L'avaleur de sabres: Les Habits Noirs Tome VI
X
Odyssée de madame Saladin
Il y avait en ce Saladin, si remarquable dès son jeune âge, de la femme, de la vieille femme.
Notre siècle, du reste, est extraordinairement fécond en adolescents ratatinés. Nous voyons cela dans les lettres, dans les arts, partout, même dans l'amour. Chérubin a toujours quinze ans, mais il fait ses farces avec un lorgnon dans l'œil: il a mal aux dents, il craint les courants d'air, et porte de la flanelle sur la peau, en se moquant de ses illusions perdues.
Une vieille femme, sachant l'enfance sur le bout du doigt, n'aurait pas pris de meilleures précautions que Saladin, et sa conduite adroite mérite d'autant plus l'approbation des connaisseurs qu'en définitive il n'avait pu donner aux études de mœurs qu'une portion très minime de son temps, occupé qu'il était, depuis sa plus tendre jeunesse, à perfectionner son talent d'avaleur de sabres.
Il les avalait très bien au figuré comme au réel, et nous le verrons travailler sur un théâtre bien autrement important que celui de madame Canada.
Le trouble produit en lui par la rencontre de monsieur le duc de Chaves ne dura qu'un instant. Il ne savait point son nom; il le connaissait seulement pour l'avoir vu la veille dans cette position fâcheuse d'un homme du monde suivant une femme appartenant à la classe populaire.
L'idée lui vint tout à coup d'exploiter cette situation.
Faisant appel à son effronterie native, il intervertit les rôles résolument et attaqua au lieu de se défendre.
—Si vous vous dépêchez bien vite, mon prince, dit-il, vous allez peut-être encore la rencontrer là-bas... N'ayez pas peur: le factionnaire ne peut pas nous entendre, et d'ailleurs il s'en bat l'œil, ce brave militaire.
Le duc avait le rouge au front. Pour riposter à de pareilles attaques, même quand on est grand de Portugal de première classe et qu'on a affaire à la plus misérable des créatures, il faut avoir le mot net et précis qui remet chacun à sa place.
Le duc parlait français avec difficulté.
Il garda le silence et fit mine de s'éloigner. Saladin l'arrêta sans façon, il prétendait pousser plus loin sa victoire.
—Tu vois si je m'embarrasse des méchants! dit-il à Petite-Reine. Si je veux, il va me donner de l'argent, regarde!
Et barrant le passage à son adversaire, il ajouta insolemment:
—Les femmes d'âge comme moi ça voit tout, possédant un coup d'œil d'Amérique. Je m'ai aperçu de la chose dès la première fois que vous avez rôdé autour de chez nous et je me suis dit: voilà un beau brun qui perdra son temps et sa peine, si je ne m'en mêle pas un petit peu, car la personne est vertueuse comme l'or pur...
«Voyons voir! s'interrompit-il, parce que le duc faisait le geste de l'écarter pour passer son chemin, ne méprisez pas le monde. Etes-vous généreux? Payez quelque chose à la minette et on glissera un ou deux mots avantageux pour vous dans l'oreille de vous savez bien qui.
Il tendit la main vaillamment.
Le duc de Chaves hésita, puis y déposa une pièce d'or, après avoir baisé le bout des doigts de l'enfant. Il dit ensuite:
—Je vous défends de parler de moi à la mère de cette fillette.
Et il s'éloigna.
Un fiacre passait. Saladin eut envie de lancer Petite-Reine en l'air, comme il en agissait avec sa casquette aux heures de triomphe, pour la rattraper à la volée, mais il se contint, bornant sa joie à crier tout bas:
—Sauvés! sauvés, mon Dieu! Merci, la Providence! les jambes n'y étaient déjà plus, et on nous aurait rattrapés au demi-cercle... As-tu vu, bichette, comme j'arrange les méchants! Nous allons arriver chez petit père en carrosse.
Il arrêta le fiacre et y monta sous les yeux du factionnaire qui avait suivi toute cette scène d'un regard curieux et qui reprit sa promenade en disant à part lui:
—Elle est cocasse, la bonne sœur, et le basané a eu un rude coup de soleil. C'est peut-être le père de la moutarde, au moyen de l'adultère ou autre inceste... on y voit des choses qui sont farces dans Paris.
Le fiacre trottait déjà vers la place Saint-Victor; Saladin avait dit au cocher:
—Place du Panthéon.
Il avait son plan arrêté désormais. Il voulait prévenir toute possibilité de poursuite.
Justine adorait aller en voiture, elle s'assit bien sage, sur la banquette de devant, faisant bouffer sa robe comme une petite dame et demanda:
—Est-ce bien loin, chez papa?
—Non, répondit Saladin, qui pensait à part lui: cette barbe noire de mulâtre paierait peut-être des mille et des cents pour ravoir la minette et l'offrir à la mère comme un bouquet. Moi, en reprenant ma figure naturelle de joli garçon, je pourrais me présenter comme sauveteur... mais s'il me reconnaissait! Il doit avoir une poigne d'enragé, ce particulier-là... Je préfère les cent francs de maman Canada. C'est plus modeste, mais moins dangereux.
—Je m'ennuie! dit Petite-Reine, c'est trop loin.
Saladin la mit sur ses genoux.
—Combien y a-t-il encore de chemin? demanda-t-elle.
—Nous allons changer de voiture pour aller plus vite, répondit Saladin qui se pencha à la portière et commanda: Vous arrêterez rue de l'Estrapade.
«Dans la maison tout en or, ajouta-t-il, en faisant sauter Petite-Reine, tu auras une voiture en rubis, traînée par quatre chèvres qui ont les cornes rose et bleu de ciel.
—Tu as pourtant l'air bien pauvre, dit Petite-Reine sans trop de défiance.
—C'est pour tromper les méchants, répondit Saladin.
Le fiacre s'arrêta. Saladin regarda par l'une et l'autre portière, puis il paya avec l'argent de monsieur le duc et il fit descendre Justine.
Il la prit par la main, il entra chez un pâtissier pour renouveler sa provision de friandises; rien ne lui coûtait.
Mais il réfléchissait laborieusement et se disait:
—Tout ça n'est rien. Si on avait sa chambre en ville, on irait tout uniment changer de hardes et faire un peu la toilette à la petiote. Car je ne veux pas que papa Échalot et madame Canada devinent mon truc, et je ne veux pas non plus qu'ils reconnaissent la minette d'hier. Ils seraient capables de s'attendrir! Mais je n'ai pas de pied-à-terre et il faudra aller chercher ma défroque chez Languedoc, à La Pie voleuse. En plus que je ne sais pas vers quels rivages vogue présentement le Théâtre Français et Hydraulique... Je n'ai pas encore fait la moitié du chemin. Il y a de l'ouvrage!
—Dis donc, demanda-t-il brusquement en sortant de chez le pâtissier, comment t'appelles-tu, amour?
—Tu sais bien: Justine.
—Justine qui?
Petite-Reine le regarda bouche béante.
—Tu sais bien, répéta-t-elle.
—Certes, certes, je sais bien. C'est pour voir comme tu es avancée, trésor. Où demeures-tu?
—Chez nous, tu sais bien!
Saladin remercia encore le dieu des loups qui lui faisait la partie si belle.
—Où est-ce, chez toi, ma chérie?
—Au-dessus de la danseuse de corde, pardi! fit l'enfant avec impatience.
—Comme quoi les petits sont analogues aux chiens, pensa l'heureux Saladin. Quand on néglige de leur mettre au cou un collier avec plaque de cuivre, bernique!
Il insista pourtant:
—Je parie que tu sais le nom de ta mère? interrogea-t-il bien doucement.
—C'est maman, repartit Justine qui ajouta: ils l'appellent aussi la Gloriette... pourquoi?
—En route pour la maison tout en or! s'écria Saladin. Il n'y a pas d'ange pareil à toi dans le paradis! viens que je te recoiffe.
Il poussa la porte d'une allée noire, et d'un tour de main escamota le toquet de Petite-Reine qu'il remplaça par un mouchoir à carreaux. L'enfant voulut se fâcher, pour le coup, mais le rusé drôle se mit à la regarder avec admiration et battit des mains, en disant:
—Ah! comme te voilà belle! Si tu pouvais seulement te regarder un peu dans un miroir! Ton papa va te manger de caresses.
Il la reprit dans ses bras, un peu étonnée et craintive. Son plan était que le second cocher, en cas d'accident, ne pût donner le signalement de l'enfant, dont il couvrait maintenant le corps avec les pans de son vieux châle.
En marchant, il redoublait de gaieté, promettant monts et merveilles et dépensant des trésors d'éloquence à décrire les miracles de la maison tout en or.
Petite-Reine, étourdie, ne souriait plus, mais elle ne pleurait pas.
Ils arrivèrent ainsi à une place de fiacres, où Saladin choisit une paire de forts chevaux.
—À l'heure, dit-il en montant. 17, rue Saint-Paul, au Marais. N'allez pas trop vite, rapport à l'enfant qui est malade en voiture.
Petite-Reine, qui était déjà sur les coussins, entendit et dit:
—Mais non, je ne suis pas malade en voiture!
Saladin monta à son tour.
—Tais-toi donc, minette! fit-il en clignant de l'œil, c'est pour lui jouer une niche, tu vois bien!
—Je ne veux pas lui jouer de niche! s'écria Justine entrant en révolte avec la soudaineté des enfants idoles. Je ne suis pas malade, et tu es une menteuse!
Saladin entonna une chanson, pensant à part lui:
—Un peu plus tôt, un peu plus tard, il aurait toujours bien fallu l'endormir pour faire ma visite à Languedoc. Va, trésor, on connaît son affaire. Tu vas bientôt commencer ton petit somme!
Il ne cessa de chanter qu'au moment où le fiacre s'ébranla. Petite-Reine le regardait d'un air boudeur. Il arracha d'un geste brusque son voile et son béguin du même coup, fixant sur l'enfant ses yeux ronds qu'il faisait à dessein terribles.
Petite-Reine ouvrit la bouche pour s'écrier, mais elle ne put. L'étonnement et la frayeur l'étouffaient.
Saladin se remit à chanter. En chantant, il ferma les portières et abaissa tous les stores l'un après l'autre, de sorte que l'intérieur du fiacre s'emplit d'une obscurité rougeâtre.
—Me reconnais-tu bien? dit-il en grossissant sa voix. Je suis un grand enchanteur. C'est moi qui avale des sabres, des couteaux, des poignards, des rasoirs et des serpents. Tu as dit que j'étais laid, et je te mène à l'ogre.
Il fit en même temps deux ou trois contorsions accompagnées de grimaces.
Petite-Reine, qui tremblait de tous ses membres, mit ses mains sur ses yeux.
—Et l'ogre va te manger! acheva Saladin terriblement.
Les mains de Petite-Reine glissèrent sur ses joues et tombèrent. Elle avait les paupières baissées. Elle sanglotait silencieusement.
C'est une science.
Certains procès qui effrayent de plus en plus souvent la conscience publique ont révélé ce hideux secret: il est plus facile et plus court d'endormir un enfant par les larmes que par le sourire. Les créatures dénaturées qui n'ont pas le temps de bercer leurs petits les font pleurer.
Il y a dans les larmes du premier âge un soporifique puissant qui jamais ne manque son effet. Les bêtes féroces qui viennent de temps en temps devant nos tribunaux répondre du dépérissement de leurs fils et de leurs filles savent cela; les voleuses d'enfants savent cela.
C'est une science comme celle qui consiste à dompter les chevaux sauvages par la faim et la douleur.
Mais on dit, et voilà ce qui oppresse bien autrement le cœur, on dit que la simple misère sait aussi cela. Pour gagner le pain qui nourrit l'enfant, il faut travailler sans trêve ni relâche. On n'a pas le loisir de bercer. Ce sont les pleurs de l'enfant qui gagnent sa vie.
Saladin savait tout. Pendant quelques minutes il regarda pleurer Petite-Reine dont la poitrine se soulevait par soubresauts convulsifs. Elle n'essayait plus de crier et ses yeux ne s'ouvraient pas.
Saladin n'était pas ému le moins du monde. Il avait la dureté froide du caillou, ce petit gaillard-là; il devait assurément faire son chemin dans les affaires.
En examinant le travail mystérieux des larmes qui peu à peu amenait le sommeil, il songeait, il combinait.
—Quant à être une jolie bestiole, se disait-il, jamais on n'aura vu sa pareille en foire. C'est bâti dans la perfection! Des épaules d'amour, quoi! et des mollets. C'est ça qui serait drôle, si elle devenait madame Saladin avec le temps. Eh! là-bas? madame la marquise de Saladin, peut-être, car je ferai mon trou, c'est sûr, comme un fer de pioche!
Il haussa les épaules en éclatant de rire.
—Il en passera de l'eau, sous le pont, d'ici là, murmura-t-il, mais ce n'est pas si bête que ça en a l'air. Y a manière d'avaler des sabres qui ne sont pas de la vieille ferraille, en gilet de satin et cravate de batiste, dans les salons des premières sociétés, pour soutirer des billets de mille, au lieu d'arracher des gros sous. Papa Similor, avant d'être une ganache, a connu le fil, fréquentant des banquiers et des colonels. Je lui tirerai bien quelque jour le fin mot de sa grande mécanique du Fera-t-il jour demain. C'est mort ou ce n'est pas mort, cette chose des Habits Noirs. Si ce n'est pas mort, on s'y fourre; si c'est mort, on peut la ressusciter.
Une plainte s'exhala des lèvres de Petite-Reine.
—La paix! fit-il rudement.
—Oh! mère! gémit l'enfant, viens, viens, je t'en prie!
—La paix! répéta Saladin.
Justine eut comme une faible convulsion, puis elle ne bougea plus. Saladin releva un des stores pour la regarder mieux.
—Partie! dit-il, bonsoir les voisins! Ça va se réveiller artiste et première élève de mademoiselle Freluche, seule héritière de madame Saqui.
—N'empêche, s'interrompit-il pour reprendre le cours de ses méditations, que tout dépend de la position qu'on occupe. Il y en a qui raflent des boisseaux d'or sans risquer le quart de ce que j'affronte, moi, pour grappiller cent francs. Seulement, ça vous fait la main, et il faut commencer par le commencement.
Le fiacre s'arrêtait devant le numéro 17 de la rue Saint-Paul.
—Cocher, dit-il, mon petit malade s'est endormi sur mes genoux, je ne veux pas le réveiller pour rien; voyez donc voir si c'est ici que demeure madame Guérinet, rentière.
Le cocher quitta son siège et revint au bout d'un instant. Quand il mit la tête à la portière, Saladin avait repris sa coiffure de béguine et tenait Justine dans ses bras.
Madame Guérinet, rentière, était, bien entendu, inconnue dans la maison. Saladin parut vivement contrarié et dit avec un gros soupir:
—Que voulez-vous, il y a des personnes qui ne sont pas honnêtes. C'est une fausse adresse, quoi, qu'on m'a donnée. Conduisez-nous au coin du boulevard de Montreuil et de l'avenue des Triomphes... Voyez si c'est pâlot, ce pauvre trésor!
—Une jolie petite fille, dit le cocher.
—C'est un garçon, mais c'est si mièvre! tout le monde le prend pour une fille.
Il embrassa l'enfant qui était entortillé dans le vieux châle, et le cocher reprit son siège.
La route entre la rue Saint-Paul et le boulevard de Montreuil qui touche à la barrière du Trône fut employée par Saladin à défaire complètement la toilette de Petite-Reine. Il ne lui laissa que sa jupe de dessous, sans crinoline. Dans le courant de cette opération, il aperçut le signe que l'enfant portait au côté droit de sa poitrine auprès de l'épaule droite.
—Tiens! tiens! dit-il en le considérant curieusement: une cerise! et une belle, ma foi! Il paraît que la maman est portée sur sa bouche. Voilà une marque qui serait bien gênante si elle était sur la figure. Heureusement que ça ne se voit pas, à moins d'être fièrement décolletée!
Tout en causant ainsi avec lui-même, de bonne amitié, il laissa de côté la cerise, pur objet de curiosité qui ne se pouvait point vendre, pour détacher une chaînette d'or à laquelle pendait une croix du même métal.
—Je ne donnerais pas ça pour vingt francs, dit-il, au poids.
Puis, s'interrompant:
—Tiens! tiens! fit-il encore, je parlais de colliers qu'il faudrait mettre autour du cou des bébés, comme on fait aux petits épagneuls. La Gloriette avait eu la même idée!
Il venait de lire, au revers de la croix, ces mots, gravés lisiblement: «Justine Justin, rue Lacuée, numéro 5. Madame Lily.»
—Ça, grommela-t-il en prenant au fond de sa poche un méchant couteau usé jusqu'au dos de la lame, c'est connu. J'en ai vu les dangers de ces croix de ma mère, au cinquième acte de plusieurs pièces de l'Ambigu. Je vas d'abord gratter la croix, et puis on verra peut-être à gratter la cerise.
En deux tours de main, la pointe du mauvais couteau eut effacé les mots gravés sur le métal, et Saladin, content de sa prudence, fourra le bijou dans sa poche, en se disant:
—Il n'y a pas de petites précautions; maintenant, au coup de feu! Si je peux ravoir mes effets chez Languedoc, l'affaire est dans le sac!
Le cocher arrêtait ses chevaux. Saladin descendit, bien embéguiné, et vint jusque sous le siège.
—Je ne peux pas emporter l'enfant, crainte de l'éveiller, dit-il. C'est des factures que j'ai à recouvrer en foire et je resterai bien un gros quart d'heure. Vous avez l'air d'un brave homme, d'ailleurs, j'emporte votre numéro. Gardez-moi bien mon minet et vous aurez un joli pourboire. S'il s'éveillait, dites donc, empêchez-le de parler, car ça lui casse sa petite poitrine. Il a déjà quelque chose comme du délire. Si jeune, ça fait pitié, pas vrai? Il veut voir sa maman, qu'est morte, pauvre femme... Ah! Dieu de Dieu!
Ici, Saladin s'essuya les yeux sous son voile et poursuivit:
—Moi, je suis la grand-mère, et Dieu sait que si j'ai repris à vendre en foire c'est pour qu'il ait du pain et des soins, le pauvre mignon trésor!
Il descendit l'allée des Triomphes en trottinant et tourna l'angle de la place du Trône.
La journée avançait. Il pouvait être alors cinq heures de l'après-midi.
Depuis le matin, la foire avait complètement changé d'aspect. De larges vides s'étaient produits entre les baraques, et celles qui restaient debout s'entouraient de tous les symptômes d'un prochain départ.
Saladin s'attendait à cela; néanmoins, comme il avait au plus haut degré l'astuce du sauvage, il avança avec beaucoup de précaution.
Le truc inventé par Rioux et Picard était tout à fait à la portée de son imagination. Les choses de police sont merveilleusement connues en foire. Sans préciser ses craintes, Saladin avait un vague serrement de poitrine qui pouvait se traduire ainsi:
—L'ennemi est peut-être ici.
D'un coup d'œil, il vit d'abord que la baraque de maman Canada avait disparu. La Pie voleuse, au contraire, retraite de Languedoc, était encore debout au milieu des débris de deux établissements voisins.
C'était bien. Mais ces débris restaient solitaires, personne ne se montrait parmi les banquettes amoncelées et les autres pièces du mobilier industriel. Au contraire, vers le centre de la place, des groupes affairés s'étaient formés et bavardaient activement. C'était mauvais signe.
À l'heure du départ, il faut quelque chose de bien grave pour suspendre les préparatifs, surtout quand on est si près de la nuit tombante.
Il y avait quelque chose. Saladin eut un frisson dans les mollets. L'idée lui vint de prendre ses jambes à son cou et de «se déguiser en cerf», comme ils disent, bornant ses bénéfices au petit collier d'or et à la croix.
Mais si c'était vraiment la police, mise en chasse déjà pour l'affaire du Jardin des Plantes, Languedoc, interrogé, parlerait. Au premier mot du signalement de la voleuse d'enfants, Languedoc reconnaîtrait son propre ouvrage: la tête, faite avec tant d'art. Puis il y avait le vieux châle, le béguin, le voile bleu.
Saladin s'était, en vérité, travesti comme pour jouer une farce au théâtre. Il avait, l'imprudent, attaché un écriteau à son propre dos! Hélas! hélas! on est jeune. Si précoce que soit l'intelligence, il y a la fougue du premier âge. Citerez-vous le grand Condé? à Rocroy il avait déjà quatre ans de plus que Saladin.
Ce sont d'ailleurs ces imprudences qui mûrissent et qui forment les âmes exceptionnellement trempées.
Ce jour-là, Saladin devait vieillir d'un lustre.
Il fit comme aurait fait Condé ou même Henri IV: il dompta sa colique et entra résolument à La Pie voleuse par la porte de derrière, affectée à messieurs les artistes.
Languedoc était justement dans son trou, occupé à arrimer son bagage.
—C'est toi, blanc-bec, dit-il en regardant son ouvrage du coin de l'œil. La peinture a bien tenu, hein? Je pensais à toi tout à l'heure. Il y a eu un enfant de volé.
—Bah! fit Saladin. Un des vôtres?
—Non, non. Ni un des nôtres, ni un des autres. Un enfant de la ville.
—Bah!
Saladin faisait de son mieux pour assurer sa voix, et tout en parlant il dépouillait son costume de vieille femme.
—Ça arrive, reprit-il, et c'est malheureux pour les parents. À quelle heure les Canada ont-ils démarré?
—À trois heures.
—Ont-ils dit où ils allaient?
—À Melun, pour la fête.
—Route de Lyon, fit Saladin assez crânement, c'est bon, merci.
Il emplit d'eau une cuvette ébréchée et y plongea sa tête.
—La petite drogue a le fil décidément! pensait Languedoc, qui s'approcha et lui toucha l'épaule par-derrière.
Saladin tressaillit aussi violemment que si on l'eût poignardé.
—À la bonne heure, dit Languedoc, qui eut un rire pacifique. Qu'as-tu fait toute la journée, blanc-bec?
—Je me suis donné de l'agrément, balbutia Saladin, avec la personne....
—Tu en as bien l'air... Dépêche-toi à reprendre tes nippes.
—Pourquoi? demanda Saladin de plus en plus troublé.
—Parce que nous avons des agents et quarts-d'œil qui visitent les divers établissements de fond en comble.
—Ils sont venus ici?
—Ils vont y venir!... écoute!
Saladin retint son souffle. On entendait marcher et causer à l'intérieur de la baraque. Languedoc regarda Saladin en face et dit:
—Les voilà! Tiens-toi bien!
XI
Réveil de Petite-Reine
Saladin était très pâle sous l'eau qui ruisselait de son visage et de ses cheveux, mais il se tenait droit et le regard de ses yeux ronds restait singulièrement assuré.
