaient pas. Et Gervaise accepta. Goujet avait prévenu sa mère. Ils traversèrent le palier, allèrent la voir tout de suite. La dentellière était grave, un peu triste, son calme visage penché sur son tambour. Elle ne voulait pas contrarier son fils, mais elle n'approuvait plus le projet de Gervaise; et elle dit nettement pourquoi: Coupeau tournait mal, Coupeau lui mangerait sa boutique. Elle ne pardonnait surtout point au zingueur d'avoir refusé d'apprendre à lire, pendant sa convalescence; le forgeron s'était offert pour lui montrer, mais l'autre l'avait envoyé dinguer, en accusant la science de maigrir le monde. Cela avait presque fâché les deux ouvriers; ils allaient chacun de son côté. D'ailleurs, madame Goujet, en voyant les regards suppliants de son grand enfant, se montra très bonne pour Gervaise. Il fut convenu qu'on prêterait cinq cents francs aux voisins; ils les rembourseraient en donnant chaque mois un à-compte de vingt francs; ça durerait ce que ça durerait.

— Dis donc! le forgeron te fait de l'oeil, s'écria Coupeau en riant, quand il apprit l'histoire. Oh! je suis bien tranquille, il est trop godiche… On le lui rendra, son argent. Mais, vrai, s'il avait affaire à de la fripouille, il serait joliment jobardé.

Dès le lendemain, les Coupeau louèrent la boutique. Gervaise courut toute la journée, de la rue Neuve à la rue de la Goutte-d'Or. Dans le quartier, à la voir passer ainsi, légère, ravie au point de ne plus boiter, on racontait qu'elle avait dû se laisser faire une opération.

V

Justement, les Boche, depuis le terme d'avril, avaient quitté la rue des Poissonniers et tenaient la loge de la grande maison, rue de la Goutte-d'Or. Comme ça se rencontrait, tout de même! Un des ennuis de Gervaise, qui avait vécu si tranquille sans concierge dans son trou de la rue Neuve, était de retomber sous la sujétion de quelque mauvaise bête, avec laquelle il faudrait se disputer pour un peu d'eau répandue, ou pour la porte refermée trop fort, le soir. Les concierges sont une si sale espèce! Mais, avec les Boche, ce serait un plaisir. On se connaissait, on s'entendrait toujours. Enfin, ça se passerait en famille.

Le jour de la location, quand les Coupeau vinrent signer le bail, Gervaise se sentit le coeur tout gros, en passant sous la haute porte. Elle allait donc habiter cette maison vaste comme une petite ville, allongeant et entre-croisant les rues interminables de ses escaliers et de ses corridors. Les façades grises avec les loques des fenêtres séchant au soleil, la cour blafarde aux pavés défoncés de place publique, le ronflement de travail qui sortait des murs, lui causaient un grand trouble, une joie d'être enfin près de contenter son ambition, une peur de ne pas réussir et de se trouver écrasée dans cette lutte énorme contre la faim, dont elle entendait le souffle. Il lui semblait faire quelque chose de très hardi, se jeter au beau milieu d'une machine en branle, pendant que les marteaux du serrurier et les rabots de l'ébéniste tapaient et sifflaient, au fond des ateliers du rez-de-chaussée. Ce jour-là, les eaux de la teinturerie coulant sous le porche étaient d'un vert pomme très-tendre. Elle les enjamba, en souriant; elle voyait dans cette couleur un heureux présage.

Le rendez-vous avec le propriétaire était dans la loge même des Boche. M. Marescot, un grand coutelier de la rue de la Paix, avait jadis tourné la meule, le long des trottoirs. On le disait riche aujourd'hui à plusieurs millions. C'était un homme de cinquante-cinq ans, fort, osseux, décoré, étalant ses mains immenses d'ancien ouvrier; et un de ses bonheurs était d'emporter les couteaux et les ciseaux de ses locataires, qu'il aiguisait lui-même, par plaisir. Il passait pour n'être pas fier, parce qu'il restait des heures chez ses concierges, caché dans l'ombre de la loge, à demander des comptes. Il traitait là toutes ses affaires. Les Coupeau le trouvèrent devant la table graisseuse de madame Boche, écoutant comment la couturière du second, dans l'escalier A, avait refusé de payer, d'un mot dégoûtant. Puis, quand on eut signé le bail, il donna une poignée de main au zingueur. Lui, aimait les ouvriers. Autrefois, il avait eu joliment du tirage. Mais le travail menait à tout. Et, après avoir compté les deux cent cinquante francs du premier semestre, qu'il engloutit dans sa vaste poche, il dit sa vie, il montra sa décoration.

Gervaise, cependant, demeurait un peu gênée en voyant l'attitude des Boche. Ils affectaient de ne pas la connaître. Ils s'empressaient autour du propriétaire, courbés en deux, guettant ses paroles, les approuvant de la tête. Madame Boche sortit vivement, alla chasser une bande d'enfants qui pataugeaient devant la fontaine, dont le robinet grand ouvert inondait le pavé; et quand elle revint, droite et sévère dans ses jupes, traversant la cour avec de lents regards à toutes les fenêtres, comme pour s'assurer du bon ordre de la maison, elle eut un pincement de lèvres disant de quelle autorité elle était investie, maintenant qu'elle avait sous elle trois cents locataires. Boche, de nouveau, parlait de la couturière du second; il était d'avis de l'expulser; il calculait les termes en retard, avec une importance d'intendant dont la gestion pouvait être compromise. M. Marescot approuva l'idée de l'expulsion; mais il voulait attendre jusqu'au demi-terme. C'était dur de jeter les gens à la rue, d'autant plus que ça ne mettait pas un sou dans la poche du propriétaire. Et Gervaise, avec un léger frisson, se demandait si on la jetterait à la rue, elle aussi, le jour où un malheur l'empêcherait de payer. La loge, enfumée, emplie de meubles noirs, avait une humidité et un jour livide de cave; devant la fenêtre, toute la lumière tombait sur l'établi du tailleur, où traînait une vieille redingote à retourner; tandis que Pauline, la petite des Boche, une enfant rousse de quatre ans, assise par terre, regardait sagement cuire un morceau de veau, baignée et ravie dans l'odeur forte de cuisine montant du poêlon.

M. Marescot tendait de nouveau la main au zingueur, lorsque celui-ci parla des réparations, en lui rappelant sa promesse verbale de causer de cela plus tard. Mais le propriétaire se fâcha; il ne s'était engagé à rien; jamais, d'ailleurs, on ne faisait de réparations dans une boutique. Pourtant, il consentit à aller voir les lieux, suivi des Coupeau et de Boche. Le petit mercier était parti en emportant son agencement de casiers et de comptoirs; la boutique, toute nue, montrait son plafond noir, ses murs crevés, où des lambeaux d'un ancien papier jaune pendaient. Là, dans le vide sonore des pièces, une discussion furieuse s'engagea. M. Marescot criait que c'était aux commerçants à embellir leurs magasins, car enfin un commerçant pouvait vouloir de l'or partout, et lui, propriétaire, ne pouvait pas mettre de l'or; puis, il raconta sa propre installation, rue de la Paix, où il avait dépensé plus de vingt mille francs. Gervaise, avec son entêtement de femme, répétait un raisonnement qui lui semblait irréfutable: dans un logement, n'est-ce pas, il ferait coller du papier? alors, pourquoi ne considérait-il pas la boutique comme un logement? Elle ne lui demandait pas autre chose, blanchir le plafond et remettre du papier.

Boche, cependant, restait impénétrable et digne; il tournait, regardait en l'air, sans se prononcer. Coupeau avait beau lui adresser des clignements d'yeux, il affectait de ne pas vouloir abuser de sa grande influence sur le propriétaire. Il finit pourtant par laisser échapper un jeu de physionomie, un petit sourire mince accompagné d'un hochement de tête. Justement, M. Marescot, exaspéré, l'air malheureux, écartant ses dix doigts dans une crampe d'avare auquel on arrache son or, cédait à Gervaise, promettait le plafond et le papier, à la condition qu'elle payerait la moitié du papier. Et il se sauva vite, ne voulant plus entendre parler de rien.

Alors, quand Boche fut seul avec les Coupeau, il leur donna des claques sur les épaules, très expansif. Hein? c'était enlevé! Sans lui, jamais ils n'auraient eu leur papier ni leur plafond. Avaient-ils remarqué comme le propriétaire l'avait consulté du coin de l'oeil et s'était brusquement décidé en le voyant sourire? Puis, en confidence, il avoua être le vrai maître de la maison: il décidait des congés, louait si les gens lui plaisaient, touchait les termes qu'il gardait des quinze jours dans sa commode. Le soir, les Coupeau, pour remercier les Boche, crurent poli de leur envoyer deux litres de vin. Ça méritait un cadeau.

Dès le lundi suivant, les ouvriers se mirent à la boutique. L'achat du papier fut surtout une grosse affaire. Gervaise voulait un papier gris à fleurs bleues, pour éclairer et égayer les murs. Boche lui offrit de l'emmener; elle choisirait. Mais il avait des ordres formels du propriétaire, il ne devait pas dépasser le prix de quinze sous le rouleau. Ils restèrent une heure chez le marchand; la blanchisseuse revenait toujours à une perse très gentille de dix-huit sous, désespérée, trouvant les autres papiers affreux. Enfin, le concierge céda; il arrangerait la chose, il compterait un rouleau de plus, s'il le fallait. Et Gervaise, en rentrant, acheta des gâteaux pour Pauline. Elle n'aimait pas rester en arrière, il y avait tout bénéfice avec elle à se montrer complaisant.

En quatre jours, la boutique devait être prête. Les travaux durèrent trois semaines. D'abord, on avait parlé de lessiver simplement les peintures. Mais ces peintures, anciennement lie de vin, étaient si sales et si tristes, que Gervaise se laissa entraîner à faire remettre toute la devanture en bleu clair, avec des filets jaunes. Alors, les réparations s'éternisèrent. Coupeau, qui ne travaillait toujours pas, arrivait dès le matin, pour voir si ça marchait. Boche lâchait la redingote ou le pantalon dont il refaisait les boutonnières, venait de son côté surveiller ses hommes. Et tous deux, debout en face des ouvriers, les mains derrière le dos, fumant, crachant, passaient la journée à juger chaque coup de pinceau. C'étaient des réflexions interminables, des rêveries profondes pour un clou à arracher. Les peintres, deux grands diables bons enfants, quittaient à chaque instant leurs échelles, se plantaient, eux aussi, au milieu de la boutique, se mêlant à la discussion, hochant la tête pendant des heures, en regardant leur besogne commencée. Le plafond se trouva badigeonné assez rapidement. Ce furent les peintures dont on faillit ne jamais sortir. Ça ne voulait pas sécher. Vers neuf heures, les peintres se montraient avec leurs pots à couleur, les posaient dans un coin, donnaient un coup d'oeil, puis disparaissaient; et on ne les revoyait plus. Ils étaient allés déjeuner, ou bien ils avaient dû finir une bricole, à côté, rue Myrrha. D'autres fois, Coupeau emmenait toute la coterie boire un canon, Boche, les peintres, avec les camarades qui passaient; c'était encore une après-midi flambée. Gervaise se mangeait les sangs. Brusquement, en deux jours, tout fut terminé, les peintures vernies, le papier collé, les saletés jetées au tombereau. Les ouvriers avaient bâclé ça comme en se jouant, sifflant sur leurs échelles, chantant à étourdir le quartier.

L'emménagement eut lieu tout de suite. Gervaise, les premiers jours, éprouvait des joies d'enfant, quand elle traversait la rue, en rentrant d'une commission. Elle s'attardait, souriait à son chez elle. De loin, au milieu de la file noire des autres devantures, sa boutique lui apparaissait toute claire, d'une gaieté neuve, avec son enseigne bleu tendre, où les mots: Blanchisseuse de fin, étaient peints en grandes lettres jaunes. Dans la vitrine, fermée au fond par de petits rideaux de mousseline, tapissée de papier bleu pour faire valoir la blancheur du linge, des chemises d'homme restaient en montre, des bonnets de femme pendaient, les brides nouées à des fils de laiton. Et elle trouvait sa boutique jolie, couleur du ciel. Dedans, on entrait encore dans du bleu; le papier, qui imitait une perse Pompadour, représentait une treille où couraient des liserons; l'établi, une immense table tenant les deux tiers de la pièce, garni d'une épaisse couverture, se drapait d'un bout de cretonne à grands ramages bleuâtres, pour cacher les tréteaux. Gervaise s'asseyait sur un tabouret, soufflait un peu de contentement, heureuse de cette belle propreté, couvant des yeux ses outils neufs. Mais son premier regard allait toujours à sa mécanique, un poêle de fonte, où dix fers pouvaient chauffer à la fois, rangés autour du foyer, sur des plaques obliques. Elle venait se mettre à genoux, regardait avec la continuelle peur que sa petite bête d'apprentie ne fît éclater la fonte, en fourrant trop de coke.

Derrière la boutique, le logement était très convenable. Les Coupeau couchaient dans la première chambre, où l'on faisait la cuisine et où l'on mangeait; une porte, au fond, ouvrait sur la cour de la maison. Le lit de Nana se trouvait dans la chambre de droite, un grand cabinet, qui recevait le jour par une lucarne ronde, près du plafond. Quant à Étienne, il partageait la chambre de gauche avec le linge sale, dont d'énormes tas traînaient toujours sur le plancher. Pourtant, il y avait un inconvénient, les Coupeau ne voulaient pas en convenir d'abord; mais les murs pissaient l'humidité, et on ne voyait plus clair dès trois heures de l'après-midi.

Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosse émotion. On accusa les Coupeau d'aller trop vite et de faire des embarras. Ils avaient, en effet, dépensé les cinq cents francs des Goujet en installation, sans garder même de quoi vivre une quinzaine, comme ils se l'étaient promis. Le matin où Gervaise enleva ses volets pour la première fois, elle avait juste six francs dans son porte-monnaie. Mais elle n'était pas en peine, les pratiques arrivaient, ses affaires s'annonçaient très bien. Huit jours plus tard, le samedi, avant de se coucher, elle resta deux heures à calculer, sur un bout de papier; et elle réveilla Coupeau, la mine luisante, pour lui dire qu'il y avait des mille et des cents à gagner, si l'on était raisonnable.

— Ah bien! criait madame Lorilleux dans toute la rue de la Goutte-d'Or, mon imbécile de frère en voit de drôles!… Il ne manquait plus à la Banban que de faire la vie. Ça lui va bien, n'est-ce pas?

Les Lorilleux s'étaient brouillés à mort avec Gervaise. D'abord, pendant les réparations de la boutique, ils avaient failli crever de rage; rien qu'à voir les peintres de loin, ils passaient sur l'autre trottoir, ils remontaient chez eux les dents serrées. Une boutique bleue à cette rien-du-tout, si ce n'était pas fait pour casser les bras des honnêtes gens! Aussi, dès le second jour, comme l'apprentie vidait à la volée un bol d'amidon, juste au moment où madame Lorilleux sortait, celle-ci avait-elle ameuté la rue en accusant sa belle-soeur de la faire insulter par ses ouvrières. Et tous rapports étaient rompus, on n'échangeait plus que des regards terribles, quand on se rencontrait.

— Oui, une jolie vie! répétait madame Lorilleux. On sait d'où il lui vient, l'argent de sa baraque! Elle a gagné ça avec le forgeron… Encore, du propre monde, de ce côté-là! Le père ne s'est-il pas coupé la tête avec un couteau, pour éviter la peine à la guillotine? Enfin, quelque sale histoire dans ce genre!

Elle accusait très carrément Gervaise de coucher avec Goujet. Elle mentait, elle prétendait les avoir surpris un soir ensemble, sur un banc du boulevard extérieur. La pensée de cette liaison, des plaisirs que devait goûter sa belle-soeur, l'exaspérait davantage, dans son honnêteté de femme laide. Chaque jour, le cri de son coeur lui revenait aux lèvres:

— Mais qu'a-t-elle donc sur elle, cette infirme, pour se faire aimer!
Est-ce qu'on m'aime, moi!

Puis, c'étaient des potins interminables avec les voisines. Elle racontait toute l'histoire. Allez, le jour du mariage, elle avait fait une drôle de tête! Oh! elle avait le nez creux, elle sentait déjà comment ça devait tourner. Plus tard, mon Dieu! la Banban s'était montrée si douce, si hypocrite, qu'elle et son mari, par égard pour Coupeau, avaient consenti à être parrain et marraine de Nana; même que ça coûtait bon, un baptême comme celui-là. Mais maintenant, voyez-vous! la Banban pouvait être à l'article de la mort et avoir besoin d'un verre d'eau, ce ne serait pas elle, bien sûr, qui le lui donnerait. Elle n'aimait pas les insolentes, ni les coquines, ni les dévergondées. Quant à Nana, elle serait toujours bien reçue, si elle montait voir son parrain et sa marraine; la petite, n'est-ce pas? n'était point coupable des crimes de la mère. Coupeau, lui, n'avait pas besoin de conseil; à sa place, tout homme aurait trempé le derrière de sa femme dans un baquet, en lui allongeant une paire de claques; enfin, ça le regardait, on lui demandait seulement d'exiger du respect pour sa famille. Jour de Dieu! si Lorilleux l'avait trouvée, elle, madame Lorilleux, en flagrant délit! ça ne se serait pas passé tranquillement, il lui aurait planté ses cisailles dans le ventre.

Les Boche, pourtant, juges sévères des querelles de la maison, donnaient tort aux Lorilleux. Sans doute, les Lorilleux étaient des personnes comme il faut, tranquilles, travaillant toute la sainte journée, payant leur terme recta. Mais là, franchement, la jalousie les enrageait. Avec ça, ils auraient tondu un oeuf. Des pingres, quoi! des gens qui cachaient leur litre, quand on montait, pour ne pas offrir un verre de vin; enfin, du monde pas propre. Un jour, Gervaise venait de payer aux Boche du cassis avec de l'eau de Seltz, qu'on buvait dans la loge, quand madame Lorilleux était passée, très raide, en affectant de cracher devant la porte des concierges. Et, depuis lors, chaque samedi, madame Boche, lorsqu'elle balayait les escaliers et les couloirs, laissait les ordures devant la porte des Lorilleux.

— Parbleu! criait madame Lorilleux, la Banban les gorge, ces goinfres! Ah! ils sont bien tous les mêmes!… Mais qu'ils ne m'embêtent pas! J'irais me plaindre au propriétaire… Hier encore, j'ai vu ce sournois de Boche se frotter aux jupes de madame Gaudron. S'attaquer à une femme de cet âge, qui a une demi-douzaine d'enfants, hein? c'est de la cochonnerie pure!… Encore une saleté de leur part, et je préviens la mère Boche, pour qu'elle flanque une tripotée à son homme… Dame! on rirait un peu.

Maman Coupeau voyait toujours les deux ménages, disant comme tout le monde, arrivant même à se faire retenir plus souvent à dîner, en écoutant complaisamment sa fille et sa belle-fille, un soir chacune. Madame Lerat, pour le moment, n'allait plus chez les Coupeau, parce qu'elle s'était disputée avec la Banban, un sujet d'un zouave qui venait de couper le nez de sa maîtresse d'un coup de rasoir; elle soutenait le zouave, elle trouvait le coup de rasoir très amoureux, sans donner ses raisons. Et elle avait encore exaspéré les colères de madame Lorilleux, en lui affirmant que la Banban, dans la conversation, devant des quinze et des vingt personnes, l'appelait Queue-de-vache sans se gêner. Mon Dieu! oui, les Boche, les voisins maintenant l'appelaient Queue-de-vache.

