L'avaleur de sabres: Les Habits Noirs Tome VI
XV
Le père Justin
Le père Justin, quand il fut seul, se mit à parcourir sa chambre d'un pas lent et mal assuré.
Il allait, les mains derrière le dos, revenant sans cesse à la petite fenêtre par où entrait un rayon de soleil et jetant au-dehors son regard vague.
De temps en temps, sa taille déjetée se redressait comme malgré lui, et il y avait alors dans sa pose je ne sais quoi de majestueux.
La misère a aussi son emphase, et le pinceau des maîtres drape parfois plus noblement les haillons que le velours.
Ainsi placé en face de la lumière, avec ses cheveux blancs mêlés et sa barbe grise, pleine de brins de paille, Justin prenait cette beauté que cherchent les peintres. Maintenant que nul regard ne pesait sur lui, son front avait un étrange reflet de pensées, et l'on comprenait mieux la défaite qui laissait cet homme terrassé tout au fond de son morne malheur.
Deux ou trois fois il prit, en passant, sa bouteille et l'approcha de ses lèvres sans boire.
En ces moments, il y avait sur son visage quelque chose du dégoût qui saisit le malade à la vue du médicament amer.
La dernière fois qu'il prit ainsi la bouteille, il dit en jetant autour de lui son regard découragé:
—Ce sont de bonnes gens... l'enfant aura un père et une mère. Il jeta la bouteille sur la paille au risque de la briser et murmura:
—Je déteste cela et je ne vis que de cela!
Il s'approcha brusquement du berceau, seul meuble de son misérable taudis.
—Je déteste cela aussi, reprit-il avec un mouvement soudain de fièvre, c'est le passé, c'est le reproche... je mourrai de cela!
Son pas s'était assuré, il fit un tour dans la chambre, la taille droite et le jarret tendu.
—Cerise! pensa-t-il tout haut; pourquoi ce nom? J'aimerais bien mieux devenir fou tout de suite.
Il prit le cahier laissé par Échalot, l'ouvrit et en parcourut les premières lignes.
—À quoi bon? continua-t-il en laissant retomber ses deux bras. Je sais leur histoire aussi bien qu'eux-mêmes. Ils ont raison, ces gens; avec l'argent qu'ils ont gagné loyalement et durement, ils ont le droit d'acheter le bonheur... L'enfant sera bien à eux puisqu'ils l'auront payée.
Il y avait dans ces dernières paroles une amertume railleuse, un besoin de frapper qui ne savait à quoi se prendre.
Justin laissa échapper le cahier d'Échalot dont les feuilles s'éparpillèrent sur la paille.
—Ils l'ont appelée Cerise, dit-il encore, comme ils l'auraient nommée Rosette ou Réséda. Ah! c'est dormir que je voudrais, dormir toujours!
Il revint au berceau et remua les pauvres petits débris qui le couvraient.
—J'avais une fille, pensa-t-il à haute voix, j'avais une femme... j'avais de quoi leur donner noblesse et fortune... et ma mère, qui me prenait tout cela, mourut à l'heure où je n'avais plus qu'elle pour me consoler! Voici quatorze ans que je vis pour oublier et que je me souviens toujours. Justine aurait seize ans... Mais c'est une chose bien singulière, s'interrompit-il, qu'on m'ait volé ce portrait! Entre misérables on ne se vole guère, et d'ailleurs le portrait n'avait point de valeur. Non! il y a des gens qui sont condamnés plus sévèrement que les autres! Moi, je n'avais plus rien qu'un portrait de femme avec un nuage dans les bras: l'image de mon cœur, ce portrait, le symbole de ma vie! J'aimais cette femme aussi ardemment que le premier jour, mille fois plus ardemment qu'au temps de notre bonheur... et le nuage, l'enfant que je ne connais pas, je l'aimais, pour sa mère surtout... entre sa mère et moi l'enfant est le suprême lien... un nuage, un nuage!
Il se couvrit le visage de ses mains et un sanglot souleva sa poitrine.
—Ils m'ont volé ce portrait, mon pauvre bonheur, mon dernier souvenir! Je ne la vois plus là, si belle que mon cœur se fondait à la regarder. Ils ne pourront pas effacer son image de ma mémoire, mais il y avait cela dans ma chambre, et maintenant, il n'y a plus rien. J'ai jeté l'héritage de ma mère au vent, sans rire, sans jouir et en grinçant des dents. Mais cela, je voulais le garder; c'était à moi, c'était moi, Dieu n'aurait pas dû me le prendre.
Il continuait de chercher machinalement parmi les jouets poudreux et les petites hardes qui couvraient le berceau, mais à la différence de Lily qui, en présence des mêmes reliques, était tout entière à l'enfant, c'était vers la mère que le cœur endolori de Justin s'élançait.
Il aimait, cet homme; au fond de son abrutissement apparent, il vivait et se mourait d'un grand, d'un terrible amour.
En cherchant, sa main rencontra un objet qui fixa tout à coup son attention. C'était un tout petit carré de canevas comme ceux que l'on sacrifie pour les premiers essais de l'enfant dont le caprice est d'apprendre à broder.
Justin s'accroupit auprès du berceau, tenant le canevas à la main et le considérant avec une attention attendrie.
C'était une relique de la mère, ceci, bien plus encore que de la fille.
On distinguait si bien les points réguliers que la jeune mère avait ajoutés au travail imparfait de l'enfant!
Le carré de canevas n'était pas entièrement recouvert. Ç'avait dû être un des derniers amusements de Petite-Reine, une des dernières complaisances de Lily. On avait fait cela, peut-être la veille du jour où le malheur était entré dans la maison.
Le fond de la tapisserie était d'un blanc rose—couleur de chair—et sur ce fond, rempli par un gros point, ressortit une cerise au petit point qui devait être entièrement de la main de Lily.
Justin comprenait ce jeu; il entendit presque les paroles échangées entre l'enfant et la mère, pendant que s'accomplissait ce souriant travail qui était une allusion à la secrète beauté dont Petite-Reine était si fière.
Quand Justin se releva, ce fut d'un mouvement violent et plein d'une colère qui n'avait point de motifs apparents. Il rejeta le canevas loin de lui; il courut à son lit de paille et saisit la bouteille dont il mit le goulot dans sa bouche pour boire, cette fois, une large lampée.
Il ne s'arrêta que pour reprendre haleine.
—Ah! ah! fit-il tandis qu'une lueur s'allumait dans ses yeux, du feu là-dedans et deux heures de folie!
Il frappa d'un coup de poing sa poitrine, qui rendit un son rauque, et, se plaçant au milieu de sa chambre avec le volume d'Horace ouvert à la main, il le feuilleta d'un air grave.
Sa joue s'animait à mesure qu'il lisait, et bientôt, cédant à un besoin irrésistible, il se mit à déclamer à haute voix avec une diction latine admirable.
Puis lâchant le livre, il récita de mémoire l'ode entière:
Pindarum quisquis—studet oemulari...
avec des gestes d'énergumène et des éclats de voix qui dénonçaient la démence.
—Ma jeunesse! ma jeunesse! s'écria-t-il ensuite, le collège! ma mère! Ah! pourquoi suis-je venu à Paris!...
Et sans transition, d'une voix ennuyée, il se mit à chanter un refrain d'étudiant. Sa joue était pourpre, mais ses yeux s'éteignaient.
—Il y a des sorts, murmura-t-il, revenant au tas de paille où il prit encore la bouteille. Les haillons étaient dans ma destinée. Moi, le comte Justin de Vibray, je suivis cette fille qui avait des haillons... et je l'aimai... et dans toute mon existence je n'ai pu aimer qu'elle!
Il but, mais le brusque effet de la précédente rasade ne se reproduisit point. Il alla vers la planchette qui supportait sa bibliothèque et y prit Les Cinq Codes qu'il ouvrit pour les rejeter aussitôt avec humeur.
Il essaya de chanter encore; sa voix s'arrêta dans son gosier.
Il repoussa du pied,-en passant, le volume d'Horace qui gisait dans la poussière.