—Tu iras loin, toi, si tu ne butes pas en route, grommela Languedoc. Moi, j'aime assez cela. Tu m'intéresses.
On parlait toujours à quelque vingt pas de là, dans l'intérieur de la baraque. Saladin passa un chiffon sur sa figure et chaussa son pantalon.
—Tu as voulu m'effrayer, dit-il en tâchant de rire. Comment saurais-tu si ce sont des agents puisqu'ils ne sont pas venus?
—Parce que, répondit Languedoc qui l'aida complaisamment à mettre son gilet, je les ai entr'aperçus comme ils entraient chez monsieur Cocherie, et que ça se reconnaît d'un coup d'œil, étant toujours de très vilains oiseaux. Tu as peur, hein, bonhomme?
Saladin se trompait de manche en voulant passer sa casaque.
—Je vas te dire, répliqua-t-il avec une émotion que ses paroles mêmes pouvaient expliquer à la rigueur. Le mari de ma particulière est un enragé qu'a de la fortune, établi, député, décoré, et des accointances en masse dans le gouvernement. Possible qu'il a inventé la frime de l'enfant volé pour me contrepincer et flanquer dans les fers à perpétuité jusqu'à la fin de mes jours, par jalousie, celui qu'a troublé la paix de son ménage.
—Pas mal! dit Languedoc.
Les voix et les pas approchaient. Saladin avait la sueur froide et grelottait en dedans; mais il gardait son sourire. Il se donna un coup de peigne devant le tesson de miroir, rassembla sa défroque de vieille et s'assit dessus.
La serpillière qui servait de porte au trou de Languedoc s'ouvrit, et le maître de La Pie voleuse montra sa vénérable tournure sur le seuil.
—Ma vieille, dit-il à Languedoc, tu es en compagnie; mais ces messieurs désirent visiter ton séjour, et j'espère que tu ne t'y opposes pas.
—Comment donc! dit le faiseur de têtes en saluant avec gentilhommerie, trop heureux de leur être agréable, à ces messieurs.
Rioux et Picard faisaient, en effet, une paire d'assez vilains oiseaux. Le directeur de La Pie voleuse s'étant effacé, ils entrèrent et inventorièrent le trou d'un seul regard.
Saladin, renversé sur sa chaise, secouait les cendres d'une pipe qu'il n'avait pas fumée.
—Alors, dit courtoisement Languedoc, ces messieurs n'ont encore rien levé?
—On nous a éventés dès l'arrivée, grommela Picard qui était de détestable humeur.
—Affaire de physionomie, prononça gravement Languedoc.
Saladin dit d'un air modeste:
—Il y a une dame qu'est entrée tantôt avec une petite chez les singes, là-bas, au bout.
—Comment faite, la dame? s'écria Rioux.
—Une personne d'âge, pas heureuse et mal aux yeux, car elle portait un voile bleu.
Picard avait déjà bondi hors de la baraque, Rioux le suivit sans dire merci.
Ils gagnèrent à toute course la cabane qui servait de théâtre aux singes savants.
Le maître de La Pie voleuse regarda Saladin de travers et dit à Languedoc sévèrement:
—Ma vieille, tu n'as pas de jolies connaissances.
Après quoi il tourna le dos fièrement.
Saladin et Languedoc étaient seuls. Languedoc tendit sa large main sale d'un geste plein de dignité:
—Blanc-bec, prononça-t-il majestueusement, ça te coûtera vingt francs au plus juste prix.
—Comment! vingt francs! voulut se récrier Saladin.
—Quatre pièces de cent sous, ce n'est pas cher. C'est toi qui as effarouché la fillette.
—Parole d'honneur!...
—Crains de te parjurer! C'est bête quand ça ne sert à rien. Si tu refuses de m'obliger de vingt francs, je vais aux singes et je te dénonce comme un jeune constrictor que tu es.
Saladin prit dans sa poche la chaînette et la croix d'or.
—Ça vaut le triple de ce que tu demandes, dit-il, je n'ai pas de monnaie. Je te les laisse en gage.
Il remit sa robe de femme par-dessus ses habits d'homme. Languedoc le regardait faire et hésitait.
—À prendre ou à laisser! dit Saladin.
Languedoc prit et mit dans sa poche. Saladin s'élança dehors en disant avec un geste théâtral:
—C'est bien! tu es mon complice!
Il regagna l'allée des Triomphes en trois sauts. Une fois là, toujours courant, il coiffa de nouveau le béguin au voile bleu et se coula dans la voiture pendant que le cocher faisait boire ses chevaux.
—Le bibi ne s'est pas éveillé? demanda-t-il par la portière refermée.
—Tiens, c'est vous, la mère, fit le cocher. Le mioche n'a pas bougé, on dirait un pauvre petit mort.
Saladin poussa un énorme soupir.
—À Charenton, par le boulevard de Picpus et la Brèche-aux-Loups, ordonna-t-il, c'est le plus court. Vous allez faire une bonne journée, parce que mes recouvrements ont été assez bien en foire.
Le cocher repartit, les chevaux trottaient solidement. Saladin ne retrouva sa libre respiration qu'au moment où le fiacre cahotait dans les ornières de la Brèche-aux-Loups.
—Allons! s'écria-t-il, incapable de contenir son triomphe, éveille-toi, bichette! nous avons mené cette histoire-là à la papa! je n'avais pas un fil de sec sur moi pendant que les deux hiboux me regardaient, mais flûte! ils n'y ont vu que du feu. J'ai été obligé de lâcher la croix, c'est vrai, mais j'avais gratté l'adresse. Pas bête, hé? Peut-être bien que je me serais fait pincer en essayant de la vendre. Allons, bibiche, c'est pour le coup que nous allons à la maison tout en or! Éveille-toi! Papa! maman! des confitures! sauvés! mon Dieu! sauvés! Tous! tous!
Il prit Petite-Reine dans ses bras et la caressa en vérité de tout son cœur. Le succès le faisait bon prince. Il aurait voulu de la joie autour de lui. Mais Petite-Reine ne s'éveillait point, il la sentait froide à travers le tissu éraillé du vieux châle.
—Bah! fit-il, déterminé à ne point s'attrister, je ne l'ai pas tuée en lui faisant des grimaces et en lui disant de se taire, peut-être! On parle de l'ogre à tous les enfants, et cela ne les tue pas. À tout prendre, il vaut mieux qu'elle reste endormie jusqu'à ce que j'aie payé le cocher. Comme je vas descendre en plein champ, si elle se mettait à geindre, ça pourrait paraître louche. Dodo, mimiche!
Saladin, qui savait tant de choses, ne pouvait manquer de connaître sur le bout du doigt les mœurs de sa tribu. Il était bien sûr que la lourde voiture de madame Canada, attelée d'un seul cheval valétudinaire, n'avait pu fournir une longue étape. Toute la question gisait entre Maisons-Alfort, aux portes de Paris, et Villeneuve-Saint-Georges, située à quelques kilomètres de plus.
Aussitôt qu'on eut dépassé Charenton, Saladin mit la tête à la portière et interrogea l'horizon de la route. Trois heures de marche n'avaient pas dû mener bien loin la maison roulante qui contenait la fortune du Théâtre Français et Hydraulique.
En effet, à un kilomètre de Charenton-le-Pont, dans la brume qui commençait à se faire, Saladin reconnut le toit paternel voyageant au milieu d'un nuage de poussière. Bientôt il put lire une portion de la légende, collée à l'arrière, comme les marins écrivent le nom de leur navire sous le château de poupe:
«Prestiges savants, exercices—variétés du XIXe siècle.»
L'indisposition chronique du malheureux cheval Sapajou avait augmenté, sans doute, car Kohln, dit Cologne, clarinette d'Allemagne et géant chinois, ainsi que Poquet, dit Atlas, bossu et trombone, poussaient à la roue de droite; la roue de gauche était soignée par le directeur Échalot et la propre madame Canada, tandis que Similor, toujours gentilhomme, les mains dans les poches et le chapeau gris sur l'oreille, traînait à l'écart ses bottes éculées en glissant à mademoiselle Freluche des propositions anacréontiques.
Cela formait tableau. Si le jeune Saladin avait eu un cœur, son cœur aurait battu doucement à l'aspect de cette mouvante patrie.
Mais Saladin se borna à dire:
—Arrêtons les frais, nous voilà chez nous.
Il reprit sa place au fond du fiacre et guetta les deux côtés de la route; sur la gauche, il aperçut un petit sentier, trop étroit pour donner passage à une voiture.
—Stop! cria-t-il.
—Où ça? demanda le cocher; il n'y a pas de maisons.
Saladin sauta sur la chaussée, tenant Petite-Reine dans ses bras.
—Deux heures dans Paris, cinq francs, dit-il, une heure dehors, trois francs, vingt sous de retour, vingt sous de pourboire, est-ce gentil? ça fait juste dix francs que voici... à l'avantage, mon brave!
Le cocher reçut les deux pièces de cent sous et vit la vieille trottiner en traversant la route pour disparaître dans le petit sentier. Il ôta son chapeau de cuir et se gratta le front.
—Une drôle de paroissienne tout de même, pensa-t-il. Ça me fait l'effet comme si on m'avait mis dedans, quoiqu'elle m'a bien payé tout mon dû... et un joli boni pour une quasiment pauvresse. C'est égal, je vas toujours bien regarder l'endroit. J'ai idée qu'on m'en demandera des nouvelles à la préfecture.
Il fit ses remarques pour retrouver au besoin le petit sentier, tourna ses chevaux et reprit le chemin de Paris.
Saladin n'avait pas été bien loin. Au bout d'une centaine de pas, derrière l'angle d'un mur, il avait rencontré un bon gros tas de fumier carré, qui flanquait l'entrée d'un terrain, planté de betteraves. C'était, à ce qu'il paraîtrait, son affaire. Il déposa Petite-Reine sur le fumier et mit à côté d'elle le paquet contenant l'élégante petite robe, le toquet à plumes, les bottines et la crinoline, après quoi il examina les alentours avec soin.
La nuit tombait rapidement. Le lieu était désert.
Saladin revint sur ses pas jusqu'au bout du sentier pour voir si le cocher était parti. Satisfait à cet égard, il regagna son fumier, et travaillant à pleines mains, il y fit un trou d'assez grande dimension, dans lequel il mit d'abord les effets de Petite-Reine, puis sa propre robe à lui, et le fameux béguin, orné d'un voile bleu.
—Ça se trouvera, c'est sûr, pensait-il, mais quand? On ne fumera pas le champ avant l'automne, et les objets auront une drôle de mine dans six mois.
—D'ailleurs, ajouta-t-il, on ne peut pas les brûler, pas vrai? J'ai fait tout le possible.
Ayant ainsi assuré la paix de sa conscience, Saladin reboucha le trou et para le fumier de manière à enlever toute trace de son opération. Il avait repris sa forme naturelle: c'était un gamin de quatorze ans, un peu mièvre, mais leste et dur de muscles, avec une figure assez jolie, malgré ce je-ne-sais-quoi de vieillot qui distingue les adolescents de son espèce.
Il fit exprès de secouer Petite-Reine en la rechargeant sur son bras, mais Petite-Reine ne donna pas signe de vie.
—Je lui aurai fait tout de même trop peur, se dit Saladin philosophiquement. Bah! on va la réchampir à la maison. Marche!
Et il détala vers la route à longues enjambées.
Un quart d'heure après, il rejoignait le Théâtre Français et Hydraulique, bivouaquant sur la place du marché à Maisons-Alfort.
Son absence avait provoqué des sentiments divers parmi les membres de la famille Canada.
Poquet le bossu lui attribuait franchement la perte de ses trois pièces de vingt sous, le géant Cologne le soupçonnait d'avoir escamoté ses soixante-quinze centimes, et mademoiselle Freluche regrettait amèrement de lui avoir confié sa pièce de quarante sous percée: tous trois désiraient son retour.
Échalot était triste. Malgré l'égoïsme et la méchante conduite de Saladin, Échalot avait pour lui des entrailles paternelles, bien plus que son vrai père, Amédée Similor, homme de plaisirs. D'ailleurs, pour employer la formule d'Échalot: «L'enfant avalait si bien!» Pas un seul souverain, en Europe, n'avait à sa cour un avaleur de la force de l'enfant.
—Bon débarras, disait madame Canada. Tant mieux s'il a été se faire pendre ailleurs!
Similor ne partageait pas cette joie. Il avait, au milieu même de son indifférence, quelques souvenirs attendris. Saladin, excellent maraudeur, rapportait souvent des canards ou des poules, en campagne. On l'avait vu même, parfois, revenir avec un mouton.
En ces occasions, Similor se souvenait qu'il était père, pour exiger les meilleurs morceaux.
Quand Saladin fut signalé à l'horizon, Échalot dissimula sa joie pour ne pas «affronter» madame Canada, qui criait de sa grosse voix enrouée:
—On ne pourra jamais le décoller de notre établissement, cet escargot-là!
Mademoiselle Freluche, Cologne, et à leur tête Poquet, principal créancier, s'élancèrent à la rencontre du retardataire dans un but tout autre que de lui souhaiter la bienvenue.
—Mes trois francs! mes quinze sous! ma pièce percée! Saladin se présenta d'un air fier.
—Connais pas, dit-il. Tâchez de garder vos distances! Si vous êtes sages, on ne refuse pas de vous faire un petit cadeau sur les bénéfices de l'opération.
—Qu'est-ce que tu apportes, méchant sujet? demanda de loin madame Canada. Tu finiras par ternir la réputation de l'établissement.
Saladin continua d'avancer, la tête haute. Il répondit:
—Faudra quitter ce ton-là quand on me parle. Je suis un jeune homme, et sans moi, l'établissement ne vaudrait pas cher.
—Quand tu voudras nous faire l'amitié de t'en aller... commença madame Canada, prompte à se mettre en courroux.
Mais Échalot la prit par la taille—une taille que ses deux bras tendus ne pouvaient entourer—et lui dit:
—Amandine, ne casse pas les carreaux! Il a du talent comme avaleur.
—Quand je voudrai vous faire l'amitié de m'en aller, reprenait cependant Saladin, je n'aurai qu'à choisir entre tous les établissements de la capitale et des départements dont j'ai les offres de m'embaucher à prix d'or, et je ne m'attendais pas à ce qu'on m'aurait invectivé juste à l'instant où je vous apporte votre fortune.
Il arrivait sous la roue de la grande voiture.
—Il a un colis! s'écria Similor en se rapprochant vivement.
Son appétit trompé flairait des comestibles. Par-derrière, les trois victimes de Saladin radotaient.
—Mes trois francs! mes quinze sous! ma pièce percée!
Il faisait très sombre. La scène n'était éclairée que par un réverbère lointain. Saladin repoussa son père qui, toujours indiscret, voulait tâter le contenu du vieux châle et dit avec solennité:
—C'est trois sommes insignifiantes. Taisez vos becs. J'ai à parler dans le particulier à madame la directrice et à papa Échalot.
—Et je n'en suis pas? demanda Similor.
—Si fait, repartit Saladin. D'après les lois de la nature, tu dois défendre mes intérêts pécuniaires et autres. Emboîte le pas. Nous allons nous rassembler dans l'appartement de madame.
Il monta le marchepied qui donnait accès dans la maison roulante. Similor le suivit de près. On put remarquer qu'ils échangeaient quelques paroles à voix basse.
La curiosité était très vivement excitée. Échalot et madame Canada se regardaient. Poquet, dit Atlas, secoua sa grosse tête crépue qui écrasait son petit corps et grommela:
—Il va leur arracher une dent... une grosse!
—Calme-toi, Amandine, murmurait le doux Échalot à l'oreille de sa compagne. Le petit en sait long: c'est moi qui lui ai développé son intelligence.
Deux minutes après, la direction du Théâtre Français et Hydraulique, plus Similor et son fils naturel Saladin, étaient réunis en conseil dans la cabine où nous vîmes madame Canada cuisiner son fameux café noir. Le vieux châle avait passé des mains de Saladin dans celles de Similor qui avait déposé le paquet sur le lit et s'occupait d'un mystérieux travail.
De la chambre, on ne pouvait voir quelle était sa besogne, parce que le lit était une armoire et que Similor, tournant le dos au conseil, bouchait complètement l'entrée.
Saladin dit aux directeurs femelle et mâle:
—Veuillez prendre la peine de vous asseoir.
—Qu'est-ce que c'est que toutes ces manières, à la fin! s'écria madame Canada, dont tous les exordes jaillissaient ab irato. As-tu idée de nous faire poser, pierrot!
—Laissez bouillir le mouton, prononça Similor au fond de l'alcôve. J'ai cru d'abord que la minette était décédée, mais du tout. Le petit me ressemble, il n'est pas maladroit.
—Il a volé une «angorate», pensa le naïf Échalot, et il veut nous la glisser comme animal savant ou phénomène!
Saladin fit un grand geste.
—Depuis les jours de ma plus tendre enfance, commença-t-il sur un mode emphatique qui ne laissa pas d'impressionner favorablement le ménage Canada, j'ai trouvé dans ces lieux asile et protection. Mon père, nature agréable mais volage, s'occupait exclusivement de ses plaisirs; monsieur Échalot, que j'appelle papa Échalot dans l'élan de ma reconnaissance, m'a servi de mère, et même, à l'instar de la chèvre Amalthée, célèbre dans la mythologie, il m'a communiqué son sou de lait tous les matins.
—Il en sait long! il en sait long! murmura Échalot, qui déjà fondait en larmes.
Madame Canada elle-même passa le revers de sa grosse main sur ses yeux et dit:
—Sûr qu'il a le fil, c'est pas l'embarras.
—Ne te gêne pas pour me débiner, mulot! marmottait Similor tout entier à son œuvre mystérieuse. Je la pince, ça la fait frétiller. Nom de nom! c'est un mignon petit cœur!
—Par conséquence, poursuivit Saladin, les liens de la gratitude la plus sincère m'attachent à la baraque, d'autant que madame Canada cache un cœur généreux sous sa brutalité.
—De quoi! de quoi! fit la directrice.
—Ne mousse pas! insinua Échalot. Il fait l'éloge de ton fonds.
—D'autres, continua Saladin, emportés par l'inconstance de l'artiste à mon âge et les offres séduisantes de la plupart des concurrences comme premier avaleur, auraient décampé à la recherche d'émoluments plus sérieux, car il n'y a pas gras au Théâtre Français et Hydraulique.
—As-tu fini? gronda madame Canada.
—Ménage tes expressions, conseilla Échalot.
—Moi, pas! reprit Saladin avec plus d'émotion. C'est étranger à mon caractère! Loin de nourrir des pensées de vous planter là à cause de ma supériorité, je me rogne mes propres ailes pour arrêter mon essor, et pareillement, j'amuse mon imagination fertile à chercher les bagatelles et trucs qui pourraient vous être agréables en vous prouvant ma tendresse. Exemple! c'est tout chaud tout bouillant: hier au soir en vous couchant vous avez manifesté le désir d'avoir une petite bichette qui soit comme ci et comme ça pour faire son éducation à la corde raide, avec et sans balancier, en remplacement de mademoiselle Freluche, dont vous éprouvez du tort dans vos recettes par sa médiocrité...
—C'est pourtant vrai, confessa Échalot. Mais l'a-t-il dorée, sa langue!
—Alors tu écoutes à la serrure! fit madame Canada.
—Qu'ai-je fait! s'écria Saladin au lieu de répondre. Vous m'aviez donné carte blanche jusqu'à cent francs...
—À toi! comment! s'écrièrent à la fois les deux directeurs. Saladin mit la main sur son cœur.
—Comme quoi, acheva-t-il, dans l'unique but de remplir vos vœux, j'ai été trouver des parents gênés, et je leur ai acheté leur petite fille.
—Et qu'il ne s'agit pas de se dédire, les vieux! ajouta Similor qui se retourna tout à coup, élevant Petite-Reine entre ses bras. J'étais présent dans la soupente du petit quand vous avez dit cent francs. C'est cent francs que vous devez au jeune homme.
—Oh! le joli bijou! fit madame Canada à la vue de Petite-Reine toute pâle, toute interdite et regardant ce qui l'entourait avec de grands yeux étonnés. Elle ressemble à celle d'hier.
—Elle est plus jolie! enchérit Échalot. Et comment ça se fait-il que des père et mère se séparent d'un trésor pareil!
—Maman! soupira Petite-Reine avec un mouvement d'effroi. Son regard était tombé sur Saladin et d'instinct ses yeux venaient de se refermer. Similor la déposa sur les genoux de madame Canada et répéta:
—C'est cent francs!
Échalot et sa compagne voulurent encore protester, mais Similor, non moins éloquent que son fils, passa ses deux pouces dans les entournures déchirées de son gilet et parla en ces termes:
—Tuteur du jeune homme, je n'ai pas le choix, je dois défendre sa cause jusqu'à la mort! Si on veut lui faire tort de la somme qu'il a avancée sur son crédit auprès des parents malheureux, y a les sabres de l'avalage! Échalot et moi nous en avons tous les deux les brevets de prévôt, on s'alignera au champ d'honneur.
—Oh! fit le paillasse révolté, moi, verser ton sang, Amédée!
—Alors, paye!
Échalot hésitait. Madame Canada prit un grand parti.
—Ça les vaut! dit-elle en dévorant de baisers Petite-Reine. Quand on aura soldé la note du pierrot, on ne devra rien à personne, par rapport à la minette... et je suis sûre qu'elle fera de l'argent à la prochaine foire au pain d'épice.
Elle prit cent francs dans son boursicot. Similor et Saladin avancèrent la main en même temps.
—Je suis ton tuteur, dit Similor.
Ces sauvages ont un vague respect de la légalité. Ce fut dans la main de Similor que madame Canada versa l'argent.
Saladin était pâle jusqu'à paraître vert. Ses yeux ronds se fixèrent sur son père avec une expression étrange.
—Qu'est-ce que tu vas me donner là-dessus? demanda-t-il d'une voix qu'on ne lui connaissait point.
—Ma bénédiction, répondit Similor qui glissa la somme tout entière dans sa poche. Va te coucher, pierrot!
Les yeux de Saladin se baissèrent.
—C'est bien, dit-il tout bas. Faut un apprentissage à tout. Tu es le plus fort aujourd'hui, papa, mais gare à demain!
Petite-Reine s'était endormie sur les genoux de la grosse femme enchantée de son marché. Échalot la couvrait d'un bon regard.
—En voilà une, dit-il, qui sera heureuse avec nous, hé! Amandine?
—Dans du coton, quoi! répondit madame Canada. Elle a rudement de la chance.
XII
Vox audita in rama...
Quand le commissaire de police donna l'ordre d'introduire la pauvre Gloriette et les témoins, il n'avait plus rien à apprendre.
