L'Assommoir
Les jours suivants, Lantier eut beau recommencer ses litanies, Gervaise répondait qu'elle s'était vue plus bas et s'en était tirée. La belle avance, lorsqu'elle n'aurait plus sa boutique! Ça ne lui donnerait pas du pain. Elle allait, au contraire, reprendre des ouvrières et se faire une nouvelle clientèle. Elle disait cela pour se débattre contre les bonnes raisons du chapelier, qui la montrait par terre, écrasée sous les frais, sans le moindre espoir de remonter sur sa bête. Mais il eut la maladresse de prononcer encore le nom de Virginie, et elle s'entêta alors furieusement. Non, non, jamais! Elle avait toujours douté du coeur de Virginie; si Virginie ambitionnait la boutique, c'était pour l'humilier. Elle l'aurait cédée peut-être à la première femme dans la rue, mais pas à cette grande hypocrite qui attendait certainement depuis des années de lui voir faire le saut. Oh! ça expliquait tout. Elle comprenait à présent pourquoi des étincelles jaunes s'allumaient dans les yeux de chat de cette margot. Oui, Virginie gardait sur la conscience la fessée du lavoir, elle mijotait sa rancune dans la cendre. Eh bien, elle agirait prudemment en mettant sa fessée sous verre, si elle ne voulait pas en recevoir une seconde. Et ça ne serait pas long, elle pouvait apprêter son pétard. Lantier, devant ce débordement de mauvaises paroles, remoucha d'abord Gervaise; il l'appela tête de pioche, boîte à ragots, madame Pétesec, et s'emballa au point de traiter Coupeau lui-même de pedzouille, en l'accusant de ne pas savoir faire respecter un ami par sa femme. Puis, comprenant que la colère allait tout compromettre, il jura qu'il ne s'occuperait jamais plus des histoires des autres, car on en est trop mal récompensé; et il parut, en effet, ne pas pousser davantage à la cession du bail, guettant une occasion pour reparler de l'affaire et décider la blanchisseuse.
Janvier était arrivé, un sale temps, humide et froid. Maman Coupeau, qui avait toussé et étouffé tout décembre, dut se coller dans le lit, après les Rois. C'était sa rente; chaque hiver, elle attendait ça. Mais, cet hiver, autour d'elle, on disait qu'elle ne sortirait plus de sa chambre que les pieds en avant; et elle avait, à la vérité, un fichu râle qui sonnait joliment le sapin, grosse et grasse pourtant, avec un oeil déjà mort et la moitié de la figure tordue. Bien sûr, ses enfants ne l'auraient pas achevée; seulement, elle traînait depuis si longtemps, elle était si encombrante, qu'on souhaitait sa mort, au fond, comme une délivrance pour tout le monde. Elle-même serait beaucoup plus heureuse, car elle avait fait son temps, n'est-ce pas? et quand on a fait son temps, on n'a rien à regretter. Le médecin, appelé une fois, n'était même pas revenu. On lui donnait de la tisane, histoire de ne pas l'abandonner complètement. Toutes les heures, on entrait voir si elle vivait encore. Elle ne parlait plus, tant elle suffoquait; mais, de son oeil resté bon, vivant et clair, elle regardait fixement les personnes; et il y avait bien des choses dans cet oeil-là, des regrets du bel âge, des tristesses à voir les siens si pressés de se débarrasser d'elle, des colères contre cette vicieuse de Nana qui ne se gênait plus, la nuit, pour aller guetter en chemise par la porte vitrée.
Un lundi soir, Coupeau rentra paf. Depuis que sa mère était en danger, il vivait dans un attendrissement continu. Quand il fut couché, ronflant à poings fermés, Gervaise tourna encore un instant. Elle veillait maman Coupeau une partie de la nuit. D'ailleurs, Nana se montrait très brave, couchait toujours auprès de la vieille, en disant que, si elle l'entendait mourir, elle avertirait bien tout le monde. Cette nuit-là, comme la petite dormait et que la malade semblait sommeiller paisiblement, la blanchisseuse finit par céder à Lantier, qui l'appelait de sa chambre, où il lui conseillait de venir se reposer un peu. Ils gardèrent seulement une bougie allumée, posée à terre, derrière l'armoire. Mais, vers trois heures, Gervaise sauta brusquement du lit, grelottante, prise d'une angoisse. Elle avait cru sentir un souffle froid lui passer sur le corps. Le bout de bougie était brûlé, elle renouait ses jupons dans l'obscurité, étourdie, les mains fiévreuses. Ce fut seulement dans le cabinet, après s'être cognée aux meubles, qu'elle put allumer une petite lampe. Au milieu du silence écrasé des ténèbres, les ronflements du zingueur mettaient seuls deux notes graves. Nana, étalée sur le dos, avait un petit souffle, entre ses lèvres gonflées. Et Gervaise, ayant baissé la lampe qui faisait danser de grandes ombres, éclaira le visage de maman Coupeau, la vit toute blanche, la tête roulée sur l'épaule, avec les yeux ouverts. Maman Coupeau était morte.
Doucement, sans pousser un cri, glacée et prudente, la blanchisseuse revint dans la chambre de Lantier. Il s'était rendormi. Elle se pencha, en murmurant:
— -Dis donc, c'est fini, elle est morte.
Tout appesanti de sommeil, mal éveillé, il grogna d'abord:
— Fiche-moi la paix, couche-toi… Nous ne pouvons rien lui faire, si elle est morte.
Puis, il se leva sur un coude, demandant:
— Quelle heure est-il?
— Trois heures.
— Trois heures seulement! Couche-toi donc. Tu vas prendre du mal…
Lorsqu'il fera jour, on verra.
Mais elle ne l'écoutait pas, elle s'habillait complètement. Lui, alors, se recolla sous la couverture, le nez contre la muraille, en parlant de la sacrée tête des femmes. Est-ce que c'était pressé d'annoncer au monde qu'il y avait un mort dans le logement? Ça manquait de gaieté au milieu de la nuit, et il était exaspéré de voir son sommeil gâté par des idées noires. Cependant, quand elle eut reporté dans sa chambre ses affaires, jusqu'à ses épingles à cheveux, elle s'assit chez elle, sanglotant à son aise, ne craignant plus d'être surprise avec le chapelier. Au fond, elle aimait bien maman Coupeau, elle éprouvait un gros chagrin, après n'avoir ressenti, dans le premier moment, que de la peur et de l'ennui, en lui voyant choisir si mal son heure pour s'en aller. Et elle pleurait toute seule, très fort dans le silence, sans que le zingueur cessât de ronfler; il n'entendait rien, elle l'avait appelé et secoué, puis elle s'était décidée à le laisser tranquille, en réfléchissant que ce serait un nouvel embarras, s'il se réveillait. Comme elle retournait auprès du corps, elle trouva Nana sur son séant, qui se frottait les yeux. La petite comprit, allongea le menton pour mieux voir sa grand'mère, avec sa curiosité de gamine vicieuse; elle ne disait rien, elle était un peu tremblante, étonnée et satisfaite en face de cette mort qu'elle se promettait depuis deux jours, comme une vilaine chose, cachée et défendue aux enfants; et, devant ce masque blanc, aminci au dernier hoquet par la passion de la vie, ses prunelles de jeune chatte s'agrandissaient, elle avait cet engourdissement de l'échine dont elle était clouée derrière les vitres de la porte, quand elle allait moucharder là ce qui ne regarde pas les morveuses.
— Allons, lève-toi, lui dit sa mère à voix basse. Je ne veux pas que tu restes.
Elle se laissa couler du lit à regret, tournant la tête, ne quittant pas la morte du regard. Gervaise était fort embarrassée d'elle, ne sachant où la mettre, en attendant le jour. Elle se décidait à la faire habiller, lorsque Lantier, en pantalon et en pantoufles, vint la rejoindre; il ne pouvait plus dormir, il avait un peu honte de sa conduite. Alors, tout s'arrangea.
— Qu'elle se couche dans mon lit, murmura-t-il. Elle aura de la place.
Nana leva sur sa mère et sur Lantier ses grands yeux clairs, en prenant son air bête, son air du jour de l'an, quand on lui donnait des pastilles de chocolat. Et on n'eut pas besoin de la pousser, bien sûr; elle trotta en chemise, ses petons nus effleurant à peine le carreau; elle se glissa comme une couleuvre dans le lit, qui était encore tout chaud, et s'y tint allongée, enfoncée, son corps fluet bossuant à peine la couverture. Chaque fois que sa mère entra, elle la vit les yeux luisants dans sa face muette, ne dormant pas, ne bougeant pas, très rouge et paraissant réfléchir à des affaires.
Cependant, Lantier avait aidé Gervaise à habiller maman Coupeau; et ce n'était pas une petite besogne, car la morte pesait son poids. Jamais on n'aurait cru que cette vieille-là était si grasse et si blanche. Ils lui avaient mis des bas, un jupon blanc, une camisole, un bonnet; enfin son linge le meilleur. Coupeau ronflait toujours, deux notes, l'une grave, qui descendait, l'autre sèche, qui remontait; on aurait dit de la musique d'église, accompagnant les cérémonies du vendredi saint. Aussi, quand la morte fut habillée et proprement étendue sur son lit, Lantier se versa-t-il un verre de vin, pour se remettre, car il avait le coeur à l'envers. Gervaise fouillait dans la commode, cherchant un petit crucifix en cuivre, apporté par elle de Plassans; mais elle se rappela que maman Coupeau elle-même devait l'avoir vendu. Ils avaient allumé le poêle. Ils passèrent le reste de la nuit, à moitié endormis sur des chaises, achevant le litre entamé, embêtés et se boudant, comme si c'était de leur faute.
Vers sept heures, avant le jour, Coupeau se réveilla enfin. Quand il apprit le malheur, il resta l'oeil sec d'abord, bégayant, croyant vaguement qu'on lui faisait une farce. Puis, il se jeta par terre, il alla tomber devant la morte; et il l'embrassait, il pleurait comme un veau, avec de si grosses larmes, qu'il mouillait le drap en s'essuyant les joues. Gervaise s'était remise à sangloter, très touchée de la douleur de son mari, raccommodée avec lui; oui, il avait le fond meilleur qu'elle ne le croyait. Le désespoir de Coupeau se mêlait à un violent mal aux cheveux. Il se passait les doigts dans les crins, il avait la bouche pâteuse des lendemains de culotte, encore un peu allumé malgré ses dix heures de sommeil. Et il se plaignait, les poings serrés. Nom de Dieu! sa pauvre mère qu'il aimait tant, la voilà qui était partie! Ah! qu'il avait mal au crâne, ça l'achèverait! Une vraie perruque de braise sur sa tête, et son coeur avec ça qu'on lui arrachait maintenant! Non, le sort n'était pas juste de s'acharner ainsi après un homme!
— Allons, du courage, mon vieux, dit Lantier en le relevant. Il faut se remettre.
Il lui versait un verre de vin, mais Coupeau refusa de boire.
— Qu'est-ce que j'ai donc? j'ai du cuivre dans le coco… C'est maman, c'est quand je l'ai vue, j'ai eu le goût du cuivre…Maman, mon Dieu! maman, maman…
Et il recommença à pleurer comme un enfant. Il but tout de même le verre de vin, pour éteindre le feu qui lui brûlait la poitrine. Lantier fila bientôt, sous le prétexte d'aller prévenir la famille et de passer à la mairie faire la déclaration. Il avait besoin de prendre l'air. Aussi ne se pressa-t-il pas, fumant des cigarettes, goûtant le froid vif de la matinée. En sortant de chez madame Lerat, il entra même dans une crèmerie des Batignolles prendre une tasse de café bien chaud. Et il resta là une bonne heure, à réfléchir.
Cependant, dès neuf heures, la famille se trouva réunie dans la boutique, dont on laissait les volets fermés. Lorilleux ne pleura pas; d'ailleurs, il avait de l'ouvrage pressé, il remonta presque tout de suite à son atelier, après s'être dandiné un instant avec une figure de circonstance. Madame Lorilleux et madame Lerat avaient embrassé les Coupeau et se tamponnaient les yeux, où de petites larmes roulaient. Mais la première, quand elle eut jeté un coup d'oeil rapide autour de la morte, haussa brusquement la voix pour dire que ça n'avait pas de bon sens, que jamais on ne laissait auprès d'un corps une lampe allumée; il fallait de la chandelle, et l'on envoya Nana acheter un paquet de chandelles, des grandes. Ah bien! on pouvait mourir chez la Banban, elle vous arrangerait d'une drôle de façon! Quelle cruche, ne pas savoir seulement se conduire avec un mort! Elle n'avait donc enterré personne dans sa vie? Madame Lerat dut monter chez les voisines pour emprunter un crucifix; elle en rapporta un trop grand, une croix de bois noir où était cloué un Christ de carton peint, qui barra toute la poitrine de maman Coupeau, et dont le poids semblait l'écraser. Ensuite, on chercha de l'eau bénite; mais personne n'en avait, ce fut Nana qui courut de nouveau jusqu'à l'église en prendre une bouteille. En un tour de main, le cabinet eut une autre tournure; sur une petite table, une chandelle brûlait, à côté d'un verre plein d'eau bénite, dans lequel trempait une branche de buis. Maintenant, si du monde venait, ce serait propre, au moins. Et l'on disposa les chaises en rond, dans la boutique, pour recevoir.
Lantier rentra seulement à onze heures. Il avait demandé des renseignements au bureau des pompes funèbres.
— La bière est de douze francs, dit-il. Si vous voulez avoir une messe, ce sera dix francs de plus. Enfin, il y a le corbillard, qui se paie suivant les ornements…
— Oh! c'est bien inutile, murmura madame Lorilleux, en levant la tête d'un air surpris et inquiet. On ne ferait pas revenir maman, n'est-ce pas?… Il faut aller selon sa bourse.
— Sans doute, c'est ce que je pense, reprit le chapelier. J'ai seulement pris les chiffres pour votre gouverne… Dites-moi ce que vous désirez; après le déjeuner, j'irai commander.
On parlait à demi-voix, dans le petit jour qui éclairait la pièce par les fentes des volets. La porte du cabinet restait grande ouverte; et, de cette ouverture béante, sortait le gros silence de la mort. Des rires d'enfants montaient dans la cour, une ronde de gamines tournait, au pâle soleil d'hiver. Tout à coup, on entendit Nana, qui s'était échappée de chez les Boche, où on l'avait envoyée. Elle commandait de sa voix aiguë, et les talons battaient les pavés, tandis que ces paroles chantées s'envolaient avec un tapage d'oiseaux braillards:
Notre âne, notre âne,
Il a mal à la patte.
Madame lui a fait faire
Un joli patatoire,
Et des souliers lilas, la, la,
Et des souliers lilas!
Gervaise attendit pour dire à son tour:
— Nous ne sommes pas riches, bien sûr; mais nous voulons encore nous conduire proprement… Si maman Coupeau ne nous a rien laissé, ce n'est pas une raison pour la jeter dans la terre comme un chien…. Non, il faut une messe, avec un corbillard assez gentil….
— Et qui est-ce qui paiera? demanda violemment madame Lorilleux. Pas nous, qui avons perdu de l'argent la semaine dernière; pas vous non plus, puisque vous êtes ratissés…. Ah! vous devriez voir pourtant où ça vous a conduits, de chercher à épater le monde!
Coupeau, consulté, bégaya, avec un geste de profonde indifférence; il se rendormait sur sa chaise. Madame Lerat dit qu'elle paierait sa part. Elle était de l'avis de Gervaise, on devait se montrer propre. Alors, toutes deux, sur un bout de papier, elles calculèrent: en tout, ça monterait à quatre-vingt-dix francs environ, parce qu'elles se décidèrent, après une longue explication, pour un corbillard orné d'un étroit lambrequin.
— Nous sommes trois, conclut la blanchisseuse. Nous donnerons chacune trente francs. Ce n'est pas la ruine.
Mais madame Lorilleux éclata, furieuse.
— Eh bien! moi, je refuse, oui, je refuse!… Ce n'est pas pour les trente francs. J'en donnerais cent mille, si je les avais, et s'ils devaient ressusciter maman…. Seulement, je n'aime pas les orgueilleux. Vous avez une boutique, vous rêvez de crâner devant le quartier. Mais nous n'entrons pas là dedans, nous autres. Nous ne posons pas…. Oh! vous vous arrangerez. Mettez des plumes sur le corbillard, si ça vous amuse.
— On ne vous demande rien, finit par répondre Gervaise. Lorsque je devrais me vendre moi-même, je ne veux avoir aucun reproche à me faire. J'ai nourri maman Coupeau sans vous, je l'enterrerai bien sans vous… Déjà une fois, je ne vous l'ai pas mâché: je ramasse les chats perdus, ce n'est pas pour laisser votre mère dans la crotte.
Alors, madame Lorilleux pleura, et Lantier dut l'empêcher de partir. La querelle devenait si bruyante, que madame Lerat, poussant des chut! énergiques, crut devoir aller doucement dans le cabinet, et jeta sur la morte un regard fâché et inquiet, comme si elle craignait de la trouver éveillée, écoutant ce qu'on discutait à côté d'elle. A ce moment, la ronde des petites filles reprenait dans la cour, le filet de voix perçant de Nana dominait les autres.
Notre âne, notre âne,
Il a bien mal au ventre.
Madame lui a fait faire
Un joli ventrouilloire,
Et des souliers lilas, la, la,
Et des souliers lilas!
— Mon Dieu! que ces enfants sont énervants, avec leur chanson! dit à Lantier Gervaise toute secouée et près de sangloter d'impatience et de tristesse. Faites-les donc taire, et reconduisez Nana chez la concierge à coups de pied quelque part!
Madame Lerat et madame Lorilleux s'en allèrent déjeuner en promettant de revenir. Les Coupeau se mirent à table, mangèrent de la charcuterie, mais sans faim, en n'osant seulement pas taper leur fourchette. Ils étaient très ennuyés, hébétés, avec cette pauvre maman Coupeau qui leur pesait sur les épaules et leur paraissait emplir toutes les pièces. Leur vie se trouvait dérangée. Dans le premier moment, ils piétinaient sans trouver les objets, ils avaient une courbature, comme au lendemain d'une noce. Lantier reprit tout de suite la porte pour retourner aux pompes funèbres, emportant les trente francs de madame Lerat et soixante francs que Gervaise était allée emprunter à Goujet, en cheveux, pareille à une folle. L'après-midi, quelques visites arrivèrent, des voisines mordues de curiosité, qui se présentaient soupirant, roulant des yeux éplorés; elles entraient dans le cabinet, dévisageaient la morte, en faisant un signe de croix et en secouant le brin de buis trempé d'eau bénite; puis, elles s'asseyaient dans la boutique, où elles parlaient de la chère femme, interminablement, sans se lasser de répéter la même phrase pendant des heures. Mademoiselle Remanjou avait remarqué que son oeil droit était resté ouvert, madame Gaudron s'entêtait à lui trouver une belle carnation pour son âge, et madame Fauconnier restait stupéfaite de lui avoir vu manger son café, trois jours auparavant. Vrai, on claquait vite, chacun pouvait graisser ses bottes. Vers le soir, les Coupeau commençaient à en avoir assez. C'était une trop grande affliction pour une famille, de garder un corps si longtemps. Le gouvernement aurait bien dû faire une autre loi là-dessus. Encore toute une soirée, toute une nuit et toute une matinée, non! ça ne finirait jamais. Quand on ne pleure plus, n'est-ce pas? le chagrin tourne à l'agacement, on finirait par mal se conduire. Maman Coupeau, muette et raide au fond de l'étroit cabinet, se répandait de plus en plus dans le logement, devenait d'un poids qui crevait le monde. Et la famille, malgré elle, reprenait son train-train, perdait de son respect.
— Vous mangerez un morceau avec nous, dit Gervaise à madame Lerat et à madame Lorilleux, lorsqu'elles reparurent. Nous sommes trop tristes, nous ne nous quitterons pas.
On mit le couvert sur l'établi. Chacun, en voyant les assiettes, songeait aux gueuletons qu'on avait faits là. Lantier était de retour. Lorilleux descendit. Un pâtissier venait d'apporter une tourte, car la blanchisseuse n'avait pas la tête à s'occuper de cuisine. Comme on s'asseyait, Boche entra dire que M. Marescot demandait à se présenter, et le propriétaire se présenta, très grave, avec sa large décoration sur sa redingote. Il salua en silence, alla droit au cabinet, où il s'agenouilla. Il était d'une grande piété; il pria d'un air recueilli de curé, puis traça une croix en l'air, en aspergeant le corps avec la branche de buis. Toute la famille, qui avait quitté la table, se tenait debout, fortement impressionnée. M. Marescot, ayant achevé ses dévotions, passa dans la boutique et dit aux Coupeau:
— Je suis venu pour les deux loyers arriérés. Êtes-vous en mesure?
— Non, monsieur, pas tout à fait, balbutia Gervaise, très contrariée d'entendre parler de ça devant les Lorilleux. Vous comprenez, avec le malheur qui nous arrive…
— Sans doute, mais chacun a ses peines, reprit le propriétaire en élargissant ses doigts immenses d'ancien ouvrier. Je suis bien fâché, je ne puis attendre davantage… Si je ne suis pas payé après-demain matin, je serai forcé d'avoir recours à une expulsion.
Gervaise joignit les mains, les larmes aux yeux, muette et l'implorant. D'un hochement énergique de sa grosse tête osseuse, il lui fit comprendre que les supplications étaient inutiles. D'ailleurs, le respect dû aux morts interdisait toute discussion. Il se retira discrètement, à reculons.
— Mille pardons de vous avoir dérangés, murmura-t-il. Après-demain matin, n'oubliez pas.
Et, comme en s'en allant il passait de nouveau devant le cabinet, il salua une dernière fois le corps d'une génuflexion dévote, à travers la porte grande ouverte.
On mangea d'abord vite, pour ne pas paraître y prendre du plaisir. Mais, arrivé au dessert, on s'attarda, envahi d'un besoin de bien-être. Par moments, la bouche pleine, Gervaise ou l'une des deux soeurs se levait, allait jeter un coup d'oeil dans le cabinet, sans même lâcher sa serviette; et quand elle se rasseyait, achevant sa bouchée, les autres la regardaient une seconde, pour voir si tout marchait bien, à côté. Puis, les dames se dérangèrent moins souvent, maman Coupeau fut oubliée. On avait fait un baquet de café, et du très-fort, afin de se tenir éveillé toute la nuit. Les Poisson vinrent sur les huit heures. On les invita à en boire un verre. Alors, Lantier, qui guettait le visage de Gervaise, parut saisir une occasion attendue par lui depuis le matin. A propos de la saleté des propriétaires qui entraient demander de l'argent dans les maisons où il y avait un mort, il dit brusquement:
— C'est un jésuite, ce salaud, avec son air de servir la messe!…
Mais, moi, à votre place, je lui planterais là sa boutique.
Gervaise, éreintée de fatigue, molle et énervée, répondit en s'abandonnant:
— Oui, bien sûr, je n'attendrai pas les hommes de loi…. Ah! j'en ai plein le dos, plein le dos. Les Lorilleux, jouissant à l'idée que la Banban n'aurait plus de magasin, l'approuvèrent beaucoup. On ne se doutait pas de ce que coûtait une boutique. Si elle ne gagnait que trois francs chez les autres, au moins elle n'avait pas de frais, elle ne risquait pas de perdre de grosses sommes. Ils firent répéter cet argument-là à Coupeau, en le poussant; il buvait beaucoup, il se maintenait dans un attendrissement continu, pleurant tout seul dans son assiette. Comme la blanchisseuse semblait se laisser convaincre, Lantier cligna les yeux, en regardant les Poisson. Et la grande Virginie intervint, se montra très aimable.
— Vous savez, on pourrait s'entendre. Je prendrais la suite du bail, j'arrangerais votre affaire avec le propriétaire… Enfin, vous seriez toujours plus tranquille.
— Non, merci, déclara Gervaise, qui se secoua, comme prise d'un frisson. Je sais où trouver les termes, si je veux. Je travaillerai; j'ai mes deux bras, Dieu merci! pour me tirer d'embarras.
— On causera de ça plus tard, se hâta de dire le chapelier. Ce n'est pas convenable, ce soir… Plus tard, demain, par exemple.
A ce moment, madame Lerat, qui était allée dans le cabinet, poussa un léger cri. Elle avait eu peur, parce qu'elle avait trouvé la chandelle éteinte, brûlée jusqu'au bout. Tout le monde s'occupa à en rallumer une autre; et l'on hochait la tête, en répétant que ce n'était pas bon signe, quand la lumière s'éteignait auprès d'un mort.
La veillée commença. Coupeau s'était allongé, pas pour dormir, disait-il, pour réfléchir; et il ronflait cinq minutes après. Lorsqu'on envoya Nana coucher chez les Boche, elle pleura; elle se régalait depuis le matin, à l'espoir d'avoir bien chaud dans le grand lit de son bon ami Lantier. Les Poisson restèrent jusqu'à minuit. On avait fini par faire du vin à la française, dans un saladier, parce que le café donnait trop sur les nerfs de ces dames. La conversation tournait aux effusions tendres. Virginie parlait de la campagne: elle aurait voulu être enterrée au coin d'un bois avec des fleurs des champs sur sa tombe. Madame Lerat gardait déjà, dans son armoire, le drap pour l'ensevelir, et elle le parfumait toujours d'un bouquet de lavande; elle tenait à avoir une bonne odeur sous le nez, quand elle mangerait les pissenlits par la racine. Puis, sans transition, le sergent de ville raconta qu'il avait arrêté une grande belle fille le matin, qui venait de voler dans la boutique d'un charcutier; en la déshabillant chez le commissaire, on lui avait trouvé dix saucissons pendus autour du corps, devant et derrière. Et, madame Lorilleux ayant dit d'un air de dégoût qu'elle n'en mangerait pas, de ces saucissons-là, la société s'était mise à rire doucement. La veillée s'égaya, en gardant les convenances.
Mais comme on achevait le vin à la française, un bruit singulier, un ruissellement sourd, sortit du. cabinet. Tous levèrent la tête, se regardèrent.
— Ce n'est rien, dit tranquillement Lantier, en baissant la voix.
Elle se vide.
L'explication fit hocher la tête, d'un air rassuré, et la compagnie reposa les verres sur la table.
Enfin, les Poisson se retirèrent. Lantier partit avec eux: il allait chez un ami, disait-il, pour laisser son lit aux dames, qui pourraient s'y reposer une heure, chacune à son tour. Lorilleux monta se coucher tout seul, en répétant que ça ne lui était pas arrivé depuis son mariage. Alors, Gervaise et les deux soeurs, restées avec Coupeau endormi, s'organisèrent auprès du poêle, sur lequel elles tinrent du café chaud. Elles étaient, là, pelotonnées, pliées en deux, les mains sous leur tablier, le nez au-dessus du feu, à causer très bas, dans le grand silence du quartier. Madame Lorilleux geignait: elle n'avait pas de robe noire, elle aurait pourtant voulu éviter d'en acheter une, car ils étaient bien gênés, bien gênés; et elle questionna Gervaise, demandant si maman Coupeau ne laissait pas une jupe noire, cette jupe qu'on lui avait donnée pour sa fête. Gervaise dut aller chercher la jupe. Avec un pli à la taille, elle pourrait servir. Mais madame Lorilleux voulait aussi du vieux linge, parlait du lit, de l'armoire, des deux chaises, cherchait des yeux les bibelots qu'il fallait partager. On manqua se fâcher. Madame Lerat mit la paix; elle était plus juste: les Coupeau avaient eu la charge de la mère, ils avaient bien gagné ses quatre guenilles. Et, toutes trois, elles s'assoupirent de nouveau au-dessus du poêle, dans des ragots monotones. La nuit leur semblait terriblement longue. Par moments, elles se secouaient, buvaient du café, allongeaient la tête dans le cabinet, où la chandelle, qu'on ne devait pas moucher, brûlait avec une flamme rouge et triste, grossie par les champignons charbonneux de la mèche. Vers le matin, elles grelottaient, malgré la forte chaleur du poêle. Une angoisse, une lassitude d'avoir trop causé, les suffoquaient, la langue sèche, les yeux malades. Madame Lerat se jeta sur le lit de Lantier et ronfla comme un homme; tandis que les deux autres, la tête tombée et touchant les genoux, dormaient devant le feu. Au petit jour, un frisson les réveilla. La chandelle de maman Coupeau venait encore de s'éteindre. Et, comme, dans l'obscurité, le ruissellement sourd recommençait, madame Lorilleux donna l'explication à voix haute, pour se tranquilliser elle-même.