—Allons! dit-il tout à coup, ce sont de bonnes gens: je ne dormirai pas, voyons leur affaire!
Il se coucha à plat ventre sur la paille, mit sa tête entre ses deux mains relevées sur les coudes, et commença à lire le manuscrit d'Échalot.
Il n'avait pas parcouru la première page que son attention, violemment excitée, le clouait à la lecture de ces pauvres mémoires que le lecteur a suivis peut-être avec un sourire de pitié.
Nul chef-d'œuvre de l'esprit humain n'eût intéressé le père Justin à un si puissant degré.
La lecture dura deux heures, pendant lesquelles Justin demeura immobile et comme enchaîné par son ardente curiosité.
Il n'avait pas été longtemps à deviner. Depuis ce matin, sa pensée était préparée, mais le long de ces pages où la verbeuse inexpérience du saltimbanque déroulait les faits avec lenteur, Justin cueillait les indices, cherchait avec passion la certitude.
La certitude était dans ce détail qu'Échalot, selon sa propre expression, avait gardé pour la bonne bouche.
Quand Justin fut arrivé au signe porté par mademoiselle Saphir que le bon Échalot avait décrit et nommé tout naïvement la Cerise, il laissa aller le manuscrit et resta longtemps absorbé dans son émotion trop forte pour le misérable état de sa cervelle.
L'ivresse était en lui combattue par son grand trouble, mais, plus forte que son trouble, l'ivresse inerte et lourde le gagnait.
L'heure du transport était passée.
C'était la réaction maintenant, l'abrutissement qui envahissait son esprit comme un épais brouillard.
Il disait tout bas d'une voix monotone:
—Ma fille... c'est ma fille!
Et il restait là, enchaîné par l'engourdissement vainqueur.
Il luttait en dedans.
C'était une lassitude inutile et son dernier signe de vie fut une grosse larme qui coula sur la paille au travers de ses doigts.
Ses bras se détendirent enfin et sa tête tomba pesamment sur ses deux mains croisées.
Le temps passa. Le soleil avait presque fait le tour de la maison, quand on frappa doucement à la porte.
Justin n'eut garde de répondre, mais celui qui frappait était habitué, sans doute, à ses manières, car la ficelle du loquet joua sans bruit et la porte fut ouverte.
Médor entra d'un air timide et respectueux. Son regard alla tout de suite au tas de paille et rencontra en chemin la bouteille à demi vide.
—Ivre mort! murmura-t-il. Reste à savoir à quelle heure il a bu. Il marcha dans la chambre en étouffant le bruit de ses pas et vint s'agenouiller auprès du lit.
—Justin, dit-il doucement, père Justin... monsieur Justin!
Le chiffonnier resta immobile et silencieux.
—Faudrait pourtant vous réveiller, reprit Médor avec un accent de prière impatiente. Je suis venu hier, je suis venu cette nuit, je vous ai trouvé endormi toujours, toujours... Voyons, père Justin, éveillez-vous.
Il avait prononcé ces derniers mots en affermissant sa voix. Le chiffonnier fit un mouvement faible.
—Éveillez-vous, répéta Médor qui poussa le courage jusqu'à lui secouer le bras.
Justin gronda d'une voix harassée:
—Je ne dors pas. C'est comme si j'étais mort.
—Oui, oui, parbleu! murmura Médor, c'est comme ça, en effet, et ça finira par y être tout de bon. Enfin, vous pouvez m'écouter, c'est déjà quelque chose; j'en ai long à vous dire, père Justin.
—J'en sais plus long que toi, balbutia celui-ci; mais qu'importe? Je ne peux plus rien... rien! Et d'ailleurs, continua-t-il en faisant un effort désespéré pour relever la tête, j'ai bien réfléchi... ah! j'ai réfléchi tant que j'ai pu. Je disais à ces bonnes gens, car ce sont de bonnes gens: l'enfant ne peut pas être votre fille...
—Quel enfant? demanda Médor étonné.
—Elle, répondit Justin; mais c'est vrai, tu ne sais pas... leur fille... c'est terrible à penser! leur fille! et pourtant, ils sont autant au-dessus de moi que j'étais au-dessus d'eux il y a quinze ans. Moi, moi, je suis le dernier degré de la misère et de la honte. Moi, rien ne peut me racheter... il vaut mieux qu'elle soit leur fille, puisque je ne peux pas avoir de fille!
Médor écoutait, bouche béante, et comprenait à demi.
—Votre fille! dit-il, étouffé par son grand trouble; parlez-vous vraiment de votre fille, papa Justin?
—Oui, répliqua le malheureux, je parle de celle qui mourrait de honte et de douleur si quelqu'un lui disait en me montrant au doigt: tiens, regarde, voilà ton père. Ah! je me suis laissé vivre trop longtemps!
Médor l'aidait à se relever. En l'écoutant, il riait et il pleurait tout à la fois.
—Et, dit-il, respirant à chaque mot, vous savez où elle est, votre fille?
Il soutenait la tête de Justin à deux mains, de façon à bien voir sa figure.
—Oui, balbutia celui-ci, je sais où elle est.
—Mais regardez-moi donc, père Justin! s'écria Médor. J'ai peur de vous tuer, vous voyez bien... de vous tuer par trop de joie! Regardez-moi rire et pleurer! devinez un petit peu, pour que ça ne vous tombe pas comme un coup de massue...
Justin ouvrit les yeux tout grands.
—Quoi... Quoi? fit-il éperdu, haletant; est-ce que tu vas me parler d'elle?
—Oui, répondit Médor, je vas vous parler d'elle. Voyons, tenez-vous bien! Vous n'avez que quarante ans, que diable! vous êtes un homme!
—Parle, balbutia Justin qui défaillait, parle vite!
—Eh bien! dit Médor, vous n'avez pas besoin de chercher des parents pour l'enfant, allez. Si vous savez où est votre fille, tout est fini, car moi je sais où est sa mère.
Justin s'échappa de ses bras et se tint debout, dressé de toute sa hauteur pendant une seconde.
Puis il chancela et Médor s'élança pour le soutenir, croyant qu'il allait tomber à la renverse.
Mais Justin le repoussa encore une fois. Ses jarrets fléchirent; il s'agenouilla et mit sa tête entre ses mains.
—Lily! prononça-t-il d'une voix que Médor n'avait jamais entendue. Elle n'est donc pas morte! Est-ce que Dieu me donnerait cette joie de la revoir?
—Mais oui, mais oui, répondait toujours Médor, et vous avez supporté ça mieux que je ne pensais, papa!
Justin pleurait silencieusement pendant que Médor continuait:
—Elle est toujours belle, elle est toujours jeune; elle a un hôtel qui est un palais.
Les mains de Justin glissèrent, découvrant son visage livide. Il regarda Médor en face.
—Ah! fit-il, elle est belle, jeune, riche... et moi... moi! Si je la revoyais elle me verrait, cela ne se peut pas... j'aime mieux mourir avant.
Il se laissa choir la face contre terre.
Médor le considéra un instant d'un air découragé.
—C'est sûr qu'il s'est laissé glisser bien bas, pensa-t-il. Jamais ça ne redeviendra l'homme d'autrefois; mais si on pouvait retrouver seulement un petit coin de lui-même!
Il se remit à genoux auprès du chiffonnier et fit mine de le relever encore une fois, mais ses mains s'arrêtèrent avant de le toucher et il se dit:
—Ça n'en finirait plus. Vaut mieux s'asseoir sur le même canapé et se mettre à son niveau pour le remonter à la douce.
Médor ne craignait pas beaucoup la poussière. Il se coucha à son tour sur le carreau poudreux, de façon à placer sa tête tout contre celle de Justin, dont le front touchait la terre et disparaissait dans ses grands cheveux blancs.
Ils étaient posés ainsi comme deux voyageurs fatigués qui font halte, étendus tout de leur long sur la marge de la route.
—Je savais bien que ça vous ferait de l'effet, papa, reprit-il en donnant à sa voix des inflexions persuasives; moi, je suis comme vous, les jambes me flageolent parce que je sens bien qu'il va falloir donner un terrible coup de collier... et je ne sais pas si j'aurai la force.