L'enquête fut courte, quoique chacun eût la bonne envie de parler longuement.
La Bergère interrompait tout le monde pour établir qu'il n'y avait point de sa faute, et qu'on lui devait un dédommagement.
Lily n'entendait guère ce qui se disait, elle parlait peu et, comme au hasard, rappelant hors de propos des détails, frivoles pour ceux qui l'écoutaient, mais qui vous auraient mis les larmes dans les yeux. Elle était fort affairée; évidemment sa raison chancelait.
Le commissaire de police ayant demandé si quelqu'un voulait se charger de la ramener chez elle, vingt personnes s'offrirent, et, en effet, on lui fit jusqu'à sa maison une nombreuse escorte, à laquelle se joignirent bientôt les voisins. Telle commère qui avait suivi l'aventure depuis le Jardin des Plantes, eut la volupté de raconter la même histoire au moins cent fois, avec des variantes.
Mais, de toutes les passions, le bavardage est la seule qui soit insatiable. L'amour se lasse, la gourmandise s'emplit: le besoin de parler ne s'assouvit jamais.
À la porte de sa maison, Lily s'arrêta et regarda avec étonnement tout ce monde qui la suivait. Elle ne dit point merci. Les groupes restèrent bien longtemps autour de sa demeure, causant toujours, et racontant, et radotant avec un plaisir acharné.
Lily avait gravi péniblement les marches de son escalier: quelqu'un la suivait, mais elle n'y prenait point garde. Elle entra chez elle sans se retourner.
Médor s'assit par terre sur le carré et s'adossa contre la porte refermée.
—Autant là qu'ailleurs, caniche, se dit-il à lui-même. Si elle a besoin, je l'entendrai.
Ceux qui restaient en bas virent Lily paraître à sa croisée et décrocher la cage où était le petit oiseau.
Elle referma ensuite ses deux fenêtres.
Elle était si pâle à ces derniers rayons du jour qui, d'ordinaire, rougissent la pâleur même, qu'on eût dit une vision. Ses grands cheveux épars tombaient sur sa robe, et ses yeux qui regardaient le ciel n'avaient plus de pensée.
—Quant à devenir folle, disait-on sur la place, c'est tout simple. Elle était fière de cette enfant-là comme on ne l'est pas. Et bien sûr qu'elle a déjà eu de gros chagrins avec le père!
—La petite Clémence de la rue Moreau qui riait toujours, rappela un chroniqueur, ne devint pas folle quand on lui eut volé, son enfant. Elle écrivit cette lettre qui fut mise dans les journaux et qui faisait pleurer, malgré l'orthographe. Après ça, elle alla se noyer.
—C'était encore une jolie fille, celle-là!
—Et son petit garçon, vous avait-il un air crâne?
—Ce fut Médor, le chien de mère Noblet, qui vit le corps dans le canal...
—La police est bonne pour empêcher le monde de passer tranquillement sur le trottoir, voilà!
C'était un peu pour cela que Médor était assis par terre contre la porte de la Gloriette. Sa mémoire n'était pas très richement meublée, mais les souvenirs qu'il avait tenaient bon.
Il ne voulait pas que Lily eût le sort de la petite Clémence, qui riait toujours avant le vol de son enfant, et dont lui, Médor, avait vu le corps dans le canal.
Pourquoi, cependant, prenait-il tant de souci?
Il appartenait très franchement à cette classe que le dédain des riches et la charité des pauvres appellent «les brutes». Faut-il chercher le mobile de sa conduite dans ces seuls mots prononcés par lui au Jardin des Plantes:
—Celle-là est aussi trop malheureuse!
Était-ce pure pitié? ou bien, car ces «brutes» ont un cœur, le pauvre diable avait-il été touché, comme beaucoup d'autres qui avaient de l'esprit, par l'exquise beauté de Lily?
Il y avait de ceci peut-être et aussi de cela et encore autre chose.
Lily ne s'en souvenait sans doute plus elle-même. Au commencement de son séjour dans la maison, un matin qu'elle sortait avec Justine dans ses bras, car celle-ci ne marchait pas encore, elle avait vu passer, venant du quai de la Râpée, un convoi—le convoi du pauvre—en tout semblable à l'estampe justement célèbre qui porte ce titre.
Seulement, au lieu du chien c'était Médor qui suivait la voiture noire des indigents, emportant la dépouille d'une vieille femme.
Lily avait accompagné Médor jusqu'au Père-Lachaise.
Et Médor ne l'avait point remerciée.
C'est tout, cette fois. Pour Médor, il n'y avait vraiment pas héroïsme à dormir sur les tuiles d'un palier. Ce n'était que le début: il comptait faire mieux à l'occasion.
Il entendit les deux croisées se fermer, puis il lui sembla que Lily, subitement affairée, allait et venait dans sa chambre avec une étrange vivacité.
Il y a d'autres moyens que la rivière; Médor eut peur, il mit son œil à la serrure.
Et sa peur augmenta. Il vit la Gloriette qui versait du charbon dans son réchaud, vite, vite, et qui allumait le feu en soufflant de toutes ses forces.
C'est surtout dans ces quartiers, là-bas, que tout le monde, même les brutes, connaît l'emploi du charbon, avec les fenêtres closes, dans les chambres où il n'y a pas de cheminée.
Mais la porte était mince et la Gloriette se mit à parler.
—Ah çà! dit-elle de sa voix claire et douce, et le souper! Il est plus que l'heure! Après la promenade, on a grand-faim...
Et elle soufflait tant qu'elle pouvait. Médor secoua sa grosse tête, pensant:
—Ce n'est pas pour elle, le souper!
En effet, la Gloriette s'arrêta tout d'un coup de souffler. Elle poussa un cri bref, mit ses deux mains sur sa poitrine à la place du cœur et se redressa violemment.
Elle resta ainsi immobile, l'œil agrandi, les cheveux agités.
Elle laissa le réchaud qui s'éteignit.
La nuit venait. C'était à peu près l'heure où Saladin congédiait son fiacre sur la route de Maisons-Alfort.
Lily ne parla plus. Elle s'assit sur le pied de son lit, la tête inclinée. Ses cheveux inondèrent son visage.
Médor reprit sa première place en poussant un gros soupir.
Il se passa du temps. Le palier était tout noir quand Médor entendit le frottement d'une allumette chimique. La bougie s'alluma dans la chambre de la Gloriette.
—Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! dit par trois fois une voix désolée que Médor n'aurait point reconnue. C'est vrai, c'est vrai, c'est vrai!
Puis il y eut des sanglots déchirants et profonds comme l'agonie d'un cœur.
C'était la crise.
Toute brute qu'il était, Médor sentait bien cela.
Il se souleva sur le coude, et sa poitrine haleta comme celle d'un pauvre chien fatigué qui tire la langue.
Il écoutait de toutes ses oreilles.
—Elle était là, ce matin, disait Lily. Je l'ai quittée sur la place et quelque chose m'a serré le cœur; mais n'avais-je pas le cœur serré chaque fois que je la quittais? Et je riais en la retrouvant. Que craindre? Ah! je reconnaîtrai bien l'endroit où j'ai eu son dernier baiser! Elle me suivait du regard: savait-elle en mettant ses doigts sur sa bouche pour m'envoyer l'adieu que tout était fini... tout! tout! Elle n'a plus sa mère! à cet âge-là! plus de mère! moi qui avais si grand-peur de mourir!
Sa voix chevrotait et faiblissait.
—Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! dit-elle encore; c'est vrai! Je ne l'ai plus! je ne l'aurai plus jamais! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni! que votre règne arrive, que votre volonté soit faite... Oh! ce n'est pas votre volonté, cela! non, non, mon Dieu! pourquoi voudriez-vous faire un si horrible mal! Vous me l'aviez donnée, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu! que votre volonté soit faite sur la terre comme aux cieux... Ah! si nous étions mortes toutes deux, mortes ensemble. Vous qui êtes si bon, mon Dieu, prenez-nous, mais que je l'aie dans mes bras à l'heure de mourir!
Elle se mit sur ses pieds brusquement et saisit la lumière pour aller vers le berceau dont une sorte d'instinct l'avait jusqu'alors éloignée: le berceau était tel qu'on l'avait laissé le matin; les draps restaient fripés et le petit serre-tête de Justine était demi-caché par les lilas, cadeau de la bonne laitière.
Les lilas avaient déjà leurs fleurs et leurs feuilles fanées.
La poitrine de la Gloriette rendit un râle.
Au-dehors, Médor s'agenouilla, écoutant la voix de plus en plus changée qui disait:
—Plus jamais! mon petit cœur! mon amour chéri! Justine! Est-ce possible, tout cela! Tu étais là! je vois la forme de ton corps... et tu me souriais derrière ces fleurs, si jolie! oh! si jolie!
Elle se pencha pour baiser avec fièvre l'oreiller, le bonnet, les fleurs flétries, tout ce que Petite-Reine avait touché. Ses yeux brûlaient et n'avaient plus de larmes.
Ses narines se gonflaient, cherchant l'émanation adorée...
Puis elle tomba sur ses genoux et rapprocha le flambeau du sol.
Il y avait là deux traces de petits pieds nus sur la poudre du carreau.
Lily contempla ces empreintes, plongée qu'elle était dans une navrante extase. Elle lâcha le flambeau pour mettre ses deux mains à terre, elle se coucha à plat ventre, et les deux traces furent effacées à force de baisers.
—Ayez pitié, mon Dieu! je ne vous ai rien fait! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni, que votre règne arrive...
Et de l'autre côté de la porte, Médor, pauvre créature, balbutiait aussi! les paroles du Pater Noster.
Dieu devait entendre, pourtant!
Lily fit un vœu, elle en fit dix, promettant des choses folles et si touchantes que le bienfait des pleurs lui revint.
Elle s'affaissa, ivre de larmes, dans une sorte de repos, mais cherchant encore avec l'entêtement de toutes les ivresses à achever la prière commencée.
—Si je pouvais prier, se disait-elle, prier bien! Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. Mon Dieu! où est-elle? et que lui répond-on quand elle dit en pleurant: «Petite mère! petite mère!...» Pardonnez-nous nos offenses, comme vous pardonnez à ceux qui nous ont offensés. Elle n'avait offensé personne, mon Dieu! et souvenez-vous! tout son pauvre petit argent était pour les pauvres.
—Elle est plus calme, pensait Médor.
Mais il tressaillit de la tête aux pieds au son d'une voix qui lui sembla autre et qui éclata comme une imprécation, criant dans le silence:
—C'est lâche! c'est cruel! c'est barbare! Pourquoi ne pas écraser d'un coup, d'un seul coup, Dieu! Dieu fort! je suis faible; je ne peux pas me défendre, ni la défendre. Une femme! une enfant! oh! c'est cruel! cruel! Je veux l'enfer, que je n'ai pas mérité. Je veux te punir par mon injuste souffrance, Dieu aveugle! Dieu sourd!
La voix se brisa, et ce furent des gémissements inarticulés. Puis quelque chose de doux comme un chant:
—Pardon! je sais bien que vous me pardonnez, Dieu de bonté, Dieu de miséricorde! Je souffre trop, vous voyez cela, et punirez-vous la pauvre innocente de mon blasphème! Je suis folle, mais je suis à genoux, les mains jointes, les yeux en pleurs; je prie! je prie! donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien... pardonnez-nous.... ne nous induisez point en tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.
Elle se traîna, toujours agenouillée, jusqu'au crucifix qui était dans la ruelle de son lit. Au-dessus du crucifix il y avait une image de la Vierge.
Elle tendit ses deux mains tremblantes.
—Sainte Vierge, reprit-elle, ranimée et belle jusqu'au sublime dans l'ardeur de sa passion maternelle, Sainte Vierge, vous êtes mère. Dites à Dieu de me pardonner. Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni. Ah! vous me souriez, bonne Vierge, et l'enfant Jésus me sourit dans vos bras. Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort. Ainsi soit-il.
Ce dernier mot fut coupé par un cri d'allégresse.
La Gloriette s'était dressée comme un ressort. Elle rejeta en arrière les boucles de ses cheveux et toute sa merveilleuse beauté rayonna l'espoir qui venait d'envahir son âme.
—C'est vous! c'est vous! dit-elle en portant ses lèvres jusqu'aux pieds de la Vierge, c'est vous qui m'inspirez cela, sainte Marie adorée! merci! merci! J'avais oublié, moi qui n'ai plus ni mémoire ni pensée. La marque! n'est-ce pas un miracle du bon Dieu cette cerise qu'elle porte à la poitrine? Et je ne l'ai pas dit! et vous me l'avez rappelé! Je vais courir, Sainte Vierge, je vais réparer mon oubli, et ma Justine sera retrouvée!
Sans prendre son chapeau ni mettre son châle sur ses épaules, elle ouvrit la porte si brusquement que Médor eut à peine le temps de se jeter de côté. Lily passa sans le voir et descendit l'escalier en se tenant à la rampe.
Médor descendit après elle.
Dans cette pauvre maison, il n'y avait point de concierge: ils purent sortir tous les deux sans éveiller l'attention de personne.
Le temps avait marché. Il était onze heures du soir environ. Lily trouva sa route jusqu'à la maison de police. Elle allait d'un pas léger, presque joyeux. La servante qui gardait le bureau vint lui répondre, à travers un guichet, que monsieur le commissaire était au théâtre.
Il n'y a, certes, point de mal à cela, d'autant que les théâtres ont des loges spéciales pour la surveillance, mais rien n'est parfait, et je vous engage à n'avoir jamais besoin du commissaire après la nuit tombée.
Lily ne pouvait comprendre que le monde entier ne fût pas à sa disposition pour retrouver son cher trésor perdu. Quand la servante lui dit de revenir le lendemain, elle s'éloigna révoltée.
Toute une nuit! En une nuit, un enfant peut être emporté si loin que la police elle-même n'a plus le bras assez long pour le joindre. Et qui sait ce qui peut nous arriver en une nuit? Les médecins vont la nuit au secours des malades; on vend du vin la nuit, on soupe, on danse, on vole, on joue, et les gardiens en uniforme veillent; mais tout ce qui est «administration», commis ou fonctionnaire, ferme boutique la nuit et dort.
Lily parla aux sergents de ville, qui furent bons pour elle, car ils savaient déjà son histoire. On lui rendit compte de l'expédition faite en foire: la place du Trône avait été régulièrement «épluchée», mais sans résultat aucun.
—Et que va-t-on faire, à présent? demanda Lily.
Les sergents de ville ne sont pas institués pour savoir. Ils répondirent par cette fameuse phrase qui est le fond de la langue administrative et qui berce chez nous, du matin jusqu'au soir, dans des milliers de bureaux, des milliers d'intérêts:
—ON VA PRENDRE DES MESURES.
Phrase immense! qui permet à quatre Français sur dix de recevoir des appointements gras ou maigres.
La Gloriette ne connaissait pas bien tout l'étonnant mérite de cette phrase, cependant elle se dit, comme le moissonneur de la fable:
—J'aurai plus tôt fait d'agir par moi-même.
Cela est bien vrai, en principe, mais chercher dans Paris, la nuit, une fillette perdue! Pauvre Lily!
Il y a des entreprises, folles au premier chef, qui, du moins, sont un soulagement par l'occupation qu'elles donnent au corps et à la pensée. Lily se mit à marcher activement, revenant sur ses pas vers la Seine et travaillant mentalement.
Comme elle traversait le pont d'Austerlitz, Médor se rapprocha d'elle, parce qu'il craignait un malheur.
Jusqu'à ce moment Lily n'avait point vu qu'elle était suivie. Elle reconnut le pauvre bon garçon et lui dit:
—C'est encore vous?
—Ça n'est pas pour vous gêner, répondit Médor; mais on peut avoir besoin, pas vrai?
Il essayait de sourire. Lily se mit à marcher.
—Oui, dit-elle en se rapprochant brusquement du parapet, j'aurai besoin de tout le monde.
Elle se pencha au-dessus de l'eau; Médor la saisit à bras-le-corps. Elle ne se défendit point et releva sur lui son regard angélique.
—Si je me tuais, murmura-t-elle, qui la chercherait? qui la trouverait? qui serait sa mère?
«Non, non, reprit-elle en marchant plus vite, si je la voyais morte, je ne dis pas... mais elle n'est pas morte.
—Ça, c'est juste! approuva Médor de tout son cœur. Pourquoi l'auraient-ils tuée? Et puis, si elle était morte, je le sentirais bien au fond de moi.
Elle traversa d'un pas délibéré la place Valhubert et s'en alla tout droit à la grande grille du Jardin des Plantes, qu'elle s'étonna de trouver fermée.
—Il faut pourtant bien que j'entre, se dit-elle; comment entrer? Elle frappa à la grille comme à une porte et le fer rendit à peine un son sous son doigt.
Médor dit:
—Il n'y a personne; le concierge est couché, on n'entre pas.
—Ah! fit la Gloriette, et si elle est là, pourtant? car on n'a pas cherché partout, on n'a pas cherché du tout!
—C'est vrai, murmura Médor.
—Dans ma chambre, tout à l'heure, reprit Gloriette, j'avais un rêve; je la voyais couchée et dormant sous un grand buisson tout en fleur. Je sais où est le buisson. Oh! je voudrais tant y aller voir!
—Dame! fit Médor, les rêves, c'est quelquefois des avertissements.
Lily frissonna.
—Et les bêtes! s'écria-t-elle, les lions, les tigres...
—Quant à ça, interrompit le bon garçon, les animaux restent dans leurs cages.
Mais Lily continuait, emportée par la fièvre qui la tenait:
—Et les serpents! elle a si grand-peur des serpents! Et les ours. Si elle allait tomber dans la fosse aux ours!
Médor se grattait l'oreille tant qu'il pouvait. Lily prit sa course à toutes jambes, suivant la grille qui longe le quai.
—Il y a d'autres portes, dit-elle, je veux entrer, j'entrerai!
Puis une pensée l'arrêta; elle rebroussa chemin toujours courant, et gagna la rue Buffon en faisant tout le tour des grilles.
Il y avait un beau ciel étoile, où la lune à son second quartier nageait dans l'azur sans nuages. Sous l'ombre des tilleuls, de rares échappées de lumière pénétraient, tigrant le sol noir de taches blanches capricieusement dessinées.
—C'est ici! ah! c'est ici! s'écria la Gloriette en secouant la grille avant tant de force que les hampes oscillèrent sous sa main, délicate comme la main d'un enfant. Voilà l'endroit où les petits jouaient. Elle ne peut pas être loin, allez, c'est certain. Dites! dites! comment voulez-vous qu'elle soit bien loin?
—Dame! fit pour la seconde fois Médor.
Son oreille saignait, tant il la tourmentait.
—Est-ce qu'il n'y avait pas trop de monde? continuait Lily avec exaltation et volubilité. On ne pouvait pas voir derrière chaque arbre. Elle est là quelque part; j'en suis sûre, sûre! Elle aura mis sa tête sur son petit bras, comme elle faisait toujours dans son berceau, et si vous saviez combien j'ai passé d'heures à la regarder dormir! les belles, les chères heures! Le bon petit sourire! Les longs cils plus doux que de la soie! Et ses cheveux blonds qui s'échappaient du serre-tête pour boucler sur l'oreiller! Et sa petite haleine tranquille! Et ses lèvres: deux fleurs unies que je baisais si doucement pour ne pas l'éveiller! Vous pleurez! pourquoi pleurez-vous? Est-ce que vous la croyez morte?
Médor se fourrait les poings dans les yeux.
Lily haletante et se pendant à la grille poursuivait:
—Moi je vous dis qu'elle n'est pas morte! Elle fut une fois bien malade, il y eut un instant où le médecin me dit: j'ai peur. Mais moi, je regardai tout au fond de mon âme et j'espérai. Je la retirai de son lit, je la pris dans mes bras et je collai son petit cœur contre le mien, en pensant: il faut que toute ma vie aille en elle, toute la chaleur de mon sang, tout ce que j'ai! C'était à Dieu que je disais cela, et c'était une si ardente prière! Elle était froide, je la sentis se réchauffer petit à petit. Elle s'endormit sur mon sein où je la gardai douze heures... Écoutez! n'a-t-elle pas appelé?
Elle se fit mal en essayant de passer sa tête entre les barreaux, mais elle ne sentait pas son mal.
Médor, obéissant, écouta de toutes ses oreilles. Il n'entendit rien.
Mais Lily entendait. Une petite voix suave comme un chant venait à elle et lui pénétrait l'âme. La petite voix disait:
—Maman, maman chérie, ne me vois-tu pas? Je suis là; viens me chercher!
Lily répéta ces paroles une à une et Médor finit par entendre. Et Lily regarda tant qu'elle finit par voir.
—Là, dit-elle d'une voix brève et saccadée, au pied de l'arbre! Sa tête est renversée dans ses cheveux blonds, et ce point plus blanc, c'est sa toque... et sa robe... Ah! je vois tout, jusqu'à ses jambes bien-aimées et ses bottines qui brillent Là... je vous dis là... là...
Son doigt tendu convulsivement tremblait. Médor écarquillait ses pauvres yeux.
—Alors, cria la Gloriette frappant du pied avec colère, vous ne voulez pas voir!
—Eh bien, si! dit Médor avec sa crédulité sublime, je veux voir... et je vois! parole d'honneur!
La Gloriette poussa un long cri de joie et se lança contre la grille pour la briser.
Médor sauta sur la murette, saisit deux hampes et se hissa à la force des poignets. Il était robuste, il put arriver au sommet de la grille et redescendre de l'autre côté. Lily suivait ce travail, haletante et balbutiait des paroles inarticulées.
Quand Médor sauta sur le sol du jardin, elle lui envoya des baisers, pleurant, riant tout ensemble et disant:
—Ah! ah! Dieu vous récompensera. Vous êtes heureux, vous! vous allez l'embrasser le premier!
XIII
Le berceau
Quinze jours s'étaient écoulés, quinze misérables jours de tristesse morne et d'angoisse.
Cette nuit où la Gloriette avait vu Petite-Reine, couchée sous un arbre, aux rayons de la lune dans le bosquet du Jardin des Plantes, Médor l'avait rapportée chez elle évanouie.
Le bon garçon, en effet, avait trouvé au pied de l'arbre un petit tas de feuilles sèches qu'il aurait dû connaître, car c'était le troupeau de mère Noblet qui l'avait amassé. Lily l'attendait de l'autre côté de la grille, Lily ne doutait même pas du témoignage de ses sens égarés, elle était ivre de joie.
Elle tomba comme morte quand Médor, au lieu de revenir avec l'enfant dans ses bras, poussa du pied les feuilles sèches qui bruirent et se dispersèrent sous le rayon de lune menteur.