— Elle se vide, répéta-t-elle, en allumant une autre chandelle.
L'enterrement était pour dix heures et demie. Une jolie matinée, à mettre avec la nuit et avec la journée de la veille! C'est-à-dire que Gervaise, tout en n'ayant pas un sou, aurait donné cent francs à celui qui serait venu prendre maman Coupeau trois heures plus tôt. Non, on a beau aimer les gens, ils sont trop lourds, quand ils sont morts; et même plus on les aime, plus on voudrait se vite débarrasser d'eux.
Une matinée d'enterrement est par bonheur pleine de distractions. On a toutes sortes de préparatifs à faire. On déjeuna d'abord. Puis, ce fut justement le père Bazouge, le croque-mort du sixième, qui apporta la bière et le sac de son. Il ne dessoûlait pas, ce brave homme. Ce jour-là, à huit heures, il était encore tout rigolo d'une cuite prise la veille.
— Voilà, c'est pour ici, n'est-ce pas? dit-il.
Et il posa la bière, qui eut un craquement de boîte neuve.
Mais, comme il jetait à côté le sac de son, il resta les yeux écarquillés, la bouche ouverte, en apercevant Gervaise devant lui.
— Pardon, excuse, je me trompe, balbutia-t-il. On m'avait dit que c'était pour chez vous.
Il avait déjà repris le sac, la blanchisseuse dut lui crier:
— Laissez donc ça, c'est pour ici.
— Ah! tonnerre de Dieu! faut s'expliquer! reprit-il en se tapant sur la cuisse. Je comprends, c'est la vieille…
Gervaise était devenue toute blanche. Le père Bazouge avait apporté la bière pour elle. Il continuait se montrant galant, cherchant à s'excuser:
— N'est-ce pas? on racontait hier qu'il y en avait une de partie, au rez-de-chaussée. Alors, moi, j'avais cru… Vous savez, dans notre métier, ces choses-là, ça entre par une oreille et ça sort par l'autre… Je vous fais tout de même mon compliment. Hein? le plus tard, c'est encore le meilleur, quoique la vie ne soit pas toujours drôle, ah! non, par exemple!
Elle l'écoutait, se reculait, avec la peur qu'il ne la saisît de ses grandes mains sales, pour l'emporter dans sa boîte. Déjà une fois, le soir de ses noces, il lui avait dit en connaître des femmes, qui le remercieraient, s'il montait les prendre. Eh bien! elle n'en était pas là, ça lui faisait froid dans l'échine. Son existence s'était gâtée, mais elle ne voulait pas s'en aller si tôt; oui, elle aimait mieux crever la faim pendant des années, que de crever la mort, l'histoire d'une seconde.
— Il est poivre, murmura-t-elle d'un air de dégoût mêlé d'épouvante. L'administration devrait au moins ne pas envoyer des pochards. On paye assez cher.
Alors, le croque-mort se montra goguenard et insolent.
— Dites donc, ma petite mère, ce sera pour une autre fois. Tout à votre service, entendez-vous! Vous n'avez qu'à me faire signe. C'est moi qui suis le consolateur des dames… Et ne crache pas sur le père Bazouge, parce qu'il en a tenu dans ses bras de plus chic que toi, qui se sont laissé arranger sans se plaindre, bien contentes de continuer leur dodo à l'ombre.
— Taisez-vous, père Bazouge! dit sévèrement Lorilleux, accouru au bruit des voix. Ce ne sont pas des plaisanteries convenables. Si l'on se plaignait, vous seriez renvoyé… Allons, fichez le camp, puisque vous ne respectez pas les principes.
Le croque-mort s'éloigna, mais on l'entendit longtemps sur le trottoir, qui bégayait:
— De quoi, les principes!… Il n'y a pas de principes… il n'y a pas de principes… il n'y a que l'honnêteté!
Enfin, dix heures sonnèrent. Le corbillard était en retard. Il y avait déjà du monde dans la boutique, des amis et des voisins, M. Madinier, Mes-Bottes, madame Gaudron, mademoiselle Remanjou; et, toutes les minutes, entre les volets fermés, par l'ouverture béante de la porte, une tête d'homme ou de femme s'allongeait, pour voir si ce lambin de corbillard n'arrivait pas. La famille, réunie dans la pièce du fond, donnait des poignées de mains. De courts silences se faisaient, coupés de chuchotements rapides, une attente agacée et fiévreuse, avec des courses brusques de robe, madame Lorilleux qui avait oublié son mouchoir, ou bien madame Lerat qui cherchait un paroissien à emprunter. Chacun, en arrivant, apercevait au milieu du cabinet, devant le lit, la bière ouverte; et, malgré soi, chacun restait à l'étudier du coin de l'oeil, calculant que jamais la grosse maman Coupeau ne tiendrait là dedans. Tout le monde se regardait, avec cette pensée dans les yeux, sans se la communiquer. Mais, il y eut une poussée à la porte de la rue. M. Madinier vint annoncer d'une voix grave et contenue, en arrondissant les bras:
— Les voici!
Ce n'était pas encore le corbillard. Quatre croque-morts entrèrent à la file, d'un pas pressé, avec leurs faces rouges et leurs mains gourdes de déménageurs, dans le noir pisseux de leurs vêtements, usés et blanchis au frottement des bières. Le père Bazouge marchait le premier, très soûl et très convenable; dès qu'il était à la besogne, il retrouvait son aplomb. Ils ne prononcèrent pas un mot, la tête un peu basse, pesant déjà maman Coupeau du regard. Et ça ne traîna pas, la pauvre vieille fut emballée, le temps d'éternuer. Le plus petit, un jeune qui louchait, avait vidé le son dans le cercueil, et l'étalait en le pétrissant, comme s'il voulait faire du pain. Un autre, un grand maigre celui-là, l'air farceur, venait d'étendre le drap par-dessus. Puis, une, deux, allez-y! tous les quatre saisirent le corps, l'enlevèrent, deux aux pieds, deux à la tête. On ne retourne pas plus vite une crêpe. Les gens qui allongeaient le cou purent croire que maman Coupeau était sautée d'elle-même dans la boîte. Elle avait glissé là comme chez elle, oh! tout juste, si juste, qu'on avait entendu son frôlement contre le bois neuf. Elle touchait de tous les côtés, un vrai tableau dans un cadre. Mais enfin elle y tenait, ce qui étonna les assistants; bien sûr, elle avait dû diminuer depuis la veille. Cependant les croque-morts s'étaient relevés et attendaient; le petit louche prit le couvercle, pour inviter la famille à faire les derniers adieux; tandis que Bazouge mettait des clous dans sa bouche et apprêtait le marteau. Alors, Coupeau, ses deux soeurs, Gervaise, d'autres encore, se jetèrent à genoux, embrassèrent la maman qui s'en allait, avec de grosses larmes, dont les gouttes chaudes tombaient et roulaient sur ce visage raidi, froid comme une glace. Il y avait un bruit prolongé de sanglots. Le couvercle s'abattit, le père Bazouge enfonça ses clous avec le chic d'un emballeur, deux coups pour chaque pointe; et personne ne s'écouta pleurer davantage dans ce vacarme de meuble qu'on répare. C'était fini. On partait.
— S'il est possible de faire tant d'esbrouffe, dans un moment pareil! dit madame Lorilleux à son mari, en apercevant le corbillard devant la porte.
Le corbillard révolutionnait le quartier. La tripière appelait les garçons de l'épicier, le petit horloger était sorti sur le trottoir, les voisins se penchaient aux fenêtres. Et tout ce monde causait du lambrequin à franges de coton blanches. Ah! les Coupeau auraient mieux fait de payer leurs dettes! Mais, comme le déclaraient les Lorilleux, lorsqu'on a de l'orgueil, ça sort partout et quand même.
— C'est honteux! répétait au même instant Gervaise, en parlant du chaîniste et de sa femme. Dire que ces rapiats n'ont pas même apporté un bouquet de violettes pour leur mère!
Les Lorilleux, en effet, étaient venus les mains vides. Madame Lerat avait donné une couronne de fleurs artificielles. Et l'on mit encore sur la bière une couronne d'immortelles et un bouquet achetés par les Coupeau. Les croque-morts avaient dû donner un fameux coup d'épaule pour hisser et charger le corps. Le cortège fut lent à s'organiser. Coupeau et Lorilleux, en redingote, le chapeau à la main, conduisaient le deuil; le premier dans son attendrissement que deux verres de vin blanc, le matin, avaient entretenu, se tenait au bras de son beau-frère, les jambes molles et les cheveux malades. Puis marchaient les hommes, M. Madinier, très grave, tout en noir, Mes-Bottes, un paletot sur sa blouse, Boche, dont le pantalon jaune fichait un pétard, Lantier, Gaudron, Bibi-la-Grillade, Poisson, d'autres encore. Les dames arrivaient ensuite, au premier rang madame Lorilleux qui traînait la jupe retapée de la morte, madame Lerat cachant sous un châle son deuil improvisé, un caraco garni de lilas, et à la file Virginie, madame Gaudron, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou, tout le reste de la queue. Quand le corbillard s'ébranla et descendit lentement la rue de la Goutte-d'Or, au milieu des signes de croix et des coups de chapeau, les quatre croque-morts prirent la tête, deux en avant, les deux autres à droite et à gauche. Gervaise était restée pour fermer la boutique. Elle confia Nana à madame Boche, et elle rejoignit le convoi en courant, pendant que la petite, tenue par la concierge, sous le perche, regardait d'un oeil profondément intéressé sa grand'mère disparaître au fond de la rue, dans cette belle voiture.
Juste au moment où la blanchisseuse essoufflée rattrapait la queue, Goujet arrivait de son côté. Il se mit avec les hommes; mais il se retourna, et la salua d'un signe de tête, si doucement, qu'elle se sentit tout d'un coup très malheureuse et qu'elle fut reprise par les larmes. Elle ne pleurait plus seulement maman Coupeau, elle pleurait quelque chose d'abominable, qu'elle n'aurait pas pu dire, et qui l'étouffait. Durant tout le trajet, elle tint son mouchoir appuyé contre ses yeux. Madame Lorilleux, les joues sèches et enflammées, la regardait de côté, en ayant l'air de l'accuser de faire du genre.
A l'église, la cérémonie fut vite bâclée. La messe traîna pourtant un peu, parce que le prêtre était très vieux. Mes-Bottes et Bibi-la-Grillade avaient préféré rester dehors, à cause de la quête. M. Madinier, tout le temps, étudia les curés, et il communiquait à Lantier ses observations: ces farceurs-là, en crachant leur latin, ne savaient seulement pas ce qu'ils dégoisaient; ils vous enterraient une personne comme ils vous l'auraient baptisée ou mariée, sans avoir dans le coeur le moindre sentiment. Puis, M. Madinier blâma ce tas de cérémonies, ces lumières, ces voix tristes, cet étalage devant les familles. Vrai, on perdait les siens deux fois, chez soi et à l'église. Et tous les hommes lui donnaient raison, car ce fut encore un moment pénible, lorsque, la messe finie, il y eut un barbottement de prières, et que les assistants durent défiler devant le corps, en jetant de l'eau bénite. Heureusement, le cimetière n'était pas loin, le petit cimetière de la Chapelle, un bout de jardin qui s'ouvrait sur la rue Marcadet. Le cortège y arriva débandé, tapant les pieds, chacun causant de ses affaires. La terre dure sonnait, on aurait volontiers battu la semelle. Le trou béant, près duquel on avait posé la bière, était déjà tout gelé, blafard et pierreux comme une carrière à plâtre; et les assistants, rangés autour des monticules de gravats, ne trouvaient pas drôle d'attendre par un froid pareil, embêtés aussi de regarder le trou. Enfin, un prêtre en surplis sortit d'une maisonnette, il grelottait, on voyait son haleine fumer, à chaque « de profundis » qu'il lâchait. Au dernier signe de croix, il se sauva, sans avoir envie de recommencer. Le fossoyeur prit sa pelle; mais, à cause de la gelée, il ne détachait que de grosses mottes, qui battaient une jolie musique là-bas au fond, un vrai bombardement sur le cercueil, une enfilade de coups de canon à croire que le bois se fendait. On a beau être égoïste, cette musique-là vous casse l'estomac. Les larmes recommencèrent. On s'en allait, on était dehors, qu'on entendait encore les détonations. Mes-Bottes, soufflant dans ses doigts, fit tout haut une remarque: Ah! tonnerre de Dieu! non! la pauvre maman Coupeau n'allait pas avoir chaud!
— Mesdames et la compagnie, dit le zingueur aux quelques amis restés dans la rue avec la famille, si vous voulez bien nous permettre de vous offrir quelque chose…
Et il entra le premier chez un marchand de vin de la rue Marcadet, A la descente du cimetière. Gervaise, demeurée sur le trottoir, appela Goujet qui s'éloignait, après l'avoir saluée d'un nouveau signe de tête. Pourquoi n'acceptait-il pas un verre de vin? Mais il était pressé, il retournait à l'atelier. Alors, ils se regardèrent un moment sans rien dire.
— Je vous demande pardon pour les soixante francs, murmura enfin la blanchisseuse. J'étais comme une folle, j'ai songé à vous…
— Oh! il n'y a pas de quoi, vous êtes pardonnée, interrompit le forgeron. Et, vous savez, tout à votre service, s'il vous arrivait un malheur… Mais n'en dites rien à maman, parce qu'elle a ses idées, et que je ne veux pas la contrarier.
Elle le regardait toujours; et, en le voyant si bon, si triste, avec sa belle barbe jaune, elle fut sur le point d'accepter son ancienne proposition, de s'en aller avec lui, pour être heureux ensemble quelque part. Puis, il lui vint une autre mauvaise pensée, celle de lui emprunter ses deux termes, à n'importe quel prix. Elle tremblait, elle reprit d'une voix caressante:
— Nous ne sommes pas fâchés, n'est-ce pas?
Lui, hocha la tête, en répondant:
— Non, bien sûr, jamais nous ne serons fâchés… Seulement, vous comprenez, tout est fini.
Et il s'en alla à grandes enjambées, laissant Gervaise étourdie, écoutant sa dernière parole battre dans ses oreilles avec un bourdonnement de cloche. En entrant chez le marchand de vin, elle entendait sourdement au fond d'elle: « Tout est fini, eh bien! « tout est fini; je n'ai plus rien à faire, moi, si tout est fini! » Elle s'assit, elle avala une bouchée de pain et de fromage, vida un verre plein qu'elle trouva devant elle.
C'était, au rez-de-chaussée, une longue salle à plafond bas, occupée par deux grandes tables. Des litres, des quarts de pain, de larges triangles de brie sur trois assiettes, s'étalaient à la file. La société mangeait sur le pouce, sans nappe et sans couverts. Plus loin, près du poêle qui ronflait, les quatre croque-morts achevaient de déjeuner.
— Mon Dieu! expliquait M. Madinier, chacun son tour. Les vieux font de la place aux jeunes…. Ça va vous sembler bien vide, votre logement, quand vous rentrerez.
— Oh! mon frère donne congé, dit vivement madame Lorilleux. C'est une ruine, cette boutique.
On avait travaillé Coupeau. Tout le monde le poussait à céder le bail. Madame Lerat elle-même, très bien avec Lantier et Virginie depuis quelque temps, chatouillée par l'idée qu'ils devaient avoir un béguin l'un pour l'autre, parlait de faillite et de prison, en prenant des airs effrayés. Et, brusquement, le zingueur se fâcha, son attendrissement tournait à la fureur, déjà trop arrosé de liquide.
— Écoute, cria-t-il dans le nez de sa femme, je veux que tu m'écoutes! Ta sacrée tête fait toujours des siennes. Mais, cette fois, je suivrai ma volonté, je t'avertis!
— Ah bien! dit Lantier, si jamais on la réduit par de bonnes paroles!
Il faudrait un maillet pour lui entrer ça dans le crâne.
Et tous deux tapèrent un instant sur elle. Ça n'empêchait pas les mâchoires de fonctionner. Le brie disparaissait, les litres coulaient comme des fontaines. Cependant, Gervaise mollissait sous les coups. Elle ne répondait rien, la bouche toujours pleine, se dépêchant, comme si elle avait eu très faim. Quand ils se lassèrent, elle leva doucement la tête, elle dit:
— En voilà assez, hein? Je m'en fiche pas mal de la boutique! Je n'en veux plus… Comprenez-vous, je m'en fiche! Tout est fini!
Alors, on redemanda du fromage et du pain, on causa sérieusement. Les Poisson prenaient le bail et offraient de répondre des deux termes arriérés. D'ailleurs, Boche acceptait l'arrangement, d'un air d'importance, au nom du propriétaire. Il loua même, séance tenante, un logement aux Coupeau, le logement vacant du sixième, dans le corridor des Lorilleux. Quant à Lantier, mon Dieu! il voulait bien garder sa chambre, si cela ne gênait pas les Poisson. Le sergent de ville s'inclina, ça ne le gênait pas du tout; on s'entend toujours entre amis, malgré les idées politiques. Et Lantier, sans se mêler davantage de la cession, en homme qui a conclu enfin sa petite affaire, se confectionna une énorme tartine de fromage de Brie; il se renversait, il la mangeait dévotement, le sang sous la peau, brûlant d'une joie sournoise, clignant les yeux pour guigner tour à tour Gervaise et Virginie.
— Eh! père Bazouge! appela Coupeau, venez donc boire un coup. Nous ne sommes pas fiers, nous sommes tous des travailleurs.
Les quatre croque-morts, qui s'en allaient, rentrèrent pour trinquer avec la société. Ce n'était pas un reproche, mais la dame de tout à l'heure pesait son poids et valait bien un verre de vin. Le père Bazouge regardait fixement la blanchisseuse, sans lâcher un mot déplacé. Elle se leva, mal à l'aise, elle quitta les hommes qui achevaient de se cocarder. Coupeau, soûl comme une grive, recommençait à viauper et disait que c'était le chagrin.
Le soir, quand Gervaise se retrouva chez elle, elle resta abêtie sur une chaise. Il lui semblait que les pièces étaient désertes et immenses. Vrai, ça faisait un fameux débarras. Mais elle n'avait bien sûr pas laissé que maman Coupeau au fond du trou, dans le petit jardin de la rue Marcadet. Il lui manquait trop de choses, ça devait être un morceau de sa vie à elle, et sa boutique, et son orgueil de patronne, et d'autres sentiments encore, qu'elle avait enterrés ce jour-là. Oui, les murs étaient nus, son coeur aussi, c'était un déménagement complet, une dégringolade dans le fossé. Et elle se sentait trop lasse, elle se ramasserait plus tard, si elle pouvait.
A dix heures, en se déshabillant, Nana pleura, trépigna. Elle voulait coucher dans le lit de maman Coupeau. Sa mère essaya de lui faire peur; mais la petite était trop précoce, les morts lui causaient seulement une grosse curiosité; si bien que, pour avoir la paix, on finit par lui permettre de s'allonger à la place de maman Coupeau. Elle aimait les grands lits, cette gamine; elle s'étalait, elle se roulait. Cette nuit-là, elle dormit joliment bien, dans la bonne chaleur et les chatouilles du matelas de plume.
X
Le nouveau logement des Coupeau se trouvait au sixième, escalier B. Quand on avait passé devant mademoiselle Remanjou, on prenait le corridor, à gauche. Puis, il fallait encore tourner. La première porte était celle des Bijard. Presque en face, dans un trou sans air, sous un petit escalier qui montait à la toiture, couchait le père Bru. Deux logements plus loin, on arrivait chez Bazouge. Enfin, contre Bazouge, c'étaient les Coupeau, une chambre et un cabinet donnant sur la cour. Et il n'y avait plus, au fond du couloir, que deux ménages, avant d'être chez les Lorilleux, tout au bout.
Une chambre et un cabinet, pas plus. Les Coupeau perchaient là, maintenant. Et encore la chambre était-elle large comme la main. Il fallait y faire tout, dormir, manger et le reste. Dans le cabinet, le lit de Nana tenait juste; elle devait se déshabiller chez son père et sa mère, et on laissait la porte ouverte, la nuit, pour qu'elle n'étouffât pas. C'était si petit, que Gervaise avait cédé des affaires aux Poisson en quittant la boutique, ne pouvant tout caser. Le lit, la table, quatre chaises, le logement était plein. Même le coeur crevé, n'ayant pas le courage de se séparer de sa commode, elle avait encombré le carreau de ce grand coquin de meuble, qui bouchait la moitié de la fenêtre. Un des battants se trouvait condamné, ça enlevait de la lumière et de la gaieté. Quand elle voulait regarder dans la cour, comme elle devenait très grosse, elle n'avait pas la place de ses coudes, elle se penchait de biais, le cou tordu, pour voir.
Les premiers jours, la blanchisseuse s'asseyait et pleurait. Ça lui semblait trop dur, de ne plus pouvoir se remuer chez elle, après avoir toujours été au large. Elle suffoquait, elle restait à la fenêtre pendant des heures, écrasée entre le mur et la commode, à prendre des torticolis. Là seulement elle respirait. La cour, pourtant, ne lui inspirait guère que des idées tristes. En face d'elle, du côté du soleil, elle apercevait son rêve d'autrefois, cette fenêtre du cinquième où des haricots d'Espagne, à chaque printemps, enroulaient leurs tiges minces sur un berceau de ficelles. Sa chambre, à elle, était du côté de l'ombre, les pots de réséda y mouraient en huit jours. Ah! non, la vie ne tournait pas gentiment, ce n'était guère l'existence qu'elle avait espérée. Au lieu d'avoir des fleurs sur sa vieillesse, elle roulait dans les choses qui ne sont pas propres. Un jour, en se penchant, elle eut une drôle de sensation, elle crut se voir en personne là-bas, sous le porche, près de la loge du concierge, le nez en l'air, examinant la maison pour la première fois; et ce saut de treize ans en arrière lui donna un élancement au coeur. La cour n'avait pas changé, les façades nues à peine plus noires et plus lépreuses; une puanteur montait des plombs rongés de rouille; aux cordes des croisées, séchaient des linges, des couches d'enfant emplâtrées d'ordure; en bas, le pavé défoncé restait sali des escarbilles de charbon du serrurier et des copeaux du menuisier; même, dans le coin humide de la fontaine, une mare coulée de la teinturerie avait une belle teinte bleue, d'un bleu aussi tendre que le bleu de jadis. Mais elle, à cette heure, se sentait joliment changée et décatie. Elle n'était plus en bas, d'abord, la figure vers le ciel, contente et courageuse, ambitionnant un bel appartement. Elle était sous les toits, dans le coin des pouilleux, dans le trou le plus sale, à l'endroit où l'on ne recevait jamais la visite d'un rayon. Et ça expliquait ses larmes, elle ne pouvait pas être enchantée de son sort.
Cependant, lorsque Gervaise se fut un peu accoutumée, les commencements du ménage, dans le nouveau logement, ne se présentèrent pas mal. L'hiver était presque fini, les quatre sous des meubles cédés à Virginie avaient facilité l'installation. Puis, dès les beaux jours, il arriva une chance, Coupeau se trouva embauché pour aller travailler en province, à Étampes; et là, il fit près de trois mois, sans se soûler, guéri un moment par l'air de la campagne. On ne se doute pas combien ça désaltère les pochards, de quitter l'air de Paris, où il y a dans les rues une vraie fumée d'eau-de-vie et de vin. A son retour, il était frais comme une rose, et il rapportait quatre cents francs, avec lesquels ils payèrent les deux termes arriérés de la boutique, dont les Poisson avaient répondu, ainsi que d'autres petites dettes du quartier, les plus criardes. Gervaise déboucha deux ou trois rues où elle ne passait plus. Naturellement, elle s'était mise repasseuse à la journée. Madame Fauconnier, très bonne femme pourvu qu'on la flattât, avait bien voulu la reprendre. Elle lui donnait même trois francs, comme à une première ouvrière, par égard pour son ancienne position de patronne. Aussi le ménage semblait-il devoir boulotter. Même, avec du travail et de l'économie, Gervaise voyait le jour où ils pourraient tout payer et s'arranger un petit train-train supportable. Seulement, elle se promettait ça, dans la fièvre de la grosse somme gagnée par son mari. A froid, elle acceptait le temps comme il venait, elle disait que les belles choses ne duraient pas.
Ce dont les Coupeau eurent le plus à souffrir alors, ce fut de voir les Poisson s'installer dans leur boutique. Ils n'étaient point trop jaloux de leur naturel, mais on les agaçait, on s'émerveillait exprès devant eux sur les embellissements de leurs successeurs. Les Boche, surtout les Lorilleux, ne tarissaient pas. A les entendre, jamais on n'aurait vu une boutique plus belle. Et ils parlaient de l'état de saleté où les Poisson avaient trouvé les lieux, ils racontaient que le lessivage seul était monté à trente francs. Virginie, après des hésitations, s'était décidée pour un petit commerce d'épicerie fine, des bonbons, du chocolat, du café, du thé. Lantier lui avait vivement conseillé ce commerce, car il y avait, disait-il, des sommes énormes à gagner dans la friandise. La boutique fut peinte en noir, et relevée de filets jaunes, deux couleurs distinguées. Trois menuisiers travaillèrent huit jours à l'agencement des casiers, des vitrines, un comptoir avec des tablettes pour les bocaux, comme chez les confiseurs. Le petit héritage, que Poisson tenait en réserve, dut être rudement écorné. Mais Virginie triomphait, et les Lorilleux, aidés des portiers, n'épargnaient pas à Gervaise un casier, une vitrine, un bocal, amusés quand ils voyaient sa figure changer. On a beau n'être pas envieux, on rage toujours quand les autres chaussent vos souliers et vous écrasent.
Il y avait aussi une question d'homme par-dessous. On affirmait que Lantier avait quitté Gervaise. Le quartier déclarait ça très bien. Enfin, ça mettait un peu de morale dans la rue. Et tout l'honneur de la séparation revenait à ce finaud de chapelier, que les dames gobaient toujours. On donnait des détails, il avait dû calotter la blanchisseuse pour la faire tenir tranquille, tant elle était acharnée après lui. Naturellement, personne ne disait la vérité vraie; ceux qui auraient pu la savoir, la jugeaient trop simple et pas assez intéressante. Si l'on voulait, Lantier avait en effet quitté Gervaise, en ce sens qu'il ne la tenait plus à sa disposition, le jour et la nuit; mais il montait pour sûr la voir au sixième, quand l'envie l'en prenait, car mademoiselle Remanjou le rencontrait sortant de chez les Coupeau à des heures peu naturelles. Enfin, les rapports continuaient, de bric et de broc, va comme je te pousse, sans que l'un ni l'autre y eût beaucoup de plaisir; un reste d'habitude, des complaisances réciproques, pas davantage. Seulement, ce qui compliquait la situation, c'était que le quartier, maintenant, fourrait Lantier et Virginie dans la même paire de draps. Là encore le quartier se pressait trop. Sans doute, le chapelier chauffait la grande brune; et ça se trouvait indiqué, puisqu'elle remplaçait Gervaise en tout et pour tout, dans le logement. Il courait justement une blague; on prétendait qu'une nuit il était allé chercher Gervaise sur l'oreiller du voisin, et qu'il avait ramené et gardé Virginie sans la reconnaître avant le petit jour, à cause de l'obscurité. L'histoire faisait rigoler, mais il n'était réellement pas si avancé, il se permettait à peine de lui pincer les hanches. Les Lorilleux n'en parlaient pas moins devant la blanchisseuse des amours de Lantier et de madame Poisson avec attendrissement, espérant la rendre jalouse. Les Boche, eux aussi, laissaient entendre que jamais ils n'avaient vu un plus beau couple. Le drôle, dans tout ça, c'était que la rue de la Goutte-d'Or ne semblait pas se formaliser du nouveau ménage à trois; non, la morale, dure pour Gervaise, se montrait douce pour Virginie. Peut-être l'indulgence souriante de la rue venait-elle de ce que le mari était sergent de ville.
