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L'avaleur de sabres: Les Habits Noirs Tome VI

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V

Saladin voit le pied d'un Habit-Noir

Saladin débitait toutes ces choses avec un aplomb plein de calme et son accent allemand qu'il n'exagérait jamais donnait à son récit une saveur particulière.

Il avait trouvé cet accent tout fait sous le péristyle de la Bourse.

—Je fus bientôt arrêté dans le rayon de mes investigations personnelles, poursuivit-il. En France, il n'est pas permis de faire la police soi-même. J'avais noué des relations au commissariat du quartier Mazas, et je m'informai auprès d'un inspecteur s'il me serait possible d'entrer à la préfecture sous un nom d'emprunt qui mît à l'abri la noblesse de mes ancêtres.

«Il fallait en arriver là ou abandonner la recherche qui me tenait si fort au cœur. J'avais découvert, en effet, il est à peine besoin de le dire, que la mère de ma petite Justine avait quitté le quartier Mazas depuis nombre d'années.

«En Allemagne comme en France nous avons nos préjugés contre la police, mais la fin justifie les moyens, et je crois que s'il avait fallu m'affilier à des malfaiteurs pour conquérir le bonheur de Petite-Reine, je n'aurais pas hésité un instant.

«On soumit le cas à un gros bonnet de la sûreté qui avait la réputation de jauger les gens d'un coup d'œil. Il répondit d'abord que tous les marquis étaient des imbéciles, et qu'il n'avait pas besoin d'un fainéant dans sa boutique, puis il voulut me voir par curiosité, disant qu'un marquis comme moi devait être une drôle de bête.

«Je lui fus présenté; il me fit subir un examen de trois quarts d'heure, dans lequel je lui rendis compte des moyens que j'avais employés pour constater l'identité de Petite-Reine.

«—C'est naïf comme tout, me dit-il, mais c'est joli pour un jeune homme qui n'est pas de l'état et n'en a pas les outils.

«Il m'invita à dîner, non sans me faire sentir le prix de cette condescendance et me lança dès le soir même dans une histoire à faire dresser les cheveux.

«Il s'agissait de la bande connue sous le nom des Habits Noirs qui disparaît de temps en temps pour revenir toujours, dénoncée par ses crimes.

«Selon la coutume de l'association, les Habits Noirs, après avoir volé et assassiné une riche veuve du quartier Saint-Lazare, avaient jeté dans les jambes de la justice un prétendu coupable que les preuves accumulées avec soin accablaient.

«C'était aussi complet que l'affaire de l'armurier de Caen, ce pauvre André Maynotte, qui disait lui-même à ses juges: «Je suis innocent, mais si j'étais chargé de me juger moi-même, je crois que je me condamnerais.»

«Il y avait un neveu de la veuve, mauvais sujet, brutal, ivrogne, qui devait hériter d'elle et l'avait menacée.

«Grâce à moi, le truc des Habits Noirs fut découvert (je vous demande pardon, madame, d'employer de pareilles expressions devant vous), et du même coup ma réputation fut faite. Seulement les Habits Noirs courent encore.

«On ne me foula point, on me laissa suivre ma pente naturelle, et je ne fus appelé à faire de la police active que dans les grandes occasions.

«Sans me vanter, je vous aurais retrouvée plus tôt si vous aviez été en France; mais au bout de cinq ans, sachant absolument tout ce que je voulais savoir et me trouvant en face du vide, puisque ma science n'aboutissait à rien, je donnai ma démission à la sûreté et je m'embarquai pour l'Amérique avec Justine.

«Je dirais que j'ai perdu là plus de deux ans s'il n'était certain que les voyages forment beaucoup un jeune homme. Justine et moi, nous ne manquions de rien, parce que j'étais chargé là-bas de représenter les intérêts commerciaux de plusieurs grandes maisons de France.

«Je dois avouer que mes recherches au Brésil furent couronnées d'un médiocre succès. Je ne pouvais vous y trouver, puisque vous n'y étiez plus, mais en bonne police j'aurais dû tomber sur vos traces.

«Il n'en fut pas ainsi, et à mon retour en France le nom de Chaves, sans m'être tout à fait indifférent, puisque je l'avais inscrit dès longtemps dans mes notes, n'éveillait en moi que de vagues suppositions.

«Il y avait une raison à cela, madame, et vous l'avez déjà devinée, si vous connaissez le cœur humain. La tiédeur avait succédé à la passion dans mes recherches, ou plutôt la passion s'était portée ailleurs, et au lieu de l'ardent désir que j'avais autrefois, peut-être éprouvais-je une sorte de crainte de me rencontrer face à face avec l'objet de mes recherches: la mère de Justine.

«Justine avait quinze ans; Justine, admirablement belle et pure, me laissait voir naïvement l'attrait qui l'entraînait vers moi.

«Je n'ai pas l'âge d'être son père.

«Au moment où je suis tombé sur vos traces, madame, Justine et moi nous étions sur le point de partir pour l'Allemagne. Mes amis ont en effet obtenu de Sa Majesté la révocation de la sentence d'exil lancée contre un enfant innocent, et si je ne suis pas sûr de recouvrer tous les biens de ma famille, j'ai du moins la certitude de procurer à ma jeune épouse, au sein de ma patrie, une existence honorable et indépendante.

Saladin arrondit son débit pour prononcer cette phrase fleurie. Il était manifestement content de lui-même et regardait madame de Chaves d'un air vainqueur.

Celle-ci, au contraire, semblait avoir perdu la profonde émotion qui l'avait agitée pendant la plus grande partie du récit. Ses beaux sourcils étaient froncés légèrement et les plis de son visage indiquaient le travail de la réflexion.

—J'ai dit! prononça pompeusement Saladin. Etes-vous contente de moi, madame?

Lily lui tendit la main de nouveau, mais évita de répondre à sa question.

—Monsieur le marquis, dit-elle, je serais malvenue à élever l'ombre d'un doute sur ce que vous venez de m'apprendre, mais je suis mère et mon trésor est entre vos mains; pardonnez-moi si j'attends avec quelque frayeur les conditions que, peut-être, vous voudrez m'imposer.

—Madame, répliqua Saladin avec une dignité de plus en plus marquée, ma vie entière répond à cette inquiétude. Je suis gentilhomme, il m'est pénible de vous le répéter, et à l'heure où j'épousais la pauvre orpheline, recueillie par moi sur la grande route, j'avais les moyens de donner à ma femme le pain de chaque jour et le respect de tous.

—Vous êtes un galant homme, monsieur le marquis, prononça doucement madame de Chaves, que dominait toujours une secrète préoccupation; m'est-il permis de vous interroger?

—Faites, madame, répliqua Saladin, cachant son trouble sous un redoublement de fierté.

Madame de Chaves sembla chercher ses paroles.

—Après tant d'années, dit-elle, tout change et rien ne reste de ce qui était l'enfant au berceau... rien...

Elle hésitait et tenait les yeux baissés. Si elle avait regardé Saladin en ce moment, elle aurait vu son masque immobile s'éclairer d'une soudaine lueur.

La question qui était sur les lèvres de madame de Chaves et qu'il devinait déjà était de celles qu'il avait notées.

Entre toutes les questions qu'il attendait c'était celle-là, très certainement, qui lui préparait la plus triomphante réponse.

Il garda le silence et madame de Chaves poursuivit avec effort:

—Votre tâche était deux fois difficile. Il ne s'agissait pas seulement de retrouver la mère, il fallait encore que la mère reconnût dans la belle jeune femme présentée par vous l'enfant qui marchait à peine... Avez-vous songé à cela?

Ses yeux se relevèrent lentement; ceux de Saladin étaient fixés sur elle.

—J'y ai songé, répondit-il.

—Et le moyen d'arriver à cette reconnaissance, vous l'aviez?

—Si je ne l'avais pas eu, répondit Saladin, je n'aurais même pas risqué les premiers pas sur cette route hérissée d'obstacles.

Une vive rougeur couvrait les joues et le front de madame de Chaves.

—Dites, fit-elle, oh! dites, je vous en prie!

—Pourquoi le dire, répondit Saladin, de plus en plus impassible, puisque vous le savez aussi bien que moi?

—Je veux que vous parliez? s'écria la duchesse avec force. Tout dépend du mot que vous allez prononcer!

Elle retenait son souffle pour écouter mieux. Saladin sembla jouir un instant de ce grand trouble qui la mettait à sa merci, puis il prononça lentement:

—Dieu l'avait marquée, madame.

—Ah!... fit la duchesse en un cri éclatant.

Saladin poursuivit:

—Il n'y avait que moi près d'elle, quand je la relevai blessée, presque mourante. Je dus remplir tous les devoirs d'un homme de l'art et donner à l'enfant les soins d'une mère. Votre fille, madame, avait entre l'épaule et le sein à droite, ce qu'on appelle une envie: une cerise rose et veloutée que vous dûtes baiser bien souvent...

—Et elle l'a encore? balbutia Lily dont tout le corps tremblait.

—Elle l'avait encore ce matin, répondit Saladin avec un sourire qui n'était pas exempt de fatuité.

On se perdrait à vouloir exprimer les sentiments complexes ou même contraires qui peuvent frapper une âme dans un seul et même instant.

La duchesse fut blessée violemment par le sens de cette réponse et surtout par le sourire qui l'accompagnait, et pourtant, soulevée, en quelque sorte, par une passion supérieure, par la joie immense qui exaltait tout son être, elle quitta son siège en chancelant et ouvrit ses bras pour dire avec transport:

—Je vous crois! oh! je vous crois... où est-elle?

Saladin fut magnifique de sang-froid.

—Chère madame, dit-il sans perdre son sourire et en lui prenant les deux mains très affectueusement pour l'aider à se rasseoir, la question n'est pas de savoir si vous me croyez ou si vous ne me croyez pas. Je n'ai jamais eu l'ombre d'un doute à cet égard.

—Où est-elle? répétait la duchesse comme une folle, où est-elle?

Saladin eut encore son geste de maître d'école.

—Ne nous égarons pas, dit-il paisiblement. Elle est en un lieu où sa mère l'embrassera bientôt, si je le veux, mais où personne au monde ne la découvrira, si je ne le veux pas. Je suis Renaud, madame la duchesse, quand il s'agit de chercher ou de cacher: aussi habile à l'un qu'à l'autre de ces jeux. Vous me permettrez de vous rappeler qu'avant de faire cette confession loyale, à laquelle rien ne m'obligeait, j'avais eu l'honneur de vous adresser une importante question.

La duchesse passa la main sur son front; ses idées vacillaient.

—C'est vrai, murmura-t-elle, je me souviens.

Elle regarda Saladin, comme pour éclairer sa mémoire, et baissa les yeux tout de suite. Quoi qu'elle en eût, cet homme lui faisait répugnance et peur.

Certes elle était encore bien incapable d'analyser le monde d'impressions qui était en elle; deux courants opposés la poussaient. Elle était en face d'un gentilhomme que sa fièvre eût volontiers grandi à la hauteur d'un héros.

Mais depuis deux heures que le héros était là, l'échange mystérieux qui a lieu entre deux âmes, loin de faire naître la sympathie, avait produit l'effet contraire. Monsieur Renaud avait empiété par trop sur le jeune marquis de Rosenthal, et dans la joie de madame de Chaves, la nécessité de lier ensemble la pensée de sa fille retrouvée et la pensée de cet homme mettait une poignante amertume.

—Veuillez me rappeler, dit-elle, ce que vous désirez savoir; ma tête est faible et j'ai besoin d'être guidée.

—La forme la plus commode, répliqua aussitôt Saladin, serait en effet l'interrogatoire, mais je ne me serais pas permis...

—Faites comme vous l'entendrez, interrompit madame de Chaves avec fatigue.

Saladin se hâta de rouvrir son carnet, et continua tout en feuilletant ses notes:

—Je vous rends grâce. Je vois que vous comprenez bien ma situation; j'ai une responsabilité considérable. On n'élève pas une jeune fille, et quand je dis élever c'est pour exprimer mon idée le plus simplement et le plus modestement possible, attendu que Mlle la marquise de Rosenthal... vous pâlissez, madame! Vous déplairait-il d'apprendre que votre fille porte ce titre et ce nom?

—Pardonnez-moi, murmura la duchesse, c'est la première fois que vous les lui appliquez.

—Je vous pardonne, prononça noblement Saladin. J'ai quelque philosophie et je sais faire la part de l'égoïsme jaloux d'une mère. Nous serons, j'en suis sûr, les meilleurs amis du monde, avec le temps. Seulement je vous répète que j'ai conscience d'être responsable et que, sous aucun prétexte, je ne compromettrais jamais l'avenir de celle qui a été à la fois ma fille et ma femme. Causons, s'il vous plaît, de M. de Chaves.

Lily fit de la tête un geste de consentement résigné.

—Je procède selon votre permission, dit Saladin qui avait étalé ses carrés de papier sur le guéridon et qui tenait sa mine de plomb à la main. M. de Chaves était éperdument amoureux de vous... oui, n'est-ce pas? très bien... je prends mes notes. Ce ne sera pas long.

Lily le regardait faire. La prostration la prenait.

—Il était forcé de retourner au Brésil, continua Saladin, il inventa une histoire pour vous engager à le suivre. Quelle histoire?

—Une troupe de bateleurs embarqués au Havre...

—Et emmenant Petite-Reine? Très bien! ce n'est pas fort, mais les gens qui souffrent beaucoup sont crédules. Petite-Reine n'était pas en Amérique, nous savons cela; monsieur de Chaves devenait de plus en plus amoureux, et, en fait d'amour, c'est un diable. Il mettrait le feu aux quatre coins de Paris pour satisfaire un caprice. Comme vous étiez sage, il parla de mariage.

—Il avait parlé de mariage avant de quitter Paris, dit la duchesse.

—Bon! s'écria Saladin. Vous ignoriez qu'il eût une femme?

—Je l'ignorais.

—C'est vraisemblable. Place Mazas, on ne connaît pas, dans ses moindres détails, la chronique des nobles faubourgs. Et comment se débarrassa-t-il de cette pauvre dame?

—J'ai ouï parler de cela longtemps après notre mariage, balbutia Lily: une scène de jalousie...

—Le flagrant délit! Nos codes modernes ont, comme cela, des commentaires très dramatiques.

—Mais savez-vous, s'interrompit-il en prenant à la main un de ses carrés de papier, qu'étant donné le caractère et les mœurs de ce bon M. de Chaves, je n'aime pas beaucoup cette note déjà citée: «Soupçon, fausse absence; aujourd'hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves, revenu secrètement—en embuscade pour surprendre sa femme.»

—À la volonté de Dieu, murmura la duchesse.

—Permettez, je n'ai pas achevé: «la voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, 38».

Leurs regards se croisèrent. Celui de la duchesse exprimait une haute et sereine fierté.

—Sans doute! murmura Saladin, répondant à ce regard; vous êtes la vertu même, je m'y connais! mais cela ne suffit pas avec un gaillard comme notre grand de Portugal de première classe. Qui sait si l'autre duchesse n'était pas aussi une sainte? Elle est morte, que Dieu ait son âme! vous l'avez remplacée, tâchons de nous bien tenir! L'intérêt de madame la marquise de Rosenthal exige désormais que vous enleviez à monsieur de Chaves tout prétexte de flagrant délit. Je tiens à vous conserver, ma belle-mère.

La duchesse réprima un mouvement de répulsion et dit:

—Hector de Sabran est le propre neveu de mon mari; néanmoins, à la suite des événements d'hier, j'ai cru devoir lui défendre ma porte.

—Des événements! répéta Saladin. Il y a donc quelque chose? Madame de Chaves lui raconta en quelques paroles ce qui s'était passé sur l'esplanade des Invalides.

Saladin parut prendre à ce récit un intérêt extraordinaire. Sa mine de plomb joua énergiquement sur le papier.

—Tiens, tiens! fit-il avec un sourire étrange, son Excellence a été voir mademoiselle Saphir! C'est la meilleure danseuse de corde de la foire. Monsieur de Chaves était-il seul?

—Il était, répondit la duchesse, avec un personnage qui vient fort souvent à l'hôtel depuis quelque temps... depuis que monsieur de Chaves se livre à certaines affaires industrielles.

—Nous reviendrons à ces affaires qui m'intéressent beaucoup, interrompit Saladin. Vous serait-il possible de me dire le nom de ce personnage?

—C'est un Italien. Il se nomme le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante.

Saladin enfla ses joues, et se renversa en arrière sur son siège, sans prendre souci de cacher son profond étonnement.

—Vous le connaissez? demanda la duchesse.

Au lieu de répondre Saladin pensait:

«Les Habits Noirs sont entrés ici avant moi! Notre comédie s'embrouille.»

Madame de Chaves avait croisé ses mains sur ses genoux, et ne songeait déjà plus à la question qu'elle venait de faire.

Saladin, lui, s'enfonçait de plus en plus dans ses réflexions. Il tombait là sur une révélation tout à fait inattendue, et qui devait modifier considérablement son plan.

Son enfance, nous le savons, avait été bercée avec le récit des hauts faits de cette association de malfaiteurs: les Habits Noirs.

Similor, Échalot lui-même, le bon Échalot, parlaient des Habits Noirs avec le poétique respect qu'on doit aux personnages légendaires.

Nous avons dit que l'affaire, l'unique affaire qui avait occupé toute la vie de Saladin se présentait à lui sous diverses formes, une des formes de son affaire impliquait une association avec les Habits Noirs.

Un instant Saladin fut littéralement abasourdi en voyant que les Habits Noirs étaient à son insu dans son affaire.

Son imagination travaillait déjà et il se disait:

«Si monsieur le duc lui-même?... c'est impossible! il est encore trop riche... et pourtant, qui sait? Il joue comme un furieux, il a la folie des femmes et il a tué déjà une fois, à tout le moins... Je saurai demain si Son Excellence est oui ou non un Habit-Noir.»


VI

Saladin toise l'affaire

Il y avait un grand trouble dans l'esprit de notre ami Saladin, d'ordinaire si net et si calme. C'était un garçon intelligent, mais ce n'était pas un homme de génie. Il préférait les routes plates, quelques longues qu'elles fussent, à ces chemins abrupts où l'on est obligé de gravir et de bondir.

Il faut avoir les pieds bien plantés sur un terrain solide et ne subir aucun cahot pour avaler convenablement les sabres.

Il s'était bien attendu à modifier, selon les cas, la tournure élémentaire de sa grande idée, dont la forme suprême eût été son tranquille établissement à lui, le marquis Saladin, en qualité de gendre à l'hôtel de Chaves; mais il avait espéré cela comme on rêve, et ne s'était point fait faute d'attacher plusieurs autres cordes à son arc.

La découverte qu'il venait de faire: un pied d'Habit-Noir, marqué en creux dans le sable de son île, contrecarrait à la fois tous ses divers projets.

On ne peut rien piller, quand on entre le dernier dans une place saccagée.

Il éprouvait pour un peu cette lamentable déception de l'inventeur qui, venant prendre un brevet au ministère, trouverait une épure semblable à la sienne déposée dans les bureaux par autrui.

Et notez que les inventeurs ont tous des idées à la douzaine, tandis que notre malheureux Saladin n'en avait jamais enfanté qu'une.

—Madame, reprit-il, perdant sans le savoir son bel accent de fierté, je bénis la Providence qui m'a inspiré la pensée de multiplier les précautions. Il est impossible que vous ne m'ayez pas compris déjà. Toute cette enquête faite par moi n'avait qu'un but: connaître la position que votre fille retrouvée et reconnue aurait à l'hôtel de Chaves.

—J'ai compris, en effet, dit la duchesse, et j'ai répondu. N'avez-vous plus rien à me demander?

Saladin consulta ses notes pour la forme. Il était singulièrement découragé. Il lui semblait que la duchesse elle-même confessait son impuissance: c'était évidemment une reine déchue.

Au premier moment elle n'avait pas dit: «Amenez-moi ma fille.» Elle avait demandé: «Où est-elle?»

—Vous n'êtes pas la maîtresse ici, murmura Saladin, exprimant d'un mot le résultat de toutes ses réflexions.

La duchesse releva sur lui son regard où il y avait un orgueil triste. Elle était si belle en ce moment qu'il resta comme ébloui.

Il lui parut qu'il ne l'avait jamais vue, et un vague espoir se ranima en lui.

—Monsieur le duc de Chaves a beaucoup souffert, murmura-t-elle après un silence.

Les yeux de Saladin s'aiguisèrent comme s'il eût voulu percer, jusqu'au fond, le mystère de son âme.

Mais la duchesse baissa de nouveau ses longs cils et ne parla plus. Saladin changea de ton encore une fois.

—Madame, dit-il délibérément, je suis venu ici pour vous rendre votre fille. J'ai trouvé d'abord en vous une grande joie, la joie naturelle à une mère; maintenant vous voilà inerte et comme anéantie.

Il semble qu'un obstacle étranger à moi se soit mis entre votre fille et vous. Je ne vous comprends plus, madame, et cependant il faut que je vous comprenne.

—C'est vous-même, répondit Lily, qui avez mis cette tristesse dans ma joie. Au premier moment, j'ai été tout entière au bonheur, au plus grand, au seul bonheur que je puisse encore éprouver sur cette terre. Mais à mesure que vous parliez, j'ai compris qu'un dernier rempart me séparait de ma fille, et je cherche en moi-même les moyens de faire évanouir cet obstacle. J'y parviendrai peut-être, j'y parviendrai sûrement. Que ce soit pour elle ou pour vous, monsieur, vous exigez des garanties. Poursuivez, je vous prie, votre interrogatoire; quand vous saurez tout, absolument tout, je vous montrerai le fond de ma conscience et vous jugerez.

Saladin n'était pas homme à éprouver de l'enthousiasme, néanmoins il se sentit vaguement ému tant il y avait d'amour profond sous la froideur apparente de ces paroles.

Cette femme qui restait maintenant glacée devant lui eût donné, il le sentait, plus que son sang pour un seul baiser de sa fille.

—Nous nous comprenons admirablement, reprit-il, et le nœud de la question est monsieur le duc de Chaves. Si vous croyez devoir me communiquer, à son sujet, quelque chose de nouveau, je vous écoute.

—Monsieur de Chaves, répondit la duchesse d'un ton lent et rassis, est l'homme le meilleur et le plus cruel que j'aie rencontré jamais. Il adore à genoux, il outrage avec une brutalité féroce; sa générosité n'a point de bornes, mais il est cupide à ses heures comme un sauvage bandit de l'Amérique du Sud. C'est un gentilhomme, plus que cela, c'est un très grand seigneur, mais c'est un laquais aussi quand la passion le conseille mal. Je ne sais pas ce qu'un grand amour partagé aurait pu faire de monsieur de Chaves.

—Et il n'a jamais été aimé? murmura Saladin.

—Il a toujours été haï, dit la duchesse avec une sorte de dureté. Saladin croyait qu'elle allait poursuivre, elle fit une longue pause. Il était impossible de voir sans admiration la beauté tragique de son pâle visage.

—Moi qui lui dois beaucoup, reprit-elle avec un douloureux effort, j'ai peur de ses mains où il y a du sang. Ses vices me repoussent, ses fureurs m'épouvantent, et je n'ai jamais pu voir en lui...

Elle s'arrêta encore, mais cette fois, brusquement.

Les yeux de Saladin brillaient.

Il attendit un instant. Quand il vit que la duchesse se refusait à poursuivre, il prit son parti, disant sans trop de regret et d'un ton d'affaires:

—Sa fortune, s'il vous plaît?

—Il est encore très riche, répliqua la duchesse. Sur six termes de paiement réglés après la vente de ses domaines dans la province de Para, il a reçu deux termes seulement.

—À quelle somme se montent ces termes?

—À trois cent mille piastres ou quinze cent mille francs.

—Peste! fit Saladin, c'est un joli denier, et ses domaines devaient faire un beau morceau de terre. Dois-je penser que les deux premiers termes payés ont été dissipés?