Elle tomba sans pousser même un cri. Ce dernier espoir perdu lui avait brisé le cœur. Médor vint la rejoindre et, franchissant de nouveau la grille, il la souleva; elle s'éveilla dans son lit, après un long évanouissement.
Médor était assis près d'elle.
Depuis ce moment-là, Médor ne l'avait point quittée. La Gloriette s'était accoutumée à le voir. Il la servait. Sans lui, elle n'aurait pas mangé. Il s'était arrangé un lit de paille dans le bûcher. Il dormait là si légèrement que le moindre soupir de la malade le mettait debout.
J'ai dit la malade, faute d'un autre mot. À proprement parler, Lily n'avait point de maladie, sinon la plus cruelle de toutes: le chagrin, la torture plutôt, qui ne lui donnait point de trêve et qui la minait comme un poison mortel.
Le premier jour, elle avait écrit une lettre de quelques lignes et ce travail l'avait laissée dans un état d'épuisement.
Le second jour, elle mit l'adresse: «À monsieur Justin de Vibray, au château de Monceaux, en Bléré, près Tours.»
Médor avait porté la lettre à la poste.
Le troisième jour, elle vida le chiffonnier mignon qui servait d'armoire à Petite-Reine et en disposa le contenu sur le berceau. Ce fut dès lors une besogne sans fin, comparable à l'agitation que se donnent les enfants pour ranger leur ménage imaginaire.
Tout ce qui appartenait à Petite-Reine, tout ce qu'elle avait touché, les objets de sa toilette, ses jouets, ses pauvres jouets surtout, passés à l'état de relique sacrées, furent étagés sur le berceau qui devint un autel.
Au fond du berceau, entre les rideaux, Lily suspendit ce portrait photographié où elle semblait tenir une ombre dans ses bras.
Et c'était un symbole navrant, ce portrait de jeune mère qui berçait un nuage.
Lily le regardait parfois pendant des heures entières, cherchant parmi cette brume des lignes, des traits, une image.
Et l'image venait à force d'être appelée: Lily revoyait Petite-Reine, hélas! comme elle l'avait vue aux lueurs de la lune sous le bosquet du Jardin des Plantes.
C'était un jeu terrible et charmant qui tuait la pauvre Gloriette, mais qui lui donnait de si doux rêves!
Quand elle avait fini de contempler sa chimère, elle baisait le portrait et croisait sur ses genoux ses deux mains, qui n'avaient plus de forces.
Puis, comme si elle se fût reproché sa paresse, elle se levait, n'ayant plus le poids d'un enfant, mais trop lourde encore pour la faiblesse chancelante de ses jambes; elle s'agitait, elle rangeait, non point sa chambre, mais le berceau, l'autel—toujours!
Une fois, la laitière vint, la pauvre bonne femme. La Gloriette lui montra le bouquet de lilas desséché. Elles ne se parlèrent point. La laitière dit en bas parmi les larmes qui l'étouffaient:
—Ça fait l'effet d'un petit enfant qui souffre pour mourir. Elle est redevenue un petit enfant, et si jolie avec ça, et si douce! ça fend le cœur!
On chercherait longtemps avant de trouver une parole qui puisse exprimer davantage.
Lily était un petit enfant.
Sans cela elle n'aurait pas pu supporter une heure de ce poignant martyre.
Elle pensait peu, en dehors de ce culte puéril et admirable rendu au berceau de Justine.
Elle ne sortait point. L'idée de chercher ne lui venait plus. Il ne faut pas dire qu'elle eût perdu tout espoir pourtant; l'espoir ne meurt jamais dans le cœur d'une mère; mais elle ne s'efforçait plus, elle espérait comme on rêve. C'était un petit enfant, un pauvre petit enfant.
Médor travaillait pour elle; entre eux deux il y avait un accord tacite: Lily ne s'étonnait plus de le voir dans sa chambre. Elle ne s'était jamais demandé pourquoi cet homme la servait.
Médor tenait tout en ordre; il balayait, il allait acheter la nourriture. On vivait avec l'argent du voile brodé. Cela pouvait durer longtemps; Lily mangeait moins qu'un oiseau et Médor était fait au pain sec.
Il sortait chaque matin et chaque soir; il allait aux renseignements, il cherchait. Une chose certaine, c'est que la vieille femme au voile bleu eût passé un méchant quart d'heure s'il l'avait rencontrée sur son chemin.
C'était celle-là qu'il guettait. Il avait son signalement dans la tête, il se croyait sûr de la reconnaître sous n'importe quel déguisement.
Et il se disait sans ambages ni circonlocutions:
—Je lui serrerai le cou jusqu'à ce qu'elle ait avoué où elle a mis la petiote, et par après je l'étranglerai.
Il eût fait comme il le disait, avec plaisir.
On le connaissait désormais au bureau de police, et on le redoutait. Les recherches, en effet, conduites d'abord avec beaucoup de zèle et activées par des promesses de primes étaient restées sans résultat. On n'avait pas découvert la moindre piste depuis l'expédition de la place du Trône, menée par Rioux et Picard; or, dans ces sortes de battues, chaque heure qui passe donne une sécurité au gibier et diminue les chances de la meute.
Il y avait pourtant une chose qui donnait à penser. Rioux, le plus ardent des deux agents, au début des poursuites, s'était arrêté tout à coup.
Il parlait de fatigue, de dégoût et ne cachait pas son intention de quitter sous peu le service de la Sûreté. C'était Rioux qui était chargé de rendre compte des recherches à monsieur le duc de Chaves.
Médor était sévère vis-à-vis de ces messieurs du bureau; lui, si timide, il parlait haut, et on le laissait dire, quoiqu'il eût, au plus triste degré, la tournure et le costume de ceux à qui on ferme volontiers la bouche; mais l'affaire de Petite-Reine faisait du bruit dans Paris, et ces messieurs n'étaient pas fiers.
Il était fort rare que Médor vînt rapporter à la Gloriette ses démarches inutiles. Il rentrait toujours d'un air riant et ne parlait que si on l'interrogeait.
On ne l'interrogeait pas souvent. La Gloriette causait peu des choses présentes.
Quand elle parlait, c'était pour égrener tout le chapelet de ses souvenirs.
Elle ne tarissait pas alors, racontant le sommeil de Justine, son réveil, ses sourires, disant comme on l'aimait et comme on l'admirait, décrivant ses succès dans le cercle où l'on saute à la corde, répétant ses reparties enfantines, ses naïvetés, ses finesses, ses caprices, ses méchancetés mignonnes, et les élans de son petit cœur. C'était comme une litanie d'amour où la pauvre âme blessée épanchait son tourment.
Médor écoutait religieusement ce radotage enfantin qu'il avait déjà entendu tant de fois, et, tout en faisant son ouvrage, il donnait la réplique juste comme il le fallait, rappelant au besoin quelque cher détail que la mère elle-même oubliait.
Dans le monde entier, la bonté de Dieu n'aurait pas pu choisir un oreiller plus neutre et plus doux pour reposer la tête endolorie de la Gloriette.
Était-elle reconnaissante? Elle était bonne, mais on ne saurait dire si elle avait conscience du soulagement que lui apportait ce dévouement inespéré. Elle vivait en elle-même, ou mieux elle végétait, absorbée et engourdie.
Quoi qu'il en fût, Médor ne lui demandait rien de plus; on le laissait se dévouer. Sans éclaircir la question plus que Lily, il allait son chemin, reconnaissant et content.
Une circonstance, cependant, préoccupait Lily en dehors de ses adorés souvenirs, c'était la lettre écrite et envoyée le surlendemain de la catastrophe. Elle avait dit, en mettant l'adresse que nous avons transcrite:
—Pour avoir la réponse, il faut trois jours.
Le troisième jour, vers le soir, elle avait attendu le facteur, le lendemain aussi; le soir qui suivit, elle avait secoué sa blonde tête si douloureusement pâlie en murmurant:
—Tout est fini! bien fini!
Et depuis lors, pourtant, chaque fois que venait le soir elle paraissait inquiète; elle écoutait; si un bruit de pas venait de l'escalier, elle attendait.
Le dernier jour de la seconde semaine, quand Médor revint de ses courses, il la trouva occupée, selon l'habitude, à faire et défaire l'arrangement de ses bien-aimées reliques.
Elle semblait plus gaie; une nuance rose animait l'ivoire de sa joue; en montant l'escalier, Médor l'entendit, qui chantait tout bas une petite chanson qu'elle avait apprise naguère à Justine.
C'était tout à fait la voix d'un enfant. On eût dit qu'elle essayait de se tromper elle-même et d'écouter encore une fois le chant argentin de l'absente.
Au moment où Médor entra, elle se tut et demanda:
—N'avez-vous rien appris de nouveau?
Médor fut étonné; il y avait plus d'une semaine qu'elle n'avait interrogé.
—Tout va bien, répondit-il, on cherche, on trouvera.
Lily lui tendit la main; c'était la première fois. On aurait pu voir le cœur du pauvre garçon battre sous sa veste.
—Vous l'aimiez bien, dit-elle. C'est pour elle que vous avez pitié de moi.
—C'est pour elle et pour vous, reprit Médor vivement.
Mais il s'interrompit pour ajouter:
—Oui, c'est vrai, je l'aimais bien, c'est pour elle.
Ce fut tout. La Gloriette reprit son ouvrage.
Au bout de quelques instants, elle revint à Médor qui s'était assis près de la porte et qui songeait. Elle tenait à la main deux bijoux de petits souliers.
—J'ai retrouvé cela, dit-elle toute joyeuse, je les lui avais mis pour son baptême.
Et elle raconta le baptême avec cette volubilité qu'elle avait chaque fois qu'elle parlait de Petite-Reine.
—Son père était si heureux ce jour-là! soupira-t-elle en finissant.
Elle n'avait jamais parlé du père de Petite-Reine, quoique Médor eût bien deviné que c'était l'homme qui demeurait au château de Monceaux, en Bléré, par Tours. Il resta muet, Lily continua:
—Il est peut-être mort, puisqu'il ne me répond pas. Il avait bon cœur et il adorait l'enfant.
—Il est peut-être aussi en voyage, suggéra l'excellent Médor, qui s'étonna d'éprouver une certaine répugnance à plaider la cause du père de Petite-Reine.
—Ou bien ma lettre était mal faite, pensa tout haut la Gloriette. Je n'ai pas pu en écrire bien long, ma main tremblait trop. Je cherche à me souvenir.
Elle pressa son front entre ses doigts.
—Oui, reprit-elle, c'est cela, je lui ai dit: «Mon cher Justin, notre petite est perdue, on me l'a volée, viens à mon secours.» Est-ce assez?
—Ah! fit Médor, si j'avais été au bout du monde, moi, ou sur le lit de mon agonie...
Il n'acheva pas. La Gloriette continua en se parlant à elle-même.
—Non, ce n'est pas assez; j'aurais dû ajouter: «Ce n'est pas pour vous retenir près de moi. Dès que vous m'aurez aidée à retrouver l'enfant, vous serez libre.»
—L'aimez-vous bien? balbutia Médor malgré lui.
Lily le regarda.
—Je ne sais pas, répondit-elle. C'est son père.
Elle baisa les petits souliers et leur chercha une place sur l'autel. Puis elle dit encore:
—On doit parler d'elle au Jardin des Plantes, bien sûr. Je pensais cette nuit: mère Noblet va tous les jours dans le bosquet avec ses petits; c'est à elle qu'on doit dire tout ce qu'on apprend, tout ce qu'on sait, tout ce qui court... Si vous alliez causer avec mère Noblet?
Médor était déjà debout. Il mit sa casquette, passa la porte et descendit l'escalier quatre à quatre.
—Quoique, reprit Lily dont les yeux s'éteignirent, mère Noblet est une bonne vieille, elle n'aurait pas attendu; si elle savait quelque chose, elle serait venue me voir...
—Quinze jours! s'interrompit-elle. Mon Dieu! mon Dieu! quinze jours que je ne l'ai plus!
Elle se laissa tomber sur une chaise, auprès du berceau et resta immobile, les mains jointes sur ses genoux.
Elle était merveilleusement belle avec la pâleur presque transparente de ses joues, encadrées dans le splendide désordre de ses cheveux. Le jeûne involontaire avait agrandi ses grands yeux. Il y avait je ne sais quoi d'attendrissant et de charmant dans la désolation même de son sourire. Elle avait ce rayonnement de suave douleur qui fait adorer la Mère des larmes.
Elle demeura ainsi longtemps, muette et perdue dans ce rêve, toujours le même, qui ressuscitait les joies mélancoliques de son passé. Le jour allait baissant. Des pas se firent entendre dans l'escalier.
—Déjà! dit-elle, en pensant que c'était Médor.
Mais à peine eut-elle prononcé ce mot que son cou gracieux se tendit en avant, tandis qu'un peu de sang montait à ses joues. Ses yeux s'ouvrirent tout larges.
—Ce n'est pas Médor! murmura-t-elle. Si c'était...
Le nom de Justin vint jusqu'à ses lèvres, épanouies par cette joie, vive entre toutes: la venue d'un bien qu'on n'espérait plus.
Elle se leva électrisée par un espoir si grand qu'il valait presque une certitude. C'était Justin, et avec Justin, Petite-Reine serait bien vite retrouvée!
On frappa.
—Entrez! On entra.
La Gloriette retomba, brisée, sur son siège.
Ce n'était pas Justin.
La Gloriette reconnut dans le nouvel arrivant l'homme au teint bronzé, à la barbe et aux cheveux noirs comme du charbon, qui s'était trouvé plus d'une fois sur son passage quinze jours auparavant, qui s'était assis non loin d'elle au théâtre de la foire—et que Médor avait pris au collet, dans le bosquet, en l'accusant d'avoir parlé à la voleuse d'enfants.
Elle avait eu vaguement frayeur de cet homme autrefois, mais maintenant que pouvait-elle craindre?
L'étranger fit quelques pas à l'intérieur de la chambre et salua avec respect. Il y avait de la noblesse dans son maintien, mais il y avait surtout un extrême embarras.
À la rigueur, la sombre beauté de son visage aurait pu appartenir à don Juan, mais il n'en était pas ainsi de ses façons, qui trahissaient une timidité de sauvage ou d'enfant.
Il baissa les yeux sous le regard de Lily et lui tendit sa carte, exactement comme il avait fait au commissaire de police.
Lily jeta les yeux sur la carte qui portait: «Hernan-Maria Gerès da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé extraordinaire de S. M. l'empereur du Brésil.»
—Que voulez-vous? demanda-t-elle avec le calme fatigué des grandes douleurs.
—Je vous aime, répondit le duc d'une voix très basse.
La carte glissa entre les doigts de Lily et tomba à terre. Elle tourna la tête.
Cet homme, avec ses grands titres et son amour, était pour elle néant.
Il ne l'avait point blessée en lui disant: «Je vous aime»; elle n'avait point conscience de l'audace craintive de ce duc, ni du ridicule qui se mêlait au côté bizarre et dramatique de cette scène.
Elle n'avait conscience de rien.
Le duc rougit sous le bronze de son teint. Peut-être qu'il avait honte.
—Je vous aime, reprit-il pourtant, parlant avec effort et cherchant les mots de notre langue qui lui était rebelle; je vous aime passionnément, douloureusement. Je donnerais une portion de mon sang pour ne pas vous aimer.
Lily n'écoutait pas. Elle se disait:
—J'ai cru que c'était lui. C'est le dernier espoir trompé. Voici douze jours que Justin a ma lettre. Il ne reviendra jamais.
Elle se tourna tout à coup vers le duc et le regarda hardiment:
—Etes-vous riche? fit-elle.
—Je suis très riche, très riche!
—Très riche, répéta Lily qui déjà reprenait à se parler à elle-même. Si j'étais riche, je leur dirais à tous: celui qui retrouvera Justine aura ma fortune!
—Je puis le dire si vous voulez, prononça gravement le duc.
—Pourquoi m'aimez-vous? interrogea Lily comme au hasard.
Il fléchit un genou, mais un geste impérieux de la jeune femme le releva tout interdit.
—Attendez! dit-elle. Connaissiez-vous la voleuse d'enfants?
—Non, répliqua le duc, je ne connaissais que l'enfant.
—La reconnaîtriez-vous, la voleuse?
—Oui, certes.
—Asseyez-vous là, près de moi.
Le duc obéit. Il ne se méprenait pas, car son front se chargea de tristesse.
Lily essayait de réfléchir et de raisonner.
—J'ai cru que c'était vous, murmura-t-elle au bout d'un instant, vous qui l'aviez enlevée.
—C'eût été moi, répondit le duc, si la pensée m'était venue que je vous aurais amenée à moi en vous prenant votre enfant.
Lily frissonna, mais elle sourit.
—Et vous ne l'avez plus jamais revue, dit-elle encore, la voleuse d'enfants?
—Jamais. J'ai fait ce que j'ai pu, pourtant. Depuis deux semaines, il ne s'est pas écoulé un seul jour sans que j'aie stimulé par de l'argent ou par des promesses ceux qui ont charge de rechercher les criminels.
Il disait vrai, la Gloriette vit cela dans ses yeux. Elle lui tendit la main. Le duc la porta à ses lèvres.
—Pourquoi m'aimez-vous ainsi? demanda-t-elle une seconde fois.
—Je ne sais, repartit le duc, dont la voix tremblait. Je vous ai vue, voilà tout; vous teniez votre petite par la main. Il y a peut-être des femmes aussi belles que vous, je ne les ai pas rencontrées. Je descendis de voiture et je vous suivis jusqu'à votre maison. Depuis lors je n'ai pas eu d'autre pensée que vous.
Lily murmura:
—Vous m'aimez comme j'aime Petite-Reine.
—Et j'aimerais Petite-Reine comme vous, prononça tout bas le duc.
Sa voix était véritablement douce et bonne. Lily songeait laborieusement.
—Et..., fit-elle encore en hésitant, vous n'avez rien découvert? Elle n'osa pas regarder le duc en lui adressant cette question, dont elle devinait l'inutilité. Si elle l'eût regardé, elle aurait remarqué un trouble dans ses yeux qui se baissèrent.
—Si fait, répondit-il en affermissant sa voix, j'ai découvert quelque chose.
Lily appuya ses deux mains sur son cœur et n'interrogea plus. Elle attendait, retenant son souffle pour ne pas perdre une parole.
—Écoutez-moi, dit le duc de Chaves résolument, je vais plaider ma cause et la vôtre. Nos deux bonheurs n'en feront qu'un, il le faut, sinon ils se changeront en deux malheurs. Je ne sais pas qui vous êtes, ni votre passé; peu m'importe, j'ai de la richesse et de la noblesse pour deux; je ne veux de vous que votre avenir. Quand j'ai commencé ma recherche, je comptais venir à vous avec votre chérie dans mes bras et vous dire: «La voici, je vous la rends, payez-moi en consentant à devenir la duchesse de Chaves...»
—La duchesse de Chaves! balbutia Lily; moi!
Elle n'était pas éblouie, non. Il est des détresses si profondes que l'ambition y meurt, même cette pauvre ambition naturelle à tout être humain, ce rêve où la bergère épouse un roi, et qui ne se réalise que dans les contes de fées.
Je dis vrai: chacun porte en soi cette ambition enfantine; elle est plus ou moins avouée, mais nul ne s'en sépare qu'à l'heure de mourir.
Lily ne l'avait plus cette ambition, parce que Lily était une morte. Si elle vivait, c'était en l'espoir de retrouver sa fille. Elle eut peur. Cet homme en qui reposait désormais le suprême espoir de sa vie devait être un fou.
Duchesse de Chaves!
Monsieur le duc poursuivit:
—Je n'ai pas pu. Au lieu de retrouver l'enfant, je n'ai fait qu'entrevoir sa trace.
Ce fut Lily, cette fois, qui saisit sa main et qui la toucha de ses lèvres. Le duc était très pâle.
—Trace bien fugitive, continua-t-il; j'ai appris aujourd'hui même qu'une troupe de saltimbanques avait pris passage au Havre, pour l'Amérique, emmenant une petite fille de trois ans, dont le signalement se rapporte...
—La mer! sanglota Lily. Entre elle et moi, toute la grande mer!
Le duc acheva, et la sueur découlait de son front:
—Alors, je suis venu à vous pour vous dire: Si vous voulez être la duchesse de Chaves, partons. Ma fortune, mon influence, ma vie: tout sera employé à retrouver votre fille.
La Gloriette se leva; elle jeta ses deux bras autour du cou de cet homme qu'elle ne connaissait pas et qui pouvait mentir.
Elle eût embrassé ses genoux.
Le duc la serra sur sa poitrine avec une sauvage allégresse et l'emporta plutôt qu'il ne l'entraîna vers l'escalier. À la porte de la rue, une voiture fermée attendait. Le duc y fit monter la Gloriette. Les chevaux prirent aussitôt le galop.
À peine la voiture avait-elle tourné l'angle du boulevard Contrescarpe, qu'un fiacre s'arrêta au n° 5 de la rue Lacuée. Un beau jeune homme en descendit et s'adressa à une voisine pour savoir à quel étage demeurait madame Lily.
—Elle vient de sortir, répondit la voisine qui était par hasard charitable et qui n'ajouta pas: en équipage, avec un père-aux-écus.
Le beau jeune homme monta. La porte était grande ouverte; il entra, et son regard ému tomba tout de suite sur le berceau au-dessus duquel pendait le portrait de Lily, tenant dans ses bras l'image confuse de Petite-Reine.
Il s'assit à la place même que Lily venait de quitter et attendit.
XIV
Justin
Le château de Monceaux était une riante demeure, bâtie à mi-côte entre une belle futaie et des prairies qui descendaient à la Loire. Tout ce pays est un jardin où les aspects heureux se déroulent en un tableau serein et riche.
Des fenêtres du château, on voyait dix autres domaines en deçà et au-delà du fleuve, large nappe d'argent que rayait la sombre verdure des peupliers. Les grands chalands allaient et venaient tout le jour, tendant au vent paresseux leurs immenses voiles carrées. Au loin, Tours montrait, comme en un mirage, ses dômes et ses clochers.
C'était là que vivait Justin de Vibray, l'ancien roi des étudiants, auprès de sa mère excellente qui l'adorait et voulait le marier.
La chose était aisée. Les héritières abondaient aux alentours et les Tourangelles méritent assurément la réputation de beauté, de bonté, de vertu spirituelle et de charme que leur ont faite les Tourangeaux amoureux.
La mère de Justin était veuve; elle jouissait d'une fortune honorable, et notre étudiant, fils unique, pouvait passer pour un fort bon parti. Nous savons qu'il était très beau, très intelligent, et presque savant; nous savons aussi qu'il avait la tête chaude, le cœur sensible et un grain d'esprit aventureux.
Ce n'est pas précisément l'ordinaire en Touraine où les gens sont tranquilles comme le paysage.