Au milieu de ces cancans, Gervaise, tranquille, souriante, sur le seuil de sa boutique, saluait les amis d'un petit signe de tête affectueux. Elle se plaisait à venir là, une minute, entre deux coups de fer, pour rire à la rue, avec le gonflement de vanité d'une commerçante, qui a un bout de trottoir à elle. La rue de la Goutte-d'Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartier tout entier. Quand elle allongeait la tête, en camisole blanche, les bras nus, ses cheveux blonds envolés dans le feu du travail, elle jetait un regard à gauche, un regard à droite, aux deux bouts, pour prendre d'un trait les passants, les maisons, le pavé et le ciel: à gauche, la rue de la Goutte-d'Or s'enfonçait, paisible, déserte, dans un coin de province, où des femmes causaient bas sur les portes; à droite, à quelques pas, la rue des Poissonniers mettait un vacarme de voitures, un continuel piétinement de foule, qui refluait et faisait de ce bout un carrefour de cohue populaire. Gervaise aimait la rue, les cahots des camions dans les trous du gros pavé bossué, les bousculades des gens le long des minces trottoirs, interrompus par des cailloutis en pente raide; ses trois mètres de ruisseau, devant sa boutique, prenaient une importance énorme, un fleuve large, qu'elle voulait très-propre, un fleuve étrange et vivant, dont la teinturerie de la maison colorait les eaux des caprices les plus tendres, au milieu de la boue noire. Puis, elle s'intéressait à des magasins, une vaste épicerie, avec un étalage de fruits secs garanti par des filets à petites mailles, une lingerie et bonneterie d'ouvriers, balançant au moindre souffle des cottes et des blouses bleues, pendues les jambes et les bras écartés. Chez la fruitière, chez la tripière, elle apercevait des angles de comptoir, où des chats superbes et tranquilles ronronnaient. Sa voisine, madame Vigouroux, la charbonnière, lui rendait son salut, une petite femme grasse, la face noire, les yeux luisants, fainéantant à rire avec des hommes, adossée contre sa devanture, que des bûches peintes sur un fond lie de vin décoraient d'un dessin compliqué de chalet rustique. Mesdames Cudorge, la mère et la fille, ses autres voisines qui tenaient la boutique de parapluies, ne se montraient jamais, leur vitrine assombrie, leur porte close, ornée de deux petites ombrelles de zinc enduites d'une épaisse couche de vermillon vif. Mais Gervaise, avant de rentrer, donnait toujours un coup d'oeil, en face d'elle, à un grand mur blanc, sans une fenêtre, percé d'une immense porte cochère, par laquelle on voyait le flamboiement d'une forge, dans une cour encombrée de charrettes et de carrioles, les brancards en l'air. Sur le mur, le mot: Maréchalerie, était écrit en grandes lettres, encadré d'un éventail de fers à cheval. Toute la journée, les marteaux sonnaient sur l'enclume, des incendies d'étincelles éclairaient l'ombre blafarde de la cour. Et, au bas de ce mur, au fond d'un trou, grand comme une armoire, entre une marchande de ferraille et une marchande de pommes de terre frites, il y avait un horloger, un monsieur en redingote, l'air propre, qui fouillait continuellement des montres avec des outils mignons, devant un établi où des choses délicates dormaient sous des verres; tandis que, derrière lui, les balanciers de deux ou trois douzaines de coucous tout petits battaient à la fois, dans la misère noire de la rue et le vacarme cadencé de la maréchalerie.

Le quartier trouvait Gervaise bien gentille. Sans doute, on clabaudait sur son compte, mais il n'y avait qu'une voix pour lui reconnaître de grands yeux, une bouche pas plus longue que ça, avec des dents très blanches. Enfin, c'était une jolie blonde, et elle aurait pu se mettre parmi les plus belles, sans le malheur de sa jambe. Elle était dans ses vingt-huit ans, elle avait engraissé. Ses traits fins s'empâtaient, ses gestes prenaient une lenteur heureuse. Maintenant, elle s'oubliait parfois sur le bord d'une chaise, le temps d'attendre son fer, avec un sourire vague, la face noyée d'une joie gourmande. Elle devenait gourmande; ça, tout le monde le disait; mais ce n'était pas un vilain défaut, au contraire. Quand on gagne de quoi se payer de fins morceaux, n'est-ce pas? on serait bien bête de manger des pelures de pommes de terre. D'autant plus qu'elle travaillait toujours dur, se mettant en quatre pour ses pratiques, passant elle-même les nuits, les volets fermés, lorsque la besogne était pressée. Comme on disait dans le quartier, elle avait la veine; tout lui prospérait. Elle blanchissait la maison, M. Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche; elle enlevait même à son ancienne patronne, madame Fauconnier, des dames de Paris logées rue du Faubourg-Poissonnière. Dès la seconde quinzaine, elle avait dû prendre deux ouvrières, madame Putois et la grande Clémence, cette fille qui habitait autrefois au sixième; ça lui faisait trois personnes chez elle, avec son apprentie, ce petit louchon d'Augustine, laide comme un derrière de pauvre homme. D'autres auraient pour sûr perdu la tête dans ce coup de fortune. Elle était bien pardonnable de fricoter un peu le lundi, après avoir trimé la semaine entière. D'ailleurs, il lui fallait ça; elle serait restée gnangnan, à regarder les chemises se repasser toutes seules, si elle ne s'était pas collé un velours sur la poitrine, quelque chose de bon dont l'envie lui chatouillait le jabot.

Jamais Gervaise n'avait encore montré tant de complaisance. Elle était douce comme un mouton, bonne comme du pain. A part madame Lorilleux, qu'elle appelait Queue-de-vache pour se venger, elle ne détestait personne, elle excusait tout le monde. Dans le léger abandon de sa gueulardise, quand elle avait bien déjeuné et pris son café, elle cédait au besoin d'une indulgence générale. Son mot était: « On doit se pardonner entre soi, n'est-ce pas, si l'on ne veut pas vivre comme des sauvages. » Quand on lui parlait de sa bonté, elle riait. Il n'aurait plus manqué qu'elle fût méchante! Elle se défendait, elle disait n'avoir aucun mérite à être bonne. Est-ce que tous ses rêves n'étaient pas réalisés? est-ce qu'il lui restait à ambitionner quelque chose dans l'existence? Elle rappelait son idéal d'autrefois, lorsqu'elle se trouvait sur le pavé: travailler, manger du pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, ne pas être battue, mourir dans son lit. Et maintenant son idéal était dépassé; elle avait tout, et en plus beau. Quant à mourir dans son lit, ajoutait-elle en plaisantant, elle y comptait, mais le plus tard possible, bien entendu.

C'était surtout pour Coupeau que Gervaise se montrait gentille. Jamais une mauvaise parole, jamais une plainte derrière le dos de son mari. Le zingueur avait fini par se remettre au travail; et, comme son chantier était alors à l'autre bout de Paris, elle lui donnait tous les matins quarante sous pour son déjeuner, sa goutte et son tabac. Seulement, deux jours sur six, Coupeau s'arrêtait en route, buvait les quarante sous avec un ami, et revenait déjeuner en racontant une histoire. Une fois même, il n'était pas allé loin, il s'était payé avec Mes-Bottes et trois autres un gueuleton soigné, des escargots, du rôti et du vin cacheté, au Capucin, barrière de la Chapelle; puis, comme ses quarante sous ne suffisaient pas, il avait envoyé la note à sa femme par un garçon, en lui faisant dire qu'il était au clou. Celle-ci riait, haussait les épaules. Où était le mal, si son homme s'amusait un peu? Il fallait laisser aux hommes la corde longue, quand on voulait vivre en paix dans son ménage. D'un mot à un autre, on en arrivait vite aux coups. Mon Dieu! on devait tout comprendre. Coupeau souffrait encore de sa jambe, puis il se trouvait entraîné, il était bien forcé de faire comme les autres, sous peine de passer pour un mufe. D'ailleurs, ça ne tirait pas à conséquence; s'il rentrait éméché, il se couchait, et deux heures après il n'y paraissait plus. Cependant, les fortes chaleurs étaient venues. Une après-midi de juin, un samedi que l'ouvrage pressait, Gervaise avait elle-même bourré de coke la mécanique, autour de laquelle dix fers chauffaient, dans le ronflement du tuyau. A cette heure, le soleil tombait d'aplomb sur la devanture, le trottoir renvoyait une réverbération ardente, dont les grandes moires dansaient au plafond de la boutique; et ce coup de lumière, bleui par le reflet du papier des étagères et de la vitrine, mettait au-dessus de l'établi un jour aveuglant, comme une poussière de soleil tamisée dans les linges fins. Il faisait là une température à crever. On avait laissé ouverte la porte de la rue, mais pas un souffle de vent ne venait; les pièces qui séchaient en l'air, pendues aux fils de laiton, fumaient, étaient raides comme des copeaux en moins de trois quarts d'heure. Depuis un instant, sous cette lourdeur de fournaise, un gros silence régnait, au milieu duquel les fers seuls tapaient sourdement, étouffés par l'épaisse couverture garnie de calicot.

— Ah bien! dit Gervaise, si nous ne fondons pas, aujourd'hui! On retirerait sa chemise!

Elle était accroupie par terre, devant une terrine, occupée à passer du linge à l'amidon. En jupon blanc, la camisole retroussée aux manches et glissée des épaules, elle avait les bras nus, le cou nu, toute rose, si suante, que les petites mèches blondes de ses cheveux ébouriffés se collaient à sa peau. Soigneusement, elle trempait dans l'eau laiteuse des bonnets, des devants de chemises d'homme, des jupons entiers, des garnitures de pantalons de femme. Puis, elle roulait les pièces et les posait au fond d'un panier carré, après avoir plongé dans un seau et secoué sa main sur les corps des chemises et des pantalons qui n'étaient pas amidonnés.

— C'est pour vous, ce panier, madame Putois, reprit-elle. Dépêchez-vous, n'est-ce pas? Ça sèche tout de suite, il faudrait recommencer dans une heure.

Madame Putois, une femme de quarante-cinq ans, maigre, petite, repassait sans une goutte de sueur, boutonnée dans un vieux caraco marron. Elle n'avait pas même retiré son bonnet, un bonnet noir garni de rubans verts tournés au jaune. Elle restait raide devant l'établi, trop haut pour elle, les coudes en l'air, poussant son fer avec des gestes cassés de marionnette. Tout d'un coup, elle s'écria:

— Ah! non, mademoiselle Clémence, remettez votre camisole. Vous savez, je n'aime pas les indécences. Pendant que vous y êtes, montrez toute votre boutique. Il y a déjà trois hommes arrêtés en face.

La grande Clémence la traita de vieille bête, entre ses dents. Elle suffoquait, elle pouvait bien se mettre à l'aise; tout le monde n'avait pas une peau d'amadou. D'ailleurs, est-ce qu'on voyait quelque chose? Et elle levait les bras, sa gorge puissante de belle fille crevait sa chemise, ses épaules faisaient craquer les courtes manches. Clémence s'en donnait à se vider les moelles avant trente ans; le lendemain des noces sérieuses, elle ne sentait plus le carreau sous ses pieds, elle dormait sur la besogne, la tête et le ventre comme bourrés de chiffons. Mais on la gardait quand même, car pas une ouvrière ne pouvait se flatter de repasser une chemise d'homme avec son chic. Elle avait la spécialité des chemises d'homme.

— C'est à moi, allez! finit-elle par déclarer, en se donnant des claques sur la gorge. Et ça ne mord pas, ça ne fait bobo à personne.

— Clémence, remettez votre camisole, dit Gervaise. Madame Putois a raison, ce n'est pas convenable… On prendrait ma maison pour ce qu'elle n'est pas.

Alors, la grande Clémence se rhabilla en bougonnant. En voilà des giries! Avec ça que les passants n'avaient jamais vu des nénais! Et elle soulagea sa colère sur l'apprentie, ce louchon d'Augustine, qui repassait à côté d'elle du linge plat, des bas et des mouchoirs; elle la bouscula, la poussa avec son coude. Mais Augustine, hargneuse, d'une méchanceté sournoise de monstre et de souffre-douleur, cracha par derrière sur sa robe, sans qu'on la vît, pour se venger.

Gervaise pourtant venait de commencer un bonnet appartenant à madame Boche, qu'elle voulait soigner. Elle avait préparé de l'amidon cuit pour le remettre à neuf. Elle promenait doucement, dans le fond de la coiffe, le polonais, un petit fer arrondi des deux bouts, lorsqu'une femme entra, osseuse, la face tachée de plaques rouges, les jupes trempées. C'était une maîtresse laveuse qui employait trois ouvrières au lavoir de la Goutte-d'Or.

— Vous arrivez trop tôt, madame Bijard! cria Gervaise. Je vous avais dit ce soir…. Vous me dérangez joliment, à cette heure-ci!

Mais comme la laveuse se lamentait, craignant de ne pouvoir mettre couler le jour même, elle voulut bien lui donner le linge sale tout de suite. Elles allèrent chercher les paquets dans la pièce de gauche où couchait Étienne, et revinrent avec des brassées énormes, qu'elles empilèrent sur le carreau, au fond de la boutique. Le triage dura une grosse demi-heure. Gervaise faisait des tas autour d'elle, jetait ensemble les chemises d'homme, les chemises de femme, les mouchoirs, les chaussettes, les torchons. Quand une pièce d'un nouveau client lui passait entre les mains, elle la marquait d'une croix au fil rouge pour la reconnaître. Dans l'air chaud, une puanteur fade montait de tout ce linge sale remué.

— Oh! la, la, ça gazouille! dit Clémence, en se bouchant le nez.

— Pardi! si c'était propre, on ne nous le donnerait pas, expliqua tranquillement Gervaise. Ça sent son fruit, quoi!…. Nous disions quatorze chemises de femme, n'est-ce pas, madame Bijard?… quinze, seize, dix-sept….

Elle continua à compter tout haut. Elle n'avait aucun dégoût, habituée à l'ordure; elle enfonçait ses bras nus et roses au milieu des chemises jaunes de crasse, des torchons raidis par la graisse des eaux de vaisselle, des chaussettes mangées et pourries de sueur. Pourtant, dans l'odeur forte qui battait son visage penché au-dessus des tas, une nonchalance la prenait. Elle s'était assise au bord d'un tabouret, se courbant en deux, allongeant les mains à droite, à gauche, avec des gestes ralentis, comme si elle se grisait de cette puanteur humaine, vaguement souriante, les yeux noyés. Et il semblait que ses premières paresses vinssent de là, de l'asphyxie des vieux linges empoisonnant l'air autour d'elle.

Juste au moment où elle secouait une couche d'enfant, qu'elle ne reconnaissait pas, tant elle était pisseuse, Coupeau entra.

— Cré coquin! bégaya-t-il, quel coup de soleil!… Ça vous tape dans la tête!

Le zingueur se retint à l'établi pour ne pas tomber. C'était la première fois qu'il prenait une pareille cuite. Jusque-là, il était rentré pompette, rien de plus. Mais, cette fois, il avait un gnon sur l'oeil, une claque amicale égarée dans une bousculade. Ses cheveux frisés, où des fils blancs se montraient déjà, devaient avoir épousseté une encoignure de quelque salle louche de marchand de vin, car une toile d'araignée pendait à une mèche, sur la nuque. Il restait rigolo d'ailleurs, les traits un peu tirés et vieillis, la mâchoire inférieure saillant davantage, mais toujours bon enfant, disait-il, et la peau encore assez tendre pour faire envie à une duchesse.

— Je vais t'expliquer, reprit-il en s'adressant à Gervaise. C'est Pied-de-Céleri, tu le connais bien, celui qui a une quille de bois… Alors, il part pour son pays, il a voulu nous régaler… Oh! nous étions d'aplomb, sans ce gueux de soleil… Dans la rue, le monde est malade. Vrai! le monde festonne…

Et comme la grande Clémence s'égayait de ce qu'il avait vu la rue soûle, il fut pris lui-même d'une joie énorme dont il faillit étrangler. Il criait:

— Hein! les sacrés pochards! Ils sont d'un farce!… Mais ce n'est pas leur faute, c'est le soleil…

Toute la boutique riait, même madame Putois, qui n'aimait pas les ivrognes. Ce louchon d'Augustine avait un chant de poule, la bouche ouverte, suffoquant. Cependant, Gervaise soupçonnait Coupeau de n'être pas rentré tout droit, d'avoir passé une heure chez les Lorilleux, où il recevait de mauvais conseils. Quand il lui eut juré que non, elle rit à son tour, pleine d'indulgence, ne lui reprochant même pas d'avoir encore perdu une journée de travail.

— Dit-il des bêtises, mon Dieu! murmura-t-elle. Peut-on dire des bêtises pareilles!

Puis, d'une voix maternelle:

— Va te coucher, n'est-ce pas? Tu vois, nous sommes occupées; tu nous gênes… Ça fait trente-deux mouchoirs, madame Bijard; et deux autres, trente-quatre…

Mais Coupeau n'avait pas sommeil. Il resta là, à se dandiner, avec un mouvement de balancier d'horloge, ricanant d'un air entêté et taquin. Gervaise, qui voulait se débarrasser de madame Bijard, appela Clémence, lui fit compter le linge pendant qu'elle l'inscrivait. Alors, à chaque pièce, cette grande vaurienne lâcha un mot cru, une saleté; elle étalait les misères des clients, les aventures des alcôves, elle avait des plaisanteries d'atelier sur tous les trous et toutes les taches qui lui passaient par les mains. Augustine faisait celle qui ne comprend pas, ouvrait de grandes oreilles de petite fille vicieuse. Madame Putois pinçait les lèvres, trouvait ça bête, de dire ces choses devant Coupeau; un homme n'a pas besoin de voir le linge; c'est un de ces déballages qu'on évite chez les gens comme il faut. Quant à Gervaise, sérieuse, à son affaire, elle semblait ne pas entendre. Tout en écrivant, elle suivait les pièces d'un regard attentif, pour les reconnaître au passage; et elle ne se trompait jamais, elle mettait un nom sur chacune, au flair, à la couleur. Ces serviettes-là appartenaient aux Goujet; ça sautait aux yeux, elles n'avaient pas servi à essuyer le cul des poêlons. Voilà une taie d'oreiller qui venait certainement des Boche, à cause de la pommade dont madame Boche emplâtrait tout son linge. Il n'y avait pas besoin non plus de mettre son nez sur les gilets de flanelle de M. Madinier, pour savoir qu'ils étaient à lui; il teignait la laine, cet homme, tant il avait la peau grasse. Et elle savait d'autres particularités, les secrets de la propreté de chacun, les dessous des voisines qui traversaient la rue en jupes de soie, le nombre de bas, de mouchoirs, de chemises qu'on salissait par semaine, la façon dont les gens déchiraient certaines pièces, toujours au même endroit. Aussi était-elle pleine d'anecdotes. Les chemises de mademoiselle Remanjou, par exemple, fournissaient des commentaires interminables; elles s'usaient par le haut, la vieille fille devait avoir les os des épaules pointus; et jamais elles n'étaient sales, les eût-elle portées quinze jours, ce qui prouvait qu'à cet âge-là on est quasiment comme un morceau de bois, dont on serait bien en peine de tirer une larme de quelque chose. Dans la boutique, à chaque triage, on déshabillait ainsi tout le quartier de la Goutte-d'Or.