—En presque totalité, répondit madame de Chaves. La vie de monsieur le duc est un tourbillon. Les échos de ses folies furieuses arrivent parfois dans ma solitude, mais jusqu'à ce jour j'y ai donné peu d'attention. Il joue et perd comme un insensé; le sourire d'une femme lui ferait prodiguer des tonnes d'or, et il y a en outre sa grande affaire des émigrants: la Compagnie brésilienne.

—Ah! interrompit Saladin, l'histoire où est mêlé ce précieux Annibal Gioja?

La duchesse approuva d'un signe de tête.

—Nous avions dit que nous y viendrions, reprit Saladin, mais avant d'entamer ce chapitre, je désirerais savoir quelles sont les dates de paiement des termes de trois cent mille piastres.

—Je les connais, parce que je les redoute, repartit la duchesse, il y a toujours, vers cette époque, redoublement d'orgies. Le troisième paiement doit avoir lieu ces jours-ci, nous sommes à échéance.

Saladin ne prit point de notes, mais quiconque eût observé sa physionomie aurait pu jurer qu'il n'en avait pas besoin. C'était encore une nouvelle face de l'affaire.

—Arrivons, s'il vous plaît, dit-il, au vicomte Annibal et à la Compagnie brésilienne, cela m'intéresse, quoiqu'il me semble probable que le brillant Napolitain s'occupe encore d'autres choses auprès de Son Excellence.

—L'affaire de l'émigration, répondit madame de Chaves, est une affaire comme toutes celles que nous voyons aujourd'hui. Elle a trait encore à nos biens du Brésil, non pas, bien entendu, aux domaines de la province de Para, déjà vendus, mais à d'autres, plus reculés vers le sud-ouest. C'est une société par actions, dont la fondation a coûté de grosses sommes à monsieur le duc, et qui garantit des terrains labourables aux gens d'Europe qui consentent à s'établir au Brésil.

—Y a-t-il eu déjà, demanda Saladin, un versement opéré sur les actions?

—Je l'ignore, répliqua madame de Chaves.

Saladin rassembla ses notes et les mit en ordre dans son carnet. La duchesse le regardait faire, plus froide que lui, en apparence, désormais.

—J'avais espéré mieux, dit Saladin qui se disposait évidemment à prendre congé; je ne vois pas pour madame la marquise de Rosenthal une garantie suffisante dans la situation qui m'est présentée.

—Et n'ayant pas, ou ne voyant pas cette garantie suffisante, interrompit madame de Chaves sans aucun symptôme d'amertume, vous séparez la fille de la mère...

—Par intérêt pour la fille, acheva Saladin.

—Par intérêt pour la fille, répéta la duchesse, c'est bien ainsi que je l'entends, car autrement ce serait une infamie.

Saladin s'inclina. Il savait bien qu'il ne s'en irait pas sans avoir le dernier mot de madame la duchesse. Celle-ci reprit:

—Vous m'avez mise en garde contre les excès d'un premier mouvement, contre ce rêve que pourrait faire une mère d'appeler à son aide la justice du pays, pour avoir raison d'un mariage illégal, en définitive, puisqu'il fut contracté, sans le consentement des parents, avec une mineure qui venait d'atteindre sa quinzième année.

Saladin sourit.

—Toutes ces questions me sont familières, dit-il, j'y ai songé beaucoup, et quoiqu'il fût possible de répondre judiciairement à une action pareille, j'ai préféré mettre «Mme Renaud» (il appuya sur ce dernier mot) en lieu de sûreté. Elle a peut-être même encore un autre nom, de même que moi, car nous ne sommes pas ici au confessionnal, chère madame. Je vous le dis dans la sincérité de mon cœur: je suis maître de la situation, j'en suis maître dans toute la force du terme. Je trouverais des gendarmes à votre porte, je serais entouré par eux que, du milieu de leur rang, je me retournerais pour vous dire encore: je suis maître de la situation! et la seule chose qui me fâche c'est que la situation ne soit pas meilleure.

—Voulez-vous me laisser voir ma fille? demanda tout à coup madame de Chaves.

Chose véritablement singulière, Saladin n'était pas préparé à cette question, la plus naturelle de toutes. Il fut troublé si visiblement que madame de Chaves se demanda si toute cette longue scène n'était pas une fantasmagorie.

—Je ne vous prie pas de la mettre en mon pouvoir, insista-t-elle pourtant; je ne saurais pas tendre un piège et j'accepte les choses comme vous les avez posées: vous êtes le maître, je vous reconnais pour tel, je vous demande uniquement la possibilité d'embrasser ma fille. Pour cela, je vous paierai le prix que vous voudrez.

—Oh! madame..., fit Saladin en jouant l'offensé.

—Le prix que vous voudrez, répéta madame de Chaves, car nous avons parlé de la fortune de monsieur le duc, mais nous n'avons rien dit de la mienne.

Les yeux de Saladin ne pouvaient pas devenir plus ronds, mais ils s'écarquillèrent. L'affaire entrait encore dans une nouvelle phase.

—Vous ne me direz pas votre secret, poursuivit la duchesse qui s'animait en parlant, je ne saurai pas où est cachée ma fille, ma pauvre chère enfant, sur le sort de laquelle nous discutons ici froidement et pour qui je consentirais à mendier mon pain dans la rue! Nous monterons en voiture, vous me banderez les yeux; je recouvrerai la faculté de voir au moment seulement où je serai en présence de ma fille. Pour cela, je vous le répète, monsieur, et que Dieu me préserve de vous offenser! je vous donnerai ce que vous me demanderez: par contrat de mariage, monsieur le duc de Chaves m'a donné les diamants de sa famille évalués à deux cent mille piastres et la propriété de sa terre de Guarda, dans la province de Coïmbre, en Portugal, qui porte un revenu annuel de cent vingt mille francs.

Saladin dépensait une force de héros à garder son impassibilité. Des gouttes de sueur perlaient sous ses cheveux.

—Madame! madame! dit-il, ai-je si mal réussi à me faire apprécier par vous? je suis le marquis de Rosenthal!

—Vous êtes monsieur Renaud, murmura la duchesse non sans une nuance de dédain. Si vous ne voulez pas, je croirai que vous avez appris par hasard différents épisodes d'une bien triste histoire, je croirai...

Elle s'interrompit et sa voix trembla, tandis qu'elle achevait:

—Je croirai que vous spéculez sur ma fille morte!

Saladin resta un instant étourdi.

La duchesse le mesura du regard et ajouta:

—Répondez ou sortez.

Saladin ne bougea pas, et comme la duchesse se levait, écrasante de dédain, il fit sur lui-même un violent effort.

—Madame! s'écria-t-il, disant pour la première fois la vérité qu'il devait entourer bientôt de nouveaux mensonges, je ne peux pas vous conduire chez votre fille, parce qu'il n'est pas de lieu où puisse vous recevoir votre fille. Nous en sommes arrivés à ce point de parler franchement tous les deux. On ne cache pas aujourd'hui une jeune personne dans les entrailles de la terre, mais sous le masque d'une profession qu'on épaissit encore par un faux nom. Si vous montiez en voiture pour vous rendre chez votre fille, qui sait dans quel humble atelier vous la trouveriez? et entourée de quelles compagnes? Je vous ai dit la vérité, madame, en toutes choses, sauf peut-être en ce qui me concerne personnellement. Ne soyez pas irritée contre moi si j'ai diminué la distance qui sépare un pauvre proscrit allemand de l'héritière d'une grande dame telle que vous. Je suis pauvre, en réalité, voilà où gît mon seul mensonge... et j'ajoute bien vite, car la colère de votre regard me fait peur, tant j'ai de respect pour vous, tant j'ai d'affection pour celle que nous chérissons tous les deux, Justine et moi, j'ajoute bien vite que je vous demande trois jours... est-ce trop? deux jours... et peut-être même moins, non plus pour vous conduire les yeux bandés vers celle que vous avez le droit de voir à visage découvert, mais pour l'amener ivre de bonheur dans vos bras.

Il voyait battre le cœur de la duchesse.

Et certes il avait bien changé de ton depuis la mention faite des deux cent mille piastres de diamants et du domaine de Guarda, dans le pays de Coïmbre, en Portugal.

Il fallait pour qu'il ne tombât pas aux pieds de son opulente belle-mère en lui disant: «Dans une demi-heure, Justine sera sur votre sein», il fallait une impossibilité véritable, et nous verrons bientôt que l'impossibilité existait.

Saladin pouvait être un diplomate assez retors, mais il n'avait pas ce clair coup d'œil qui perce le cœur humain.

Il s'était dit: la première séance se passera en préliminaires.

Comme s'il y avait des préliminaires pour un cœur maternel!

Les choses avaient marché plus vite qu'il ne l'avait cru. Il n'était pas en mesure de livrer.

—Deux jours! répéta la duchesse en se parlant à elle-même: c'est long.

Puis, se tournant vers Saladin, elle ajouta:

—Je vous donne deux jours, monsieur, et puisque vous parlez d'amener ma fille ici, chez moi, je vais ajouter quelque chose aux renseignements que je vous ai fournis sur monsieur le duc de Chaves. Ils sont exacts, seulement, de même que j'avais passé sous silence ma fortune privée, de même j'ai cru devoir taire ma position personnelle vis-à-vis de mon mari. Sachez tout, avant de me quitter: je suis coupable, monsieur, non pas à la façon ordinaire qui pourrait expliquer les soupçons jaloux de monsieur de Chaves, mais coupable à un plus haut degré peut-être, coupable des vices, coupable des folies et des malheurs de celui que j'ai accepté pour époux. Mon pouvoir sur monsieur le duc aurait pu être sans bornes, la tendresse qu'il m'a vouée ressemble à de l'adoration. C'est le chagrin de trouver à ses côtés une froide statue qui l'a jeté tout frémissant de colère et de vengeance au plus profond de l'orgie. Justine, en entrant dans cette maison, peut y trouver un père aussi bien qu'une mère. Il dépend de moi d'arrêter monsieur de Chaves sur la pente de sa ruine, je le sais, j'en suis sûre; bien souvent je me suis reproché de ne l'avoir pas fait; la force me manquait. Mais maintenant, pour ma fille, j'aurai tous les courages; il me semble que je n'aurai même pas besoin de feindre, que mon cœur s'ouvrira et que, pour ma fille, j'aimerai... Si j'aime, monsieur de Chaves fera pénitence à mes genoux, et ma fille aura l'avenir d'une princesse.

Saladin avait remis son carnet sous son bras. L'affaire, qui avait un instant disparu derrière une nuée d'orage, se montrait de nouveau plus brillante que jamais, et chacune de ses facettes étincelait au soleil.

Il y avait de quoi éblouir.

Saladin salua respectueusement la duchesse et lui dit:

—Madame, dans deux jours, et peut-être à demain!


VII

Le nuage

Madame de Chaves, restée seule, tomba dans une sorte d'accablement. Elle essaya de résumer en elle-même cette scène, qui changeait si violemment sa vie, afin d'y retrouver, par l'analyse, des motifs vrais d'espérer ou de craindre, mais elle ne le put. Son intelligence s'affaissait en une écrasante fatigue.

Son cœur au contraire semblait grandir dans sa poitrine, et un vent d'irrésistible triomphe le gonflait.

L'exaltation de sa joie eut le dessus et un torrent de larmes noya sa lassitude.

Elle vint s'agenouiller à son prie-Dieu pour y rester un instant en extase. Les paroles de l'oraison lui manquaient, mais son âme entière s'élançait vers Dieu pour rendre grâces.

—Seigneur Jésus! murmura-t-elle dès qu'elle put parler, et sa voix était douce comme jadis, douce comme le chant des jeunes mères, vous m'avez exaucée. Que vous êtes bon! divinement bon! vous devez entendre le cri de ma reconnaissance, et il me semble que je vous vois sourire... Je ne pleurerai plus, Sainte Vierge, moi qui ai tant pleuré, et des larmes si cruelles! Je vais être heureuse! je vais la revoir!

Elle s'arrêta sur ce mot, pressant son front à deux mains comme si elle eût craint d'être folle.

Et en conscience, elle avait raison, celle-là, de compter sur l'empire de sa beauté pour enchaîner à ses genoux l'amant le plus sauvage.

Agenouillée qu'elle était en ce moment, ou plutôt accroupie à demi dans une pose pleine de désordre, ses cheveux bondissant en boucles prodigues par-dessus ses mains pâles qui pressaient ses tempes, les yeux mouillés, le sein frémissant, elle était belle comme ces saintes que créait au temps de croyance le génie des peintres chrétiens.

—La revoir! répéta-t-elle, dans deux jours... peut-être demain! Elle se redressa, éclairée plus vivement par son allégresse, qui la couronnait comme une auréole.

Une dernière action de grâces s'élança de son cœur vers Dieu, puis elle resta muette et souriante—de ce sourire qu'elles ont, quand le cher enfant dort, heureux dans son berceau.

—Petite-Reine! soupira-t-elle, comme elle va m'aimer! je suis sûre que je la reconnaîtrai... ne l'ai-je pas suivie jour par jour, dans ma pensée? dans ma douleur, ne l'ai-je pas vue grandir, changer, embellir? Elle n'a plus ses yeux bleus si clairs, je le sais bien, ses cheveux blonds ont pris une nuance plus foncée... je sais tout cela, j'ai calculé tout cela, je l'ai vue cent fois, je la vois, et si elle entrait en ce moment...

Elle tressaillit au bruit de la porte qui s'ouvrait.

—Une lettre pour madame la duchesse, dit un domestique derrière la draperie fermée.

Lily se leva en soupirant; elle avait presque espéré un miracle. Le domestique lui remit un pli maladroitement façonné et dont le papier grossier n'était pas d'une entière propreté.

—Madame la duchesse, dit-il, a ordonné qu'on ne fit pas attendre les lettres des pauvres.

Elle l'éloigna d'un geste.

Si charitable qu'on soit, les pauvres peuvent tomber mal. Lily, généreuse tous les jours, eût donné, à cette heure, des poignées d'or au premier venu.

Mais on avait tué son beau rêve.

La lettre resta un instant sur le guéridon où elle l'avait jetée, non sans un mouvement de dépit.

Elle la reprit bientôt, pourtant, parce qu'elle était bonne et qu'elle pensa:

—Il attend peut-être.

La lettre était fermée avec un pain à cacheter qui gardait encore des traces d'humidité. Lily l'ouvrit, sans émotion aucune, assurément, car la physionomie du message révélait d'avance son contenu. Ce devait être une supplique, accompagnée d'un certificat d'hospice ou de mairie.

Mais la lettre n'était pas une supplique. Le papier blanc, maculé en plusieurs endroits, ne montrait aucune trace d'écriture.

Il n'y avait, à l'intérieur, qu'un carton oblong qui portait à son revers l'adresse d'un photographe médaillé.

Lily, étonnée, le retourna et faillit tomber à la renverse.

C'était son propre portrait à elle, Lily, fait quinze ans auparavant; le portrait qui tenait dans ses bras une sorte de nuage, parce que Petite-Reine avait bougé en posant.

Mme de Chaves regarda ce portrait pendant plusieurs minutes, immobile de stupeur.

Puis elle sonna violemment.

Sa femme de chambre accourut.

—Pas vous! s'écria-t-elle. Le domestique! je crois que c'est Germain.... Germain! à l'instant même!

On chercha Germain qui était retourné à ses affaires, et quand on l'eut trouvé, on l'envoya à madame la duchesse.

—Qui vous a remis ce pli? demanda-t-elle avec une émotion qui dut être remarquée.

—Le concierge, répliqua Germain.

—Faites monter le concierge sur-le-champ.

Le concierge monta, nous ne dirons pas sur-le-champ, ce serait invraisemblable, mais enfin aussi vite que peut le faire un fonctionnaire de cette importance.

C'était, du reste, un beau concierge, comme le faubourg Saint-Honoré sait en produire, un concierge à tête de préfet, à ventre de chef de division qui coûte cher.

Aux demandes de la duchesse, le concierge aurait pu répondre: cela regarde ma femme, mais il se montra bon prince.

—C'est un malheureux, dit-il, mauvaise mine et mal peigné. On l'a fait attendre dehors.

—Et il est encore là? demanda Lily vivement.

—Je prie madame la duchesse de faire excuse, il est parti. Madame, j'entends mon épouse, ayant eu occasion d'aller sur le pas de la porte cochère, le pauvre, qui avait attendu un bon moment, lui a dit:

«—Puisque la duchesse ne veut pas me recevoir aujourd'hui, je reviendrai demain... il a ajouté: la duchesse connaît bien mon nom.

«Et je me souviens de son nom parce qu'il est drôle, s'interrompit ici le concierge; il s'appelle Médor.

—Médor! répéta madame de Chaves d'une voix étouffée.

Elle renvoya le concierge et tomba sur un fauteuil en répétant pour la seconde fois:

—Médor!

Sa tête était faible et le flot de pensées qui se ruait dans son cerveau lui faisait mal.

Quatorze ans auparavant, elle avait laissé ce portrait dans sa chambrette, avec tout ce qui lui appartenait.

Sans doute, elle avait la pensée de revenir ou du moins d'envoyer prendre ces chères reliques, mais les choses avaient marché avec une rapidité inattendue; celui qui l'emmenait ne voulait point lui laisser le temps de la réflexion.

La voiture où elle était montée avec monsieur le duc de Chaves, à la porte de sa maison, l'avait conduite à la gare de chemin de fer du Havre, et une heure après son départ de chez elle, un train express l'emportait vers la mer.

Elle avait regretté bien souvent ces choses abandonnées qui étaient l'amusement de sa douleur: le berceau surtout, le berceau tout plein de jouets, de robes, de collerettes, avec le bouquet de lilas desséché, le lilas de la bonne laitière.

L'autel.—Et comme ce nom de Médor ressuscitait énergiquement tous ces souvenirs!

Médor était là, fidèle et doux, regardant aussi le petit berceau, pleurant aussi, écoutant la plainte de la jeune mère.

Elle n'avait gardé qu'une relique, et elle lui avait bien porté bonheur; c'était le petit bracelet à fermoir en cuivre doré qui avait amené chez elle M. le marquis de Rosenthal.

Et voyez le hasard! la veille du jour, du funeste jour, Petite-Reine avait cassé la monture de son bracelet. Lily l'avait dans sa poche pour le faire raccommoder, et comme depuis la perte de Petite-Reine, la réparation devenait, hélas! inutile, Lily avait toujours gardé le bracelet.

Vous jugez si elle y tenait! il ne fallait rien moins que cela pour la faire aller chez une somnambule.

Le marquis de Rosenthal!—Médor!

Que de choses dans une seule journée!

Mais je ne sais pourquoi la pensée de Médor n'ajoutait point à la joie de Lily et mettait au contraire un doute parmi sa certitude.

Elle avait gardé à cette bonne créature un souvenir de reconnaissance et d'affection pourtant; elle s'était dit souvent: je voudrais le retrouver pour le faire heureux.

Et maintenant elle avait peur de Médor.

Cette peur s'expliquera d'un mot, quand nous dirons la pensée qui venait à Lily.

Lily voulait croire aux paroles du marquis de Rosenthal; elle avait besoin d'y croire et Lily se disait:

—Si Médor m'apportait la preuve que tout cela est mensonge?

Pourquoi était-il venu? Pourquoi, depuis qu'il était venu, Lily repoussait-elle avec terreur cette idée qu'elle faisait peut-être un rêve?

À cette question de savoir pourquoi il était venu, ce pauvre bon Médor n'aurait peut-être pas su répondre lui-même d'une façon bien catégorique.

Certes, il ne venait pas chercher une aumône. Était-ce uniquement le désir de voir la Gloriette qui avait guidé ses pas?

Il l'aimait bien assez pour cela. Les quelques jours qu'il avait passés à garder la folie de la jeune mère, couché comme un chien dans le bûcher, formaient la grande page de ses souvenirs. À proprement parler il n'avait vécu ni avant, ni après: ces quelques jours étaient toute sa vie.

Et pourtant il n'était pas venu seulement pour revoir la Gloriette.

Il avait bien cherché depuis quatorze ans. Chercher était devenu chez lui une sorte de manie, car, à mesure que le temps passait, l'impossibilité de trouver se faisait plus évidente.

En gagnant maigrement son pain au métier abandonné d'avaleur de sabres, Médor se figurait qu'il gardait une chance de se trouver tout à coup, en foire, face à face avec Petite-Reine.

Et plus d'une fois, dans le cours de ses pérégrinations, il avait rencontré des fillettes, puis des jeunes filles qui avaient l'âge de Petite-Reine, et auxquelles son imagination prêtait une ressemblance avec l'objet de ses constantes pensées.

Il s'était ingénié alors, il avait interrogé, lui si timide, mais les réponses obtenues avaient toujours fait évanouir son espoir.

Depuis quelques jours, son espoir tenace avait repris le dessus.

En face du lieu qu'il avait choisi pour bâtir sa misérable cabane, sur l'esplanade des Invalides, pour les fêtes du 15 août, s'élevait la pompeuse baraque des époux Canada, les maîtres de la foire.

Ils étaient bonnes gens, nous le savons du reste, et d'ailleurs ils connaissaient Médor comme étant le seul ami du père Justin, le fameux homme de loi dont Médor nettoyait de temps en temps la tanière, quand toutefois le père Justin voulait bien le permettre.

Échalot avait dit souvent à Médor:

—Si l'avalage n'était pas une carrière démolie, nous te prendrions volontiers avec nous, ma vieille, car tu fais pitié dans ton trou; mais l'avalage est fané jusqu'à ce que les caprices de la mode le fassent refleurir un jour ou l'autre, et depuis le jeune Saladin qui mangeait vingt-quatre pouces, la chose a disparu complètement des habitudes du XIXe siècle.

Médor était entré plus d'une fois voir danser mademoiselle Saphir qui, indépendamment de son talent et de sa beauté, l'un et l'autre bien au-dessus de ce qui se montre habituellement en foire, avait produit sur lui une impression indéfinissable.

Il se demandait: à qui donc ressemble-t-elle?

Et comme son idée fixe le tenait toujours, il évoquait le souvenir de la Gloriette.

Mais mademoiselle Saphir ne ressemblait pas à la Gloriette. Une fois Échalot lui dit:

—Madame Canada t'invite à prendre le café noir.

Et pendant qu'on prenait le café, madame Canada s'informa du lieu où perchait maintenant le père Justin. Elle avait besoin de le voir et de le consulter.

—Au sujet de choses, ajouta Échalot, qui sont des mystères et des délicatesses par rapport à notre fille d'adoption dont tu n'as pas besoin d'en connaître le secret ni le bel avenir.

Médor promit de conduire le ménage Canada chez le père Justin. Mais, en regagnant son trou, il se disait:

—Il y a donc un secret! à qui ressemble-t-elle?

La veille du jour où nous sommes, au matin, Médor avait rencontré mademoiselle Saphir qui se rendait, selon son habitude, à la messe de Saint-Pierre-du-Gros-Caillou.

Et vraiment, avec sa toilette simple et presque austère, elle vous avait si bien l'air d'une demoiselle de bonne maison!

Assurément, monsieur le curé, qui avait remarqué sa piété modeste, se serait fâché tout rouge si vous lui aviez dit que sa nouvelle paroissienne était une saltimbanque.

Médor la regarda bien comme il faut, et quand il fut tout seul une idée lui poussa.

—C'est au père Justin qu'elle ressemble, se dit-il tout à coup, non pas au père Justin d'aujourd'hui, mais au crâne jeune homme qui vint, dans les temps, rue Lacuée, n° 5,—à l'homme du château, quoi!

Cette découverte le troubla singulièrement. Il s'en occupa toute la journée, jusqu'à l'heure où sa fièvre changea parce qu'il avait vu le milord basané entrer à la baraque et la Gloriette, toujours jeune et belle, en costume d'amazone, avec un beau jeune homme.