Heureusement, la jalousie ne tourmentait guère Gervaise. Les infidélités de Lantier la laissaient bien calme, parce que son coeur, depuis longtemps, n'était plus pour rien dans leurs rapports. Elle avait appris, sans chercher à les savoir, des histoires malpropres, des liaisons du chapelier avec toutes sortes de filles, les premiers chiens coiffés qui passaient dans la rue; et ça lui faisait si peu d'effet, qu'elle avait continué d'être complaisante, sans même trouver en elle assez de colère pour rompre. Cependant, elle n'accepta pas si aisément le nouveau béguin de son amant. Avec Virginie, c'était autre chose. Ils avaient inventé ça dans le seul but de la taquiner tous les deux; et si elle se moquait de la bagatelle, elle tenait aux égards. Aussi, lorsque madame Lorilleux ou quelque autre méchante bête affectait en sa présence de dire que Poisson ne pouvait plus passer sous la porte Saint-Denis, devenait-elle toute blanche, la poitrine arrachée, une brûlure dans l'estomac. Elle pinçait les lèvres, elle évitait de se fâcher, ne voulant pas donner ce plaisir à ses ennemis. Mais elle dut quereller Lantier, car mademoiselle Remanjou crut distinguer le bruit d'un soufflet, une après-midi; d'ailleurs, il y eut certainement une brouille, Lantier cessa de lui parler pendant quinze jours, puis il revint le premier, et le train-train parut recommencer, comme si de rien n'était. La blanchisseuse préférait en prendre son parti, reculant devant un crêpage de chignons, désireuse de ne pas gâter sa vie davantage. Ah! elle n'avait plus vingt ans, elle n'aimait plus les hommes, au point de distribuer des fessées pour leurs beaux yeux et de risquer le poste. Seulement, elle additionnait ça avec le reste.
Coupeau blaguait. Ce mari commode, qui n'avait pas voulu voir le cocuage chez lui, rigolait à mort de la paire de cornes de Poisson. Dans son ménage, ça ne comptait pas; mais, dans le ménage des autres, ça lui semblait farce, et il se donnait un mal du diable pour guetter ces accidents-là, quand les dames des voisins allaient regarder la feuille à l'envers. Quel jean-jean, ce Poisson! et ça portait une épée, ça se permettait de bousculer le monde sur les trottoirs! Puis, Coupeau poussait le toupet jusqu'à plaisanter Gervaise. Ah bien! son amoureux la lâchait joliment! Elle n'avait pas de chance: une première fois, les forgerons ne lui avaient pas réussi, et, pour la seconde, c'étaient les chapeliers qui lui claquaient dans la main. Aussi, elle s'adressait aux corps d'états pas sérieux. Pourquoi ne prenait-elle pas un maçon, un homme d'attache, habitué à gâcher solidement son plâtre? Bien sûr, il disait ces choses en manière de rigolade, mais Gervaise n'en devenait pas moins toute verte, parce qu'il la fouillait de ses petits yeux gris, comme s'il avait voulu lui entrer les paroles avec une vrille. Lorsqu'il abordait le chapitre des saletés, elle ne savait jamais s'il parlait pour rire ou pour de bon. Un homme qui se soûle d'un bout de l'année à l'autre n'a plus la tête à lui, et il y a des maris, très jaloux à vingt ans, que la boisson rend très coulants à trente sur le chapitre de la fidélité conjugale.
Il fallait voir Coupeau crâner dans la rue de la Goutte-d'Or! Il appelait Poisson le cocu. Ça leur clouait le bec, aux bavardes! Ce n'était plus lui, le cocu. Oh! il savait ce qu'il savait. S'il avait eu l'air de ne pas entendre, dans le temps, c'était apparemment qu'il n'aimait pas les potins. Chacun connaît son chez soi et se gratte où ça le démange. Ça ne le démangeait pas, lui; il ne pouvait pas se gratter, pour faire plaisir au monde. Eh bien! et le sergent de ville, est-ce qu'il entendait? Pourtant ça y était, cette fois; on avait vu les amoureux, il ne s'agissait plus d'un cancan en l'air. Et il se fâchait, il ne comprenait pas comment un homme, un fonctionnaire du gouvernement, souffrait chez lui un pareil scandale. Le sergent de ville devait aimer la resucée des autres, voilà tout. Les soirs où Coupeau s'ennuyait, seul avec sa femme dans leur trou, sous les toits, ça ne l'empêchait pas de descendre chercher Lantier et de l'amener de force. Il trouvait la cambuse triste, depuis que le camarade n'était plus là. Il le raccommodait avec Gervaise, s'il les voyait en froid. Tonnerre de Dieu! est-ce qu'on n'envoie pas le monde à la balançoire, est-ce qu'il est défendu de s'amuser comme on l'entend? Il ricanait, des idées larges s'allumaient dans ses yeux vacillants de pochard, des besoins de tout partager avec le chapelier, pour embellir la vie. Et c'était surtout ces soirs-là que Gervaise ne savait plus s'il parlait pour rire ou pour de bon.
Au milieu de ces histoires, Lantier faisait le gros dos. Il se montrait paternel et digne. A trois reprises, il avait empêché des brouilles entre les Coupeau et les Poisson. Le bon accord des deux ménages entrait dans son contentement. Grâce aux regards tendres et fermes dont il surveillait Gervaise et Virginie, elles affectaient toujours l'une pour l'autre une grande amitié. Lui, régnant sur la blonde et sur la brune, avec une tranquillité de pacha, s'engraissait de sa roublardise. Ce mâtin-là digérait encore les Coupeau qu'il mangeait déjà les Poisson. Oh! ça ne le gênait guère; une boutique avalée, il entamait une seconde boutique. Enfin, il n'y a que les hommes de cette espèce qui aient de la chance.
Ce fut cette année-là, en juin, que Nana fit sa première communion. Elle allait sur ses treize ans, grande déjà comme une asperge montée, avec un air d'effronterie; l'année précédente, on l'avait renvoyée du catéchisme, à cause de sa mauvaise conduite; et, si le curé l'admettait cette fois, c'était de peur de ne pas la voir revenir et de lâcher sur le pavé une païenne de plus. Nana dansait de joie en pensant à la robe blanche. Les Lorilleux, comme parrain et marraine, avaient promis la robe, un cadeau dont ils parlaient dans toute la maison; madame Lerat devait donner le voile et le bonnet, Virginie la bourse, Lantier le paroissien; de façon que les Coupeau attendaient la cérémonie sans trop s'inquiéter. Même les Poisson, qui voulaient pendre la crémaillère, choisirent justement cette occasion, sans doute sur le conseil du chapelier. Ils invitèrent les Coupeau et les Boche, dont la petite faisait aussi sa première communion. Le soir, on mangerait chez eux un gigot et quelque chose autour.
Justement, la veille, au moment où Nana émerveillée regardait les cadeaux étalés sur la commode, Coupeau rentra dans un état abominable. L'air de Paris le reprenait. Et il attrapa sa femme et l'enfant, avec des raisons d'ivrogne, des mots dégoûtants qui n'étaient pas à dire dans la situation. D'ailleurs, Nana elle-même devenait mal embouchée, au milieu des conversations sales qu'elle entendait continuellement. Les jours de dispute, elle traitait très bien sa mère de chameau et de vache.
— Et du pain! gueulait le zingueur. Je veux ma soupe, tas de rosses!… En voilà des femelles avec leurs chiffons! Je m'assois sur les affutiaux, vous savez, si je n'ai pas ma soupe!
— Quel lavement, quand il est paf! murmura Gervaise impatientée.
Et, se tournant vers lui:
— Elle chauffe, tu nous embêtes.
Nana faisait la modeste, parce qu'elle trouvait ça gentil, ce jour-là. Elle continuait à regarder les cadeaux sur la commode, en affectant de baisser les yeux et de ne pas comprendre les vilains propos de son père. Mais le zingueur était joliment taquin, les soirs de ribotte. Il lui parlait dans le cou.
— Je t'en ficherai, des robes blanches! Hein? c'est encore pour te faire des nichons dans ton corsage avec des boules de papier, comme l'autre dimanche?.. Oui, oui, attends un peu! Je te vois bien tortiller ton derrière. Ça te chatouille, les belles frusques. Ça te monte le coco… Veux-tu décaniller de là, bougre de chenillon! Retire tes patoches, colle-moi ça dans un tiroir, ou je te débarbouille avec!
Nana, la tête basse, ne répondait toujours rien. Elle avait pris le
petit bonnet de tulle, elle demandait à sa mère combien ça coûtait.
Et, comme Coupeau allongeait la main pour arracher le bonnet, ce fut
Gervaise qui le repoussa en criant:
— Mais laisse-la donc, cette enfant! elle est gentille, elle ne fait rien de mal.
Alors le zingueur lâcha tout son paquet.
— Ah! les garces! La mère et la fille, ça fait la paire. Et c'est du propre d'aller manger le bon Dieu en guignant les hommes. Ose donc dire le contraire, petite salope!… Je vas t'habiller avec un sac, nous verrons si ça te grattera la peau. Oui, avec un sac, pour vous dégoûter, toi et tes curés. Est-ce que j'ai besoin qu'on te donne du vice?… Nom de Dieu! voulez-vous m'écouter, toutes les deux!
Et, du coup, Nana furieuse se tourna, pendant que Gervaise devait étendre les bras, afin de protéger les affaires que Coupeau parlait de déchirer. L'enfant regarda son père fixement; puis, oubliant la modestie recommandée par son confesseur:
— Cochon! dit-elle, les dents serrées.
Dès que le zingueur eut mangé sa soupe, il ronfla. Le lendemain, il s'éveilla très bon enfant. Il avait un reste de la veille, tout juste de quoi être aimable. Il assista à la toilette de la petite, attendri par la robe blanche, trouvant qu'un rien du tout donnait à cette vermine un air de vraie demoiselle. Enfin, comme il le disait, un père, en un pareil jour, était naturellement fier de sa fille. Et il fallait voir le chic de Nana, qui avait des sourires embarrassés de mariée, dans sa robe trop courte. Quand on descendit et qu'elle aperçut sur le seuil de la loge Pauline, également habillée, elle s'arrêta, l'enveloppa d'un regard clair, puis se montra très bonne, en la trouvant moins bien mise qu'elle, arrangée comme un paquet. Les deux familles partirent ensemble pour l'église. Nana et Pauline marchaient les premières, le paroissien à la main, retenant leurs voiles que le vent gonflait; et elles ne causaient pas, crevant de plaisir à voir les gens sortir des boutiques, faisant une moue dévote pour entendre dire sur leur passage qu'elles étaient bien gentilles. Madame Boche et madame Lorilleux s'attardaient, parce qu'elles se communiquaient leurs réflexions sur la Banban, une mange-tout, dont la fille n'aurait jamais communié si les parents ne lui avaient tout donné, oui, tout, jusqu'à une chemise neuve, par respect pour la sainte table. Madame Lorilleux s'occupait surtout de la robe, son cadeau à elle, foudroyant Nana et l'appelant « grande sale », chaque fois que l'enfant ramassait la poussière avec sa jupe, en s'approchant trop des magasins.
A l'église, Coupeau pleura tout le temps. C'était bête, mais il ne pouvait se retenir. Ça le saisissait, le curé faisant les grands bras, les petites filles pareilles à des anges défilant les mains jointes; et la musique des orgues lui barbottait dans le ventre, et la bonne odeur de l'encens l'obligeait à renifler, comme si on lui avait poussé un bouquet dans la figure. Enfin, il voyait bleu, il était pincé au coeur. Il y eut particulièrement un cantique, quelque chose de suave, pendant que les gamines avalaient le bon Dieu, qui lui sembla couler dans son cou, avec un frisson tout le long de l'échine. Autour de lui, d'ailleurs, les personnes sensibles trempaient aussi leur mouchoir. Vrai, c'était un beau jour, le plus beau jour de la vie. Seulement, au sortir de l'église, quand il alla prendre un canon avec Lorilleux, qui était resté les yeux secs et qui le blaguait, il se fâcha, il accusa les corbeaux de brûler chez eux des herbes du diable pour amollir les hommes. Puis, après tout, il ne s'en cachait pas, ses yeux avaient fondu, ça prouvait simplement qu'il n'avait pas un pavé dans la poitrine. Et il commanda une autre tournée.
Le soir, la crémaillère fut très gaie, chez les Poisson. L'amitié régna sans un accroc, d'un bout à l'autre du repas. Lorsque les mauvais jours arrivent, on tombe ainsi sur de bonnes soirées, des heures où l'on s'aime entre gens qui se détestent. Lantier, ayant à sa gauche Gervaise et Virginie à sa droite, se montra aimable pour toutes les deux, leur prodiguant des tendresses de coq qui veut la paix dans son poulailler. En face, Poisson gardait sa rêverie calme et sévère de sergent de ville, son habitude de ne penser à rien, les yeux voilés, pendant ses longues factions sur les trottoirs. Mais les reines de la fête furent les deux petites, Nana et Pauline, auxquelles on avait permis de ne pas se déshabiller; elles se tenaient raides, de crainte de tacher leurs robes blanches, et on leur criait, à chaque bouchée, de lever le menton, pour avaler proprement. Nana, ennuyée, finit par baver tout son vin sur son corsage; ce fut une affaire, on la déshabilla, on lava immédiatement le corsage dans un verre d'eau.
Puis, au dessert, on causa sérieusement de l'avenir des enfants. Madame Boche avait fait son choix, Pauline allait entrer dans un atelier de reperceuses sur or et sur argent; on gagnait là dedans des cinq et six francs. Gervaise ne savait pas encore, Nana ne montrait aucun goût. Oh! elle galopinait, elle montrait ce goût; mais, pour le reste, elle avait des mains de beurre.
— Moi, à votre place, dit madame Lerat, j'en ferais une fleuriste.
C'est un état propre et gentil.
— Les fleuristes, murmura Lorilleux, toutes des Marie-couche-toi-là.
— Eh bien! et moi? reprit la grande veuve, les lèvres pincées. Vous êtes galant. Vous savez, je ne suis pas une chienne, je ne me mets pas les pattes en l'air, quand on siffle!
Mais toute la société la fit taire.
— Madame Lerat, oh! madame Lerat!
Et on lui indiquait du coin de l'oeil les deux premières communiantes qui se fourraient le nez dans leurs verres pour ne pas rire. Par convenance, les hommes eux-mêmes avaient choisi jusque-là les mots distingués. Mais madame Lerat n'accepta pas la leçon. Ce qu'elle venait de dire, elle l'avait entendu dans les meilleures sociétés. D'ailleurs, elle se flattait de savoir sa langue; on lui faisait souvent compliment de la façon dont elle parlait de tout, même devant des enfants, sans jamais blesser la décence.
— Il y a des femmes très bien parmi les fleuristes, apprenez ça! criait-elle. Elles sont faites comme les autres femmes, elles n'ont pas de la peau partout, bien sûr. Seulement, elles se tiennent, elles choisissent avec goût, quand elles ont une faute à faire… Oui, ça leur vient des fleurs. Moi, c'est ce qui m'a conservée…
— Mon Dieu! interrompit Gervaise, je n'ai pas de répugnance pour les fleurs. Il faut que ça plaise à Nana, pas davantage; on ne doit pas contrarier les enfants sur la vocation… Voyons, Nana, ne fais pas la bête, réponds. Ça te plaît-il, les fleurs?
La petite, penchée au-dessus de son assiette, ramassait des miettes de gâteau avec son doigt mouillé, qu'elle suçait ensuite. Elle ne se dépêcha pas. Elle avait son rire vicieux.
— Mais oui, maman, ça me plaît, finit-elle par déclarer.
Alors, l'affaire fut tout de suite arrangée. Coupeau voulut bien que madame Lerat emmenât l'enfant à son atelier, rue du Caire, dès le lendemain. Et la société parla gravement des devoirs de la vie. Boche disait que Nana et Pauline étaient des femmes, maintenant qu'elles avaient communié. Poisson ajoutait qu'elles devaient désormais savoir faire la cuisine, raccommoder les chaussettes, conduire une maison. On leur parla même de leur mariage et des enfants qui leur pousseraient un jour. Les gamines écoutaient et rigolaient en dessous, se frottaient l'une contre l'autre, le coeur gonflé d'être des femmes, rouges et embarrassées dans leurs robes blanches. Mais ce qui les chatouilla le plus, ce fut lorsque Lantier les plaisanta, en leur demandant si elles n'avaient pas déjà des petits maris. Et l'on fit avouer de force à Nana qu'elle aimait bien Victor Fauconnier, le fils de la patronne de sa mère.
— Ah bien! dit madame Lorilleux devant les Boche, comme on partait, c'est notre filleule, mais du moment où ils en font une fleuriste, nous ne voulons plus entendre parler d'elle. Encore une roulure pour les boulevards… Elle leur chiera du poivre, avant six mois.
En remontant se coucher, les Coupeau convinrent que tout avait bien marché et que les Poisson n'étaient pas de méchantes gens. Gervaise trouvait même la boutique proprement arrangée. Elle s'attendait à souffrir, en passant ainsi la soirée dans son ancien logement, où d'autres se carraient à cette heure; et elle restait surprise de n'avoir pas ragé une seconde. Nana, qui se déshabillait, demanda à sa mère si la robe de la demoiselle du second, qu'on avait mariée le mois dernier, était en mousseline comme la sienne.
Mais ce fut là le dernier beau jour du ménage. Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles ils s'enfoncèrent de plus en plus. Les hivers surtout les nettoyaient. S'ils mangeaient du pain au beau temps, les fringales arrivaient avec la pluie et le froid, les danses devant le buffet, les dîners par coeur, dans la petite Sibérie de leur cambuse. Ce gredin de décembre entrait chez eux par-dessous la porte, et il apportait tous les maux, le chômage des ateliers, les fainéantises engourdies des gelées, la misère noire des temps humides. Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger; le second hiver, le poêle ne se dérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne de fonte. Et ce qui leur cassait les jambes, ce qui les exterminait, c'était par-dessus tout de payer leur terme. Oh! le terme de janvier, quand il n'y avait pas un radis à la maison et que le père Boche présentait la quittance! Ça soufflait davantage de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait, le samedi suivant, couvert d'un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dans des gants de laine; et il avait toujours le mot d'expulsion à la bouche, pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu de leur chair. C'était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maison entière, d'ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long de l'escalier et des corridors. Si chacun avait eu un mort chez lui, ça n'aurait pas produit un air d'orgues aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l'écrasement du pauvre monde. La femme du troisième allait faire huit jours au coin de la rue Belhomme. Un ouvrier, le maçon du cinquième, avait volé chez son patron.
Sans doute, les Coupeau devaient s'en prendre à eux seuls. L'existence a beau être dure, on s'en tire toujours, lorsqu'on a de l'ordre et de l'économie, témoins les Lorilleux qui allongeaient leurs termes régulièrement, pliés dans des morceaux de papier sales; mais, ceux-là, vraiment, menaient une vie d'araignées maigres, à dégoûter du travail. Nana ne gagnait encore rien, dans les fleurs; elle dépensait même pas mal pour son entretien. Gervaise, chez madame Fauconnier, finissait par être mal regardée. Elle perdait de plus en plus la main, elle bousillait l'ouvrage, au point que la patronne l'avait réduite à quarante sous, le prix des gâcheuses. Avec ça, très fière, très susceptible, jetant à la tête de tout le monde son ancienne position de femme établie. Elle manquait des journées, elle quittait l'atelier, par coup de tête: ainsi, une fois, elle s'était trouvée si vexée de voir madame Fauconnier prendre madame Putois chez elle, et de travailler ainsi coude à coude avec son ancienne ouvrière, qu'elle n'avait pas reparu de quinze jours. Après ces foucades, on la reprenait par charité, ce qui l'aigrissait davantage. Naturellement, au bout de la semaine, la paye n'était pas grasse; et, comme elle le disait amèrement, c'était elle qui finirait un samedi par en redevoir à la patronne. Quant à Coupeau, il travaillait peut-être, mais alors il faisait, pour sûr, cadeau de son travail au gouvernement; car Gervaise, depuis l'embauchage d'Étampes, n'avait pas revu la couleur de sa monnaie. Les jours de sainte-touche, elle ne lui regardait plus les mains, quand il rentrait. Il arrivait les bras ballants, les goussets vides, souvent même sans mouchoir; mon Dieu! oui, il avait perdu son tire-jus, ou bien quelque fripouille de camarade le lui avait fait. Les premières fois, il établissait des comptes, il inventait des craques, des dix francs pour une souscription, des vingt francs coulés de sa poche par un trou qu'il montrait, des cinquante francs dont il arrosait des dettes imaginaires. Puis, il ne s'était plus gêné. L'argent s'évaporait, voilà! Il ne l'avait plus dans la poche, il l'avait dans le ventre, une autre façon pas drôle de le rapporter à sa bourgeoise. La blanchisseuse, sur les conseils de madame Boche, allait bien parfois guetter son homme à la sortie de l'atelier, pour pincer le magot tout frais pondu; mais ça ne l'avançait guère, des camarades prévenaient Coupeau, l'argent filait dans les souliers ou dans un porte-monnaie moins propre encore. Madame Boche était très maline sur ce chapitre, parce que Boche lui faisait passer au bleu des pièces de dix francs, des cachettes destinées à payer des lapins aux dames aimables de sa connaissance; elle visitait les plus petits coins de ses vêtements, elle trouvait généralement la pièce qui manquait à l'appel dans la visière de la casquette, cousue entre le cuir et l'étoffe. Ah! ce n'était pas le zingueur qui ouatait ses frusques avec de l'or! Lui, se le mettait sous la chair. Gervaise ne pouvait pourtant pas prendre ses ciseaux et lui découdre la peau du ventre.
Oui, c'était la faute du ménage, s'il dégringolait de saison en saison. Mais ce sont de ces choses qu'on ne se dit jamais, surtout quand on est dans la crotte. Ils accusaient la malechance, ils prétendaient que Dieu leur en voulait. Un vrai bousin, leur chez eux, à cette heure. La journée entière, ils s'empoignaient. Pourtant, ils ne se tapaient pas encore, à peine quelques claques parties toutes seules dans le fort des disputes. Le plus triste était qu'ils avaient ouvert la cage à l'amitié, les sentiments s'étaient envolés comme des serins. La bonne chaleur des pères, des mères et des enfants, lorsque ce petit monde se tient serré, en tas, se retirait d'eux, les laissait grelottants, chacun dans son coin. Tous les trois, Coupeau, Gervaise, Nana, restaient pareils à des crins, s'avalant pour un mot, avec de la haine plein les yeux; et il semblait que quelque chose avait cassé, le grand ressort de la famille, la mécanique qui, chez les gens heureux, fait battre les coeurs ensemble. Ah! bien sûr, Gervaise n'était plus remuée comme autrefois, quand elle voyait Coupeau au bord des gouttières, à des douze et des quinze mètres du trottoir. Elle ne l'aurait pas poussé elle-même; mais s'il était tombé naturellement, ma foi! ça aurait débarrassé la surface de la terre d'un pas grand'chose. Les jours où le torchon brûlait, elle criait qu'on ne le lui rapporterait donc jamais sur une civière. Elle attendait ça, ce serait son bonheur qu'on lui rapporterait. A quoi servait-il, ce soûlard? à la faire pleurer, à lui manger tout, à la pousser au mal. Eh bien! des hommes si peu utiles, on les jetait le plus vite possible dans le trou, on dansait sur eux la polka de la délivrance. Et lorsque la mère disait: Tue! la fille répondait: Assomme! Nana lisait les accidents, dans le journal, avec des réflexions de fille dénaturée. Son père avait une telle chance, qu'un omnibus l'avait renversé, sans seulement le dessoûler. Quand donc crèvera-t-il, cette rosse?
Au milieu de cette existence enragée par la misère, Gervaise souffrait encore des faims qu'elle entendait râler autour d'elle. Ce coin de la maison était le coin des pouilleux, où trois ou quatre ménages semblaient s'être donné le mot pour ne pas avoir du pain tous les jours. Les portes avaient beau s'ouvrir, elles ne lâchaient guère souvent des odeurs de cuisine. Le long du corridor, il y avait un silence de crevaison, et les murs sonnaient creux, comme des ventres vides. Par moments, des danses s'élevaient, des larmes de femmes, des plaintes de mioches affamés, des familles qui se mangeaient pour tromper leur estomac. On était là dans une crampe au gosier générale, bâillant par toutes ces bouches tendues; et les poitrines se creusaient, rien qu'à respirer cet air, où les moucherons eux-mêmes n'auraient pas pu vivre, faute de nourriture. Mais la grande pitié de Gervaise était surtout le père Bru, dans son trou, sous le petit escalier. Il s'y retirait comme une marmotte, s'y mettait en boule, pour avoir moins froid; il restait des journées sans bouger, sur un tas de paille. La faim ne le faisait même plus sortir, car c'était bien inutile d'aller gagner dehors de l'appétit, lorsque personne ne l'avait invité en ville. Quand il ne reparaissait pas de trois ou quatre jours, les voisins poussaient sa porte, regardaient s'il n'était pas fini. Non, il vivait quand même, pas beaucoup, mais un peu, d'un oeil seulement; jusqu'à la mort qui l'oubliait! Gervaise, dès qu'elle avait du pain, lui jetait des croûtes. Si elle devenait mauvaise et détestait les hommes, à cause de son mari, elle plaignait toujours bien sincèrement les animaux; et le père Bru, ce pauvre vieux, qu'on laissait crever, parce qu'il ne pouvait plus tenir un outil, était comme un chien pour elle, une bête hors de service, dont les équarrisseurs ne voulaient même pas acheter la peau ni la graisse. Elle en gardait un poids sur le coeur, de le savoir continuellement là, de l'autre côté du corridor, abandonné de Dieu et des hommes, se nourrissant uniquement de lui-même, retournant à la taille d'un enfant, ratatiné et desséché à la manière des oranges qui se racornissent sur les cheminées.
La blanchisseuse souffrait également beaucoup du voisinage de Bazouge, le croque-mort. Une simple cloison, très-mince, séparait les deux chambres. Il ne pouvait pas se mettre un doigt dans la bouche sans qu'elle l'entendît. Dès qu'il rentrait, le soir, elle suivait malgré elle son petit ménage, le chapeau de cuir noir sonnant sourdement sur la commode comme une pelletée de terre, le manteau noir accroché et frôlant le mur avec le bruit d'ailes d'un oiseau de nuit, toute la défroque noire jetée au milieu de la pièce et l'emplissant d'un déballage de deuil. Elle l'écoutait piétiner, s'inquiétait au moindre de ses mouvements, sursautait s'il se tapait dans un meuble ou s'il bousculait sa vaisselle. Ce sacré soûlard était sa préoccupation, une peur sourde mêlée à une envie de savoir. Lui, rigolo, le sac plein tous les jours, la tête sens devant dimanche, toussait, crachait, chantait la mère Godichon, lâchait des choses pas propres, se battait avec les quatre murailles avant de trouver son lit. Et elle restait toute pâle, à se demander quel négoce il menait là; elle avait des imaginations atroces, elle se fourrait dans la tête qu'il devait avoir apporté un mort et qu'il le remisait sous son lit. Mon Dieu! les journaux racontaient bien une anecdote, un employé des pompes funèbres qui collectionnait chez lui les cercueils des petits enfants, histoire de s'éviter de la peine et de faire une seule course au cimetière. Pour sûr, quand Bazouge arrivait, ça sentait le mort à travers la cloison. On se serait cru logé devant le Père-Lachaise, en plein royaume des taupes. Il était effrayant, cet animal, à rire continuellement tout seul, comme si sa profession l'égayait. Même, quand il avait fini son sabbat et qu'il tombait sur le dos, il ronflait d'une façon extraordinaire, qui coupait la respiration à la blanchisseuse. Pendant des heures, elle tendait l'oreille, elle croyait que des enterrements défilaient chez le voisin.