Justin lui-même, du reste, croyait de bonne foi qu'il avait jeté le meilleur de son feu à Paris dans les petites bamboches de l'hôtel Corneille; il était rassasié des pauvres romans de la Chaumière et du Prado, et quant à ce poème dont Lily était l'héroïne, nous ne savons trop ce qu'en dire. Les débuts extravagants de l'aventure dépassaient de beaucoup les bornes de l'élément romanesque, contenu dans l'imagination de Justin. Il avait été pris, évidemment, à une heure de fièvre.
Ou bien, c'était sa destinée, comme disaient les livres d'autrefois.
Mais étant acceptée l'aventure, et il fallait bien l'accepter, puisque c'était de l'histoire, ce qui sortait tout à fait et violemment du caractère loyal de Justin, c'était sa conduite à l'égard de la jeune fille-mère.
Il l'avait abandonnée auprès d'un berceau, celle que naguère il parait comme une idole, celle qu'il aimait à genoux, et il avait abandonné aussi, du même coup, l'enfant, gentil trésor que, la veille, il adorait follement.
Il était honnête, pourtant, il était brave et généreux.
Mais vous souvenez-vous de la première lettre écrite par lui à Lily, de cette lettre qui avait fait pâlir et trembler la pauvre fille avant même que l'enveloppe fût déchirée?
«Ma mère est venue me chercher. À bientôt. Je ne pourrais pas vivre sans toi.»
C'était vrai et c'était tout.
Il n'y avait pas autre chose que cela.
La mère de Justin avait appris ce qui se passait. Comment? En vérité, je l'ignore, mais les mères savent tout. Elle était venue, elle avait dit à Justin: «Je suis veuve, je n'ai que toi, veux-tu me faire mourir de chagrin?»
Il n'y avait point là d'exagération. La mère de Justin avait bâti son château en Espagne, celui qu'elles bâtissent toutes: le cher fils marié, la bru mieux aimée qu'une fille et les petits-enfants gâtés à outrance.
La bru, quelquefois n'est possible que de loin, elle met souvent un grain de fiel dans la réalisation de ce doux rêve, mais restent les petits qui ne se refusent jamais à l'opération du «gâtage».
Je le dis comme cela est: la mère est capable d'en mourir si on démolit son château, à l'heure où la bru, non encore éprouvée, lui apparaît angélique dans le brouillard de l'inconnu.
Or, notre beau Justin avait peu connu son père. Sa mère, maîtresse et esclave, était tout pour lui dans l'histoire de son enfance. Causer un chagrin à sa mère lui semblait chose impossible et impie. Il la suivit purement et simplement, parce qu'elle le voulait. Quel grand mal de passer huit jours au château, peut-être quinze jours? Juste le temps de lui parler raison, de la ramener, de lui faire comprendre...
Mais la première fois que Justin voulut prononcer le nom de Lily, sa mère lui prit les deux mains, et dit, les larmes aux yeux:
—Écoute, je ne te ferai jamais de reproches. C'est un malheur qu'il faut cacher. Tu as été fou, n'est-ce pas, eh bien! pourquoi parler de cela!
Elle se tut, rouge de colère ou de honte et arrêtant évidemment des paroles qui se pressaient sur ses lèvres.
Une vision traversa l'esprit de Justin. Il revit la ruelle souillée, là-bas dans le pays des chiffonniers, il revit le coquin sordide qui avait voulu embrasser Lily—et il revit Lily elle-même si étrangement belle sous ses haillons.
Oh! cela ne l'empêchait point de l'aimer, mais il n'essaya plus de parler d'elle.
On peut être roi des étudiants sans posséder la fermeté stoïque de Caton l'Ancien.
Ce beau Justin vous eût émerveillés, sur le pré, l'épée au poing ou le pistolet à la main. Il était superbe d'indifférence quand il s'agissait de jouer sa vie.
Mais il avait la faiblesse des forts. Il était poltron contre ceux qu'il aimait. La bru du château en Espagne devait avoir beau jeu, un jour venant.
Et je vais vous dire un secret: si Lily avait pu se défendre, si usant du droit que lui donnait le berceau de Petite-Reine, elle avait attaqué à son tour, je ne sais pas de quel côté la faiblesse de Justin eût versé.
Car il aimait Lily sincèrement. Et Petite-Reine donc! Certes, certes, Lily aurait eu de quoi se défendre.
Mais elle n'était pas là. Et d'ailleurs, se fût-elle défendue? il y avait dans le cœur de Lily, une bien autre fierté que dans celui de Justin.
Une fierté exagérée, peut-être, car elle cessa d'écrire, aussitôt qu'une de ses lettres resta sans réponse.
Cela vint au bout de six mois environ. La bru, la fameuse bru, s'était montrée à l'horizon, belle, riche, bien élevée, faisant venir ses toilettes de Paris, enfin choisie avec un soin exquis.
Et je crois que Justin la trouvait assez à son gré.
Les choses allèrent loin. On parla de la corbeille. Seulement, le soir, avant de s'endormir, Justin, soit que vous approuviez sa conduite au point de vue mondain, soit que vous le jugiez coupable, selon le simple sens de l'honneur, Justin avait des moments de terrible tristesse. Il voyait une belle jeune femme portant un enfant dans ses bras.
Et c'était un peu comme dans ce portrait photographié, suspendu au-dessus du berceau de Petite-Reine. Le visage mélancolique et pâle de Lily apparaissait distinct, mais l'enfant, Justin ne pouvait que la deviner. Il l'avait laissée si petite! Elle grandissait, et comme elle devait déjà bien sourire!
Le mariage avec la première bru présomptive manqua; Justin ne put pas se décider. Ainsi arriva-t-il pour la seconde, plus jolie, plus accomplie encore que la première et faisant venir de Paris jusqu'à ses gants et ses chaussures.
La mère, infatigable, entamait les négociations pour une troisième bru qui était un ange, celle-là, ni plus ni moins, quand arriva au château de Monceaux la lettre de Lily.
La lettre fut reçue par la mère qui la lut et la mit dans sa poche.
C'était le jour de la première entrevue entre Justin et sa nouvelle fiancée. Les deux jeunes gens ne se déplurent pas.
Mais quand la mère fut seule, le soir, à son tour, avant de s'endormir, elle eut un grand poids sur le cœur. Elle relut la lettre une fois, deux fois, puis vingt fois. La lettre disait, d'une écriture tremblante qui heurtait l'œil comme un sanglot blesse l'oreille: «Mon cher Justin, notre petite fille est perdue, on me l'a volée, viens à mon secours.»
La mère de Justin essaya de se raidir contre ce cri d'angoisse. Qu'importait cette fille? Mais elle pleura, parce qu'il y a un lien entre toutes mères.
Et elle songea. Justin était bien changé. Il végétait près d'elle, mélancolique et silencieux. Le matin, il prenait son livre, Horace ou Virgile presque toujours, car c'était un lettré, et, en outre, il craignait ces œuvres où l'art nouveau entasse les émotions de la vie réelle.
Il s'en allait, marchant lentement sous les arbres de l'avenue.
Puis il rentrait plus morne qu'il n'était parti.
Jamais plus il n'avait prononcé le nom de Lily, mais quand sa mère l'interrogeait il répondait souvent avec son douloureux sourire:
—Ne parlons pas de moi. J'ai été fou.
On était bien loin d'être heureux en ce joli château de Monceaux, si riant et si paisible.
Mais la vaillance revient avec le jour, le lendemain matin, la bonne femme s'étonna de sa faiblesse de la veille. Elle reprit même sa besogne de marieuse acharnée et l'affaire de la troisième bru fit un pas.
Puis, le soir venu, il y eut rechute. Le cœur de la mère se serra de nouveau. Il fallut, bon gré mal gré, lire et relire la lettre de «cette fille». Et cette fois, on pensa à l'enfant.
«Notre petite fille est perdue...»
La mère de Justin, qui était une femme brave et convaincue, résista pendant dix longs jours, mais elle souffrit tant qu'elle céda le onzième jour.
C'était la veille de cet après-midi où se passèrent les événements racontés au précédent chapitre. Justin et sa mère dînaient seuls. Justin était distrait et morne, selon sa coutume. On avait échangé, à de longs intervalles, quelques rares paroles.
—Eh bien! dit la comtesse, quand on eut servi le dessert. Saurons-nous enfin ton avis sur Louise?
C'était le nom de la troisième fiancée.
—Elle est charmante, répondit Justin. Tout à fait charmante.
—Alors tu l'aimeras?
—Je ne crois pas, ma mère.
La comtesse ne cacha pas un vif mouvement d'impatience.
—Ne te fâche pas, bonne mère, reprit Justin qui eut un sourire découragé. Tu sais bien que j'ai été fou. Cela me revient encore quelquefois.
Il se leva et sortit.
Deux larmes jaillirent des yeux de la comtesse qui rentra dans son appartement.
Vers huit heures du soir, elle en ressortit et vint demander à l'office si Justin était rentré. Sur la réponse négative des domestiques, elle passa au salon et donna l'ordre suivant:
—Vous direz à monsieur le comte qu'il ne se couche pas avant de m'avoir vue. J'attends ici son retour.
Quand Justin rentra, il était tard. On l'introduisit au salon où sa mère était debout près du seuil. Elle lui dit:
—Embrasse-moi.
C'était un grand amour que Justin avait pour sa mère.
—Il est arrivé malheur! balbutia-t-il en la soutenant, chancelante dans ses bras.
Puis il ajouta, l'entendant sangloter:
—Qu'as-tu, mère, au nom de Dieu que veux-tu de moi?
Enfant, il avait eu d'elle, avec des larmes, tout ce qu'il avait voulu.
Et depuis qu'il était homme, on le faisait obéir, à son tour, avec des larmes.
—Embrasse-moi, répéta la comtesse, embrasse-moi de tout ton cœur. Il est arrivé malheur, un grand malheur, et ce que j'ai fait, tu ne pourras peut-être pas me le pardonner!
Justin sourit d'un air incrédule.
Elle lui tendit la lettre ouverte.
Justin y jeta les yeux et tomba brisé sur un siège.
La comtesse se mit à genoux près de lui.
—Tu l'aimes encore, murmura-t-elle, tu l'aimes mieux que moi! Tu vois bien, tu vois bien! Jamais tu ne pourras me pardonner!
Justin l'attira vers lui et la baisa au front.
—Je vous pardonne, ma mère, dit-il.
Mais son regard ne quittait pas la pauvre écriture tremblée qui criait à l'aide.
—Dix jours! pensa-t-il tout haut.
—Je n'ai que toi, répliqua la comtesse comme si on l'eût accablée de reproches. Si tu savais ce que tu es pour moi!
—Ma mère, je vous pardonne, répéta Justin.
Mais il était si pâle que la comtesse, navrée, se couvrit le visage de ses mains en criant:
—Ah! tu l'aimes! tu l'aimes!
Justin répondit, portant à ses lèvres, sans le savoir peut-être, le papier où était l'écriture de Lily.
—Vous m'aviez dit: «Veux-tu me faire mourir de chagrin?...» Ah! je vous aime bien, ma mère! Je l'ai abandonnée pour vous!
La comtesse répéta avec une sorte de folie:
—Je n'avais que toi!
—Elle avait l'enfant, c'est vrai, prononça tout bas Justin. Et quand j'ai été parti, l'enfant l'a consolée. À présent, elle est seule...
—Veux-tu que j'y aille? s'écria la comtesse qui se leva. Justin secoua la tête.
—Vous n'avez pas de torts envers moi, ma mère, dit-il, ni envers elle. Vous êtes du monde et vous avez agi selon la loi du monde. Moi je suis un lâche esprit et un misérable cœur. Le monde n'est rien pour moi, et j'ai fait comme si j'eusse été l'esclave du monde. Ah! je vous aime bien!
La comtesse prit sa tête à pleines mains et le baisa passionnément.
—Mon Justin! balbutia-t-elle. Mon fils! mon cœur! Mais Justin disait sous ses caresses:
—La petite fille est perdue! Elle m'attend depuis dix jours! Elle est peut-être morte!
Il essaya de se lever à son tour.
—Tu vas partir! s'écria la comtesse épouvantée. Tu ne reviendras pas!
Justin, qui faisait son premier pas vers la porte, toucha son front de ses deux mains et s'affaissa sur lui-même. La comtesse le releva, forte comme un homme!
—Je te dis que j'irai, fit-elle avec une émotion désordonnée. Je l'aimerai s'il le faut; ah! l'aimer! mon Dieu! je mourrai folle!
Mais Justin ne l'entendait pas. Un spasme le tint inanimé pendant une partie de la nuit.
Au matin, on attela; Justin et sa mère partirent pour Tours.
La route fut silencieuse.
À la gare du chemin de fer, au moment de la séparation, la comtesse dit:
—Mon fils, je vous remercie des jours de bonheur que vous m'avez donnés. J'ai pensé toute la nuit et j'ai prié. Il y a des choses impossibles. Entre elle et moi, il vous faudra choisir.
—Je choisirai, ma mère, répondit Justin, dont les yeux étaient sans larmes.
Il y eut un douloureux baiser, puis Justin franchit le seuil.
La comtesse resta un instant immobile.
La veille elle avait dit: «S'il le faut je l'aimerai...»
Elle remonta dans sa voiture, toute seule. Le cocher s'étonna de ne pas l'entendre pleurer. Les domestiques qui la virent rentrer au château dirent entre eux: «Madame a vieilli de vingt ans!»
Le train roulait vers Paris.
Des fenêtres de sa chambre à coucher, la comtesse put le voir au loin dans la plaine dérouler sa longue chevelure de fumée.
Elle s'agenouilla devant son prie-Dieu, où elle resta longtemps, puis elle se mit au lit, quoique le soleil n'eût pas fourni encore la moitié de sa course.
Justin n'aurait point su dire, quand il arriva en gare, à Paris, s'il avait eu des compagnons de voyage. Il s'était absorbé en lui-même—pour choisir.
Son choix était fait au moment où il donna l'adresse de Lily au cocher de fiacre, rue Lacuée, numéro 5.
Il avait le cœur brisé, c'est vrai, mais ce grand amour de sa jeunesse, cette folie le reprenait, éveillé d'une sorte de sommeil. Il revoyait Lily, son délicieux rêve. Avait-il pu seulement vivre sans elle? Comment aimait-il donc sa mère!
Si jamais, oh! si jamais il lui eût été permis d'espérer la réunion de ces deux profondes tendresses qu'un abîme séparait aujourd'hui!
Sa mère avait dit: «Il y a des choses impossibles!» mais là-bas, derrière le voile de l'avenir, Justin entrevoyait un sourire d'ange: une tête enfantine, auréolée de cheveux blonds.
Sa fille! Est-ce que sa mère résisterait aux caresses de sa fille!
Nous l'avons vu arriver au logis de la Gloriette absente, s'asseoir près du berceau vide, transformé en autel, et attendre.
En attendant il prit le portrait photographié de Lily et il eut un sourire ému en prononçant ce mot qui vient à la bouche de tout le monde, quand on voit la trace imparfaite de l'enfant dans une épreuve où la mère est «bien venue»: «Elle a bougé!»
Elle avait bougé beaucoup, car on n'apercevait qu'un flocon blanc, indécis et confus, quelque chose qui n'avait point de forme et qui pourtant était gracieux; un nuage souriant.
Mais Lily! le visage de Lily attirait le regard de Justin comme une fascination. Il y avait de la mélancolie sur ses traits, mais elle était splendidement belle.
Je ne sais quoi disait dans l'amoureux pli de ses lèvres, penchées vers le nuage, qu'elle était venue là pour avoir le portrait de l'enfant uniquement.
Je ne sais quoi disait encore que rien n'existait pour elle en dehors de l'enfant qu'on ne voyait pas, mais qu'elle regardait avec un si doux orgueil.
Tout en elle était charmant, mais sans coquetterie. Je dis trop ou trop peu: il y a des femmes qui, naturellement, ne sont pas coquettes, même dans ce sens restreint exprimant le goût innocent de la parure; il n'y a que les jeunes mères pour s'oublier tout à fait et pour être adorables malgré elles.
Justin regardait Lily; Justin lisait toute une belle et chère histoire dans la jeune gravité de ces traits. Les cheveux magnifiques avaient je ne sais quel tour austère, et il fallait la grâce enchantée de la taille pour faire valoir les plis presque maladroits de la pauvre petite robe.
Justin en arriva à deviner et se dit: je ne serai plus que le second dans ce cœur...
Et ce fut de la joie. La place était bonne, à côté de Justine adorée.
Il lui semblait, tant il était heureux, que son premier effort allait retrouver Justine.
La brume était déjà presque tombée que Justin regardait et songeait encore.
Un pas lourd monta l'escalier.
—J'ai été du temps, dit-on dès le carré; je ne voulais pas revenir sans avoir fait mon possible. Mais rien! La mère Noblet a perdu la moitié de ses pratiques et dit comme ça que nous en sommes la cause. Les autres, on croirait qu'on leur parle déjà du déluge... Ah!
La voix s'arrêta brusquement sur ce cri. Médor venait d'apercevoir Justin.
—Est-ce que je me suis trompé de porte? gronda-t-il dans son étonnement. Mais non. V'là le petit berceau. Où est la Gloriette?
—J'attends madame Lily, lui fut-il répondu.
—Ah! fit encore Médor, vous avez peut-être des nouvelles?
—Non, je ne sais rien.
Médor s'approcha et vint regarder l'étranger de tout près. Il faisait presque nuit.
—Alors, dit-il, qui êtes-vous pour l'attendre comme ça, chez elle?... chez elle, je n'ai jamais vu personne.
Justin hésita. Médor s'était mis entre lui et le jour pour l'examiner mieux.
—Ah! fit-il pour la troisième fois et sur un ton qui marquait peu de sympathie, vous, je vous reconnais bien! Vous êtes celui qui... enfin, l'homme du château en Touraine!
Justin fit un signe de tête affirmatif. Médor s'éloigna de lui.
—Et vous, demanda Justin, qui êtes-vous?
—C'est moi qu'ai perdu l'enfant, répliqua Médor avec rudesse. Alors, je rachète ça comme je peux.
Il sortit sur ces mots et redescendit l'escalier. L'instant d'après Justin le vit revenir tout essoufflé; il avait à la main un bougeoir allumé qu'il posa sur le guéridon.
Il vint se planter devant Justin et dit avec un grand trouble:
—Si vous n'étiez pas là, je croirais que c'est vous; mais vous voilà, c'est impossible!
Justin ne comprenait pas.
Il y avait tant d'égarement dans les yeux du pauvre diable que Justin le soupçonna d'être ivre, dans le premier moment.
Mais Médor n'était pas ivre; il parlait surtout pour lui-même et poursuivit cette argumentation bizarre destinée à éclairer sa propre pensée, ne s'inquiétant nullement de l'effet produit sur son interlocuteur.
—Vous, grommelait-il, je ne vous aime pas, c'est sûr, puisqu'elle vous attendait et que vous ne veniez pas. Vous étiez dans un château, et elle dans une mansarde. Si la petite avait eu son père auprès d'elle, on ne l'aurait pas volée, pas vrai? c'est sûr. Mais ce n'est pas ça: elle n'a jamais parlé que de vous: Justin, Justin, Justin, le jour et la nuit. Il y a donc que si vous l'aviez emmenée dans une belle voiture, c'était tout simple. Mais l'autre...
—Quel autre? demanda Justin dont le cœur se serra terriblement. Expliquez-vous, je vous en prie!
Médor avait deux larmes qui mouillaient les coins de ses paupières. Il continua:
—J'aurais pleuré, pas vrai? parce que je m'étais habitué à la garder et à la servir... Ah! ah! Écoutez donc: celle-là a été trop malheureuse! Mais ce n'est pas ça! s'interrompit-il en balayant son front de sa large main. Qui donc était dans cette belle voiture où elle est montée, puisque vous voilà ici, vous.
Justin s'était levé. Il balbutia:
—Alors, elle est partie?
—Après? fit Médor avec un emportement sans motif. N'était-elle pas libre de partir?
Sa main lourde pesa sur l'épaule de Justin qui avait la tête courbée.
—Vous voilà libre aussi, dit-il amèrement. Je ne connais pas bien les gens comme vous, mais je les devine. Elle vous a donné un prétexte; allez-vous-en, cette fois, pour tout de bon. Mais avant de partir, ne soufflez pas un mot contre elle! pas un! car je vous casserais la tête contre la muraille, hé! l'homme du château!
Médor avait la narine gonflée et l'œil brûlant.
Justin, en effet, ne prononça pas un mot, pas un seul, mais il ne s'en alla pas non plus. Médor, qui le sentit chanceler, fut obligé de le soutenir dans ses bras, puis de le soulever, pour le déposer, inerte, sur le lit de la Gloriette.
XV
Vente de Lily
Quand Médor avait descendu l'escalier naguère sous le coup de son premier étonnement, son dessein n'était autre que d'attendre Lily en bas, sur le pas de la porte. Lily ne sortait jamais; elle devait être quelque part aux environs, guettant peut-être son retour à lui, Médor, qui, de son propre aveu, était en retard.
Mais sur le pas de la porte, il trouva la voisine qui s'était montrée discrète et charitable lors de l'arrivée de Justin.
Cette voisine, pour se dédommager, avait rassemblé là une demi-douzaine de commères des deux sexes et racontait, avec force embellissements, l'équipée de la Gloriette.
—On ne peut pas toujours pleurer, disait-elle, et puis le monsieur appartient peut-être à la haute administration. On dit que les chefs font comme ça de jolies connaissances, sans bourse délier et rien qu'en chantant: «J'ai le bras long, ma petite mère» sur l'air de Ma Normandie, je me brûle l'œil au fond de la rivière. Faut bien rire un peu, dites donc! n'empêche que la Gloriette était en déshabillé, pas gênée du tout, vis-à-vis du monsieur, préfet ou marquis, tiré à quatre demi-cents d'épingles, avec barbe moderne et cheveux coiffés par le perruquier, tout ça noir, mais noir! noir! que le cocher avait une perruque blanche, à treize boudins, et le valet de pied pareillement de même, en plus que les chevaux étaient harnachés de cuir verni avec toutes les boucles en or, et des peintures aux portières: sauvages qui tenaient des massues et supportaient une couronne au-dessus du blason. Ça s'appelle comme ça, je l'ai su à l'Ambigu. Et que le grand seigneur a donné la main noblement à la Gloriette qui faisait ses manières. Et fouette cocher, ni vu ni connu, au galop pour l'île d'Amour ou autre, à Asnières, quarante francs par tête... voilà!
Les gros poings de Médor s'étaient fermés deux ou trois fois pendant cette conférence, et s'il n'avait assommé purement et simplement l'éloquente voisine, ce n'était pas faute de bonne envie.