Il était donc venu à l'hôtel de Chaves, non pas seulement pour voir la Gloriette, mais encore pour lui dire: «Je connais une jeune fille, autour de laquelle il y a un secret, et qui ressemble au père de Petite-Reine.»

Mais comment arriver auprès de madame la duchesse de Chaves?

Médor avait au plus haut degré la conscience de sa misère. Entre lui et les Canada, il voyait une distance immense. Jugez de ce que devenait l'intervalle, quand il s'agissait de la noble habitante de ce palais situé rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Pendant toute la nuit Médor réfléchit.

Le matin, il se rendit chez le père Justin, non point pour lui faire part de son embarras, car le père Justin et lui ne causaient guère, mais tout uniment pour balayer un peu son taudis.

En balayant le taudis, Médor aperçut le portrait photographié de la Gloriette qui pendait toujours au-dessus du berceau.

Il ne fit ni une ni deux, il le vola et, rendu audacieux par son désir, il pria le père Justin lui-même, lorsque celui-ci rentra, déjà à demi ivre de lui écrire sur un carré de papier l'adresse de madame la duchesse de Chaves, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Ainsi parvint à la Gloriette cet envoi qui était comme un vivant témoignage du passé déjà si lointain.

Elle se regarda elle-même comme s'il y avait eu des années qu'elle ne s'était vue. Pour un instant, l'intervalle qui la séparait de sa jeunesse se voila comme un rêve.

Ce nuage qu'elle tenait dans ses bras et dont les contours indécis semblaient sourire, c'était Petite-Reine.

Elle embrassa Petite-Reine—le nuage.

Et malgré elle, l'exaltation de toute cette grande joie qui l'enivrait naguère tomba.

C'était un symbole: aujourd'hui comme alors, qu'avait-elle entre ses bras sinon un nuage?

Et c'était une menace peut-être. Rien ne le lui disait, mais elle le sentait ainsi.

Il y avait en elle une terreur confuse qui opprimait son allégresse et qui murmurait tout au fond de sa conscience:

—Prends garde!

Ses yeux s'attachaient alors sur ce brouillard souriant dont les contours laissaient deviner Petite-Reine; elle essayait de percer le nuage...

Un pareil courant d'idées n'aboutit point, d'ordinaire, au besoin de faire toilette, surtout quand on vit, comme Mme de Chaves, dans une solitude presque absolue.

Pourtant, vers deux heures de l'après-midi, madame la duchesse sonna ses femmes pour s'habiller.

C'étaient deux bonnes personnes, bien dévouées, qui se dirent:

—Il paraît que le comte Hector va venir.

Contre l'habitude, madame la duchesse donna beaucoup de temps et accorda un très grand soin à sa parure. Elle n'était contente de rien. Il fallut recommencer trois fois l'arrangement de sa merveilleuse chevelure qui, les autres jours, se faisait en un tour de main.

Les deux fidèles caméristes se demandèrent:

—Est-ce que ce ne serait plus pour le comte Hector?

Et toutes les deux le plaignirent sincèrement, car c'était un doux et beau jeune homme.

—Faut-il faire atteler? interrogea l'une d'elles.

—Non, répondit madame de Chaves qui se regardait dans sa psyché en disposant les plis de sa robe.

Évidemment elle attendait quelqu'un, et, pour ce quelqu'un, elle voulait être belle.

Les deux caméristes, congédiées, parlèrent de cela longtemps.

Quel était l'heureux mortel?...

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. En tout cas, l'heureux mortel se faisait terriblement attendre.

Un peu avant cinq heures, les deux battants de la porte cochère s'ouvrirent tout grands. C'était monsieur le duc, en chaise de poste, revenant de ce voyage qu'il n'avait point fait.

—Il n'est plus temps, pensèrent les deux femmes de chambre. L'heureux mortel a manqué le coche!

Mais en ce moment, la sonnette de madame la duchesse retentit. Elles s'élancèrent ensemble. Voici ce qui leur fut ordonné.

—Faites savoir à monsieur le duc que je suis un peu souffrante, et que je l'attends chez moi.

—Ah bah! fit la première camériste dans l'antichambre.

—Tiens! tiens! répondit l'autre.

Elles éclatèrent de rire, et s'écrièrent ensemble:

—Par exemple, je n'aurais pas deviné celle-là! Mieux vaut tard que jamais. C'est monsieur le duc qui est l'heureux mortel.


VIII

Le Club des Bonnets de soie noir

Dans une de ces rues, froides et tranquilles comme des rues de province, qui avoisinaient l'Observatoire et qui viennent d'être démolies pour le tracé du boulevard Port-Royal, il y avait encore en 1866 un petit café à la devanture décente où se réunissaient le soir quelques bons bourgeois et rentiers de ce quartier savant.

Il s'appelait le café Massenet, du nom de son propriétaire, ancien balayeur au bureau des longitudes et qui posait auprès de ses clients pour un mathématicien démissionnaire.

Monsieur Massenet en avait bien l'air. C'était un homme court, grave, essoufflé, qui fumait sa pipe du matin au soir, en escarpins et en cravate blanche.

Sa femme, qui tenait le comptoir, était âgée, maigre et très longue; elle avait le sourire agréable quoiqu'il lui manquât bon nombre de dents. Celles qui restaient ne valaient pas les défuntes.

Le café Massenet se composait d'un billard, le seul dans Paris où l'on pût voir encore des blouses à filets, d'une assez grande salle, dévolue aux habitués et consommateurs, et d'un salon de médiocre étendue entouré de divans à couverture de cuir éraillé, où «Ces Messieurs» seuls avaient le droit d'entrer.

Le salon de Ces Messieurs était séparé de la salle commune par un couloir assez long, fermé aux deux bouts.

Par surcroît de précaution, la seconde porte qui donnait sur le salon de Ces Messieurs était double: la vraie porte se trouvant défendue par un second battant rembourré.

Vis-à-vis de cette porte une haute fenêtre donnait sur une ruelle déserte, mais, comme Ces Messieurs ne se rassemblaient jamais qu'après la nuit tombée, la fenêtre, toujours close, était en outre défendue par de forts volets.

Ces Messieurs n'étaient pourtant pas des conspirateurs. Les habitués de la salle commune les connaissaient fort bien et prenaient volontiers la demi-tasse avec eux; mais ils avaient des affaires à traiter qui ne regardaient qu'eux-mêmes, et ils se rassemblaient dans ce but. Rien de plus simple.

De compte fait, ils pouvaient être une douzaine. On ne les avait pas vus souvent réunis au grand complet. En tête des plus assidus était monsieur Jaffret ou mieux le bon Jaffret, propriétaire, rue de la Sorbonne, qui faisait un peu l'escompte, d'autres disaient l'usure. Il se rendait tous les après-midi au jardin du Luxembourg pour jeter de la mie de pain aux petits oiseaux, ce qui est, tout le monde vous l'affirmera, la preuve d'un excellent cœur.

Après lui, venait monsieur Comayrol, homme d'affaires, connu par ses lunettes d'or et sa brillante élocution méridionale, le Dr Samuel, philanthrope, qui soignait les pauvres, pourvu qu'on le payât, et un brave bonhomme, désigné sous le nom du «Prince», qui n'avait pas de profession connue.

Les autres allaient et venaient.

Les habitués de la salle commune et du billard à blouses appelaient la réunion de Ces Messieurs Le Club des Bonnets de soie noire, à cause du bon Jaffret et du Prince qui rabattaient volontiers cette coiffure commode sur leurs oreilles, dans la crainte des courants d'air.

Aucun des membres du Club des Bonnets de soie noire n'était jeune, mais Comayrol arborait des gilets d'étudiant et portait ses lunettes d'or d'un air vainqueur qui voulait dire: je suis loin d'avoir renoncé à plaire, et le joli vicomte Annibal Gioja, que nous avons omis de citer, avait des cheveux teints, plus noirs que l'aile du corbeau.

Il était environ sept heures du soir. Dans le petit salon réservé à Ces Messieurs, deux membres seulement du Club des Bonnets de soie noire étaient réunis, à savoir, le Prince, qui portait la coiffure sacramentelle et lisait le Journal des Villes et Campagnes en prenant son gloria, et le Dr Samuel qui ne prenait rien et tournait ses pouces à l'autre bout du divan.

Il est bon de dire tout de suite, afin que ce titre de Prince ne soit pas pris pour un sobriquet, que le bonhomme occupé à lire son journal était tout simplement le fils du malheureux Louis XVII.

Sa figure éminemment débonnaire et affectant la courbe bourbonienne aurait suffi à indiquer son illustre origine s'il n'eût porté, dans une vaste serviette qu'il avait toujours en poche, une collection de preuves à faire dresser les cheveux: lettres du pape, lettres de Louis-Philippe, lettres de M. le duc de La Rochefoucauld, lettres de la femme du geôlier Simon, lettres de Charles-Albert, lettres de Talleyrand, lettres de Chateaubriand, de Lamartine, du général Cavaignac, de monsieur Gisquet, lettres de tout le monde.

Plus des attestations, des procès-verbaux, des extraits de registres, le testament de son infortuné père, mort sous le nom de duc de Richemond, et la liste de plus de cent familles nobles de Paris et de province prêtes à prendre les armes au premier appel de sa voix légitime.

Ces diverses pièces avaient déjà servi à plusieurs «princes».

Les gens qui connaissaient peu ou prou les affaires des Habits Noirs disaient que ce brave bonhomme était, pour le moins, le cinquième fils de Louis XVII, les quatre autres ayant fini malheureusement, dans l'exercice de leurs fonctions, au service de la compagnie.

Chaque fois qu'il en mourait un, on cherchait une honnête figure aquiline à front fuyant, plantée sur un torse bien nourri, on rassemblait les pièces éparpillées du dossier, et le nouvel héritier de la couronne de France apparaissait à l'horizon, selon le dicton historique: le roi est mort, vive le roi!

Bien que les Habits Noirs fussent considérablement déchus, à l'époque où se passe notre histoire, ils trouvaient encore moyen de faire çà et là quelques petites affaires, et le fils de Louis XVII était pour eux un outil indispensable.

On exciterait l'incrédulité en additionnant les chiffres fournis par les innombrables extorsions opérées, dans les faubourgs Saint-Germain de Paris et des départements, à l'aide de cette imposture qui a eu plus de têtes que l'hydre de Lerne: l'existence d'un fils de Louis XVI, échappé de la prison de l'Abbaye.

Les Habits Noirs, toujours ingénieux, avaient inventé le fils de ce fils pour la commodité des dates.

Le Club des Bonnets de soie noire, nous sommes bien forcé de l'avouer, était tout ce qui restait de cette terrible association, remontant à Fra Diavolo et qui, sous le règne du Colonel, avait effrayé l'Europe par tant de drames sanglants.

Les derniers Habits Noirs étaient Ces Messieurs ou plutôt Ces Messieurs formaient le conseil de maîtrise des derniers Habits Noirs, car vous eussiez encore trouvé dans les bas-fonds de Paris bon nombre d'affiliés du Fera-t-il jour demain. Et, quand il s'agissait de mettre à exécution quelque razzia bien organisée, les manœuvriers ne manquaient pas à ces vénérables directeurs.

—Il paraît, dit le Prince, que l'empereur Alexandre va changer l'uniforme de ses lanciers, là-bas, en Moscovie.

Le Dr Samuel s'obstinait à tourner ses pouces et ne répondit pas. Le Prince continua sa lecture. Au bout de dix minutes, il reprit:

—Il paraît que ces fusils à aiguille de Sadowa étaient déjà exposés au palais de l'Industrie en 1855. Les ingénieurs qui sortent de l'École polytechnique avaient déclaré que ça ne valait rien du tout. Les Prussiens en ont fait fabriquer parce qu'ils n'ont pas d'élève de l'École polytechnique.

—Ça court les rues, gronda le Dr Samuel, vieil homme très laid et de méchante figure, l'École polytechnique n'en fait pas d'autres. J'étais un jour à Saint-Malo où les Ponts et Chaussées venaient de construire une jetée qui coûtait je ne sais plus combien de millions. La mer était grosse, un trois-mâts hollandais dérivait sur la jetée que l'École avait déclarée chef-d'œuvre. Tout le monde était là, du haut des remparts, à plaindre le trois-mâts et à dire: «Le malheureux va se briser en pièces!» Il donna contre la jetée en plein, et savez-vous ce qui arriva?

—Non, dit le Prince dont les petits yeux s'écarquillèrent curieusement.

—Le Hollandais n'eut pas de mal, continua le Dr Samuel, mais la jetée de l'École polytechnique s'effondra et tomba dans l'eau où elle est encore, et plus chef-d'œuvre que jamais!

Le Prince resta d'abord immobile, puis il battit des mains en poussant un large éclat de rire.

—Ah! fit-il, je comprends! je comprends! On en met dans les journaux qui ne sont pas si drôles que celle-là!

Il regarda le docteur par-dessus son pince-nez et ajouta en baissant la voix:

—Il paraît qu'il fera jour, cette nuit?

—Il paraît, répéta Samuel.

Et tous les deux rentrèrent dans le silence.

Pendant ce silence, un bruit léger se fit du côté de la fenêtre. On eût dit que quelqu'un en caressait, au-dehors, les contrevents épais.

Nos deux compagnons prêtèrent l'oreille, mais le bruit cessa au bout d'un moment.

—Est-ce que vous étiez du temps des moines de la Merci, vous docteur? demanda tout à coup le Prince.

—Oui, répondit Samuel.

—Vous avez vu tout ce qu'on raconte des souterrains, là-bas, du côté de Sartène, en Corse? Les Habits Noirs étaient des lapins à ces époques-là. Moi, je suis nouveau et je n'ai pas encore eu la chance de partager dans une vraie affaire.

—Il n'y a plus de vraies affaires, dit Samuel avec humeur.

—Avez-vous connu Toulonnais-l'Amitié, vous?

—Oui, répondit encore Samuel qui, cette fois, cessa de tourner ses pouces, j'ai connu monsieur Lecoq, on n'en fait plus comme cela... et j'ai connu le comte Corona, J.-B. Schwartz, le Colonel, et Marguerite de Bourgogne,—une rude femme, mais après cela, plus rien!

—C'est égal, dit le Prince, vous devez avoir de jolies économies. Mais pourquoi diable avez-vous choisi cet oiseau d'Annibal Gioja pour lui donner le Scapulaire?

Samuel haussa les épaules.

—S'il venait un homme..., commença-t-il.

Il s'arrêta et acheva entre ses dents:

—Il n'y a plus d'hommes!

Le Prince était en appétit de causer.

—Vous avez pourtant Jaffret, dit-il; c'est un garçon d'un million et demi pour le moins, sans que ça paraisse.

—Jaffret est riche, approuva laconiquement le docteur.

—Vous avez monsieur Comayrol qui a la langue bien pendue. Samuel fit un geste de dédain.

—Nous sommes vieux, dit-il, on ne peut être et avoir été.

—Bah! fit le fils de Louis XVII, votre fameux Colonel avait 107 ans!

À ce moment une voix retentissante sonna dans le corridor.

—Un petit punch au kirsch pour nous deux le bon Jaffret, commanda-t-elle. Est-ce que tous nos amis sont arrivés?... deux seulement! Ah! les paresseux! S'il vient un quidam demander monsieur Jaffret, propriétaire, de la part du nommé Amédée Similor, faites-le entrer, hé!

La porte s'ouvrit et Comayrol junior, ancien premier clerc de l'étude Deban, montra ses flamboyantes lunettes d'or.

Dans un autre récit[*], nous avons pu apprécier la belle prestance et les talents de Comayrol. Il n'y avait pas en lui, peut-être, l'étoffe d'un Premier ministre, mais c'était du moins un chef de bureau très distingué. Son âge, un peu plus que mûr, tenait abondamment les promesses de sa trentième année: il était chauve avec ostentation, il était gras et, malgré le proverbe des gens du Midi qui dit: ceux qui engraissent sont morts, il se portait à merveille.

Toujours bien tenu, du reste, linge blanc, bagues aux doigts et chaîne de montre magnifique ruisselant sur un gilet de velours qui lançait des rayons.

Avec le temps, le contraste avait augmenté entre lui et le bon Jaffret, douce créature. Jaffret marchait, humble, tremblotant, chauve aussi, mais ramenant quelques mèches honteuses sur le sommet de son crâne pointu.

—Je vous présente le plus joli sac de la confrérie, dit Comayrol qui entra tenant Jaffret par la main. Quand nous n'aurons plus rien à mettre sous la dent, je proposerai une affaire au conseil, ce sera d'aller voir un peu s'il fait jour dans le coffre-fort de notre bon Jaffret!

Le Prince qui s'était levé, éclata de rire bonnement, et le Dr Samuel lui-même se dérida.

Mais Jaffret fit un pas en arrière et dit avec une irritation sénile:

—Monsieur Comayrol, vous passez les bornes. Mon âge et ma position sociale devraient me défendre contre vos polissonneries!

Comayrol se retourna, toujours bon enfant, le saisit à bras-le-corps et le porta jusque sur le divan en disant:

—Pas plus lourd qu'un petit paquet de bois sec!

La porte s'ouvrit de nouveau, donnant passage à une autre ruine: précieuse celle-là, et supérieurement entretenue.

Du jais, de l'ivoire et des roses, tels étaient les matériaux de cette idole vieillie, le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante.

—Verni de haut en bas! dit le joyeux Comayrol en lui tendant la main. Annibal, quand donc me donneras-tu l'adresse de ton embaumeur?

Le brillant Napolitain ne daigna pas répondre, mais Jaffret dit en rabattant son bonnet de soie noire sur ses longues oreilles frileuses:

—Mauvais temps! toujours mauvais temps cette année.

Comayrol était allé s'asseoir auprès du Dr Samuel.

—Mon Prince, dit-il de loin au fils de Louis XVII, depuis que vous avez hérité de vos droits divins à la couronne de Saint Louis, on ne vous a encore fait jouer aucun air varié avec escalade et effraction, hé?

Le Prince épaissit le masque idiot qui était à demeure sur son visage et répondit avec un sourire content:

—Il paraît que ça va chauffer, monsieur Comayrol?

—Parlons raison, mes brebis, reprit celui-ci. Le vicomte Annibal est un Savoyard en sucre candi, et s'il a le Scapulaire, c'est pour la forme. La véritable tête de l'association, en l'absence d'un plus digne, c'est le bon Jaffret, un peu entamé par l'âge et les infirmités, mais qui marche encore assez droit, quand je suis là pour lui donner le bras. L'histoire de notre Brésilien commence à être mûre. Jaffret et moi, nous avons inondé le noble faubourg de ses actions, en présentant l'entreprise comme destinée à envoyer au Para tous les démagogues de France et de Navarre, transformés en propriétaires sages comme des images. À l'estime de Jaffret, monsieur le duc de Chaves doit avoir deux millions en caisse pour le moins.

—Il m'a en effet parlé de deux millions, dit le vicomte Annibal. Jaffret le regarda de travers en murmurant:

—Vous savez que vous n'avez pas le droit de toucher à ce gâteau, vous, bel homme.

—Je pense être au-dessus du soupçon, répondit fièrement Annibal. En tout cas, monsieur le duc est d'une honnêteté antique à l'endroit des affaires. Hier il a emprunté deux mille louis plutôt que de toucher au contenu de sa caisse commerciale. Je conçois, mes très chers, que ma position de confiance intime auprès de Son Excellence vous inspire quelque jalousie ou même quelques inquiétudes. Nous sommes ensemble, le duc et moi, comme les deux doigts de la main; mais il ne faut pas oublier que vous me devez cette affaire et que, sans moi, les piastres brésiliennes vous passaient sous le nez!

—Tu es un ange, Annibal! dit Comayrol. Messieurs, autre chose. Quelqu'un de vous se souvient-il d'un drôle, appelé Similor, qui fut employé différentes fois comme auxiliaire, notamment dans l'affaire J.-B. Schwartz et dans l'affaire de l'hôtel de Clare?

Le bon Jaffret seul avait un vague souvenir de notre ami.

—En deux mots, qu'est-ce que c'est que Similor? demanda le Dr Samuel.

—C'est un va-nu-pieds, répondit Comayrol.

—Et pourquoi nous parlez-vous de ce va-nu-pieds?

—Parce qu'il ne faut rien négliger, répliqua l'ancien clerc de notaire. Similor est venu chez moi aujourd'hui et m'a rappelé ses états de services. J'ai cru d'abord qu'il voulait un secours, mais non, son désir était seulement de nous mettre en rapport avec un fils qu'il a et qu'il déclare être un brillant sujet. Je lui ai dit qu'il pouvait envoyer son fils, mais, dans l'intervalle, j'ai pris des renseignements, et je ne fais pas un fond énorme sur l'affaire. Au bureau de notre ancienne agence, où tous nos hommes sont classés et numérotés, on ne connaît pas d'autres fils au nommé Similor que le nommé Saladin, ancien artiste en foire et avaleur de sabres.

—Jolie recrue! fut-il dit à la ronde.

Le garçon du café Massenet apporta le punch au kirsch commandé. Quand il eut déposé le plateau sur une table, il tira de sa poche une large carte en porcelaine qu'il mit entre les mains de Comayrol.

—Marquis de Rosenthal! lut l'ancien clerc de notaire. Connais pas... Ce monsieur est là?

—Oui, répondit le garçon, il vient de la part de son père.

Les membres du Club des Bonnets de soie noire échangèrent entre eux des regards indécis.

—C'est peut-être le fils de ce Similor, murmura Jaffret.

—Faites entrer, dit Comayrol, nous verrons bien.

L'instant d'après un jeune homme habillé à la dernière mode, lorgnon dans l'œil, cheveux séparés derrière la tête, col brisé comme une carte de visite qu'on laisse chez les concierges, petite jaquette boudin, pantalon demi-collant, chapeau bas, gants rouges et stick à bec de corbin, entra dans le cénacle à petits pas, et vint jusqu'au centre de la chambre où il s'arrêta pour lorgner curieusement les assistants.

Le garçon s'était retiré. Le bon Jaffret prit la peine d'aller voir lui-même si les portes étaient bien fermées.

—Messieurs, dit le nouvel arrivant, je suis bien votre serviteur. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Comme j'ai besoin de quelques collaborateurs pour une petite opération présentant d'assez beaux bénéfices, j'ai songé à m'adresser à vous. Mon domestique se trouvait être de votre connaissance; il m'a indiqué un certain monsieur Comayrol. Lequel d'entre vous, s'il vous plaît, est monsieur Comayrol?

—C'est moi, répliqua l'ancien domestique, monsieur le marquis, vous faites erreur, je n'ai vu que monsieur votre père.

Saladin lui tendit le doigt avec une si parfaite insolence que les membres du club eurent un sourire d'involontaire approbation.

—Mon père, dit-il du bout des lèvres, mon domestique, c'est tout un, cher monsieur Comayrol. Le maraud, dont vous me faites l'honneur de me parler, cumule ces deux fonctions auprès de ma personne.


IX

La chanson de l'avaleur

Monsieur le marquis de Rosenthal ayant prononcé ces paroles remarquables prit un siège et vint se placer en face du divan où étaient Comayrol et le bon Jaffret.

—Messieurs, poursuivit-il d'un ton décent et plein de modestie, vous êtes une association illustre et moi je ne suis qu'un simple paltoquet, c'est pourquoi il était bien naturel que je fisse toilette pour avoir l'honneur de me présenter devant vous: toilette de corps, toilette d'esprit, toilette de situation. Je ne m'habille pas comme cela tous les jours; je suis préparé comme un candidat qui va passer son examen, et j'ai choisi pour la circonstance le plus joli de tous mes noms. Vous aurez, je l'espère, quelque indulgence en faveur d'un néophyte qui vous veut le plus grand bien, mais qui ne peut pas pousser la courtoisie jusqu'à vous dire hypocritement que, selon lui, sa jeunesse ne vaut pas votre décrépitude.

—Vayadioux! s'écria Comayrol, nous ne détestons pas la plaisanterie, monsieur Saladin, mais nous avons autre chose à faire ici que de vous voir avaler des sabres!