Justin restait insensible et sourd. Médor approcha sa bouche tout auprès de son oreille et dit tout bas en détachant chacune de ses paroles:
—Si je suis seul, que voulez-vous que je fasse pour elle?
Justin eut un tressaillement faible qui parcourut tout son corps.
—Vous étiez un vaillant luron, un temps qui fut, reprit Médor. Si je n'avais qu'à marcher derrière vous, on pourrait encore venir à son aide.
Justin ramena son bras sous son front, et, ainsi soutenu, il répéta avec une fatigue profonde:
—À son aide?
Il ajouta presque aussitôt après:
—Elle est donc en danger?
—Voilà que ça va mieux, papa Justin! s'écria Médor. Je ne vous ai pas tout dit, ou plutôt je ne vous ai encore rien dit. Quand je vous aurai parlé de son mari...
—Son mari! répéta encore Justin.
Sa tête se retourna lentement et ses yeux mornes se fixèrent sur ceux de son compagnon.
—J'écoute, dit-il.
—Vous faites bien, papa. La pauvre femme a peut-être grand besoin de nous.
Justin le regarda toujours.
—Je ne sais pas si j'ai bien compris, balbutia-t-il; j'ai compris que Lily était mariée.
—Oui, fit Médor, mariée à un homme qui est un scélérat et qui me fait peur.
Justin appuya ses deux mains sur le carreau et se releva ainsi à demi.
Une flamme brilla dans ses yeux, puis s'éteignit, mais il prononça d'une voix distincte:
—Parle haut et clair. Je ne suis mort qu'à moitié: j'écoute.
XVI
Justin s'éveille tout à fait
La figure du bon Médor exprimait le contentement et l'espoir.
—C'est vrai que vous n'êtes mort qu'à moitié, papa, dit-il, et encore parce que vous le voulez bien. Si on pouvait vous éveiller une bonne fois, tout irait sur des roulettes.
—J'écoute, répéta Justin gravement.
—Ah! ah! s'écria Médor, j'en ai long à vous dérouler. Je n'ai jamais jeté le manche après la cognée, moi; pendant que vous dormiez je cherchais. Voilà quatorze ans que je cherche sans m'arrêter. Je ne vous ai rien dit depuis tout ce temps, parce que ça n'aurait pas servi. Vous ne vouliez pas, quoi! mais aujourd'hui vous allez marcher, c'est mon idée, fi n'y a plus à reculer. D'abord et pour commencer, cet homme-là a dû être pour quelque chose dans le vol de l'enfant. Je me souviens. Je vois encore sa figure, et ça m'est toujours resté qu'il aurait pu arrêter la voleuse.
—De qui parles-tu? demanda Justin qui depuis bien des années n'avait pas eu ce regard lucide.
—Je parle du mari de la Gloriette, répondit Médor. Les yeux de Justin se baissèrent.
—Qui est cet homme? demanda-t-il encore.
—Un grand seigneur étranger, monsieur le duc de Chaves.
—Ah! fit Justin, un duc!
—Un vrai duc! et c'était à lui la voiture qui emmena madame Lily, le jour où vous revîntes à Paris.
—Pour trouver la chambre vide, pensa tout haut Justin. Ma mère avait dit: «J'en mourrai.»
—Ce n'est pas tout, reprit Médor.
—J'ai froid, interrompit le chiffonnier, aide-moi à me remettre sur ma paille. Ma mère en est morte.
—À votre service, répondit Médor qui lui tendit aussitôt les deux mains; mais n'allez pas vous rendormir, savez-vous!
Justin, avec le secours de son compagnon, parvint à regagner sa couche. Il ne s'y étendit point; il s'accroupit sur la paille, le menton dans les genoux, et dit d'un accent résolu:
—Non, non, je ne m'endormirai pas.
Médor prit auprès de lui une posture pareille.
—On va causer comme des amis, dit-il; ça va bien, pourvu que je puisse dénier mon rouleau. De parler, ça n'est pas mon fort, et pourtant il faut que vous sachiez tout, car il m'a passé des idées, quoi! des idées qui figent le sang. Cette grande maison fermée qu'elle habite est auprès de l'hôtel où ce duc, du temps de Louis-Philippe, tua sa duchesse à coups de hache, une nuit, sans que les quinze ou vingt domestiques entendissent les cris de la bête féroce ou les plaintes de la victime. J'ai peur. Le duc avait une autre femme, une belle. Monsieur Picard me dit dans le temps que cette autre femme-là mourrait bien vite, et ça n'a pas tardé, puisque le duc a épousé la Gloriette. Mais vous ne savez pas ce que c'est que monsieur Picard, papa, et moi j'ai de la peine à commencer par le commencement. Voyons! s'interrompit-il en heurtant son front d'un coup de poing, je veux pourtant tâcher d'être clair!
—Oui, tâche, murmura Justin qui essuya la sueur de ses tempes; ma tête est bien faible et j'essaye en vain de te suivre.
—Il y a donc, reprit Médor, que pendant quinze jours je couchai dans le bûcher de la Gloriette, vous savez ça. Je passais mon temps à courir du commissariat de police à la préfecture. On ne connaissait que moi là-dedans, et j'étais à charge à tout ce monde qui se sentait en défaut et qui ne trouvait rien. Je me disais en moi-même: il faut qu'il y ait quelque chose pour qu'on ne rencontre pas seulement une pauvre trace.
«On avait le signalement exact de la voleuse, et ce signalement était fièrement reconnaissable; les agents qui avait commencé la battue étaient arrivés tout de suite sur le lieu du crime et avaient pu recueillir tous les témoignages. Tout à coup, voilà ce qui arriva, et ça me fit rudement penser: les deux agents s'appelaient monsieur Rioux et monsieur Picard; l'un d'eux disparut et lâcha le métier, comme s'il avait fait une succession capable de le mettre dans l'aisance. C'était monsieur Picard. Quand il fut parti, la chose ne battit plus que d'une aile, et monsieur Rioux disait à qui voulait l'entendre: c'était Picard qui tenait le fil de tout.
«M. Rioux disait aussi: ce duc a eu tort de lui donner tant d'argent; il ne faut pas bourrer les chiens de chasse, si on veut qu'ils détalent.
«Voilà donc qui est sûr et certain: l'affaire tomba dans l'eau tout à fait, et quand on en parlait les gens de la préfecture haussaient les épaules. Écoutez bien.
«Un matin, dans une rue de Versailles où j'avalais pour la fête du pays,! je me trouvai nez à nez avec monsieur Picard, habillé en bon bourgeois et la trogne rouge comme quelqu'un qui a rudement déjeuné.
«Il y avait déjà du temps que tout était fini, et l'histoire était vieille pour tout le monde, mais pas pour moi.
«J'abordai monsieur Picard comme ça, tout doucement, et je lui dis:
«—Salut, monsieur Picard; vous avez bien meilleure mine qu'à l'époque.
«—Vous me connaissez donc, l'ami? qu'il me fit.
«Je lui remémorai les circonstances où j'avais eu l'honneur de le fréquenter dans l'occasion du malheur de la Gloriette.
«—Ah! qu'il s'écria, bon, bon! ça date du déluge... et vous étiez un peu tannant, mon brave, voulant toujours que les aiguilles aillent plus vite que l'heure. Et qu'est-ce qu'elle est devenue, cette jolie petite femme-là?
«Tout en lui racontant ce que je savais, je lui fis la politesse de lui offrir quelque chose.
«—Quoique établi maintenant, me répondit-il, je n'ai pas la fierté du parvenu. Payez une tournée, je paierai l'autre; j'aime à causer avec les anciens de Paris.
«Nous entrâmes au cabaret, et il commença à me dire du mal de la police, comme quoi s'il avait voulu publier ses mémoires secrets, ça ferait dresser les cheveux des populations, et comme quoi il avait quitté la préfecture pour ne pas s'encanailler plus longtemps avec une racaille, composée de l'écume de la lie des boues de la société moderne. Ils sont tous comme ça, quand ils s'en vont des bureaux; moi, je ne sais pas ce qu'il y a de vrai dans ce qu'ils disent, et ça m'est égal.