— Ça, c'est du nanan! cria Clémence, en ouvrant un nouveau paquet.

Gervaise, prise brusquement d'une grande répugnance, s'était reculée.

— Le paquet de madame Gaudron, dit-elle. Je ne veux plus la blanchir, je cherche un prétexte… Non, je ne suis pas plus difficile qu'une autre, j'ai touché à du linge bien dégoûtant dans ma vie; mais, vrai, celui-là, je ne peux pas. Ça me ferait jeter du coeur sur du carreau… Qu'est-ce qu'elle fait donc, cette femme, pour mettre son linge dans un état pareil!

Et elle pria Clémence de se dépêcher. Mais l'ouvrière continuait ses remarques, fourrait ses doigts dans les trous, avec des allusions sur les pièces, qu'elle agitait comme les drapeaux de l'ordure triomphante. Cependant, les tas avaient monté autour de Gervaise. Maintenant, toujours assise au bord du tabouret, elle disparaissait entre les chemises et les jupons; elle avait devant elle les draps, les pantalons, les nappes, une débâcle de malpropreté; et, là dedans, au milieu de cette mare grandissante, elle gardait ses bras nus, son cou nu, avec ses mèches de petits cheveux blonds collés à ses tempes, plus rose et plus alanguie. Elle retrouvait son air posé, son sourire de patronne attentive et soigneuse, oubliant le linge de madame Gaudron, ne le sentant plus, fouillant d'une main dans les tas pour voir s'il n'y avait pas d'erreur. Ce louchon d'Augustine, qui adorait jeter des pelletées de coke dans la mécanique, venait de la bourrer à un tel point, que les plaques de fonte rougissaient. De soleil oblique battait la devanture, la boutique flambait. Alors, Coupeau, que la grosse chaleur grisait davantage, fut pris d'une soudaine tendresse. Il s'avança vers Gervaise, les bras ouverts, très ému.

— T'es une bonne femme, bégayait-il. Faut que je t'embrasse.

Mais il s'emberlificota dans les jupons, qui lui barraient le chemin, et faillit tomber.

— Es-tu bassin! dit Gervaise sans se fâcher. Reste tranquille, nous avons fini.

Non, il voulait l'embrasser, il avait besoin de ça, parce qu'il l'aimait bien. Tout en balbutiant, il tournait le tas de jupons, il butait dans le tas de chemises; puis, comme il s'entêtait, ses pieds s'accrochèrent, il s'étala, le nez au beau milieu des torchons. Gervaise, prise d'un commencement d'impatience, le bouscula, en criant qu'il allait tout mélanger. Mais Clémence, madame Putois elle-même, lui donnèrent tort. Il était gentil, après tout. Il voulait l'embrasser. Elle pouvait bien se laisser embrasser.

— Vous êtes heureuse, allez! madame Coupeau, dit madame Bijard, que son soûlard de mari, un serrurier, tuait de coups chaque soir en rentrant. Si le mien était comme ça, quand il s'est piqué le nez, ce serait un plaisir!

Gervaise, calmée, regrettait déjà sa vivacité. Elle aida Coupeau à se remettre debout. Puis, elle tendit la joue en souriant. Mais le zingueur, sans se gêner devant le monde, lui prit les seins.

— Ce n'est pas pour dire, murmurait-il, il chelingue rudement, ton linge! Mais je t'aime tout de même, vois-tu!

— Laisse-moi, tu me chatouilles, cria-t-elle en riant plus fort.
Quelle grosse bête! On n'est pas bête comme ça!

Il l'avait empoignée, il ne la lâchait pas. Elle s'abandonnait, étourdie par le léger vertige qui lui venait du tas de linge, sans dégoût pour l'haleine vineuse de Coupeau. Et le gros baiser qu'ils échangèrent à pleine bouche, au milieu des saletés du métier, était comme une première chute, dans le lent avachissement de leur vie.

Cependant, madame Bijard nouait le linge en paquets. Elle parlait de sa petite, âgée de deux ans, une enfant nommée Eulalie, qui avait déjà de la raison comme une femme. On pouvait la laisser seule; elle ne pleurait jamais, elle ne jouait pas avec les allumettes. Enfin, elle emporta les paquets de linge un à un, sa grande taille cassée sous le poids, sa face se marbrant de taches violettes.

— Ce n'est plus tenable, nous grillons, dit Gervaise en s'essuyant la figure, avant de se remettre au bonnet de madame Boche.

Et l'on parla de ficher des claques à Augustine, quand on s'aperçut que la mécanique était rouge. Les fers, eux aussi, rougissaient. Elle avait donc le diable dans le corps! On ne pouvait pas tourner le dos sans qu'elle fit quelque mauvais coup. Maintenant, il fallait attendre un quart d'heure pour se servir des fers. Gervaise couvrit le feu de deux pelletées de cendre. Elle imagina en outre de tendre une paire de draps sur les fils de laiton du plafond, en manière de stores, afin d'amortir le soleil. Alors, on fut très bien dans la boutique. La température y était encore joliment douce; mais on se serait cru dans une alcôve, avec un jour blanc, enfermé comme chez soi, loin du monde, bien qu'on entendît, derrière les draps, les gens marchant vite sur le trottoir; et l'on avait la liberté de se mettre à son aise. Clémence retira sa camisole. Coupeau refusant toujours d'aller se coucher, on lui permit de rester, mais il dut promettre de se tenir tranquille dans un coin, car il s'agissait à cette heure de ne pas s'endormir sur le rôti.

— Qu'est-ce que cette vermine a encore fait du polonais? murmurait
Gervaise, en parlant d'Augustine.

On cherchait toujours le petit fer, que l'on retrouvait dans des endroits singuliers, où l'apprentie, disait-on, le cachait par malice. Gervaise acheva enfin la coiffe du bonnet de madame Boche. Elle en avait ébauché les dentelles, les détirant à la main, les redressant d'un léger coup de fer. C'était un bonnet dont la passe, très ornée, se composait d'étroits bouillonnés alternant avec des entre-deux brodés. Aussi s'appliquait-elle, muette, soigneuse, repassant les bouillonnés et les entre-deux au coq, un oeuf de fer fiché par une tige dans un pied de bois.

Alors, un silence régna. On n'entendit plus, pendant un instant, que les coups sourds, étouffés sur la couverture. Aux deux côtés de la vaste table carrée, la patronne, les deux ouvrières et l'apprentie, debout, se penchaient, toutes à leur besogne, les épaules arrondies, les bras promenés dans un va-et-vient continu. Chacune, à sa droite, avait son carreau, une brique plate, brûlée par les fers trop chauds. Au milieu de la table, au bord d'une assiette creuse pleine d'eau claire, trempaient un chiffon et une petite brosse. Un bouquet de grand lis, dans un ancien bocal de cerises à l'eau-de-vie, s'épanouissait, mettait là un coin de jardin royal, avec la touffe de ses larges fleurs de neige. Madame Putois avait attaqué le panier de linge préparé par Gervaise, des serviettes, des pantalons, des camisoles, des paires de manches. Augustine faisait traîner ses bas et ses torchons, le nez en l'air, intéressée par une grosse mouche qui volait. Quant à la grande Clémence, elle en était, depuis le matin, à sa trente-cinquième chemise d'homme.

— Toujours du vin, jamais de casse-poitrine! dit tout d'un coup le zingueur, qui éprouva le besoin de faire cette déclaration. Le casse-poitrine me fait du mal n'en faut pas!

Clémence prenait un fer à la mécanique, avec sa poignée de cuir garnie de tôle, et l'approchait de sa joue, pour s'assurer s'il était assez chaud. Elle le frotta sur son carreau, l'essuya sur un linge pendu à sa ceinture, et attaqua sa trente-cinquième chemise, en repassant d'abord l'empiècement et les deux manches.

— Bah! monsieur Coupeau, dit-elle, au bout d'une minute, un petit verre de cric, ce n'est pas mauvais. Moi, ça me donne du chien… Puis, vous savez, plus vite on est tortillé, plus c'est drôle. Oh! je ne me monte pas le bourrichon, je sais que je ne ferai pas de vieux os.

— Êtes-vous tannante avec vos idées d'enterrement! interrompit madame
Putois, qui n'aimait pas les conversations tristes.

Coupeau s'était levé, et se fâchait, en croyant qu'on l'accusait d'avoir bu de l'eau-de-vie. Il le jurait sur sa tête, sur celles de sa femme et de son enfant, il n'avait pas une goutte d'eau-de-vie dans le corps. Et il s'approchait de Clémence, lui soufflant dans la figure pour qu'elle le sentît. Puis, quand il eut le nez sur ses épaules nues, il se mit à ricaner. Il voulait voir. Clémence, après avoir plié le dos de la chemise et donné un coup de fer des deux côtés, en était aux poignets et au col. Mais, comme il se poussait toujours contre elle, il lui fit faire un faux pli; et elle dut prendre la brosse, au bord de l'assiette creuse, pour lisser l'amidon.

— Madame! dit-elle, empêchez-le donc d'être comme ça après moi!
— Laisse-la, tu n'es pas raisonnable, déclara tranquillement
Gervaise. Nous sommes pressées, entends-tu?

Elles étaient pressées, eh bien! quoi? ce n'était pas sa faute. Il ne faisait rien de mal. Il ne touchait pas, il regardait seulement. Est-ce qu'il n'était plus permis de regarder les belles choses que le bon Dieu a faites? Elle avait tout de même de sacrés ailerons, cette dessalée de Clémence! Elle pouvait se montrer pour deux sous et laisser tâter, personne ne regretterait son argent. L'ouvrière, cependant, ne se défendait plus, riait de ces compliments tout crus d'homme en ribotte. Et elle en venait à plaisanter avec lui. Il la blaguait sur les chemises d'homme. Alors, elle était toujours dans les chemises d'homme. Mais oui? elle vivait là dedans. Ah! Dieu de Dieu! elle les connaissait joliment, elle savait comment c'était fait. Il lui en avait passé par les mains, et des centaines, et des centaines! Tous les blonds et tous les bruns du quartier portaient de son ouvrage sur le corps. Pourtant, elle continuait, les épaules secouées de son rire; elle avait marqué cinq grands plis à plat dans le dos, en introduisant le fer par l'ouverture du plastron; elle rabattait le pan de devant et le plissait également à larges coups.

— Ça, c'est la bannière! dit-elle en riant plus fort.

Ce louchon d'Augustine éclata, tant le mot lui parut drôle. On la gronda. En voilà une morveuse qui riait des mots qu'elle ne devait pas comprendre! Clémence lui passa son fer; l'apprentie finissait les fers sur ses torchons et sur ses bas, quand ils n'étaient plus assez chauds pour les pièces amidonnées. Mais elle empoigna celui-là si maladroitement, qu'elle se fit une manchette, une longue brûlure au poignet. Et elle sanglota, elle accusa Clémence de l'avoir brûlée exprès. L'ouvrière, qui était allée chercher un fer très chaud pour le devant de la chemise, la consola tout de suite en la menaçant de lui repasser les deux oreilles, si elle continuait. Cependant, elle avait fourré une laine sous le plastron, elle poussait lentement le fer, laissant à l'amidon le temps de ressortir et de sécher. Le devant de chemise prenait une raideur et un luisant de papier fort.

— Sacré mâtin! jura Coupeau, qui piétinait derrière elle, avec une obstination d'ivrogne.

Il se haussait, riant d'un rire de poulie mal graissée. Clémence, appuyée fortement sur l'établi, les poignets retournés, les coudes en l'air et écartés, pliait le cou, dans un effort; et toute sa chair nue avait un gonflement, ses épaules remontaient avec le jeu lent des muscles mettant des battements sous la peau fine, la gorge s'enflait, moite de sueur, dans l'ombre rose de la chemise béante. Alors, il envoya les mains, il voulut toucher.

— Madame! madame! cria Clémence, faites-le tenir tranquille, à la fin!… Je m'en vais, si ça continue. Je ne veux pas être insultée.

Gervaise venait de poser le bonnet de madame Boche sur un champignon garni d'un linge, et en tuyautait les dentelles, minutieusement, au petit fer. Elle leva les yeux juste au moment où le zingueur envoyait encore les mains, fouillant dans la chemise.

— Décidément, Coupeau, tu n'es pas raisonnable, dit-elle d'un air d'ennui, comme si elle avait grondé un enfant s'entêtant à manger des confitures sans pain. Tu vas venir te coucher.

— Oui, allez vous coucher, monsieur Coupeau, ça vaudra mieux, déclara madame Putois.

— Ah bien! bégaya-t-il sans cesser de ricaner, vous êtes encore joliment toc!… On ne peut plus rigoler, alors? Les femmes, ça me connaît, je ne leur ai jamais rien cassé. On pince une dame, n'est-ce pas? mais on ne va pas plus loin; on honore simplement le sexe… Et puis, quand on étale sa marchandise, c'est pour qu'on fasse son choix, pas vrai? Pourquoi la grande blonde montre-t-elle tout ce qu'elle a? Non, ce n'est pas propre…

Et, se tournant vers Clémence:

— Tu sais, ma biche, tu as tort de faire ta poire… Si c'est parce qu'il y a du monde…

Mais il ne put continuer. Gervaise, sans violence l'empoignait d'une main et lui posait l'autre main sur la bouche. Il se débattit, par manière de blague, pendant qu'elle le poussait au fond de la boutique, vers la chambre. Il dégagea sa bouche, il dit qu'il voulait bien se coucher, mais que la grande blonde allait venir lui chauffer les petons. Puis, on entendit Gervaise lui ôter ses souliers. Elle le déshabillait, en le bourrant un peu, maternellement. Lorsqu'elle tira sur sa culotte, il creva de rire, s'abandonnant, renversé, vautré au beau milieu du lit; et il gigottait, il racontait qu'elle lui faisait des chatouilles. Enfin, elle l'emmaillotta avec soin, comme un enfant. Était-il bien, au moins? Mais il ne répondit pas, il cria à Clémence:

— Dis donc, ma biche, j'y suis, je t'attends.

Quand Gervaise retourna dans la boutique, ce louchon d'Augustine recevait décidément une claque de Clémence. C'était venu à propos d'un fer sale, trouvé sur la mécanique par madame Putois; celle-ci, ne se méfiant pas, avait noirci toute une camisole; et comme Clémence, pour se défendre de ne pas avoir nettoyé son fer, accusait Augustine, jurait ses grands dieux que le fer n'était pas à elle, malgré la plaque d'amidon brûlé restée dessous, l'apprentie lui avait craché sur la robe, sans se cacher, par devant, outrée d'une pareille injustice. De là, une calotte soignée. Le louchon rentra ses larmes, nettoya le fer, en le grattant, puis en l'essuyant, après l'avoir frotté avec un bout de bougie; mais, chaque fois qu'elle devait passer derrière Clémence, elle gardait de la salive, elle crachait, riant en dedans, quand ça dégoulinait le long de la jupe.

Gervaise se remit à tuyauter les dentelles du bonnet. Et, dans le calme brusque qui se fit, on distingua, au fond de l'arrière-boutique, la voix épaisse de Coupeau. Il restait bon enfant, il riait tout seul, en lâchant des bouts de phrases.

— Est-elle bête, ma femme!… Est-elle bête de me coucher!… Hein! c'est trop bête, en plein midi, quand on n'a pas dodo!

Mais, tout d'un coup, il ronfla. Alors, Gervaise eut un soupir de soulagement, heureuse de le savoir enfin en repos, cuvant sa soulographie sur deux bons matelas. Et elle parla dans le silence, d'une voix lente et continue, sans quitter des yeux le petit fer à tuyauter, qu'elle maniait vivement.

— Que voulez-vous? il n'a pas sa raison, on ne peut pas se fâcher. Quand je le bousculerais, ça n'avancerait à rien. J'aime mieux dire comme lui et le coucher; au moins, c'est fini tout de suite et je suis tranquille… Puis, il n'est pas méchant, il m'aime bien. Vous avez vu tout à l'heure, il se serait fait hacher pour m'embrasser. C'est encore très gentil, ça; car il y en a joliment, lorsqu'ils ont bu, qui vont voir les femmes… Lui, rentre tout droit ici. Il plaisante bien avec les ouvrières, mais ça ne va pas plus loin. Entendez-vous, Clémence, il ne faut pas vous blesser. Vous savez ce que c'est, un homme soûl; ça tuerait père et mère, et ça ne s'en souviendrait seulement pas… Oh! je lui pardonne de bon coeur. Il est comme tous les autres, pardi!

Elle disait ces choses mollement, sans passion, habituée déjà aux bordées de Coupeau, raisonnant encore ses complaisances pour lui, mais ne voyant déjà plus de mal à ce qu'il pinçât, chez elle, les hanches des filles. Quand elle se tut, le silence retomba, ne fut plus troublé. Madame Putois, à chaque pièce qu'elle prenait, tirait la corbeille, enfoncée sous la tenture de cretonne qui garnissait l'établi; puis, la pièce repassée, elle haussait ses petits bras et la posait sur une étagère. Clémence achevait de plisser au fer sa trente-cinquième chemise d'homme. L'ouvrage débordait; on avait calculé qu'il faudrait veiller jusqu'à onze heures, en se dépêchant. Tout l'atelier, maintenant, n'ayant plus de distraction, bûchait ferme, tapait dur. Les bras nus allaient, venaient, éclairaient de leurs taches roses la blancheur des linges. On avait encore empli de coke la mécanique, et comme le soleil, glissant entre les draps, frappait en plein sur le fourneau, on voyait la grosse chaleur monter dans le rayon, une flamme invisible dont le frisson secouait, l'air. L'étouffement devenait tel, sous les jupes et les nappes séchant au plafond, que ce louchon d'Augustine, à bout de salive, laissait passer un coin de langue au bord des lèvres. Ça sentait la fonte surchauffée, l'eau d'amidon aigrie, le roussi des fers, une fadeur tiède de baignoire où les quatre ouvrières, se démanchant les épaules, mettaient l'odeur plus rude de leurs chignons et de leurs nuques trempées; tandis que le bouquet de grands lis, dans l'eau verdie de son bocal, se fanait, en exhalant un parfum très pur, très fort. Et, par moments, au milieu du bruit des fers et du tisonnier grattant la mécanique, un ronflement de Coupeau roulait, avec la régularité d'un tic-tac énorme d'horloge, réglant la grosse besogne de l'atelier.