Le Prince et le Dr Samuel s'étaient rapprochés; le vicomte Gioja se tenait à l'écart d'un air superbe.

—Je suis flatté, dit Saladin en mordillant le bec de son stick, que vous ayez pris la peine de rassembler quelques informations sur ma personne. J'en vaux la peine, soit dit sans fausse modestie, et j'espère vous le prouver bientôt abondamment. Vous végétez depuis bien des années déjà, mes chers messieurs, vous n'avez pas de chef. Je pense vous en avoir trouvé un.

—Il a du talent comme orateur, dit le fils de Louis XVII à demi-voix.

—Où veut en venir ce garçon? demanda Gioja de l'autre bout de la chambre.

—Je crois, dit Saladin, en se retournant vers lui poliment, que j'ai l'avantage de parler au valet de cœur de monsieur le duc de Chaves?

—Tiens! tiens! murmura Comayrol qui dressa l'oreille.

—Mon petit monsieur!... commença Gioja avec hauteur.

—Chut! fit Saladin doucement; nous reviendrons tout à l'heure au rôle honorable que vous jouez auprès de monsieur le duc et qui pourrait éventuellement gêner les affaires de l'association. C'est vous qui avez le Scapulaire?

Gioja ne répondit pas. Les autres membres du club se regardaient d'un air véritablement étonné.

—J'ai fréquenté les bureaux de la préfecture, dit le marquis de Rosenthal entre parenthèses, en amateur et pour perfectionner mon éducation; je suis un peu docteur en toutes facultés et sais parfaitement vos petites histoires.

—Vous n'êtes pas venu ici pour nous menacer, dites donc? prononça Comayrol dont la joue sanguine prit une nuance rouge plus foncée.

Jaffret lui toucha le bras et murmura:

—Il m'intéresse.

—Mon cher monsieur, répondit Saladin en s'adressant à Comayrol, je suis une nature indépendante et je désire faire mon chemin en dehors de l'administration. Seulement, il me plaît de vous faire savoir tout de suite que je suis gardé à carreau. Vous me voyez seul, vous êtes cinq, il est bon que la liberté de la discussion soit entre nous pleinement assurée.

—Eh bien! dit Comayrol avec une rudesse contenue, entamons la discussion, je vous prie, et rondement!

—De tout cœur, répondit Saladin... seulement encore on n'a pas répondu à la question que j'ai faite. Est-ce le vicomte Annibal Gioja qui est maître du Scapulaire?

—C'est ici le secret même de notre confrérie, fit observer le Dr Samuel qui n'avait pas encore parlé.

Saladin le salua.

—Messieurs, reprit-il, le Scapulaire est votre sceptre, je connais cela et bien d'autres choses. Quoique je ne voie ici aucune de ces grandes physionomies qui ont illustré l'histoire ancienne de votre ordre, j'aurais quelque répugnance à poser ma candidature en face de personnages tels que messieurs Jaffret, Comayrol et Samuel, qui sont à tout le moins très capables et très expérimentés.

—Vous êtes bien bon, grommela l'ancien clerc de notaire.

—Je parle comme je pense... mais s'il ne s'agit que de détrôner ce faquin, les choses changent, et je vous dis franchement qu'une société comme la vôtre ne doit pas avoir pour gérant un homme de paille.

Annibal Gioja jeta le journal qu'il tenait à la main et fit un pas vers Saladin. Le bon Jaffret l'arrêta du geste en disant:

—Mon cher bon enfant, laissez parler l'orateur.

—D'autant mieux, reprit Saladin en se tournant vers Gioja, que l'orateur causera avec vous en tête à tête quand ce sera votre bon plaisir.

Le bon Jaffret prit encore la parole.

—Mon cher monsieur, dit-il, je vous ferai observer qu'ici nos réunions sont toujours paisibles.

—Il faut, mon cher monsieur, interrompit Saladin, que vos réunions redeviennent fructueuses comme elles l'étaient autrefois. Je compte apporter ici, il faut bien vous le dire, un peu de ce sang jeune et actif qui coule dans mes veines. Mon intention, pourquoi vous le cacherais-je? est de restaurer la grande famille des Habits Noirs.

Il y eut un mouvement, comme on dit dans le compte rendu des séances parlementaires, et le fils de Louis XVII s'écria malgré lui:

—Écoutez, morbleu! Écoutez!

—J'ai beau écouter, gronda Comayrol, le fils de ce coquin de Similor est aussi bavard que son père. Il a beaucoup parlé, mais, que je sache, il n'a encore rien dit.

—Le fait est que c'est bien vague, murmura le bon Jaffret, bien vague, bien vague...

—Je vais préciser, reprit Saladin, soyez tranquilles. Mais avant d'entrer en matière, il serait bon de balayer le terrain. Tenez-vous au Gioja, oui ou non?

—Non, répondirent à la fois tous les membres présents, excepté Gioja lui-même.

—Donneriez-vous le Scapulaire, continua Saladin, à un jeune homme de courage et d'espérance qui vous apporterait, comme prime de joyeux avènement, une affaire toute faite de quinze cent mille francs comptant sans escompte ni retenues?

Il y eut un moment d'hésitation, puis Comayrol répondit:

—C'est selon.

—C'est selon, répéta paternellement le bon Jaffret, selon, selon, selon.

Le Prince et le docteur approuvèrent du bonnet.

—Vous comprenez, reprit Comayrol, qu'il y a des épreuves... des garanties...

—Il ne suffit pas ici, ajouta le vicomte Annibal avec un amer mépris, de savoir avaler les sabres!

Saladin sauta sur cette interruption comme sur une proie.

—Messieurs, s'écria-t-il en se levant et en passant sa main dans l'entournure de son gilet, dans notre ordre social, depuis le plus infime degré de l'échelle jusqu'au plus élevé, permettez-moi de vous le dire, je ne vois partout qu'avaleurs de sabres. Le monarque prussien attirant l'Autriche dans la guerre contre le Danemark...

—Écoutez! fit le Prince, vivement intéressé.

Au contraire, Comayrol s'écria:

—Mon bon, nous ne nous occupons pas ici de politique, hé! Et Jaffret ajouta d'un accent plaintif:

—Le cher jeune homme avait préparé une tirade... gare!

—Le candidat électoral faisant sa profession de foi, voulut poursuivre Saladin, le ministre équilibrant le budget, les rois gênés qui enfilent des tirages comme des perles autour de leurs emprunts...

—Et les philanthropes qui vous forcent à vous assurer sur la vie, déclama Comayrol en imitant son accent. Hé donc! Pécaire! Et les apôtres qui arrachent les dents avec un pistolet...

—Et les bons cœurs, privés de capitaux, qui déclament contre l'usure... insinua le bon Jaffret.

—Et les anciens de Clichy qui ont mis la lance en arrêt contre la contrainte par corps..., glissa le Dr Samuel.

—Avaleurs de sabres! s'écria le Prince, enchanté, avaleurs de sabres!

Tout le monde répéta triomphalement en regardant Saladin:

—Avaleurs de Sabres!

Monsieur le marquis de Rosenthal avait été d'abord légèrement déconcerté, mais, à la fin de la manifestation, il avait repris son sourire vainqueur; il frappa l'un contre l'autre ses gants sang-de-bœuf, et dit:

—Bravo, mes chers seigneurs! vous êtes moins vieux que je ne croyais, je vous dois cette justice, et vous avez sabré ma chanson avec infiniment d'esprit. Bravo! encore, et tant mieux! Entre gens d'esprit on a moins de peine à se comprendre. Venons donc au fait. Demain monsieur le duc de Chaves, déjà nommé, aura, dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, une somme ronde de quinze cent mille francs.

—Vous vous trompez, mon petit monsieur, s'empressa de dire Annibal Gioja, la somme ronde est de deux millions.

Saladin se tourna vers lui avec lenteur:

—Ah! fit-il.

Puis son regard revint vers le groupe qui lui faisait face, comme pour lui demander: est-ce vrai?

Comayrol lui adressa un petit signe de tête moqueur que le bon Jaffret traduisit ainsi:

—Cher jeune homme, vous avez personnellement toutes mes sympathies; mais vous arrivez un peu trop tard.

Saladin resta un instant pensif, puis il se demanda tout haut à lui-même:

—Y aurait-il donc à l'hôtel de Chaves trois millions cinq cent mille francs?

—C'est cent mille piastres que vous vouliez glisser dans votre poche, dit Annibal Gioja qui n'avait pas entendu sa dernière observation.

—Comment! s'écria au contraire Comayrol, trois millions cinq cent mille francs! Où prenez-vous ce calcul?

—Je suis sûr du chiffre de quinze cent mille francs, répliqua Saladin; vous paraissez être sûrs du chiffre de deux millions. Les deux sommes doivent être distinctes, évidemment.

Jaffret dressa l'oreille comme un bon cheval de bataille qui entend le son de la trompette.

—Il a du talent! répéta-t-il. Tirons la chose au clair. D'où viennent vos quinze cent mille francs, jeune homme?

—Du Brésil, répondit Saladin, sans hésiter. Et maintenant que j'y songe, vos deux millions doivent venir de Paris.

«J'ai deviné! ajouta-t-il, interprétant comme une réponse le jeu des physionomies qui l'entouraient. Avez-vous les moyens de vous appliquer les deux millions?

Comayrol eut un geste noble.

—Nous ne sommes pas tout à fait des manchots, monsieur le marquis, répondit-il.

—Je précise, insista Saladin; nous ne plaisantons plus, mes maîtres. Pouvez-vous regarder les deux millions comme étant dès à présent à votre avoir?... Vous hésitez! donc vous cherchez encore... Ne cherchez plus! Quand je dis: j'apporte une affaire, c'est que j'apporte l'affaire.

Il appuya sur ce dernier mot et ses yeux ronds firent le tour de l'assistance, piquant chacun d'un regard perçant et froid.

Jaffret, Comayrol et le docteur avaient l'air étonné. Gioja baissa les yeux; le Prince se frotta les mains et cria tout seul:

—Très bien! ça me va!

—Qu'il y ait quinze cent mille francs, comme je l'ai cru, ou trois millions cinq cent mille francs, comme c'est désormais l'apparence, continua Saladin, je dis que l'affaire est faite, puisque à partir de demain je puis introduire à l'hôtel de Chaves autant d'hommes que vous le voudrez, à l'heure de jour ou de nuit que vous choisirez.

—Peste! fit le bon Jaffret, c'est bien gentil de votre part cela, mon cher enfant.

—Quel est votre moyen? demanda Comayrol.

—Je sollicite la permission, repartit Saladin, de le garder pour moi, jusqu'au moment où nous aurons conclu notre arrangement.

—Pour conclure un arrangement, il faut savoir, que diable!

—Ne tombons pas dans un cercle vicieux, dit Saladin, dont la voix reprit une autorité véritable. D'ailleurs, nous n'avons pas achevé les préliminaires. En qualité de Maître, de Père, puisque c'est votre mot, je prétends avoir la part du lion, et je ne travaillerai que si je suis Maître.

—C'est carré, dit Comayrol.

—Il est franc comme l'or, appuya le bon Jaffret.

—Qu'entendez-vous par la part du lion? demanda le Dr Samuel.

—S'il s'était agi seulement de mes quinze cent mille francs, répondit Saladin, j'aurais exigé moitié.

—À la bonne heure! s'écria l'assistance en chœur, moitié! ne nous gênons pas!

—Mais, poursuivit Saladin, puisqu'il y a en outre les deux millions, chacun de nous gardera sa part: vous aurez, vous, les deux millions et j'aurai, moi, les quinze cent mille francs.

Le bon Jaffret souffla dans ses joues.

—Diable! dit le Prince.

—Vous êtes fou, mon bon, décida Comayrol.

Gioja riait dans sa barbe teinte.

—C'est comme cela, dit tranquillement Saladin, à prendre ou à laisser.

—Avec quinze cent mille francs, fit observer Samuel, on achèterait toute la serrurerie de Paris.

—Vous n'y êtes pas! riposta Comayrol en riant, notre nouveau Maître veut nous faire payer ainsi le jeune et joli sang qu'il va infuser dans nos vieilles veines.

—Juste! fit Saladin. Je ne vous défends pas de trouver cela cher, mais c'est mon prix.

—Et si ce n'est pas le nôtre? dit Comayrol en le regardant fixement.

Ses joues étaient écarlates jusqu'aux oreilles. Saladin soutint son regard et répondit froidement:

—Ce serait fâcheux, monsieur Comayrol; j'ai mis dans ma tête que vous en passeriez ce soir par mon caprice, sinon je vous abandonne.

Les membres du club essayèrent de rire, mais Saladin répéta en scandant les mots:

—Je vous abandonne... d'abord; et puis je me fais une carrière dans l'administration en découvrant votre pot aux roses.

Il était assis, comme nous l'avons dit, vis-à-vis d'un groupe formé par le docteur, Jaffret, Comayrol et le Prince. En face de lui, au-dessus du divan qui servait de siège à ces messieurs, il y avait une grande glace.

Derrière lui, touchant le dossier de sa chaise, se trouvait une table qui soutenait un flambeau.

Au-delà de la table, se tenait Annibal Gioja tantôt immobile, tantôt se promenant de long en large.

Aux dernières paroles prononcées par Saladin, celui-ci vit les yeux de ses quatre interlocuteurs se fixer simultanément sur Gioja.

Saladin savait où était Gioja. La glace, fumeuse et tachée, lui renvoyait confusément l'image de l'Italien qu'il ne perdait pas un seul instant de vue.

Quelque chose brilla dans la main droite de ce dernier qui fit un pas vers la table. Les yeux des quatre membres du Club des Bonnets de soie noire se baissèrent en même temps, et le bon Jaffret eut un tout petit frisson.

—Tiens! dit Saladin, le vicomte Annibal n'a pas perdu l'habitude du stylet napolitain.

Il tourna la tête négligemment. L'Italien qui marchait sur lui s'arrêta court. Mais quand Saladin reprit sa position vis-à-vis de ses quatre interlocuteurs, la scène avait changé complètement. Chacun d'eux, même le bon Jaffret, avait le couteau à la main.

—Et que dirait monsieur Massenet? demanda Saladin en riant.

—Massenet ne dira rien, répondit Comayrol qui se mit sur ses pieds, il en mange. Tu es frit, mon petit!

Sans se retourner, Saladin prit sur la table le flambeau, qui était à portée de sa main, et l'éleva au-dessus de sa tête.

Au même instant trois petits coups furent frappés aux carreaux de la fenêtre qui donnait sur la ruelle.

Les couteaux disparurent comme par enchantement.

Et tout se tut, même le bruit des respirations.

—Les volets ne sont donc pas fermés aujourd'hui! dit tout bas Comayrol, au bout de quelques secondes, en ponctuant sa phrase avec un juron du Midi.

—Comment ne sont-ils pas fermés! ajouta le bon Jaffret.

—Ils étaient fermés, répondit Saladin, bien fermés, mais j'ai fait mon tour, avant d'entrer, avec papa. On a quelques bons amis ici près.

—Bonjour les vieux! cria une voix au-dehors, dans la ruelle, ça va-t-il comme vous voulez?

Comayrol se précipita à la fenêtre et l'ouvrit.

—Qui est là? demanda-t-il. Personne ne répondit.

Son regard interrogea la ruelle sombre qui semblait déserte.

Pendant cela, de cette main qui naguère tenait le couteau, le bon Jaffret prit les doigts de Saladin et les serra affectueusement en disant tout bas:

—Toute cette petite machinette est remarquablement intelligente, et je vous donne ma voix de tout mon cœur, mon biribi.

Le Prince, qui avait fait le tour de la table, vint toucher l'épaule du Dr Samuel:

—Vous demandiez un homme, dit-il, en voici un.

—On ne sait pas, répondit le docteur. On va voir. Saladin répondit au bon Jaffret:

—Ça n'était pas malaisé à exécuter, vous êtes des bandits âgés et mûrs pour la retraite. Je m'y serais pris autrement, si vous aviez eu vingt ans de moins. Fermez voir la fenêtre, papa Comayrol, ajouta-t-il; vous êtes encore le plus vert de la bande, et, en cherchant bien, on vous retrouvera du nerf sous la peau. Mais, parole d'honneur, vous aviez besoin d'être remontés; vos cinq couteaux étaient si drôles! je me suis cru au salon de cire.

Comayrol restait auprès de la fenêtre et ne cachait point sa mauvaise humeur.

—Tu dis vrai, petit, prononça-t-il, entre ses dents: voilà quinze ans, tu n'aurais pas eu le temps de lever la chandelle!

Saladin lui envoya un baiser.

—Mon bon, dit-il, nous ferons une paire d'amis, nous deux, quand tu m'auras juré obéissance. Voyons! ne nous endormons pas. Faites semblant de délibérer un petit peu, mes vénérables, pendant que je vais faire semblant de ne pas écouter, et puis vous me donnerez votre réponse officielle.

Il s'éloigna du divan et alla prendre Le Journal des villes et campagnes à l'autre bout de la chambre. Les membres du Club des Bonnets de soie noire se formèrent en groupe, et le bon Jaffret dit de sa voix la plus caressante:

—Annibal Gioja, respecté Maître, je vous demande la parole. Vous me l'accordez, merci. Vous êtes dégommé, mon garçon, et il n'y a pas grand mal.

Gioja répondit à voix basse quelque chose que Saladin ne put saisir.

La délibération dura juste deux minutes, après quoi l'éloquent Comayrol, rendu à toute sa belle humeur, s'avança vers lui à la tête du club et lui dit:

—Maître, le Scapulaire est à vous.

Gioja fit mine d'entrouvrir sa redingote.

—Garde, garde, mon garçon, lui dit Saladin, ce sont des formalités surannées. Nous ne détruirons rien de vos vieux usages, destinés à frapper l'imagination grossière de la populace, mais quant à nous autres, nous sommes au-dessus de tout cela. Est-il bien entendu que vous me nommez Père-à-tous et Habit-Noir en chef à l'unanimité? Levez la main!

Toutes les mains s'étendirent, même celle de Gioja.

—Bien! dit Saladin qui se redressa et les enveloppa d'un regard dur. Vous n'aimez pas les discours, je supprime le sabre que j'avais compté avaler pour ma bienvenue. C'est fini de rire. Asseyez-vous, nous allons causer.


X

Le Père-à-tous

On sonna le garçon pour renouveler les rafraîchissements. À l'exception de Gioja, tout le monde était, sinon joyeux, du moins émoustillé par une curiosité très vive. Le bon Jaffret voulait offrir à monsieur le marquis un petit ambigu fin, genre Pompadour, mais cet austère Saladin préféra un bock de bière. Chacun se fit donc servir à sa guise. Le Prince demanda un carafon de douceurs.

Il fait jour, dit Saladin d'un ton cassant quand les portes furent refermées, attention! Je ne vous ai pas vanté ma marchandise, au contraire, cette maison-là m'appartient depuis le rez-de-chaussée jusqu'aux mansardes, et pour ne pas vous faire languir, je vous expliquerai ma situation d'un seul mot: je suis l'amant heureux de mademoiselle de Chaves.

—Par exemple! s'écria Gioja, elle est forte! Le duc et la duchesse n'ont pas d'enfants.

—Le fait est, murmura le bon Jaffret, que je n'ai jamais entendu parler de mademoiselle de Chaves.

Comayrol dit:

—Le Maître ne peut pas se blouser comme cela du premier coup; il a son idée.

—Il a bien plus d'une idée, repartit Saladin, et commençons par établir une chose, c'est que je n'ai plus aucune espèce d'intérêt à vous tromper, puisque je n'attends rien de vous.

—C'est juste, fit-on à la ronde.

Et le Prince ajouta:

—Quel gaillard! écoutez!

—En conséquence, reprit Saladin, quand je vous dis une chose, c'est qu'elle est vraie, à moins que je ne fasse erreur moi-même. Tout homme est sujet à s'égarer. Mais ici, comme il s'agit d'une charmante personne qui m'a confié le soin de son bonheur, comme je suis d'accord avec madame la duchesse et comme madame la duchesse est d'accord avec monsieur le duc, je crois pouvoir vous affirmer, messieurs et chers subordonnés, que je ne suis pas le jouet d'un rêve. Mademoiselle de Chaves vous sera présentée demain.

—Elle n'est donc pas à l'hôtel? demanda Gioja.

—Mon brave, répondit Saladin, ouvrez vos deux oreilles, nous allons nous occuper de vous. Il n'y a pas de sot métier, je suis de cet avis-là; mais votre industrie particulière auprès de cet honnête sauvage qu'on nomme M. de Chaves est une gêne pour nous dans le présent, et peut devenir un danger dans l'avenir.

—Écoutez! fit le Prince qui avait dû habiter l'Angleterre et assister aux séances du Parlement.

—Le Maître, dit Gioja, ignore sans doute que cette industrie dont on parle a été le trait d'union entre le conseil et monsieur le duc.

—Je n'ignore rien, mon brave, et il y a du temps que je vous suis tous, à portée de voir et d'entendre. Les services d'un genre spécial que vous rendez à M. de Chaves ont pu entrouvrir une porte à nos respectables amis Jaffret et Comayrol; c'est parfait, je vous en remercie au nom de l'association; mais la porte est grande ouverte et je vous répète que vous nous gênez désormais. Vous marchez en aveugle le long d'une route où notre poule aux œufs d'or a coutume de pondre.

—Voyons, voyons, dit Comayrol, comprends pas!

—Le jeune maître est ami des métaphores, ajouta le bon Jaffret.

Mais le Dr Samuel murmura:

—Moi, je crois comprendre.

Le fil de Louis XVII ouvrait des yeux énormes.

—Il ne me plaît pas tout à fait, reprit Saladin, de mettre les points sur les «i». Je pense que je n'excède pas les bornes de mon autorité en donnant au vicomte Annibal Gioja un avis paternel. Toute cette histoire de mademoiselle Saphir est mauvaise pour nous.

—Mademoiselle Saphir! répétèrent quelques voix étonnées.

—Qu'est-ce que c'est que cela? demanda Comayrol.

Le bon Jaffret caressait Saladin du regard.

—Il monte ses petits coups en perfection! soupira-t-il. Quel joli jeune homme!

Gioja avait tressailli vivement.

—J'ignore qui a pu vous apprendre... commença-t-il.

—C'est peut-être le roi Louis XIX, répondit Saladin qui tendit la main en riant au Prince, enchanté de cet honneur. En tout cas, au nom du conseil qui m'écoute et qui m'approuve, je vous ordonne d'enrayer.

—Chacun de nous, objecta l'Italien, garde sa liberté d'action pour ses affaires particulières.

—Non pas! dit Comayrol.

—Cette doctrine, ajouta Jaffret, est complètement subversive du grand principe d'association!

—C'est mon avis, appuya le Dr Samuel.

—Et le Gioja, ajouta le Prince avec zèle, est expressément chargé de faire le mort!

—Il ferait le mort au naturel, reprit Saladin dont la voix baissa, si, par hasard, fantaisie lui venait de désobéir à son chef... Veuillez me regarder, Annibal Gioja, s'interrompit-il. De ce qui s'est dit ici, ce soir, un mot répété par vous aux oreilles de M. de Chaves pourrait non seulement faire manquer l'affaire, mais encore mettre en péril toute la confrérie. En conséquence, on pourrait présentement vous ficeler comme un paquet et vous placer par précaution en lieu sûr. Ce serait peut-être de la prudence.

—Je jure..., voulut interrompre Gioja.

—Taisez-vous! Je n'attache pas plus de prix que vous à vos serments. Ce qui m'arrête, c'est que, d'un autre côté, le duc, habitué à vous voir tous les jours, pourrait concevoir des soupçons ou des craintes, si vous disparaissiez ainsi subitement. Il y a une chose en laquelle je crois, c'est l'amour déréglé que vous avez pour votre peau. Cela vous sauve.

Il y eut un sourire sur toutes les lèvres. Gioja était livide.