«Mais en bavardant, il buvait; cet homme-là est encore plus soifeur que bavard.
«Et moi, je le poussais, consommant tournée sur tournée, parce que je voyais bien qu'il en sortirait quelque chose.
«Quand il fut tout à fait bien, je me mis à le contredire, sachant que ça fait mousser les ivrognes.
«—Vous ne me ferez pas croire, m'écriai-je, qu'un duc et millionnaire soit capable de voler des petits enfants.
«—Je n'ai pas dit qu'il a volé la fillette, repartit monsieur Picard, quoiqu'il en aurait été bien susceptible; j'ai dit qu'il avait profité de la chose et qu'il voulait la belle blonde à tout prix. À tout prix, quoi! répéta-t-il en donnant un grand coup de poing sur la table. Pour avoir la belle blonde, il aurait mis le feu aux quatre coins de Paris! Il est fait comme ça, ce sauvage-là; c'est un troubadour qui a les griffes d'un tigre.
«—Et tenez, s'interrompit-il, je ne donnerais pas une pipe de tabac de l'autre duchesse qu'il avait à Paris en ce temps-là, la première: une belle brune, pourtant! Tonnerre! quand il me parlait de la Gloriette, j'entendais le glas de son épouse légitime... Ah mais! il s'en passe de drôles aussi dans les maisons des riches!
«—Vous parliez donc avec lui de la Gloriette? demandai-je.
«Il eut un petit peu de défiance pendant un moment. C'était mal engagé; dame! je n'ai pas beaucoup d'adresse.
«Mais il avait tant de bleu dans la tête que la défiance passa vite; il reprit:
«—Vois-tu, vieux, l'occasion se trouve une fois, mais pas deux; quand on la rencontre, faut l'empoigner. Je n'ai fait de mal à personne... et puis d'ailleurs j'ai donné ma démission, quoi! On ne peut pas demander à un bourgeois jouissant de sa liberté d'être esclave d'une administration. Nous sommes des Français, dis donc, tous égaux devant la loi. Comme je croyais que le duc voulait retrouver l'enfant, j'y allais comme un lion, parce qu'il payait; en outre, il y avait la chose de passer sur le corps de monsieur Rioux: un incapable. Voilà donc qu'un matin, j'arrive chez monsieur le duc avec un rapport fait à l'œuf, un bijou de rapport qui établissait comme quoi, ayant passé à l'inspection tous les cochers de place, j'avais trouvé enfin un numéro qui avait connaissance de la vieille femme au béguin et au voile bleu...
—C'est long, s'interrompit Médor, mais tout ça est nécessaire.
—J'écoute et je comprends, répondit Justin qui n'avait pas fait un mouvement depuis le commencement du récit.
«—Vous jugez, papa, continua Médor, si j'étais tout oreilles. Je suais sang et eau à faire semblant d'être calme.
«Monsieur Picard était en colère et trouvait que je ne m'intéressais pas assez à son histoire. Vieille éponge, va! je la dévorais, son histoire!
«Et plus il allait, plus ça chauffait. Le cocher avait conduit la vieille au béguin sur la grande route, entre Charenton et Maisons-Alfort; c'était justement ça qui lui avait donné des soupçons, parce qu'elle avait dit halte à un endroit où il n'y avait pas de bâtisses.
«—Qu'est-ce que je fis? continua monsieur Picard. Ah! ils ne me remplaceront pas à l'administration! Je me rendis sur les lieux avec deux leveurs de première qualité et le cocher. Le cocher nous arrêta à la place même où la vieille était descendue avec le petit enfant un petit garçon, qu'elle disait, mais ces frimes-là sont connues. On visita les environs; pas une maison! et le sentier qu'elle avait pris en quittant la voiture ne menait nulle part, sinon à un champ de betteraves. Bien sûr qu'elle n'avait pas volé l'enfant pour l'enterrer dans les betteraves. Il y avait au coin d'un champ un grand tas de fumier.—Fouille! que je dis à mes leveurs. Au bout de dix minutes, nous avions le béguin, le voile bleu, un petit toquet à plumes, une petite crinoline et des bottines qui étaient des joujoux...
—Cette fois, s'interrompit encore Médor, n'y aurait pas eu moyen de cacher mon émotion. Je m'écriai franchement:
«—Ah! dame! ah! dame! monsieur Picard, voilà un joli rapport! et monsieur le duc dut être fièrement content de vous!
«Monsieur Picard but une tournée, puis se rengorgea et me répondit:
«—Par ainsi, mon gros, il fut si content qu'il m'a fait ma fortune.
«—Mais alors, demandai-je, pourquoi la petiote ne fut-elle pas retrouvée?
«—Voilà! répondit monsieur Picard en clignant de l'œil; tu n'es pas fort, bonhomme!
«Je pris mon air le plus innocent.
«—Tu n'es pas fort, répéta-t-il; il faudra te mettre les points sur les «i», je vois bien cela. Monsieur le duc me fit ma fortune pour que je supprime le rapport, dont il était si fièrement content.
«Je ne pus retenir un cri.
«Monsieur Picard me regarda d'un air inquiet.
«—Ah! ah! fis-je aussitôt en me tenant les côtes, je comprends! Elle est bonne, tout de même! Monsieur le duc ne voulait plus qu'on trouve l'enfant.
«—Juste! il ne voulait que la mère. Et il me fit faire un autre rapport avant de donner ma démission, le rapport d'une troupe de saltimbanques qui s'était embarquée au Havre pour l'Amérique emmenant une petite fille jolie, jolie...
«—De l'âge de Petite-Reine! m'écriai-je.
«—Juste. Tu y es!
«—Et le duc vint raconter la chose à la Gloriette?
«—Et la Gloriette, acheva monsieur Picard, suivit le duc comme un pauvre agneau.
Médor s'arrêta. Il regarda le chiffonnier toujours immobile et demanda en homme qui n'est pas bien sûr de son fait:
—M'avez-vous compris un petit peu, papa Justin?
Celui-ci fit un signe de tête affirmatif.
—C'est cet homme-là, prononça lentement Médor, qui est le mari de la Gloriette.
—Oui, répéta Justin, c'est cet homme-là qui est son mari. Puis il reprit:
—Qu'est devenue l'autre duchesse?
—Pour ça, je n'en sais rien, repartit Médor, mais je m'en doute.
—Tu penses qu'elle est morte?
—Dame! puisque le duc est remarié.
Les deux mains de Justin se relevèrent pour faire un voile à ses yeux.
—Ce n'est pas tout, dit Médor.
—Ah! fit Justin dont la voix vibrait sourdement, ce n'est pas encore tout!
—Cet homme-là n'a pas changé, papa, quoique ses cheveux soient gris maintenant, car voici la vraie menace, le grand danger qui m'a fait vous dire: «J'ai peur.» En face de ma cachette, il y a sur l'esplanade des Invalides un grand théâtre, et dans le théâtre une fille qui est sans mentir plus belle que les anges. Il vient des grands seigneurs pour la voir, mais ils perdent leur peine, je le garantis bien, car elle est aussi sage que jolie. Mais la Gloriette aussi était sage. Avant-hier soir, j'ai reconnu notre homme, notre duc. Sa figure est là, voyez-vous, je ne l'oublierai jamais. J'ai reconnu notre duc qui entrait au théâtre avec un de ses compagnons. Quand des gens pareils viennent en foire, on sait ce que ça veut dire.
«J'avais l'idée d'entrer derrière eux, car mon voisin ne me refuserait pas la porte de son théâtre, mais c'est juste à ce moment-là que la Gloriette a passé devant moi, et il m'a bien fallu la suivre pour savoir où elle demeure.
—Pourquoi ne lui as-tu pas parlé? demanda Justin.
—Ça me fait plaisir de voir comme vous écoutez bien, papa, repartit le bon Médor. Je ne lui ai pas parlé parce qu'elle était avec un beau jeune homme et qu'ils avaient leurs chevaux rue Saint-Dominique. Je n'ai pu les suivre que de loin.