La pensée de Justin—l'homme du château—l'avait fait remonter.
Il était revenu à Justin, comme si celui-ci eût pu lui fournir des renseignements. Peut-être encore, car il y avait un sentiment mauvais dans le cœur du pauvre Médor, avait-il voulu infliger à Justin une part de la peine qu'il éprouvait lui-même si cruellement. Médor s'arrogeait le droit de punir celui qu'il jugeait coupable.
C'était une honnête et brave créature. Était-il à son insu et ne fût-ce qu'un peu le rival de Justin? Personne moins que lui n'aurait pu le dire. Son dévouement, il est vrai, ressemblait à un culte, mais n'oublions pas que cette religion avait sa source dans sa reconnaissance d'abord, ensuite dans sa pitié.
—Celle-là est trop malheureuse! avait-il dit.
Quelque chose de souverainement tendre, qui comportait en soi la sollicitude maternelle, l'abnégation de l'esclave et l'ardent respect des amours chevaleresques, était venu se joindre à la gratitude et à la compassion.
Le tout formait une passion profonde, mais désintéressée splendidement, qui emplissait le cœur entier du pauvre diable.
Quand il se vit en face de Justin évanoui, il éprouva une grande surprise.
—Il l'aimait donc bien! se dit-il.
Après quoi il se demanda:
—Mais, s'il l'aimait, pourquoi l'a-t-il abandonnée?
Le bon Médor n'avait pas en lui ce qu'il faut pour répondre à ces questions subtiles qui embarrassent parfois les philosophes. Le plus pressé était de secourir Justin; Médor s'y employa de son mieux.
—Paraît que c'est mon état, pensait-il avec un reste de rancune: soigner ceux que j'aime et aussi ceux que je n'aime pas!
Comme médecin, Médor n'en savait pas très long. Il jeta de l'eau au visage du malade qui demeura immobile.
Nous l'avons dit, Justin était très remarquablement beau. Tout en travaillant à sa guérison, Médor le considéra d'abord d'un œil qui n'était rien moins que bienveillant.
Pour lui, cet «homme du château» était trop blanc, trop semblable à une femme, malgré la soyeuse moustache qui frisait au-dessus de sa lèvre. Il avait la taille trop mince et les cheveux trop doux.
—Ça n'est pas le même monde que nous, se disait-il, ça n'a que du bonheur dans la vie et ça fait le malheur des autres: c'est trop joli!
Mais les yeux de Justin s'ouvrirent, et Médor s'étonna d'être ému. Il pensait:
—Elle l'aime, elle doit l'aimer! Il a la même manière de regarder que Petite-Reine.
Justin reprit complètement ses sens au bout de quelques minutes. Il interrogea. Médor fut tout étonné lui-même de la douceur qu'il mettait désormais dans ses réponses.
Cela venait de ce que Justin, en recouvrant le souvenir, lui avait dit:
—Je pense qu'aujourd'hui vous êtes plus fort que moi, l'ami. Vous eussiez bien fait de me casser la tête si j'avais mal parlé d'elle.
Justin lui avait ensuite tendu sa main que Médor avait touchée, non sans un reste de défiance.
Mais, au lieu du plaisir que le bon garçon s'était promis à frapper sur le cœur de l'homme du château, il mit malgré lui tous ses soins à diminuer le coup porté. Parmi les cancans de la voisine, il choisit celui qui laissait le plus d'espoir et l'exprima à sa manière.
—Voilà, dit-il, on ne sait pas. La tête n'a pas toujours été bien solide chez elle depuis l'événement. Il y avait donc une personne que j'ai accusée, moi, d'avoir volé l'enfant, un duc, à ce qu'ils disent. Ce n'est pas mieux bâti qu'un autre homme: cheveux et barbe noirs comme on n'est pas noir, remarquez ça, et peau tannée. Alors le particulier de la voiture où elle a monté répond à ce signalement... Attendez! Je ne suis pas bien mon idée: c'était pour vous dire qu'elle a monté dans la voiture rapport à la recherche de l'enfant, uniquement, et non pas pour trahir l'amitié jurée avec vous, dont elle est incapable.
Justin lui tendit la main une seconde fois. Il s'était assis sur le pied du lit.
—Et depuis l'événement, dit-il, jamais vous ne l'avez quittée?
—Jamais je ne la quitterai, répondit Médor, à moins toutefois que je devienne un embarras pour la maison, en cas de maladie ou vieillesse.
—Parlait-elle quelquefois de moi? demanda Justin.
—Elle comptait les jours. Moi, je ne lui disais pas mon idée, mais je ne pensais pas bien de vous.
—Vous aviez raison, répondit Justin avec une profonde tristesse.
—Savoir! fit Médor complètement retourné. Quelqu'un qui dirait du mal de vous maintenant aurait affaire à moi. Quoi donc! mieux vaut tard que jamais, comme on dit, et à tout péché miséricorde. N'y aurait qu'une seule chose...
Il s'arrêta et son regard devint sombre.
—C'est si vous en aviez épousé une autre là-bas! acheva-t-il à voix basse après un silence.
Justin ne répondit que par un sourire.
—Alors, s'écria Médor joyeusement, va bien! vous l'épouserez! Et nous nous mettrons tous à chercher la petite. Moi, je serai ce qu'on voudra; j'ai été chien: si on me veut pour domestique, tope! Si on ne veut pas, quand l'enfant sera retrouvée, bonsoir les voisins, on peut toujours gagner du pain sec dans Paris, quand on a de bons bras et de la conduite. Je reviendrai voir madame Lily le dimanche, et je parie bien qu'elle m'offrira la soupe avec plaisir.
La main de Justin pesa sur son bras.
—Vous croyez donc qu'elle va revenir? demanda-t-il.
La joie du bon garçon tomba, et il devint tout pâle.
—Comment! balbutia-t-il, si je crois... Mais si elle ne revenait pas, où irait-elle?
Il y eut un long silence. L'horloge de la gare de Lyon sonna; Justin et Médor comptèrent dix coups. Ils se regardèrent. L'inquiétude de Justin gagna Médor qui dit:
—Jamais rien de semblable n'est arrivé.
Ils attendirent encore une heure. Médor se mit à parcourir la chambre comme un lion va et vient dans sa cage. Puis, s'arrêtant tout à coup en face de Justin qui semblait atterré.
—Ça l'a peut-être repris! dit-il. J'entends sa folie!
Et il raconta à Justin, qui pleurait en l'écoutant, la scène qui s'était passée auprès de la grille de la rue Buffon: Lily apercevant le fantôme de Petite-Reine au pied d'un arbre, l'appelant des noms les plus tendres et secouant les barreaux que ses pauvres mains parvenaient à ébranler, puis, lui, Médor, escaladant la grille et trouvant le petit tas de feuilles sèches blanchi par un rayon de lune.
—Ça fit l'effet comme si c'était un coup de massue qu'elle recevait sur la tête, acheva-t-il, quand je lui dis la chose. Et plus d'une fois j'ai vu qu'elle retournait dans ces idées-là, voyant l'enfant partout.
Pendant qu'il parlait, minuit sonna.
Ils se levèrent. C'était le terme qu'ils avaient fixé tous deux, sans se communiquer leur pensée, pour limite extrême, au-delà de laquelle il n'était plus permis d'espérer le retour de Lily.
Médor tourmentait ses cheveux crépus, dont la racine était baignée de sueur.
—Un duc, murmura-t-il, ça peut être un coquin, surtout un duc américain ou autre. Sûr qu'il avait donné de l'argent à la voleuse d'enfants. C'est à moi-même que le factionnaire le dit. Moi, ça ne me gênerait pas de fricasser un duc s'il faisait du mal à la Gloriette!
—Où demeure-t-il, ce duc? demanda Justin.
—Je ne sais pas, mais je saurai. En attendant, faut faire quelque chose. La plante des pieds me brûle.
Il descendit l'escalier en courant.
Justin resta encore quelques minutes dans la chambre solitaire, puis il sortit à son tour, sans savoir où il allait.
Il suivit le quai à pas lents; il ne cherchait pas. À quoi bon chercher? Un désespoir farouche lui oppressait le cœur. C'était comme un grand remords qui enveloppait jusqu'à sa mère.
—Lily m'a attendu quinze jours! se disait-il pour la centième fois, car toutes les profondes douleurs se répètent et radotent; elle m'a appelé dans la veille et dans le sommeil; elle n'avait espoir qu'en moi, je ne suis pas venu, elle s'est lassée... et pouvait-elle savoir à quel point je l'aime, puisque moi, moi-même, je ne le savais pas!
C'était bien vrai. Hier, il ne savait pas. Il avait vécu triste, mais calme, au château de Monceaux, abrité en quelque sorte derrière l'autorité de sa mère.
Cette passion aventureuse, cet amour de jeune fou, attiédi d'abord par la possession tranquille, avait couvé durant l'absence. Il n'y avait pas eu explosion parce que Justin était homme à s'engourdir aisément, d'abord, et ensuite parce que l'idée restait en lui, la certitude de n'avoir qu'un pas à faire pour ressaisir le bonheur abandonné.
Ils sont nombreux, ceux-là qui, comme notre beau Justin, n'écoutent qu'à la dernière extrémité le murmure paresseux de leur conscience.
Mais maintenant la dernière extrémité était atteinte. Ils s'éveillent, ceux dont je parle, avec des douleurs de lion, ou bien ils s'affaissent lâchement sur le matelas morne de l'atonie.
Justin s'arrêta une fois au moment où il allait maudire sa mère.
Il sentait grandir en lui l'amour comme une fièvre.
Il revint le premier au logis de la Gloriette. Au bout d'une heure, l'espoir l'avait saisi au collet et il s'était dit:
—Elle est là peut-être, je vais la retrouver, m'agenouiller, et si ardemment prier qu'elle me pardonnera. Je lui donnerai ma vie, toute ma vie...
Et il s'élança courant sur le quai désert.
Médor, lui, courait depuis longtemps. Il n'avait ni plan ni but, il courait pour courir.
En courant, la colère lui venait souvent contre l'homme du château, mais il revoyait bientôt les grands yeux mouillés de Justin, et il s'apaisait jusqu'à avoir pitié.
Il fit une longue route. Et que de fois, imitant la pauvre folie de la Gloriette, ne crut-il pas voir, aux lueurs lointaines des réverbères une robe flotter dans la nuit—ou une forme couchée qu'il appelait et qui fuyait.
Il resta longtemps à rôder autour de la Morgue, cette funèbre salle d'attente qui effraye et fascine.
Dans cet immense Paris, combien de misères regardent la Morgue en tremblant, comme le grand roi Louis XIV avait froid dans la moelle des os, quand apparaissait à son horizon la blanche tour élevée au-dessus des caveaux de Saint-Denis!
Au jour, Médor rentra et trouva Justin tout seul, agenouillé devant le berceau.
La fatigue l'avait endormi là. Il tenait à la main le portrait, et sa tête reposait sur l'oreiller de Petite-Reine.
Médor s'assit et attendit l'heure où il est possible de voir un commissaire de police. Justin s'éveilla. Ils ne se parlèrent point. Avant de s'en aller Médor dit pourtant:
—Faudrait chercher un logement; vous ne pouvez pas demeurer ici.
Les histoires qui datent de quinze jours sont vieilles dans les bureaux de police comme partout, mais ici un élément s'était rencontré qui avait rafraîchi sans cesse la mémoire du commissaire et de ses agents. Monsieur le duc de Chaves avait suivi l'affaire bien plus activement que Lily elle-même et son représentant Médor. Il avait donné de l'argent beaucoup, il en avait offert davantage, non seulement ici, mais aussi à l'administration centrale, et certes, si les recherches étaient restées infructueuses, il avait du moins fait tout le possible pour amener un meilleur résultat.
Après l'expédition manquée de la foire au pain d'épice, la Sûreté avait généralisé les battues, dans Paris et hors Paris. On avait excepté seulement de cette mesure les groupes de saltimbanques partis de la place du Trône avant l'enlèvement de la petite Justine. Nous n'avons pas oublié que le Théâtre Français et Hydraulique de madame Canada était précisément dans ce cas.
Monsieur le duc de Chaves était un homme influent et bien posé à tous égards, quoique ses mœurs un peu excentriques le tinssent éloigné des centres mondains. La préfecture avait mis les agents Rioux et Picard, qui connaissaient les débuts de l'affaire à la disposition du très habile inspecteur chargé de poursuivre les recherches. On avait réellement agi pour le mieux, mais la petite Justine était restée introuvable.
Et le renseignement donné par monsieur le duc à la Gloriette: ce départ d'une troupe de saltimbanques emmenant Petite-Reine en Amérique, qu'il fût vrai ou mensonger, ne lui venait ni de la préfecture, ni du commissaire de police. Médor n'allait pas, cette fois, chez le commissaire, pour avoir des nouvelles de Petite-Reine; il n'y allait même pas pour déclarer la disparition de Lily. L'instinct lui disait qu'une pareille déclaration serait tout à fait inutile. Son but était plus aisé à atteindre; il voulait savoir simplement l'adresse de monsieur le duc de Chaves.
Car, pour lui, le duc de Chaves et l'inconnu qui avait emmené Lily dans cette belle voiture armoriée étaient une seule et même personne.
Nous savons qu'il ne se trompait point.
Il eut l'adresse et se rendit incontinent à l'hôtel habité par monsieur le duc.
Là, il apprit que monsieur le duc et sa maison avaient quitté Paris, la veille au soir, pour retourner au Brésil.
Il parla timidement d'une jeune femme dont il essaya de tracer le portrait. On lui répondit que monsieur le duc était marié avec une très belle duchesse et on le mit à la porte.
Ce dernier détail emplit de doute et de trouble la cervelle du pauvre Médor. Sans ce dernier détail, il eût proposé à Justin de partir pour l'Amérique.
Il revint la tête basse. L'événement de la veille se présentait désormais à son esprit comme une énigme insoluble.
Quelques jours se passèrent. Médor avait gardé le silence vis-à-vis de Justin qui s'était logé dans le voisinage et venait tous les jours passer de longues heures auprès du berceau. Médor et lui ne se parlaient guère, ils avaient épuisé tout ce qui se pouvait dire.
Une fois, pourtant, Justin raconta sa rencontre avec Lily et l'histoire de leurs jeunes amours, non pas peut-être selon l'exacte vérité, mais telle que la colorait désormais son souvenir dévot, telle que la lui montrait sa passion agrandie.
Quand il arriva au voyage de sa mère en deuil, sa mère tant aimée, qui venait lui dire: «Je n'ai plus que toi, aie pitié de moi», Médor ressentit le plus terrible embarras qu'il eût éprouvé en sa vie.
Il ne savait plus dire c'est bien ou c'est mal, car l'amour d'une mère est compris par ceux-là mêmes que leur mère jeta dans un berceau d'hôpital.
Il prit pour Justin, suivant sa mère malgré l'appel du bonheur, ce respect qu'inspirent aux intelligences élémentaires les victimes de la fatalité.
Et quand il sut que Justin, pour obéir à cet autre cri: «Notre petite est perdue», avait abandonné aussi la solitude désespérée de sa mère, il joignit ses grosses mains et murmura:
—Il y a donc des heureux qui souffrent plus que nous!
Médor cherchait toujours, soutenu par un vague besoin d'espérer. Il alla un matin jusqu'à Épinay avec la pensée que, peut-être, Lily avait voulu revoir le paradis de ses jeunes tendresses.
Là-bas, les amours vont et viennent. On ne s'y souvenait même plus du petit ménage.
Justin, lui, s'engourdissait dans une apathie qui avait quelque chose d'ascétique. Il n'avait qu'une pensée et son silence même l'exhalait d'une façon chaque jour plus touchante. Le portrait photographié, cette douce femme qui berçait un nuage dans ses bras, était pour lui comme le symbole du sort actuel de Lily. Il la voyait cachée je ne sais où, courant les champs et les bois, au gré d'une folie paisible et chantant la chanson des mères au cher petit fantôme que son délire clément lui rendait.
Ou bien, il la voyait morte.
Morte ou folle, il l'entourait d'une idolâtrie si ardente que Médor attendri en recevait le contrecoup. Médor l'aimait maintenant.
En conscience, les propriétaires ne peuvent avoir égard à tous ces fades romans. Il faut les loyers payés. Au bout de trois semaines environ, vingt-quatre heures après les délais échus, un petit papier fut collé à la porte de la maison. Ce petit papier annonçait la vente de madame Lily.
Médor épelait difficilement, Justin ne voyant rien. L'affiche passa inaperçue pour l'un et pour l'autre.
Justin changeait beaucoup et pour ainsi dire à vue d'œil. Il devenait maigre et pâle, le bord de sa paupière s'enflammait, sa taille si élégante et si noble se voûtait comme celle d'un vieillard. Il y avait une chose singulière: chaque matin Médor le voyait arriver l'œil fatigué, mais ardent, la joue hâve, mais teintée par places, entre cuir et chair, de sourdes rougeurs qui ressemblaient à des meurtrissures.
À ce moment Justin portait haut; il y avait en lui de l'exaltation et comme une lugubre gaieté.
De ses habits, qui allaient s'usant déjà et se souillant sans qu'il y prît garde, et de toute sa personne se dégageait une odeur particulière où l'on eût démêlé le parfum de l'anis, modifié par une pénétrante amertume.
Les gens comme Médor ont l'odorat peu sensible, et cependant le bon garçon s'était dit une fois ou deux:
—Il aura bu l'absinthe, faut bien se récœurer.
À mesure que la journée avançait, l'animation de Justin tombait. Il s'affaissait en quelque sorte d'heure en heure, régulièrement, jusqu'à ce qu'enfin son exaltation se fit complète atonie.
Le propriétaire était homme à ne négliger ni les usages ni même les convenances. Il ne fit procéder à la vente que le lendemain du délai légal.
Ce fut un grand coup pour Justin et pour Médor qui ne s'y attendaient ni l'un ni l'autre; il sembla que c'était la fin de tout. Ils restèrent consternés devant les cinq ou six commères qui venaient acheter; les paroles ne leur venaient point pour conjurer ou retarder une si misérable profanation.
Le lit de la Gloriette, le berceau de Petite-Reine, vendus!
Justin fut longtemps à trouver cette chose si simple:
—J'achète le tout.
Il voulut aussi garder la chambre à son compte, mais la chambre était louée.
Médor se chargea d'opérer le déménagement. Son pauvre cœur défaillait; ses robustes jambes faiblissaient sous le moindre fardeau.
Justin l'aida, portant les meubles en pleine rue sans honte ni respect humain.
Vers la brune, tout ce qui avait appartenu à la Gloriette était dans le logement de Justin, qui dit à Médor:
—Vous êtes encore ici chez elle. Entrez, sortez à toute heure, selon votre volonté, comme si c'était votre maison.
Médor remercia et s'enfuit. Il étouffait. Justin resta seul.
Quand Médor rentra, il était onze heures avant minuit. Il ne vit rien d'abord et pensa que Justin dormait. La lampe qu'on avait oublié de remonter fumait et n'éclairait plus.
Mais quand ses yeux furent habitués à cette obscurité, Médor aperçut Justin couché tout de son long sur le carreau, l'œil ouvert, gonflé, sanglant.
Auprès de lui était le berceau qui avait été de nouveau disposé en autel. Sur les jouets de Petite-Reine le portrait de Lily reposait.
Entre les jambes écartées de Justin, il y avait une bouteille d'absinthe complètement vide.
—Ah! ah! fit Médor qui recula d'un pas comme on fait à l'aspect d'un reptile venimeux, il veut en finir!
Un papier froissé était dans les doigts de Justin, un papier encadré de noir, largement, qui portait le timbre de la poste de Tours.
À la lueur de la lampe qui mourait, Médor épela les premières lignes de la lettre funèbre.
—Sa mère! balbutia-t-il.
Il s'agenouilla et baisa le front de Justin qui était baigné d'une sueur froide et acheva:
—Sa mère est morte; il l'a tuée! Ah! c'est lui maintenant, c'est lui qui est le plus malheureux.
XVI
Mémoires d'Échalot
«Voilà donc pourquoi je prends la plume, sachant écrire pas mal, par suite d'avoir été apprenti pharmacien dans mon adolescence, et, de fil en aiguille, divers autres états où il est bon d'avoir été à l'école, tel qu'agent d'affaires, etc., avant de passer modèle pour le torse, puis artiste en foire, et finalement associé de ma chère compagne Amandine, veuve légitime de M. Canada, ancien directeur, de laquelle j'aime à consigner ici ses vertus et qualités, attendant avec impatience de pouvoir lâcher définitivement la baraque, avec fortune faite, pour la conduire à l'autel, dans le double but de nous régulariser notre position civile et un autre projet que je marquerai ci-après plus au long.
«C'est parce que tous les tempéraments, même les mieux constitués, comme le mien et celui d'Amandine, étant sujets à périr avec le temps, je désire laisser derrière nous une trace palpable des événements qui ont amené, à la maison l'aisance et la bénédiction, sous la forme de notre première danseuse de corde, mademoiselle Saphir, élève de moi pour le maintien, de mademoiselle Freluche pour la danse et de Saladin pour les belles-lettres; à cette fin que si ses vrais père et mère vivent encore, elle puisse les retrouver par hasard et jouir de leur amitié dont elle est digne, quand même ça serait des têtes couronnées, marquis ou gros industriels.
«Auquel cas contraire que ses parents seraient malheureusement décédés dans l'intervalle, je révèle ici le second but de notre mariage à nous deux la veuve Canada, qui serait de légitimer ladite jeune personne, mademoiselle Saphir, d'en faire notre fille à chaux et à sable, solidement, avec tous les papiers, et unique héritière du magot qu'elle est la principale auteur que nous avons été susceptibles de l'amasser par notre économie.
«C'est de commencer par le commencement.
«Le lundi 30 avril 1852, huit heures du soir, nous arrêtâmes notre voiture, traînée par Sapajou, qui était notre cheval, déjà malade de l'affection vétérinaire, dont il est mort, sur la place de Maisons-Alfort, entre Charenton et Villeneuve-Saint-Georges, venant de Paris, place du Trône, foire au pain d'épice, destination Melun, pour la fête, avec permission des autorités.
«La veille on avait prononcé, moi et madame Canada, des paroles inconséquentes, analogues aux souhaits de la fable, sur la matière qu'on voudrait bien nous voir tomber du ciel une minette jolie comme les amours de Vénus et Paphos, à Cythère, pour la coller au balancier. On avait été écouté indiscrètement, non pas par l'oreille des fées, mais par une oreille plus fine encore, celle du jeune Saladin, premier avaleur de sabres et triangle dans la musique, fils naturel de Similor, mon ex-ami, inséparable jusqu'à la mort.