—Vous êtes poltron, continua froidement Saladin, c'est là une garantie certaine et dont je me contente, en prenant soin de vous dire: il vous est enjoint par le conseil de laisser mademoiselle Saphir en repos, et je vous tuerai comme un chien si votre commerce nous barre la route!

Il y eut un silence. Le conseil approuvait évidemment, et le bon Jaffret exprima l'opinion générale en disant à ses deux voisins:

—Il a la sagesse précoce de Salomon, ce cher enfant. Comayrol hocha la tête et murmura:

—Vayadioux! il met de l'animation dans nos séances.

—C'est Dieu qui l'a envoyé, s'écria le Prince, pour régénérer une grande institution!

—Un point final! dit Saladin. Gioja est réglé, n'en parlons plus. Docteur Samuel, je vais vous adresser une question scientifique: connaissez-vous les envies?

—Il y en a de différentes sortes, en médecine, commença le praticien.

—Fort bien, interrompit Saladin, vous connaissez les envies. Je suppose, en effet, qu'il y en a de plus d'une sorte, car j'en ai vu, moi, de toutes les couleurs. La question scientifique est celle-ci: pensez-vous qu'il soit possible d'imiter une envie sur le corps d'une personne saine? Je m'explique: vous voudriez, par exemple, reproduire, sur le sein d'une jeune femme, un de ces signes qui sont les plus habituels, à cause de la gourmandise des filles d'Eve, une moitié de pêche, une prune de reine-claude, une grappe de groseilles, le pourriez-vous?

—Très certainement, répondit Samuel, nous avons des caustiques et des réactifs.

—Parfait! et la légère différence de plan qui existe à la surface de ces envies?

—Eh! eh! dit le docteur en souriant, vous êtes décidément un observateur. Ceci est peut-être plus difficile, mais néanmoins je puis affirmer que le moyen de produire cette légère extumescence, sans nuire à la santé, n'est pas introuvable.

—Et savez-vous un peu dessiner, docteur? demanda encore Saladin.

—Je crois deviner..., voulut dire le docteur.

—Devinez tant que vous voudrez, interrompit Saladin, je n'ai pas l'intention de vous parler en paraboles, mais répondez.

—Eh bien! oui, fit le docteur, s'il s'agit d'un fruit je le dessinerais, je le peindrais même, ayant cherché autrefois dans les arts une distraction et un délassement.

Saladin se leva.

—Messieurs, dit-il, je suis tout particulièrement satisfait d'avoir noué avec vous des relations qui ne peuvent manquer d'être fructueuses pour vous et pour moi. La séance est levée, à moins que vous n'ayez quelques communications à me faire.

—Mais, dit Comayrol, nous n'avons arrêté aucune mesure.

—En effet, soupira Jaffret, notre jeune Maître nous laisse dans un crépuscule un peu inquiétant.

Saladin leur tendit la main à tous les deux.

—Nous ne nous séparons pas pour longtemps, mes très chers, répondit-il; dormez bien seulement cette nuit, car je ne répondrais pas de votre sommeil pour la nuit qui viendra.

—Il fera jour? demanda le Prince.

—Vous ne sauriez croire, répondit Saladin, comme ces vieilles formules, reste d'un temps qui était l'enfance de l'art, me semblent puériles... mais enfin ne changeons rien: il est des traditions qui sont respectables. Je vous laisse. Chacun de vous entendra parler de moi demain avant midi. Si dans vos sagesses vous trouviez qu'il est bon d'attacher le Gioja ici présent par la patte, je vous laisse carte blanche. Docteur, préparez vos caustiques, vos réactifs et toute votre boîte à couleurs; demain, à la première heure, je serai chez vous. Et à propos de cela, s'interrompit-il, voulez-vous bien me donner votre adresse?

Le Dr Samuel lui tendit sa carte.

—Je me rendrai chez vous, poursuivit Saladin, avec une charmante jeune personne très douillette, je vous en préviens, et qu'il ne faudra pas faire crier, à laquelle vous aurez la bonté, remplaçant en ceci la Providence, d'appliquer sur le sein droit une cerise de l'espèce dite bigarreau, qui lui vient d'une envie de sa mère.

Il salua à la ronde et prit la porte.

Un grand silence régna, après sa sortie, dans le petit salon qui servait de sanctuaire aux membres du Club des Bonnets de soie noire. Le docteur tournait ses pouces, Jaffret buvait son punch à petites gorgées, et Comayrol allumait une forte pipe qu'il avait gardée jusqu'alors dans sa poche, peut-être par respect. Ce fut le fils de Louis XVII qui rompit le silence.

—Il paraît, dit-il, que nous allons être menés grand train!

—Peuh! fit Comayrol.

—Il a de l'acquit pour son âge, dit le bon Jaffret, mais si l'ami Gioja n'était pas une poule mouillée de qualité supérieure, l'affaire du flambeau n'était pas forte.

—J'attendais un regard pour frapper, dit l'Italien d'un air sombre.

—La force du petit, fit observer Samuel, est évidemment dans le mépris qu'il a pour nous. Je ne déteste pas cette façon de raisonner et, en définitive, nous avions besoin d'un homme.

—Est-ce un homme? demanda Gioja.

—Ma foi, répondit le docteur, je n'en sais rien, mais je sais que ce n'est pas tout à fait un ignoble poltron comme toi, ami Gioja.

—Qui vivra verra, gronda celui-ci.

Comayrol et Jaffret le regardèrent en même temps.

—Moi, dit Comayrol, je suis content que Gioja n'ait pas frappé.

—Moi de même, fit le bon Jaffret.

Samuel ajouta:

—Sans être décrépits, nous ne sommes plus de la première jeunesse, et il n'est pas mauvais d'avoir un gaillard qui se mette en avant.

Aucun d'eux évidemment ne disait ce qu'il avait sur le cœur.

—Voici vingt-cinq ans, reprit Jaffret en frappant doucement sur l'épaule de Comayrol, quand tu prononças ton discours à propos du portefeuille de l'homme assassiné, là-bas, au cabaret de la Tour de Nesle, derrière la Chaumière, tu avais un bagou dans ce genre-là, sais-tu?

—Un peu plus élégant, je suppose! répliqua l'ancien clerc de notaire, et je remuais des idées qui auraient de la peine à entrer dans la cervelle étroite de cet arlequin-là!

—Il faut dire pourtant, continua Jaffret, qu'il y eut là deux personnes pour te river ton clou: Toulonnais-l'Amitié et Marguerite de Bourgogne.

—On avait six pieds de plus en ce temps-là! s'écria Comayrol l'œil brillant et le sang aux joues.

—Ce qui n'empêche pas, poursuivit paisiblement Jaffret, qu'il s'agissait alors de vingt misérables billets de mille francs, et qu'aujourd'hui nous parlons de millions. Messieurs et chers amis, nous étions jeunes, ardents, nous avions toutes les illusions, tous les espoirs, tous les désirs. Avec vingt mille francs, on peut commencer une fortune à cet âge; à l'âge que nous avons, il faut la fortune faite, beaucoup d'argent et peu d'ouvrage. Ce jeune coquin est venu vers nous juste à son temps.

—Il coûte cher, fit observer Comayrol.

—C'est en ceci, répondit Jaffret, que nous pourrons avoir recours contre lui dans la question du partage. Il a eu raison de nous dire qu'il était le maître de la situation au point de vue du travail à faire; mais l'opération faite, les rôles changent. Le bas peuple de notre confrérie ne connaît que nous.

—J'y songeais, fit l'ancien clerc de notaire.

—Moi de même, appuya le Dr Samuel; nous sommes vieux, mais...

Il se prit à rire et les autres l'imitèrent.

—Pas si décrépits! acheva le bon Jaffret qui humait la dernière goutte de son punch.

Ainsi était attaqué le véritable état de la question.

—Ma parole! ma parole! dit le Prince, vous êtes encore plus futés que lui!

—Et puis, reprit Jaffret, je suppose qu'après le coup nous ayons ce qu'il faut de foin dans nos bottes, eh bien! il nous importe assez peu vraiment que le Père-à-tous de cette vieillerie, l'association des Habits Noirs, à laquelle nous n'appartiendrons plus...

—À laquelle nous n'avons jamais appartenu! intercala le Dr Samuel.

—C'est juste... Que le Père-à-tous, disais-je, s'appelle Annibal Gioja ou monsieur le marquis de Rosenthal. Voici dix heures qui sonnent à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, mes petits, je vais aller me mettre au lit.

Il planta son chapeau à large bord sur son bonnet de soie noire et se dirigea vers la porte, en s'appuyant sur sa canne.

Ayant de passer le seuil il se tourna vers l'Italien et lui dit sans rien perdre de sa douceur ordinaire:

—Toi, mon fils, si tu m'en crois, marche droit!

La lourde main de Comayrol touchait en ce moment l'épaule de Gioja.

—Vayadioux! dit-il en le regardant fixement. Marche droit, mon bonhomme! S'il arrivait quelque chose au petit d'ici demain soir, tu serais haché menu comme chair à pâté.

Il sortit. Samuel l'imita et ne dit rien, mais son regard parla pour lui.

Vint enfin le fils de Louis XVII qui donna une poignée de main à l'Italien en lui disant:

—Il paraît que ta peau ne vaudrait pas deux sous si tu bougeais, ma vieille! Nous avons enfin un homme.

Annibal Gioja resté seul se laissa choir sur le divan et mit sa tête entre ses mains.

—Il y a une affaire pourtant! murmura-t-il, et ils n'iront pas me chercher jusqu'en Italie!

À cette même heure, on eût rencontré Similor et son fils Saladin marchant bras dessus, bras dessous dans les rues désertes qui sont au-delà du Luxembourg.

Saladin avait rejoint son honoré père en quittant le café Massenet, et avait bien voulu le féliciter sur la façon précise et adroite dont Similor venait de jouer son bout de rôle.

Ils causaient. Monsieur le marquis de Rosenthal, était, ce soir, d'une humeur expansive.

—Vois-tu, papa, dit-il en arrivant au bout de la rue de l'Ouest, je ne ferai qu'une seule affaire avec ces momies. Le vol n'est pas ma vocation. Ça peut servir de point de départ à un honnête homme, mais, en somme, il n'y a que le commerce. J'ai tout arrangé dans ma tête: trois mille livres de rentes suffisent à ton bonheur, pas vrai?

—Mais..., voulut dire Similor.

—Faisons ton compte, interrompit Saladin: avec six cents francs de loyer, tu as un petit paradis, douze cents francs pour ta nourriture, quatre cents francs pour ta toilette, il te reste six cents francs pour l'argent de poche et la blanchisseuse. Si tu veux, tu feras des économies.

—Quand, toi, tu auras un million et demi! s'écria Similor indigné.

—Moi, papa, c'est différent, répondit monsieur le marquis sans s'animer le moins du monde. Je pourrais avoir les deux autres millions et le reste, si je voulais, rien qu'en jouant le rôle de gendre. Je serais là comme un coq en pâte; j'y ai songé; ce qui m'arrête, c'est ma femme. Je suis né célibataire, vois-tu, on ne se fait pas... et d'ailleurs la situation ne peut pas se prolonger bien longtemps: cette Saphir nous jouera quelque méchant tour un de ces matins. Je ne parle pas du Gioja, mon pied est sur sa tête, mais il y a Échalot et la Canada qui se remuent. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud et enlever l'histoire d'un coup. Dans trois jours tout doit être fini, et alors mademoiselle Saphir pourra montrer sa cerise, la seule vraie et authentique, je m'en bats l'œil... Hé! cocher!

Un fiacre passait qui s'arrêta.

—Papa, dit Saladin en enjambant le marchepied, rentre en te promenant ou monte sur le siège; j'ai à causer avec moi-même.

Il s'installa au fond de la voiture et referma la portière sur le nez de l'auteur de ses jours.


XI

L'envie

La jeune modiste que Saladin avait montrée à son père Similor à travers les carreaux du magasin de modes de la rue de Richelieu s'appelait simplement Marguerite Baumspiegelnergarten (prononcez Bospigar), et avait reçu le jour quelque part en Germanie, d'où elles viennent par centaines, comme les clarinettes.

Nous savons que Similor lui avait trouvé un grand air de ressemblance avec mademoiselle Saphir. Il en était ainsi sauf la grâce et l'expression, et Marguerite Baumspiegelnergarten, plus connue sous le nom de Guite-à-tout-faire, était une fort jolie personne de dix-sept à dix-huit ans, qui en paraissait quinze.

Son nom de Guite-à-tout-faire n'avait pas absolument trait à ses mœurs, qui étaient celles d'une modiste; il se rapportait surtout au grand nombre de métiers qu'elle avait essayés, malgré son jeune âge. Elle était adroite comme une fée et réussissait à tout; mais, en même temps, elle était atteinte du péché de paresse à un tel degré qu'il lui était arrivé de se laisser souffrir de la faim pour ne point travailler.

Elle avait vendu des balais dans les rues, chanté aux carrefours, figuré dans les petits théâtres, cousu des chemises, piqué des bretelles et des bottines; elle avait en outre trouvé moyen, au dire de ses ennemis, de passer quelques mois à Saint-Lazare.

Néanmoins, elle trouvait toujours à se placer, même dans les maisons honorables, parce que personne à Paris ne savait chiffonner comme elle, en deux tours de pouce, un chapeau à la chien.

Depuis quelque temps, monsieur le marquis de Rosenthal passait, à l'atelier, pour être l'amant de Guite-à-tout-faire.

Ces demoiselles ne trouvaient pas qu'il eût la touche exacte des jeunes héritiers du faubourg Saint-Germain mais elles lui accordaient de beaux cheveux bien peignés, et, quand son état de coulissier amateur fut connu, Guite reçut les félicitations de ses compagnes.

La coulisse a des charmes étranges pour ces demoiselles.

Quand on félicitait Guite, elle souriait ou elle rougissait, suivant son humeur du moment, mais il semblait toujours qu'elle eût un secret suspendu aux lèvres.

Et ce secret, eu égard à l'expression du sourire, ne devait pas être à l'avantage de monsieur le marquis de Rosenthal.

Ces demoiselles en étaient venues à traduire ce sourire vaguement, mais tristement, et quand monsieur le marquis de Rosenthal passait, elles disaient:

—C'est ce pauvre jeune homme!

Un peu comme s'il lui eût manqué un bras ou un œil.

Le lendemain de cette soirée que nous avons passée en compagnie des membres du Club des Bonnets de soie noire, entre cinq et six heures du matin, Saladin frappa à la porte d'une petite chambrette, située au plus haut étage de la plus haute maison de la rue Vivienne, et qui était la retraite de mademoiselle Marguerite Baumspiegelnergarten.

On demanda: «Qui est là?» et monsieur le marquis de Rosenthal se nomma.

Aussitôt, il se fit un bruit dans la chambre, où mademoiselle Guite n'était évidemment pas seule. Il y eut des allées, des venues, un son flasque de pantoufles, un retentissement sec de talons de bottes; en même temps on causait et l'on ne se gênait vraiment pas pour rire.

Monsieur le marquis de Rosenthal n'avait pas l'air formalisé le moins du monde, seulement, comme il était pressé, il laissait de temps en temps échapper un geste d'impatience en se promenant sur le carré.

Au bout d'un quart d'heure, la porte de mademoiselle Guite s'ouvrit. Un jeune homme sortit qui ressemblait assez à un commis de nouveautés. Il salua monsieur le marquis de Rosenthal avec un sourire moqueur qui ne manquait pas d'une certaine impertinence. Monsieur le marquis lui rendit son salut gravement et entra.

La chambrette était fort en désordre. Guite, vêtue d'un peignoir de mousseline, avait commencé à se coiffer devant sa petite toilette. Ses cheveux magnifiques étaient épars; elle avait les épaules demi-nues.

Et ses épaules, en vérité, étaient remarquablement belles.

Saladin ne les regarda pas. Il s'assit sur une chaise et dit:

—Allons, allons, mignonne, nous sommes en retard.

Guite rejeta ses cheveux prodigues en arrière et lui envoya le plus coquet de ses sourires.

—Vous êtes donc bien avare de votre temps? dit-elle.

—Je n'en ai pas à perdre, répliqua Saladin.

—Ah ça, s'écria Guite en frappant du pied et avec un dépit qui devait avoir sa source dans le lointain d'autres entrevues, est-ce que vous ne me trouvez pas jolie, dites donc, à la fin?

—Si fait, répondit Saladin, je vous ai choisie parce que vous êtes jolie.

—Et vous n'êtes pas jaloux? demanda encore la fillette effrontée d'un accent où débordait le dédain.

—Ma foi non, repartit Saladin, dépêchons-nous, s'il vous plaît.

Mademoiselle Guite rougit de colère.

—Vous êtes..., commença-t-elle.

Mais elle s'arrêta et reprit en riant:

—Après tout, qu'est-ce que cela me fait!

Saladin s'approcha d'elle et lui toucha la joue d'une main que Guite trouva froide comme la peau d'un reptile. Elle se détourna à demi, curieuse de ce qu'il allait dire. Saladin répéta seulement:

—Voyons, minette, dépêchons.

Guite acheva de se coiffer, et, en un tour de main, elle eut lacé ses bottines.

—Voulez-vous être ma femme de chambre, monsieur le marquis? demanda-t-elle, essayant une dernière fois l'artillerie charmante de son regard.

Saladin s'y prêta de bonne grâce; il prit la robe, il la passa, il l'agrafa et puis il alla se rasseoir.

—Ma parole! ma parole! fit mademoiselle Guite émerveillée, il n'y a pas beaucoup de marquis comme vous, monsieur de Rosenthal!

—Dépêchons, trésor, répondit Saladin; la voiture attend en bas.

Mademoiselle Guite jeta son petit chapeau en équilibre sur ses cheveux crêpés à la diable et tous deux descendirent.

En bas il y avait, en effet, une voiture, et dans la voiture un homme, portant un costume râpé dont la coupe était puissamment hétéroclite, attendait, assis sur la banquette de devant. Près de lui était une grande boîte plate, ressemblant assez à la boutique d'un peintre en bâtiment.

Il ôta sa casquette d'un air gauche, quand Saladin et Guite prirent place sur la banquette de derrière.

Le fiacre s'ébranla aussitôt, descendit à la Seine, traversa le Pont-Neuf, et s'arrêta devant une maison de bonne apparence, dans la rue Guénégaud, non loin des bâtiments de la Monnaie.

Il y avait eu peu de paroles échangées pendant le trajet. Mademoiselle Guite ayant demandé:

—Enfin, qu'est-ce que nous allons faire?

Monsieur le marquis avait répondu simplement:

—On va bien voir.

Nos trois personnages montèrent deux étages d'un beau vieil escalier, et Saladin sonna à une porte sur laquelle un écusson de cuivre disait: «docteur-médecin».

Une servante vint ouvrir et introduisit les nouveaux arrivants, sans leur demander ni leurs noms ni ce qu'ils voulaient, dans un salon d'aspect sévère, et sentant le renfermé, qui était encombré d'objets disparates. Cela ressemblait un peu à la boutique d'un brocanteur.

Le Dr Samuel avait la réputation méritée de se payer volontiers en nature. Quand il visitait une famille trop pauvre pour solder sa note, il ne se fâchait point et emportait tout uniment une «bagatelle» dans ses poches.

Et lorsqu'il revenait ainsi avec une paire de flambeaux sous sa redingote, ou un coussin, ou une statuette, ou même un petit balai de cheminée, il disait, à l'exemple de l'empereur Titus, surnommé «les délices du genre humain»: «Je n'ai pas perdu ma journée.»

—Vous allez nous annoncer à votre maître, dit Saladin à la servante, il nous attend et sait que nous sommes pressés.

L'homme à la boîte plate et au costume hétéroclite alla prendre place, d'un air modeste, dans le coin le plus obscur du salon. Saladin et sa compagne s'assirent sur le canapé. Au bout de trois minutes, le Dr Samuel parut, précédé par sa servante, portant sur un vaste plateau une assez grande quantité de fioles et de verres.

Il y aurait eu de quoi servir des rafraîchissements à une douzaine d'invités. Seulement, les rafraîchissements n'avaient pas bonne mine.

La servante déposa son fardeau sur une table, et un geste de son maître la congédia.

—Voilà le sujet? dit le Dr Samuel en examinant Guite qui changea de couleur. Avant de commencer l'opération, je vous prie, mon cher monsieur, de me donner exactement la forme et la dimension de l'objet demandé.

Puis, se penchant à l'oreille de Saladin, il ajouta:

—Est-ce mademoiselle de Chaves, monsieur le marquis?

—En propre original, répondit Saladin.

À ce mot d'opération, Guite s'était prise à trembler de tous ses membres. La laideur de Samuel augmentait son épouvante.

—Pour tout l'or de la terre, déclara-t-elle franchement, je ne consentirais pas à me laisser faire du mal par ce docteur-là!

Saladin attira vers lui sa blonde tête et la baisa fort affectueusement, ce qu'il n'avait point fait quand ils étaient seuls.

—Petite chère folle, murmura-t-il avec tendresse, est-ce moi qui voudrais te faire du mal? Ne crains jamais rien de l'homme à qui tu as confié ta destinée.

Puis se retournant vers le docteur, il dit:

—J'ai grande confiance en votre habileté, mon savant ami, mais j'aime trop cette charmante enfant pour risquer la moindre des choses. Si vous le permettez, nous allons d'abord essayer l'expérience in anima vili.

—Sur vous? demanda Samuel.

—Non pas! je suis presque aussi douillet que ma ravissante compagne.

Il ajouta avec un sourire:

—J'ai apporté ce qu'il faut.

Le docteur chercha sous les meubles, croyant y trouver quelque quadrupède; mais, en ce moment, l'homme à la boîte plate se leva, sortit de son coin et dit:

—Sans vous commander, voilà l'affaire, monsieur le médecin. C'est moi qui suis l'anima vili: Languedoc, artiste en foire, peintureur et faiseur de têtes à la maquille, pour vous être agréable si l'occasion s'en présentait dans n'importe quelle circonstance.

Pendant que le Dr Samuel le regardait, étonné, Languedoc déboutonna sa vieille redingote, son gilet déjeté et sa chemise, qui n'était pas d'une blancheur exemplaire.

Mademoiselle Guite, rassurée, pour le moment du moins, le regardait faire en riant de tout son cœur.

Languedoc, ayant enlevé sa chemise d'un tour de main, resta vêtu de son seul pantalon. Il montra ainsi son torse noueux aux regards des assistants, non point tel que Dieu l'avait fait, mais couvert de tatouages et d'illustrations multipliées à l'infini.

Il marcha vers le docteur d'un pas grave, en faisant saillir ses pectoraux, et désigna au-dessous de son sein une place velue mais intacte, qui était bien large comme un écu de cent sous.

—Sans vous commander, dit-il, monsieur le médecin, voici un endroit où il n'y a encore rien eu. Nous allons voir comment vous entendez la besogne.

—En voilà un homme barbu! dit mademoiselle Guite en jetant un singulier regard sur la joue glabre de Saladin. Mazette!

—C'est la toison d'une bête fauve, murmura le docteur, on ne dessine pas sur une fourrure!

—Sans vous commander, répliqua Languedoc, les diverses estampes dont se trouve jonché mon personnage ont été exécutées nonobstant le poil. Le poil n'y fait rien du tout, parce qu'il est dans la nature de l'individu.

—Il pourrait en revendre, murmura Guite avec admiration.

Languedoc se redressa fièrement:

—On le doit tout entier à la Providence! répondit-il. La main des hommes n'y a rien ajouté.

Saladin, qui venait de se lever, traça sur une page de son carnet l'esquisse d'une cerise de grandeur ordinaire qu'il remit entre les mains du docteur en disant:

—Rouge ici, rose là, une nuance jaune dans cette partie, apparence veloutée sur le tout.

Le docteur avait l'air embarrassé.

—L'ami, dit-il à Languedoc, prenez quatre chaises, couchez-vous sur le dos et restez immobile; nous allons essayer l'opération.