Justin songeait.
—Mais quand je suis revenu de ma course, continua Médor, on sortait du théâtre; j'ai revu monsieur le duc et son compagnon; ils causaient tous deux et j'ai compris ceci en les écoutant: Monsieur le duc mettrait le feu aux quatre coins de Paris, comme disait M. Picard, non pas pour la Gloriette, mais pour mademoiselle Saphir!
À ce nom, Justin se mit sur ses jambes d'un seul temps, et secoua sa grande chevelure blanche comme une crinière de lion.
Ce n'était plus le même homme. Ses yeux vivaient, sa taille avait toute sa hauteur.
Pendant que Médor le regardait avec étonnement, il essaya, mais en vain, de répéter ce nom: Mademoiselle Saphir.
Ce nom restait obstinément dans sa gorge.
Il remit ses mains lourdes sur les épaules de Médor, et parvint à prononcer d'une voix étranglée:
—Elle!... elle!... c'est elle! c'est ma fille!
Médor resta comme accablé sous la stupéfaction. Il doutait. C'était peut-être la folie qui prenait ce pauvre homme.
—C'est ma fille! répéta Justin avec éclat. Ma fille! ma fille!
Il saisit les papiers d'Échalot et les feuilleta, cherchant le nom qui le fuyait.
Il marchait en même temps à grands pas solides.
Puis il s'arrêta devant Médor, confondu, pour dire avec un accent profond comme sa colère:
—Ah! il veut aussi ma fille!
«Mène-moi à l'hôtel de cet homme, ajouta-t-il en faisant un pas vers la porte et d'une voix subitement calmée.
—C'est que..., balbutia Médor.
—Eh bien! quoi? mène-moi, je le veux!
—C'est bon de vouloir, murmura Médor, mais on n'entre pas dans cette maison-là; les gens comme nous du moins.
Justin abaissa son regard sur les haillons qui le couvraient, et une rougeur épaisse vint à son visage. Il s'arrêta et sa tête se courba.
—J'ai déjà essayé, reprit Médor et même... c'est une idée qui m'était venue: j'ai mis le portrait de la Gloriette dans une lettre et je l'ai portée à l'hôtel.
—Ah! c'est toi? fit Justin. J'ai bien cherché ce portrait.
Il lui tendit la main en ajoutant:
—Il était à toi aussi bien qu'à moi.
—Porte close, continua Médor, impossible d'entrer. J'y suis retourné trois fois et j'ai pensé que peut-être c'était cet homme-là qui avait reçu la lettre.
—Il faut entrer, pourtant! pensa tout haut Justin.
Le travail inusité de la réflexion fronça violemment ses sourcils.
—Viens! dit-il tout à coup.
Il sortit comme il était, pieds nus et la tête découverte.
Il descendit l'escalier, traversa le terrain et s'arrêta à la porte d'une masure un peu plus grande que les autres et distinguée par cette enseigne:
«Mme Barbe Mahaleur, propriétaire, bureau des locations».
—Attends-moi, dit-il à Médor. Et il entra.
Barbe Mahaleur, dite l'Amour-et-la-Chance, mère des chiffonniers, était assise dans son bureau devant un registre couvert d'écritures impossibles. À côté d'elle, il y avait une bouteille d'eau-de-vie et un verre à demi plein.
Mais l'alcool qui empoisonne les uns engraisse les autres. Barbe Mahaleur avait considérablement gagné en grosseur et n'avait rien perdu des teintes écarlates qui embellissaient autrefois son énorme visage.
—Viens-tu payer ton loyer? demanda-t-elle en reconnaissant Justin. Ça fait pitié de te voir mourir de la pépie, quand tu pourrais lever le coude ici du matin au soir... comme moi, tiens, ma chatte.
Elle lampa le restant de son verre avec ostentation.
—Et c'est de la bonne, ajouta-t-elle, en faisant claquer sa langue, qui fortifie l'estomac au lieu de creuser le monde comme la mauvaise marchandise que tu bois, squelette!
—Je viens vous dire, répondit le chiffonnier, que j'ai besoin de vingt louis.
La grosse femme bondit sur son fauteuil de paille.
—Vingt louis! répéta-t-elle, rien que ça! on te pilerait dans un mortier qu'on ne retirerait pas de toi vingt francs, ma poule.
—J'ai besoin de vingt louis, dit pour la seconde fois Justin, et je viens voir à vous les emprunter.
—Vois, vois, mon bonhomme, s'écria Barbe en riant de tout son cœur, tu verras longtemps.
—Vous m'avez souvent demandé, reprit Justin froidement, si je voulais tenir vos écritures.
—Certes, mais tu n'as pas voulu, et te voilà bien bas maintenant.
—Pour vingt louis, je tiendrai vos écritures pendant le temps que vous voudrez.
La grosse femme versa de l'eau-de-vie dans son verre.
—En ferais-tu un acte, ma vieille? demanda-t-elle.
—Oui, répondit Justin, je ferais un acte.
Il y eut un éclair de malice triomphante dans les petits yeux de Barbe Mahaleur.
Là-bas, dans ces fantastiques pays où l'on peut aller pour six sous en omnibus, mais qui sont plus éloignés de la civilisation que les savanes de l'Amérique, ils ont sur la valeur des contrats des idées toutes particulières et professent pour le papier timbré un superstitieux respect.
Pour eux, ce qui est signé est sacré. La signature, si follement appliquée qu'elle soit, est la garantie robuste, la vérité authentique, par opposition à la parole qui n'est généralement que mensonge.
—Assieds-toi là, mon mignon, dit Barbe en poussant du pied une chaise, et écris, je vais te dicter.
Justin s'assit.
—On n'est pas manchote, reprit Barbe, on sait dresser un sous-seing. Prends du timbre, là dans le tiroir à gauche, et ne fais pas de pâtés.
Elle dicta:
—Je soussigné, Justin..., tu as un autre nom mets-le..., je m'engage à servir madame Barbe Mahaleur, propriétaire, en qualité de commis aux écritures, et généralement pour tout faire, pendant l'espace de quatre années, aux appointements de six cents francs par an, sans nourriture ni droit au logement, et je déclare avoir reçu ce jourd'hui 19 août 1866, la totalité de mes appointements desdites quatre années, comptant, sans escompte.
—Escompte, dit Justin en achevant.
—Relis-moi ça, ma poule.
Justin relut.
—Veux-tu signer pour vingt louis? demanda Barbe Mahaleur. L'argent est cher et je ne te retiens que deux mille francs.
Elle riait. Justin signa.
—Est-ce bête, les philosophes! dit Barbe, enchantée de son marché. Après ça, c'est peut-être moi qui perds. Jamais tu ne dureras tout ce temps-là.
Elle prit dans sa caisse quatre cents francs qu'elle mit dans la main de Justin.
—Tu commences demain, six heures du matin, dit-elle.
—Non, répondit le chiffonnier, dans trois jours.
—C'est juste, fit-elle, il faut le temps de boire tes quatre ans. Dans trois jours soit, va-t'en.
Justin sortit.
Sur le seuil il retrouva Médor à qui il serra les deux mains en disant ces seuls mots:
—Nous entrerons.
XVII
Le guet-apens
Le matin de ce jour, vers huit heures, mademoiselle Saphir, mise très simplement et même très modestement, selon son habitude, était agenouillée dans la chapelle de la Vierge à l'église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. Ses beaux cheveux blonds, coiffés en bandeaux, dissimulaient leur prodigue abondance sous un petit chapeau de taffetas noir, sans fleurs; elle avait une robe de mousseline de laine noire et un mantelet de la même étoffe.
Ceux qui parcourent aux heures matinales les rues du faubourg Saint-Germain y rencontrent beaucoup de jeunes filles et même de jeunes femmes vêtues avec cette simplicité, surtout autour des églises. C'est en quelque sorte l'uniforme de la messe.
Le soir, le tableau change, et vous rencontreriez ces mêmes charmantes chrysalides, débarrassées de leurs coques, pourvues de leurs ailes de papillons, dans ces corbeilles fleuries et doucement balancées que les nobles attelages emportent au bois.