«J'en aurais long à dire sur ces deux-là, le père et l'enfant, dont les dévergondages nous ont causé les seuls désagréments sensibles de ma carrière: menteurs, grugeurs, voleurs, etc., mais je préfère ne pas ternir leur réputation qu'est le seul bien des personnes malaisées.
«À huit heures et demie, Saladin arriva donc avec une petite demoiselle de deux ou trois ans, plus jolie encore qu'on ne l'avait souhaitée, qu'il nous vendit au comptant, cent francs, dont madame Canada trouva le prix raide dans le premier moment, mais que vous lui en auriez offert vainement plus tard le double et le triple, jusqu'au moment où même son pesant d'or ne l'aurait pas portée à s'en défaire, l'intérêt commercial se joignant à l'affection maternelle dans son cœur pour s'y opposer.
«L'enfant était évanouie, pour avoir eu peur pendant le voyage, je suppose, et Similor, à qui on ne pouvait refuser sans injustice qu'il a tous les talents de société et autres, la repiqua par un truc à lui. Comme quoi elle s'endormit peu de temps après entre madame Canada et moi, dans notre propre chambre où nous passâmes une partie de la nuit à contempler sa beauté, disant que c'était une petitesse de la part des auteurs de ses jours de l'avoir lâchée comme ça pour soixante francs.
«Car Saladin avait bien dû gagner quarante francs pour le moins, sur le marché.
«Quoiqu'il l'avait peut-être tout uniment chipée. C'est plus dans sa nature adroite comme un singe. Et de manière ou d'autre, il en fut le bœuf, car Similor lui contre pinça la somme tout entière, à l'abri de l'autorité paternelle d'un tuteur. Ça nous amusa, Amandine et moi; c'était farce.
«Faut qu'il y ait bien des amertumes au-dedans de moi, par suite de leurs fautes et indélicatesses répétées pour que je parle ainsi d'Amédée Similor, mon ami de cœur, et de Saladin, dont j'ai été son unique nourrice, l'ayant abreuvé et sevré de mon lait, à mes frais, dans son enfance.
«Sa défunte mère n'avait pas une bonne conduite, buvant tout avec les militaires, même invalides, mais quel cœur! Enfin n'importe. On a chacun les défauts de la nature.
«Dans le règne animal, on connaît des sujets dont tout est bon, même les rebuts. Semblablement la petite ne nous fut pas à charge une semaine, car dès le premier dimanche que nous travaillâmes en foire, à Melun, Saladin lui arrangea une crèche avec tout son bon goût qu'il avait, le polisson, et nous la fîmes voir entre deux bestiaux en qualité d'enfant Jésus. Mademoiselle Freluche faisait l'étoile qui guide les rois mages, représentés par Cologne, Poquet et Similor. Nous étions, madame Canada et moi saint Joseph et la Vierge, Saladin jouait l'ange.
«La petite était si jolie que tout Melun vint la voir à la queue leu leu. J'ignore pourquoi on parle des anguilles de cette localité, située dans le département de Seine-et-Marne. On y mange de bons lapins de choux, à cause de la forêt de Fontainebleau, célèbre par son palais royal avec pièces d'eau et carpes, longues comme moi, dues à Henri IV, où François Ier, et la belle Gabrielle.
«En voyageant, on apprend les particularités de ce genre.
«On eut cent trente francs de boni net à Melun, tous frais faits, et Similor demanda douze francs de guilte ou gratification, comme quoi il avait l'autorité sur celui qui avait levé la petite. Crainte de scandale, on en fixa les appointements journaliers à soixante-quinze centimes provisoirement, et ce fut Similor qui les toucha. Saladin lui dit:
«—Papa, tu fais bien de jouer de ton reste. Quand tu vas être vieux et quand je vas être fort, je m'assoirai sur ton estomac pour t'aider à respirer.
«C'est là ce que récoltent les mauvais pères, par suite de la justice de Dieu.
«Comme ça, la petite, presque au maillot, gagnait déjà par an deux cent soixante-quinze francs quinze centimes, par mois vingt-deux francs cinquante centimes. On en met au nombre des enfants célèbres qui n'ont pas débuté si gentiment dans leur spécialité.
«Elle ne parlait pas du tout. De ce qu'on bavardait autour d'elle, elle avait l'air de ne rien comprendre. Madame Canada n'était pas fâchée, parce qu'une sourde-muette ça attire la curiosité, pouvant servir en outre dans les pantomimes; mais moi, je voyais bien qu'elle n'était ni muette ni sourde. L'observation est une de mes nombreuses aptitudes. J'ai traversé l'humanité sans faire aucune poussière; néanmoins, je connais mes talents.
«Pour moi, l'enfant était comme un couvreur qui a eu l'imprudence de tomber d'un cinquième étage sur le pavé, assez heureux pour ne pas se tuer, mais restant étourdi plus ou moins de temps. Elle ne se portait pas mal, mais sa petite cervelle n'était pas bien à sa place. Similor m'appela plus d'une fois maladroit à l'égard de cette opinion, mais je m'en moque. Similor brille plus qu'il ne pèse, et quand il le voudra, malgré nos âges, je lui ferai encore une façon au sabre ou à la canne, ne craignant pas les combats.
«Saladin est bien plus coquin que lui. Il a le sang-froid du traître dans Le Sonneur de Saint-Paul et La Grâce de Dieu.
«La preuve que je ne faisais pas erreur, c'est qu'un beau matin, à Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, la chérie se mit à chanter je ne sais plus quelle mignonne petite chanson qui fit rire et pleurer madame Canada. Nous la mangeâmes de baisers. Elle s'accoutumait à nous très bien, et je crois qu'elle nous aimait déjà. Faut dire qu'elle était une idole pour nous; on l'élevait dans du coton; Similor aurait voulu qu'on la donne tout de suite à mademoiselle Freluche pour l'exercice et les principes de la corde, mais Amandine et moi nous nous tenions. On fut inflexible, se bornant à lui dire: «Tiens-toi droite et mets tes pieds en dehors», comme aurore d'une éducation prochaine.
«J'ajoute que la caisse n'y perdait rien. En foire, avec un enfant joli et obéissant, vous pouvez remplacer hardiment une troupe de singes qui coûtent des douze à quatorze francs tous les jours, souvent malades et sujets à périr par la poitrine, dont la perte de chaque sujet va dans les cent cinquante francs. Autant vaut diriger le grand Opéra, où la personne a du moins les secours du gouvernement. J'en dis autant des chiens, jamais contents de leur nourriture, quoique bonnes bêtes au fond, et amis des hommes, mais perdus de vermine, par quoi la propreté est incapable dans tous les lieux qu'ils fréquentent.
«Si vous voulez maintenant que je vous donne mon avis sur les ménageries ambulantes, ça fait tout simplement pitié. L'orgueil d'avoir un lion ou un éléphant a ruiné bien des pères de famille, sans parler que l'animal féroce mange toujours son bienfaiteur un jour ou l'autre.
«La Providence l'a voulu en attribuant ses instincts carnassiers au serpent pour qu'il morde, au tigre pour qu'il griffe.
«Pour s'y retirer, dans les bêtes sauvages, il n'y a que les phoques et les moutons mérinos assez patients pour qu'on lui réussisse l'opération de la cinquième patte du phénomène vivant, en bois ou caoutchouc, bien plantée, et que rien ne paraît quand la cicatrice est tenue propre. En plus qu'alors, l'animal valétudinaire manque d'appétit et coûte peu pour la nourriture.
«Le phoque, encore plus avantageux, vit de vieux chapeaux de feutre mou.
«C'est supérieur aux clowns et jongleurs, généralement mauvais sujets. L'homme squelette vous ruine en chatteries; la femme colosse, lui faut des quatre et cinq livres de veau par repas, avec bière et tabac; si elle est à barbe, ne m'en parlez pas, elle a des passions que je n'oserais même pas les préciser dans mes souvenirs.
«Eh bien! tout ça n'est rien auprès des jumeaux siamois, ni des papas qui jouent au volant avec leurs petits. Vous n'avez pas une paire de siamois, bien collés, pour moins de six francs par jour et le café. Faut les servir; ils sont mal embouchés et passent leur vie à se battre réciproquement l'un contre l'autre.
«Il n'y a pas plus mauvais que la jeune fille encéphale et l'homme qui écrit avec son pied. Pour abréger, le phénomène, c'est la gale, gonflé d'orgueil et méprisant les personnes naturelles bien proportionnées.
«Je donnerai mon adresse dans le courant de cet ouvrage; ceux qui souhaiteront des renseignements détaillés sur la baraque pourront me consulter. Aucun des secrets de l'état ne m'est inconnu, depuis l'électricité jusqu'à la tireuse de cartes. Cet écrit étant destiné seulement à la famille de la jeune personne, je m'arrête, ajoutant que le ventriloque fait une heureuse exception et chérit ses semblables, toujours rempli de bonnes mœurs quand il est à jeun.
«Dommage qu'il pompe trop souvent et que la boisson le hérisse.
«J'en reviens à l'avantage de l'enfant chez l'artiste. Pour madame Canada et moi, plutôt périr que d'en arracher un à la douceur du foyer domestique, quoiqu'on voie dans les journaux des exemples de mioches traités avec une barbarie pire que les sauvages. La petite était à nous, puisqu'on l'avait achetée et payée. Et, cédant à mes sentiments spontanés, je fais savoir aux pères et mères assez maladroits pour couvrir leurs petits de bleus à l'aide d'instruments contondants que ce n'est pas raisonnable. Ils pourraient les vendre de cinquante à cent francs la pièce, plus cher même s'ils ont un talent, et jusqu'à mille francs si c'est des monstres.
«Sans être monstre et sans talent extraordinaire, le simple enfant, joli de figure, peut rapporter à la baraque autant que n'importe quel crocodile, si la troupe contient un homme de talent, capable de faire un ouvrage dramatique. Or, nous étions trois dans ce cas à la maison: moi d'abord, de qui la jeunesse fut imbue de Bobino et de l'Odéon; Amédée Similor, qui comptait des années de figuration sur les planches, et Saladin, né là-dedans, puisque à l'âge de deux ans il avait rempli le rôle d'un enfant de carton dans une pièce à grand spectacle, rappelé à la fin avec monsieur Mélingue et madame Laurent.
«J'étais étonnant pour l'imagination. Similor trouvait des trucs, mais Saladin avait le génie. Quel auteur! Il faisait ce qu'il voulait avec n'importe quoi. Il vous habillait l'enfant comme un gant, dans un rôle charmant où elle n'avait qu'à se montrer pour faire de 12 à 15 francs de recette.
«La petite fut tour à tour Moïse sauvé des eaux par la princesse égyptienne, Zélisca ou l'enfant préservé par un chien de la morsure d'un serpent boa d'Amérique, Winceslas ou le petit prince sauvé d'un incendie par le hussard de Felsheim. Que sais-je! Saladin était plus fécond que monsieur Scribe. On lui donnait trente sous, par pièce, une fois payés. Comme il jouait au bouchon supérieurement et qu'il trichait mieux encore aux cartes, il cachait de l'argent partout.
«Mais Similor trouvait toujours le magot qui passait en consommation à la faveur de la puissance maternelle.
«Pendant toute la première année, l'enfant fut affichée et annoncée sous le nom de mademoiselle Cerise à cause d'une circonstance exceptionnelle qui sera notée plus tard, en faveur de ses parents.
«À la fin des douze mois, madame Canada et moi nous voulûmes savoir ce que mademoiselle Cerise nous avait rapporté. Mes comptes sont le modèle de la partie double; après dix minutes de chiffres je pus dire que l'enfant nous avait valu 1629 francs, quittes de tout frais.
«C'était à Orléans (Loiret), sur la place du marché. Madame Canada me dit:
«—C'est superbe, je paye le café.
«—J'accepte, répondis-je. La Californie est à la maison, c'est agréable.
«—Et la satisfaction aussi, ajouta Amandine, car je l'idole cette chérie-là, et j'aurais une fillette à moi que je ne l'aimerais pas tant.
«Madame Canada jouit d'une juste renommée pour fricasser le café. C'est un velours qui sort de ses mains, ne ménageant aucun des ingrédients qui peuvent ajouter à son charme. Elle en fit une pleine bouilloire, car nous n'avions plus à y regarder de si près, étant favorisés par la recette. On passa la nuit tout entière à parler de la petite.
«C'est sûr qu'en vieillissant on devient meilleur, car Amandine partage maintenant le désir honorable que j'ai de retrouver les parents de la jeune personne. Cette nuit-là, ce n'était pas ainsi, puisqu'elle me dit:
«—Cerise, ça n'est pas un nom.
«—C'est drôle, objectai-je, et ça tape l'œil sur l'affiche.
«—Possible, mais c'est un écriteau sur son dos. Si on le lui laisse, les parents sont capables de deviner la charade. Alors, comme elle vaut de l'argent, avant dix mois on viendra nous la reprendre.
«C'était clair, on verra bientôt pourquoi.
«—En définitive, les parents l'ont vendue, répondis-je sans être bien sûr que je disais la vérité.
«Madame Canada haussa les épaules.
«—C'est clair! fit-elle pourtant avec empressement.
«Mais au fond du cœur nous avions tous deux la même idée. Les parents d'un ange pareil: ça doit être dans l'opulence.
«—En foi de quoi, achevai-je, puisque le droit y est, gardons ce que nous avons payé, et cherchons un autre nom à la minette.
«Ce qui fut dit fut fait, et Dieu sait que nous nous donnâmes de la peine. Chaque fois que nous trouvions un nom nouveau, il était épluché, discuté, puis rejeté, parce qu'il ne valait pas celui de Cerise qui était venu tout seul.
«Et pendant tout cela, nous regardions cette chère figure blanche et rose—toute ronde—qui dormait en souriant dans son berceau, une vraie cerise en vérité.
«Car elle avait si bien repris, notre petite! c'était un charme que sa fraîcheur; c'est qu'aussi elle était dorlotée, mieux que chez des grands seigneurs.
«Nous en étions à jeter notre langue aux chiens, lorsque Cerise ouvrit ses grands yeux bleus et nous regarda.
«—Deux saphirs! dit madame Canada.
«—Saphir! répétai-je.
«Et l'enfant eut son nom.
«Elle rabaissa ses longues paupières et se rendormit.
«Le lendemain, il fut défendu d'appeler mademoiselle Cerise autrement que mademoiselle Saphir. Ordre d'administration, cinq centimes d'amende.
«Ce fut le premier mouvement d'humeur qu'on eût découvert en elle. Mademoiselle Cerise parut fâchée d'avoir perdu son nom; elle bouda.
«Mais, au bout de quelques minutes, il n'y paraissait plus.
«Elle était, du reste, sans cervelle, comme un petit oiseau, mais elle avait un cœur; je crois qu'elle nous aimait déjà.
«Jusqu'alors, elle avait chanté quelquefois, prononçant assez bien les paroles de sa chansonnette, mais elle n'avait jamais parlé. Vers ce temps, du jour au lendemain, elle se mit à babiller, non point comme si elle eût appris peu à peu, mais comme si elle se souvenait tout d'un coup.
«Ceci était d'autant plus sûr que son babil ne venait point de nous. Elle ne répétait jamais ce que nous avions habitude de dire. C'était autre chose: des choses que nous ne comprenions pas toujours. Elle causait de Médor, de la bergère, de la laitière. Tout ça indiquait suffisamment qu'elle avait été élevée à la campagne. Elle n'appelait point son papa; quand elle disait maman, elle avait un tremblement, preuve qu'on avait dû la battre.
«Du reste, il ne servait à rien de l'interroger. Elle vous regardait tout à coup sans comprendre, ou bien elle pleurait à chaudes larmes. Nous essayâmes cent fois de savoir le nom de sa famille, ou tout au moins le nom qu'elle portait chez ses parents. Impossible. Vous auriez dit qu'elle n'avait plus de mémoire. Et pourtant elle se souvenait très exactement de tout ce qui s'était passé depuis son arrivée à la maison.
«Madame Canada était contente de cela. Elle disait:
«—Ça fait que la mignonne est née native de la baraque, puisque tout le reste est pour elle ni vu ni connu.
«Je vais donc arriver à son éducation.
«Madame Canada n'était pas aussi instruite qu'elle l'aurait désiré, quoique étonnante pour se faire casser des cailloux sur le ventre, le café noir et l'esprit naturel. Moi, j'étais pris par les soins du ménage, la tenue des livres et la rédaction du boniment que j'en ai toujours fourni à la foule de nombreuses variétés, tous agréables et lardés du mot pour rire. Saladin en savait long. Quand on eut résolu, moi et ma femme, qu'on donnerait à l'enfant l'enseignement d'une princesse, je songeai tout de suite à Saladin pour la lecture, l'écriture et compter. Cologne pouvait la pousser en musique jusqu'à la tyrolienne, Similor eût été pour l'escrime, toujours séduisante en foire de la part d'une dame, et la danse des salons, pour quant à laquelle vous chercheriez en vain son émule dans Paris; enfin, gardant le principal pour finir, mademoiselle Freluche devait lui enseigner tous les secrets de la corde raide, dont nous comptions qu'elle ferait sa carrière sérieuse.
«En surplus, Poquet, dit Atlas, se proposa spontanément pour la chiromancie, somnambulisme, et tours de cartes qu'il avait pratiqués avec succès dans plusieurs villes de l'Europe.
«Les rêves de papas et mamans n'ont presque jamais le frein de la modération. Moi et madame Canada, plus chauds et bouillants que de vrais père et mère de qui nous tenions la place, nous n'étions pas encore contents. Madame Canada avait été désossée dans sa petite jeunesse; elle disait souvent qu'il serait peut-être opportun pour l'avenir de l'enfant de lui lâcher les articulations, et moi je proposais de lui inculquer à mes moments perdus ce qui me restait de pharmacie.
«On repoussa l'avalage du sabre par une circonstance que je vais noter tout à l'heure, mais il fut convenu qu'en revenant à Paris l'enfant irait à l'atelier Cœur-d'Acier prendre des leçons de peinture artistique auprès de monsieur Baruque et de monsieur Gondrequin-Militaire, à qui sont dus les premiers tableaux de la foire.
«On ne peut pas dire que tout ça fût des vains songes; néanmoins, il y en avait trop pour une seule jeune personne qui dépassait à peine sa troisième année; c'est pourquoi moi et madame Canada nous commençâmes par continuer de la laisser boire, manger et dormir en toute liberté, sauf une petite leçon que donnait tous les matins mademoiselle Freluche.
«Je note ici pour les parents (les vrais) deux particularités et un phénomène.
«Le phénomène c'est la cerise que l'enfant portait et porte encore entre le sein et l'épaule droite. Au jour d'aujourd'hui, elle a quatorze ans et la cerise n'est plus si rose; mais on la voit encore très bien. Ai-je besoin d'ajouter que ce phénomène était l'origine de son premier nom? Ça me paraît superflu. Mon lecteur l'a deviné.
«Les particularités, les voilà dans leur ordre naturel:
«1er Pendant bien longtemps, la petite ne vint au théâtre que pour figurer ses rôles. On l'apportait dans la crèche de l'Enfant-Jésus ou dans le berceau de Moïse et puis on la remportait. C'était tout. Elle ne connaissait rien de ce qui se faisait chez nous.
«Un soir, peu de temps après qu'elle eut retrouvé la parole, je l'emmenai avec moi pour qu'elle vît danser mademoiselle Freluche: histoire de lui donner du goût pour la partie.
«Aussitôt que mademoiselle Freluche bondit sur la corde, la petite se mit à trembler comme elle faisait toujours en appelant sa maman, mais plus fort. Elle se leva, elle était aussi blanche qu'un linge et semblait hors d'elle-même.
«—Maman! maman! maman! dit-elle par trois fois. Sous la fenêtre.... le pont... la rivière... Ah! je ne sais plus!
«Ce dernier mot vint après un grand effort, et l'enfant se rassit, épuisée.
«Madame Canada eut le soupçon que sa maman était danseuse de corde. Moi pas. On eut beau interroger la petite, elle ne dit rien.
«Le vrai, c'était son mot: je ne sais plus! Et je marque ma pensée telle qu'elle fut: sous la fenêtre de l'appartement où demeurait l'enfant, une danseuse de corde avait coutume de travailler. C'était auprès de la rivière et vis-à-vis d'un pont...
«2e Saladin tourmentait souvent pour qu'elle vînt le voir avaler des sabres. N'y a pas plus orgueilleux que ce blanc-bec-là; ayant toujours gardé vis-à-vis de lui la faiblesse d'une mère nourrice, je cédai à ses désirs.
«D'ordinaire, l'enfant jouait volontiers avec Saladin, qui est un gentil garçon et qui se montrait très complaisant pour elle.
«Quand il entra en scène, la petite le regardait en souriant. Mais à peine eut-il mis la pointe du sabre dans sa bouche, qu'elle se rejeta violemment en arrière, disant comme l'autre fois:
«—Maman! maman! maman!
«Elle tremblait convulsivement, ses yeux tournaient. Elle ajouta entre ses pauvres petites dents qui grinçaient:
«—C'est lui!
«Et elle tomba inanimée.»
XVII
Suite des mémoires d'Échalot
«Faut vous faire savoir que nous eûmes une idée, moi et madame Canada. Le dernier soir de la foire au pain d'épice, place du Trône, à Paris, il était venu une petite dame avec une minette jolie, mais là comme toute une pannerée d'amours. Eh bien! comme le Saladin avait commencé d'avaler ses sabres, ce soir-là, la minette de Paris avait crié et pleuré, disant: «qu'il est laid! qu'il est laid!» Et notre Saladin s'était mis en colère, étant pétri d'orgueil.
«Le malheur, c'est qu'il y a trop longtemps maintenant que toutes ces choses sont passées. Si on avait cherché tout de suite, on en saurait plus long, mais on avait l'excuse d'être loin de Paris.
«Toujours il y a que, quand mademoiselle Saphir montra une si grande peur de l'avalage, moi et Amandine nous pensâmes subito à la minette de la place du Trône, et ça nous donna de la peine parce que la petite dame vous avait l'air de raffoler de son enfant.
«On voulut s'informer à Saladin; mais Saladin disait ce qu'il voulait, et tous les jours il devenait plus insolent, courant les tripots et se faufilant avec des mauvais sujets dans les diverses localités. Il nous méprisait à haute voix. Ses camarades l'appelaient le marquis, et ça enflait son amour-propre.
«Je n'avais pas beaucoup de relations avec Similor, qui ne cherchait qu'à tirer de l'argent de nous; mais pour le peu que nous causions ensemble, je vis dès ce temps-là que ce coupable père essayait de garder son influence sur le blanc-bec, plus rusé que lui, en se vantant de nos anciennes fredaines, et en lui racontant nos aventures avec les Habits Noirs.