—C'est bien des façons, monsieur le médecin, répondit Languedoc, mais du moment que votre idée est comme ça, allons-y; je suis ici pour obtempérer.

Il se coucha sur les quatre chaises, tout de son long, et demeura sans mouvement. Guite commençait à s'amuser beaucoup.

—Ce garçon-là est superbe! dit-elle à Saladin. Quand je serai princesse, je le prendrai chez moi. Pensez-vous qu'il se laisserait peindre aussi le dos?

Le docteur avança une cinquième chaise, puis une sixième pour y mettre le plateau. Il déboucha successivement plusieurs fioles, et, après les avoir flairées, il opéra divers mélanges dans les verres.

Les liquides qu'il mêlait ainsi répandaient dans l'air de ces bonnes odeurs pharmaceutiques qui font craindre le voisinage des apothicaires. Ils avaient de belles couleurs, bleue, rouge, orange, et produisaient quelquefois au fond du vase, au moment du contact, de soudaines effervescences.

Languedoc était immobile sur son lit improvisé.

Samuel, après avoir broyé ses couleurs, choisit deux ou trois pinceaux et quelques petits instruments de chirurgie, puis, à la place indiquée, la seule libre, entre un coq gaulois qui était bon teint, puisqu'il datait du temps de Louis-Philippe, et une aigle impériale déployant ses ailes au milieu des drapeaux, au-dessus d'un groupe de canons, au-dessous de deux colombes qui se becquetaient avec sensualité, il commença à pointiller, à racler, à peindre.

Languedoc ne bougeait pas, il disait seulement de temps à autre:

—Tout un chacun a sa méthode différente! C'est une branche des beaux-arts qui a bien gagné depuis le commencement de ce siècle.

Guite puis Saladin lui-même quittèrent le canapé pour venir regarder par-dessus le dossier des chaises.

Ce fut long. Le docteur travailla une bonne heure et mouilla sa chemise, comme le fit observer Languedoc.

Au bout de l'heure révolue, le docteur dit:

—Voici à peu près la chose. Au premier aspect, cela semble imparfait, mais, avant demain matin, la plaie aura pris l'aspect convenable.

Sur la poitrine du brave Languedoc, il y avait une tache noirâtre qui représentait assez bien une de ces merises que les gamins appellent des négresses—ou, mieux, un petit abcès menacé par la gangrène.

—Si on veut m'en faire autant, dit Guite avec résolution, je mordrai tout le monde et j'appellerai la garde.

—Le fait est, ajouta Saladin, que nous n'y sommes pas du tout!

—Attendez quelques heures..., voulut dire monsieur Samuel. Mais Languedoc, qui s'était levé pour aller se regarder dans un miroir, l'interrompit sans amertume ni rancune, et dit:

—Quant à ça, monsieur le médecin, vous m'avez gâté la seule place que j'avais de libre. Il n'y a qu'un moyen, c'est d'y mettre un emplâtre. Voyez-vous, chacun a son talent, et vous ne seriez pas reçu à l'examen du peintureur. Sans vous commander, c'est à votre tour de me prêter un bout de cuir pour que j'établisse un spécimen du signe de beauté qui doit orner l'estomac de la jeune personne. Si on lui flanquait un objet pareil sur la peau, les père et mère diraient malgré leur attendrissement: «Ça, ce n'est pas une cerise, c'est un vésicatoire!»

—Je vous avais prévenu, murmura le Dr Samuel un peu confus. C'est le poil qui s'oppose... On ferait une pelisse avec la peau de ce garçon-là!

—Montrez voir la vôtre! s'écria Languedoc qui avait remis sa chemise et qui releva gaillardement ses manches pour ouvrir sa boîte de peintre en bâtiment.

Mais le docteur se refusa avec énergie à prêter sa personne pour de semblables expériences.

—Alors, dit Languedoc, allez au marché m'acheter un autre anima vili, quand ce ne serait qu'une poule: la volaille étant la seule bête qui ait la peau analogue à l'humanité.

Mademoiselle Guite-à-tout-faire examinait déjà le contenu de la boîte plate.

—Je connais ça, dit-elle, complètement rassurée. Il n'y a point de mort-aux-rats là-dedans. Les comtesses en ont de toutes semblables, seulement elles sont en acajou.

Languedoc se mit au port d'armes pour répondre:

—La différence des fortunes... mais n'empêche que ces dames n'ont pas, si bien que moi, la manière de s'en servir!

Guite lui donna une petite tape sur la joue.

—Eh bien! papa, dit-elle, j'ai confiance en toi, moi, tu me chausses!

Si tu veux me promettre, mais là, parole sacrée, par exemple, de ne pas me faire du bobo, je vais me mettre entre tes mains et je ne crierai que si tu m'écorches.

Un attendrissement orgueilleux épanouit la face tannée de Languedoc.

—L'enfant a de l'instinct, murmura-t-il.

Puis, étendant la main:

—Je prononce le serment, ma cocotte, dit-il, que ça ne vous cuira pas plus qu'un petit verre de sec après le noir!


XII

Triomphe de Languedoc

Mademoiselle Guite n'en demanda pas davantage, elle dégrafa sa robe lentement, et, comme Saladin ainsi que le Dr Samuel faisaient mine de s'écarter, par décence, elle leur dit bonnement:

—Ne vous dérangez pas, c'est des objets d'art.

Languedoc, qui fouillait déjà les recoins de sa boîte, murmura d'un ton pénétré:

—Quel Séraphin du ciel! et comme ça va faire naître le bonheur au sein du noble château de ses ancêtres!

—Faut-il me coucher? demanda Guite.

—Allons donc! repartit Languedoc, c'est bon pour les docteurs et officiers de santé, moi, je ne fais pas tant d'embarras. Asseyez-vous là, bijou, sur le coin de la table, une chaise sous vos petits pieds, et pensez à vos amours; Il est seulement interdit de bouger, pour que la guigne ait la rondeur désirable. Y sommes-nous?

—Nous y sommes, répondit la fillette assise commodément et montrant au grand jour le satin de sa poitrine où il n'y avait ni coq gaulois ni drapeaux balancés au-dessus de l'aigle impériale.

—Ma parole, fit Languedoc en prenant position, si on n'était pas de l'année 1807, comme la bataille d'Eylau, la main tremblerait; mais quand la maturité de l'âge s'ajoute à la pudeur de notre sexe, la distraction n'a plus de prise sur l'artiste.

Il se mit à travailler, demandant de temps à autre:

—L'enfant, vous fait-on mal?

La troisième fois, au lieu de répondre, Guite entonna à pleine voix une chanson de canotière.

—N, i, ni, fini! prononça gravement Languedoc, au bout d'un quart d'heure.

Guite bondit sur ses pieds et s'élança vers un miroir.

—Un amour de Montmorency! s'écria-t-elle, on a envie de la manger à l'eau-de-vie!

Elle se retourna vers le docteur et Saladin, leur montrant, entre son sein droit et son épaule, une cerise si brillante qu'elle avait l'air humide de rosée.

—Ce n'est pas un signe, cela, dit le docteur, c'est une lithographie coloriée.

—Jaloux! fit mademoiselle Guite avec une moue.

—La marque de l'autre, dit tout bas Saladin, ressemble beaucoup à ceci, seulement, elle est moins nette.

—Quel âge avait-elle quand vous avez vu le signe pour la dernière fois? demanda Languedoc.

—Six ou sept ans, répondit Saladin.

—Et bien! blanc-bec, ma chatte... pardon, excuse, je voulais dire monsieur le marquis, les signes sont comme tout le reste dans la nature humaine, ils s'usent. Voici une minette qui a l'âge de l'aurore, et quand les fruits de son espèce commencent à tourner pour mûrir, j'ai vu ça en foire, moi, plutôt dix fois qu'une, les signes s'effacent au moment où la mioche devient demoiselle, ou bien, à tout le moins, ils déteignent. J'ai prévu la chose dans mon ouvrage.

—Comment! s'écria le docteur, c'est rouge comme piment!

—Une carafe d'eau, sans vous commander, monsieur le médecin, mais de l'eau pure, où vous n'aurez mis aucune drogue! Et, pour être plus sûr, je vas aller la cueillir moi-même à la fontaine.

Il sortit.

—C'est son état, dit Saladin au docteur en manière de consolation.

—Moi, répondit Samuel, je vous offrais une chose indélébile.

—Elle était propre votre chose! ricana mademoiselle Guite.

Languedoc rentrait avec une carafe pleine. Saladin n'eut que le temps de glisser à l'oreille de Samuel:

—Changez de ton avec lui; il faut que vous soyez une paire d'amis..., vous savez qu'il fait jour!

—Rien dans les mains, rien dans les poches! dit Languedoc en s'approchant de la jeune fille. Un coin de votre joli mouchoir, ma bébelle, si c'est l'effet de votre complaisance.

Guite lui tendit son mouchoir parfumé que Languedoc approcha de ses narines avec gourmandise. Il le trempa dans l'eau et commença incontinent à laver, sans précaution aucune, l'espèce de pastel qu'il avait appliqué sur la poitrine de Guite.

—Vous allez tout enlever! dit-elle.

—Pas peur! répliqua Languedoc. Ça me connaît. Encore un petit bain!... là! regardez voir, s'il vous plaît, messieurs et dame!

—Parfait! s'écria Saladin.

—Ma foi, dit le docteur qui avait sa leçon faite, toute jalousie à part, c'est vraiment un chef-d'œuvre.

Languedoc le regarda, étonné.

—Vous êtes donc tout de même un brave homme, murmura-t-il, c'est drôle.

—Mais oui, fit Samuel en riant, je suis un assez brave homme.

—Seulement, ajouta-t-il, vous comprenez, j'ai été un peu humilié quand vous avez parlé de vésicatoire.

—Monsieur le docteur, dit Languedoc avec effusion, les ignorants comme moi, ça ne ménage pas ses expressions, mais puisque vous trouvez ma guigne bien faite, j'ai idée que vous devez faire un fameux médecin.

Pendant cela, Guite-à-tout-faire se regardait dans la glace et poussait de véritables cris de joie.

—Mais c'est mignon comme tout, cette petite machine-là, disait-elle, on n'a qu'à glisser un secret pareil à deux ou trois chroniqueurs et il faudra faire venir des pompiers chaque fois qu'on ira à Mabille... Dites donc, monsieur Languedoc... c'est Languedoc, votre nom? Il est aussi drôle que vous... est-ce que c'est bon teint, ce bijou-là?

—Ça n'est pas éternel comme les gravures en taille-douce, où la poudre à canon a passé sur le cuir, répondit le peintureur; mais c'est plus solide que la plupart des indiennes et jaconas. Ça peut aller à la lessive un nombre de fois indéterminé. Et quand il n'y en a plus, ajouta-t-il en frappant sur sa boîte, il y en a encore.

—C'est juste, dit Guite, vous êtes un vieil amour, papa Languedoc, embrassez-moi.

Puis se tournant vers Saladin, elle ajouta:

—Monsieur le marquis, déliez les cordons de votre bourse.

—Un instant! répondit Saladin. Languedoc et moi nous n'en avons pas fini pour aujourd'hui. Il y a quatorze ans que je lui dois un petit déjeuner fin.

—C'est pourtant vrai, fit le peintureur en riant, quatorze ans sonnés depuis la dernière foire au pain d'épice. Cette fois-là, monsieur le marquis, on t'avait dressé une assez jolie tête de portière, pas vrai?

—Ah ça! fit mademoiselle Guite étonnée, vous avez donc gardé quelque chose ensemble, vous deux?

—Ne faites pas attention, s'empressa de répondre Languedoc, en foire nous tutoyons tout le monde à tort et à travers, mais monsieur le marquis sait bien le respect que je lui porte.

Saladin avait entraîné le Dr Samuel dans l'embrasure d'une fenêtre.

—Il faut que je voie vous et ces messieurs dans la journée, lui dit-il tout bas. Les choses, désormais, vont marcher très vite. Je suppose que vous avez deviné la mécanique? Il s'agit maintenant de pousser la chère enfant dans les bras de sa tendre mère, de l'installer à l'hôtel, etc. C'est la moindre des bagatelles. Dans quelques heures, je fixerai l'ordre et la marche de notre travail; prévenez donc nos amis, et soyez ici en permanence, à dater de deux heures.

—Très bien, répondit le docteur qui ne demanda pas d'autre explication.

—Ce n'est pas tout, reprit Saladin en baissant la voix davantage, ce brave homme a notre secret.

Le docteur le regarda avec inquiétude.

—Jamais je ne me charge de rien de semblable..., murmura-t-il.

—Vous ne m'avez pas compris, poursuivit Saladin, il s'agit tout simplement de le faire déjeuner, bien déjeuner... déjeuner si bien qu'il s'endorme à la fin du repas.

—Cela se peut, mais rien que cela.

—Attendez. Comme il nous a rendu service, il ne serait pas généreux de le jeter ivre ou endormi sur le trottoir. Vous avez bien un trou, une décharge; vous le mettrez à cuver son vin dans un coin, et demain...

—C'est que nous serons terriblement occupés demain, dit le docteur.

—Certes, certes. Aussi, comme il aura la tête lourde, on lui donnera quelque potion qui le tiendra en repos. Après-demain, ou tout au plus tard le jour qui suivra, ne vous inquiétez pas, je me charge de lui.

—Eh bien! voilà qui est entendu, reprit-il tout haut en quittant l'embrasure, ce bon docteur se charge d'acquitter ma dette... ah! ah! maître Languedoc, s'il n'est pas peintureur comme toi, c'est du moins un fier gastronome! La petite et moi nous allons faire une course et nous revenons nous mettre à table. Vous pourrez grignoter les hors-d'œuvre en nous attendant. À bientôt! vieux, je suis content de toi et tu auras fait une bonne journée.

Sur ce, monsieur le marquis de Rosenthal offrit son bras à mademoiselle Guite, et tous deux sortirent.

Languedoc resta un peu déconcerté, mais le Dr Samuel, entrant franchement dans son rôle, lui offrit un cigare et lui demanda des explications sur son travail de tout à l'heure avec un empressement si bien joué que Languedoc, heureux de montrer sa science, perdit toute inquiétude.

Une demi-heure après, ils s'asseyaient à table, en face l'un de l'autre, pour grignoter les hors-d'œuvre. La glace était rompue, et vous les eussiez pris pour les meilleurs amis du monde.

Pendant cela, mademoiselle Guite et son compagnon roulaient au grand trot vers le faubourg Saint-Honoré et l'hôtel de Chaves.

Mademoiselle Guite ne savait absolument rien de ce dont il s'agissait, sinon des choses très vagues et qui ressemblaient à des lambeaux de contes de fées. Les petites ouvrières de Paris, surtout quand elles ressemblent à mademoiselle Guite, la charmante fille, croient aux fées bien plus qu'en Dieu.

Saladin, au début de leurs relations, s'était approché d'elle sous prétexte de lui faire la cour, mais cela n'avait pas duré, et il lui avait laissé entendre presque tout de suite qu'elle était destinée à jouer un rôle dans une féerie à grand spectacle qui ferait son bonheur et sa fortune.

Saladin n'étant pas mal de sa personne, mademoiselle Guite, qui ne demandait pas mieux que de jouer la pièce, n'importe quelle pièce, aurait consenti volontiers à avoir un amant par-dessus le marché.

Mais telle n'était pas la vocation de Saladin. Il avait entretenu de son mieux l'imagination de la fillette, donnant à entendre que les circonstances étaient trop graves pour s'attarder à des frivolités.

Mademoiselle Guite n'y comprenait rien. Elle avait assez d'éducation pour savoir que tous les intrigants d'opéra-comique mènent de front l'amour et les affaires, mais comme, en somme, Paris n'est pas une île déserte et qu'on y trouve d'autres galants que Saladin, mademoiselle Guite laissait aller et prenait patience.

Seulement, monsieur le marquis de Rosenthal, ce beau garçon blanc et imberbe, était pour elle un problème vivant qui excitait sans cesse sa curiosité et un peu son dédain.

Au moment même où ils montaient tous deux en voiture, en quittant la maison du docteur, Saladin lui dit en souriant:

—Ma chère enfant, nous approchons de la crise; vous vous rendez de ce pas chez votre maman.

Guite devint aussitôt sérieuse.

—Déjà! murmura-t-elle.

Puis, après un silence:

—Comme ça, sans préparation, sans rien savoir?

—Il faut se mettre dans le vrai des choses, répondit froidement Saladin. Plus vous serez déconcertée, troublée, ahurie, mieux cela vaudra, ma fille. C'est le vrai.

—Mais enfin..., voulut objecter la fillette.

—C'est le vrai, réfléchissez: vous avez bien deviné un peu ce qu'est notre drame, quoique je vous aie tenue dans une ignorance nécessaire, et qui fera votre succès à la première représentation. Vous avez été enlevée à votre noble famille, voici quatorze ans, et vous en avez seize, un peu plus, un peu moins. Hier, vous ne saviez même pas cela; hier, vous saviez seulement... écoutez-moi bien, car c'est votre rôle, qu'un homme généreux, moi, le marquis de Rosenthal, dont vous avez payé la générosité par l'amour le plus tendre, vous recueillit sur une grande route où des saltimbanques, vos maîtres, vous avaient perdue. Vous pouviez alors avoir de six à sept ans. L'homme généreux vous éleva très bien. Il n'était pas riche; mais vous n'êtes pas sans savoir confusément qu'il remua ciel et terre pour retrouver vos parents.

—Et puis? dit Guite, voyant que son compagnon s'arrêtait.

—C'est tout, répondit Saladin; il ne retrouva pas vos parents et vous épousa pour vous donner une situation dans le monde.

—Alors, je suis mariée! s'écria la modiste qui retrouva un instant sa gaieté, mariée avec vous!

Saladin fit un signe de tête affirmatif.

—C'est drôle, dit Guite.

Puis, revenant à l'embarras de sa situation, elle s'écria:

—Mais nous voici déjà aux Tuileries! Dans dix minutes je serai auprès de cette dame qui se croira ma mère... Que lui dire?

—Exactement ce que vous voudrez, répondit Saladin.

—Mais encore...

—Racontez-lui votre propre histoire si votre histoire peut être racontée, ou l'histoire d'une autre, c'est bien égal! dites que je vous ai mise en pension, puis en apprentissage; faites, comme vous l'entendrez, le roman de notre mutuel amour... ou bien encore taisez-vous, soyez timide jusqu'au mutisme... enfin, comprenez bien que tout cela sera bon. Le mauvais, ce serait un rôle appris à l'avance et récité avec trop d'aplomb.

Ils traversaient la rue Royale, et Guite frémit en voyant la façade de la Madeleine.

—Je n'ai plus que trois minutes! murmura-t-elle.

—Votre effroi m'enchante, répondit Saladin, vous êtes juste comme il faut que vous soyez... À propos! trouvez moyen de glisser que nous avons fait ensemble le voyage d'Amérique. C'est nécessaire.

—Mais, dit Guite qui, en vérité, rougit pour tout de bon, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des années: la cerise...

—C'est une bague que vous avez au doigt, répliqua Saladin, et qui vaut tous les parchemins du monde; mais vous n'avez pas à vous en servir. La chose viendra d'elle-même en temps et lieu. La vérité, la vérité avant tout! Si vous aviez une marque semblable, naturellement et depuis le jour de votre naissance, que feriez-vous?

—Rien, répondit Guite, c'est pourtant vrai.

—Vous voyez bien. Votre rôle est simple comme bonjour. Le tout est de ne pas chercher la petite bête: c'est votre mère qui fera tout.

La voiture s'arrêtait devant la porte cochère de l'hôtel.

—Résumé, dit rapidement Saladin: trouvée sur la grande route à sept ans, souvenirs très vagues d'une vie de saltimbanque, et peut-être, dans les brouillards, l'image d'une femme penchée au-dessus de votre berceau... Élevée chez moi, dans du coton, adorée par moi et me le rendant avec usure; éducation ébauchée, métier appris, voyage au Brésil, coup de foudre quand on est venu vous dire: vous allez voir votre mère.

Il sauta sur le trottoir et tendit la main à Guite, qui dit, en descendant à son tour lestement:

—Après ça, au petit bonheur! on fera de son mieux pour être idolâtrée par la dame, et, si on ne parvient pas à lui plaire, on s'en frotte l'œil!

—Admirable! fit Saladin, qui mit en branle la sonnette de l'hôtel.

«Ah! diable! reprit-il au moment où la porte roulait sur ses gonds, un détail, mais très important. Vous aimez les arbres, la verdure, vous demanderez un petit réduit donnant sur les jardins. N'oubliez pas cela! c'est tout à fait indispensable.

La duchesse, qui attendait depuis le matin en proie à une impatience fiévreuse, vit enfin le ciel s'ouvrir, quand sa femme de chambre, qui était prévenue, annonça sans en avoir demandé la permission:

—Monsieur le marquis de Rosenthal et mademoiselle Justine.

—Mademoiselle Justine! répéta la duchesse qui se leva chancelante; il m'avait dit...

Elle fut interrompue par l'entrée de monsieur le marquis, dont la première parole répondit à sa pensée.

—Madame la duchesse, murmura-t-il en s'inclinant respectueusement, il n'y a ici que votre fille. Je n'abdique pas des droits qui me sont plus chers que la vie, mais je m'efface complètement, entendez-moi bien, complètement devant votre grande joie de mère, et je sens que je serais de trop ici aujourd'hui. Je reviendrai, madame, seulement quand vous me rappellerez.

La duchesse, pendant qu'il parlait, avait traversé toute la chambre en s'appuyant aux meubles. Elle était, violemment émue et ressentait dans son cœur une reconnaissance immense.

Ne trouvant point de paroles pour répondre, elle jeta ses deux bras autour du cou de Saladin et l'attira vers elle pour déposer un baiser sur son front.

Saladin balbutia, les larmes aux yeux, ou du moins en essuyant ostensiblement ses paupières:

—Merci, madame, du fond de mon cœur, merci!

Puis il s'effaça, et, prenant mademoiselle Guite par la main, il la présenta à la duchesse en ajoutant:

—Vous ne serez jamais si heureuse que je le souhaite!

Mme de Chaves s'empara de la jeune fille et la pressa contre sa poitrine en sanglotant. Saladin avait disparu. Elles étaient seules.


XIII

Mademoiselle Guite ronfle

Le système de Saladin pouvait passer pour adroit, non pas peut-être d'une manière absolue, mais, à tout le moins, dans une mesure assez considérable.

Il est certain que l'ignorance vaut toutes les préparations du monde, dans certains cas et vis-à-vis de certaines personnes.

On peut dire que la préparation la plus parfaite possible ne sait jamais tout prévoir et fait un danger de tout ce qui n'est pas prévu. Elle n'est bonne d'ailleurs, qu'en face des gens de sang-froid.

Saladin n'avait dans l'esprit ni largeur ni hauteur, mais il possédait le don des cerveaux étroits: la subtilité.

Le premier venu ne serait pas arrivé à ce résultat de supprimer tout calcul par calcul; le premier venu n'aurait pas non plus deviné que la suprême habileté, dans la circonstance présente, était de se tenir à l'écart.

Saladin s'était retiré de parti pris, par réflexion, après avoir agité le pour et le contre et s'être dit: «Il n'y a pas là matière à l'avalage du moindre sabre.»

Or, dans son opinion, quand nul sabre ne pouvait être avalé utilement, c'était le signal du départ.

Chose singulière et prouvant assurément combien Saladin avait deviné juste: ce fut mademoiselle Guite qui rompit la première le silence par un mot qui exprimait son inquiétude involontaire et qui, dans la situation, était d'une profonde vérité.

—Est-ce bien vrai, murmura-t-elle pendant que la duchesse l'étouffait de baisers, est-ce bien vrai que j'ai une mère!

Elle ne pleurait pas, mais il y a des natures ainsi faites, et sur son visage bouleversé la pâleur remplaçait les larmes.