Les lendemains de culotte, le zingueur avait mal aux cheveux, un mal aux cheveux terrible qui le tenait tout le jour les crins défrisés, le bec empesté, la margoulette enflée et de travers. Il se levait tard, secouait ses puces sur les huit heures seulement; et il crachait, traînaillait dans la boutique, ne se décidait pas à partir pour le chantier. La journée était encore perdue. Le matin, il se plaignait d'avoir des guibolles de coton, il s'appelait trop bête de gueuletonner comme ça, puisque ça vous démantibulait le tempérament. Aussi, on rencontrait un tas de gouapes, qui ne voulaient pas vous lâcher le coude; on gobelottait malgré soi, on se trouvait dans toutes sortes de fourbis, on finissait par se laisser pincer, et raide! Ah! fichtre non! ça ne lui arriverait plus; il n'entendait pas laisser ses bottes chez le mastroquet, à la fleur de l'âge. Mais, après le déjeuner, il se requinquait, poussant des hum! hum! pour se prouver qu'il avait encore un bon creux. Il commençait à nier la noce de la veille, un peu d'allumage peut-être. On n'en faisait plus de comme lui, solide au poste, une poigne du diable, buvant tout ce qu'il voulait sans cligner un oeil. Alors, l'après-midi entière, il flânochait dans le quartier. Quand il avait bien embêté les ouvrières, sa femme lui donnait vingt sous pour qu'il débarrassât le plancher. Il filait, il allait acheter son tabac à la Petite Civette, rue des Poissonniers, où il prenait généralement une prune, lorsqu'il rencontrait un ami. Puis, il achevait de casser la pièce de vingt sous chez François, au coin de la rue de la Goutte-d'Or, où il y avait un joli vin, tout jeune, chatouillant le gosier. C'était un mannezingue de l'ancien jeu, une boutique noire, sous un plafond bas, avec une salle enfumée, à côté, dans laquelle on vendait de la soupe. Et il restait là jusqu'au soir, à jouer des canons au tourniquet; il avait l'oeil chez François, qui promettait formellement de ne jamais présenter la note à la bourgeoise. N'est-ce pas? il fallait bien se rincer un peu la dalle, pour la débarrasser des crasses de la veille. Un verre de vin en pousse un autre. Lui, d'ailleurs, toujours bon zigue, ne donnant pas une chiquenaude au sexe, aimant la rigolade, bien sûr, et se piquant le nez à son tour, mais gentiment, plein de mépris pour ces saloperies d'hommes tombés dans l'alcool, qu'on ne voit pas dessoûler! Il rentrait gai et galant comme un pinson.

— Est-ce que ton amoureux est venu? demandait-il parfois à Gervaise pour la taquiner. On ne l'aperçoit plus, il faudra que j'aille le chercher.

L'amoureux, c'était Goujet. Il évitait, en effet, de venir trop souvent, par peur de gêner et de faire causer. Pourtant, il saisissait les prétextes, apportait le linge, passait vingt fois sur le trottoir. Il y avait un coin dans la boutique, au fond, où il aimait à rester des heures, assis sans bouger, fumant sa courte pipe. Le soir, après son dîner, une fois tous les dix jours, il se risquait, s'installait; et il n'était guère causeur, la bouche cousue, les yeux sur Gervaise; ôtant seulement sa pipe de la bouche pour rire de tout ce qu'elle disait. Quand l'atelier veillait le samedi, il s'oubliait, paraissait s'amuser là plus que s'il était allé au spectacle. Des fois, les ouvrières repassaient jusqu'à trois heures du matin. Une lampe pendait du plafond, à un fil de fer; l'abat-jour jetait un grand rond de clarté vive, dans lequel les linges prenaient des blancheurs molles de neige. L'apprentie mettait les volets de la boutique; mais, comme les nuits de juillet étaient brûlantes, on laissait la porte ouverte sur la rue. Et, à mesure que l'heure avançait, les ouvrières se dégrafaient, pour être à l'aise. Elles avaient une peau fine, toute dorée dans le coup de lumière de la lampe, Gervaise surtout, devenue grasse, les épaules blondes, luisantes comme une soie, avec un pli de bébé au cou, dont il aurait dessiné de souvenir la petite fossette, tant il le connaissait. Alors, il était pris par la grosse chaleur de la mécanique, par l'odeur des linges fumant sous les fers; et il glissait à un léger étourdissement, la pensée ralentie, les yeux occupés de ces femmes qui se hâtaient, balançant leurs bras nus, passant la nuit à endimancher le quartier. Autour de la boutique, les maisons voisines s'endormaient, le grand silence du sommeil tombait lentement. Minuit sonnait, puis une heure, puis deux heures. Les voitures, les passants s'en étaient allés. Maintenant, dans la rue déserte et noire, la porte envoyait seule une raie de jour, pareille à un bout d'étoffe jaune déroulé à terre. Par moments, un pas sonnait au loin, un homme approchait; et, lorsqu'il traversait la raie de jour, il allongeait la tête, surpris des coups de fer qu'il entendait, emportant la vision rapide des ouvrières dépoitraillées, dans une buée rousse.

Goujet, voyant Gervaise embarrassée d'Étienne et voulant le sauver des coups de pied au derrière de Coupeau, l'avait embauché pour tirer le soufflet, à sa fabrique de boulons. L'état de cloutier, s'il n'avait rien de flatteur en lui-même, à cause de la saleté de la forge et de l'embêtement de toujours taper sur les mêmes morceaux de fer, était un riche état, où l'on gagnait des dix et des douze francs par jour. Le petit, alors âgé de douze ans, pourrait s'y mettre bientôt, si le métier lui allait. Et Étienne était ainsi devenu un lien de plus entre la blanchisseuse et le forgeron. Celui-ci ramenait l'enfant, donnait des nouvelles de sa bonne conduite. Tout le monde disait en riant à Gervaise que Goujet avait un béguin pour elle. Elle le savait bien, elle rougissait comme une jeune fille, avec une fleur de pudeur qui lui mettait aux joues des tons vifs de pomme d'api. Ah! le pauvre cher garçon, il n'était pas gênant! Jamais il ne lui avait parlé de ça; jamais un geste sale, jamais un mot polisson. On n'en rencontrait pas beaucoup de cette honnête pâte. Et, sans vouloir l'avouer, elle goûtait une grande joie à être aimée ainsi, pareillement à une sainte vierge. Quand il lui arrivait quelque ennui sérieux, elle songeait au forgeron; ça la consolait. Ensemble, s'ils restaient seuls, ils n'étaient pas gênés du tout; ils se regardaient avec des sourires, bien en face, sans se raconter ce qu'ils éprouvaient. C'était une tendresse raisonnable, ne songeant pas aux vilaines choses, parce qu'il vaut encore mieux garder sa tranquillité, quand on peut s'arranger pour être heureux, tout en restant tranquille.

Cependant, Nana, vers la fin de l'été, bouleversa la maison. Elle avait six ans, elle s'annonçait comme une vaurienne finie. Sa mère la menait chaque matin, pour ne pas la rencontrer toujours sous ses pieds, dans une petite pension de la rue Polonceau, chez mademoiselle Josse. Elle y attachait par derrière les robes de ses camarades; elle emplissait de cendre la tabatière de la maîtresse, trouvait des inventions moins propres encore, qu'on ne pouvait pas raconter. Deux fois, mademoiselle Josse la mit à la porte, puis la reprit, pour ne pas perdre les six francs, chaque mois. Dès la sortie de la classe, Nana se vengeait d'avoir été enfermée, en faisant une vie d'enfer sous le porche et dans la cour, ou les repasseuses, les oreilles cassées, lui disaient d'aller jouer. Elle retrouvait là Pauline, la fille des Boche, et le fils de l'ancienne patronne de Gervaise, Victor, un grand dadais de dix ans, qui adorait galopiner en compagnie des toutes petites filles. Madame Fauconnier, qui ne s'était pas fâchée avec les Coupeau, envoyait elle-même son fils. D'ailleurs, dans la maison, il y avait un pullulement extraordinaire de mioches, des volées d'enfants qui dégringolaient les quatre escaliers à toutes les heures du jour, et s'abattaient sur le pavé, comme des bandes de moineaux criards et pillards. Madame Gaudron, à elle seule, en lâchait neuf, des blonds, des bruns, mal peignés, mal mouchés, avec des culottes jusqu'aux yeux, des bas tombés sur les souliers, des vestes fendues, montrant leur peau blanche sous la crasse. Une autre femme, une porteuse de pain, au cinquième, en lâchait sept. Il en sortait des tapées de toutes les chambres. Et, dans ce grouillement de vermines aux museaux roses, débarbouillés chaque fois qu'il pleuvait, on en voyait de grands, l'air ficelle, de gros, ventrus déjà comme des hommes, de petits, petits, échappés du berceau, mal d'aplomb encore, tout bêtes, marchant à quatre pattes quand ils voulaient courir. Nana régnait sur ce tas de crapauds; elle faisait sa mademoiselle jordonne avec des filles deux fois plus grandes qu'elle, et daignait seulement abandonner un peu de son pouvoir à Pauline et à Victor, des confidents intimes qui appuyaient ses volontés. Cette fichue gamine parlait sans cesse de jouer à la maman, déshabillait les plus petits pour les rhabiller, voulait visiter les autres partout, les tripotait, exerçait un despotisme fantasque de grande personne ayant du vice. C'était, sous sa conduite, des jeux à se faire gifler. La bande pataugeait dans les eaux de couleur de la teinturerie, sortait de là les jambes teintes en bleu ou en rouge, jusqu'aux genoux; puis, elle s'envolait chez le serrurier, où elle chipait des clous et de la limaille, et repartait pour aller s'abattre au milieu des copeaux du menuisier, des tas de copeaux énormes, amusants tout plein, dans lesquels on se roulait en montrant son derrière. La cour lui appartenait, retentissait du tapage des petits souliers se culbutant à la débandade, du cri perçant des voix qui s'enflaient chaque fois que la bande reprenait son vol. Certains jours même, la cour ne suffisait pas. Alors, la bande se jetait dans les caves, remontait, grimpait le long d'un escalier, enfilait un corridor, redescendait, reprenait un escalier, suivait un autre corridor, et cela sans se lasser, pendant des heures, gueulant toujours, ébranlant la maison géante d'un galop de bêtes nuisibles lâchées au fond de tous les coins.

— Sont-ils indignes, ces crapules-là! criait madame Boche. Vraiment, il faut que les gens aient bien peu de chose à faire, pour faire tant d'enfants… Et ça se plaint encore de n'avoir pas de pain!

Boche disait que les enfants poussaient sur la misère comme des champignons sur le fumier. La portière criait toute la journée, les menaçait de son balai. Elle finit par fermer la porte des caves, parce qu'elle apprit par Pauline, à laquelle elle allongea une paire décalottes, que Nana avait imaginé de jouer au médecin, là-bas, dans l'obscurité; cette vicieuse donnait des remèdes aux autres, avec des bâtons.

Or, une après-midi, il y eut une scène affreuse. Ça devait arriver, d'ailleurs. Nana s'avisa d'un petit jeu bien drôle. Elle avait volé, devant la loge, un sabot à madame Boche. Elle l'attacha avec une ficelle, se mit à le traîner, comme une voiture. De son côté, Victor eut l'idée d'emplir le sabot de pelures de pomme. Alors, un cortège s'organisa. Nana marchait la première, tirant le sabot. Pauline et Victor s'avançaient à sa droite et à sa gauche. Puis, toute la flopée des mioches suivait en ordre, les grands d'abord, les petits ensuite, se bousculant; un bébé en jupe, haut comme une botte, portant sur l'oreille un bourrelet défoncé, venait le dernier. Et le cortège chantait quelque chose de triste, des oh! et des ah! Nana avait dit qu'on allait jouer à l'enterrement; les pelures de pomme, c'était le mort. Quand on eut fait le tour de la cour, on recommença. On trouvait ça joliment amusant.

— Qu'est-ce qu'ils font donc? murmura madame Boche, qui sortit de la loge pour voir, toujours méfiante et aux aguets.

Et lorsqu'elle eut compris:

— Mais c'est mon sabot! cria-t-elle furieuse. Ah! les gredins!

Elle distribua des taloches, souffleta Nana sur les deux joues, flanqua un coup de pied à Pauline, cette grande dinde qui laissait prendre le sabot de sa mère. Justement, Gervaise emplissait un seau, à la fontaine. Quand elle aperçut Nana le nez en sang, étranglée de sanglots, elle faillit sauter au chignon de la concierge. Est-ce qu'on tapait sur un enfant comme sur un boeuf? Il fallait manquer de coeur, être la dernière des dernières. Naturellement, madame Boche répliqua. Lorsqu'on avait une saloperie de fille pareille, on la tenait sous clef. Enfin, Boche lui-même parut sur le seuil de la loge, pour crier à sa femme de rentrer et de ne pas avoir tant d'explications avec de la saleté. Ce fut une brouille complète.

A la vérité, ça n'allait plus du tout bien entre les Boche et les Coupeau depuis un mois. Gervaise, très donnante de sa nature, lâchait à chaque instant des litres de vin, des tasses de bouillon, des oranges, des parts de gâteau. Un soir, elle avait porté à la loge un fond de saladier, de la barbe de capucin avec de la betterave, sachant que la concierge aurait fait des bassesses pour la salade. Mais, le lendemain, elle devint toute blanche en entendant mademoiselle Remanjou raconter comment madame Boche avait jeté la barbe de capucin devant du monde, d'un air dégoûté, sous prétexte que, Dieu merci! elle n'en était pas encore réduite à se nourrir de choses ou les autres avaient pataugé. Et, dès lors, Gervaise coupa net à tous les cadeaux: plus de litres de vin, plus de tasses de bouillon, plus d'oranges, plus de parts de gâteau, plus rien. Il fallait voir le nez des Boche! Ça leur semblait comme un vol que les Coupeau leur faisaient. Gervaise comprenait sa faute; car, enfin, si elle n'avait point eu la bêtise de tant leur fourrer, ils n'auraient pas pris de mauvaises habitudes et seraient restés gentils. Maintenant, la concierge disait d'elle pis que pendre. Au terme d'octobre, elle fit des ragots à n'en plus finir au propriétaire, M. Marescot, parce que la blanchisseuse, qui mangeait son saint frusquin en gueulardises, se trouvait en retard d'un jour pour son loyer; et morne M. Marescot, pas très poli non plus celui-là, entra dans la boutique, le chapeau sur la tête, demandant son argent, qu'on lui allongea tout de suite d'ailleurs. Naturellement, les Boche avaient tendu la main aux Lorilleux. C'était à présent avec les Lorilleux qu'on godaillait dans la loge, au milieu des attendrissements de la réconciliation. Jamais on ne se serait fâché sans cette Banban, qui aurait fait battre des montagnes. Ah! les Boche la connaissaient à cette heure, ils comprenaient combien les Lorilleux devaient souffrir. Et, quand elle passait, tous affectaient de ricaner, sous la porte.

Gervaise pourtant monta un jour chez les Lorilleux. Il s'agissait de maman Coupeau, qui avait alors soixante-sept ans. Les yeux de maman Coupeau étaient complètement perdus. Ses jambes non plus n'allaient pas du tout. Elle venait de renoncer à son dernier ménage par force, et menaçait de crever de faim, si on ne la secourait pas. Gervaise trouvait honteux qu'une femme de cet âge, ayant trois enfants, fût ainsi abandonnée du ciel et de la terre. Et comme Coupeau refusait de parler aux Lorilleux, en disant à Gervaise qu'elle pouvait bien monter, elle, celle-ci monta sous le coup d'une indignation, dont tout son coeur était gonflé.

En haut, elle entra sans frapper, comme une tempête. Rien n'était changé depuis le soir où les Lorilleux, pour la première fois, lui avaient fait un accueil si peu engageant. Le même lambeau de laine déteinte séparait la chambre de l'atelier, un logement en coup de fusil qui semblait bâti pour une anguille. Au fond, Lorilleux, penché sur son établi, pinçait un à un les maillons d'un bout de colonne, tandis que madame Lorilleux tirait un fil d'or à la filière, debout devant l'étau. La petite forge, sous le plein jour, avait un reflet rose.

— Oui, c'est moi! dit Gervaise. Ça vous étonne, parce que nous sommes à couteaux tirés? Mais je ne viens pas pour moi ni pour vous, vous pensez bien… C'est pour maman Coupeau que je viens. Oui, je viens voir si nous la laisserons attendre un morceau de pain de la charité des autres.

— Ah bien! en voilà une entrée! murmura madame Lorilleux. Il faut avoir un fier toupet.

Et elle tourna le dos, elle se remit à tirer son fil d'or, en affectant d'ignorer la présence de sa belle-soeur. Mais Lorilleux avait levé sa face blême, criant:

— Qu'est-ce que vous dites?

Puis, comme il avait parfaitement entendu, il continua:

— Encore des potins, n'est-ce pas? Elle est gentille, maman Coupeau, de pleurer misère partout!… Avant-hier, pourtant, elle a mangé ici. Nous faisons ce que nous pouvons, nous autres. Nous n'avons pas le Pérou… Seulement, si elle va bavarder chez les autres, elle peut y rester, parce que nous n'aimons pas les espions.

Il reprit le bout de chaîne, tourna le dos à son tour, en ajoutant comme à regret:

— Quand tout le monde donnera cent sous par mois, nous donnerons cent sous.

Gervaise s'était calmée, toute refroidie par les figures en coin de rue des Lorilleux. Elle n'avait jamais mis les pieds chez eux sans éprouver un malaise. Les yeux à terre, sur les losanges de la claie de bois, où tombaient les déchets d'or, elle s'expliquait maintenant d'un air raisonnable. Maman Coupeau avait trois enfants; si chacun donnait cent sous, ça ne ferait que quinze francs, et vraiment ce n'était pas assez, on ne pouvait pas vivre avec ça; il fallait au moins tripler la somme. Mais Lorilleux se récriait. Où voulait-on qu'il volât quinze francs par mois? Les gens étaient drôles, on le croyait riche parce qu'il avait de l'or chez lui. Puis, il tapait sur maman Coupeau: elle ne voulait pas se passer de café le matin, elle buvait la goutte, elle montrait les exigences d'une personne qui aurait eu de la fortune. Parbleu! tout le monde aimait ses aises; mais, n'est-ce pas? quand on n'avait pas su mettre un sou de côté, on faisait comme les camarades, on se serrait le ventre. D'ailleurs, maman Coupeau n'était pas d'un âge à ne plus travailler; elle y voyait encore joliment clair quand il s'agissait de piquer un bon morceau au fond du plat; enfin, c'était une vieille rouée, elle rêvait de se dorloter. Même s'il en avait eu les moyens, il aurait cru mal agir en entretenant quelqu'un dans la paresse.

Cependant Gervaise restait conciliante, discutait paisiblement ces mauvaises raisons. Elle tâchait d'attendrir les Lorilleux. Mais le mari finit par ne plus lui répondre. La femme maintenant était devant la forge, en train de dérocher un bout de chaîne, dans la petite casserole de cuivre à long manche, pleine d'eau seconde. Elle affectait toujours de tourner le dos, comme à cent lieues. Et Gervaise parlait encore, les regardant s'entêter au travail, au milieu de la poussière noire de l'atelier, le corps déjeté, les vêtements rapiécés et graisseux, devenus d'une dureté abêtie de vieux outils, dans leur besogne étroite de machine. Alors, brusquement, la colère remonta à sa gorge, elle cria:

— C'est ça, j'aime mieux ça, gardez votre argent!… Je prends maman Coupeau, entendez-vous î J'ai ramassé un chat l'autre soir, je peux bien ramasser votre mère. Et elle ne manquera de rien, et elle aura son café et sa goutte!… Mon Dieu! quelle sale famille!

Madame Lorilleux, du coup, s'était retournée. Elle brandissait la casserole, comme si elle allait jeter l'eau seconde à la figure de sa belle-soeur. Elle bredouillait:

— Fichez le camp, ou je fais un malheur!… Et ne comptez pas sur les cent sous, parce que je ne donnerai pas un radis! non, pas un radis!… Ah bien! oui, cent sous! Maman vous servirait de domestique, et vous vous gobergeriez avec mes cent sous! Si elle va chez vous, dites-lui ça, elle peut crever, je ne lui enverrai pas un verre d'eau… Allons, houp! débarrassez le plancher!