«C'est vrai que pour ma part j'ai connu les Habits Noirs, ayant tenu une agence dans le propre escalier du grand monsieur Lecoq de la Perrière. Si je voulais révéler dans mes présents mémoires tout ce que j'ai vu et entendu, mêlé, comme je l'étais, à des notaires et à des nobles, que je faisais la poule avec leurs domestiques au fameux estaminet de l'Épi-Scié, j'étonnerais bien du monde, j'ai rencontré plus d'une fois, nez à nez, le fils de Louis XVII, qui était blond comme une quenouille, la comtesse Corona, plus belle que les déesses de la fable, et je voyais tous les jours Trois-Pattes, l'ancien mari de la baronne Schwartz qui finit par couper le cou de monsieur Lecoq avec la porte d'un coffre-fort. Ça semble drôle, mais quand c'est poussé raide, ça vaut la guillotine. Assez causé là-dessus.
«D'ailleurs, à travers toutes ces aventures, j'ai su garder ma considération, qui m'est plus chère que l'honneur. Dès que j'ai pu travailler, j'ai laissé le restant des Habits Noirs pour ce qu'ils sont. Mais Similor, avec ses habitudes d'élégance et ses vices de mangetout, avait toujours conservé l'idée de retrouver les débris de l'association et de s'en servir pour faire sa fortune.
«Saladin mordait à cela et c'était la seule supériorité que son père eût gardée sur lui.
«Mais cet écrit n'est pas plus destiné à détailler les maladresses de Saladin et de Similor que les crimes des Habits Noirs, avec lesquels, au prix de mon aisance, je ne voudrais pas renouer mon ancienne connaissance; je manie la plume pour être utile à notre fille d'adoption, et je veux m'étendre seulement sur ce qui la regarde.
«C'était, dès ce temps-là, un drôle de petit caractère, et des plus philosophes que moi n'auraient pas su le définir. On ne peut pas dire qu'elle était gaie, quoiqu'elle eût toujours son joli sourire sur les lèvres; il y avait derrière ce sourire je ne sais quoi qui restait triste ou plutôt froid; elle nous aimait bien à sa manière; elle semblait contente de nos caresses, elle nous les rendait, mais froidement. Je cherche à dire ça comme c'était au juste: le froid ne se montrait pas, il se devinait.
«Moi et Amandine, il n'y a pas de choses qu'on n'ait faites pour deviner ce qu'il y avait dans ce petit cœur. Nous l'aimions si tendrement que l'idée qu'elle souffrait en dedans et qu'elle nous cachait sa peine serrait semblablement nos deux cœurs. Avait-elle des souvenirs? les cachait-elle? Ne pouvait-elle prendre en nous la confiance qu'il fallait pour nous dire son pauvre petit secret?
«Ou bien, comme nous l'avions pensé si souvent, le coup qui l'avait séparée de sa famille laissait-il des traces dans son cerveau? Il y avait des moments où son regard fixe semblait dire: «Je cherche au fond de ma mémoire vide et je n'y trouve rien.» C'était le plus souvent ainsi, quand elle se croyait seule et non observée; d'autres fois, son grand œil bleu s'allumait tout à coup; il semblait qu'elle allait renouer le fil rompu de ses souvenirs, et sa charmante figure prenait alors une expression de joie.
«Mais tout cela s'évanouissait, ses yeux s'éteignaient; elle redevenait pâle et les grandes boucles de ses cheveux blonds retombaient comme un voile sur sa figure qui ne disait plus rien.
«—Moi, répétait souvent Amandine, j'ai idée que la pauvre ange finira folle. Quelle malheur!
«En attendant, elle grandissait en bonne santé et en talents. Ils commençaient à nous l'envier en foire et, si nous eussions voulu nous en défaire, on en aurait eu déjà une jolie somme, car les calés de la partie nous croyaient encore pauvres, rapport au mauvais état de la baraque, et ne se gênaient pas pour nous faire des propositions.
«Mais sans parler des espérances qu'on avait fondées sur ses débuts comme danseuse de corde, moi et Amandine nous n'aurions pas voulu nous séparer d'elle pour des mille et des cents, et comme Saladin, qui nous l'avait apportée, était bien capable de nous la subtiliser, je lui dis, une fois pour toutes, en présence de son père et avec l'approbation de madame Canada:
«—Toi, quoique j'aie gardé à ton vis-à-vis la faiblesse d'un père nourricier, si tu t'avises d'y toucher, je t'écrase!
«À la baraque, ils connaissaient tous la douceur de mon caractère et ils savaient que, quand une fois je faisais une menace, c'était comme du papier timbré.
«Saladin, du reste, ne détestait pas l'enfant, bien au contraire. Il y avait des moments où nous craignions qu'il ne l'aimât trop, un jour venant. Il s'occupait d'elle et de son instruction beaucoup plus que ses habitudes dissolues n'auraient pu le faire espérer; il se levait matin pour lui donner sa première leçon et, bien souvent le soir, au lieu d'aller à ses plaisirs, il dépensait encore une heure à la faire écrire et lire.
«De son côté, la petite lui témoignait une reconnaissance douce et froide; elle était avec lui comme avec nous tous, impénétrable. Je parle ici tout à la fois de plusieurs années car, dès l'âge de trois ans, comme plus tard, à douze et quatorze ans, mademoiselle Saphir fut toujours pour nous une énigme.
«Non pas du tout qu'elle se montrât cachottière ou qu'elle s'éloignât de notre société; toujours et partout elle fut la joie de notre intérieur à moi et à Amandine, mais enfin si c'était mon métier d'écrire, je me ferais peut-être mieux comprendre: l'enfant avait quelque chose qu'elle ignorait ou qu'elle dissimulait, et qui nous faisait donner au diable.
«Dans les premières années, cette chose, que ce fût ou non un souvenir, se traduisait par ce tremblement dont j'ai parlé, et ce cri toujours le même: Maman, maman, maman! Mais plus tard, comme cet appel à sa mère lui attirait nos questions et qu'elle n'en voulait pas (peut-être parce qu'elle ne pouvait vraiment pas y répondre), elle choisit elle-même une autre formule, et dans ses crises, qui se résolvaient la plupart du temps par des larmes, elle n'appela plus que Dieu.
«Ce fut à Nantes, grande et belle ville, qui est située sur la rivière, dans le département de la Loire-Inférieure, que mademoiselle Saphir fut plantée pour la première fois sur les grandes affiches comme premier sujet pour la corde raide, remplaçante de madame Saqui.
«Mademoiselle Freluche en eut une forte jaunisse, mais le reste de la troupe approuva notre mesure, car déjà, depuis plus de six mois, notre petite Saphir avait tout ce qu'il fallait pour se montrer au public et mériter sa bienveillance même au sein de la capitale.
«Elle avait six ans, elle était très grande pour son âge et admirablement élancée. Moi et Amandine nous lui avions fait faire un costume d'azur en conformité de son nom. Quand elle parut semblable à un nuage bleu de ciel, il y eut dans le public de la baraque un grand murmure qui n'était ni de l'admiration ni de la surprise, qui était tout simplement de l'amour.
«Voilà ce que je peux dire parce que je l'ai vu partout. Aussi bien dans les villes de l'est que dans celles de l'ouest, dans le midi comme dans le nord de la France, les spectateurs se prenaient pour elle de tendresse; on la caressait du regard, on l'applaudissait tout doucement et la salle entière souriait d'émotion et d'aise.
«Ce fut ainsi toujours tant qu'elle resta enfant et cela ne fit que croître et embellir quand elle devint demoiselle.
«Pour en revenir à ses débuts, il y avait chambrée complète parce qu'on affichait depuis trois jours avec permission de monsieur le maire. Il ne faut pas plaisanter avec les noms; un nom ne fait pas le succès, mais il y contribue diantrement, et je vous prie de croire que celui de mademoiselle Saphir, dû à moi et à madame Canada, n'était pas une inconséquence. On l'avait imprimé en lettres bleues, à facettes qui semblaient composées de diamants; il tenait le beau milieu de l'affiche et semblait rayonner dans un large espace vide. Tout Nantes l'avait regardé, tout Nantes s'était dit: qu'est-ce que c'est que mademoiselle Saphir? hé, là-bas!
«Et pour savoir, tout Nantes était venu voir, si bien qu'on avait refusé du monde à la porte en quantité.
«Les voisins de la foire enrageaient à faire pitié.
«Elle dansa comme un chérubin, sans crainte ni trouble. Le public ne lui faisait rien, elle s'était habituée à la foule dès sa plus petite enfance, dans la crèche, et d'ailleurs, elle nous l'a dit souvent depuis, elle ne voyait pas le public.
«Les applaudissements la berçaient ou l'animaient comme une musique; jamais ils ne l'exaltaient.
«Elle avait une danse que les connaisseurs appelaient classique et qui était d'une pureté enchanteresse. Amandine disait en riant, mais avec la larme à l'œil: «Si par cas on danse sur la corde en Paradis, ça doit être de même pareillement».
«Ce fut une soirée solennelle et je suis vexé de n'en avoir pas la date exacte pour la signaler ici; mais, à vue de pays, ce doit être vers la fin de mai de l'année 1858.
«À la baraque nous étions tous transportés. Mademoiselle Freluche elle-même oubliait les regrets de l'ambition trompée pour admirer son élève; Similor enflait ses joues et disait: «Il y a du tabac dans cette poupée-là!
«Il parlait toujours argot ou approchant par suite de ses mauvaises connaissances en ville.
«Je l'entendis et je vis dans un coin de la coulisse les deux yeux de Saladin qui flamboyaient; je le montrai du doigt à mon Amandine et nous convînmes entre nous de redoubler de surveillance vis-à-vis du blanc-bec qui devenait un homme.
«—Quoique, dit-elle dans sa joie, il est bien permis au méchant drôle d'être émerveillé comme tout le monde!
«Quand mademoiselle Saphir fit sa dernière élévation sans balancier, elle retomba au milieu d'une pluie de bouquets. Outre que moi et madame Canada nous avions dépensé une trentaine de sous et cinq ou six places données à des amis pour l'encourager dans son premier pas à l'aide de bouquets d'administration, il y avait des gens qui étaient sortis tout exprès pour acheter des lilas et des roses. Ceux qui n'en avaient pas criaient qu'ils en apporteraient le lendemain. Sans exagérer, je puis spécifier que la portion des habitants de Nantes rassemblés ce soir au Théâtre Français et Hydraulique, dont j'étais en nom dans sa direction maintenant avec madame Canada, manifesta des transports approchant de la démence.
«Dès qu'elle eut fini, presque tout le monde s'en alla, et il ne resta pas trente pelés pour voir monsieur Saladin avaler ses sabres. Je ne sais pas si je me trompe, mais il me semble résulter de mes observations que la partie de l'avaleur, si intéressante pourtant, continue de baisser dans notre patrie. Tout change, j'ai vu une époque où vous auriez fait courir l'élite d'une ville, rien qu'en annonçant l'avalage, opéré par un artiste d'un mérite inférieur à celui de Saladin, qui, malgré les défauts de son cœur et de son esprit, comprenait joliment son affaire.
«Mademoiselle Saphir regagna notre retraite entre deux haies formées par la troupe. Cologne, Poquet et Similor lui-même battaient des mains sur son passage. Elle n'en paraissait pas plus fière; mais quand madame Canada, inondée des larmes de son bonheur, voulut la presser sur sa poitrine, la petite eut comme un spasme, elle se rejeta en arrière, elle trembla, et nous devinâmes sur ses lèvres ces mots qu'elle ne prononçait déjà plus: «Maman, maman, maman...»
«L'instant après, elle s'élança vers sa mère d'adoption et la couvrit de caresses.
«—Vieux, me dit Similor toujours prêt à profiter des circonstances pour subvenir aux besoins de son existence déréglée, c'est des dérisions que de récompenser par soixante et quinze centimes le talent d'une telle artiste incomparable. Ayant toujours la tutelle de mon fils Saladin, qui sera majeur seulement dans huit mois, j'exige que les feux de mademoiselle Saphir soient portés à 1 franc 50 centimes journellement et que je les touche.
«Madame Canada voulait refuser, mais, dans le but de garder la paix intérieure, je consentis à cette nouvelle exagération de mon ancien ami.
«—Laisse bouillir le mouton, dis-je à ma compagne, Saladin, sans le vouloir, a payé bien cher les soins que je donnai à sa petite enfance. N'oublions pas que nous lui devons mademoiselle Saphir et que mademoiselle Saphir est la poule aux œufs d'or, qui nous permettra de passer nos vieux jours dans l'opulence.
«Ce n'est pas trop dire. Le lendemain, plus d'affiches, mais en revanche, devant la galerie où se faisait le boniment, une petite pancarte annonçait que, pendant les représentations de mademoiselle Saphir, le prix des places serait momentanément doublé. Les collègues de la foire vinrent lire la pancarte dans la matinée, et désapprouvèrent la mesure à l'unanimité; nonobstant, dès la première fournée, nous refusâmes du monde, et avant de nous coucher, je pus compter 150 francs de bénéfice.
«C'était le Pérou, l'Eldorado, le rêve impossible; on n'avait jamais rien vu de pareil!
«Nous restâmes dix jours à Nantes; nous aurions pu y rester cent ans, s'il y avait des foires de cette durée; la recette n'avait pas baissé d'un centime.
«Mais que nous importait désormais d'aller ici ou là? Nous avions avec nous notre talisman; nos résidences pouvaient changer de noms, notre succès était toujours le même.
«Toutes les villes de France: Bordeaux, Marseille, Toulouse, Rouen, Lyon, Lille, Strasbourg et autres versèrent tour à tour dans nos coffres le témoignage de leur admiration; nous n'avions qu'à nous présenter pour réussir; la renommée de notre étoile nous précédait désormais, et plusieurs conseils municipaux des localités secondaires nous firent des offres exceptionnelles que notre intérêt nous contraignit de refuser.
«En 1859, au mois d'août, le Théâtre Français et Hydraulique fut dépecé pour être vendu au vieux bois. À son lieu et place sur le terrain de foire de Saint-Sever, sous Rouen, fut inauguré le THÉÂTRE DE MADEMOISELLE SAPHIR, avec ce simple frontispice: Prestiges, élévations, grâce, adresse!
«C'était un assez beau monument, quoique portatif par le démontage. Un peu moins vaste que les établissements de messieurs Cocherie et Laroche, il pouvait passer pour plus élégant. La salle, spacieuse et commode, était calculée pour l'agrément du public, contenant beaucoup de premières, quelques secondes pour les gens sans façon et les militaires, mais point de troisièmes, la populace n'étant qu'un embarras dans les spectacles qui s'adressent surtout à la haute société.
«Nous n'y allions pas par quatre chemins, nos premières étaient à 50 centimes. On doit penser à quel chiffre considérable les recettes peuvent monter avec de pareils prix!
«Le lecteur s'étonnera peut-être de n'avoir point vu Paris parmi les villes qui furent à même de rendre hommage à mademoiselle Saphir. Je n'ai pas pris la plume sans me résoudre à tous les aveux: Paris ne connaissait pas mademoiselle Saphir. La même pensée, peut-être coupable, qui nous avait portés autrefois à lui enlever son premier nom de Cerise, nous induisait, moi et madame Canada, en quelque sorte à notre insu, à fuir la capitale où nous étions menacée de perdre notre adoré trésor.
«Et qu'on ne se méprenne point. Je ne fais pas allusion aux bénéfices considérables que nous procurait notre fille d'adoption, le mot trésor s'applique uniquement ici aux choses du cœur. Je ne méprise pas l'argent, madame Canada est dans le même cas, mais entre l'argent, tout l'argent de la terre, et notre bien-aimée fille, elle n'hésiterait pas un seul instant, ni moi non plus. J'en lève la main avec elle.
«Cet écrit est la preuve que nos idées ont bien changé. Nous nous repentons du passé, nous ferons autrement dans l'avenir.
«Rien ne nous coûtera pour retrouver les parents de notre petite. Rien ne nous gênera non plus, car, Dieu merci, nous sommes libres comme l'air dans notre établissement. Quoique mon ancien ami Similor et mon nourrisson Saladin ne fussent pas nos associés, il est certain qu'ils nous dominaient souvent par leur arrogance. Similor, devenu de plus en plus paresseux et refusant toute espèce de services, ne mettait pas de bornes à ses exigences au sujet des prétendus droits qu'il avait sur notre fille, et Saladin parvenu à sa majorité rivalisait de cupidité avec son père.
«Il était très habile, c'est vrai, comme artiste en foire, et je ne voudrais pas rabaisser ses talents: il s'était fait à lui-même une manière d'éducation soignée, lisant des livres de toute sorte dans son trou et se préparant à ce qu'il appelait ses campagnes.
«Depuis longtemps déjà, il avait cessé d'aller au cabaret et n'imitait point la mauvaise conduite de son père. Au contraire, il était rangé et même avare, quoiqu'il sût très bien risquer d'un coup toutes ses économies quand il s'agissait de commerce.
«Je ne peux pas m'empêcher de le dire, ce garçon-là, bien dirigé, eût été un joli sujet.
«L'avalage se dégommant de plus en plus, il paraissait rarement devant le public pour faire le travail des sabres, et encore prenait-il depuis plusieurs années de grandes précautions pour altérer son physique quand il abordait cet emploi, il avait soin de se grimer soit en Caraïbe soit en Patagon, et nous en profitions pour mettre sur l'affiche le nom de ces peuplades sauvages; chacun à la baraque lui gardait le secret, et quelquefois, en ville, il parvenait à cacher les rapports qu'il avait avec nous.
«Dans bien des localités, il se faisait passer pour un jeune homme de famille voyageant pour son instruction; aucun mauvais coup couronné d'un résultat pécuniaire n'est venu jusqu'à ma connaissance, mais je sais qu'il se faufila dans plusieurs maisons où il n'aurait point dû avoir accès, et que Similor passa plus d'une fois, chez des gens riches, pour être son gouverneur.
«Liberté, libertas! moi et madame Canada, nous ne sommes pas des gendarmes, mais tant va la cruche à l'eau... vous savez le reste. Nous avions peur de voir cela mal finir, il y avait souvent des scènes; en plus que madame Canada concevait des soupçons et me disait que Saladin nourrissait des desseins coupables contre l'innocence de mademoiselle Saphir.
«Le blanc-bec n'en était que trop capable, quoiqu'il marquât généralement peu de galanterie pour le beau sexe; il tenait notre chère enfant sous sa dépendance par suite des leçons qu'il lui donnait et dont elle profitait si bien. Elle ne l'aimait pas, mais elle le craignait, et nous nous étions bien aperçus qu'il exerçait sur elle une espèce d'autorité.
«Elle était grande maintenant et presque une jeune personne; elle savait tant de choses que je ne pourrais pas en faire le compte, mais elle avait gardé cette faiblesse d'esprit qui nous donnait tant à craindre. Quand elle était petite, elle parlait peu, ne se confiait point et s'éloignait souvent de nous au moment même où nous attendions ses caresses. Maintenant, c'étaient des rêvasseries à n'en plus finir.
«Saladin lui fournissait des livres qu'elle dévorait en cachette. À force de chercher, j'en surpris un, c'était Alexis ou la Maisonnette dans les bois, de monsieur Ducray-Duminil. Moi et madame Canada nous tînmes conseil, et il fut convenu que je paierais quelque chose à un libraire pour savoir si c'était là un écrit dangereux.
«Mais sur ces entrefaites, un matin, mademoiselle Saphir s'enfuit précipitamment hors de sa chambre où Saladin était en train de lui donner une leçon de grammaire. L'enfant était fort troublée, elle avait ce tremblement dont j'ai parlé tant de fois et ses lèvres muettes appelaient sa mère, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps.
«Nous l'interrogeâmes ensemble et séparément, moi et Amandine, mais elle ne voulut pas nous répondre: nous aurions dû être faits à cet étrange caractère, et pourtant nous en éprouvâmes un grand chagrin.
«Le soir, j'invitai Similor et Saladin à prendre le café dans notre chambre. La chose était concertée avec madame Canada, je pris la parole et je dis:
«—J'ai été pour vous le modèle des amis, Amédée, et voici un jeune homme qui me doit l'air qu'il respire, en récompense de quoi l'un et l'autre vous ne vous comportez pas bien à mon égard.
«Ils voulurent se récrier, mais madame Canada leur glissa à l'oreille:
«—Échalot est trop doux, moi je vous aurais fait votre portrait en deux mots: vous êtes des canailles.
«Je crus qu'il faudrait s'aligner, car Similor m'avait provoqué au sabre d'avalage pour bien moins que cela, plus d'une fois, mais Saladin l'arrêta au moment où il se levait furieux.
«—C'est des propositions qu'on va nous faire, dit froidement le blanc-bec. Sois calme à mon instar.
«Puis s'adressant à moi il ajouta:
«—Papa Échalot, vous êtes une bonne créature, je ne vous en veux pas du tout de ce que vous avez fait pour moi. Papa Similor m'a exploité tant qu'il a pu, c'était son droit, je l'approuve; quant à madame Canada, elle va nous compter 1000 francs comme un amour de petite femme qu'elle est, et nous lui tirerons notre révérence pour jusqu'au jour du jugement dernier.
«Moi et Amandine nous voulions en effet provoquer une séparation, et pourtant l'offre du blanc-bec nous prit sans vert. Pour ma part, je ne l'avais jamais trouvé si gentil qu'au moment où il nous adressa cet effronté boniment.
«Mais il y avait trop longtemps que ma compagne portait sur ses épaules le père et le fils. Elle se releva d'un saut, gagna son armoire et en retira un sac de mille qu'elle jeta à Similor à toute volée, au risque de l'assommer.
«Similor n'en éprouva aucun mal, parce que Saladin saisissant le sac au passage s'écria:
«Maman Canada, je vous fais savoir que pour les paiements subséquents, c'est entre mes mains qu'il faudra verser.
«Ma compagne resta bouche béante à le regarder, et moi je répétai:
«—Comment, les paiements subséquents!
«—Je suis maintenant le tuteur de papa, me répondit Saladin avec son sourire narquois, et vous êtes trop juste, respectable Échalot, pour nous refuser une pauvre rente viagère de 100 francs tous les mois en considération d'avoir apporté la fortune dans votre maison.
«—Soit! répondit madame Canada qui était plus rouge qu'une tomate, mais va-t'en ou je vas te tordre le cou comme à un poulet!
«Saladin prit son père par le bras.
«—En route, ma vieille, lui dit-il, viens coucher à mon hôtel. Nous reviendrons demain matin embrasser papa Échalot et cette bonne maman Canada. Pourquoi se fâcher quand on peut se quitter gentiment? C'est sûr qu'ils nous aiment au fond, et si nous n'avons pas assez de 100 francs par mois, eh bien! nous le leur dirons plus tard.»