Oui, le pis était que, dans ses terreurs, Gervaise se trouvait attirée jusqu'à coller son oreille contre le mur, pour mieux se rendre compte. Bazouge lui faisait l'effet que les beaux hommes font aux femmes honnêtes: elles voudraient les tâter, mais elles n'osent pas; la bonne éducation les retient. Eh bien! si la peur ne l'avait pas retenue, Gervaise aurait voulu tâter la mort, voir comment c'était bâti. Elle devenait si drôle par moments, l'haleine suspendue, attentive, attendant le mot du secret dans un mouvement de Bazouge, que Coupeau lui demandait en ricanant si elle avait un béguin pour le croque-mort d'à côté. Elle se fâchait, parlait de déménager, tant ce voisinage la répugnait; et, malgré elle, dès que le vieux arrivait avec son odeur de cimetière, elle retombait à ses réflexions, et prenait l'air allumé et craintif d'une épouse qui rêve de donner des coups de canif dans le contrat. Ne lui avait-il pas offert deux fois de l'emballer, de l'emmener avec lui quelque part, sur un dodo où la jouissance du sommeil est si forte, qu'on oublie du coup toutes les misères? Peut-être était-ce en effet bien bon. Peu à peu, une tentation plus cuisante lui venait d'y goûter. Elle aurait voulu essayer pour quinze jours, un mois. Oh! dormir un mois, surtout en hiver, le mois du terme, quand les embêtements de la vie la crevaient! Mais ce n'était pas possible, il fallait continuer de dormir toujours, si l'on commençait à dormir une heure; et cette pensée la glaçait, son béguin de la mort s'en allait, devant l'éternelle et sévère amitié que demandait la terre.
Cependant, un soir de janvier, elle cogna des deux poings contre la cloison. Elle avait passé une semaine affreuse, bousculée par tout le monde, sans le sou, à bout de courage. Ce soir-là, elle n'était pas bien, elle grelottait la fièvre et voyait danser des flammes. Alors, au lieu de se jeter par la fenêtre, comme elle en avait eu l'envie un moment, elle se mit à taper et à appeler:
— Père Bazouge! père Bazouge!
Le croque-mort ôtait ses souliers en chantant: Il était trois belles filles. L'ouvrage avait dû marcher dans la journée, car il paraissait plus ému encore que d'habitude.
— Père Bazouge! père Bazouge! cria Gervaise en haussant la voix.
Il ne l'entendait donc pas? Elle se donnait tout de suite, il pouvait bien la prendre à son cou et l'emporter où il emportait ses autres femmes, les pauvres et les riches qu'il consolait. Elle souffrait de sa chanson: Il était trois belles filles, parce qu'elle y voyait le dédain d'un homme qui a trop d'amoureuses.
— Quoi donc? quoi donc? bégaya Bazouge, qui est-ce qui se trouve mal?… On y va, la petite mère!
Mais, à cette voix enrouée, Gervaise s'éveilla comme d'un cauchemar. Qu'avait-elle fait? elle avait tapé à la cloison, bien sûr. Alors ce fut un vrai coup de bâton sur ses reins, le trac lui serra les fesses, elle recula en croyant voir les grosses mains du croque-mort passer au travers du mur pour la saisir par la tignasse. Non, non, elle ne voulait pas, elle n'était pas prête. Si elle avait frappé, ce devait être avec le coude, en se retournant, sans en avoir l'idée. Et une horreur lui montait des genoux aux épaules, à la pensée de se voir trimballer entre les bras du vieux, toute raide, la figure blanche comme une assiette.
— Eh bien! il n'y a plus personne? reprit Bazouge dans le silence.
Attendez, on est complaisant pour les dames.
— Rien, ce n'est rien, dit enfin la blanchisseuse d'une voix étranglée. Je n'ai besoin de rien. Merci.
Pendant que le croque-mort s'endormait en grognant, elle demeura anxieuse, l'écoutant, n'osant remuer, de peur qu'il ne s'imaginât l'entendre frapper de nouveau. Elle se jurait bien de faire attention maintenant. Elle pouvait râler, elle ne demanderait pas du secours au voisin. Et elle disait cela pour se rassurer, car à certaines heures, malgré son taf, elle gardait toujours son béguin épouvanté.
Dans son coin de misère, au milieu de ses soucis et de ceux des autres, Gervaise trouvait pourtant un bel exemple de courage chez les Bijard. La petite Lalie, cette gamine de huit ans, grosse comme deux sous de beurre, soignait le ménage avec une propreté de grande personne; et la besogne était rude, elle avait la charge de deux mioches, son frère Jules et sa soeur Henriette, des mômes de trois ans et de cinq ans, sur lesquels elle devait veiller toute la journée, même en balayant et en lavant la vaisselle. Depuis que le père Bijard avait tué sa bourgeoise d'un coup de pied dans le ventre, Lalie s'était faite la petite mère de tout ce monde. Sans rien dire, d'elle-même, elle tenait la place de la morte, cela au point que sa bête brute de père, pour compléter sans doute la ressemblance, assommait aujourd'hui la fille comme il avait assommé la maman autrefois. Quand il revenait soûl, il lui fallait des femmes à massacrer. Il ne s'apercevait seulement pas que Lalie était toute petite; il n'aurait pas tapé plus fort sur une vieille peau. D'une claque, il lui couvrait la figure entière, et la chair avait encore tant de délicatesse, que les cinq doigts restaient marqués pendant deux jours. C'étaient des tripotées indignes, des trépignées pour un oui, pour un non, un loup enragé tombant sur un pauvre petit chat, craintif et câlin, maigre à faire pleurer, et qui recevait ça avec ses beaux yeux résignés, sans se plaindre. Non, jamais Lalie ne se révoltait. Elle pliait un peu le cou, pour protéger son visage; elle se retenait de crier, afin de ne pas révolutionner la maison. Puis, quand le père était las de l'envoyer promener à coups de soulier aux quatre coins de la pièce, elle attendait d'avoir la force de se ramasser; et elle se remettait au travail, débarbouillait ses enfants, faisait la soupe, ne laissait pas un grain de poussière sur les meubles. Ça rentrait dans sa tâche de tous les jours d'être battue.
Gervaise s'était prise d'une grande amitié pour sa voisine. Elle la traitait en égale, en femme d'âge, qui connaît l'existence. Il faut dire que Lalie avait une mine pâle et sérieuse, avec une expression de vieille fille. On lui aurait donné trente ans, quand on l'entendait causer. Elle savait très bien acheter, raccommoder, tenir son chez elle, et elle parlait des enfants comme si elle avait eu déjà deux ou trois couches dans sa vie. A huit ans, cela faisait sourire les gens de l'entendre; puis, on avait la gorge serrée, on s'en allait pour ne pas pleurer. Gervaise l'attirait le plus possible, lui donnait tout ce qu'elle pouvait, du manger, des vieilles robes. Un jour, comme elle lui essayait un ancien caraco à Nana, elle était restée suffoquée, en lui voyant l'échine bleue, le coude écorché et saignant encore, toute sa chair d'innocente martyrisée et collée aux os. Eh bien! le père Bazouge pouvait apprêter sa boîte, elle n'irait pas loin de ce train-là! Mais la petite avait prié la blanchisseuse de ne rien dire. Elle ne voulait pas qu'on embêtât son père à cause d'elle. Elle le défendait, assurait qu'il n'aurait pas été méchant, s'il n'avait pas bu. Il était fou, il ne savait plus. Oh! elle lui pardonnait, parce qu'on doit tout pardonner aux fous.
Depuis lors, Gervaise veillait, tâchait d'intervenir, dès qu'elle entendait le père Bijard monter l'escalier. Mais, la plupart du temps, elle attrapait simplement quelque torgnole pour sa part. Dans la journée, quand elle entrait, elle trouvait souvent Lalie attachée au pied du lit de fer; une idée du serrurier, qui, avant de sortir, lui ficelait les jambes et le ventre avec de la grosse corde, sans qu'on pût savoir pourquoi; une toquade de cerveau dérangé par la boisson, histoire sans doute de tyranniser la petite, même lorsqu'il n'était plus là. Lalie, raide comme un pieu, avec des fourmis dans les jambes, restait au poteau pendant des journées entières; même elle y resta une nuit, Bijard ayant oublié de rentrer. Quand Gervaise, indignée, parlait de la détacher, elle la suppliait de ne pas déranger une corde, parce que son père devenait furieux, s'il ne retrouvait pas les noeuds faits de la même façon. Vrai, elle n'était pas mal, ça la reposait; et elle disait cela en souriant, ses courtes jambes de chérubin enflées et mortes. Ce qui la chagrinait, c'était que ça n'avançait guère l'ouvrage, d'être collée à ce lit, en face de la débandade du ménage. Son père aurait bien dû inventer autre chose. Elle surveillait tout de même ses enfants, se faisait obéir, appelait près d'elle Henriette et Jules pour les moucher. Comme elle avait les mains libres, elle tricotait en attendant d'être délivrée, afin de ne pas perdre complètement son temps. Et elle souffrait surtout, lorsque Bijard la déficelait; elle se traînait un bon quart d'heure par terre, ne pouvant se tenir debout, à cause du sang qui ne circulait plus.
Le serrurier avait aussi imaginé un autre petit jeu. Il mettait des sous à rougir dans le poêle, puis les posait sur un coin de la cheminée. Et il appelait Lalie, il lui disait d'aller chercher deux livres de pain. La petite, sans défiance, empoignait les sous, poussait un cri, les jetait en secouant sa menotte brûlée. Alors, il entrait en rage. Qui est-ce qui lui avait fichu une voirie pareille! Elle perdait l'argent, maintenant! Et il menaçait de lui enlever le troufignon, si elle ne ramassait pas l'argent tout de suite. Quand la petite hésitait, elle recevait un premier avertissement, une beigne d'une telle force qu'elle en voyait trente-six chandelles. Muette, avec deux grosses larmes au bord des yeux, elle ramassait les sous et s'en allait, en les faisant sauter dans le creux de sa main, pour les refroidir.
Non, jamais on ne se douterait des idées de férocité qui peuvent pousser au fond d'une cervelle de pochard. Une après-midi, par exemple, Lalie, après avoir tout rangé, jouait avec ses enfants. La fenêtre était ouverte, il y avait un courant d'air, et le vent engouffré dans le corridor poussait la porte par légères secousses.
— C'est monsieur Hardi, disait la petite. Entrez donc, monsieur
Hardi. Donnez-vous donc la peine d'entrer.
Et elle faisait des révérences devant la porte, elle saluait le vent. Henriette et Jules, derrière elle, saluaient aussi, ravis de ce jeu-là, se tordant de rire comme si on les avait chatouillés. Elle était toute rose de les voir s'amuser de si bon coeur, elle y prenait même du plaisir pour son compte, ce qui lui arrivait le trente-six de chaque mois.
— Bonjour, monsieur Hardi. Comment vous portez-vous, monsieur Hardi?
Mais une main brutale poussa la porte, le père Bijard entra. Alors, la scène changea, Henriette et Jules tombèrent sur leur derrière, contre le mur; tandis que Lalie, terrifiée, restait au beau milieu d'une révérence. Le serrurier tenait un grand fouet de charretier tout neuf, à long manche de bois blanc, à lanière de cuir terminée par un bout de ficelle mince. Il posa ce fouet dans le coin du lit, il n'allongea pas son coup de soulier habituel à la petite, qui se garait déjà en présentant les reins. Un ricanement montrait ses dents noires, et il était très gai, très soûl, la trogne allumée d'une idée de rigolade.
— Hein? dit-il, tu fais la traînée, bougre de trognon! Je t'ai entendue danser d'en bas.. Allons, avance! Plus près, nom de Dieu! et en face; je n'ai pas besoin de renifler ton moutardier. Est-ce que je te touche, pour trembler comme un quiqui?… Ôte-moi mes souliers.
Lalie, épouvantée de ne pas recevoir sa tatouille, redevenue toute pâle, lui ôta ses souliers. Il s'était assis au bord du lit, il se coucha habillé, resta les yeux ouverts, à suivre les mouvements de la petite dans la pièce. Elle tournait, abêtie sous ce regard, les membres travaillés peu à peu d'une telle peur, qu'elle finit par casser une tasse. Alors, sans se déranger, il prit le fouet, il le lui montra.
— Dis donc, le petit veau, regarde ça; c'est un cadeau, pour toi. Oui, c'est encore cinquante sous que tu me coûtes… Avec ce joujou-là, je ne serai plus obligé de courir, et tu auras beau te fourrer dans les coins. Veux-tu essayer?… Ah! tu casses les tasses!… Allons, houp! danse donc, fais donc des révérences à monsieur Hardi!
Il ne se souleva seulement pas, vautré sur le dos, la tête enfoncée dans l'oreiller, faisant claquer le grand fouet par la chambre, avec un vacarme de postillon qui lance ses chevaux. Puis, abattant le bras, il cingla Lalie au milieu du corps, l'enroula, la déroula comme une toupie. Elle tomba, voulut se sauver à quatre pattes; mais il la cingla de nouveau et la remit debout.
— Hop! hop! gueulait-il, c'est la course des bourriques!… Hein? très chouette, le matin, en hiver; je fais dodo, je ne m'enrhume pas, j'attrape les veaux de loin, sans écorcher mes engelures. Dans ce coin-là, touchée, margot! Et dans cet autre coin, touchée aussi! Et dans cet autre, touchée encore! Ah! si tu te fourres sous le lit, je cogne avec le manche… Hop! hop! à dada! à dada!
Une légère écume lui venait aux lèvres, ses yeux jaunes sortaient de leurs trous noirs. Lalie, affolée, hurlante, sautait aux quatre angles de la pièce, se pelotonnait par terre, se collait contre les murs; mais la mèche mince du grand fouet l'atteignait partout, claquant à ses oreilles avec des bruits de pétard, lui pinçant la chair de longues brûlures. Une vraie danse de bête à qui on apprend des tours. Ce pauvre petit chat valsait, fallait voir! les talons en l'air comme les gamines qui jouent à la corde et qui crient: Vinaigre! Elle ne pouvait plus souffler, rebondissant d'elle-même ainsi qu'une balle élastique, se laissant taper, aveuglée, lasse d'avoir cherché un trou. Et son loup de père triomphait, l'appelait vadrouille, lui demandait si elle en avait assez et si elle comprenait suffisamment qu'elle devait lâcher l'espoir de lui échapper, à cette heure.
Mais Gervaise, tout d'un coup, entra, attirée par les hurlements de la petite. Devant un pareil tableau, elle fut prise d'une indignation furieuse.
— Ah! la saleté d'homme! cria-t-elle. Voulez-vous bien la laisser, brigand! Je vais vous dénoncer à la police, moi!
Bijard eut un grognement d'animal qu'on dérange. Il bégaya:
— Dites donc, vous, la Tortillard! mêlez-vous un peu de vos affaires. Il faut peut-être que je mette des gants pour la trifouiller… C'est à la seule fin de l'avertir, vous voyez bien, histoire simplement de lui montrer que j'ai le bras long.
Et il lança un dernier coup de fouet qui atteignit Lalie au visage. La lèvre supérieure fut fendue, le sang coula. Gervaise avait pris une chaise, voulait tomber sur le serrurier. Mais la petite tendait vers elle des mains suppliantes, disait que ce n'était rien, que c'était fini. Elle épongeait le sang avec le coin de son tablier, et faisait taire ses enfants qui pleuraient à gros sanglots, comme s'ils avaient reçu la dégelée de coups de fouet.
Lorsque Gervaise songeait à Lalie, elle n'osait plus se plaindre. Elle aurait voulu avoir le courage de cette bambine de huit ans, qui en endurait à elle seule autant que toutes les femmes de l'escalier réunies. Elle l'avait vue au pain sec pendant trois mois, ne mangeant pas même des croûtes à sa faim, si maigre et si affaiblie, qu'elle se tenait aux murs pour marcher; et, quand elle lui portait des restants de viande en cachette, elle sentait son coeur se fendre, en la regardant avaler avec de grosses larmes silencieuses, par petits morceaux, parce que son gosier rétréci ne laissait plus passer la nourriture. Toujours tendre et dévouée malgré ça, d'une raison au-dessus de son âge, remplissant ses devoirs de petite mère, jusqu'à mourir de sa maternité, éveillée trop tôt dans son innocence frôle de gamine. Aussi Gervaise prenait-elle exemple sur cette chère créature de souffrance et de pardon, essayant d'apprendre d'elle à taire son martyre. Lalie gardait seulement son regard muet, ses grands yeux noirs résignés, au fond desquels on ne devinait qu'une nuit d'agonie et de misère. Jamais une parole, rien que ses grands yeux noirs, ouverts largement.
C'est que, dans le ménage des Coupeau, le vitriol de l'Assommoir commençait à faire aussi son ravage. La blanchisseuse voyait arriver l'heure où son homme prendrait un fouet comme Bijard, pour mener la danse. Et le malheur qui la menaçait, la rendait naturellement plus sensible encore au malheur de la petite. Oui, Coupeau filait un mauvais coton. L'heure était passée où le cric lui donnait des couleurs. Il ne pouvait plus se taper sur le torse, et crâner, en disant que le sacré chien l'engraissait; car sa vilaine graisse jaune des premières années avait fondu, et il tournait au sécot, il se plombait, avec des tons verts de macchabée pourrissant dans une mare. L'appétit, lui aussi, était rasé. Peu à peu, il n'avait plus eu de goût pour le pain, il en était même arrivé à cracher sur le fricot. On aurait pu lui servir la ratatouille la mieux accommodée, son estomac se barrait, ses dents molles refusaient de mâcher. Pour se soutenir, il lui fallait sa chopine d'eau-de-vie par jour; c'était sa ration, son manger et son boire, la seule nourriture qu'il digérât. Le matin, dès qu'il sautait du lit, il restait un gros quart d'heure plié en deux, toussant et claquant des os, se tenant la tête et lâchant de la pituite, quelque chose d'amer comme chicotin qui lui ramonait la gorge. Ça ne manquait jamais, on pouvait apprêter Thomas à l'avance. Il ne retombait d'aplomb sur ses pattes qu'après son premier verre de consolation, un vrai remède dont le feu lui cautérisait les boyaux. Mais, dans la journée, les forces reprenaient. D'abord, il avait senti des chatouilles, des picotements sur la peau, aux pieds et aux mains; et il rigolait, il racontait qu'on lui faisait des minettes, que sa bourgeoise devait mettre du poil à gratter entre les draps. Puis, ses jambes étaient devenues lourdes, les chatouilles avaient fini par se changer en crampes abominables qui lui pinçaient la viande comme dans un étau. Ça, par exemple, lui semblait moins drôle. Il ne riait plus, s'arrêtait court sur le trottoir, étourdi, les oreilles bourdonnantes, les yeux aveuglés d'étincelles. Tout lui paraissait jaune, les maisons dansaient, il festonnait trois secondes, avec la peur de s'étaler. D'autres fois, l'échine au grand soleil, il avait un frisson, comme une eau glacée qui lui aurait coulé des épaules au derrière. Ce qui l'enquiquinait le plus, c'était un petit tremblement de ses deux mains; la main droite surtout devait avoir commis un mauvais coup, tant elle avait des cauchemars. Nom de Dieu! il n'était donc plus un homme, il tournait à la vieille femme! Il tendait furieusement ses muscles, il empoignait son verre, pariait de le tenir immobile, comme au bout d'une main de marbre; mais, le verre, malgré son effort, dansait le chahut, sautait à droite, sautait à gauche, avec un petit tremblement pressé et régulier. Alors, il se le vidait dans le coco, furieux, gueulant qu'il lui en faudrait des douzaines et qu'ensuite il se chargeait de porter un tonneau sans remuer un doigt. Gervaise lui disait au contraire de ne plus boire, s'il voulait cesser de trembler. Et il se fichait d'elle, il buvait des litres à recommencer l'expérience, s'enrageant, accusant les omnibus qui passaient de lui bousculer son liquide.
Au mois de mars, Coupeau rentra un soir trempé jusqu'aux os; il revenait avec Mes-Bottes de Mont-rouge, où ils s'étaient flanqué une ventrée de soupe à l'anguille; et il avait reçu une averse, de la barrière des Fourneaux à la barrière Poissonnière, un fier ruban de queue. Dans la nuit, il fut pris d'une sacrée toux; il était très rouge, galopé par une fièvre de cheval, battant des flancs comme un soufflet crevé. Quand le médecin des Boche l'eut vu le matin, et qu'il lui eut écouté dans le dos, il branla la tête, il prit Gervaise à part pour lui conseiller de faire porter tout de suite son mari à l'hôpital. Coupeau avait une fluxion de poitrine.
Et Gervaise ne se fâcha pas, bien sûr. Autrefois, elle se serait plutôt fait hacher que de confier son homme aux carabins. Lors de l'accident, rue de la Nation, elle avait mangé leur magot, pour le dorloter. Mais ces beaux sentiments-là n'ont qu'un temps, lorsque les hommes tombent dans la crapule. Non, non, elle n'entendait plus se donner un pareil tintouin. On pouvait le lui prendre et ne jamais le rapporter, elle dirait un grand merci. Pourtant, quand le brancard arriva et qu'on chargea Coupeau comme un meuble, elle devint toute pâle, les lèvres pincées; et si elle rognonnait et trouvait toujours que c'était bien fait, son coeur n'y était plus, elle aurait voulu avoir seulement dix francs dans sa commode, pour ne pas le laisser partir. Elle l'accompagna à Lariboisière, regarda les infirmiers le coucher, au bout d'une grande salle où les malades à la file, avec des mines de trépassés, se soulevaient et suivaient des yeux le camarade qu'on amenait; une jolie crevaison-là dedans, une odeur de fièvre à suffoquer et une musique de poitrinaire à vous faire cracher vos poumons; sans compter que la salle avait l'air d'un petit Père-Lachaise, bordée de lits tout blancs, une vraie allée de tombeaux. Puis, comme il restait aplati sur son oreiller, elle fila, ne trouvant pas un mot, n'ayant malheureusement rien dans la poche pour le soulager. Dehors, en face de l'hôpital, elle se retourna, elle jeta un coup d'oeil sur le monument. Et elle pensait aux jours d'autrefois, lorsque Coupeau, perché au bord des gouttières, posait là-haut ses plaques de zinc, en chantant dans le soleil. Il ne buvait pas alors, il avait une peau de fille. Elle, de sa fenêtre de l'hôtel Boncoeur, le cherchait, l'apercevait au beau milieu du ciel; et tous les deux agitaient des mouchoirs, s'envoyaient des risettes par le télégraphe. Oui, Coupeau avait travaillé là-haut, en ne se doutant guère qu'il travaillait pour lui. Maintenant, il n'était plus sur les toits, pareil à un moineau rigoleur et putassier; il était dessous, il avait bâti sa niche à l'hôpital, et il y venait crever, la couenne râpeuse. Mon Dieu, que le temps des amours semblait loin, aujourd'hui!
Le surlendemain, lorsque Gervaise se présenta pour avoir des nouvelles, elle trouva le lit vide. Une soeur lui expliqua qu'on avait dû transporter son mari à l'asile Sainte-Anne, parce que, la veille, il avait tout d'un coup battu la campagne. Oh! un déménagement complet, des idées de se casser la tête contre le mur, des hurlements qui empêchaient les autres malades de dormir. Ça venait de la boisson, paraissait-il. La boisson, qui couvait dans son corps, avait profité, pour lui attaquer et lui tordre les nerfs, de l'instant où la fluxion de poitrine le tenait sans forces sur le dos. La blanchisseuse rentra bouleversée. Son homme était fou à cette heure! La vie allait devenir drôle, si on le lâchait. Nana criait qu'il fallait le laisser à l'hôpital, parce qu'il finirait par les massacrer toutes les deux.
Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne. C'était un vrai voyage. Heureusement, l'omnibus du boulevard Rochechouart à la Glacière passait près de l'asile. Elle descendit rue de la Santé, elle acheta deux oranges pour ne pas entrer les mains vides. Encore un monument, avec des cours grises, des corridors interminables, une odeur de vieux remèdes rances, qui n'inspirait pas précisément la gaieté. Mais, quand on l'eut fait entrer dans une cellule, elle fut toute surprise de voir Coupeau presque gaillard. Il était justement sur le trône, une caisse de bois très propre, qui ne répandait pas la moindre odeur; et ils rirent de ce qu'elle le trouvait en fonction, son trou de balle au grand air. N'est-ce pas? on sait bien ce que c'est qu'un malade. Il se carrait là-dessus comme un pape, avec son bagou d'autrefois. Oh! il allait mieux, puisque ça reprenait son cours.
— Et la fluxion? demanda la blanchisseuse.
— Emballée! répondit-il. Ils m'ont retiré ça avec la main. Je tousse encore un peu, mais c'est la fin du ramonage.
Puis, au moment de quitter le trône pour se refourrer dans son lit, il rigola de nouveau.
— T'as le nez solide, t'as pas peur de prendre une prise, toi!
Et ils s'égayèrent davantage. Au fond, ils avaient de la joie. C'était par manière de se témoigner leur contentement sans faire de phrases, qu'ils plaisantaient ainsi ensemble sur la plus fine. Il faut avoir eu des malades pour connaître le plaisir qu'on éprouve à les revoir bien travailler de tous les côtés.
Quand il fut dans son lit, elle lui donna les deux oranges, ce qui lui causa un attendrissement. Il redevenait gentil, depuis qu'il buvait de la tisane et qu'il ne pouvait plus laisser son coeur sur les comptoirs des mastroquets. Elle finit par oser lui parler de son coup de marteau, surprise de l'entendre raisonner comme au bon temps.
— Ah! oui, dit-il en se blaguant lui-même, j'ai joliment rabâché!… Imagine-toi, je voyais des rats, je courais à quatre pattes pour leur mettre un grain de sel sous la queue. Et toi, tu m'appelais, des hommes voulaient t'y faire passer. Enfin, toutes sortes de bêtises, des revenants en plein jour… Oh! je me souviens très bien, la caboche est encore solide… A présent, c'est fini, je rêvasse en m'endormant, j'ai des cauchemars, mais tout le monde a des cauchemars.
Gervaise resta près de lui jusqu'au soir. Quand l'interne vint, à la visite de six heures, il lui fit étendre les mains; elles ne tremblaient presque plus, à peine un frisson qui agitait le bout des doigts. Cependant, comme la nuit tombait, Coupeau fut peu à peu pris d'une inquiétude. Il se leva deux fois sur son séant, regardant par terre, dans les coins d'ombre de la pièce. Brusquement, il allongea le bras et parut écraser une bête contre le mur.
— Qu'est-ce donc? demanda Gervaise, effrayée.
— Les rats, les rats, murmura-t-il.
Puis, après un silence, glissant au sommeil, il se débattit, en lâchant des mots entrecoupés.
— Nom de Dieu! ils me trouent la pelure!… Oh! les sales bêtes!…
Tiens bon! serre tes jupes! méfie-toi du salopiaud, derrière toi!…
Sacré tonnerre, la voilà culbutée, et ces mufes qui rigolent!… Tas
de mufes! tas de fripouilles! tas de brigands!