— Quel monstre de femme! dit Gervaise en refermant la porte avec violence.

Dès le lendemain, elle prit maman Coupeau chez elle. Elle mit son lit dans le grand cabinet où couchait Nana, et qui recevait le jour par une lucarne ronde, près du plafond. Le déménagement ne fut pas long, car maman Coupeau, pour tout mobilier, avait ce lit, une vieille armoire de noyer qu'on plaça dans la chambre au linge sale, une table et deux chaises; on vendit la table, on fit rempailler les deux chaises. Et la vieille femme, le soir même de son installation, donnait un coup de balai, lavait la vaisselle, enfin se rendait utile, bien contente de se tirer d'affaire. Les Lorilleux rageaient à crever, d'autant plus que madame Lerat venait de se remettre avec les Coupeau. Un beau jour, les deux soeurs, la fleuriste et la chaîniste, avaient échangé des torgnoles, au sujet de Gervaise; la première s'était risquée à approuver la conduite de celle-ci, vis-à-vis de leur mère; puis, par un besoin de taquinerie, voyant l'autre exaspérée, elle en était arrivée à trouver les yeux de la blanchisseuse magnifiques, des yeux auxquels on aurait allumé des bouts de papier; et là-dessus toutes deux, après s'être giflées, avaient juré de ne plus se revoir. Maintenant, madame Lerat passait ses soirées dans la boutique, où elle s'amusait en dedans des cochonneries de la grande Clémence.

Trois années se passèrent. On se fâcha et on se raccommoda encore plusieurs fois. Gervaise se moquait pas mal des Lorilleux, des Boche et de tous ceux qui ne disaient point comme elle. S'ils n'étaient pas contents, n'est-ce pas? ils pouvaient aller s'asseoir. Elle gagnait ce qu'elle voulait, c'était le principal. Dans le quartier, on avait fini par avoir pour elle beaucoup de considération, parce que, en somme, on ne trouvait pas des masses de pratiques aussi bonnes, payant recta, pas chipoteuse, pas râleuse. Elle prenait son pain chez madame Coudeloup, rue des Poissonniers, sa viande chez le gros Charles, un boucher de la rue Polonceau, son épicerie, chez Lehongre, rue de la Goutte-d'Or, presque en face de sa boutique. François, le marchand de vin du coin de la rue, lui apportait son vin par paniers de cinquante litres. Le voisin Vigouroux, dont la femme devait avoir les hanches bleues, tant les hommes la pinçaient, lui vendait son coke au prix de la Compagnie du gaz. Et, l'on pouvait le dire, ses fournisseurs la servaient en conscience, sachant bien qu'il y avait tout à gagner avec elle, en se montrant gentil. Aussi, quand elle sortait dans le quartier, en savates et en cheveux, recevait-elle des bonjours de tous les côtés; elle restait là chez elle, les rues voisines étaient comme les dépendances naturelles de son logement, ouvert de plain-pied sur le trottoir. Il lui arrivait maintenant de faire traîner une commission, heureuse d'être dehors, au milieu de ses connaissances. Les jours où elle n'avait pas le temps de mettre quelque chose au feu, elle allait chercher des portions, elle bavardait chez le traiteur, qui occupait la boutique de l'autre côté de la maison, une vaste salle avec de grands vitrages poussiéreux, à travers la saleté desquels on apercevait le jour terni de la court au fond. Ou bien, elle s'arrêtait et causait, les mains chargées d'assiettes et de bols, devant quelque fenêtre du rez-de-chaussée, un intérieur de savetier entrevu, le lit défait, le plancher encombré de loques, de deux berceaux éclopés et de la terrine à la poix pleine d'eau noire. Mais le voisin qu'elle respectait le plus était encore, en face, l'horloger, le monsieur en redingote, l'air propre, fouillant continuellement des montres avec des outils mignons; et souvent elle traversait la rue pour le saluer, riant d'aise à regarder, dans la boutique étroite comme une armoire, la gaieté des petits coucous dont les balanciers se dépêchaient, battant l'heure à contre-temps, tous à la fois.

VI

Une après-midi d'automne, Gervaise, qui venait de reporter du linge chez une pratique, rue des Portes-Blanches, se trouva dans le bas de la rue des Poissonniers comme le jour tombait. Il avait plu le matin, le temps était très doux, une odeur s'exhalait du pavé gras; et la blanchisseuse, embarrassée de son grand panier, étouffait un peu, la marche ralentie, le corps abandonné, remontant la rue avec la vague préoccupation d'un désir sensuel, grandi dans sa lassitude. Elle aurait volontiers mangé quelque chose de bon. Alors, en levant les yeux, elle aperçut la plaque de la rue Marcadet, elle eut tout d'un coup l'idée d'aller voir Goujet à sa forge. Vingt fois, il lui avait dit de pousser une pointe, un jour qu'elle serait curieuse de regarder travailler le fer. D'ailleurs, devant les autres ouvriers, elle demanderait Étienne, elle semblerait s'être décidée à entrer uniquement pour le petit.

La fabrique de boulons et de rivets devait se trouver par là, dans ce bout de la rue Marcadet, elle ne savait pas bien où; d'autant plus que les numéros manquaient souvent, le long des masures espacées par des terrains vagues. C'était une rue où elle n'aurait pas demeuré pour tout l'or du monde, une rue large, sale, noire de la poussière de charbon des manufactures voisines, avec des pavés défoncés et des ornières, dans lesquelles des flaques d'eau croupissaient. Aux deux bords, il y avait un défilé de hangars, de grands ateliers vitrés, de constructions grises, comme inachevées, montrant leurs briques et leurs charpentes, une débandade de maçonneries branlantes, coupées par des trouées sur la campagne, flanquées dégarnis borgnes et de gargotes louches. Elle se rappelait seulement que la fabrique était près d'un magasin de chiffons et de ferraille, une sorte de cloaque ouvert à ras de terre, où dormaient pour des centaines de mille francs de marchandises, à ce que racontait Goujet. Et elle cherchait à s'orienter, au milieu du tapage. des usines: de minces tuyaux, sur les toits, soufflaient violemment des jets de vapeur; une scierie mécanique avait des grincements réguliers, pareils à de brusques déchirures dans une pièce de calicot; des manufactures de boutons secouaient le sol du roulement et du tic tac de leurs machines. Comme elle regardait vers Montmartre, indécise, ne sachant pas si elle devait pousser plus loin, un coup de vent rabattit la suie d'une haute cheminée, empesta la rue; et elle fermait les yeux, suffoquée, lorsqu'elle entendit un bruit cadencé de marteaux: elle était, sans le savoir, juste en face de la fabrique, ce qu'elle reconnut au trou plein de chiffons, à côté.

Cependant, elle hésita encore, ne sachant par où entrer. Une palissade crevée ouvrait un passage qui semblait s'enfoncer au milieu des plâtras d'un chantier de démolitions. Comme une mare d'eau bourbeuse barrait le chemin, on avait jeté deux planches en travers. Elle finit par se risquer sur les planches, tourna à gauche, se trouva perdue dans une étrange forêt de vieilles charrettes renversées les brancards en l'air, de masures en ruines dont les carcasses de poutres restaient debout. Au fond, trouant la nuit salie d'un reste de jour, un feu rouge luisait. Le bruit des marteaux avait cessé. Elle s'avançait prudemment, marchant vers la lueur, lorsqu'un ouvrier passa près d'elle, la figure noire de charbon, embroussaillée d'une barbe de bouc, avec un regard oblique de ses yeux pâles.

— Monsieur, demanda-t-elle, c'est ici, n'est-ce pas, que travaille un enfant du nom d'Étienne… C'est mon garçon.

— Étienne, Étienne, répétait l'ouvrier qui se dandinait, la voix enrouée; Étienne, non, connais pas.

La bouche ouverte, il exhalait cette odeur d'alcool des vieux tonneaux d'eau-de-vie, dont on a enlevé la bonde. Et, comme cette rencontre d'une femme dans ce coin d'ombre commençait à le rendre goguenard, Gervaise recula, en murmurant:

— C'est bien ici pourtant que monsieur Goujet travaille?

— Ah! Goujet, oui! dit l'ouvrier, connu Goujet!… Si c'est pour
Goujet que vous venez… Allez au fond.

Et, se tournant, il cria de sa voix qui sonnait le cuivre fêlé:

— Dis donc, la Gueule-d'Or, voilà une dame pour toi!

Mais un tapage de ferraille étouffa ce cri. Gervaise alla au fond. Elle arriva à une porte, allongea le cou. C'était une vaste salle, où elle ne distingua d'abord rien. La forge, comme morte, avait dans un coin une lueur pâlie d'étoile, qui reculait encore l'enfoncement des ténèbres. De larges ombres flottaient. Et il y avait par moments des masses noires passant devant le feu, bouchant cette dernière tache de clarté, des hommes démesurément grandis dont on devinait les gros membres. Gervaise, n'osant s'aventurer, appelait de la porte, à demi-voix:

— Monsieur Goujet, monsieur Goujet…

Brusquement, tout s'éclaira. Sous le ronflement du soufflet, un jet de flamme blanche avait jailli. Le hangar apparut, fermé par des cloisons de planches, avec des trous maçonnés grossièrement, des coins consolidés à l'aide de murs de briques. Les poussières envolées du charbon badigeonnaient cette halle d'une suie grise. Des toiles d'araignée pendaient aux poutres, comme des haillons qui séchaient là-haut, alourdies par des années de saleté amassée. Autour des murailles, sur des étagères, accrochés à des clous ou jetés dans les angles sombres, un pêle-mêle de vieux fers, d'ustensiles cabossés, d'outils énormes, traînaient, mettaient des profils cassés, ternes et durs. Et la flamme blanche montait toujours, éclatante, éclairant d'un coup de soleil le sol battu, où l'acier poli de quatre enclumes, enfoncées dans leurs billots, prenait un reflet d'argent pailleté d'or.

Alors, Gervaise reconnut Goujet devant la forge, à sa belle barbe jaune. Étienne tirait le soufflet. Deux autres ouvriers étaient là. Elle ne vit que Goujet, elle s'avança, se posa devant lui.

— Tiens! madame Gervaise! s'écria-t-il, la face épanouie; quelle bonne surprise!

Mais, comme les camarades avaient de drôles de figures, il reprit en poussant Étienne vers sa mère:

— Vous venez voir le petit… Il est sage, il commence à avoir de la poigne.

— Ah bien! dit-elle, ce n'est pas commode d'arriver ici… Je me croyais au bout du monde…

Et elle raconta son voyage. Ensuite, elle demanda pourquoi on ne connaissait pas le nom d'Étienne dans l'atelier. Goujet riait; il lui expliqua que tout le monde l'appelait le petit Zouzou, parce qu'il avait des cheveux coupés ras, pareils à ceux d'un zouave. Pendant qu'ils causaient ensemble, Étienne ne tirait plus le soufflet, la flamme de la forge baissait, une clarté rose se mourait, au milieu du hangar redevenu noir. Le forgeron attendri regardait la jeune femme souriante, toute fraîche dans cette lueur. Puis, comme tous deux ne se disaient plus rien, noyés de ténèbres, il parut se souvenir, il rompit le silence:

— Vous permettez, madame Gervaise, j'ai quelque chose à terminer.
Restez là, n'est-ce pas? vous ne gênez personne.

Elle resta. Étienne s'était pendu de nouveau au soufflet. La forge flambait, avec des fusées d'étincelles; d'autant plus que le petit, pour montrer sa poigne à sa mère, déchaînait une haleine énorme d'ouragan. Goujet, debout, surveillant une barre de fer qui chauffait, attendait, les pinces à la main. La grande clarté l'éclairait violemment, sans une ombre. Sa chemise roulée aux manches, ouverte au col, découvrait ses bras nus, sa poitrine nue, une peau rose de fille où frisaient des poils blonds; et, la tête un peu basse entre ses grosses épaules bossuées de muscles, la face attentive, avec ses yeux pâles fixés sur la flamme, sans un clignement, il semblait un colosse au repos, tranquille dans sa force. Quand la barre fut blanche, il la saisit avec les pinces et la coupa au marteau sur une enclume, par bouts réguliers, comme s'il avait abattu des bouts de verre, à légers coups. Puis, il remit les morceaux au feu, où il les reprit un à un, pour les façonner. Il forgeait des rivets à six pans. Il posait les bouts dans une clouière, écrasait le fer qui formait la tête, aplatissait les six pans, jetait les rivets terminés, rouges encore, dont la tache vive s'éteignait sur le sol noir; et cela d'un martèlement continu, balançant dans sa main droite un marteau de cinq livres, achevant un détail à chaque coup, tournant et travaillant son fer avec une telle adresse, qu'il pouvait causer et regarder le monde. L'enclume avait une sonnerie argentine. Lui, sans une goutte de sueur, très à l'aise, tapait d'un air bonhomme, sans paraître faire plus d'effort que les soirs où il découpait des images, chez lui.

— Oh! ça, c'est du petit rivet, du vingt millimètres, disait-il pour répondre aux questions de Gervaise. On peut aller à ses trois cents par jour… Mais il faut de l'habitude, parce que le bras se rouille vite…

Et comme elle lui demandait si le poignet ne s'engourdissait pas à la fin de la journée, il eut un bon rire. Est-ce qu'elle le croyait une demoiselle? Son poignet en avait vu de grises depuis quinze ans; il était devenu en fer, tant il s'était frotté aux outils. D'ailleurs, elle avait raison: un monsieur qui n'aurait jamais forgé un rivet ni un boulon, et qui aurait voulu faire joujou avec son marteau de cinq livres, se serait collé une fameuse courbature au bout de deux heures. Ça n'avait l'air de rien, mais ça vous nettoyait souvent des gaillards solides en quelques années. Cependant, les autres ouvriers tapaient aussi, tous à la fois. Leurs grandes ombres dansaient dans la clarté, les éclairs rouges du fer sortant du brasier traversaient les fonds noirs, des éclaboussements d'étincelles partaient sous les marteaux, rayonnaient comme des soleils, au ras des enclumes. Et Gervaise se sentait prise dans le branle de la forge, contente, ne s'en allant pas. Elle faisait un large détour, pour se rapprocher d'Étienne sans risquer d'avoir les mains brûlées, lorsqu'elle vit entrer l'ouvrier sale et barbu, auquel elle s'était adressée, dans la cour.

— Alors, vous avez trouvé, madame? dit-il de son air d'ivrogne goguenard. La Gueule-d'Or, tu sais, c'est moi qui t'ai indiqué à madame…

Lui, se nommait Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, le lapin des lapins, un boulonnier du grand chic, qui arrosait son fer d'un litre de tord-boyaux par jour. Il était allé boire une goutte, parce qu'il ne se sentait plus assez graissé pour attendre six heures. Quand il apprit que Zouzou s'appelait Étienne, il trouva ça trop farce; et il riait en montrant ses dents noires. Puis, il reconnut Gervaise. Pas plus tard que la veille, il avait encore bu un canon avec Coupeau. On pouvait parler à Coupeau de Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, il dirait tout de suite: C'est un zig! Ah! cet animal de Coupeau! il était bien gentil, il rendait les tournées plus souvent qu'à son tour.

— Ça me fait plaisir de vous savoir sa femme, répétait-il. Il mérite d'avoir une belle femme…. N'est-ce pas? la Gueule-d'Or, madame est une belle femme?

Il se montrait galant, se poussait contre la blanchisseuse, qui reprit son panier et le garda devant elle, afin de le tenir à distance. Goujet, contrarié, comprenant que le camarade blaguait, à cause de sa bonne amitié pour Gervaise, lui cria:

— Dis donc, feignant! pour quand les quarante millimètres?… Es-tu d'attaque, maintenant que tu as le sac plein, sacré soiffard?

Le forgeron voulait parler d'une commande de gros boulons qui nécessitaient deux frappeurs à l'enclume.

— Pour tout de suite, si tu veux, grand bébé! répondit Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Ça tette son pouce et ça fait l'homme! T'as beau être gros, j'en ai mangé d'autres!

— Oui, c'est ça, tout de suite. Arrive, et à nous deux!

— On y est, malin!

Ils se défiaient, allumés par la présence de Gervaise. Goujet mit au feu les bouts de fer coupés à l'avance; puis, il fixa sur une enclume une clouière de fort calibre. Le camarade avait pris contre le mur deux masses de vingt livres, les deux grandes soeurs de l'atelier, que les ouvriers nommaient Fifine et Dédèle. Et il continuait à crâner, il parlait d'une demi-grosse de rivets qu'il avait forgés pour le phare de Dunkerque, des bijoux, des choses à placer dans un musée, tant c'était fignolé. Sacristi, non! il ne craignait pas la concurrence; avant de rencontrer un cadet comme lui, on pouvait fouiller toutes les boîtes de la capitale. On allait rire, on allait voir ce qu'on allait voir.

— Madame jugera, dit-il en se tournant vers la jeune femme.

— Assez causé! cria Goujet. Zouzou, du nerf! Ça ne chauffe pas, mon garçon.

Mais Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, demanda encore:

— Alors, nous frappons ensemble?

— Pas du tout! chacun son boulon, mon brave!

La proposition jeta un froid, et du coup le camarade, malgré son bagou, resta sans salive. Des boulons de quarante millimètres établis par un seul homme, ça ne s'était jamais vu; d'autant plus que les boulons devaient être à tête ronde, un ouvrage d'une fichue difficulté, un vrai chef d'oeuvre à faire. Les trois autres ouvriers de l'atelier avaient quitté leur travail pour voir; un grand sec pariait un litre que Goujet serait battu. Cependant, les deux forgerons prirent chacun une masse, les yeux fermés, parce que Fifine pesait une demi-livre de plus que Dédèle. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, eut la chance de mettre la main sur Dédèle; la Gueule-d'Or tomba sur Fifine. Et, en attendant que le fer blanchît, le premier, redevenu crâne, posa devant l'enclume en roulant des yeux tendres du côté de la blanchisseuse; il se campait, tapait des appels du pied comme un monsieur qui va se battre, dessinait déjà le geste de balancer Dédèle à toute volée. Ah! tonnerre de Dieu! il était bon là; il aurait fait une galette de la colonne Vendôme!

— Allons, commence! dit Goujet, en plaçant lui-même dans la clouière un des morceaux de fer, de la grosseur d'un poignet de fille.

Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, se renversa, donna le branle à Dédèle, des deux mains. Petit, desséché, avec sa barbe de bouc et ses yeux de loup, luisant sous sa tignasse mal peignée, il se cassait à chaque volée du marteau, sautait du sol comme emporté par son élan. C'était un rageur, qui se battait avec son fer, par embêtement de le trouver si dur; et même il poussait un grognement, quand il croyait lui avoir appliqué une claque soignée. Peut-être bien que l'eau-de-vie amollissait les bras des autres, mais lui avait besoin d'eau-de-vie dans les veines, au lieu de sang; la goutte de tout à l'heure lui chauffait la carcasse comme une chaudière, il se sentait une sacrée force de machine à vapeur. Aussi, le fer avait-il peur de lui, ce soir-là; il l'aplatissait plus mou qu'une chique. Et Dédèle valsait, il fallait voir! Elle exécutait le grand entrechat, les petons en l'air, comme une baladeuse de l'Élysée-Montmartre, qui montre son linge; car il s'agissait de ne pas flâner, le fer est si canaille, qu'il se refroidit tout de suite, à la seule fin de se ficher du marteau. En trente coups, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, avait façonné la tête de son boulon. Mais il soufflait, les yeux hors de leurs trous, et il était pris d'une colère furieuse en entendant ses bras craquer. Alors, emballé, dansant et gueulant, il allongea encore deux coups, uniquement pour se venger de sa peine. Lorsqu'il le retira de la clouière, le boulon, déformé, avait la tête mal plantée d'un bossu.