Seulement, à défaut d'une mère, chaque jeune dévote du faubourg a sa duègne pour la conduire, tandis que mademoiselle Saphir n'avait personne.
Depuis un peu plus d'une semaine qu'elle venait ainsi tous les jours, accomplir ses devoirs religieux à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, les habitués de la paroisse la connaissaient déjà. On avait admiré la parfaite distinction de sa tenue, sa beauté incomparable et la convenance si digne de sa mise.
On s'étonnait de la voir mariée si jeune, car, là-bas, il n'y a pas d'autre explication à la solitude d'une jeune personne.
Et certes nul n'avait pensé, malgré la charité qui s'égare parfois dans le hardi pays des hypothèses, que cette jeune inconnue à l'air si admirablement décent pût avoir conquis son émancipation par des moyens excentriques.
On s'occupait d'elle beaucoup, et tout le monde confessait, ce qui est une note excellente, qu'elle ne semblait point s'occuper des autres.
Elle écoutait la messe pieusement, sans grimaces dévotes, mais sans distraction, et, la messe finie, elle se retirait à pied comme elle était venue.
On est curieux à la paroisse. Quelques bonnes âmes avaient peut-être essayé de savoir où demeurait cette charmante étrangère. Je crois bien qu'on l'avait suivie, mais ceux ou celles qui la suivaient, arrivés à la place de l'esplanade, l'avaient toujours perdue au milieu des baraques rassemblées là pour la fête.
Impossible de deviner où elle allait, à moins qu'elle n'eût son domicile dans une de ces maisons roulantes affectées aux saltimbanques, ce qui était, en vérité, complètement inadmissible.
Ce matin, ceux qui avaient la bonté de faire attention à elle la trouvèrent plus pâle. Sur son joli visage il y avait quelque chose de languissant.
Après la messe finie, elle resta un instant absorbée dans sa prière d'action de grâces, puis elle rabattit son voile et gagna le bénitier.
Auprès du bénitier, un jeune homme très beau et très élégamment vêtu se tenait debout. Il n'y avait presque plus personne à l'église, mais, parmi les rares fidèles qui restaient, ceux qui étaient coutumiers du mignon péché de curiosité purent voir la jeune étrangère rougir, sous son voile, à l'aspect du brillant cavalier.
Rougir—et sourire.
Le cavalier trempa le bout de ses doigts dans la conque et offrit de l'eau bénite, en rougissant plus fort que l'inconnue elle-même, mais en souriant aussi. Leurs mains se touchèrent et ils firent ensemble le signe de la croix.
Ensemble ils sortirent.
Comme toujours, mademoiselle Saphir prit le chemin de l'esplanade et le cavalier marcha à ses côtés.
Les curieux, s'il y en avait aujourd'hui, durent s'étonner de ce fait: ils ne se parlaient point.
La jeune fille avait gardé son beau sourire, le jeune homme semblait souffrir d'un insurmontable embarras.
La route se fit ainsi jusqu'au bout de la rue Saint-Dominique. Là, mademoiselle Saphir s'arrêta et se tourna vers Hector de Sabran qui murmura, plus confus, plus timide que le jour où il l'avait vue pour la première fois, au théâtre, en compagnie de ses camarades du collège ecclésiastique du Mans:
—Allons-nous donc nous séparer déjà?
Au lieu de répondre, mademoiselle Saphir lui dit en lui tendant la main:
—Il y avait bien longtemps que je vous attendais.
Une expression de ravissement se répandit sur les traits d'Hector. Il cherchait encore des paroles et n'en trouvait point; il avait dans le cœur un vrai, un grand amour.
—Nous allons nous quitter, reprit Saphir sans lui retirer sa main, n'avez-vous rien à me dire?
—Vous êtes pâle, balbutia Hector, je vous trouve changée.
—C'est que je suis un peu malade, répondit-elle, depuis deux jours je ne danse pas.
Hector détourna les yeux.
—Je n'aurais pas de vous parler de cela, fit-elle avec son charmant sourire, je pense bien que vous avez honte...
Mais Hector l'interrompit; la passion rompait la digue qui avait arrêté sa parole:
—Vous savez que je vous aime, prononça-t-il à voix basse. Les instants trop courts que j'ai passés près de vous à Fontainebleau sont toute ma vie. Je vous aime telle que vous êtes, et je ne respecte rien au monde autant que vous.
Saphir retira sa main. Il y eut dans son sourire une nuance de sarcasme.
—Pas même..., commença-t-elle.
Mais elle n'acheva pas sa phrase et dit doucement:
—C'est que je suis jalouse.
Hector aurait voulu s'agenouiller. Ce n'était pas le lieu. Saphir lui adressa un petit signe de tête comme pour prendre congé.
—Vous reverrai-je? demanda-t-il en tremblant.
—Je viens à la paroisse tous les matins à la même heure.
—Je voudrais causer avec vous, dit-il.
—Tous deux tout seuls, interrompit Saphir, comme là-bas, sous les grands arbres?
Il resta muet; elle ajouta en souriant:
—Moi aussi, je le voudrais.
Puis après une seconde de réflexion:
—Ce soir, dit-elle, à dix heures, derrière le théâtre, ma fenêtre s'ouvre à droite; venez, je vous attendrai.
Elle s'éloigna d'un pas gracieux.
Hector resta comme étourdi de son bonheur.
Ce fut leur seconde entrevue. Hector s'était senti moins timide, lors de la première, et il s'en étonnait.
Leur troisième entrevue, je vais la raconter.
Dix heures du soir venaient de sonner à l'horloge des Invalides. Sur l'esplanade presque déserte, quelques baraques s'obstinaient à faire tapage, appelant en vain les curieux clairsemés.
Le théâtre Canada, au contraire, était clos et muet. Une large bande, collée à la devanture, annonçait relâche par indisposition de mademoiselle Saphir.
Derrière le théâtre, il y avait un espace solitaire, encombré par les équipages de l'établissement Canada, et à droite duquel stationnait l'immense voiture qui servait de maison à la famille. Au centre de la voiture s'ouvrait une petite fenêtre carrée, au-delà de laquelle on voyait la lumière.
Hector parut au bout du passage étroit qui contournait la baraque et communiquait avec l'esplanade. Au moment où il se montrait, deux ombres qui étaient restées jusqu'alors immobiles, collées, pour ainsi dire, à l'une des roues de la maison Canada, se baissèrent et glissèrent sous la voiture, de l'autre côté de laquelle un homme attendait.
—Nous ne sommes pas seuls, ce soir, en chasse, dit une des ombres.
Une autre répondit:
—Pas d'imprudence! attendons et profitons.
Hector de Sabran avait traversé l'espace désert. Il n'eut pas besoin d'appeler. Au bruit léger de ses pas, une gracieuse figure de jeune fille se détacha en silhouette sur le fond clair de la fenêtre.
—Est-ce vous? demanda la jeune fille d'une voix contenue, mais qui ne tremblait pas.
—C'est moi, répondit Hector.
—Avez-vous bien vu s'il ne venait personne?
Le regard d'Hector interrogea tout ce qui l'entourait. Pendant qu'il avait le dos tourné, Saphir toucha le sol auprès de lui. Plus leste qu'un oiseau, elle avait sauté par la fenêtre.
—Venez, dit-elle en mettant un doigt sur sa bouche.
Elle se faufila entre les baraques et les voitures jusqu'à ce qu'elle eût trouvé un autre passage. Hector la suivait.
Mais une des ombres s'était détachée de la maison Canada et suivait à son tour Hector.
Sans s'arrêter, Saphir gagna le bosquet latéral qui est à gauche de l'esplanade, en descendant des Invalides. Elle le traversa dans toute sa longueur jusqu'au quai.
Les promeneurs étaient rares. La nuit très noire sentait l'orage et le ciel menaçait.
Saphir avait son costume sombre de ce matin; c'est à peine si on l'apercevait entre les arbres.
Arrivée à l'extrémité du bosquet, elle prit à gauche pour gagner l'allée tournante qui va de l'esplanade au Champs-de-Mars, en suivant le quai Billy.