Il lançait des claques dans le vide, tirait sa couverture, la roulait en tapon contre sa poitrine, comme pour la protéger contre les violences des hommes barbus qu'il voyait. Alors, un gardien étant accouru, Gervaise se retira, toute glacée par cette scène. Mais, lorsqu'elle revint, quelques jours plus tard, elle trouva Coupeau complètement guéri. Les cauchemars eux-mêmes s'en étaient allés; il avait un sommeil d'enfant, il dormait ses dix heures sans bouger un membre. Aussi permit-on à sa femme de l'emmener. Seulement, l'interne lui dit à la sortie les bonnes paroles d'usage, en lui conseillant de les méditer. S'il recommençait à boire, il retomberait et finirait par y laisser sa peau. Oui, ça dépendait uniquement de lui. Il avait vu comme on redevenait gaillard et gentil, quand on ne se soûlait pas. Eh bien! il devait continuer à la maison sa vie sage de Sainte-Anne, s'imaginer qu'il était sous clef et que les marchands de vin n'existaient plus.
— Il a raison, ce monsieur, dit Gervaise dans l'omnibus qui les ramenait rue de la Goutte-d'Or.
— Sans doute qu'il a raison, répondit Coupeau.
Puis, après avoir songé une minute, il reprit:
— Oh! tu sais, un petit verre par-ci par-là, ça ne peut pourtant pas tuer un homme, ça fait digérer.
Et, le soir même, il but un petit verre de cric, pour la digestion. Pendant huit jours, il se montra cependant assez raisonnable. Il était très traqueur au fond, il ne se souciait pas de finir à Bicêtre. Mais sa passion l'emportait, le premier petit verre le conduisait malgré lui à un deuxième, à un troisième, à un quatrième; et, dès la fin de la quinzaine, il avait repris sa ration ordinaire, sa chopine de tord-boyaux par jour. Gervaise, exaspérée, aurait cogné. Dire qu'elle était assez bête pour avoir rêvé de nouveau une vie honnête, quand elle l'avait vu dans tout son bon sens à l'asile! Encore une heure de joie envolée, la dernière bien sûr! Oh! maintenant, puisque rien ne pouvait le corriger, pas même la peur de sa crevaison prochaine, elle jurait de ne plus se gêner; le ménage irait à la six-quatre-deux, elle s'en battait l'oeil; et elle parlait de prendre, elle aussi, du plaisir où elle en trouverait. Alors, l'enfer recommença, une vie enfoncée davantage dans la crotte, sans coin d'espoir ouvert sur une meilleure saison. Nana, quand son père l'avait giflée, demandait furieusement pourquoi cette rosse n'était pas restée à l'hôpital. Elle attendait de gagner de l'argent, disait-elle, pour lui payer de l'eau-de-vie et le faire crever plus vite. Gervaise, de son côté, un jour que Coupeau regrettait leur mariage, s'emporta. Ah! elle lui avait apporté la resucée des autres, ah! elle s'était fait ramasser sur le trottoir, en l'enjôlant par ses mines de rosière! Nom d'un chien! il ne manquait pas d'aplomb! Autant de paroles, autant de menteries. Elle ne voulait pas de lui. voilà la vérité. Il se traînait à ses pieds pour la décider, pendant qu'elle lui conseillait de bien réfléchir. Et si c'était à refaire, comme elle dirait non! elle se laisserait plutôt couper un bras. Oui, elle avait vu la lune, avant lui; mais une femme qui a vu la lune et qui est travailleuse, vaut mieux qu'un faignant d'homme qui salit son honneur et celui de sa famille dans tous les mannezingues. Ce jour-là, pour la première fois, chez les Coupeau, on se flanqua une volée en règle, on se tapa même si dur, qu'un vieux parapluie et le balai furent cassés.
Et Gervaise tint parole. Elle s'avachit encore; elle manquait l'atelier plus souvent, jacassait des journées entières, devenait molle comme une chiffe à la besogne. Quand une chose lui tombait des mains, ça pouvait bien rester par terre, ce n'était pas elle qui se serait baissée pour la ramasser. Les côtes lui poussaient en long. Elle voulait sauver son lard. Elle en prenait à son aise et ne donnait plus un coup de balai que lorsque les ordures manquaient de la faire tomber. Les Lorilleux, maintenant, affectaient de se boucher le nez, en passant devant sa chambre; une vraie poison, disaient-ils. Eux, vivaient en sournois, au fond du corridor, se garant de toutes ces misères qui piaulaient dans ce coin de la maison, s'enfermant pour ne pas avoir à prêter des pièces de vingt sous. Oh! des bons coeurs, des voisins joliment obligeants! oui, c'était le chat! On n'avait qu'à frapper et à demander du feu, ou une pincée de sel, ou une carafe d'eau, on était sûr de recevoir tout de suite la porte sur le nez. Avec ça, des langues de vipère. Ils criaient qu'ils ne s'occupaient jamais des autres, quand il était question de secourir leur prochain; mais ils s'en occupaient du matin au soir, dès qu'il s'agissait de mordre le monde à belles dents. Le verrou poussé, une couverture accrochée pour boucher les fentes et le trou de la serrure, ils se régalaient de potins, sans quitter leurs fils d'or une seconde. La dégringolade de la Banban surtout les faisait ronronner la journée entière, comme des matous qu'on caresse. Quelle dèche, quel décatissage, mes amis! Ils la guettaient aller aux provisions et rigolaient du tout petit morceau de pain qu'elle rapportait sous son tablier. Ils calculaient les jours où elle dansait devant le buffet. Ils savaient, chez elle, l'épaisseur de la poussière, le nombre d'assiettes sales laissées en plan, chacun des abandons croissants de la misère et de la paresse. Et ses toilettes donc, des guenilles dégoûtantes qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées! Dieu de Dieu! il pleuvait drôlement sur sa mercerie, à cette belle blonde, cette cato qui tortillait tant son derrière, autrefois, dans sa belle boutique bleue. Voilà où menaient l'amour de la fripe, les lichades et les gueuletons. Gervaise, qui se doutait de la façon dont ils l'arrangeaient, ôtait ses souliers, collait son oreille contre leur porte; mais la couverture l'empêchait d'entendre. Elle les surprit seulement un jour en train de l'appeler « la grand'tétasse », parce que sans doute son devant de gilet était un peu fort, malgré la mauvaise nourriture qui lui vidait la peau. D'ailleurs, elle les avait quelque part; elle continuait à leur parler, pour éviter les commentaires, n'attendant de ces salauds que des avanies, mais n'ayant même plus la force de leur répondre et de les lâcher là comme un paquet de sottises. Et puis, zut! elle demandait son plaisir, rester en tas, tourner ses pouces, bouger quand il s'agissait de prendre du bon temps, pas davantage.
Un samedi, Coupeau lui avait promis de la mener au Cirque. Voir des dames galoper sur des chevaux et sauter dans des ronds de papier, voilà au moins qui valait la peine de se déranger. Coupeau justement venait de faire une quinzaine, il pouvait se fendre de quarante sous; et même ils devaient manger tous les deux dehors, Nana ayant à veiller très tard ce soir-là chez son patron pour une commande pressée. Mais, à sept heures, pas de Coupeau; à huit heures, toujours personne. Gervaise était furieuse. Son soûlard fricassait pour sûr la quinzaine avec les camarades, chez les marchands de vin du quartier. Elle avait lavé un bonnet, et s'escrimait, depuis le matin, sur les trous d'une vieille robe, voulant être présentable. Enfin, vers neuf heures, l'estomac vide, bleue de colère, elle se décida à descendre, pour chercher Coupeau dans les environs.
— C'est votre mari que vous demandez? lui cria madame Boche, en l'apercevant la figure à l'envers. Il est chez le père Colombe. Boche vient de prendre des cerises avec lui.
Elle dit merci. Elle fila raide sur le trottoir, en roulant l'idée de sauter aux yeux de Coupeau. Une petite pluie fine tombait, ce qui rendait la promenade encore moins amusante. Mais, quand elle fut arrivée devant l'Assommoir, la peur de la danser elle-même, si elle taquinait son homme, la calma brusquement et la rendit prudente. La boutique flambait, son gaz allumé, les flammes blanches comme des soleils, les fioles et les bocaux illuminant les murs de leurs verres de couleur. Elle resta là un instant, l'échine tendue, l'oeil appliquée contre la vitre, entre deux bouteilles de l'étalage, à guigner Coupeau, dans le fond de la salle; il était assis avec des camarades, autour d'une petite table de zinc, tous vagues et bleuis par la fumée des pipes; et, comme on ne les entendait pas gueuler, ça faisait un drôle d'effet de les voir se démancher, le menton en avant, les yeux sortis de la figure. Était-il Dieu possible que des hommes pussent lâcher leurs femmes et leur chez eux pour s'enfermer ainsi dans un trou où ils étouffaient! La pluie lui dégouttait le long du cou; elle se releva, elle s'en alla sur le boulevard extérieur, réfléchissant, n'osant pas entrer. Ah bien! Coupeau l'aurait joliment reçue, lui qui ne voulait pas être relancé! Puis, vrai, ça ne lui semblait guère la place d'une femme honnête. Cependant, sous les arbres trempés, un léger frisson la prenait, et elle songeait, hésitante encore, qu'elle était pour sûr en train de pincer quelque bonne maladie. Deux fois, elle retourna se planter devant la vitre, son oeil collé de nouveau, vexée de retrouver ces sacrés pochards à couvert, toujours gueulant et buvant. Le coup de lumière de l'Assommoir se reflétait dans les flaques des pavés, où la pluie mettait un frémissement de petits bouillons. Elle se sauvait, elle pataugeait là-dedans, dès que la porte s'ouvrait et retombait, avec le claquement de ses bandes de cuivre. Enfin, elle s'appela trop bête, elle poussa la porte et marcha droit à la table de Coupeau. Après tout, n'est-ce pas? c'était son mari qu'elle venait demander; et elle y était autorisée, puisqu'il avait promis, ce soir-là, de la mener au Cirque. Tant pis! elle n'avait pas envie de fondre comme un pain de savon, sur le trottoir.
— Tiens! c'est toi, la vieille! cria le zingueur, qu'un ricanement étranglait. Ah! elle est farce, par exemple!… Hein? pas vrai, elle est farce!
Tous riaient, Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Oui, ça leur semblait farce; et ils n'expliquaient pas pourquoi. Gervaise restait debout, un peu étourdie. Coupeau lui paraissant très gentil, elle se risqua à dire:
— Tu sais, nous allons là-bas. Faut nous cavaler. Nous arriverons encore à temps pour voir quelque chose.
— Je ne peux pas me lever, je suis collé, oh! sans blague, reprit Coupeau qui rigolait toujours. Essaye, pour te renseigner; tire-moi le bras, de toutes tes forces, nom de Dieu! plus fort que ça, ohé, hisse!… Tu vois, c'est ce roussin de père Colombe qui m'a vissé sur sa banquette.
Gervaise s'était prêtée à ce jeu; et, quand elle lui lâcha le bras, les camarades trouvèrent la blague si bonne, qu'ils se jetèrent les uns sur les autres, braillant et se frottant les épaules comme des ânes qu'on étrille. Le zingueur avait la bouche fendue par un tel rire, qu'on lui voyait jusqu'au gosier.
— Fichue bête! dit-il enfin, tu peux bien t'asseoir une minute. On est mieux là qu'à barboter dehors… Eh bien! oui, je ne suis pas rentré, j'ai eu des affaires. Quand tu feras ton nez, ça n'avancera à rien… Reculez-vous donc, vous autres.
— Si madame voulait accepter mes genoux, ça serait plus tendre, dit galamment Mes-Bottes.
Gervaise, pour ne pas se faire remarquer, prit une chaise et s'assit à trois pas de la table. Elle regarda ce que buvaient les hommes, du casse-gueule qui luisait, pareil à de l'or, dans les verres; il y en avait une petite mare coulée sur la table, et Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, tout en causant, trempait son doigt, écrivait un nom de femme: Eulalie, en grosses lettres. Elle trouva Bibi-la-Grillade joliment ravagé, plus maigre qu'un cent de clous. Mes-Bottes avait un nez qui fleurissait, un vrai dahlia bleu de Bourgogne. Ils étaient très sales tous les quatre, avec leurs ordures de barbes raides et pisseuses comme des balais à pot de chambre, étalant des guenilles de blouses, allongeant des pattes noires aux ongles en deuil. Mais, vrai, on pouvait encore se montrer dans leur société, car s'ils gobelottaient depuis six heures, ils restaient tout de même comme il faut, juste à ce point où l'on charme ses puces. Gervaise en vit deux autres devant le comptoir en train de se gargariser, si pafs, qu'ils se jetaient leur petit verre sous le menton, et imbibaient leur chemise, en croyant se rincer la dalle. Le gros père Colombe, qui allongeait ses bras énormes, les porte-respect de son établissement, versait tranquillement les tournées. Il faisait très chaud, la fumée des pipes montait dans la clarté aveuglante du gaz, où elle roulait comme une poussière, noyant les consommateurs d'une buée, lentement épaissie; et, de ce nuage, un vacarme sortait, assourdissant et confus, des voix cassées, des chocs de verre, des jurons et des coups de poing semblables à des détonations. Aussi Gervaise avait-elle pris sa figure en coin de rue, car une pareille vue n'est pas drôle pour une femme, surtout quand elle n'en a pas l'habitude; elle étouffait, les yeux brûlés, la tête déjà alourdie par l'odeur d'alcool qui s'exhalait de la salle entière. Puis, brusquement, elle eut la sensation d'un malaise plus inquiétant derrière son dos. Elle se tourna, elle aperçut l'alambic, la machine à soûler, fonctionnant sous le vitrage de l'étroite cour, avec la trépidation profonde de sa cuisine d'enfer. Le soir, les cuivres étaient plus mornes, allumés seulement sur leur rondeur d'une large étoile rouge; et l'ombre de l'appareil, contre la muraille du fond, dessinait des abominations, des figures avec des queues, des monstres ouvrant leurs mâchoires comme pour avaler le monde.
— Dis donc, Marie-bon-Bec, ne fais pas ta gueule! cria Coupeau. Tu sais, à Chaillot les rabat-joie!… Qu'est-ce que tu veux boire?
— Rien, bien sûr, répondit la blanchisseuse. Je n'ai pas dîné, moi.
— Eh bien! raison de plus; ça soutient, une goutte de quelque chose.
Mais, comme elle ne se déridait pas, Mes-Bottes se montra galant de nouveau.
— Madame doit aimer les douceurs, murmura-t-il.
— J'aime les hommes qui ne se soûlent pas, reprit-elle en se fâchant. Oui, j'aime qu'on rapporte sa paie et qu'on soit de parole, quand on a fait une promesse.
— Ah! c'est ça qui te chiffonne! dit le zingueur, sans cesser de ricaner. Tu veux ta part. Alors, grande cruche, pourquoi refuses-tu une consommation?… Prends donc, c'est tout bénéfice.
Elle le regarda fixement, l'air sérieux, avec un pli qui lui traversait le front d'une raie noire. Et elle répondit d'une voix lente:
— Tiens! tu as raison, c'est une bonne idée. Comme ça, nous boirons la monnaie ensemble.
Bibi-la-Grillade se leva pour aller lui chercher un verre d'anisette. Elle approcha sa chaise, elle s'attabla. Pendant qu'elle sirotait son anisette, elle eut tout d'un coup un souvenir, elle se rappela la prune qu'elle avait mangée avec Coupeau, jadis, près de la porte, lorsqu'il lui faisait la cour. En ce temps-là, elle laissait la sauce des fruits à l'eau-de-vie. Et, maintenant, voici qu'elle se remettait aux liqueurs. Oh! elle se connaissait, elle n'avait pas pour deux liards de volonté. On n'aurait eu qu'à lui donner une chiquenaude sur les reins pour l'envoyer faire une culbute dans la boisson. Même ça lui semblait très bon, l'anisette, peut-être un peu trop doux, un peu écoeurant. Et elle suçait son verre, en écoutant Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, raconter sa liaison avec la grosse Eulalie, celle qui vendait du poisson dans la rue, une femme rudement maligne, une particulière qui le flairait chez les marchands de vin, tout en poussant sa voiture, le long des trottoirs; les camarades avaient beau l'avertir et le cacher, elle le pinçait souvent, elle lui avait même, la veille, envoyé une limande par la figure, pour lui apprendre à manquer l'atelier. Par exemple, ça, c'était drôle. Bibi-la-Grillade et Mes-Bottes, les côtes crevées de rire, appliquaient des claques sur les épaules de Gervaise, qui rigolait enfin, comme chatouillée et malgré elle; et ils lui conseillaient d'imiter la grosse Eulalie, d'apporter ses fers et de repasser les oreilles de Coupeau sur le zinc des mastroquets.
— Ah bien! merci, cria Coupeau qui retourna le verre d'anisette vidé par sa femme, tu vous pompes joliment ça! Voyez donc, la coterie, ça ne lanterne guère.
— Madame redouble? demanda Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif.
Non, elle en avait assez. Elle hésitait pourtant. L'anisette lui barbouillait le coeur. Elle aurait plutôt pris quelque chose de raide pour se guérir l'estomac. Et elle jetait des regards obliques sur la machine à soûler, derrière elle. Cette sacrée marmite, ronde comme un ventre de chaudronnière grasse, avec son nez qui s'allongeait et se tortillait, lui soufflait un frisson dans les épaules, une peur mêlée d'un désir. Oui, on aurait dit la fressure de métal d'une grande gueuse, de quelque sorcière qui lâchait goutte à goutte le feu de ses entrailles. Une jolie source de poison, une opération qu'on aurait dû enterrer dans une cave, tant elle était effrontée et abominable! Mais ça n'empêchait pas, elle aurait voulu mettre son nez là dedans, renifler l'odeur, goûter à la cochonnerie, quand même sa langue brûlée aurait dû en peler du coup comme une orange.
— Qu'est-ce que vous buvez donc là? demanda-t-elle sournoisement aux hommes, l'oeil allumé par la belle couleur d'or de leurs verres.
— Ça, ma vieille, répondit Coupeau, c'est le camphre du papa
Colombe… Fais pas la bête, n'est-ce pas? On va t'y faire goûter.
Et lorsqu'on lui eut apporté un verre de vitriol, et que sa mâchoire se contracta, à la première gorgée, le zingueur reprit, en se tapant sur les cuisses:
— Hein! ça te rabote le sifflet!… Avale d'une lampée. Chaque tournée retire un écu de six francs de la poche du médecin.
Au deuxième verre, Gervaise ne sentit plus la faim qui la tourmentait. Maintenant, elle était raccommodée avec Coupeau, elle ne lui en voulait plus de son manque de parole. Ils iraient au Cirque une autre fois; ce n'était pas si drôle, des faiseurs de tours qui galopaient sur des chevaux. Il ne pleuvait pas chez le père Colombe, et si la paie fondait dans le fil-en-quatre, on se la mettait sur le torse au moins, on la buvait limpide et luisante comme du bel or liquide. Ah! elle envoyait joliment flûter le monde! La vie ne lui offrait pas tant de plaisirs; d'ailleurs, ça lui semblait une consolation d'être de moitié dans le nettoyage de la monnaie. Puisqu'elle était bien, pourquoi donc ne serait-elle pas restée? On pouvait tirer le canon, elle n'aimait plus bouger, quand elle avait fait son tas. Elle mijotait dans une bonne chaleur, son corsage collé à son dos, envahie d'un bien-être qui lui engourdissait les membres. Elle rigolait toute seule, les coudes sur la table, les yeux perdus, très amusée par deux clients, un gros mastoc et un nabot, à une table voisine, en train de s'embrasser comme du pain, tant ils étaient gris. Oui, elle riait à l'Assommoir, à la pleine lune du père Colombe, une vraie vessie de saindoux, aux consommateurs fumant leur brûle-gueule, criant et crachant, aux grandes flammes du gaz qui allumaient les glaces et les bouteilles de liqueur. L'odeur ne la gênait plus; au contraire, elle avait des chatouilles dans le nez, elle trouvait que ça sentait bon; ses paupières se fermaient un peu, tandis qu'elle respirait très-court, sans étouffement, goûtant la jouissance du lent sommeil dont elle était prise. Puis, après son troisième petit verre, elle laissa tomber son menton sur ses mains, elle ne vit plus que Coupeau et les camarades; et elle demeura nez à nez avec eux, tout près, les joues chauffées par leur haleine, regardant leurs barbes sales, comme si elle en avait compté les poils. Ils étaient très-soûls, à cette heure. Mes-Bottes bavait, la pipe aux dents, de l'air muet et grave d'un boeuf assoupi. Bibi-la-Grillade racontait une histoire, la façon dont il vidait un litre d'un trait, en lui fichant un tel baiser à la régalade, qu'on lui voyait le derrière. Cependant, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était allé chercher le tourniquet sur le comptoir et jouait des consommations avec Coupeau.
— Deux cents!.. T'es rupin, tu amènes les gros numéros à tous coups.
La plume du tourniquet grinçait, l'image de la Fortune, une grande femme rouge, placée sous un verre, tournait et ne mettait plus au milieu qu'une tache ronde, pareille à une tache de vin.
— Trois cent cinquante!… T'as donc marché dedans, bougre de lascar!
Ah! zut! je ne joue plus!
Et Gervaise s'intéressait au tourniquet. Elle soiffait à tirelarigot, et appelait Mes-Bottes « mon fiston ». Derrière elle, la machine à soûler fonctionnait toujours, avec son murmure de ruisseau souterrain; et elle désespérait de l'arrêter, de l'épuiser, prise contre elle d'une colère sombre, ayant des envies de sauter sur le grand alambic comme sur une bête, pour le taper à coups de talon et lui crever le ventre. Tout se brouillait, elle voyait la machine remuer, elle se sentait prise par ses pattes de cuivre, pendant que le ruisseau coulait maintenant au travers de son corps.
Puis, la salle dansa, avec les becs de gaz qui filaient comme des étoiles. Gervaise était poivre. Elle entendait une discussion furieuse entre Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, et cet encloué de père Colombe. En voilà un voleur de patron qui marquait à la fourchette! On n'était pourtant pas à Bondy. Mais, brusquement, il y eut une bousculade, des hurlements, un vacarme de tables renversées. C'était le père Colombe qui flanquait la société dehors, sans se gêner, en un tour de main. Devant la porte, on l'engueula, on l'appela fripouille. Il pleuvait toujours, un petit vent glacé soufflait. Gervaise perdit Coupeau, le retrouva et le perdit encore. Elle voulait rentrer, elle tâtait les boutiques pour reconnaître son chemin. Cette nuit soudaine l'étonnait beaucoup. Au coin de la rue des Poissonniers, elle s'assit dans le ruisseau, elle se crut au lavoir. Toute l'eau qui coulait lui tournait la tête et la rendait très malade. Enfin, elle arriva, elle fila raide devant la porte des concierges, chez lesquels elle vit parfaitement les Lorilleux et les Poisson attablés, qui firent des grimaces de dégoût en l'apercevant dans ce bel état.
Jamais elle ne sut comment elle avait monté les six étages. En haut, au moment où elle prenait le corridor, la petite Lalie, qui entendait son pas, accourut, les bras ouverts dans un geste de caresse, riant et disant:
— Madame Gervaise, papa n'est pas rentré, venez donc voir dormir mes enfants…. Oh! ils sont gentils!
Mais, en face du visage hébété de la blanchisseuse, elle recula et trembla. Elle connaissait ce souffle d'eau-de-vie, ces yeux pâles, cette bouche convulsée. Alors, Gervaise passa en trébuchant, sans dire un mot, pendant que la petite, debout sur le seuil de sa porte, la suivait de son regard noir, muet et grave.
XI
Nana grandissait, devenait garce. A quinze ans, elle avait poussé comme un veau, très blanche de chair, très grasse, si dodue même qu'on aurait dit une pelote. Oui, c'était ça, quinze ans, toutes ses dents et pas de corset. Une vraie frimousse de margot, trempée dans du lait, une peau veloutée de pêche, un nez drôle, un bec rose, des quinquets luisants auxquels les hommes avaient envie d'allumer leur pipe. Son tas de cheveux blonds, couleur d'avoine fraîche, semblait lui avoir jeté de la poudre d'or sur les tempes, des taches de rousseur, qui lui mettaient là une couronne de soleil. Ah! une jolie pépée, comme disaient les Lorilleux, une morveuse qu'on aurait encore dû moucher et dont les grosses épaules avaient les rondeurs pleines, l'odeur mûre d'une femme faite.
Maintenant, Nana ne fourrait plus des boules de papier dans son corsage. Des nichons lui étaient venus, une paire de nichons de satin blanc tout neufs. Et ça ne l'embarrassait guère, elle aurait voulu en avoir plein les bras, elle rêvait des tétais de nounou, tant la jeunesse est gourmande et inconsidérée. Ce qui la rendait surtout friande, c'était une vilaine habitude qu'elle avait prise de sortir un petit bout de sa langue entre ses quenottes blanches. Sans doute, en se regardant dans les glaces, elle s'était trouvée gentille ainsi. Alors, tout le long de la journée, pour faire la belle, elle tirait la langue.
— Cache donc ta menteuse! lui criait sa mère.
Et il fallait souvent que Coupeau s'en mêlât, tapant du poing, gueulant avec des jurons:
— Veux-tu bien rentrer ton chiffon rouge!
Nana se montrait très coquette. Elle ne se lavait pas toujours les pieds, mais elle prenait ses bottines si étroites, qu'elle souffrait le martyre dans la prison de Saint-Crépin; et si on l'interrogeait, en la voyant devenir violette, elle répondait qu'elle avait des coliques, pour ne pas confesser sa coquetterie. Quand le pain manquait à la maison, il lui était difficile de se pomponner. Alors, elle faisait des miracles, elle rapportait des rubans de l'atelier, elle s'arrangeait des toilettes, des robes sales couvertes de noeuds et de bouffettes. L'été était la saison de ses triomphes. Avec une robe de percale de six francs, elle passait tous ses dimanches, elle emplissait le quartier de la Goutte-d'Or de sa beauté blonde. Oui, on la connaissait des boulevards extérieurs aux fortifications, et de la chaussée de Clignancourt à la grande rue de la Chapelle. On l'appelait « la petite poule », parce qu'elle avait vraiment la chair tendre et l'air frais d'une poulette.
Une robe surtout lui alla à la perfection. C'était une robe blanche à pois roses, très simple, sans garniture aucune. La jupe, un peu courte, dégageait ses pieds; les manches, largement ouvertes et tombantes, découvraient ses bras jusqu'aux coudes; l'encolure du corsage, qu'elle ouvrait en coeur avec des épingles, dans un coin noir de l'escalier, pour éviter les calottes du père Coupeau, montrait la neige de son cou et l'ombre dorée de sa gorge. Et rien autre, rien qu'un ruban rosé noué autour de ses cheveux blonds, un ruban dont les bouts s'envolaient sur sa nuque. Elle avait là dedans une fraîcheur de bouquet. Elle sentait bon la jeunesse, le nu de l'enfant et de la femme.
Les dimanches furent pour elle, à cette époque, des journées de rendez-vous avec la foule, avec tous les hommes qui passaient et qui la reluquaient. Elle les attendait la semaine entière, chatouillée de petits désirs, étouffant, prise d'un besoin de grand air, de promenade au soleil, dans la cohue du faubourg endimanché. Dès le matin, elle s'habillait, elle restait des heures en chemise devant le morceau de glace accroché au-dessus de la commode; et, comme toute la maison pouvait la voir par la fenêtre, sa mère se fâchait, lui demandait si elle n'avait pas bientôt fini de se promener en panais. Mais, elle, tranquille, se collait des accroche-coeur sur le front avec de l'eau sucrée, recousait les boutons de ses bottines ou faisait un point à sa robe, les jambes nues, la chemise glissée des épaules, dans le désordre de ses cheveux ébouriffés. Ah! elle était chouette, comme ça! disait le père Coupeau, qui ricanait et la blaguait; une vraie Madeleine-la-Désolée! Elle aurait pu servir de femme sauvage et se montrer pour deux sous. Il lui criait: « Cache donc ta viande, que je mange mon pain! » Et elle était adorable, blanche et fine sous le débordement de sa toison blonde, rageant si fort que sa peau en devenait rose, n'osant répondre à son père et cassant son fil entre ses dents, d'un coup sec et furieux, qui secouait d'un frisson sa nudité de belle fille.