— Hein! est-ce torché? dit-il tout de même avec son aplomb, en présentant son travail à Gervaise.

— Moi, je ne m'y connais pas, monsieur, répondit la blanchisseuse d'un air de réserve.

Mais elle voyait bien, sur le boulon, les deux derniers coups de talon de Dédèle, et elle était joliment contente, elle se pinçait les lèvres pour ne pas rire, parce que Goujet à présent avait toutes les chances.

C'était le tour de la Gueule-d'Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein d'une tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus les jupes; elle s'enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l'air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifine lapaient la mesure, gravement; et ils s'enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une science réfléchie, d'abord écrasant le métal au milieu, puis le modelant par une série de coups d'une précision rythmée. Bien sûr, ce n'était pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s'allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d'or, une vraie figure d'or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou d'enfant; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d'un géant, dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient; il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu. Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer, respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grosses gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait: vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses révérences de grande dame.

— Quel poseur! murmura en ricanant Bec-Salé dit Boit-sans-Soif.

Et Gervaise, en face de la Gueule-d'Or, regardait avec un sourire attendri. Mon Dieu! que les hommes étaient donc bêtes! Est-ce que ces deux-là ne tapaient pas sur leurs boulons pour lui faire la cour! Oh! elle comprenait bien, ils se la disputaient à coups de marteau, ils étaient comme deux grands coqs rouges qui font les gaillards devant une petite poule blanche. Faut-il avoir des inventions, n'est-ce pas? Le coeur a tout de même, parfois, des façons drôles de se déclarer. Oui, c'était pour elle, ce tonnerre de Dédèle et de Fifine sur l'enclume; c'était pour elle, tout ce fer écrasé; c'était pour elle, cette forge en branle, flambante d'un incendie, emplie d'un pétillement d'étincelles vives. Ils lui forgeaient là un amour, ils se la disputaient, à qui forgerait le mieux. Et, vrai, cela lui faisait plaisir au fond; car enfin les femmes aiment les compliments. Les coups de marteau de la Gueule-d'Or surtout lui répondaient dans le coeur; ils y sonnaient, comme sur l'enclume, une musique claire, qui accompagnait les gros battements de son sang. Ça semble une bêtise, mais elle sentait que ça lui enfonçait quelque chose là, quelque chose de solide, un peu du fer du boulon. Au crépuscule, avant d'entrer, elle avait eu, le long des trottoirs humides, un désir vague, un besoin de manger un bon morceau; maintenant, elle se trouvait satisfaite, comme si les coups de marteau de la Gueule-d'Or l'avaient nourrie. Oh! elle ne doutait pas de sa victoire. C'était à lui qu'elle appartiendrait. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était trop laid, dans sa cotte et son bourgeron sales, sautant d'un air de singe échappé. Et elle attendait, très rouge, heureuse de la grosse chaleur pourtant, prenant une jouissance à être secouée des pieds à la tête par les dernières volées de Fifine.

Goujet comptait toujours.

— Et vingt-huit! cria-t-il enfin, en posant le marteau à terre. C'est fait, vous pouvez voir.

La tête du boulon était polie, nette, sans une bavure, un vrai travail de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule. Les ouvriers la regardèrent en hochant le menton; il n'y avait pas à dire, c'était à se mettre à genoux devant. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, essaya bien de blaguer; mais il barbota, il finit par retourner à son enclume, le nez pincé. Cependant, Gervaise s'était serrée contré Goujet, comme pour mieux voir. Étienne avait lâché le soufflet, la forge de nouveau s'emplissait d'ombre, d'un coucher d'astre rouge, qui tombait tout d'un coup à une grande nuit. Et le forgeron et la blanchisseuse éprouvaient une douceur en sentant cette nuit les envelopper, dans ce hangar noir de suie et de limaille, où des odeurs de vieux fers montaient; ils ne se seraient pas crus plus seuls dans le bois de Vincennes, s'ils s'étaient donné un rendez-vous au fond d'un trou d'herbe. Il lui prit la main comme s'il l'avait conquise.

Puis, dehors, ils n'échangèrent pas un mot. Il ne trouva rien; il dit seulement qu'elle aurait pu emmener Étienne, s'il n'y avait pas eu encore une demi-heure de travail. Elle s'en allait enfin, quand il la rappela, cherchant à la garder quelques minutes de plus.

— Venez donc, vous n'avez pas tout vu… Non, vrai, c'est très-curieux.

Il la conduisit à droite, dans un autre hangar, où son patron installait toute une fabrication mécanique. Sur le seuil, elle hésita, prise d'une peur instinctive. La vaste salle, secouée par les machines, tremblait; et de grandes ombres flottaient, tachées de feux rouges. Mais lui la rassura en souriant, jura qu'il n'y avait rien à craindre; elle devait seulement avoir bien soin de ne pas laisser traîner ses jupes trop près des engrenages. Il marcha le premier, elle le suivit, dans ce vacarme assourdissant où toutes sortes de bruits sifflaient et ronflaient, au milieu de ces fumées peuplées d'êtres vagues, des hommes noirs affairés, des machines agitant leurs bras, qu'elle ne distinguait pas les uns des autres. Les passages étaient très-étroits, il fallait enjamber des obstacles, éviter des trous, se ranger pour se garer d'un chariot. On ne s'entendait pas parler. Elle ne voyait rien encore, tout dansait. Puis, comme elle éprouvait au-dessus de sa tête la sensation d'un grand frôlement d'ailes, elle leva les yeux, elle s'arrêta à regarder les courroies, les longs rubans qui tendaient au plafond une gigantesque toile d'araignée, dont chaque fil se dévidait sans fin; le moteur à vapeur se cachait dans un coin, derrière un petit mur de briques; les courroies semblaient filer toutes seules, apporter le branle du fond de l'ombre, avec leur glissement continu, régulier, doux comme le vol d'un oiseau de nuit. Mais elle faillit tomber, en se heurtant à un des tuyaux du ventilateur, qui se ramifiait sur le sol battu, distribuant son souffle de vent aigre aux petites forges, près des machines. Et il commença par lui faire voir ça, il lâcha le vent sur un fourneau; de larges flammes s'étalèrent des quatre côtés en éventail, une collerette de feu dentelée, éblouissante, à peine teintée d'une pointe de laque; la lumière était si vive, que les petites lampes des ouvriers paraissaient des gouttes d'ombre dans du soleil. Ensuite, il haussa la voix pour donner des explications, il passa aux machines: les cisailles mécaniques qui mangeaient des barres de fer, croquant un bout à chaque coup de dents, crachant les bouts par derrière, un à un; les machines à boulons et à rivets, hautes, compliquées, forgeant les têtes d'une seule pesée de leur vis puissante; les ébarbeuses, au volant de fonte, une boule de fonte qui battait l'air furieusement à chaque pièce dont elles enlevaient les bavures; les taraudeuses, manoeuvrées par des femmes, taraudant les boulons et leurs écrous, avec le tictac de leurs rouages d'acier luisant sous la graisse des huiles. Elle pouvait suivre ainsi tout le travail, depuis le fer en barre, dressé contre les murs, jusqu'aux boulons et aux rivets fabriqués, dont des caisses pleines encombraient les coins. Alors, elle comprit, elle eut un sourire en hochant le menton; mais elle restait tout de même un peu serrée à la gorge, inquiète d'être si petite et si tendre parmi ces rudes travailleurs de métal, se retournant parfois, les sangs glacés, au coup sourd d'une ébarbeuse. Elle s'accoutumait à l'ombre, voyait des enfoncements où des hommes immobiles réglaient la danse haletante des volants, quand un fourneau lâchait brusquement le coup de lumière de sa collerette de flamme. Et, malgré elle, c'était toujours au plafond qu'elle revenait, à la vie, au sang même des machines, au vol souple des courroies, dont elle regardait, les yeux levés, la force énorme et muette passer dans la nuit vague des charpentes.

Cependant, Goujet s'était arrêté devant une des machines à rivets. Il restait là, songeur, la tête basse, les regards fixes. La machine forgeait des rivets de quarante millimètres, avec une aisance tranquille de géante. Et rien n'était plus simple en vérité. Le chauffeur prenait le bout de fer dans le fourneau; le frappeur le plaçait dans la clouière, qu'un filet d'eau continu arrosait pour éviter d'en détremper l'acier; et c'était fait, la vis s'abaissait, le boulon sautait à terre, avec sa tête ronde comme coulée au moule. En douze heures, cette sacrée mécanique en fabriquait des centaines de kilogrammes. Goujet n'avait pas de méchanceté; mais, à certains moments, il aurait volontiers pris Fifine pour taper dans toute cette ferraille, par colère de lui voir des bras plus solides que les siens. Ça lui causait un gros chagrin, même quand il se raisonnait, en se disant que la chair ne pouvait pas lutter contre le fer. Un jour, bien sûr, la machine tuerait l'ouvrier; déjà leurs journées étaient tombées de douze francs à neuf francs, et on parlait de les diminuer encore; enfin, elles n'avaient rien de gai, ces grosses bêtes, qui faisaient des rivets et des boulons comme elles auraient fait de la saucisse. Il regarda celle-là trois bonnes minutes sans rien dire; ses sourcils se fronçaient, sa belle barbe jaune avait un hérissement de menace. Puis, un air de douceur et de résignation amollit peu à peu ses traits. Il se tourna vers Gervaise qui se serrait contre lui, il dit avec un sourire triste:

— Hein! ça nous dégotte joliment! Mais peut-être que plus tard ça servira au bonheur de tous.

Gervaise se moquait du bonheur de tous. Elle trouva les boulons à la mécanique mal faits.

— Vous me comprenez, s'écria-t-elle avec feu, ils sont trop bien faits… J'aime mieux les vôtres. On sent la main d'un artiste, au moins.

Elle lui causa un bien grand contentement en parlant ainsi, parce qu'un moment il avait eu peur qu'elle ne le méprisât, après avoir vu les machines. Dame! s'il était plus fort que Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, les machines étaient plus fortes que lui. Lorsqu'il la quitta enfin dans la cour, il lui serra les poignets à les briser, à cause de sa grosse joie.

La blanchisseuse allait tous les samedis chez les Goujet pour reporter leur linge. Ils habitaient toujours la petite maison de la rue Neuve de la Goutte-d'Or. La première année, elle leur avait rendu régulièrement vingt francs par mois, sur les cinq cents francs; afin de ne pas embrouiller les comptes, on additionnait le livre à la fin du mois seulement, et elle ajoutait l'appoint nécessaire pour compléter les vingt francs, car le blanchissage des Goujet, chaque mois, ne dépassait guère sept ou huit francs. Elle venait donc de s'acquitter de la moitié de la somme environ, lorsque, un jour de terme, ne sachant plus par où passer, des pratiques lui ayant manqué de parole, elle avait dû courir chez les Goujet et leur emprunter son loyer. Deux autres fois, pour payer ses ouvrières, elle s'était adressée également à eux, si bien que la dette se trouvait remontée à quatre cent vingt-cinq francs. Maintenant, elle ne donnait plus un sou, elle se libérait par le blanchissage, uniquement. Ce n'était pas qu'elle travaillât moins, ni que ses affaires devinssent mauvaises. Au contraire. Mais il se faisait des trous chez, elle, l'argent avait l'air de fondre, et elle était contente quand elle pouvait joindre les deux bouts. Mon Dieu! pourvu qu'on vive, n'est-ce pas? on n'a pas trop à se plaindre. Elle engraissait, elle cédait à tous les petits abandons de son embonpoint naissant, n'ayant plus la force de s'effrayer en songeant à l'avenir. Tant pis! l'argent viendrait toujours, ça le rouillait de le mettre de côté. Madame Goujet cependant restait maternelle pour Gervaise. Elle la chapitrait parfois avec douceur, non pas à cause de son argent, mais parce qu'elle l'aimait et qu'elle craignait de lui voir faire le saut. Elle n'en parlait seulement pas, de son argent. Enfin, elle y mettait beaucoup de délicatesse.

Le lendemain de la visite de Gervaise à la forge était justement le dernier samedi du mois. Lorsqu'elle arriva chez les Goujet, où elle tenait à aller elle même, son panier lui avait tellement cassé les bras, qu'elle étouffa pendant deux bonnes minutes. On ne sait pas comme le linge pèse, surtout quand il y a des draps.

— Vous apportez bien tout? demanda madame Goujet.

Elle était très sévère là-dessus. Elle voulait qu'on lui rapportât son linge, sans qu'une pièce manquât, pour le bon ordre, disait-elle. Une autre de ses exigences était que la blanchisseuse vînt exactement le jour fixé et chaque fois à la même heure; comme ça, personne ne perdait son temps.

— Oh! il y a bien tout, répondit Gervaise en souriant. Vous savez que je ne laisse rien en arrière.

— C'est vrai, confessa madame Goujet, vous prenez des défauts, mais vous n'avez pas encore celui-là.

Et, pendant que la blanchisseuse vidait son panier, posant le linge sur le lit, la vieille femme fit son éloge: elle ne brûlait pas les pièces, ne les déchirait pas comme tant d'autres, n'arrachait pas les boutons avec le fer; seulement elle mettait trop de bleu et amidonnait trop les devants de chemise.

— Tenez, c'est du carton, reprit-elle en faisant craquer un devant de chemise. Mon fils ne se plaint pas, mais ça lui coupe le cou… Demain, il aura le cou en sang, quand nous reviendrons de Vincennes.

— Non, ne dites pas ça! s'écria Gervaise désolée. Les chemises pour s'habiller doivent être un peu raides, si l'on ne veut pas avoir un chiffon sur le corps. Voyez les messieurs… C'est moi qui fais tout votre linge. Jamais une ouvrière n'y touche, et je le soigne, je vous assure, je le recommencerais plutôt dix fois, parce que c'est pour vous, vous comprenez.

Elle avait rougi légèrement, en balbutiant la fin de la phrase. Elle craignait de laisser voir le plaisir qu'elle prenait à repasser elle-même les chemises de Goujet. Bien sûr, elle n'avait pas de pensées sales; mais elle n'en était pas moins un peu honteuse.

— Oh! je n'attaque pas votre travail, vous travaillez dans la perfection, je le sais, dit madame Goujet. Ainsi, voilà un bonnet qui est perlé. Il n'y a que vous pour faire ressortir les broderies comme ça. Et les tuyautés sont d'un suivi! Allez, je reconnais votre main tout de suite. Quand vous donnez seulement un torchon à une ouvrière, ça se voit… N'est-ce pas? vous mettrez un peu moins d'amidon, voilà tout! Goujet ne tient pas à avoir l'air d'un monsieur.

Cependant, elle avait pris le livre et effaçait les pièces d'un trait de plume. Tout y était bien. Quand elles réglèrent, elle vit que Gervaise lui comptait un bonnet six sous; elle se récria, mais elle dut convenir qu'elle n'était vraiment pas chère pour le courant; non, les chemises d'homme cinq sous, les pantalons de femme quatre sous, les taies d'oreiller un sou et demi, les tabliers un sou, ce n'était pas cher, attendu que bien des blanchisseuses prenaient deux liards ou même un sou de plus pour toutes ces pièces. Puis, lorsque Gervaise eut appelé le linge sale, que la vieille femme inscrivait, elle le fourra dans son panier, elle ne s'en alla pas, embarrassée, ayant aux lèvres une demande qui la gênait beaucoup.

— Madame Goujet, dit-elle enfin, si ça ne vous faisait rien, je prendrais l'argent du blanchissage, ce mois-ci.

Justement, le mois était très fort, le compte qu'elles venaient d'arrêter ensemble, se montait à dix francs sept sous. Madame Goujet la regarda un moment d'un air sérieux. Puis, elle répondit:

— Mon enfant, ce sera comme il vous plaira. Je ne veux pas vous refuser cet argent, du moment où vous en avez besoin… Seulement, ce n'est guère le chemin de vous acquitter; je dis cela pour vous, vous entendez. Vrai, vous devriez prendre garde.

Gervaise, la tête basse, reçut la leçon en bégayant. Les dix francs devaient compléter l'argent d'un billet qu'elle avait souscrit à son marchand de coke. Mais madame Goujet devint plus sévère au mot de billet. Elle s'offrit en exemple: elle réduisait sa dépense, depuis qu'on avait baissé les journées de Goujet de douze francs à neuf francs. Quand on manquait de sagesse en étant jeune, on crevait la faim dans sa vieillesse. Pourtant, elle se retint, elle ne dit pas à Gervaise qu'elle lui donnait son linge uniquement pour lui permettre de payer sa dette; autrefois, elle lavait tout, et elle recommencerait à tout laver, si le blanchissage devait encore lui faire sortir de pareilles sommes de la poche. Quand Gervaise eut les dix francs sept sous, elle remercia, elle se sauva vite. Et, sur le palier, elle se sentit à l'aise, elle eut envie de danser, car elle s'accoutumait déjà aux ennuis et aux saletés de l'argent, ne gardant de ces embêtements-là que le bonheur d'en être sortie, jusqu'à la prochaine fois.

Ce fut précisément ce samedi que Gervaise fit une drôle de rencontre, comme elle descendait l'escalier des Goujet. Elle dut se ranger contre la rampe, avec son panier, pour laisser passer une grande femme en cheveux qui montait, en portant sur la main, dans un bout de papier, un maquereau très frais, les ouïes saignantes. Et voilà qu'elle reconnut Virginie, la fille dont elle avait retroussé les jupes, au lavoir. Toutes deux se regardèrent bien en face. Gervaise ferma les yeux, car elle crut un instant qu'elle allait recevoir le maquereau par la figure. Mais non, Virginie eut un mince sourire. Alors, la blanchisseuse, dont le panier bouchait l'escalier, voulut se montrer polie.

— Je vous demande pardon, dit-elle.

— Vous êtes toute pardonnée, répondit la grande brune.

Et elles restèrent au milieu des marches, elles causèrent, raccommodées du coup, sans avoir risqué une seule allusion au passé. Virginie, alors âgée de vingt-neuf ans, était devenue une femme superbe, découplée, la face un peu longue entre ses deux bandeaux d'un noir de jais. Elle raconta tout de suite son histoire pour se poser: elle était mariée maintenant, elle avait épousé au printemps un ancien ouvrier ébéniste qui sortait du service et qui sollicitait une place de sergent de ville, parce qu'une place, c'est plus sûr et plus comme il faut. Justement, elle venait d'acheter un maquereau pour lui.

— Il adore le maquereau, dit-elle. Il faut bien les gâter, ces vilains hommes, n'est-ce pas?… Mais, montez donc. Vous verrez notre chez nous… Nous sommes ici dans un courant d'air.

Quand Gervaise, après lui avoir à son tour conté son mariage, lui apprit qu'elle avait habité le logement, où elle était même accouchée d'une fille, Virginie la pressa de monter plus vivement encore. Ça. fait toujours plaisir de revoir les endroits où l'on a été heureux. Elle, pendant cinq ans, avait demeuré de l'autre côté de l'eau, au Gros-Caillou. C'était là qu'elle avait connu son mari, quand il était au service. Mais elle s'ennuyait, elle rêvait de revenir dans le quartier de la Goutte-d'Or, où elle connaissait tout le monde. Et, depuis quinze jours, elle occupait la chambre en face des Goujet. Oh! toutes ses affaires étaient encore bien en désordre; ça s'arrangerait petit à petit.