Elle souffrait. Ce n'était pas une méchante fille et, dans son étourderie, elle n'avait pas deviné l'angoisse de ce moment.

La vue de cette pauvre femme trompée qui se mourait lui serrait un peu le cœur.

Elle souffrait moralement; elle souffrait aussi physiquement d'un mal que nous ne tarderons pas à dire.

—C'est bien vrai, oui, oui, c'est bien vrai! répondit madame de Chaves sans savoir qu'elle parlait. Tu as une mère! oh! et comme elle t'aime, ta mère, si tu savais, si tu savais!

Les pleurs l'aveuglaient, elle essuya ses yeux d'un grand geste, pour regarder sa fille qu'elle n'avait pas encore vue.

Mais les larmes revenaient à flots. Elle était là, tout échevelée, et semblable à une folle, disant:

—Tu es là, et je ne peux pas te regarder. Je ne te vois pas. Est-ce qu'on peut devenir aveugle comme cela tout d'un coup?

Guite cette fois ne répondit pas. Instinctivement et par pitié, elle appuya son mouchoir sur les yeux de la duchesse et en même temps elle la baisa au front.

Madame de Chaves l'enleva dans ses bras, ivre qu'elle était.

—J'ai senti tes lèvres, dit-elle, les lèvres de ma fille! Tu es là, toi, que j'ai tant pleurée! Dieu n'est pas assez cruel pour me défendre de te voir! Viens au jour, viens, mène-moi! que je te voie! Je veux te voir!

Guite, obéissante, mais presque aussi pâle qu'elle, la guida en chancelant vers la croisée.

Madame de Chaves aperçut enfin son visage comme au travers d'une brume. Elle eut un éclat de rire spasmodique.

—Ah! ah! fit-elle, tu es belle! mais tu es autrement belle que je le croyais... plus belle! Certes, je n'ai jamais rien vu d'aussi beau que toi! Tiens, voilà que mes yeux s'éclairent. Oh! le bon Dieu! le bon Dieu! Tu avais les yeux plus noirs, autrefois... mais tes cheveux, comme ce sont bien tes cheveux! si doux, si doux! ont-ils assez souvent caressé mon front quand je dormais!

«Et figure-toi, Justine, ma Justine, je les revoyais toujours avec une petite couronne que nous avions été chercher ensemble dans les blés, une couronne de bluets qui te faisait si jolie! Mais tu ne te souviens pas de tout cela, toi, n'est-ce pas ma Petite-Reine.

—Non, répondit Guite en baissant les yeux sous l'ardent regard de la pauvre femme, je ne me souviens pas.

—Tu as tout oublié, même ce nom de Petite-Reine?

—Même ce nom, répéta Guite avec une sorte de fatigue qui semblait n'avoir plus, pour cause unique, l'émotion du moment.

—C'est singulier, murmura la duchesse, tu étais bien petite, mais on a dû te dire... cet homme... Monsieur le marquis de Rosenthal...

—Mon mari, crut devoir interrompre la modiste.

—Ton mari, prononça madame de Chaves, comme si ce mot eût blessé ses lèvres, tu es mariée! je ne peux pas m'habituer à cela, chérie!

—Et moi, s'écria mademoiselle Guite, heureuse de trouver quelque chose à dire, je ne peux pas m'habituer à vous appeler ma mère. Vous êtes si jeune et si belle, madame!

La duchesse sourit: elle ne pleurait plus. Son grand trouble semblait se calmer.

—Embrasse-moi, dit-elle, bien comme il faut, et apprends vite à m'aimer!

—Je vous aime déjà, madame, prononça Guite avec effort.

—Tu ne dis pas bien cela... je ne sais... tu es sans doute trop étonnée; tu ne sais pas encore ni ce que tu sens ni ce que tu penses. Oh! chère enfant! chère enfant! allons-nous être heureuses!

Elle s'assit sur le divan et attira sa fille auprès d'elle.

—J'étais plus vieille que tu n'es maintenant quand je t'ai eue, reprit-elle; tiens! voilà un petit bracelet que tu portais, la veille du jour où tu me fus volée.

Elle lui montrait le bracelet rapporté par Saladin.

—Tu vois, continua-t-elle, car il n'y avait qu'elle à parler, et mademoiselle Guite restait là, de plus en plus embarrassée; tu vois, nous étions bien pauvres: il n'y a que les enfants des pauvres à porter des objets comme ceux-là. Mais maintenant, je suis riche! et si heureuse d'être riche à cause de toi! Hier soir, il faut que je te dise cela, je t'ai peut-être gagné une grande fortune... M'écoutes-tu?

—Oh! oui, madame, dit Guite, je vous écoute.

Les sourcils de la duchesse se froncèrent, exprimant une véritable colère.

—Tu mets bien du temps à m'appeler ta mère! prononça-t-elle presque durement.

Elle n'aurait point su expliquer d'où lui venait cette impatience qui agitait ses nerfs et qui ressemblait à du courroux.

—Je vous appellerai ma mère, murmura Guite machinalement.

—Bon! s'écria la pauvre femme, remarquant pour la première fois la pâleur qui couvrait le visage de sa fille, voilà que je t'ai fait peur! On dirait que tu souffres?

—C'est la joie..., commença Guite.

—Oui, oui! s'écria madame de Chaves, c'est la joie! ce doit être la joie! et comment ne m'aimerais-tu pas! est-ce que ce sont là des choses possibles! Mais où en étais-je! ma pauvre tête est si faible! ah! j'en étais à te dire que je t'avais gagné une fortune. Figure-toi que c'était une maison triste, ici, avant ta venue; le malheur m'avait rendue méchante, et l'homme à qui je dois pourtant beaucoup de reconnaissance, mon mari, souffrait de ma dureté, de ma froideur.

—Mon père..., dit mademoiselle Guite.

—Non! s'écria vivement madame de Chaves, pas ton père. Comment ignores-tu cela! monsieur de Rosenthal ne t'a donc pas appris!...

—Il ne m'a rien appris, madame, c'est-à-dire ma mère, interrompit la modiste. Il m'a dit: tu sauras tout par ta mère.

—Cette nuit, dit la duchesse tout bas et comme en se parlant à elle-même, j'ai pensé à lui longtemps. Je crois que je pourrai l'aimer, puisque tu l'aimes. Il y a en lui bien des choses que je ne comprends pas, mais les gens de sa nation ont parfois le caractère étrange. Laisse-moi poursuivre.

Certes, Guite ne faisait rien pour s'y opposer. Elle se tenait languissante sur les coussins et avait l'air d'une jolie statue.

Parfois la duchesse la regardait à la dérobée, et un nuage soucieux se répandait sur son beau front.

—Je te disais que nous étions malheureux ici, reprit-elle, cela venait de moi et j'ai peut-être fait beaucoup de mal à mon mari. Hier, songeant que tu allais venir et qu'il te fallait tout, chez nous, son affection comme ma tendresse, la fortune, la noblesse, le bonheur, tout enfin, je l'ai dit, j'ai fait prier monsieur de Chaves de venir dans mon appartement. Il y avait bien longtemps qu'il n'y était entré. Il est venu pourtant, surpris, mais moins joyeux que je ne l'espérais. Je l'ai trouvé bien sombre et bien changé. Mais il m'aime, vois-tu, malgré lui, et comme je t'adore; il n'a pas su me résister; j'ai vu renaître sa passion qui m'épouvantait naguère... et c'est à genoux qu'il m'a promis que tu serais sa fille, me jurant qu'il n'y aurait désormais pour lui aucune joie en dehors de notre maison...

—Il vous trompait donc avant cela, ma mère! demanda mademoiselle Guite avec une petite pointe de curiosité.

Il y eut de l'étonnement dans le regard de la duchesse.

—Tu es mariée, c'est vrai, murmura-t-elle, mais tu es bien jeune pour parler ainsi. Qu'il te suffise de savoir que j'ai fait pour toi un sacrifice auquel je me serais refusée, quand il se fût agi de mon existence même! Et remercie-moi par un bon baiser, ma fille, va, je l'ai bien mérité!

Mademoiselle Guite lui tendit son front que la duchesse attira jusqu'à ses lèvres.

—Et toi, dit-elle, tu ne m'embrasses pas! Mademoiselle Guite, obéissante, l'embrassa.

—Petite-Reine était comme cela, pensa tout haut madame de Chaves, on les rend cruelles à force de les adorer.

Et elle reposa les yeux sur son cher trésor, pour se bien repaître de sa vue.

Mais l'émotion avait été en diminuant, de telle sorte que la pauvre mère resta comme effrayée en ne trouvant dans son cœur aucun reste de la béatitude qui en débordait naguère.

Elle se sentait froide, à ce point que sa colère se tourna contre elle-même.

—Je t'aime! je t'aime! je t'aime! dit-elle par trois fois, je veux t'aimer pour toutes les larmes que tu m'as coûtées, pour toutes les caresses que je n'ai pu te prodiguer. Mais aide-moi un peu, je t'en prie; je n'ai pas encore vu tes yeux se mouiller; ta bouche ne s'est pas même entrouverte dans un sourire!

—Ma mère, murmura Guite qui eut une vraie larme, je vous jure que vous ne me voyez pas telle que je suis.

La duchesse se précipita sur elle et but, dans un baiser passionné, cette larme unique qui déjà se desséchait.

—On demande trop à Dieu, dit-elle. Le cœur devient ingrat à force d'être insatiable. Hier, j'aurais donné tout mon sang, jusqu'à la dernière goutte, pour le bonheur qui m'appartient aujourd'hui, et je me plains! et je désire autre chose encore, et mon bonheur ressemble presque à une souffrance!

—C'est comme moi, mère, balbutia Guite d'un ton bien naturel cette fois, il ne faut pas vous effrayer, mais je ne me sens pas bien... je souffre.

Sa pâleur augmentait, en effet; ses beaux yeux demi-clos s'entouraient d'un cercle bleuâtre. Il y avait en elle tous les signes d'un grand malaise, et il semblait que, selon l'expression populaire, son cœur allait tourner.

Mme de Chaves la regardait, effrayée; ces symptômes l'épouvantaient et provoquaient en elle un trouble qu'elle prenait pour un élan de tendresse.

—Pauvre enfant! se disait-elle, c'est l'excès de son émotion qui la faisait ainsi paraître insensible...

Elle courut au guéridon et versa de l'eau fraîche dans un verre en répétant:

—Ce ne sera rien, ma fille. La grande joie fait du mal comme la grande douleur.

Elle approcha le verre des lèvres de Guite qui le repoussa, après l'avoir flairé.

—Oui, dit-elle d'une voix qui avait déjà peine à sortir, la joie... la joie fait mal.

Une idée terrible traversa le cerveau de madame de Chaves: une idée de mort.

À ses yeux, qui peut-être n'avaient pas recouvré toute la sûreté de leur regard, les traits de sa fille allaient se décomposant rapidement.

—C'est de l'air qu'il lui faut! pensa-t-elle, bouleversée du premier coup par cette nouvelle angoisse.

Elle ouvrit la fenêtre.

Quand elle revint à l'ottomane, la pose de mademoiselle Guite s'était affaissée, et sa joue presque livide pendait sur son épaule.

La duchesse s'agenouilla, défaillante; elle perdait le souffle et ne songeait pas même à demander du secours.

Il est bon de noter ici une circonstance qui pourra sembler frivole, au premier aspect, mais qui a son importance, sous le rapport historique.

Le lecteur serait capable, en vérité, d'imputer à l'imprudence de Saladin la façon pitoyable dont marchait cette reconnaissance entre mère et fille. Rien n'allait; c'était une scène lamentablement estropiée. Pourquoi?

Parce que Saladin n'avait pas fait la leçon suffisante à mademoiselle Guite et que la pauvre modiste, à bout de ressources, s'en tirait comme elle pouvait, par un évanouissement vrai ou feint.

Eh bien! le lecteur se tromperait. Saladin n'était pas coupable. Il y avait autre chose, et voilà ce qu'il faut constater:

La veille au soir, on était venu chercher mademoiselle Guite pour la conduire à Asnières, où le Rowing Club fraternisait avec la Société des régates parisiennes. C'était une très belle fête, dont les dames du sport nautique devaient se souvenir longtemps.

Après le bal on s'était séparé par équipes pour déjeuner çà et là au gré des préférences de chacun.

Mademoiselle Guite avait déjeuné, à Bois-Colombes, avec six jeunes loups de mer qui manœuvraient la yole favorite Miss Adah.

Cela faisait une nuit complète et très laborieuse, agitée par la danse, le punch, les glaces, et couronnée par ce diable de déjeuner, après lequel vinrent encore le punch, les glaces et la danse.

Il y avait à peu près un demi-heure que mademoiselle Guite était revenue de Bois-Colombes, quand Saladin avait frappé à sa porte ce matin.

Quoi qu'on ait pu écrire et dire sur le tempérament mémorable des modistes parisiennes, elles ne sont pas de fer. Nous n'irions point jusqu'à affirmer que l'émotion produite sur notre grisette par les événements de cette matinée ne fût pas pour quelque chose dans son état, mais son état était, avant tout, celui d'une jeune personne qui a trop dansé, trop bu, trop mangé et qui n'a pas assez dormi.

Puisse la candeur de cet aveu en faire pardonner la désolante platitude: c'était de l'estomac que souffrait mademoiselle Guite, et son prétendu évanouissement était une attaque de ce lourd sommeil qui suit ce que mesdames les canotières appellent une noce.

Mme de Chaves était à cent lieues de ces mœurs et ne savait probablement même pas que Paris est une puissance maritime, dont le principal port a nom Asnières.

Elle restait haletante devant cette enfant dont les yeux se fermaient, tandis que sa bouche entrouverte, avec une expression de souffrance, semblait chercher sa respiration prête à se perdre.

Cette erreur grandissait chez madame la duchesse, en même temps que mille pensées confuses naissaient en elle. Elle avait oublié déjà cette folie de tendresse qui l'avait tour à tour exaltée et brisée, aux premiers instants de l'entrevue. Comme il ne restait plus dans son âme trace de ces transports, elle se reprochait d'avoir été froide et d'avoir effrayé par sa froideur cette pauvre enfant qui, sans doute, avait rêvé si différent l'accueil d'une mère!

Elle ne savait plus qu'elle avait failli mourir de joie quelques minutes auparavant. La joie était si loin! Il y avait, en vérité, un siècle entre la minute présente et le premier baiser.

—Je ne l'ai pas assez chérie, pensait Mme de Chaves. De même que je la trouvais glacée, elle devait se dire: est-ce que c'est là le cœur d'une mère? j'aurais dû la réchauffer, j'aurais dû l'embrasser de mon amour, j'aurais dû...

Elle s'arrêta et pressa sa poitrine à deux mains.

—Mais qu'est-ce qu'il y a donc là! fit-elle avec une expression tragique. Est-ce que je n'aime pas mon enfant? Moi! moi! s'écria-t-elle, prise d'un véritable vertige, ne pas aimer ma fille, mon tout, ma vie! Mais qu'ai-je fait depuis quatorze ans, sinon pleurer mon âme goutte à goutte!... Justine! s'interrompit-elle d'une voix douce comme un chant, ma petite Justine, reviens à toi, je t'aime, va! c'est à force d'aimer qu'on ne peut plus bien dire tout ce qu'on a dans le cœur!

Elle essaya de la soulever dans ses bras. Mademoiselle Guite était lourde et glissa sur le divan dans une position plus commode.

La duchesse baisa ses cheveux dont la racine était baignée de sueur.

—Elle respire, se dit-elle; ce n'est pas une syncope... c'est une crise de nerfs, et bientôt, elle va s'éveiller.

Mademoiselle Guite respirait, en effet, et même, de seconde en seconde, sa respiration devenait plus robuste.

Mme de Chaves passa un coussin sous sa tête et se mit à côté d'elle, bien près, pour la regarder mieux.

Elle croyait encore, de bonne foi, qu'elle avait besoin de la contempler et de l'adorer. Aucun doute, si faible qu'il pût être, n'était né dans son esprit.

Bien au contraire, tout l'effort de sa pensée se portait vers le désir d'expier son crime imaginaire, son crime de dureté et de froideur.

—J'aurais dû l'interroger tout de suite, se disait-elle, ne lui parler que d'elle-même et de sa chère petite histoire, qu'elle m'aurait dite alors tout en prenant confiance en moi. Il semblait que le nom de son mari me blessait la bouche; elle a bien dû voir cela. Et que m'a-t-il fait, cet homme, sinon m'apporter le plus grand bonheur que j'aie éprouvé depuis que j'existe!

Elle étouffa un soupir.

—Oui, répéta-t-elle tristement, un bonheur... un bien grand bonheur!

Elle frappa dans les mains de Guite et appela doucement:

—Justine, Justine...

Puis, prise d'une idée, elle se leva. Elle était dans un de ces moments où la pensée subit une sorte de paralysie et où la moindre idée qui vient semble une découverte énorme.

—Mon flacon! s'écria-t-elle, mon flacon de sel! et je n'y ai pas songé!

Le flacon était pourtant à la portée de sa main, sur l'étagère voisine. Elle le saisit, et le présenta tout ouvert aux narines de mademoiselle Guite.

Mademoiselle Guite fit un soubresaut, se retourna et continua de dormir.

La duchesse lui tâta le pouls et le cœur.

—Elle est calme, dit-elle avec une surprise où il y avait du contentement; ce ne sera rien. Et comme nous allons causer, cette fois, car je ne retomberai plus dans la même faute. Je vais me faire aimer autant que j'aime...

Elle se leva sur ce dernier mot, et comme s'il eût éveillé en elle un nouveau remords. Elle marcha dans la chambre. Ses yeux étaient fixes.

—Autant que j'aime! répéta-t-elle lentement, après une longue minute de silence.

Elle revint à l'ottomane et resta là, debout, les mains croisées sur sa poitrine.

La langue ne possède pas deux mots pour exprimer cela: mademoiselle Guite ronflait.

Il y a des choses innocentes et à la fois obscènes. Je ne saurais analyser l'effet produit par le ronflement de mademoiselle Guite sur Mme la duchesse de Chaves.

C'est ici peut-être qu'elle aurait dû avoir quelques remords, car elle ignorait l'origine de ce lourd sommeil et rien n'excusait la puérile colère qui contractait violemment la ligne, tout à l'heure si pure, de ses sourcils.

Elle se détourna avec une répugnance qui allait jusqu'au dégoût.

Puis, la réaction se faisant, elle se dit:

—Qu'ai-je donc? mon Dieu! Seigneur, qu'y a-t-il donc en moi? dormir lui fait du bien...

Elle avait été s'asseoir tout à l'autre bout de la chambre, où le ronflement sonore de mademoiselle Guite la poursuivait.

C'est que mademoiselle Guite ronflait en conscience et comme une personne qui n'en est pas à ses débuts.

La duchesse s'irrita contre elle-même, haussa les épaules, sourit de pitié—mais les larmes lui vinrent aux yeux.

Des larmes qui brûlaient sa paupière.

Elle alla jusqu'à son prie-Dieu et joignit les mains douloureusement. Elle pria avec désespoir.

Mademoiselle Guite ronflait.

Et quand la duchesse se retourna, mademoiselle Guite avait changé de posture.

Elle était en quelque sorte vautrée sur le divan. Sa tête avait perdu le coussin et se renversait dans les masses de ses cheveux épars. Ses deux bras relevés s'arrondissaient derrière sa tête comme on représente ceux de bacchantes endormies. Une de ses jambes pendait à terre, tandis que l'autre était allée accrocher le talon mignon de sa chaussure jusque sur le dossier de l'ottomane.

La fièvre donne ces mouvements désordonnés, mais je ne sais pourquoi cette pose, où la pudeur n'était point respectée, semblait cadrer avec la nature même de mademoiselle Guite.

Il y avait là une sorte de révélation. Madame de Chaves le sentit ainsi.

Cette pose la blessa comme un outrage.

Elle eut honte dans chacune des fibres de son être.

Elle baissa les yeux. Elle resta droite et immobile, le rouge au front, comme une personne qui vient d'être insultée.

—Ma fille! dit-elle, et tout son corps tremblait; c'est là ma fille.

Ses paupières battirent, mais restèrent sèches, comme si la colère y eût brûlé les larmes au passage.

—Est-ce ma fille?... murmura-t-elle entre ses dents serrées.

Ses deux mains frémissantes touchèrent son front avec le geste des égarées; elle dit encore, si bas qu'une personne présente ne l'eût pas entendue:

—Ce n'est pas ma fille!

Sa propre voix l'effraya, bruyante comme une explosion, quoique le mot eût été prononcé, en quelque sorte, à l'intérieur de sa gorge.

Ses cheveux remuèrent sur son crâne, agités par un vent de mystérieuse horreur.

Sa taille avait grandi. La beauté de ses traits semblait rigide comme ces marbres qui représentent l'inflexibilité de la Justice antique.

Elle releva les yeux vers la jeune fille. Son regard désormais était de glace.

—Non, répéta-t-elle d'une voix changée, ce n'est pas ma fille, je le sais, j'en suis sûre, mon cœur me l'a dit! Si elle était ma fille...

Ceci fut un cri d'angoisse.

Elle se mit à marcher vers l'ottomane et ajouta d'une voix stridente qui blessait ses lèvres au passage:

—Je veux le savoir, dussé-je en mourir!

Elle s'arrêta auprès du divan et prit, l'une après l'autre, les deux jambes de mademoiselle Guite pour les réunir dans la position ordinaire que donne le sommeil.

À la toucher ses mains frémissaient douloureusement.

Et plus douloureusement encore frémissait son cœur, car une voix disait en elle sans cesse:

—Si c'était, si c'était ta fille!

Elle déboutonna lentement le corsage de la modiste, qui emprisonnait une taille avenante et charmante.

Mademoiselle Guite se plaignait dans son sommeil.

Cela n'arrêta pas madame de Chaves qui souleva le corsage et s'en prit au fichu.

Mademoiselle Guite fronça le sourcil en grondant.

Madame de Chaves, dont les mains maladroites tremblaient de plus en plus, voulut dénouer le cordon de la chemise.

Un mot vint sur les lèvres de mademoiselle Guite, un mot que nous n'écrirons pas et qui mit une teinte écarlate, à la place de la pâleur, sur la joue de madame de Chaves.

Elle sourit et leva au ciel ses yeux chargés de pleurs reconnaissants.

—Oh! fit-elle en une ardente prière qui remerciait avec tout son cœur, je savais bien que c'était impossible!

Désormais la certitude était faite en elle, et ce fut comme par manière d'acquit qu'elle continua de dénouer la chemise.

Son regard glissa entre la toile et la poitrine de mademoiselle Guite; un nuage passa sur ses yeux, elle crut avoir mal vu.

Sans prendre désormais aucune précaution, elle écarta la chemise et se courba en deux pour regarder:

Puis elle recula frappée de stupeur, tandis qu'un cri s'étranglait dans sa gorge.

Ses deux bras étendus cherchèrent un appui; ces deux mots vinrent à ses lèvres:

—C'est elle!

En même temps elle roula sur le plancher, foudroyée.


XIV

La consultation

C'était au commencement de cette même matinée, quelques minutes avant neuf heures, au troisième étage d'une chancelante maison, bâtie en torchis et en planches vermoulues par l'architecte de madame Barbe Mahaleur, toujours mère des chiffonniers, mais de plus propriétaire de plusieurs immeubles, groupés en cité, vers les confins du quartier des Invalides.

Le père Justin, l'homme de loi le plus célèbre de Paris parmi les porteurs de hottes, les artistes en foire et autres industriels sans prétention, dormait sur un mince tas de paille dans le coin d'une chambre qui n'avait pas de mobilier.

Il y a des pauvretés sombres comme la nuit des cachots, qui reportent l'esprit aux ténébreuses misères du Moyen Age ou à ces misères mille fois plus horribles que Londres cache derrière le mensonge insolent de sa richesse.

Cette misère tend à disparaître chez nous. Une main opère de vastes trouées dans Paris, rejetant au loin les fourmilières indigentes et faisant pénétrer le jour là où il n'y avait que ténèbres.