Puis, aussitôt après le déjeuner, elle filait, elle descendait dans la cour. La paix chaude du dimanche endormait la maison; en bas, les ateliers étaient fermés; les logements bâillaient par leurs croisées ouvertes, montraient des tables déjà mises pour le soir, qui attendaient les ménages, en train de gagner de l'appétit sur les fortifications; une femme, au troisième, employait la journée à laver sa chambre, roulant son lit, bousculant ses meubles, chantant pendant des heures la même chanson, sur un ton doux et pleurard. Et, dans le repos des métiers, au milieu de la cour vide et sonore, des parties de volant s'engageaient entre Nana, Pauline et d'autres grandes filles. Elles étaient cinq ou six, poussées ensemble, qui devenaient les reines de la maison et se partageaient les oeillades des messieurs. Quand un homme traversait la cour, des rires flûtés montaient, les froufrous de leurs jupes amidonnées passaient comme un coup de vent. Au-dessus d'elles, l'air des jours de fête flambait, brûlant et lourd, comme amolli de paresse et blanchi par la poussière des promenades.
Mais les parties de volants n'étaient qu'une frime pour s'échapper. Brusquement, la maison tombait à un grand silence. Elles venaient de se glisser dans la rue et de gagner les boulevards extérieurs. Alors, toutes les six, se tenant par les bras, occupant la largeur des chaussées, s'en allaient, vêtues de clair, avec leurs rubans noués autour de leurs cheveux nus. Les yeux vifs, coulant de minces regards par le coin pincé des paupières, elles voyaient tout, elles renversaient le cou pour rire, en montrant le gras du menton. Dans les gros éclats de gaieté, lorsqu'un bossu passait ou qu'une vieille femme attendait son chien au coin des bornes, leur ligne se brisait, les unes restaient en arrière, tandis que les autres les tiraient violemment; et elles balançaient les hanches, se pelotonnaient, se dégingandaient, histoire d'attrouper le monde et de faire craquer leur corsage sous leurs formes naissantes. La rue était à elles; elles y avaient grandi, en relevant leurs jupes le long des boutiques; elles s'y retroussaient encore jusqu'aux cuisses, pour rattacher leurs jarretières. Au milieu de la foule lente et blême, entre les arbres grêles des boulevards, leur débandade courait ainsi, de la barrière Rochechouart à la barrière Saint-Denis, bousculant les gens, coupant les groupes en zigzag, se retournant et lâchant des mots dans les fusées de leurs rires. Et leurs robes envolées laissaient, derrière elles, l'insolence de leur jeunesse; elles s'étalaient en plein air, sous la lumière crue, d'une grossièreté ordurière de voyoux, désirables et tendres comme des vierges qui reviennent du bain, la nuque trempée.
Nana prenait le milieu, avec sa robe rose, qui s'allumait dans le soleil. Elle donnait le bras à Pauline, dont la robe, des fleurs jaunes sur un fond blanc, flambait aussi, piquée de petites flammes. Et comme elles étaient les plus grosses toutes les deux, les plus femmes et les plus effrontées, elles menaient la bande, elles se rengorgeaient sous les regards et les compliments. Les autres, les gamines, faisaient des queues à droite et à gauche, en tâchant de s'enfler pour être prises au sérieux. Nana et Pauline avaient, dans le fond, des plans très compliqués de ruses coquettes. Si elles couraient à perdre haleine, c'était histoire de montrer leurs bas blancs et de faire flotter les rubans de leurs chignons. Puis, quand elles s'arrêtaient, en affectant de suffoquer, la gorge renversée et palpitante, on pouvait chercher, il y avait bien sûr par là une de leurs connaissances, quelque garçon du quartier; et elles marchaient languissamment alors, chuchotant et riant entre elles, guettant, les yeux en dessous. Elles se cavalaient surtout pour ces rendez-vous du hasard, au milieu des bousculades de la chaussée. De grands garçons endimanchés, en veste et en chapeau rond, les retenaient un instant au bord du ruisseau, à rigoler et à vouloir leur pincer la taille. Des ouvriers de vingt ans, débraillés dans des blouses grises, causaient lentement avec elles, les bras croisés, leur soufflant au nez la fumée de leurs brûle-gueule. Ça ne tirait pas à conséquence, ces gamins avaient poussé en même temps qu'elles sur le pavé. Mais, dans le nombre, elles choisissaient déjà. Pauline rencontrait toujours un des fils de madame Gaudron, un menuisier de dix-sept ans, qui lui payait des pommes. Nana apercevait du bout d'une avenue à l'autre Victor Fauconnier, le fils de la blanchisseuse, avec lequel elle s'embrassait dans les coins noirs. Et ça n'allait pas plus loin, elles avaient trop de vice pour faire une bêtise sans savoir. Seulement, on en disait de raides.
Puis, quand le soleil tombait, la grande joie de ces mâtines était de s'arrêter aux faiseurs de tours. Des escamoteurs, des hercules arrivaient, qui étalaient sur la terre de l'avenue un tapis mangé d'usure. Alors, les badauds s'attroupaient, un cercle se formait, tandis que le saltimbanque, au milieu, jouait des muscles dans son maillot fané. Nana et Pauline restaient des heures debout, au plus épais de la foule. Leurs belles robes fraîches s'écrasaient entre les paletots et les bourgerons sales. Leurs bras nus, leur cou nu, leurs cheveux nus, s'échauffaient sous les baleines empestées, dans une odeur de vin et de sueur. Et elles riaient, amusées, sans un dégoût, plus rosés et comme sur leur fumier naturel. Autour d'elles, les gros mots partaient, des ordures toutes crues, des réflexions d'hommes soûls. C'était leur langue, elles savaient tout, elles se retournaient avec un sourire, tranquilles d'impudeur, gardant la pâleur délicate de leur peau de satin.
La seule chose qui les contrariait était de rencontrer leurs pères, surtout quand ils avaient bu. Elles veillaient et s'avertissaient.
— Dis donc, Nana, criait tout d'un coup Pauline, voilà le père
Coupeau!
— Ah bien! il n'est pas poivre, non, c'est que je tousse! disait Nana embêtée. Moi, je m'esbigne, vous savez! Je n'ai pas envie qu'il secoue mes puces… Tiens! il a piqué une tête! Dieu de Dieu, s'il pouvait se casser la gueule!
D'autres fois, lorsque Coupeau arrivait droit sur elle, sans lui laisser le temps de se sauver, elle s'accroupissait, elle murmurait:
— Cachez-moi donc, vous autres!… Il me cherche, il a promis de m'enlever le ballon, s'il me pinçait encore à traîner ma peau.
Puis, lorsque l'ivrogne les avait dépassées, elle se relevait, et toutes le suivaient en pouffant de rire. Il la trouvera! il ne la trouvera pas! C'était un vrai jeu de cache-cache. Un jour pourtant, Boche était venu chercher Pauline par les deux oreilles, et Coupeau avait ramené Nana à coups de pied au derrière.
Le jour baissait, elles faisaient un dernier tour de balade, elles rentraient dans le crépuscule blafard, au milieu de la foule éreintée. La poussière de l'air s'était épaissie, et pâlissait le ciel lourd. Rue de la Goutte-d'Or, on aurait dit un coin de province, avec les commères sur les portes, des éclats de voix coupant le silence tiède du quartier vide de voitures. Elles s'arrêtaient un instant dans la cour, reprenaient les raquettes, tâchaient de faire croire qu'elles n'avaient pas bougé de là. Et elles remontaient chez elles, en arrangeant une histoire, dont elles ne se servaient souvent pas, lorsqu'elles trouvaient leurs parents trop occupés à s'allonger des gifles, pour une soupe mal salée ou pas assez cuite.
Maintenant, Nana était ouvrière, elle gagnait quarante sous chez Titreville, la maison de la rue du Caire où elle avait fait son apprentissage. Les Coupeau ne voulaient pas la changer, pour qu'elle restât sous la surveillance de madame Lerat, qui était première dans l'atelier depuis dix ans. Le matin, pendant que la mère regardait l'heure au coucou, la petite partait toute seule, l'air gentil, serrée aux épaules par sa vieille robe noire trop étroite et trop courte; et madame Lerat était chargée de constater l'heure de son arrivée, qu'elle disait ensuite à Gervaise. On lui donnait vingt minutes pour aller de la rue de la Goutte-d'Or à la rue du Caire, ce qui était suffisant, car ces tortillons de filles ont des jambes de cerf. Des fois, elle arrivait juste, mais si rouge, si essoufflée, qu'elle venait bien sûr de dégringoler de la barrière en dix minutes, après avoir musé en chemin. Le plus souvent, elle avait sept minutes, huit minutes de retard; et, jusqu'au soir, elle se montrait très câline pour sa tante, avec des yeux suppliants, tâchant ainsi de la toucher et de l'empêcher de parler. Madame Lerat, qui comprenait la jeunesse, mentait aux Coupeau, mais en sermonnant Nana dans des bavardages interminables, où elle parlait de sa responsabilité et des dangers qu'une jeune fille courait sur le pavé de Paris. Ah! Dieu de Dieu! la poursuivait-on assez elle-même! Elle couvait sa nièce de ses yeux allumés de continuelles préoccupations polissonnes, elle restait tout échauffée à l'idée de garder et de mijoter l'innocence de ce pauvre petit chat.
— Vois-tu, lui répétait-elle, il faut tout me dire. Je suis trop bonne pour toi, je n'aurais plus qu'à me jeter à la Seine, s'il t'arrivait un malheur… Entends-tu, mon petit chat, si des hommes te parlaient, il faudrait tout me répéter, tout, sans oublier un mot… Hein? on ne t'a encore rien dit, tu me le jures?
Nana riait alors d'un rire qui lui pinçait drôlement la bouche. Non, non, les hommes ne lui parlaient pas. Elle marchait trop vite. Puis, qu'est-ce qu'ils lui auraient dit? elle n'avait rien à démêler avec eux, peut-être! Et elle expliquait ses retards d'un air de niaise: elle s'était arrêtée pour regarder les images, ou bien elle avait accompagné Pauline qui savait des histoires. On pouvait la suivre, si on ne la croyait pas: elle ne quittait même jamais le trottoir de gauche; et elle filait joliment, elle devançait toutes les autres demoiselles, comme une voiture. Un jour, à la vérité, madame Lerat l'avait surprise, rue du Petit-Carreau, le nez en l'air, riant avec trois autres traînées de fleuristes, parce qu'un homme se faisait la barbe, à une fenêtre; mais la petite s'était fâchée, en jurant qu'elle entrait justement chez le boulanger du coin acheter un pain d'un sou.
— Oh! je veille, n'ayez pas peur, disait la grande veuve aux Coupeau. Je vous réponds d'elle comme de moi-même. Si un salaud voulait seulement la pincer, je me mettrais plutôt en travers.
L'atelier, chez Titreville, était une grande pièce à l'entresol, avec un large établi posé sur des tréteaux, occupant tout le milieu. Le long des quatre murs vides, dont le papier d'un gris pisseux montrait le plâtre par des éraflures, s'allongeaient des étagères encombrées de vieux cartons, de paquets, de modèles de rebut oubliés là sous une épaisse couche de poussière. Au plafond, le gaz avait passé comme un badigeon de suie. Les deux fenêtres s'ouvraient si larges, que les ouvrières, sans quitter l'établi, voyaient défiler le monde sur le trottoir d'en face.
Madame Lerat, pour donner l'exemple, arrivait la première. Puis, la porte battait pendant un quart d'heure, tous les petits bonnichons de fleuristes entraient à la débandade, suantes, décoiffées. Un matin de juillet, Nana se présenta la dernière, ce qui d'ailleurs était assez dans ses habitudes.
— Ah bien! dit-elle, ce ne sera pas malheureux quand j'aurai voiture!
Et, sans même ôter son chapeau, un caloquet noir qu'elle appelait sa casquette et qu'elle était lasse de retaper, elle s'approcha de la fenêtre, se pencha à droite et à gauche, pour voir dans la rue.
— Qu'est-ce que tu regardes donc? lui demanda madame Lerat, méfiante.
Est-ce que ton père t'a accompagnée?
— Non, bien sûr, répondit Nana tranquillement. Je ne regarde rien… Je regarde qu'il fait joliment chaud. Vrai, il y a de quoi vous donner du mal à vous faire courir ainsi.
La matinée fut d'une chaleur étouffante. Les ouvrières avaient baissé les jalousies, entre lesquelles elles mouchardaient le mouvement de la rue; et elles s'étaient enfin mises au travail, rangées des deux côtés de la table, dont madame Lerat occupait seule le haut bout. Elles étaient huit, ayant chacune devant soi son pot à colle, sa pince, ses outils et sa pelote à gaufrer. Sur l'établi traînait un fouillis de fils de fer, de bobines, d'ouate, de papier vert et de papier marron, de feuilles et de pétales taillés dans de la soie, du satin ou du velours. Au milieu, dans le goulot d'une grande carafe, une fleuriste avait fourré un petit bouquet de deux sous, qui se fanait depuis la veille à son corsage.
— Ah! vous ne savez pas, dit Léonie, une jolie brune, en se penchant sur sa pelote où elle gaufrait des pétales de rosé, eh bien! cette pauvre Caroline est joliment malheureuse avec ce garçon qui venait l'attendre le soir.
Nana, en train de couper de minces bandes de papier vert, s'écria:
— Pardi! un homme qui lui fait des queues tous les jours!
L'atelier fut pris d'une gaieté sournoise, et madame Lerat dut se montrer sévère. Elle pinça le nez, en murmurant:
— Tu es propre, ma fille, tu as de jolis mots! Je rapporterai ça à ton père, nous verrons si ça lui plaira.
Nana gonfla les joues, comme si elle retenait un grand rire. Ah bien! son père! il en disait d'autres! Mais Léonie, tout d'un coup, souffla très bas et très vite:
— Eh! méfiez-vous! la patronne!
En effet, madame Titreville, une longue femme sèche, entrait. Elle se tenait d'ordinaire en bas, dans le magasin. Les ouvrières la craignaient beaucoup, parce qu'elle ne plaisantait jamais. Elle fit lentement le tour de l'établi, au-dessus duquel maintenant toutes les nuques restaient penchées, silencieuses et actives. Elle traita une ouvrière de sabot, l'obligea à recommencer une marguerite. Puis, elle s'en alla de l'air raide dont elle était venue.
— Houp! houp! répéta Nana, au milieu d'un grognement général.
— Mesdemoiselles, vraiment, mesdemoiselles! dit madame Lerat qui voulut prendre un air de sévérité, vous me forcerez à des mesures…
Mais on ne l'écoutait pas, on ne la craignait guère. Elle se montrait trop tolérante, chatouillée parmi ces petites qui avaient de la rigolade plein les yeux, les prenant à part pour leur tirer les vers du nez sur leurs amants, leur faisant même les cartes, lorsqu'un bout de l'établi était libre. Sa peau dure, sa carcasse de gendarme tressautait d'une joie dansante de commère, dès qu'on était sur le chapitre de la bagatelle. Elle se blessait seulement des mots crus; pourvu qu'on n'employât pas les mots crus, on pouvait tout dire.
Vrai! Nana complétait à l'atelier une jolie éducation! Oh! elle avait des dispositions, bien sûr. Mais ça l'achevait, la fréquentation d'un tas de filles déjà éreintées de misère et de vice. On était là les unes sur les autres, on se pourrissait ensemble; juste l'histoire des paniers de pommes, quand il y a des pommes gâtées. Sans doute, on se tenait devant la société, on évitait de paraître trop rosse de caractère, trop dégoûtante d'expressions. Enfin, on posait pour la demoiselle comme il faut. Seulement, à l'oreille, dans les coins, les saletés marchaient bon train. On ne pouvait pas se trouver deux ensemble, sans tout de suite se tordre de rire, en disant des cochonneries. Puis, on s'accompagnait le soir; c'étaient alors des confidences, des histoires à faire dresser les cheveux, qui attardaient sur les trottoirs les deux gamines, allumées au milieu des coudoiements de la foule. Et il y avait encore, pour les filles restées sages comme Nana, un mauvais air à l'atelier, l'odeur de bastringue et de nuits peu catholiques, apportée par les ouvrières coureuses, dans leurs chignons mal rattachés, dans leurs jupes si fripées qu'elles semblaient avoir couché avec. Les paresses molles des lendemains de noce, les yeux culottés, ce noir des yeux que madame Lerat appelait honnêtement les coups de poing de l'amour, les déhanchements, les voix enrouées, soufflaient une perversion au-dessus de l'établi, parmi l'éclat et la fragilité des fleurs artificielles. Nana reniflait, se grisait, lorsqu'elle sentait à côté d'elle une fille qui avait déjà vu le loup. Longtemps elle s'était mise auprès de la grande Lisa, qu'on disait grosse; et elle coulait des regards luisants sur sa voisine, comme si elle s'était attendue à la voir enfler et éclater tout d'un coup. Pour apprendre du nouveau, ça paraissait difficile. La gredine savait tout, avait tout appris sur le pavé de la rue de la Goutte-d'Or. A l'atelier, simplement, elle voyait faire, il lui poussait peu à peu l'envie et le toupet de faire à son tour.
— On étouffe, murmura-t-elle en s'approchant d'une fenêtre comme pour baisser davantage la jalousie.
Mais elle se pencha, regarda de nouveau à droite et à gauche. Au même instant, Léonie, qui guettait un homme, arrêté sur le trottoir d'en face, s'écria:
— Qu'est-ce qu'il fait là, ce vieux? Il y a un quart d'heure qu'il espionne ici.
— Quelque matou, dit madame Lerat. Nana, veux-tu bien venir t'asseoir! Je t'ai défendu de rester à la fenêtre.
Nana reprit les queues de violettes qu'elle roulait, et tout l'atelier s'occupa de l'homme. C'était un monsieur bien vêtu, en paletot, d'une cinquantaine d'années; il avait une face blême, très sérieuse et très digne, avec un collier de barbe grise, correctement taillé. Pendant une heure, il resta devant la boutique d'un herboriste, levant les yeux sur les jalousies de l'atelier. Les fleuristes poussaient des petits rires, qui s'étouffaient dans le bruit de la rue; et elles se courbaient, très affairées, au-dessus de l'ouvrage, avec des coups d'oeil, pour ne pas perdre de vue le monsieur.
— Tiens! fit remarquer Léonie, il a un lorgnon. Oh! c'est un homme chic… Il attend Augustine, bien sûr.
Mais Augustine, une grande blonde laide, répondit aigrement qu'elle n'aimait pas les vieux. Et madame Lerat, hochant la tête, murmura avec son sourire pincé, plein de sous-entendu:
— Vous avez tort, ma chère; les vieux sont plus tendres.
A ce moment, la voisine de Léonie, une petite personne grasse, lui lâcha dans l'oreille une phrase; et Léonie, brusquement, se renversa sur sa chaise, prise d'un accès de fou rire, se tordant, jetant des regards vers le monsieur et riant plus fort. Elle bégayait:
— C'est ça, oh! c'est ça!… Ah! cette Sophie, est-elle sale!
— Qu'est-ce qu'elle a dit? qu'est-ce qu'elle a dit? demandait tout l'atelier brûlant de curiosité.
Léonie essuyait les larmes de ses yeux, sans répondre. Quand elle fut un peu calmée, elle se remit à gaufrer, en déclarant:
— Ça ne peut pas se répéter.
On insistait, elle refusait de la tête, reprise par des bouffées de gaieté. Alors Augustine, sa voisine de gauche, la supplia de le lui dire tout bas. Et Léonie, enfin, voulut bien le lui dire, les lèvres contre l'oreille. Augustine se renversa, se tordit à son tour. Puis, elle-même répéta la phrase, qui courut ainsi d'oreille à oreille, au milieu des exclamations et des rires étouffés. Lorsque toutes connurent la saleté de Sophie, elles se regardèrent, elles éclatèrent ensemble, un peu rouges et confuses pourtant. Seule, madame Lerat ne savait pas. Elle était très vexée.
— C'est bien mal poli ce que vous faites là, mesdemoiselles, dit-elle. On ne se parle jamais tout bas, quand il y a du monde… Quelque indécence, n'est-ce pas? Ah! c'est du propre!
Elle n'osa pourtant pas demander qu'on lui répétât la saleté de Sophie, malgré son envie furieuse de la connaître. Mais, pendant un instant, le nez baissé, faisant de la dignité, elle se régala de la conversation des ouvrières. Une d'elles ne pouvait lâcher un mot, le mot le plus innocent, à propos de son ouvrage par exemple, sans qu'aussitôt les autres y entendissent malice; elles détournaient le mot de son sens, lui donnaient une signification cochonne, mettaient des allusions extraordinaires sous des paroles simples comme celles-ci: « Ma pince est fendue, » ou bien: « Qui est-ce qui a fouillé dans mon petit pot? » Et elles rapportaient tout au monsieur qui faisait le pied de grue en face, c'était le monsieur qui arrivait quand même au bout des allusions. Ah! les oreilles devaient lui corner! Elles finissaient par dire des choses très bêtes, tant elles voulaient être malignes. Mais ça ne les empêchait pas de trouver ce jeu-là bien amusant, excitées, les yeux fous, allant de plus fort en plus fort. Madame Lerat n'avait pas à se fâcher, on ne disait rien de cru. Elle-même les fit toutes se rouler, en demandant:
— Mademoiselle Lisa, mon feu est éteint, passez-moi le vôtre.
— Ah! le feu de madame Lerat qui est éteint! cria l'atelier.
Elle voulut commencer une explication.
— Quand vous aurez mon âge, mesdemoiselles…
Mais on ne l'écoutait pas, on parlait d'appeler le monsieur pour rallumer le feu de madame Lerat.
Dans cette bosse de rires, Nana rigolait, il fallait voir! Aucun mot à double entente ne lui échappait. Elle en lâchait, elle-même de raides, en les appuyant du menton, rengorgée et crevant d'aise. Elle était dans le vice comme un poisson dans l'eau. Et elle roulait très bien ses queues de violettes, tout en se tortillant sur sa chaise. Oh! un chic épatant, pas même le temps de rouler une cigarette. Rien que le geste de prendre une mince bande de papier vert, et allez-y! le papier filait et enveloppait le laiton; puis, une goutte de gomme en haut pour coller, c'était fait, c'était un brin de verdure frais et délicat, bon à mettre sur les appas des dames. Le chic était dans les doigts, dans ces doigts minces de gourgandine, qui semblaient désossés, souples et câlins. Elle n'avait pu apprendre que ça du métier. On lui donnait à faire toutes les queues de l'atelier, tant elle les faisait bien.
Cependant, le monsieur du trottoir d'en face s'en était allé. L'atelier se calmait, travaillait dans la grosse chaleur. Quand sonna midi, l'heure du déjeuner, toutes se secouèrent. Nana, qui s'était précipitée vers la fenêtre, leur cria qu'elle allait descendre faire les commissions, si elles voulaient. Et Léonie lui commanda deux sous de crevettes, Augustine un cornet de pommes de terre frites, Lisa une botte de radis, Sophie une saucisse. Puis, comme elle descendait, madame Lerat qui, trouvait drôle son amour pour la fenêtre, ce jour-là, dit en la rattrapant de ses grandes jambes:
— Attends donc, je vais avec toi, j'ai besoin de quelque chose.
Mais voilà que, dans l'allée, elle aperçut le monsieur planté comme un cierge, en train de jouer de la prunelle avec Nana! La petite devint très rouge. Sa tante lui prit le bras d'une secousse, la fît trotter sur le pavé, tandis que le particulier emboîtait le pas. Ah! le matou venait pour Nana! Eh bien! c'était gentil, à quinze ans et demi, de traîner ainsi des hommes à ses jupes! Et madame Lerat, vivement, la questionnait. Oh! mon Dieu! Nana ne savait pas; il la suivait depuis cinq jours seulement, elle ne pouvait plus mettre le nez dehors, sans le rencontrer dans ses jambes; elle le croyait dans le commerce, oui, un fabricant de boutons en os. Madame Lerat fut très impressionnée. Elle se retourna, guigna le monsieur du coin de l'oeil.
— On voit bien qu'il a le sac, murmura-t-elle. Écoute, mon petit chat, il faudra tout me dire. Maintenant, tu n'as plus rien à craindre.
En causant, elles couraient de boutique en boutique, chez le charcutier, chez la fruitière, chez le rôtisseur. Et les commissions, dans des papiers gras, s'empilaient sur leurs mains. Mais elles restaient aimables, se dandinant, jetant derrière elles de légers rires et des oeillades luisantes. Madame Lerat elle-même prenait des grâces, faisait la jeune fille, à cause du fabricant de boutons qui les suivait toujours.
— Il est très distingué, déclara-t-elle en rentrant dans l'allée.
S'il avait seulement des intentions honnêtes…
Puis, comme elles montaient l'escalier, elle parut brusquement se souvenir.
— A propos, dis-moi donc ce que ces demoiselles se sont dit à l'oreille; tu sais, la saleté de Sophie?
Et Nana ne fit pas de façon. Seulement, elle prit madame Lerat par le cou, la força à redescendre deux marches, parce que, vrai, ça ne pouvait pas se répéter tout haut, même dans un escalier. Et elle souffla le mot. C'était si gros, que la tante se contenta de hocher la tête, en arrondissant les yeux et en tordant la bouche. Enfin, elle savait, ça ne la démangeait plus.
Les fleuristes déjeunaient sur leurs genoux, pour ne pas salir l'établi. Elles se dépêchaient d'avaler, ennuyées de manger, préférant employer l'heure du repas à regarder les gens qui passaient ou à se faire des confidences dans les coins. Ce jour-là, on tâcha de savoir où se cachait le monsieur de la matinée; mais, décidément, il avait disparu. Madame Lerat et Nana se jetaient des coups d'oeil, les lèvres cousues. Et il était déjà une heure dix, les ouvrières ne paraissaient pas pressées de reprendre leurs pinces, lorsque Léonie, d'un bruit des lèvres, du prrrout! dont les ouvriers peintres s'appellent, signala l'approche de la patronne. Aussitôt, toutes furent sur leurs chaises, le nez dans l'ouvrage. Madame Titreville entra et fit le tour, sévèrement.
A partir de ce jour, madame Lerat se régala de la première histoire de sa nièce. Elle ne la lâchait plus, l'accompagnait matin et soir, en mettant en avant sa responsabilité. Ça ennuyait bien un peu Nana; mais ça la gonflait tout de même, d'être gardée comme un trésor; et les conversations qu'elles avaient dans les rues toutes les deux, avec le fabricant de boutons derrière elles, l'échauffaient et lui donnaient plutôt l'envie de faire le saut. Oh! sa tante comprenait le sentiment; même le fabricant de boutons, ce monsieur âgé déjà et si convenable, l'attendrissait, car enfin le sentiment chez les personnes mûres a toujours des racines plus profondes. Seulement, elle veillait. Oui, il lui passerait plutôt sur le corps avant d'arriver à la petite. Un soir, elle s'approcha du monsieur et lui envoya raide comme balle que ce qu'il faisait là n'était pas bien. Il la salua poliment, sans répondre, en vieux rocantin habitué aux rebuffades des parents. Elle ne pouvait vraiment pas se fâcher, il avait de trop bonnes manières. Et c'étaient des conseils pratiques sur l'amour, des allusions sur les salopiauds d'hommes, toutes sortes d'histoires de margots qui s'étaient bien repenties d'y avoir passé, dont Nana sortait languissante, avec des yeux de scélératesse dans son visage blanc.