Ce fut aux premiers arbres de cette allée qu'elle s'arrêta seulement. Elle jeta un long regard derrière elle et elle ne vit qu'Hector.
—Ordinairement, lui dit-elle, je suis brave, mais aujourd'hui je ne sais pourquoi j'ai peur.
—Même avec moi? demanda Hector.
—Surtout avec vous, répondit Saphir, et surtout pour vous. Oh! comprenez-moi bien, s'interrompit-elle, j'ai confiance en votre courage, en votre force, je vous ai choisi entre tous pour vous admirer et pour vous aimer... Mais si je vous perdais...
—Chère, chère enfant! murmura Hector attendri.
—Je ne suis pas une enfant, dit-elle, j'ai essayé de vous fuir. Au lieu de venir au rendez-vous que je vous avais donné là-bas, j'allai loin, bien loin, mais votre souvenir me suivait; je vous cherchais, je relisais vos lettres. Et quand je voyais dans les livres, car je ne sais rien que par les livres, la distance qui nous sépare tous deux, moi, pauvre fille d'une caste méprisée... et ridiculisée, ce qui est plus cruel!—et vous si fier, si beau, noble, riche...
—Oui, dit Hector, je suis riche, et que Dieu en soit loué, puisque ma fortune est à vous!
—Je pensais, poursuivit Saphir comme si elle n'eût point pris garde à l'interruption, que vos paroles étaient celles de tous les jeunes gens, que vos lettres... Ah! c'est vous qui étiez un enfant quand vous écrivîtes ces lettres!
Hector voulut protester. Saphir poursuivit:
—Les livres n'apprennent pas tout, les livres frivoles que j'ai lus, mais ils enseignent du moins le gros de la vie. Non, non, moi, je ne suis plus une enfant; j'ai plus médité peut-être que les jeunes filles de mon âge appartenant au monde, je me disais souvent, très souvent: J'ai bien fait de fuir. Tout est contre moi. Ce serait folie à lui de me chercher, et comment me retrouverait-il? Nous sommes séparés à jamais.
«Et pourtant, je vous attendais tous les jours, s'interrompit-elle. Elle souriait, appuyée qu'elle était des deux mains au bras d'Hector.
Celui-ci contemplait en extase sa délicieuse beauté que l'ombre de la nuit faisait plus suave et presque divine.
Ils allaient lentement, serrés l'un contre l'autre. Les paroles se pressaient sur les lèvres d'Hector, mais il les retenait, écoutant avec ivresse cette voix qui descendait jusqu'au fond de son cœur.
—N'est-ce pas que vous avez toujours pensé à moi un peu? demanda-t-elle soudain avec une gaieté enfantine.
—Vous avez été le rêve de toute ma vie, répondit Hector.
—Si vous m'aviez oubliée tout à fait, murmura-t-elle, je l'aurais su, quelque chose me l'aurait dit. J'étais avec vous sans cesse, avec vous autrement que par la pensée... et tenez, j'ai été malade une fois, bien malade; ces bonnes gens qui m'aiment tant et que je continuerais d'aimer, quand même je deviendrais une princesse, crurent que j'allais mourir. J'avais vu par la fenêtre de ma chambre une fois que nous étions en voyage...
Elle s'arrêta pour le regarder fixement et reprit:
—Il n'y a pas bien longtemps de cela, c'était en venant à Paris, et depuis lors je ne me suis jamais bien guérie.
—Mais qu'aviez-vous donc vu? demanda le jeune comte.
—Vous le saurez, et il faudra me répondre franchement. Elle sentit sa main pressée contre le cœur d'Hector.
—Franchement, répéta-t-elle avec gravité; quand on me trompe, moi je devine, et j'aime trop pour ne pas être jalouse.
Hector cessa de marcher.
—Je suis encore bien jeune, dit-il, mais voilà deux ans déjà que je passe dans le monde, et les plaisirs de Paris ne me sont pas inconnus. Je n'ai jamais aimé que vous, et je n'aimerai jamais que vous. Je vous en prie, dites-moi ce qui causa votre chagrin.
—Pas maintenant, répliqua Saphir qui semblait toute rêveuse. Puis avec pétulance:
—J'ai fait ma première communion, dit-elle, on m'a donné un nom de sainte. Je songe à cela parce que je vois bien que vous hésitez à m'appeler Saphir.
—C'est vrai, balbutia Hector; mais n'en soyez pas offensée. Si vous saviez comme votre malheur ajoute à ma tendresse et grandit mon respect pour vous!
Quand il se tut, Saphir l'écouta encore.
—Chaque fois que je rêvais de vous, pensa-t-elle tout haut, vous me parliez ainsi. Pour ma première communion, ils me donnèrent le nom de la Vierge Marie: voulez-vous m'appeler Marie? Les lèvres d'Hector s'appuyèrent sur sa main.
—Marie! murmura-t-il, mon adorée Marie!
—Vous faites bien de me plaindre, reprit-elle, et pourtant ces bonnes gens ne m'ont pas rendue malheureuse, allez; je suis reine dans cette humble famille, et ce sont eux qui m'ont donné la première idée de ma naissance.
—Votre naissance? répéta Hector timidement.
—Oh! vous êtes bon, dit-elle d'un ton pénétré, vous ne riez pas, merci!
Puis, riant elle-même, mais avec une singulière tristesse, elle ajouta:
—Monsieur le comte Hector de Sabran, vous savez bien que toutes les filles trouvées comme moi se croient les enfants d'un prince et d'une princesse.
—Marie, chère Marie, s'écria Hector, pourquoi me parlez-vous avec cette amertume?
—Parce que, répondit-elle en baissant la voix, il y a un moment où mon rêve s'arrête. Je n'ai jamais pu aller au-delà. Je sais bien que vous m'aimez; pour le savoir, je n'ai pas eu besoin de l'entendre de votre bouche... mais vous êtes le comte de Sabran, et je suis mademoiselle Saphir.
Elle sentit sur sa main les lèvres d'Hector.
—Vous êtes mon amour, dit-il d'un accent plein de passion, vous êtes mon espoir et mon avenir tout entier. Ce que vous appelez votre rêve, c'est la réalité de notre vie. Rien ne l'arrêtera, ce rêve, je suis libre; mon père et ma mère sont morts.
—Ah!..., fit la jeune fille qui releva sur lui ses grands yeux pleins de larmes.
—Je suis libre, répéta Hector dont la voix s'animait; le monde est grand et il y a autre chose que l'Europe. Si vous craignez le passé de mademoiselle Saphir, Marie, un passé bien pur, mais qui, pour le vulgaire, pourrait être matière à raillerie, les biens de ma famille sont au Brésil. Dites un mot, je vous emmènerai, et nous creuserons ainsi l'abîme entre madame la comtesse de Sabran et celle que l'injustice du sort égara un instant si loin des brillants sentiers qui lui appartiennent.
Saphir ne répondit pas tout de suite; sa respiration était courte et pénible.
Dans le silence qui suivit et vers la partie de l'avenue qui tournait du côté de l'esplanade, ils entendirent tous deux un vague bruit.
Tous deux regardèrent. Ce pouvait être le vent, car les premières rafales d'un orage soulevaient en tourbillons la poussière et les feuilles sèches.
La nuit était de plus en plus sombre. On voyait seulement de distance en distance, sous les arbres, les pâles échappées de clarté qui venaient des becs de gaz.
Aussi loin que le regard de nos deux amants pouvait se porter, l'avenue était déserte.
—Vous ne me répondez pas, Marie? dit Hector au bout d'un moment.
—Je ne peux pas vous répondre, répliqua la jeune fille.
—Pourquoi?
—C'est mon secret, dit-elle avec un sourire mélancolique. Mais est-ce que j'ai un secret pour vous? Il y a deux choses dans mon existence, rien que deux, qui ont occupé uniquement ma pensée. Je devrais commencer par la première, mais vous êtes la seconde, Hector, et je ne sais plus laquelle tient en moi la plus grande place. Je ne vis que pour vous et pour ma mère.