Cela ne détruit pas la misère, je ne sais pas même si la misère s'en trouve diminuée, ne fût-ce qu'un peu, mais cela supprime du moins la pestilence proverbiale et séculaire de certains quartiers qui rivalisaient de honte avec les ulcères les plus repoussants de Londres la lépreuse.

La misère s'en va plus loin et, en s'expatriant, elle change d'aspect.

C'est maintenant cette misère blanchâtre, saupoudrée, en quelque sorte, de plâtras, qui s'étale et ne se cache plus.

Nous la voyons campée partout, autour de Paris, construisant avec une hâte prestigieuse ces cahutes provisoires qui semblent être faites exprès pour être démolies et reportées plus loin, quand Paris, sans cesse grandissant, vient les refouler du pied.

C'est moins affreux, c'est peut-être plus laid. La nuit avait sa poésie. Ces masures blêmes et nues n'ont rien.

On dirait qu'elles sont là par tolérance, comme un mendiant sur un seuil; elles n'ont pas osé prendre racine, attendant toujours le balai qui va en nettoyer le sol.

De la chambre habitée par Justin on voyait un terrain nu, couleur de cendre, sur lequel s'alignaient, dans un certain ordre, les immeubles créés par Barbe Mahaleur.

Le mot immeuble est ici tout à fait impropre, car les maisons de ce genre sont comme les champignons qui ne tiennent à rien.

Barbe Mahaleur, spéculatrice intelligente, avait tout uniment affermé à vil prix, pour trois ans, un terrain vague, et s'y faisait quatre ou cinq mille livres de rentes en louant à l'aristocratie des chiffonniers des chambres qui coûtaient cent sous par mois.

Le loyer allait à six francs, quand la chambre était garnie.

La chambre était garnie quand Barbe y mettait un escabeau et une paillasse.

La chambre du père Justin n'était pas garnie. Il n'y avait dedans que le petit tas de paille qu'il avait ramassé brin à brin et le pauvre berceau dont nous avons parlé si souvent: l'autel où, pendant quelques semaines, Lily avait pleuré sa fille.

À part ces deux objets, vous n'auriez rien trouvé chez le père Justin, sinon sa bouteille, sa chandelle et sa bibliothèque qui n'était pas pour peu dans la réputation de science possédée par lui.

Sa bibliothèque consistait en une petite planche clouée à la muraille et supportant une douzaine de livres terriblement souillés, parmi lesquels on pouvait remarquer Les Cinq Codes, deux volumes de Virgile et une très belle édition des œuvres complètes d'Horace qui s'en allait en lambeaux.

Le père Justin dormait tout habillé sur sa paille. Son costume était celui des plus pauvres chiffonniers. Le soleil du matin, pénétrant par une petite fenêtre où plusieurs carreaux manquaient, tombait d'aplomb sur sa figure hâve, couverte d'une barbe épaisse, et encadrée dans des cheveux blancs hérissés.

Rien ne restait du beau jeune homme qui avait été le lion du quartier des Écoles, quelque vingt ans auparavant.

Cette face fatiguée et inerte aurait semblé de pierre, si le sommeil fiévreux n'eût amené un point écarlate au sommet des pommettes.

Le père Justin était étendu comme un mort, sur le dos, les bras allongés le long des flancs. Auprès de lui il y avait une bouteille vide, un bout de chandelle collé au carreau et le volume d'Horace ouvert.

On frappa à sa porte, il ne s'éveilla pas; on frappa plus fort, il demeura immobile.

Alors on entendit des voix sur le carré.

—Est-ce que monsieur Justin serait déjà parti? demanda une de ces voix qui appartenait à une femme.

—Le père Justin ne sort plus guère, fut-il répondu. Il gagne sa goutte à faire par-ci par-là des écritures pour la patronne qui donnerait gros pour l'avoir chez elle, mais le père Justin veut sa liberté.

—Alors pourquoi ne répond-il pas, s'il est là? demanda la voix de femme.

—Le père Justin fait ce qu'il veut, répliqua-t-on encore. Ce n'est pas un homme comme les autres et ceux qui s'y connaissent disent qu'il n'y a pas son pareil dans Paris. La Mahaleur lui a offert un francs cinquante par jour et la goutte pour tenir ses livres comme il faut, mais je t'en souhaite! Il vit de rien; un oiseau n'aurait pas assez du pain qu'il mange, et pour avoir l'air plus saoul que la bourrique du diable, il lui suffit d'un petit verre de n'importe quoi... Ah! ah! j'ai vu le temps où il vous sifflait une demi-bouteille d'absinthe comme une cuillerée de soupe, mais c'est passé.

—Et donne-t-il encore ses consultations?

—Quand ça lui fait plaisir... pas souvent. La plupart du temps il renvoie le monde en disant que ça l'ennuie. Dame, il est si usé, si usé! quoique, des fois, on l'a vu se redresser, ah! mais, haut comme un prince!

La voix de femme conclut:

—Nous avons pourtant bien besoin de ses conseils.

Et on frappa de nouveau.

Comme le père Justin ne bougeait pas plus qu'un Terme, la voix du voisin obligeant s'éleva.

—Holà hé! papa! cria-t-elle à travers la porte, c'est des bourgeois cossus qui viennent pour vous demander comme ça d'où vient le vent.

Toujours le même silence.

C'était seulement la bonne foi publique qui servait de serrure à la porte du père Justin. Le voisin dit à ceux qui attendaient:

—Vous avez l'air de deux personnes respectablement calées, je vas tenter un effort en votre faveur, pensant bien que vous ferez un joli cadeau au brave homme.

Il tira la ficelle du loquet en ajoutant:

—Arrivera ce qui pourra, donnez-vous la peine d'entrer.

Les deux personnes respectablement calées, passèrent le seuil, et il nous est impossible de les peindre mieux que ces deux mots ne le faisaient.

C'était d'abord, et par rang de sexe, Échalot, directeur adjoint du théâtre de mademoiselle Saphir habillé de bleu barbeau des pieds à la tête, sauf la cravate, qui était orange; c'était ensuite madame Canada, directrice en titre du même établissement, avec une robe de soie jaune, un châle tapis, des gants noirs, des bottines à glands et un bonnet habillé, chargé de feuillage.

Un vrai bonnet «pour les soirées du commerce» qu'elle avait acheté dans le passage du Saumon, grotte de la nymphe qui coiffe les comptoirs élégants, mais économes.

Grâce à Dieu on ne se refusait plus rien chez les Canada. Il y avait sept ans que le passage du Saumon cherchait à placer les branchages de ce bonnet.

Nous devons dire qu'Échalot et sa compagne, déguisés ainsi, étaient bien plus effrayants à voir que dans leurs costumes naturels.

La veuve Canada portait haut; elle avait conscience de la plus-value apportée en elle par son costume. Au contraire, le sensible Échalot ne semblait pas être bien sûr de la convenance de sa toilette. Il avait l'œil inquiet et la tête un peu basse, quoique toutes les glaces, rencontrées sur sa route, lui eussent déclaré à l'unanimité qu'il était charmant.

Le voisin obligeant avait refermé la porte derrière eux, les laissant se débrouiller comme ils l'entendraient.

—Le voilà, dit tout bas Échalot en montrant du doigt le père Justin endormi. Que faut-il faire?

—Tire ton chapeau, répondit madame Canada, d'abord et d'un!

Échalot obéit.

—Après? demanda-t-il. Ça n'a pas l'air qu'il ait envie de s'éveiller.

—Des fois, répondit madame Canada, il peut faire semblant. Les hommes qui ont son éducation, c'est toujours original. Approche.

Échalot la regarda d'un air indécis.

—C'est que, murmura-t-il, on a convenu que c'était toi qui devait porter la parole officielle pour nous deux.

—Approche! répéta impérieusement la veuve Canada. Échalot approcha.

—On n'en est pas plus avancé, tu vois bien, Amandine, grommela-t-il en tournant son chapeau entre ses doigts.

—Savoir, répondit la bonne femme, je connais les particularités de ses habitudes et faiblesses. Penche-toi, comme ça, au-dessus du lit poliment, et dis-lui: «Monsieur Justin, on est venu de bonne heure, insensiblement, pour vous offrir la politesse de la première goutte, avant les autres.»

Échalot trouva sans doute le moyen ingénieux, il obéit de point en point, saluant les yeux fermés du chiffonnier et répétant textuellement la phrase de sa compagne.

Au moment où il prononçait ces mots: «la première goutte», le père Justin ouvrit ses yeux tout grands d'un mouvement si brusque qu'Échalot recula, effrayé.

—Pas peur! dit madame Canada qui s'avança bravement et prit sa place. Le plus fort est accompli.

«Bonjour, tout de même, monsieur Justin, reprit-elle de sa voix la plus agréable, c'est pour avoir l'avantage de nous présenter devant vous comme étant des anciennes connaissances d'autrefois, au temps jadis de l'époque, prêts à aller remplir votre bouteille chez qui de droit, s'il y en a dans le quartier, comme c'est supposable.

Justin fixa sur elle son œil atone et ne broncha pas.

—Par la même occasion, reprit madame Canada, qui ne se montra pas trop déconcertée, nourrissant tous deux, moi et mon homme, le projet de vous consulter à fond sur des circonstances et délicatesses où on est plongé jusqu'au cou, avec l'espoir légitime d'en sortir par l'entremise de vos connaissances.

Au fond de son cœur, Échalot applaudissait, s'avouant à lui-même que pour l'éloquence, Amandine était un phénomène vivant.

Le père Justin, cependant, referma les yeux et leva une de ses mains pour montrer la porte.

C'était éloquent aussi, et surtout clair.

Amandine drapa son châle avec majesté, dans l'intention évidente de protester énergiquement.

—En douceur! fit Échalot qui lui toucha le bras par-derrière. Ne le chatouillons pas! j'ai idée qu'il doit être devenu méchant.

—Méchant ou non, s'écria madame Canada, je m'en moque! Ça n'est pas une manière de recevoir le monde bien élevé, quand on s'est mis sur son trente-et-un, avec fiacre à l'heure, pour venir voir un arlequin pareil, qui n'a pas seulement de souliers dans ses pieds!

C'était trop vrai. Le pantalon frangé du père Justin laissait voir l'extrémité de ses jambes nues, qui n'avaient ni chaussettes ni savates.

—Si ça ne fait pas pitié! reprit la veuve Canada, emportée par la richesse de son tempérament sanguin, nu comme un ver, quoi! pas un coin de chemise sous sa vareuse! Il y a de l'incohérence à repousser des clients à leur aise, venant de loin pour lui offrir d'étrenner, en récompense d'un renseignement de deux sous, qu'on payerait au poids de l'or par la circonstance qu'on se trouve avoir besoin de son grimoire!

—Amandine, Amandine! fit Échalot.

—Toi, la paix! tous les hommes s'entre-soutiennent, commença Mme Canada.

Mais elle n'acheva pas.

—Hors d'ici! prononça tout à coup la voix rude et pleine du chiffonnier. Je n'ai pas encore soif et j'ai sommeil.

—Dame! fit Échalot, charbonnier est maître chez soi. Tu as peut-être été trop loin, Amandine.

—Allons chez un avocat, dit celle-ci, furieuse, chez un vrai!

—Tu sais bien que tu n'as confiance qu'en monsieur Justin, objecta Échalot. Laisse-moi essayer les voies de l'aménité.

«Pardon, excuse, père Justin, continua-t-il en s'avançant jusqu'au tas de paille, on n'a pas l'idée ni l'ombre de vous mépriser parce que vous allez pieds nus. Ma compagne est vive comme le sexe dont elle fait partie. Elle a oublié de vous spécifier qu'on n'est pas ici sans recommandation, se présentant l'un et l'autre, tous deux, moi et madame Canada, sous les auspices de votre ami Médor.

—Ah! fit le père Justin, Médor..., vous connaissez Médor?

—Dans l'intimité la plus douce, répondit Échalot.

Le père Justin se souleva sur le coude et les regarda fixement.

—Médor ne m'a jamais rien demandé, dit-il. Allez chercher à boire, je vas voir à vous écouter.

Échalot prit aussitôt la bouteille et sortit.

—Apporte du bon! ordonna madame Canada.

—Non, dit Justin, du mauvais. C'est meilleur.

Il laissa retomber sa tête sur la paille. Madame Canada chercha du regard un siège et, n'en trouvant pas, elle releva proprement sa belle robe pour s'asseoir par terre, contre la muraille.

Une fois installée, elle poussa un gros soupir et dit d'un air important:

—Vous êtes un homme qui comprenez, vous, monsieur Justin; je ne suis pas fâchée de vous parler entre quat'z-yeux, pendant qu'Échalot n'est pas là. C'est une affaire, voyez-vous, qui est tout à notre honneur, désirant terminer notre carrière par la régularité et la bienfaisance réunies: comme quoi le zeste de la question principale, qui enfonce toutes les autres dans notre perplexité, c'est de savoir si on peut légitimer l'enfant, qui n'est pas à vous naturellement, par un mariage... comment disent-ils ça? ce n'est pas conséquent... par un mariage... subséquent, j'y suis! fomenté entre deux personnes qui n'est ni son père ni sa mère: j'entends de la demoiselle en question, précitée... saisissez-vous?

Elle s'arrêta pour reprendre haleine et jeta un regard triomphant vers l'étrange avocat, vautré dans sa paille; pour jouir de l'effet produit par ce remarquable discours.

Le père Justin avait refermé les yeux et semblait dormir profondément.

—Tous les hommes de talent ont un grain, grommela madame Canada, c'est sûr! N'empêche que je lui avais proprement expliqué le cas.

Échalot revenait avec la bouteille pleine.

—Voilà, papa! cria-t-il dès le seuil.

Justin étendit sa main sèche et prit la bouteille. Il se souleva à demi, sans ouvrir les yeux, et mit dans sa bouche le goulot qui résonna entre ses dents.

Il avala une gorgée, une seule, puis il dit d'un ton de fatigue attristée:

—La vieille a parlé, je ne sais pas ce qu'elle a dit. Recommence, bonhomme, je vais faire attention à cause de Médor.

Madame Canada haussa les épaules et eut le rire d'Oreste, remerciant ironiquement les dieux.

—À la bonne heure, dit-elle, la vieille! Par alors, tu vas donc parler à mon lieu et place, bibi, c'est le monde renversé, marche!

Échalot tourna vers elle un regard plein d'amour et se toucha le front comme pour dire: «Le pauvre homme a un coup de marteau.»

Puis il se campa droit devant le tas de paille et commença:

—Quoique n'ayant pas l'intelligence d'Amandine, qu'est madame Canada ici présente, je vais m'efforcer d'exposer les circonstances avec volubilité. Au cas où je m'embourberais, d'ailleurs, j'ai apporté sur moi les papiers de mes mémoires, rédigés par moi seul, dans le but qu'un homme de loi tel que vous pourrait les consulter avec avantage.

Il tira de sa poche un large cahier qu'il passa sous son bras. Justin était plus immobile qu'une pierre.

—Voilà, reprit Échalot, malgré que ça n'encourage pas beaucoup d'avoir en face un homme couché comme à la morgue. Notre idée est que la petite est la fille d'une grande dame ou princesse, qu'on l'arracha jadis à son amour maternel dès le berceau.

—Explique donc..., voulut interrompre madame Canada.

—La paix! commanda Justin durement.

—Tu vois bien qu'il écoute, chérie, dit tout bas Échalot, ne l'hérisse pas... L'ayant élevée avec tout le soin dont on était capable, poursuivit-il en s'adressant à Justin, qu'elle est actuellement une des principales danseuses de corde contemporaines et au-dessus d'un état qui ne peut pas toujours convenir à ses vertus. Madame Canada et moi, dans l'intention de faire d'une pierre deux coups, nous avons dit: marions-nous, et par ce moyen, donnons à l'enfant le nom d'un état civil légitime.

Il y eut sur le visage pétrifié de Justin quelque chose qui ressemblait à un sourire.

—Vous êtes de bonnes gens, dit-il dans sa barbe grise.

—Pour quant à ça, oui, s'écria madame Canada, le cœur sur la main, quoi! et dépassant par notre générosité bien des gens dont la position sociale est au-dessus de la baraque!

Le doigt sec de Justin se leva pour lui imposer silence. Sans le respect fantastique qu'elle avait pour lui, madame Canada lui en eût dit de belles! Justin avala une seconde gorgée.

—L'ami, reprit-il en s'adressant à Échalot, vous êtes-vous demandé, cette bonne femme et vous, si la jeune personne à laquelle vous portez un si grand intérêt serait bien flattée, un jour venant, d'être votre fille?

—Comment! bien flattée! s'écria madame Canada qui bondit sur place.

—Vous, la paix! dit Justin.

—Insensiblement, répondit Échalot, la chose ne paraît pas faire l'ombre d'un doute. Ça m'étonne même que vous ne connaissiez pas la célébrité de madame Canada qui n'a pas sa pareille en foire.

—Je la connais, murmura Justin.

—Et pour ce qui regarde mon illustration particulière, poursuivit Échalot, quoique inférieure, elle ne laisse rien à désirer, ayant des antécédents d'agents d'affaires et même parmi les Habits Noirs avec lesquels j'ai su conserver mon honneur. Mademoiselle Saphir aurait donc le choix entre la qualité de mademoiselle Canada et celle de mademoiselle Échalot, selon son goût, nous étant égal à moi et à Amandine de nous appeler comme ci ou comme ça dans l'acte de mariage.

—Vous ne lui connaissez pas d'autre nom que celui de Saphir? demanda Justin.

—On l'appelait mademoiselle Cerise à ses débuts, répondit le bon paillasse, tout ça est dans mes mémoires ci-joints. Mais Cerise sembla trop léger pour l'affiche.

—Et vous n'avez aucun indice au sujet de sa naissance? interrogea encore Justin.

Échalot cligna de l'œil, tandis que madame Canada soufflait et s'agitait sur le carreau qui lui servait de fauteuil. Son éloquence rentrée l'étouffait.

—Avant d'arriver aux preuves de sa filiation, reprit Échalot, il est bon de compléter la liste des avantages que l'enfant récoltera dans la chose d'être légitimée par moi et Amandine. On n'est pas des artistes ordinaires, réputés comme la pierre qui roule pour ne pas amasser de mousse; on a roulé, mais nonobstant, la mousse y est. Moi et madame Canada, on possède cinq mille quatre cents livres de rentes, en obligations de divers chemins de fer, toutes garanties par l'empereur, de quoi l'enfant serait la seule et unique héritière.

Les yeux de Justin étaient ouverts à demi. Sa physionomie de marbre exprimait quelque chose qui ressemblait vaguement à de l'attention.

—Vous êtes de braves gens, répéta-t-il. Parlez-moi de la mère.

—Quelle mère? demanda madame Canada.

—La princesse, dit Justin avec son sourire triste et fatigué.

Il but en même temps une troisième gorgée, et une teinte rouge monta aux pommettes de ses maigres joues.

Échalot prit à la main son cahier de papier et frappa dessus bruyamment.

—Ni vu ni connu, la maman, répondit-il, et néanmoins le truc pour la retrouver est consigné là, tout au long, dans mes mémoires, écrits par moi-même et de ma propre main. Vous les lirez avec plaisir j'en suis sûr, à cause de ma sensibilité qui s'y épanche, et que tout ce qui regarde la jeune personne a l'intérêt d'un roman de Victor Ducange.

Échalot ouvrit le cahier.

Madame Canada avait croisé ses bras sur sa vaste poitrine, dans une attitude de résignation.

—Dans tout ce que je vous ai dit, papa, comme dans mes mémoires eux-mêmes, reprit Échalot, j'ai gardé pour la bonne boucle le moyen qui doit servir à la reconnaissance. Avez-vous remarqué ce détail que le premier nom de l'enfant chez nous avait été mademoiselle Cerise?

Pour la quatrième fois Justin avança la main et prit le goulot de la bouteille, mais il la repoussa sans boire, et, s'appuyant des deux mains aux carreaux, il essaya péniblement de se lever.

En tout, c'est à peine s'il avait bu la valeur de deux petits verres d'eau-de-vie. Il avait néanmoins depuis quelques instants tous les signes de l'ivresse naissante. Ses bras tremblaient en soutenant le poids de son corps, la sueur était à ses tempes et ses yeux roulaient sous ses paupières à demi fermées.

—Cerise? répéta-t-il d'une voix énervée, je ne comprends plus guère, vous avez parlé trop longtemps.

Dans l'effort qu'il fit, la tête faillit emporter le corps. Échalot fut obligé de le soutenir.

—C'est la bourrique du diable, gronda madame Canada. Justin, qui se levait en ce moment sur ses pieds, fixa sur elle son œil morne.

—Cerise? dit-il encore; pourquoi me parlez-vous de Cerise?

—Parce que..., voulut répondre Amandine.

—La paix! interrompit Justin. Vous êtes de bonnes gens; je vous ai écoutés tant que j'ai pu. Il y a fille et fille... pour certaines, votre nom et vos rentes seraient un bienfait, mais pour d'autres...

Il eut encore son rire plein de lassitude, puis il dit:

—Laissez vos papiers, vous êtes de bonnes gens, lorsque je les aurais examinés je vous ferai deux consultations, une pour vous, une pour l'enfant. Allez-vous-en, je suis ivre.

Il prit le cahier des mains d'Échalot qui le regardait avec un respect mêlé de compassion.

—Quand faudra-t-il revenir? demanda Amandine qui se leva bien plus lestement qu'on n'eût pu l'espérer de sa corpulence.

—Jamais, répondit Justin; je n'aime pas qu'on vienne ici. J'irai chez vous. Il faut que je voie la jeune personne, pour savoir si vos bonnes intentions à son égard lui feraient du bien ou du mal.

Il les poussa dehors.

En descendant l'escalier, Échalot et madame Canada échangèrent un coup d'œil dans lequel dominait la vénération superstitieuse à eux inspirée par ce philosophe en haillons.

Un fois remontés dans le fiacre, ils lâchèrent la bride à leur besoin de parler.

—Pour étonnant, c'est étonnant! dit madame Canada. Il vous commande comme si c'était un archevêque; mais il n'a pas dit grand, chose de bon, à prendre et à laisser.

—Il a dit..., commença Échalot.

—Ah! toi, s'écria la brave femme, tu as eu la parole tout le temps, c'est mon tour! À mon idée ce qu'il y a de plus drôle, c'est qu'il se met comme cela en ribote avec ce qui me tiendrait dans l'œil. Moi, j'aurais bu la moitié de sa bouteille sans rien perdre de ma dignité... et toi aussi, bibi, il faut te rendre cette justice, tu portes la voile aussi bien que moi. Mais enfin, nous n'en savons pas plus long qu'avant de sortir de chez nous.

—Si fait, répondit Échalot qui était tout triste, nous en savons plus long.

—Que donc savons-nous?

—Nous savons quelque chose que je n'aurais jamais deviné.

—Explique-toi, bibi, fit la bonne femme avec impatience.

—Nous savons, prononça lentement le paillasse, que nous ne sommes peut-être pas dignes d'être le père et la mère de notre belle chérie.

—Par exemple! se récria madame Canada qui devint rouge comme un pavot: pas dignes!

—Voilà, fit Échalot avec abattement, moi, ça ne me serait pas venu à l'idée.

Madame Canada resta un instant la bouche ouverte, comme si elle allait répliquer vertement, mais elle ne parla point.

Et de rouge qu'elle était sa joue devint toute pâle.

Quand ils arrivèrent à la baraque et que mademoiselle Saphir vint à eux, selon l'habitude, pour tendre son beau front à leurs baisers, ils la serrèrent sur leur cœur plus tendrement que les autres jours.

Puis ils se retirèrent dans la cabine où ils dormaient tous deux. Ils avaient les yeux pleins de larmes.

—Moi non plus, dit Mme Canada qui pressa la main d'Échalot, ça ne me serait pas venu à l'idée.


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