Mais, un jour, rue du Faubourg-Poissonnière, le fabricant de boutons avait osé allonger son nez entre la nièce et la tante, pour murmurer des choses qui n'étaient pas à dire. Et madame Lerat, effrayée, répétant qu'elle n'était même plus tranquille pour elle, lâcha tout le paquet à son frère. Alors ce fut un autre train. Il y eut, chez les Coupeau, de jolis charivaris. D'abord, le zingueur flanqua une tripotée à Nana. Qu'est-ce qu'on lui apprenait? cette gueuse-là donnait dans les vieux! Ah bien! qu'elle se laissât surprendre à se faire relicher dehors, elle était sûre de son affaire, il lui couperait le cou un peu vivement! Avait-on jamais vu! une morveuse qui se mêlait de déshonorer la famille! Et il la secouait, en disant, nom de Dieu! qu'elle eût à marcher droit, car ce serait lui qui la surveillerait à l'avenir. Dès qu'elle rentrait, il la visitait, il la regardait bien en face, pour deviner si elle ne rapportait pas une souris sur l'oeil, un de ces petits baisers qui se fourrent là sans bruit. Il la flairait, la retournait. Un soir, elle reçut encore une danse, parce qu'il lui avait trouvé une tache noire au cou. La mâtine osait dire que ce n'était pas un suçon! oui, elle appelait ça un bleu, tout simplement un bleu que Léonie lui avait fait en jouant. Il lui en donnerait des bleus, il l'empêcherait bien de rouscailler, lorsqu'il devrait lui casser les pattes. D'autres fois, quand il était de belle humeur, il se moquait d'elle, il la blaguait. Vrai! un joli morceau pour les hommes, une sole tant elle était plate, et avec ça des salières aux épaules, grandes à y fourrer le poing! Nana, battue pour les vilaines choses qu'elle n'avait pas commises, traînée dans la crudité des accusations abominables de son père, montrait la soumission sournoise et furieuse des bêtes traquées.
— Laisse-la donc tranquille! répétait Gervaise plus raisonnable. Tu finiras par lui en donner l'envie, à force de lui en parler.
Ah! oui, par exemple, l'envie lui en venait! C'est-à-dire que ça lui démangeait par tout le corps, de se cavaler et d'y passer, comme disait le père Coupeau. Il la faisait trop vivre dans cette idée-là, une fille honnête s'y serait allumée. Même, avec sa façon de gueuler, il lui apprit des choses qu'elle ne savait pas encore, ce qui était bien étonnant. Alors, peu à peu, elle prit de drôles de manières. Un matin, il l'aperçut qui fouillait dans un papier, pour se coller quelque chose sur la frimousse. C'était de la poudre de riz, dont elle emplâtrait par un goût pervers le satin si délicat de sa peau. Il la barbauilla avec le papier, à lui écorcher la figure, en la traitant de fille de meunier. Une autre fois, elle rapporta des rubans rouges pour retaper sa casquette, ce vieux chapeau noir qui lui faisait tant de honte. Et il lui demanda furieusement d'où venaient ces rubans. Hein? c'était sur le dos qu'elle avait gagné ça! Ou bien elle les avait achetés à la foire d'empoigne? Salope ou voleuse, peut-être déjà toutes les deux. A plusieurs reprises, il lui vit ainsi dans les mains des objets gentils, une bague de cornaline, une paire de manches avec une petite dentelle, un de ces coeurs en doublé, des « Tâtez-y », que les filles se mettent entre les deux nénais. Coupeau voulait tout piler; mais elle défendait ses affaires avec rage: c'était à elle, des dames les lui avaient données, ou encore elle avait fait des échanges à l'atelier. Par exemple, le coeur, elle l'avait trouvé rue d'Aboukir. Lorsque son père écrasa son coeur d'un coup de talon, elle resta toute droite, blanche et crispée, tandis qu'une révolte intérieure la poussait à se jeter sur lui, pour lui arracher quelque chose. Depuis deux ans, elle rêvait d'avoir ce coeur, et voilà qu'on le lui aplatissait! Non, elle trouvait ça trop fort, ça finirait à la fin!
Cependant, Coupeau mettait plus de taquinerie que d'honnêteté dans la façon dont il entendait mener Nana au doigt et à l'oeil. Souvent, il avait tort, et ses injustices exaspéraient la petite. Elle en vint à manquer l'atelier; puis, quand le zingueur lui administra sa roulée, elle se moqua de lui, elle répondit qu'elle ne voulait plus retourner chez Titreville, parce qu'on la plaçait près d'Augustine, qui bien sûr devait avoir mangé ses pieds, tant elle trouillotait du goulot. Alors, Coupeau la conduisit lui-même rue du Caire, en priant la patronne de la coller toujours à côté d'Augustine, par punition. Chaque matin, pendant quinze jours, il prit la peine de descendre de la barrière Poissonnière pour accompagner Nana jusqu'à la porte de l'atelier. Et il restait cinq minutes sur le trottoir, afin d'être certain qu'elle était entrée. Mais, un matin, comme il s'était arrêté avec un camarade chez un marchand de vin de la rue Saint-Denis, il aperçut la mâtine, dix minutes plus tard, qui filait vite vers le bas de la rue, en secouant son panier aux crottes. Depuis quinze jours, elle le faisait poser, elle montait deux étages au lieu d'entrer chez Titreville, et s'asseyait sur une marche, en attendant qu'il fût parti. Lorsque Coupeau voulut s'en prendre à madame Lerat, celle-ci lui cria très vertement qu'elle n'acceptait pas la leçon: elle avait dit à sa nièce tout ce qu'elle devait dire contre les hommes, ce n'était pas sa faute si la gamine gardait du goût pour ces salopiauds; maintenant, elle s'en lavait les mains, elle jurait de ne plus se mêler de rien, parce qu'elle savait ce qu'elle savait, des cancans dans la famille, oui, des personnes qui osaient l'accuser de se perdre avec Nana et de goûter un sale plaisir à lui voir exécuter sous ses yeux le grand écart. D'ailleurs, Coupeau apprit de la patronne que Nana était débauchée par une autre ouvrière, ce petit chameau de Léonie, qui venait de lâcher les fleurs pour faire la noce. Sans doute l'enfant, gourmande seulement de galette et de vacherie dans les rues, aurait encore pu se marier avec une couronne d'oranger sur la tête. Mais, fichtre! il fallait se presser joliment si l'on voulait la donner à un mari sans rien de déchiré, propre et en bon état, complète enfin ainsi que les demoiselles qui se respectent.
Dans la maison, rue de la Goutte-d'Or, on parlait du vieux de Nana, comme d'un monsieur que tout le monde connaissait. Oh! il restait très poli, un peu timide même, mais entêté et patient en diable, la suivant à dix pas d'un air de toutou obéissant. Des fois même, il entrait jusque dans la cour. Madame Gaudron le rencontra un soir sur le palier du second, qui filait le long de la rampe, le nez baissé, allumé et peureux. Et les Lorilleux menaçaient de déménager si leur chiffon de nièce amenait encore des hommes à son derrière, car ça devenait dégoûtant, l'escalier en était plein, on ne pouvait plus descendre sans en voir à toutes les marches, en train de renifler et d'attendre; vrai, on aurait cru qu'il y avait une bête en folie, dans ce coin de la maison. Les Boche s'apitoyaient sur le sort de ce pauvre monsieur, un homme si respectable, qui se toquait d'une petite coureuse. Enfin! c'était un commerçant, ils avaient vu sa fabrique de boutons boulevard de la Villette, il aurait pu faire un sort à une femme, s'il était tombé sur une fille honnête. Grâce aux détails donnés par les concierges, tous les gens du quartier, les Lorilleux eux-mêmes, montraient la plus grande considération pour le vieux, quand il passait sur les talons de Nana, la lèvre pendante dans sa face blême, avec son collier de barbe grise, correctement taillé.
Pendant le premier mois, Nana s'amusa joliment de son vieux. Il fallait le voir, toujours en petoche autour d'elle. Un vrai fouille-au-pot, qui tâtait sa jupe par derrière, dans la foule, sans avoir l'air de rien. Et ses jambes! des cotrets de charbonnier, de vraies allumettes! Plus de mousse sur le caillou, quatre cheveux frisant à plat dans le cou, si bien qu'elle était toujours tentée de lui demander l'adresse du merlan qui lui faisait la raie. Ah! quel vieux birbe! il était rien folichon!
Puis, à le retrouver sans cesse là, il ne lui parut plus si drôle. Elle avait une peur sourde de lui, elle aurait crié s'il s'était approché. Souvent, lorsqu'elle s'arrêtait devant un bijoutier, elle l'entendait tout d'un coup qui lui bégayait des choses dans le dos. Et c'était vrai ce qu'il disait; elle aurait bien voulu avoir une croix avec un velours au cou, ou encore de petites boucles d'oreille de corail, si petites, qu'on croirait des gouttes de sang. Même, sans ambitionner des bijoux, elle ne pouvait vraiment pas rester un guenillon, elle était lasse de se retaper avec la gratte des ateliers de la rue du Caire, elle avait surtout assez de sa casquette, ce caloquet sur lequel les fleurs chipées chez Titreville faisaient un effet de gringuenaudes pendues comme des sonnettes au derrière d'un pauvre homme. Alors, trottant dans la boue, éclaboussée par les voitures, aveuglée par le resplendissement des étalages, elle avait des envies qui la tortillaient à l'estomac, ainsi que des fringales, des envies d'être bien mise, de manger dans les restaurants, d'aller au spectacle, d'avoir une chambre à elle avec de beaux meubles. Elle s'arrêtait toute pâle de désir, elle sentait monter du pavé de Paris une chaleur le long de ses cuisses, un appétit féroce de mordre aux jouissances dont elle était bousculée, dans la grande cohue des trottoirs. Et, ça ne manquait jamais, justement à ces moments là, son vieux lui coulait à l'oreille des propositions. Ah! comme elle lui aurait tapé dans la main, si elle n'avait pas eu peur de lui, une révolte intérieure qui la raidissait dans ses refus, furieuse et dégoûtée de l'inconnu de l'homme, malgré tout son vice.
Mais, lorsque l'hiver arriva, l'existence devint impossible chez les Coupeau. Chaque soir, Nana recevait sa raclée: Quand le père était las de la battre, la mère lui envoyait des torgnoles, pour lui apprendre à bien se conduire. Et c'étaient souvent des danses générales; dès que l'un tapait, l'autre la défendait, si bien que tous les trois finissaient par se rouler sur le carreau, au milieu de la vaisselle cassée. Avec ça, on ne mangeait point à sa faim, on crevait de froid. Si la petite s'achetait quelque chose de gentil, un noeud de ruban, des boutons de manchette, les parents le lui confisquaient et allaient le laver. Elle n'avait rien à elle que sa rente de calottes avant de se fourrer dans le lambeau de drap, où elle grelottait sous son petit jupon noir qu'elle étalait pour toute couverture. Non, cette sacrée vie-là ne pouvait pas continuer, elle ne voulait point y laisser sa peau. Son père, depuis longtemps, ne comptait plus; quand un père se soûle comme le sien se soûlait, ce n'est pas un père, c'est une sale bête dont on voudrait bien être débarrassé. Et, maintenant, sa mère dégringolait à son tour dans son amitié. Elle buvait, elle aussi. Elle entrait par goût chercher son homme chez le père Colombe, histoire de se faire offrir des consommations; et elle s'attablait très bien, sans afficher des airs dégoûtés comme la première fois, sifflant les verres d'un trait, traînant ses coudes pendant des heures et sortant de là avec les yeux hors de la tête. Lorsque Nana, en passant devant l'Assommoir, apercevait sa mère au fond, le nez dans la goutte, avachie au milieu des engueulades des hommes, elle était prise d'une colère bleue, parce que la jeunesse, qui a le bec tourné à une autre friandise, ne comprend pas la boisson. Ces soirs-là, elle avait un beau tableau, le papa pochard, la maman pocharde, un tonnerre de Dieu de cambuse où il n'y avait pas de pain et qui empoisonnait la liqueur. Enfin, une sainte ne serait pas restée là dedans. Tant pis! si elle prenait de la poudre d'escampette un de ces jours, ses parents pourraient bien faire leur mea culpa et dire qu'ils l'avaient eux-mêmes poussée dehors.
Un samedi, Nana trouva en rentrant son père et sa mère dans un état abominable. Coupeau, tombé en travers du lit, ronflait. Gervaise, tassée sur une chaise, roulait la tête avec des yeux vagues et inquiétants ouverts sur le vide. Elle avait oublié de faire chauffer le dîner, un restant de ragoût. Une chandelle, qu'elle ne mouchait pas, éclairait la misère honteuse du taudis.
— C'est toi, chenillon? bégaya Gervaise. Ah bien! ton père va te ramasser!
Nana ne répondait pas, restait toute blanche, regardait le poêle froid, la table sans assiettes, la pièce lugubre où cette paire de soûlards mettaient l'horreur blême de leur hébétement. Elle n'ôta pas son chapeau, fit le tour de la chambre; puis, les dents serrées, elle rouvrit la porte, elle s'en alla.
— Tu redescends? demanda sa mère, sans pouvoir tourner la tête.
— Oui, j'ai oublié quelque chose. Je vais remonter… Bonsoir.
Et elle ne revint pas. Le lendemain, les Coupeau, dessoûlés, se battirent, en se jetant l'un à l'autre à la figure l'envolement de Nana. Ah! elle était loin, si elle courait toujours! Comme on dit aux enfants pour les moineaux, les parents pouvaient aller lui mettre un grain de sel au derrière, ils la rattraperaient peut-être. Ce fut un grand coup qui écrasa encore Gervaise; car elle sentit très bien, malgré son avachissement, que la culbute de sa petite, en train de se faire caramboler, l'enfonçait davantage, seule maintenant, n'ayant plus d'enfant à respecter, pouvant se lâcher aussi bas qu'elle tomberait. Oui, ce chameau dénaturé lui emportait le dernier morceau de son honnêteté dans ses jupons sales. Et elle se grisa trois jours, furieuse, les poings serrés, la bouche enflée de mots abominables contre sa garce de fille. Coupeau, après avoir roulé les boulevards extérieurs et regardé sous le nez tous les torchons qui passaient, fumait de nouveau sa pipe, tranquille comme Baptiste; seulement, quand il était à table, il se levait parfois, les bras en l'air, un couteau au poing, en criant qu'il était déshonoré; et il se rasseyait pour finir sa soupe.
Dans la maison, où chaque mois des filles s'envolaient comme des serins dont on laisserait les cages ouvertes, l'accident des Coupeau n'étonna personne. Mais les Lorilleux triomphaient. Ah! ils l'avaient prédit que la petite leur chierait du poivre! C'était mérité, toutes les fleuristes tournaient mal. Les Boche et les Poisson ricanaient également, en faisant une dépense et un étalage extraordinaires de vertu. Seul, Lantier défendait sournoisement Nana. Mon Dieu! sans doute, déclarait-il de son air puritain, une demoiselle qui se cavalait offensait toutes les lois; puis, il ajoutait, avec une flamme dans le coin des yeux, que, sacredié! la gamine était aussi trop jolie pour foutre la misère à son âge.
— Vous ne savez pas? cria un jour madame Lorilleux dans la loge des Boche, où la coterie prenait du café, eh bien! vrai comme la lumière du jour nous éclaire, c'est la Banban qui a vendu sa fille… Oui, elle l'a vendue, et j'ai des preuves!… Ce vieux, qu'on rencontrait matin et soir dans l'escalier, il montait déjà donner des acomptes. Ça crevait les yeux. Et, hier donc! quelqu'un les a aperçus ensemble à l'Ambigu, la donzelle et son matou….. Ma parole d'honneur! ils sont ensemble, vous voyez bien!
On acheva le café, en discutant ça. Après tout, c'était possible, il se passait des choses encore plus fortes. Et, dans le quartier, les gens les mieux posés finirent par répéter que Gervaise avait vendu sa fille.
Gervaise, maintenant, traînait ses savates, en se fichant du monde. On l'aurait appelée voleuse, dans la rue, qu'elle ne se serait pas retournée. Depuis un mois, elle ne travaillait plus chez madame Fauconnier, qui avait dû la flanquer à la porte, pour éviter des disputes. En quelques semaines, elle était entrée chez huit blanchisseuses; elle faisait deux ou trois jours dans chaque atelier, puis elle recevait son paquet, tellement elle cochonnait l'ouvrage, sans soin, malpropre, perdant la tête jusqu'à oublier son métier. Enfin, se sentant gâcheuse, elle venait de quitter le repassage, elle lavait à la journée, au lavoir de la rue Neuve; patauger, se battre avec la crasse, redescendre dans ce que le métier a de rude et de facile, ça marchait encore, ça l'abaissait d'un cran sur la pente de sa dégringolade. Par exemple, le lavoir ne l'embellissait guère. Un vrai chien crotté, quand elle sortait de là dedans, trempée, montrant sa chair bleuie. Avec ça, elle grossissait toujours, malgré ses danses devant le buffet vide, et sa jambe se tortillait si fort, qu'elle ne pouvait plus marcher près de quelqu'un, sans manquer de le jeter par terre, tant elle boitait.
Naturellement, lorsqu'on se décatit à ce point, tout l'orgueil de la femme s'en va. Gervaise avait mis sous elle ses anciennes fiertés, ses coquetteries, ses besoins de sentiments, de convenances et d'égards. On pouvait lui allonger des coups de soulier partout, devant et derrière, elle ne les sentait pas, elle devenait trop flasque et trop molle. Ainsi, Lantier l'avait complètement lâchée; il ne la pinçait même plus pour la forme; et elle semblait ne s'être pas aperçue de cette fin d'une longue liaison, lentement traînée et dénouée dans une lassitude mutuelle. C'était, pour elle, une corvée de moins. Même les rapports de Lantier et de Virginie la laissaient parfaitement calme, tant elle avait une grosse indifférence pour toutes ces bêtises dont elle rageait si fort autrefois. Elle leur aurait tenu la chandelle, s'ils avaient voulu. Personne maintenant n'ignorait la chose, le chapelier et l'épicière menaient un beau train. Ça leur était trop commode aussi, ce cornard de Poisson avait tous les deux jours un service de nuit, qui le faisait grelotter sur les trottoirs déserts, pendant que sa femme et le voisin, à la maison, se tenaient les pieds chauds. Oh! ils ne se pressaient pas, ils entendaient sonner lentement ses bottes, le long de la boutique, dans la rue noire et vide, sans pour cela hasarder leurs nez hors de la couverture. Un sergent de ville ne connaît que son devoir, n'est-ce pas? et ils restaient tranquillement jusqu'au jour à lui endommager sa propriété, pendant que cet homme sévère veillait sur la propriété des autres. Tout le quartier de la Goutte-d'Or rigolait de cette bonne farce. On trouvait drôle le cocuage de l'autorité. D'ailleurs, Lantier avait conquis ce coin-là. La boutique et la boutiquière allaient ensemble. Il venait de manger une blanchisseuse; à présent, il croquait une épicière; et s'il s'établissait à la file des mercières, des papetières, des modistes, il était de mâchoires assez larges pour les avaler.
Non, jamais on n'a vu un homme se rouler comme ça dans le sucre. Lantier avait joliment choisi son affaire en conseillant à Virginie un commerce de friandises. Il était trop Provençal pour ne pas adorer les douceurs; c'est-à-dire qu'il aurait vécu de pastilles, de boules de gomme, de dragées et de chocolat. Les dragées surtout, qu'il appelait des « amandes sucrées », lui mettaient une petite mousse aux lèvres, tant elles lui chatouillaient la gargamelle. Depuis un an, il ne vivait plus que de bonbons. Il ouvrait les tiroirs, se fichait des culottes tout seul, quand Virginie le priait de garder la boutique. Souvent, en causant, devant des cinq ou six personnes, il ôtait le couvercle d'un bocal du comptoir, plongeait la main, croquait quelque chose; le bocal restait ouvert et se vidait. On ne faisait plus attention à ça, une manie, disait-il. Puis, il avait imaginé un rhume perpétuel, une irritation de la gorge, qu'il parlait d'adoucir. Il ne travaillait toujours pas, avait en vue des affaires de plus en plus considérables; pour lors, il mijotait une invention superbe, le chapeau-parapluie, un chapeau qui se transformait sur la tête en rifflard, aux premières gouttes d'une averse; et il promettait à Poisson une moitié des bénéfices, il lui empruntait même des pièces de vingt francs, pour les expériences. En attendant, la boutique fondait sur sa langue; toutes les marchandises y passaient, jusqu'aux cigares en chocolat et aux pipes de caramel rouge. Quand il crevait de sucreries, et que, pris de tendresse, il se payait une dernière lichade sur la patronne, dans un coin, celle-ci le trouvait tout sucré, les lèvres comme des pralines. Un homme joliment gentil à embrasser! Positivement, il devenait tout miel. Les Boche disaient qu'il lui suffisait de tremper son doigt dans son café, pour en faire un vrai sirop.
Lantier, attendri par ce dessert continu, se montrait. paternel pour Gervaise. Il lui donnait des conseils, la grondait de ne plus aimer le travail. Que diable! une femme, à son âge, devait savoir se retourner! Et il l'accusait d'avoir toujours été gourmande. Mais, comme il faut tendre la main aux gens, même lorsqu'ils ne le méritent guère, il tâchait de lui trouver de petits travaux. Ainsi, il avait décidé Virginie à faire venir Gervaise une fois par semaine pour laver la boutique et les chambres; ça la connaissait, l'eau de potasse; et, chaque fois, elle gagnait trente sous. Gervaise arrivait le samedi matin, avec un seau et sa brosse, sans paraître souffrir de revenir ainsi faire une sale et humble besogne, la besogne des torchons de vaisselle, dans ce logement où elle avait trôné en belle patronne blonde. C'était un dernier aplatissement, la fin de son orgueil.
Un samedi, elle eut joliment du mal. Il avait plu trois jours, les pieds des pratiques semblaient avoir apporté dans le magasin toute la boue du quartier. Virginie était au comptoir, en train de faire la dame, bien peignée, avec un petit col et des manches de dentelle. A côté d'elle, sur l'étroite banquette de moleskine rouge, Lantier se prélassait, l'air chez lui, comme le vrai patron de la baraque; et il envoyait négligemment la main dans un bocal de pastilles à la menthe, histoire de croquer du sucre, par habitude.
— Dites donc, madame Coupeau! cria Virginie qui suivait le travail de la laveuse, les lèvres pincées, vous laissez de la crasse, là-bas, dans ce coin. Frottez-moi donc un peu mieux ça!
Gervaise obéit. Elle retourna dans le coin, recommença à laver. Agenouillée par terre, au milieu de l'eau sale, elle se pliait en deux, les épaules saillantes, les bras violets et raidis. Son vieux jupon trempé lui collait aux fesses. Elle faisait sur le parquet un tas de quelque chose de pas propre, dépeignée, montrant par les trous de sa camisole l'enflure de son corps, un débordement de chairs molles qui voyageaient, roulaient et sautaient, sous les rudes secousses de sa besogne; et elle suait tellement, que, de son visage inondé, pissaient de grosses gouttes.
— Plus on met de l'huile de coude, plus ça reluit, dit sentencieusement Lantier, la bouche pleine de pastilles.
Virginie, renversée avec un air de princesse, les yeux demi-clos, suivait toujours le lavage, lâchait des réflexions.
— Encore un peu à droite. Maintenant, faites bien attention à la boiserie… Vous savez, je n'ai pas été très contente, samedi dernier. Les taches étaient restées.
Et tous les deux, le chapelier et l'épicière, se carraient davantage, comme sur un trône, tandis que Gervaise se traînait à leurs pieds, dans la boue noire. Virginie devait jouir, car ses yeux de chat s'éclairèrent un instant d'étincelles jaunes, et elle regarda Lantier avec un sourire mince. Enfin, ça la vengeait donc de l'ancienne fessée du lavoir, qu'elle avait toujours gardée sur la conscience!
Cependant, un léger bruit de scie venait de la pièce du fond, lorsque Gervaise cessait de frotter. Par la porte ouverte, on apercevait, se détachant sur le jour blafard de la cour, le profil de Poisson, en congé ce jour-là, et profitant de son loisir pour se livrer à sa passion des petites boîtes. Il était assis devant une table et découpait, avec un soin extraordinaire, des arabesques dans l'acajou d'une caisse à cigare.
— Écoutez, Badingue! cria Lantier, qui s'était remis à lui donner ce surnom, par amitié; je retiens votre boîte, un cadeau pour une demoiselle.
Virginie le pinça, mais le chapelier galamment sans cesser de sourire, lui rendit le bien pour le mal, en faisant la souris le long de son genou, sous le comptoir; et il retira sa main d'une façon naturelle, lorsque le mari leva la tête, montrant son impériale et ses moustaches rouges, hérissées dans sa face terreuse.
— Justement, dit le sergent de ville, je travaillais à votre intention, Auguste. C'était un souvenir d'amitié.
— Ah! fichtre alors, je garderai votre petite machine! reprit Lantier en riant. Vous savez, je me la mettrai au cou avec un ruban.
Puis, brusquement, comme si cette idée en éveillait une autre:
— A propos! s'écria-t-il, j'ai rencontré Nana, hier soir.
Du coup, l'émotion de cette nouvelle assit Gervaise dans la mare d'eau sale qui emplissait la boutique. Elle demeura suante, essoufflée, avec sa brosse à la main.
— Ah! murmura-t-elle simplement.
— Oui, je descendais la rue des Martyrs, je regardais une petite qui se tortillait au bras d'un vieux, devant moi, et je me disais: Voilà un troufignon que je connais… Alors, j'ai redoublé le pas, je me suis trouvé nez à nez avec ma sacrée Nana… Allez, vous n'avez pas à la plaindre, elle est bien heureuse, une jolie robe de laine sur le dos, une croix d'or au cou, et l'air drôlichon avec ça!
— Ah! répéta Gervaise d'une voix plus sourde.
Lantier, qui avait fini les pastilles, prit un sucre d'orge dans un autre bocal.
— Elle a un vice, cette enfant! continua-t-il. Imaginez-vous qu'elle m'a fait signe de la suivre, avec un aplomb boeuf. Puis, elle a remisé son vieux quelque part, dans un café… Oh! épatant, le vieux! vidé, le vieux!… Et elle est revenue me rejoindre sous une porte. Un vrai serpent! gentille, et faisant sa tata, et vous lichant comme un petit chien! Oui, elle m'a embrassé, elle a voulu savoir des nouvelles de tout le monde… Enfin, j'ai été bien content de la rencontrer.
— Ah! dit une troisième fois Gervaise.
Elle se tassait, elle attendait toujours. Sa fille n'avait donc pas eu une parole pour elle? Dans le silence, on entendait de nouveau la scie de Poisson. Lantier, égayé, suçait rapidement son sucre d'orge, avec un sifflement des lèvres.
— Eh bien! moi, je puis la voir, je passerai de l'autre côté de la rue, reprit Virginie, qui venait encore de pincer le chapelier d'une main féroce. Oui, le rouge me monterait au front, d'être saluée en public par une de ces filles… Ce n'est pas parce que vous êtes là, madame Coupeau, mais votre fille est une jolie pourriture. Poisson en ramasse tous les jours qui valent davantage.
Gervaise ne disait rien, ne bougeait pas, les yeux fixes dans le vide. Elle finit par hocher lentement la tête, comme pour répondre aux idées qu'elle gardait en elle, pendant que le chapelier, la mine friande, murmurait:
— De cette pourriture-là, on s'en ficherait volontiers des indigestions. C'est tendre comme du poulet…
Mais l'épicière le regardait d'un air si terrible, qu'il dut s'interrompre et l'apaiser par une gentillesse. Il guetta le sergent de ville, l'aperçut le nez sur sa petite boîte, et profita de ça pour fourrer le sucre d'orge dans la bouche de Virginie. Alors, celle-ci eut un rire complaisant. Puis, elle tourna sa colère contre la laveuse.