Puis, sur le palier, elles se dirent enfin leurs noms.

— Madame Coupeau.

— Madame Poisson.

Et, dès lors, elles s'appelèrent gros comme le bras madame Poisson et madame Coupeau, uniquement pour le plaisir d'être des dames, elles qui s'étaient connues autrefois dans des positions peu catholiques. Cependant, Gervaise conservait un fonds de méfiance. Peut-être bien que la grande brune se raccommodait pour se mieux venger de la fessée du lavoir, en roulant quelque plan de mauvaise bête hypocrite. Gervaise se promettait de rester sur ses gardes. Pour le quart d'heure, Virginie se montrait trop gentille, il fallait bien être gentille aussi.

En haut, dans la chambre, Poisson, le mari, un homme de trente-cinq ans, à la face terreuse, avec des moustaches et une impériale rouges, travaillait, assis devant une table, près de la fenêtre. Il faisait des petites boîtes. Il avait pour seuls outils un canif, une scie grande comme une lime à ongles, un pot à colle. Le bois qu'il employait provenait de vieilles boîtes à cigares, de minces planchettes d'acajou brut sur lesquelles il se livrait à des découpages et à des enjolivements d'une délicatesse extraordinaire. Tout le long de la journée, d'un bout de l'année à l'autre, il refaisait la même boîte, huit centimètres sur six. Seulement, il la marquetait, inventait des formes de couvercle, introduisait des compartiments. C'était pour s'amuser, une façon de tuer le temps, en attendant sa nomination de sergent de ville. De son ancien métier d'ébéniste, il n'avait gardé que la passion des petites boîtes. Il ne vendait pas son travail, il le donnait en cadeau aux personnes de sa connaissance.

Poisson se leva, salua poliment Gervaise, que sa femme lui présenta comme une ancienne amie. Mais il n'était pas causeur, il reprit tout de suite sa petite scie. De temps à autre, il lançait seulement un regard sur le maquereau, posé au bord de la commode. Gervaise fut très contente de revoir son ancien logement; elle dit où les meubles étaient placés, et elle montra l'endroit où elle avait accouché par terre. Comme ça se rencontrait, pourtant! Quand elles s'étaient perdues de vue toutes deux, autrefois, elles n'auraient jamais cru se retrouver ainsi, en habitant l'une après l'autre la même chambre. Virginie ajouta de nouveaux détails sur elle et son mari: il avait fait un petit héritage, d'une tante; il l'établirait sans doute plus tard; pour le moment, elle continuait à s'occuper de couture, elle bâclait une robe par-ci par-là. Enfin, au bout d'une grosse demi-heure, la blanchisseuse voulut partir. Poisson tourna à peine le dos. Virginie, qui l'accompagna, promit de lui rendre sa visite; d'ailleurs, elle lui donnait sa pratique, c'était une chose entendue. Et, comme elle la gardait sur le palier, Gervaise s'imagina qu'elle désirait lui parler de Lantier et de sa soeur Adèle, la brunisseuse. Elle en était toute révolutionnée à l'intérieur. Mais pas un mot ne fut échangé sur ces choses ennuyeuses, elles se quittèrent en se disant au revoir, d'un air très aimable.

— Au revoir, madame Coupeau.

— Au revoir, madame Poisson.

Ce fut là le point de départ d'une grande amitié. Huit jours plus tard, Virginie ne passait plus devant la boutique de Gervaise sans entrer; et elle y taillait des bavettes de deux et trois heures, si bien que Poisson, inquiet, la croyant écrasée, venait la chercher, avec sa figure muette de déterré. Gervaise, à voir ainsi journellement la couturière, éprouva bientôt une singulière préoccupation: elle ne pouvait lui entendre commencer une phrase, sans croire qu'elle allait causer de Lantier; elle songeait invinciblement à Lantier, tout le temps qu'elle restait là. C'était bête comme tout, car enfin elle se moquait de Lantier, et d'Adèle, et de ce qu'ils étaient devenus l'un et l'autre; jamais elle ne posait une question; même elle ne se sentait pas curieuse d'avoir de leurs nouvelles. Non, ça la prenait en dehors de sa volonté. Elle avait leur idée dans la tête comme on a dans la bouche un refrain embêtant, qui ne veut pas vous lâcher. D'ailleurs elle n'en gardait nulle rancune à Virginie, dont ce n'était point la faute, bien sûr. Elle se plaisait beaucoup avec elle, et la retenait dix fois avant de la laisser partir.

Cependant, l'hiver était venu, le quatrième hiver que les Coupeau passaient rue de la Goutte-d'Or. Cette année-là, décembre et janvier furent particulièrement durs. Il gelait à pierre fendre. Après le jour de l'an, la neige resta trois semaines dans la rue sans se fondre. Ça n'empêchait pas le travail, au contraire, car l'hiver est la belle saison des repasseuses. Il faisait joliment bon dans la boutique! On n'y voyait jamais de glaçons aux vitres, comme chez l'épicier et le bonnetier d'en face. La mécanique, bourrée de coke, entretenait là une chaleur de baignoire; les linges fumaient, on se serait cru en plein été; et l'on était bien, les portes fermées, ayant chaud partout, tellement chaud, qu'on aurait fini par dormir, les yeux ouverts. Gervaise disait en riant qu'elle s'imaginait être à la campagne. En effet, les voitures ne faisaient plus de bruit en roulant sur la neige; c'était à peine si l'on entendait le piétinement des passants; dans le grand silence du froid, des voix d'enfants seules montaient, le tapage d'une bande de gamins, qui avaient établi une grande glissade, le long du ruisseau de la maréchalerie. Elle allait parfois à un des carreaux de la porte, enlevait de la main la buée, regardait ce que devenait le quartier par cette sacrée température; mais pas un nez ne s'allongeait hors des boutiques voisines, le quartier, emmitouflé de neige, semblait faire le gros dos; et elle échangeait seulement un petit signe de tête avec la charbonnière d'à côté, qui se promenait tête nue, la bouche fendue d'une oreille à l'autre, depuis qu'il gelait si fort.

Ce qui était bon surtout, par ces temps de chien, c'était de prendre, à midi, son café bien chaud. Les ouvrières n'avaient pas à se plaindre; la patronne le faisait très fort et n'y mettait pas quatre grains de chicorée; il ne ressemblait guère au café de madame Fauconnier, qui était une vraie lavasse. Seulement, quand maman Coupeau se chargeait de passer l'eau sur le marc, ça n'en finissait plus, parce qu'elle s'endormait devant la bouillotte. Alors, les ouvrières, après le déjeuner, attendaient le café en donnant un coup de fer.

Justement, le lendemain des Rois, midi et demi sonnait, que le café n'était pas prêt. Ce jour-là, il s'entêtait à ne pas vouloir passer. Maman Coupeau tapait sur le filtre avec une petite cuiller; et l'on entendait les gouttes tomber une à une, lentement, sans se presser davantage.

— Laissez-le donc, dit la grande Clémence. Ça le rend trouble….
Aujourd'hui, bien sûr, il y aura de quoi boire et manger.

La grande Clémence mettait à neuf une chemise d'homme, dont elle détachait les plis du bout de l'ongle. Elle avait un rhume à crever, les yeux enflés, la gorge arrachée par des quintes de toux qui la pliaient en deux, au bord de l'établi. Avec ça, elle ne portait pas même un foulard au cou, vêtue d'un petit lainage à dix-huit sous, dans lequel elle grelottait. Près d'elle, madame Putois, enveloppée de flanelle, matelassée jusqu'aux oreilles, repassait un jupon, qu'elle tournait autour de la planche à robe, dont le petit bout était posé sur le dossier d'une chaise; et, par terre, un drap jeté empêchait le jupon de se salir en frôlant le carreau. Gervaise occupait à elle seule la moitié de l'établi, avec des rideaux de mousseline brodée, sur lesquels elle poussait son fer tout droit, les bras allongés, pour éviter les faux plis. Tout d'un coup, le café qui se mit à couler bruyamment, lui fit lever la tète. C'était ce louchon d'Augustine qui venait de pratiquer un trou au milieu du marc, en enfonçant une cuiller dans le filtre.

— Veux-tu te tenir tranquille! cria Gervaise. Qu'est-ce que tu as donc dans le corps? Nous allons boire de la boue, maintenant.

Maman Coupeau avait aligné cinq verres sur un coin libre de l'établi. Alors, les ouvrières lâchèrent leur travail. La patronne versait toujours le café elle-même, après avoir mis deux morceaux de sucre dans chaque verre. C'était l'heure attendue de la journée. Ce jour-là, comme chacune prenait son verre et s'accroupissait sur un petit banc, devant la mécanique, la porte de la rue s'ouvrit, Virginie entra, toute frissonnante.

— Ah! mes enfants, dit-elle, ça vous coupe en deux! Je ne sens plus mes oreilles. Quel gredin de froid!

— Tiens! c'est madame Poisson! s'écria Gervaise. Ah bien! vous arrivez à propos… Vous allez prendre du café avec nous.

— Ma foi! ce n'est pas de refus… Rien que pour traverser la rue, on a l'hiver dans les os.

Il restait du café, heureusement. Maman Coupeau alla chercher un sixième verre, et Gervaise laissa Virginie se sucrer, par politesse. Les ouvrières s'écartèrent, firent à celle-ci une petite place près de la mécanique. Elle grelotta un instant, le nez rouge, serrant ses mains raidies autour de son verre, pour se réchauffer. Elle venait de chez l'épicier, où l'on gelait, rien qu'à attendre un quart de gruyère. Et elle s'exclamait sur la grosse chaleur de la boutique: vrai, on aurait cru entrer dans un four, ça aurait suffi pour réveiller un mort, tant ça vous chatouillait agréablement la peau. Puis, dégourdie, elle allongea ses grandes jambes. Alors, toutes les six, elles sirotèrent lentement leur café, au milieu de la besogne interrompue, dans l'étouffement moite des linges qui fumaient. Maman Coupeau et Virginie seules étaient assises sur des chaises; les autres, sur leurs petits bancs, semblaient par terre; même ce louchon d'Augustine avait tiré un coin du drap, sous le jupon, pour s'étendre. On ne parla pas tout de suite, les nez dans les verres, goûtant le café.

— Il est tout de même bon, déclara Clémence. Mais elle faillit étrangler, prise d'une quinte. Elle appuyait sa tête contre le mur pour tousser plus fort.

— Vous êtes joliment pincée, dit Virginie. Où avez-vous donc empoigné ça?

— Est-ce qu'on sait! reprit Clémence, en s'essuyant la figure avec sa manche. Ça doit être l'autre soir. Il y en avait deux qui se dépiautaient, à la sortie du Grand-Balcon. J'ai voulu voir, je suis restée là, sous la neige. Ah! quelle roulée! c'était à mourir de rire. L'une avait le nez arraché; le sang giclait par terre. Lorsque l'autre a vu le sang, un grand échalas comme moi, elle a pris ses cliques et ses claques… Alors, la nuit, j'ai commencé à tousser. Il faut dire aussi que ces hommes sont d'un bête, quand ils couchent avec une femme; ils vous découvrent toute la nuit…

— Une jolie conduite, murmura madame Putois. Vous vous crevez, ma petite.

— Et si ça m'amuse de me crever, moi!… Avec ça que la vie est drôle. S'escrimer toute la sainte journée pour gagner cinquante-cinq sous, se brûler le sang du matin au soir devant la mécanique, non, vous savez, j'en ai par-dessus la tête!… Allez, ce rhume-là ne me rendra pas le service de m'emporter; il s'en ira comme il est venu.

Il y eut un silence. Cette vaurienne de Clémence, qui, dans les bastringues, menait le chahut avec des cris de merluche, attristait toujours le monde par ses idées de crevaison, quand elle était à l'atelier. Gervaise la connaissait bien et se contenta de dire:

— Vous n'êtes pas gaie, les lendemains de noce, vous!

Le vrai était que Gervaise aurait mieux aimé qu'on ne parlât pas de batteries de femmes. Ça l'ennuyait, à cause de la fessée du lavoir, quand on causait devant elle et Virginie de coups de sabot dans les quilles et de giroflées à cinq feuilles. Justement, Virginie la regardait en souriant.

— Oh! murmura-t-elle, j'ai vu un crêpage de chignons, hier. Elles s'écharpillaient…

— Qui donc? demanda madame Putois.

— L'accoucheuse du bout de la rue et sa bonne, vous savez, une petite blonde… Une gale, cette fille! Elle criait à l'autre: « Oui, oui, t'as décroché un enfant à la fruitière, même que je vais aller chez le commissaire, si tu ne me payes pas. » Et elle en débagoulait, fallait voir! L'accoucheuse, là-dessus, lui a lâché une baffre, v'lan! en plein museau. Voilà alors que ma sacrée gouine saute aux yeux de sa bourgeoise, et qu'elle la graffigne, et qu'elle la déplume, oh! mais aux petits ognons! Il a fallu que le charcutier la lui retirât des pattes.

Les ouvrières eurent un rire de complaisance. Puis, toutes burent une petite gorgée de café, d'un air gueulard.

— Vous croyez ça, vous, qu'elle a décroché un enfant? reprit
Clémence.

— Dame! le bruit a couru dans le quartier, répondit Virginie. Vous comprenez, je n'y étais pas… C'est dans le métier, d'ailleurs. Toutes en décrochent.

— Ah bien! dit madame Putois, on est trop bête de se confier à elles. Merci, pour se faire estropier!… Voyez-vous, il y a un moyen souverain. Tous les soirs on avale un verre d'eau bénite en se traçant sur le ventre trois signes de croix avec le pouce. Ça s'en va comme un vent.

Maman Coupeau, qu'on croyait endormie, hocha la tête pour protester. Elle connaissait un autre moyen, infaillible celui-là. Il fallait manger un oeuf dur toutes les deux heures et s'appliquer des feuilles d'épinard sur les reins. Les quatre autres femmes restèrent graves. Mais ce louchon d'Augustine, dont les gaietés partaient toutes seules, sans qu'on sût jamais pourquoi, lâcha le gloussement de poule qui était son rire à elle. On l'avait oubliée. Gervaise releva le jupon, l'aperçut sur le drap qui se roulait comme un goret, les jambes en l'air. Et elle la tira de là-dessous, la mit debout d'une claque. Qu'est-ce qu'elle avait à rire, cette dinde? Est-ce qu'elle devait écouter, quand des grandes personnes causaient! D'abord, elle allait reporter le linge d'une amie de madame Lerat, aux Batignolles. Tout en parlant, la patronne lui enfilait le panier au bras et la poussait vers la porte. Le louchon, rechignant, sanglotant, s'éloigna en traînant les pieds dans la neige.

Cependant, maman Coupeau, madame Putois et Clémence discutaient l'efficacité des oeufs durs et des feuilles d'épinard. Alors, Virginie, qui restait rêveuse, son verre de café à la main, dit tout bas:

— Mon Dieu! on se cogne, on s'embrasse, ça va toujours, quand on a bon coeur…

Et, se penchant vers Gervaise, avec un sourire:

— Non, bien sûr, je ne vous en veux pas… L'affaire du lavoir, vous vous souvenez?

La blanchisseuse demeura toute gênée. Voilà ce qu'elle craignait. Maintenant, elle devinait qu'il allait être question de Lantier et d'Adèle. La mécanique ronflait, un redoublement de chaleur rayonnait du tuyau rouge. Dans cet assoupissement, les ouvrières, qui faisaient durer leur café pour se remettre à l'ouvrage le plus tard possible, regardaient la neige de la rue, avec des mines gourmandes et alanguies. Elles en étaient aux confidences; elles disaient ce qu'elles auraient fait, si elles avaient eu dix mille francs de rente; elles n'auraient rien fait du tout, elles seraient restées comme ça des après-midi à se chauffer, en crachant de loin sur la besogne. Virginie s'était rapprochée de Gervaise, de façon à ne pas être entendue des autres. Et Gervaise se sentait toute lâche, à cause sans doute de la trop grande chaleur, si molle et si lâche, qu'elle ne trouvait pas la force de détourner la conversation; même elle attendait les paroles de la grande brune, le coeur gros d'une émotion dont elle jouissait sans se l'avouer.

— Je ne vous fais pas de la peine au moins? reprit la couturière. Vingt fois déjà, ça m'est venu sur la langue. Enfin, puisque nous sommes là-dessus… C'est pour causer, n'est-ce pas?… Ah! bien sûr, non, je ne vous en veux pas de ce qui s'est passé. Parole d'honneur! je n'ai pas gardé ça de rancune contre vous.

Elle tourna le fond de son café dans le verre, pour avoir tout le sucre, puis elle but trois gouttes, avec un petit sifflement des lèvres. Gervaise, la gorge serrée, attendait toujours, et elle se demandait si réellement Virginie lui avait pardonné sa fessée tant que ça; car elle voyait, dans ses yeux noirs, des étincelles jaunes s'allumer. Cette grande diablesse devait avoir mis sa rancune dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.

— Vous aviez une excuse, continua-t-elle. On venait de vous faire une saleté, une abomination… Oh! je suis juste, allez! Moi, j'aurais pris un couteau.

Elle but encore trois gouttes, sifflant au bord du verre. Et elle quitta sa voix traînante, elle ajouta rapidement, sans s'arrêter:

— Aussi ça ne leur a pas porté bonheur, ah! Dieu de Dieu! non, pas bonheur du tout!… Ils étaient allés demeurer au diable, du côté de la Glacière, dans une sale rue où il y a toujours de la boue jusqu'aux genoux. Moi, deux jours après, je suis partie un matin pour déjeuner avec eux; une fière course d'omnibus, je vous assure! Eh bien! ma chère, je les ai trouvés en train de se houspiller déjà. Vrai, comme j'entrais, ils s'allongeaient des calottes. Hein! en voilà des amoureux!… Vous savez qu'Adèle ne vaut pas la corde pour la pendre. C'est ma soeur, mais ça ne m'empêche pas de dire qu'elle est dans la peau d'une fière salope. Elle m'a fait un tas de cochonneries; ça serait trop long à conter, puis ce sont des affaires à régler entre nous… Quant à Lantier, dame! vous le connaissez, il n'est pas bon non plus. Un petit monsieur, n'est-ce pas? qui vous enlève le derrière pour un oui, pour un non! Et il ferme le poing, lorsqu'il tape… Alors donc ils se sont échignés en conscience. Quand on montait l'escalier, on les entendait se bûcher. Un jour même, la police est venue. Lantier avait voulu une soupe à l'huile, une horreur qu'ils mangent dans le Midi; et, comme Adèle trouvait ça infect, ils se sont jeté la bouteille d'huile à la figure, la casserole, la soupière, tout le tremblement; enfin, une scène à révolutionner un quartier.