— Dépêchez-vous un peu, n'est-ce pas? Ça n'avance guère la besogne, de rester là comme une borne… Voyons, remuez-vous, je n'ai pas envie de patauger dans l'eau jusqu'à ce soir.
Et elle ajouta plus bas, méchamment:
— Est-ce que c'est ma faute si sa fille fait la noce!
Sans doute, Gervaise n'entendit pas. Elle s'était remise à frotter le parquet, l'échine cassée, aplatie par terre et se traînant avec des mouvements engourdis de grenouille. De ses deux mains, crispées sur le bois de la brosse, elle poussait devant elle un flot noir, dont les éclaboussures la mouchetaient de boue, jusque dans ses cheveux. Il n'y avait plus qu'à rincer, après avoir balayé les eaux sales au ruisseau.
Cependant, au bout d'un silence, Lantier qui s'ennuyait haussa la voix.
— Vous ne savez pas, Badingue, cria-t-il, j'ai vu votre patron hier, rue de Rivoli. Il est diablement ravagé, il n'en a pas pour six mois dans le corps… Ah! dame! avec la vie qu'il fait!
Il parlait de l'empereur. Le sergent de ville répondit d'un ton sec, sans lever les yeux:
— Si vous étiez le gouvernement, vous ne seriez pas si gras.
— Oh! mon bon, si j'étais le gouvernement, reprit le chapelier en affectant une brusque gravité, les choses iraient un peu mieux, je vous en flanque mon billet… Ainsi, leur politique extérieure, vrai! ça fait suer, depuis quelque temps. Moi, moi qui vous parle, si je connaissais seulement un journaliste, pour l'inspirer de mes idées…
Il s'animait, et comme il avait fini de croquer son sucre d'orge, il venait d'ouvrir un tiroir, dans lequel il prenait des morceaux de pâte de guimauve, qu'il gobait en gesticulant.
— C'est bien simple… Avant tout, je reconstituerais la Pologne, et j'établirais un grand État Scandinave, qui tiendrait en respect le géant du Nord… Ensuite, je ferais une république de tous les petits royaumes allemands… Quant à l'Angleterre, elle n'est guère à craindre; si elle bougeait, j'enverrais cent mille hommes dans l'Inde… Ajoutez que je reconduirais, la crosse dans le dos, le Grand Turc à la Mecque, et le pape à Jérusalem… Hein? l'Europe serait vite propre. Tenez! Badingue, regardez un peu…
Il s'interrompit pour prendre à poignée cinq ou six morceaux de pâte de guimauve.
— Eh bien! ce ne serait pas plus long que d'avaler ça.
Et il jetait, dans sa bouche ouverte, les morceaux les uns après les autres.
— L'empereur a un autre plan, dit le sergent de ville, au bout de deux grandes minutes de réflexion.
— Laissez donc! reprit violemment le chapelier. On le connaît, son plan! L'Europe se fiche de nous… Tous les jours, les larbins des Tuileries ramassent votre patron sous la table, entre deux gadoues du grand monde.
Mais Poisson s'était levé. Il s'avança et mit la main sur son coeur, en disant:
— Vous me blessez, Auguste. Discutez sans faire de personnalités.
Virginie alors intervint, en les priant de lui flanquer la paix. Elle avait l'Europe quelque part. Comment deux hommes qui partageaient tout le reste, pouvaient-ils s'attraper sans cesse à propos de la politique? Ils mâchèrent un instant de sourdes paroles. Puis, le sergent de ville, pour montrer qu'il n'avait pas de rancune, apporta le couvercle de sa petite boîte, qu'il venait de terminer; on lisait dessus, en lettres marquetées: A Auguste, souvenir d'amitié. Lantier, très flatté, se renversa, s'étala, si bien qu'il était presque sur Virginie. Et le mari regardait ça, avec son visage couleur de vieux mur, dans lequel ses yeux troubles ne disaient rien; mais les poils rouges de ses moustaches remuaient tout seuls par moments, d'une drôle de façon, ce qui aurait pu inquiéter un homme moins sûr de son affaire que le chapelier.
Cet animal de Lantier avait ce toupet tranquille qui plaît aux dames. Comme Poisson tournait le dos, il lui poussa l'idée farce de poser un baiser sur l'oeil gauche de madame Poisson. D'ordinaire, il montrait une prudence sournoise; mais, quand il s'était disputé pour la politique, il risquait tout, histoire d'avoir raison sur la femme. Ces caresses goulues, chipées effrontément derrière le sergent de ville, le vengeaient de l'Empire, qui faisait de la France une maison à gros numéro. Seulement, cette fois, il avait oublié la présence de Gervaise. Elle venait de rincer et d'essuyer la boutique, elle se tenait debout près du comptoir, à attendre qu'on lui donnât ses trente sous. Le baiser sur l'oeil la laissa très calme, comme une chose naturelle dont elle ne devait pas se mêler. Virginie parut un peu embêtée. Elle jeta les trente sous sur le comptoir, devant Gervaise. Celle-ci ne bougea pas, ayant l'air d'attendre toujours, secouée encore par le lavage, mouillée et laide comme un chien qu'on tirerait d'un égout.
— Alors, elle ne vous a rien dit? demanda-t-elle enfin au chapelier.
— Qui ça? cria-t-il. Ah! oui, Nana!… Mais non, rien autre chose. La gueuse a une bouche! un petit pot de fraise!
Et Gervaise s'en alla avec ses trente sous dans la main. Ses savates éculées crachaient comme des pompes, de véritables souliers à musique, qui jouaient un air en laissant sur le trottoir les empreintes mouillées de leurs larges semelles.
Dans le quartier, les soûlardes de son espèce racontaient maintenant qu'elle buvait pour se consoler de la culbute de sa fille. Elle-même, quand elle sifflait son verre de rogome sur le comptoir, prenait des airs de drame, se jetait ça dans le plomb en souhaitant que ça la fît crever. Et, les jours où elle rentrait ronde comme une bourrique, elle bégayait que c'était le chagrin. Mais les gens honnêtes haussaient les épaules; on la connaît celle-là, de mettre les culottes de poivre d'Assommoir sur le compte du chagrin; en tous cas, ça devait s'appeler du chagrin en bouteille. Sans doute, au commencement, elle n'avait pas digéré la fugue de Nana. Ce qui restait en elle d'honnêteté se révoltait; puis, généralement, une mère n'aime pas à se dire que sa demoiselle, juste à la minute, se fait peut-être tutoyer par le premier venu. Mais elle était déjà trop abêtie, la tête malade et le coeur écrasé, pour garder longtemps cette honte. Chez elle, ça entrait et ça sortait. Elle restait très bien des huit jours sans songer à sa gourgandine; et, brusquement, une tendresse ou une colère l'empoignait, des fois à jeun, des fois le sac plein, un besoin furieux de pincer Nana dans un petit endroit, où elle l'aurait peut-être embrassée, peut-être rouée de coups, selon son envie du moment. Elle finissait par n'avoir plus une idée bien nette de l'honnêteté. Seulement, Nana était à elle, n'est-ce pas? Eh bien! lorsqu'on a une propriété, on ne veut pas la voir s'évaporer.
Alors, dès que ces pensées la prenaient, Gervaise regardait dans les rues avec des yeux de gendarme. Ah! si elle avait aperçu son ordure, comme elle l'aurait raccompagnée à la maison! On bouleversait le quartier, cette année-là. On perçait le boulevard Magenta et le boulevard Ornano, qui emportaient l'ancienne barrière Poissonnière et trouaient le boulevard extérieur. C'était à ne plus s'y reconnaître. Tout un côté de la rue des Poissonniers était par terre. Maintenant, de la rue de la Goutte-d'Or, on voyait une immense éclaircie, un coup de soleil et d'air libre; et, à la place des masures qui bouchaient la vue de ce côté, s'élevait, sur le boulevard Ornano, un vrai monument, une maison à six étages, sculptée comme une église, dont les fenêtres claires, tendues de rideaux brodés, sentaient la richesse. Cette maison-là, toute blanche, posée juste en face de la rue, semblait l'éclairer d'une enfilade de lumière. Même, chaque jour, elle faisait disputer Lantier et Poisson. Le chapelier ne tarissait pas sur les démolitions de Paris; il accusait l'empereur de mettre partout des palais, pour renvoyer les ouvriers en province; et le sergent de ville, pâle d'une colère froide, répondait qu'au contraire l'empereur songeait d'abord aux ouvriers, qu'il raserait Paris, s'il le fallait, dans le seul but de leur donner du travail. Gervaise, elle aussi, se montrait ennuyée de ces embellissements, qui lui dérangeaient le coin noir de faubourg auquel elle était accoutumée. Son ennui venait de ce que, précisément, le quartier s'embellissait à l'heure où elle-même tournait à la ruine. On n'aime pas, quand on est dans la crotte, recevoir un rayon en plein sur la tête. Aussi, les jours où elle cherchait Nana, rageait-elle d'enjamber des matériaux, de patauger le long des trottoirs en construction, de butter contre des palissades. La belle bâtisse du boulevard Ornano la mettait hors des gonds. Des bâtisses pareilles, c'était pour des catins comme Nana.
Cependant, elle avait eu plusieurs fois des nouvelles de la petite. Il y a toujours de bonnes langues qui sont pressées de vous faire un mauvais compliment. Oui, on lui avait conté que la petite venait de planter là son vieux, un beau coup de fille sans expérience. Elle était très bien chez ce vieux, dorlotée, adorée, libre même, si elle avait su s'y prendre. Mais la jeunesse est bête, elle devait s'en être allée avec quelque godelureau, on ne savait pas bien au juste. Ce qui semblait certain, c'était qu'une après-midi, sur la place de la Bastille, elle avait demandé à son vieux trois sous pour un petit besoin, et que le vieux l'attendait encore. Dans les meilleures compagnies, on appelle ça pisser à l'anglaise. D'autres personnes juraient l'avoir aperçue depuis, pinçant un chahut au Grand Salon de la Folie, rue de la Chapelle. Et ce fut alors que Gervaise s'imagina de fréquenter les bastringues du quartier. Elle ne passa plus devant la porte d'un bal sans entrer. Coupeau l'accompagnait. D'abord, ils firent simplement le tour des salles, en dévisageant les traînées qui se trémoussaient. Puis, un soir, ayant de la monnaie, ils s'attablèrent et burent un saladier de vin à la française, histoire de se rafraîchir et d'attendre voir si Nana ne viendrait pas. Au bout d'un mois, ils avaient oublié Nana, ils se payaient le bastringue pour leur plaisir, aimant regarder les danses. Pendant des heures, sans rien se dire, ils restaient le coude sur la table, hébétés au milieu du tremblement du plancher, s'amusant sans doute au fond à suivre de leurs yeux pâles les roulures de barrière, dans l'étouffement et la clarté rouge de la salle.
Justement, un soir de novembre, ils étaient entrés au Grand Salon de la Folie pour se réchauffer. Dehors, un petit frisquet coupait en deux la figure des passants. Mais la salle était bondée. Il y avait là dedans un grouillement du tonnerre de Dieu, du monde à toutes les tables, du monde au milieu, du monde en l'air, un vrai tas de charcuterie; oui, ceux qui aimaient les tripes à la mode de Caen, pouvaient se régaler. Quand ils eurent fait deux fois le tour sans trouver une table, ils prirent le parti de rester debout, à attendre qu'une société eût débarrassé le plancher. Coupeau se dandinait sur ses pieds, en blouse sale, en vieille casquette de drap sans visière, aplatie au sommet du crâne. Et, comme il barrait le passage, il vit un petit jeune homme maigre qui essuyait la manche de son paletot, après lui avoir donné un coup de coude.
— Dites donc! cria-t-il, furieux, en retirant son brûle-gueule de sa bouche noire, vous ne pourriez pas demander excuse?… Et ça fait le dégoûté encore, parce qu'on porte une blouse!
Le jeune homme s'était retourné, toisant le zingueur, qui continuait:
— Apprends un peu, bougre de greluchon, que la blouse est le plus beau vêtement, oui! le vêtement du travail!… Je vas t'essuyer, moi, si tu veux, avec une paire de claques… A-t-on jamais vu des tantes pareilles qui insultent l'ouvrier!
Gervaise tâchait vainement de le calmer. Il s'étalait dans ses guenilles, il tapait sur sa blouse, en gueulant:
— Là dedans, il y a la poitrine d'un homme!
Alors, le jeune homme se perdit au milieu de la foule, en murmurant:
— En voilà un sale voyou!
Coupeau voulut le rattraper. Plus souvent qu'il se laissât mécaniser par un paletot! Il n'était seulement pas payé, celui-là! Quelque pelure d'occasion pour lever une femme sans lâcher un centime. S'il le retrouvait, il le collait à genoux et lui faisait saluer la blouse. Mais l'étouffement était trop grand, on ne pouvait pas marcher. Gervaise et lui tournaient avec lenteur autour des danses; un triple rang de curieux s'écrasaient, les faces allumées, lorsqu'un homme s'étalait ou qu'une dame montrait tout en levant la jambe; et, comme ils étaient petits l'un et l'autre, ils se haussaient sur les pieds, pour voir quelque chose, les chignons et les chapeaux qui sautaient. L'orchestre, de ses instruments de cuivre fêlés, jouait furieusement un quadrille, une tempête dont la salle tremblait; tandis que les danseurs, tapant des pieds, soulevaient une poussière qui alourdissait le flamboiement du gaz. La chaleur était à crever.
— Regarde donc! dit tout d'un coup Gervaise.
— Quoi donc!
— -Ce caloquet de velours, là-bas.
Ils se grandirent. C'était, à gauche, un vieux chapeau de velours noir, avec deux plumes déguenillées qui se balançaient; un vrai plumet de corbillard. Mais ils n'apercevaient toujours que ce chapeau, dansant un chahut de tous les diables, cabriolant, tourbillonnant, plongeant et jaillissant. Ils le perdaient parmi la débandade enragée des têtes, et ils le retrouvaient, se balançant au-dessus des autres, d'une effronterie si drôle, que les gens, autour d'eux, rigolaient, rien qu'à regarder ce chapeau danser, sans savoir ce qu'il y avait dessous.
— Eh bien? demanda Coupeau.
— Tu ne reconnais pas ce chignon-là? murmura Gervaise, étranglée. Ma tête à couper que c'est elle!
Le zingueur, d'une poussée, écarta la foule. Nom de Dieu! oui, c'était Nana! Et dans une jolie toilette encore! Elle n'avait plus sur le derrière qu'une vieille robe de soie, toute poissée d'avoir essuyé les tables des caboulots, et dont les volants arrachés dégobillaient de partout. Avec ça, en taille, sans un bout de châle sur les épaules, montrant son corsage nu aux boutonnières craquées. Dire que cette gueuse-là avait eu un vieux rempli d'attentions, et qu'elle en était tombée à ce point, pour suivre quelque marlou qui devait la battre! N'importe, elle restait joliment fraîche et friande, ébouriffée comme un caniche, et le bec rose sous son grand coquin de chapeau.
— Attends, je vais te la faire danser! reprit Coupeau.
Nana ne se méfiait pas, naturellement. Elle se tortillait, fallait voir! Et des coups de derrière à gauche, et des coups de derrière à droite, des révérences qui la cassaient en deux, des battements de pieds jetés, dans la figure de son cavalier, comme si elle allait se fendre! On faisait cercle, on l'applaudissait; et, lancée, elle ramassait ses jupes, les retroussait jusqu'aux genoux, toute secouée par le branle du chahut, fouettée et tournant pareille à une toupie, s'abattant sur le plancher dans de grands écarts qui l'aplatissaient, puis reprenant une petite danse modeste, avec un roulement de hanches et de gorge d'un chic épatant. C'était à l'emporter dans un coin pour la manger de caresses.
Cependant, Coupeau, tombant en plein dans la pastourelle, dérangeait la figure et recevait des bourrades.
— Je vous dis que c'est ma fille! cria-t-il. Laissez-moi passer!
Nana, précisément, s'en allait à reculons, balayant le parquet avec ses plumes, arrondissant son postérieur et lui donnant de petites secousses, pour que ce fût plus gentil. Elle reçut un maître coup de soulier, juste au bon endroit, se releva et devint toute pâle en reconnaissant son père et sa mère. Pas de chance, par exemple!
— A la porte! hurlaient les danseurs.
Mais Coupeau, qui venait de retrouver dans le cavalier de sa fille le jeune homme maigre au paletot, se fichait pas mal du monde.
— Oui, c'est nous! gueulait-il. Hein! tu ne t'attendais pas… Ah! c'est ici qu'on te pince, et avec un blanc-bec qui m'a manqué de respect tout à l'heure!
Gervaise, les dents serrées, le poussa, en disant:
— Tais-toi!… Il n'y a pas besoin de tant d'explications.
Et, s'avançant, elle flanqua à Nana deux gifles soignées. La première mit de côté le chapeau à plumes, la seconde resta marquée en rouge sur la joue blanche comme un linge. Nana, stupide, les reçut sans pleurer, sans se rebiffer. L'orchestre continuait, la foule se fâchait et répétait violemment:
— A la porte! à la porte!
— Allons, file! reprit Gervaise; marche devant! et ne t'avise pas de te sauver, ou je te fais coucher en prison!
Le petit jeune homme avait prudemment disparu. Alors, Nana marcha devant, très raide, encore dans la stupeur de sa mauvaise chance. Quand elle faisait mine de rechigner, une calotte par derrière la remettait dans le chemin de la porte. Et ils sortirent ainsi tous les trois, au milieu des plaisanteries et des huées de la salle, tandis que l'orchestre achevait la pastourelle, avec un tel tonnerre que les trombones semblaient cracher des boulets.
La vie recommença. Nana, après avoir dormi douze heures dans son ancien cabinet, se montra très gentille pendant une semaine. Elle s'était rafistolé une petite robe modeste, elle portait un bonnet dont elle nouait les brides sous son chignon. Même, prise d'un beau feu, elle déclara qu'elle voulait travailler chez elle; on gagnait ce qu'on voulait chez soi, puis on n'entendait pas les saletés de l'atelier; et elle chercha de l'ouvrage, elle s'installa sur une table avec ses outils, se levant à cinq heures, les premiers jours, pour rouler ses queues de violettes. Mais, quand elle en eut livré quelques grosses, elle s'étira les bras devant la besogne, les mains tordues de crampes, ayant perdu l'habitude des queues et suffoquant de rester enfermée, elle qui s'était donné un si joli courant d'air de six mois. Alors, le pot à colle sécha, les pétales et le papier vert attrapèrent des taches de graisse, le patron vint trois fois lui-même faire des scènes en réclamant ses fournitures perdues. Nana se traînait, empochait toujours des tatouilles de son père, s'empoignait avec sa mère matin et soir, des querelles où les deux femmes se jetaient à la tête des abominations. Ça ne pouvait pas durer; le douzième jour, la garce fila, emportant pour tout bagage sa robe modeste à son derrière et son bonnichon sur l'oreille. Les Lorilleux, que le retour et le repentir de la petite laissaient pincés, faillirent s'étaler les quatre fers en l'air, tant ils crevèrent de rire. Deuxième représentation, éclipse second numéro, les demoiselles pour Saint-Lazare, en voiture! Non, c'était trop comique. Nana avait un chic pour se tirer les pattes! Ah bien! si les Coupeau voulaient la garder maintenant, ils n'avaient plus qu'à lui coudre son affaire et à la mettre en cage!
Les Coupeau, devant le monde, affectèrent d'être bien débarrassés. Au fond, ils rageaient. Mais la rage n'a toujours qu'un temps. Bientôt, ils apprirent, sans même cligner un oeil, que Nana roulait le quartier. Gervaise, qui l'accusait de faire ça pour les déshonorer, se mettait au-dessus des potins; elle pouvait rencontrer sa donzelle dans la rue, elle ne se salirait seulement pas la main à lui envoyer une baffre; oui, c'était bien fini, elle l'aurait trouvée en train de crever par terre, la peau nue sur le pavé, qu'elle serait passée sans dire que ce chameau venait de ses entrailles. Nana allumait tous les bals des environs. On la connaissait de la Reine-Blanche au Grand Salon de la Folie. Quand elle entrait à l'Elysée-Montmartre, on montait sur les tables pour lui voir faire, à la pastourelle, l'écrevisse qui renifle. Comme on l'avait flanquée deux fois dehors, au Château-Rouge, elle rôdait seulement devant la porte, en attendant des personnes de sa connaissance. La Boule-Noire, sur le boulevard, et le Grand-Turc, rue des Poissonniers, étaient des salles comme il faut où elle allait lorsqu'elle avait du linge. Mais, de tous les bastringues du quartier, elle préférait encore le Bal de l'Ermitage, dans une cour humide, et le Bal Robert, impasse du Cadran, deux infectes petites salles éclairées par une demi-douzaine de quinquets, tenues à la papa, tous contents et tous libres, si bien qu'on laissait les cavaliers et leurs dames s'embrasser au fond, sans les déranger. Et Nana avait des hauts et des bas, de vrais coups de baguette, tantôt nippée comme une femme chic, tantôt balayant la crotte comme une souillon. Ah! elle menait une belle vie!
Plusieurs fois, les Coupeau crurent apercevoir leur fille dans des endroits pas propres. Ils tournaient le dos, ils décampaient d'un autre côté, pour ne pas être obligés de la reconnaître. Ils n'étaient plus d'humeur à se faire blaguer de toute une salle, pour ramener chez eux une voirie pareille. Mais, un soir, vers dix heures, comme ils se couchaient, on donna des coups de poing dans la porte. C'était Nana qui, tranquillement, venait demander à coucher; et dans quel état, bon Dieu! nu-tête, une robe en loques, des bottines éculées, une toilette à se faire ramasser et conduire au Dépôt. Elle reçut une rossée, naturellement; puis, elle tomba goulûment sur un morceau de pain dur, et s'endormit, éreintée, avec une dernière bouchée aux dents. Alors, ce train-train continua. Quand la petite se sentait un peu requinquée, elle s'évaporait un matin. Ni vu ni connu! l'oiseau était parti. Et des semaines, des mois s'écoulaient, elle semblait perdue, lorsqu'elle reparaissait tout d'un coup, sans jamais dire d'où elle arrivait, des fois sale à ne pas être prise avec des pincettes, et égratignée du haut en bas du corps, d'autres fois bien mise, mais si molle et vidée par la noce, qu'elle ne tenait plus debout. Les parents avaient dû s'accoutumer. Les roulées n'y faisaient rien. Ils la trépignaient, ce qui ne l'empêchait pas de prendre leur chez eux comme une auberge, où l'on couchait à la semaine. Elle savait qu'elle payait son lit d'une danse, elle se tâtait et venait recevoir la danse, s'il y avait bénéfice pour elle. D'ailleurs, on se lasse de taper. Les Coupeau finissaient par accepter les bordées de Nana. Elle rentrait, ne rentrait pas, pourvu qu'elle ne laissât pas la porte ouverte, ça suffisait. Mon Dieu! l'habitude use l'honnêteté comme autre chose.
Une seule chose mettait Gervaise hors d'elle. C'était lorsque sa fille reparaissait avec des robes à queue et des chapeaux couverts de plumes. Non, ce luxe-là, elle ne pouvait pas l'avaler. Que Nana fît la noce, si elle voulait; mais, quand elle venait chez sa mère, qu'elle s'habillât au moins comme une ouvrière doit être habillée. Les robes à queue faisaient une révolution dans la maison: les Lorilleux ricanaient; Lantier, tout émoustillé, tournait autour de la petite, pour renifler sa bonne odeur; les Boche avaient défendu à Pauline de fréquenter cette rouchie, avec ses oripeaux. Et Gervaise se fâchait également des sommeils écrasés de Nana, lorsque, après une de ses fugues, elle dormait jusqu'à midi, dépoitraillée, le chignon défait et plein encore d'épingles à cheveux, si blanche, respirant si court, qu'elle semblait morte. Elle la secouait des cinq ou six fois dans la matinée, en la menaçant de lui flanquer sur le ventre une potée d'eau. Cette belle fille fainéante, à moitié nue, toute grasse de vice, l'exaspérait en cuvant ainsi l'amour dont sa chair semblait gonflée, sans pouvoir même se réveiller. Nana ouvrait un oeil, le refermait, s'étalait davantage.
Un jour, Gervaise qui lui reprochait sa vie crûment, et lui demandait si elle donnait dans les pantalons rouges, pour rentrer cassée à ce point, exécuta enfin sa menace en lui secouant sa main mouillée sur le corps. La petite, furieuse, se roula dans le drap, en criant:
— En voilà assez, n'est-ce pas? maman! Ne causons pas des hommes, ça vaudra mieux. Tu as fait ce que tu as voulu, je fais ce que je veux.
— Comment? comment? bégaya la mère.
— Oui, je ne t'en ai jamais parlé, parce que ça ne me regardait pas; mais tu ne te gênais guère, je t'ai vue assez souvent te promener en chemise, en bas, quand papa ronflait… Ça ne te plaît plus maintenant, mais ça plaît aux autres. Fiche-moi la paix, fallait pas me donner l'exemple!
Gervaise resta toute pâle, les mains tremblantes, tournant sans savoir ce qu'elle faisait, pendant que Nana, aplatie sur la gorge, serrant son oreiller entre ses bras, retombait dans l'engourdissement de son sommeil de plomb.
Coupeau grognait, n'ayant même plus l'idée d'allonger des claques. Il perdait la boule, complètement. Et, vraiment, il n'y avait pas à le traiter de père sans moralité, car la boisson lui ôtait toute conscience du bien et du mal.
Maintenant, c'était réglé. Il ne dessoûlait pas de six mois, puis il tombait et entrait à Sainte-Anne; une partie de campagne pour lui. Les Lorilleux disaient que monsieur le duc de Tord-Boyaux se rendait dans ses propriétés. Au bout de quelques semaines, il sortait de l'asile, réparé, recloué, et recommençait à se démolir, jusqu'au jour où, de nouveau sur le flanc, il avait encore besoin d'un raccommodage. En trois ans, il entra ainsi sept fois à Sainte-Anne. Le quartier racontait qu'on lui gardait sa cellule. Mais le vilain de l'histoire était que cet entêté soûlard se cassait davantage chaque fois, si bien que, de rechute en rechute, on pouvait prévoir la cabriole finale, le dernier craquement de ce tonneau malade dont les cercles pétaient les uns après les autres.
Avec ça, il oubliait d'embellir; un revenant à regarder! Le poison le travaillait rudement. Son corps imbibé d'alcool se ratatinait comme les foetus qui sont dans des bocaux, chez les pharmaciens. Quand il se mettait devant une fenêtre, on apercevait le jour au travers de ses côtes, tant il était maigre. Les joues creuses, les yeux dégouttants, pleurant assez de cire pour fournir une cathédrale, il ne gardait que sa truffe de fleurie, belle et rouge, pareille à un oeillet au milieu de sa trogne dévastée. Ceux qui savaient son âge, quarante ans sonnés, avaient un petit frisson, lorsqu'il passait, courbé, vacillant, vieux comme les rues. Et le tremblement de ses mains redoublait, sa main droite surtout battait tellement la breloque, que, certains jours, il devait prendre son verre dans ses deux poings, pour le porter à ses lèvres. Oh! ce nom de Dieu de tremblement! c'était la seule chose qui le taquinât encore, au milieu de sa vacherie générale! On l'entendait grogner des injures féroces contre ses mains. D'autres fois, on le voyait pendant des heures en contemplation devant ses mains qui dansaient, les regardant sauter comme des grenouilles, sans rien dire, ne se fâchant plus, ayant l'air de chercher quelle mécanique intérieure pouvait leur faire faire joujou de la sorte; et, un soir, Gervaise l'avait trouvé ainsi, avec deux grosses larmes qui coulaient sur ses joues cuites de pochard.