Elle raconta d'autres tueries, elle ne tarissait pas sur le ménage, savait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête. Gervaise écoutait toute cette histoire, sans un mot, la face pâle, avec un pli nerveux aux coins des lèvres qui ressemblait à un petit sourire. Depuis bientôt sept ans, elle n'avait plus entendu parler de Lantier. Jamais elle n'aurait cru que le nom de Lantier, ainsi murmuré à son oreille, lui causerait une pareille chaleur au creux de l'estomac. Non, elle ne se savait pas une telle curiosité de ce que devenait ce malheureux, qui s'était si mal conduit avec elle. Elle ne pouvait plus être jalouse d'Adèle, maintenant; mais elle riait tout de même en dedans des raclées du ménage, elle voyait le corps de cette fille plein de bleus, et ça la vengeait, ça l'amusait. Aussi serait-elle restée là jusqu'au lendemain matin, à écouter les rapports de Virginie. Elle ne posait pas de questions, parce qu'elle ne voulait pas paraître intéressée tant que ça. C'était comme si, brusquement, on comblait un trou pour elle; son passé, à cette heure, allait droit à son présent.

Cependant, Virginie finit par remettre son nez dans son verre; elle suçait le sucre, les yeux à demi fermés. Alors, Gervaise, comprenant qu'elle devait dire quelque chose, prit un air indifférent, demanda:

— Et ils demeurent toujours à la Glacière?

— Mais non! répondit l'autre; je ne vous ai donc pas raconté?….. Voici huit jours qu'ils ne sont plus ensemble. Adèle, un beau matin, a emporté ses frusques, et Lantier n'a pas couru après, je vous assure.

La blanchisseuse laissa échapper un léger cri, répétant tout haut:

— Ils ne sont plus ensemble!

— Qui donc? demanda Clémence, en interrompant sa conversation avec maman Coupeau et madame Putois.

— Personne, dit Virginie; des gens que vous ne connaissez pas.

Mais elle examinait Gervaise, elle la trouvait joliment émue. Elle se rapprocha, sembla prendre un mauvais plaisir à recommencer ses histoires. Puis, tout d'un coup, elle lui demanda ce qu'elle ferait, si Lantier venait rôder autour d'elle; car, enfin, les hommes sont si drôles, Lantier était bien capable de retourner à ses premières amours. Gervaise se redressa, se montra très nette, très digne. Elle était mariée, elle mettrait Lantier dehors, voilà tout. Il ne pouvait plus y avoir rien entre eux, même pas une poignée de mains. Vraiment, elle manquerait tout à fait de coeur, si elle regardait un jour cet homme en face.

— Je sais bien, dit-elle, Étienne est de lui, il y a un lien que je ne peux pas rompre. Si Lantier a le désir d'embrasser Étienne, je le lui enverrai, parce qu'il est impossible d'empêcher un père d'aimer son enfant… Mais quant à moi, voyez-vous, madame Poisson, je me laisserais plutôt hacher en petits morceaux que de lui permettre de me toucher du bout du doigt. C'est fini.

En prononçant ces derniers mots, elle traça en l'air une croix, comme pour sceller à jamais son serment. Et, désireuse de rompre la conversation, elle parut s'éveiller en sursaut, elle cria aux ouvrières:

— Dites donc, vous autres! est-ce que vous croyez que le linge se repasse tout seul?… En voilà des flemmes!… Houp! à l'ouvrage!

Les ouvrières ne se pressèrent pas, engourdies d'une torpeur de paresse, les bras abandonnés sur leurs jupes, tenant toujours d'une main leurs verres vides, où un peu de marc de café restait. Elles continuèrent de causer.

— C'était la petite Célestine, disait Clémence. Je l'ai connue. Elle avait la folie des poils de chat….. Vous savez, elle voyait des poils de chat partout, elle tournait toujours la langue comme ça, parce qu'elle croyait avoir des poils de chat plein la bouche.

— Moi, reprenait madame Putois, j'ai eu pour amie une femme qui avait un ver… Oh! ces animaux-là ont des caprices!… Il lui tortillait le ventre, quand elle ne lui donnait pas du poulet. Vous pensez, le mari gagnait sept francs, ça passait en gourmandises pour le ver…

— Je l'aurais guérie tout de suite, moi, interrompait maman Coupeau. Mon Dieu! oui, on avale une souris grillée. Ça empoisonne le ver du coup.

Gervaise elle-même avait glissé de nouveau à une fainéantise heureuse. Mais elle se secoua, elle se mit debout. Ah bien! en voilà une après-midi passée à faire les rosses! C'était ça qui n'emplissait pas la bourse! Elle retourna la première à ses rideaux; mais elle les trouva salis d'une tache de café, et elle dut, avant de reprendre le fer, frotter la tache avec un linge mouillé. Les ouvrières s'étiraient devant la mécanique, cherchaient leurs poignées en rechignant. Dès que Clémence se remua, elle eut un accès de toux, à cracher sa langue; puis, elle acheva sa chemise d'homme, dont elle épingla les manchettes et le col. Madame Putois s'était remise à son jupon.

— Eh bien! au revoir, dit Virginie. J'étais descendue chercher un quart de gruyère. Poisson doit croire que le froid m'a gelée en route.

Mais, comme elle avait déjà fait trois pas sur le trottoir, elle rouvrit la porte pour crier qu'elle voyait Augustine au bout de la rue, en train de glisser sur la glace avec des gamins. Cette gredine-là était partie depuis deux grandes heures. Elle accourut rouge, essoufflée, son panier au bras, le chignon emplâtré par une boule de neige; et elle se laissa gronder d'un air sournois, en racontant qu'on ne pouvait pas marcher, à cause du verglas. Quelque voyou avait dû, par blague, lui fourrer des morceaux de glace dans les poches; car, au bout d'un quart d'heure, ses poches se mirent à arroser la boutique comme des entonnoirs.

Maintenant, les après-midi se passaient toutes ainsi. La boutique, dans le quartier, était le refuge des gens frileux. Toute la rue de la Goutte-d'Or savait qu'il y faisait chaud. Il y avait sans cesse là des femmes bavardes qui prenaient un air de feu devant la mécanique, leurs jupes troussées jusqu'aux genoux, faisant la petite chapelle. Gervaise avait l'orgueil de cette bonne chaleur, et elle attirait le monde, elle tenait salon, comme disaient méchamment les Lorilleux et les Boche. Le vrai était qu'elle restait obligeante et secourable, au point de faire entrer les pauvres, quand elle les voyait grelotter dehors. Elle se prit surtout d'amitié pour un ancien ouvrier peintre, un vieillard de soixante-dix ans, qui habitait dans la maison une soupente, où il crevait de faim et de froid; il avait perdu ses trois fils en Crimée, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu'il ne pouvait plus tenir un pinceau. Dès que Gervaise apercevait le père Bru, piétinant dans la neige pour se réchauffer, elle l'appelait, elle lui ménageait une place près du poêle; souvent même elle le forçait à manger un morceau de pain avec du fromage. Le père Bru, le corps voûté, la barbe blanche, la face ridée comme une vieille pomme, demeurait des heures sans rien dire, à écouter le grésillement du coke. Peut-être évoquait-il ses cinquante années de travail sur des échelles, le demi-siècle passé à peindre des portes et à blanchir des plafonds aux quatre coins de Paris.

— Eh bien! père Bru, lui demandait parfois la blanchisseuse, à quoi pensez-vous?

— A rien, à toutes sortes de choses, répondait-il d'un air hébété.

Les ouvrières plaisantaient, racontaient qu'il avait des peines de coeur. Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence, dans son attitude morne et réfléchie.

A partir de cette époque, Virginie reparla souvent de Lantier à Gervaise. Elle semblait se plaire à l'occuper de son ancien amant, pour le plaisir de l'embarrasser, en faisant des suppositions. Un jour, elle dit l'avoir rencontré; et, comme la blanchisseuse restait muette, elle n'ajouta rien, puis le lendemain seulement laissa entendre qu'il lui avait longuement parlé d'elle, avec beaucoup de tendresse. Gervaise était très troublée par ces conversations chuchotées à voix basse, dans un angle de la boutique. Le nom de Lantier lui causait toujours une brûlure au creux de l'estomac, comme si cet homme eût laissé là, sous la peau, quelque chose de lui. Certes, elle se croyait bien solide, elle voulait vivre en honnête femme, parce que l'honnêteté est la moitié du bonheur. Aussi ne songeait-elle pas à Coupeau, dans cette affaire, n'ayant rien à se reprocher contre son mari, pas même en pensée. Elle songeait au forgeron, le coeur tout hésitant et malade. Il lui semblait que le retour du souvenir de Lantier en elle, cette lente possession dont elle était reprise, la rendait infidèle à Goujet, à leur amour inavoué, d'une douceur d'amitié. Elle vivait des journées tristes, lorsqu'elle se croyait coupable envers son bon ami. Elle aurait voulu n'avoir de l'affection que pour lui, en dehors de son ménage. Cela se passait très haut en elle, au-dessus de toutes les saletés, dont Virginie guettait le feu sur son visage.

Quand le printemps fut venu, Gervaise alla se réfugier auprès de Goujet. Elle ne pouvait plus ne réfléchir à rien, sur une chaise, sans penser aussitôt à son premier amant; elle le voyait quitter Adèle, remettre son linge au fond de leur ancienne malle, revenir chez elle, avec la malle sur la voiture. Les jours où elle sortait, elle était prise tout d'un coup de peurs bêtes, dans la rue; elle croyait entendre le pas de Lantier derrière elle, elle n'osait pas se retourner, tremblante, s'imaginant sentir ses mains la saisir à la taille. Bien sûr, il devait l'espionner; il tomberait sur elle une après-midi; et cette idée lui donnait des sueurs froides, parce qu'il l'embrasserait certainement dans l'oreille, comme il le faisait par taquinerie, autrefois. C'était ce baiser qui l'épouvantait; à l'avance, il la rendait sourde, il l'emplissait d'un bourdonnement, dans lequel elle ne distinguait plus que le bruit de son coeur battant à grands coups. Alors, dès que ces peurs la prenaient, la forge était son seul asile; elle y redevenait tranquille et souriante, sous la protection de Goujet, dont le marteau sonore mettait en fuite ses mauvais rêves.

Quelle heureuse saison! La blanchisseuse soignait d'une façon particulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches; elle lui reportait toujours son linge elle-même, parce que cette course, chaque vendredi, était un prétexte tout trouvé pour passer rue Marcadet et entrer à la forge. Dès qu'elle tournait le coin de la rue, elle se sentait légère, gaie, comme si elle faisait une partie de campagne, au milieu de ces terrains vagues, bordés d'usines grises; la chaussée noire de charbon, les panaches de vapeur sur les toits, l'amusaient autant qu'un sentier de mousse dans un bois de la banlieue, s'enfonçant entre de grands bouquets de verdure; et elle aimait l'horizon blafard, rayé par les hautes cheminées des fabriques, la butte Montmartre qui bouchait le ciel, avec ses maisons crayeuses, percées des trous réguliers de leurs fenêtres. Puis, elle ralentissait le pas en arrivant, sautant les flaques d'eau, prenant plaisir à traverser les coins déserts et embrouillés du chantier de démolitions. Au fond, la forge luisait, même en plein midi. Son coeur sautait à la danse des marteaux. Quand elle entrait, elle était toute rouge, les petits cheveux blonds de sa nuque envolés comme ceux d'une femme qui arrive à un rendez-vous. Goujet l'attendait, les bras nus, la poitrine nue, tapant plus fort sur l'enclume, ces jours-là, pour se faire entendre de plus loin. Il la devinait, l'accueillait d'un bon rire silencieux, dans sa barbe jaune. Mais elle ne voulait pas qu'il se dérangeât de son travail, elle le suppliait de reprendre le marteau, parce qu'elle l'aimait davantage, lorsqu'il le brandissait de ses gros bras, bossués de muscles. Elle allait donner une légère claque sur la joue d'Étienne pendu au soufflet, et elle restait là une heure, à regarder les boulons. Ils n'échangeaient pas dix paroles. Ils n'auraient pas mieux satisfait leur tendresse dans une chambre, enfermés à double tour. Les ricanements de Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, ne les gênaient guère, car ils ne les entendaient même plus. Au bout d'un quart d'heure, elle commençait à étouffer un peu, la chaleur, l'odeur forte, les fumées qui montaient, l'étourdissaient, tandis que les coups sourds la secouaient des talons à la gorge. Elle ne désirait plus rien alors, c'était son plaisir. Goujet l'aurait serrée dans ses bras que ça ne lui aurait pas donné une émotion si grosse. Elle se rapprochait de lui, pour sentir le vent de son marteau sur sa joue, pour être dans le coup qu'il tapait. Quand des étincelles piquaient ses mains tendres, elle ne les retirait pas, elle jouissait au contraire de cette pluie de feu qui lui cinglait la peau. Lui, bien sûr, devinait le bonheur qu'elle goûtait là; il réservait pour le vendredi les ouvrages difficiles, afin de lui faire la cour avec toute sa force et toute son adresse; il ne se ménageait plus, au risque de fendre les enclumes en deux, haletant, les reins vibrant de la joie qu'il lui donnait. Pendant un printemps, leurs amours emplirent ainsi la forge d'un grondement d'orage. Ce fut une idylle dans une besogne de géant, au milieu du flamboiement de la houille, de l'ébranlement du hangar, dont la carcasse noire de suie craquait. Tout ce fer écrasé, pétri comme de la cire rouge, gardait les marques rudes de leurs tendresses. Le vendredi, quand la blanchisseuse quittait la Gueule-d'Or, elle remontait lentement la rue des Poissonniers, contentée, lassée, l'esprit et la chair tranquilles.

Peu à peu, sa peur de Lantier diminua, elle redevint raisonnable. A cette époque, elle aurait encore vécu très heureuse, sans Coupeau, qui tournait mal, décidément. Un jour, elle revenait justement de la forge, lorsqu'elle crut reconnaître Coupeau dans l'Assommoir du père Colombe, en train de se payer des tournées de vitriol, avec Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Elle passa vite, pour ne pas avoir l'air de les moucharder. Mais elle se retourna: c'était bien Coupeau qui se jetait son petit verre de schnick dans le gosier, d'un geste familier déjà. Il mentait donc, il en était donc à l'eau-de-vie, maintenant! Elle rentra désespérée; toute son épouvante de l'eau-de-vie la reprenait. Le vin, elle le pardonnait, parce que le vin nourrit l'ouvrier; les alcools, au contraire, étaient des saletés, des poisons qui ôtaient à l'ouvrier le goût du pain. Ah! le gouvernement aurait bien dû empêcher la fabrication de ces cochonneries!

En arrivant rue de la Goutte-d'Or, elle trouva toute la maison bouleversée. Ses ouvrières avaient quitté l'établi, et étaient dans la cour, à regarder en l'air. Elle interrogea Clémence.

— C'est le père Bijard qui flanque une roulée à sa femme, répondit la repasseuse. Il était sous la porte, gris comme un Polonais, à la guetter revenir du lavoir… Il lui a fait grimper l'escalier à coups de poing, et maintenant il l'assomme là-haut, dans leur chambre… Tenez, entendez-vous les cris?

Gervaise monta rapidement. Elle avait de l'amitié pour madame Bijard, sa laveuse, qui était une femme d'un grand courage. Elle espérait mettre le holà. En haut, au sixième, la porte de la chambre était restée ouverte, quelques locataires s'exclamaient sur le carré, tandis que madame Boche, devant la porte, criait:

— Voulez-vous bien finir!… On va aller chercher les sergents de ville, entendez-vous!

Personne n'osait se risquer dans la chambre, parce qu'on connaissait Bijard, une bête brute quand il était soûl. Il ne dessoûlait jamais, d'ailleurs. Les rares jours où il travaillait, il posait un litre d'eau-de-vie près de son étau de serrurier, buvant au goulot toutes les demi-heures. Il ne se soutenait plus autrement, il aurait pris feu comme une torche, si l'on avait approché une allumette de sa bouche.

— Mais on ne peut pas la laisser massacrer! dit Gervaise toute tremblante.

Et elle entra. La chambre, mansardée, très propre, était nue et froide, vidée par l'ivrognerie de l'homme, qui enlevait les draps du lit pour les boire. Dans la lutte, la table avait roulé jusqu'à la fenêtre, les deux chaises culbutées étaient tombées, les pieds en l'air. Sur le carreau, au milieu, madame Bijard, les jupes encore trempées par l'eau du lavoir et collées à ses cuisses, les cheveux arrachés, saignante, râlait d'un souffle fort, avec des oh! oh! prolongés, à chaque coup de talon de Bijard. Il l'avait d'abord abattue de ses deux poings; maintenant, il la piétinait.

— Ah! garce!… ah! garce!… ah! garce!… grognait-il d'une voix étouffée, accompagnant de ce mot chaque coup, s'affolant à le répéter, frappant plus fort à mesure qu'il s'étranglait davantage.

Puis, la voix lui manqua, il continua de taper sourdement, follement, raidi dans sa cotte et son bourgeron déguenillés, la face bleuie sous sa barbe sale, avec son front chauve taché de grandes plaques rouges. Sur le carré, les voisins disaient qu'il la battait parce qu'elle lui avait refusé vingt sous, le matin. On entendit la voix de Boche, au bas de l'escalier. Il appelait madame Boche, il lui criait:

— Descends, laisse-les se tuer, ça fera de la canaille de moins.

Cependant, le père Bru avait suivi Gervaise dans la chambre. A eux deux, ils tâchaient de raisonner le serrurier, de le pousser vers la porte. Mais il se retournait, muet, une écume aux lèvres; et, dans ses yeux pâles, l'alcool flambait, allumait une flamme de meurtre. La blanchisseuse eut le poignet meurtri; le vieil ouvrier alla tomber sur la table. Par terre, madame Bijard soufflait plus fort, la bouche grande ouverte, les paupières closes. A présent, Bijard la manquait; il revenait, s'acharnait, frappait à côté, enragé, aveuglé, s'attrapant lui-même avec les claques qu'il envoyait dans le vide. Et, pendant toute cette tuerie, Gervaise voyait, dans un coin de la chambre, la petite Lalie, alors âgée de quatre ans, qui regardait son père assommer sa mère. L'enfant tenait entre ses bras, comme pour la protéger, sa soeur Henriette, sevrée de la veille. Elle était debout, la tête serrée dans une coiffe d'indienne, très pâle, l'air sérieux. Elle avait un large regard noir, d'une fixité pleine de pensées, sans une larme.

Quand Bijard eut rencontré une chaise et se fut étalé sur le carreau, où on le laissa ronfler, le père Bru aida Gervaise à relever madame Bijard. Maintenant, celle-ci pleurait à gros sanglots; et Lalie, qui s'était approchée, la regardait pleurer, habituée à ces choses, résignée déjà. La blanchisseuse, en redescendant, au milieu de la maison calmée, voyait toujours devant elle ce regard d'enfant de quatre ans, grave et courageux comme un regard de femme.

— Monsieur Coupeau est sur le trottoir d'en face, lui cria Clémence, dès qu'elle l'aperçut. Il a l'air joliment poivre!

Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer un carreau d'un coup d'épaule, en manquant la porte. Il avait une ivresse blanche, les dents serrées, le nez pincé. Et Gervaise reconnut tout de suite le vitriol de l'Assommoir, dans le sang empoisonné qui lui blémissait la peau. Elle voulut rire, le coucher, comme elle faisait les jours où il avait le vin bon enfant. Mais il la bouscula, sans desserrer les lèvres; et, en passant, en gagnant de lui-même son lit, il leva le poing sur elle. Il ressemblait à l'autre, au soûlard qui ronflait là-haut, las d'avoir tapé. Alors, elle resta toute froide, elle pensait aux hommes, à son mari, à Goujet, à Lantier, le coeur coupé, désespérant d'être jamais heureuse.

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