—Votre mère! s'écria Hector, sauriez-vous!...
—Je ne sais rien, rien absolument, interrompit-elle. Il y a plus, ce que je prends pour de vagues souvenirs m'a été suggéré, sans doute après coup, par la seule personne qui se soit occupée de mon intelligence et de mon instruction. Écoutez-moi, Hector, je vous dois cela comme tout ce qui est à moi, puisque je me donne à vous sans réserve.
Il la serra dans ses bras, et ce fut elle qui tendit son front au premier baiser.
La lueur fugitive du réverbère voisin éclairait ses beaux yeux pleins d'amour et de fière pudeur.
—Il n'y a rien de certain, reprit-elle, sinon une seule circonstance, c'est que je ne suis pas née dans la maison de ceux qui m'ont tenu lieu de parents. J'essayerais en vain de rendre avec clarté ces impressions, confuses comme un brouillard; il me semble que je me souviens de m'être souvenue: c'est le reflet d'un reflet; je crois que ma pensée, sans cesse tournée vers cette brume, s'égare elle-même et prend l'imagination pour la mémoire. D'où venais-je! je l'ignore, mais je venais de quelque part dans Paris, j'en suis sûre. Je savais parler quand j'ai quitté ma mère, et la terreur indéfinissable qui reste encore en moi me dit que je fus enlevée par la violence. Le résultat de cette violence fut de me faire perdre la parole pour longtemps, et peut-être aussi la pensée. Je sens tout cela mieux que je ne l'exprime et pourtant je le sens très imparfaitement... La personne dont je vous parlais, qui m'a appris à lire, à écrire et le peu que je sais, était alors un saltimbanque qui avalait des sabres. J'ignore ce qu'il est maintenant. Je l'ai revu ces jours derniers et j'ai refusé de l'écouter, parce que ses paroles étaient de celles qu'on ne doit point entendre. Je ne pourrais donner aucune preuve à l'appui de ce que je vais vous dire, ma mémoire elle-même est vide à cet égard; je n'ai qu'un indice, c'est la frayeur indéfinissable qu'il m'inspirait à de certains moments. Cet homme a dû être mêlé au drame qui me sépara de ma mère, j'en ai la conviction; d'ailleurs il me parlait de ma mère, il est le seul qui m'ait parlé de ma mère en ce temps-là; il la plaçait dans un noble hôtel ou dans un château, et moi j'aurais juré que ses paroles se rapportaient aux fugitives impressions qui restaient en moi. Je n'ai pas toujours bien compris sa pensée, mais j'ai compris une fois, voici de cela plus de deux ans, qu'il voulait subjuguer ma jeunesse en la flétrissant, m'enchaîner à lui, me faire son esclave, et je l'ai chassé.
Malgré la nuit, on pouvait voir la pâleur qui était répandue sur le visage d'Hector.
—Et où est-il, ce misérable! prononça-t-il d'une voix étouffée.
—Il est à Paris, répondit Saphir. Je lui dois beaucoup; et cependant je ne saurais lui pardonner. Il est au monde la seule créature que je déteste.
—Malheur à lui! dit Hector.
Elle l'entraîna vers un banc de pierre et s'y assit en disant:
—Je suis bien lasse. J'ai la fièvre quand je parle de ces choses. Me comprendrez-vous, Hector, quand j'ajouterai que je n'ai aucun moyen de reconnaître ma mère, et que cependant je dois rester en France! À mes yeux, c'est un devoir sacré. Mon cœur me disait que vous viendriez, vous voyez bien qu'il ne m'a pas trompée. Mon cœur me dit aussi que je retrouverai ma mère.
Elle se tut. Hector restait pensif à ses côtés.
—Vous ne dites rien, murmura-t-elle. Puis changeant d'idée tout à coup:
—Moi, s'écria-t-elle, j'aurais un moyen de me faire reconnaître par ma mère, et c'est en songeant à cela, à cela qui prouve si bien la bonté de Dieu, que j'ai voulu un jour me rapprocher de Dieu. Je suis pieuse, Hector, parce que Dieu m'a marquée d'un signe visible qui me rendra tôt ou tard les baisers de ma mère.
Hector, depuis quelques instants, était en proie à une singulière agitation. Il se souvenait de l'entretien qu'il avait eu l'avant-veille dans cette solitaire avenue du bois de Boulogne avec Mme la duchesse de Chaves.
Les amoureux croient aux miracles; il était ému jusqu'à la fièvre; il pensait:
—Si c'était elle!
À son insu, ces mots vinrent jusqu'à ses lèvres.
—Que dites-vous? demanda Saphir avec reproche, vous ne m'écoutez plus.
Hector se laissa glisser à genoux et prit deux belles petites mains qui frémirent entre les siennes.
—Je ne sais pas si je suis fou, murmura-t-il, je vous aime tant, Marie, et il m'a été si doux, si consolant de causer de vous avec elle!
—Avec qui? demanda Saphir, qui essaya un mouvement pour retirer ses mains.
—Avec quelqu'un qui vous aime déjà, répondit le jeune comte, parce que je vous aime, avec ma seule amie, avec une femme si bonne, si belle...
—Si belle! répéta Saphir. Elle ajouta tout bas:
—Je la connais, je l'ai vue; c'est elle qui était dans la calèche. Vous suiviez à cheval; vous vous penchiez, souriant et heureux, à la portière.
—Route de Maintenon à Paris! s'écria Hector, c'est vrai... n'est-ce pas qu'elle est belle?
—Trop belle! répliqua Saphir d'une voix changée. Je ne vous ai pas encore dit de qui j'étais jalouse...
—Vous! jalouse d'elle!
—Dites-moi son nom.
—Madame la duchesse de Chaves.
—Ah! murmura la jeune fille, une duchesse! et vous songiez à elle auprès de moi!
—Je songeais à elle et c'était songer à vous, Marie, ma bien-aimée, Marie! De même que vous me dites aujourd'hui: je cherche ma mère, hier elle me disait: je cherche ma fille...
—Sa fille! s'écria Saphir; elle! si jeune!
—Sa fille qui aurait votre âge, sa fille qui fut enlevée, comme vous, à Paris, et à la même époque que vous.
La tête de Saphir tomba sur l'épaule d'Hector.
—Mon Dieu! murmura-t-elle. La duchesse de Chaves! ce nom n'éveille rien en moi... et pourtant, voyez comme mon cœur bat! S'il se pouvait que ma mère me fût rendue par vous! Si Dieu voulait.... Ah! au secours!
Ces derniers mots furent un cri déchirant.
Elle avait vu une forme sombre qui se détachait de l'arbre voisin; une main s'était levée au-dessus de la tête d'Hector qui rendit un râle et tomba foudroyé.
Saphir ne put jeter qu'un cri.
Un bâillon fut noué par-derrière sur sa bouche.
Une voiture arrivait au galop par le quai Billy, du côté de l'esplanade.
Trois hommes, qui jusqu'alors avaient été cachés par les arbres, entouraient maintenant le banc au pied duquel Hector gisait sans mouvement.
La voiture s'arrêta juste en face des trois hommes. Deux d'entre eux soulevèrent Saphir, qui se débattait, et l'introduisirent dans la voiture dont ils refermèrent la portière.
Elle voulut s'élancer dehors; elle n'était pas seule dans la voiture, où deux robustes mains comprimèrent ses mouvements.
—Allez! dit-on sur le quai.
—Où ça? demanda le cocher.
—À l'hôtel, lui fut-il répondu avec impatience.
Le cocher ne savait rien sans doute, car il demanda encore:
—Quel hôtel?
—L'hôtel de Chaves, parbleu!
Saphir entendit ces derniers mots comme en un rêve. Au moment où la voiture s'ébranlait, elle cessa de se débattre et s'affaissa, évanouie.
XVIII
Décadence d'une grande institution
Il y avait quelque chose d'extraordinaire, ce soir, dans le petit salon du café Massenet qui servait de lieu de réunion aux membres du Club des Bonnets de soie noire. Ces messieurs étaient venus assez tard; les garçons avaient pu remarquer chez eux de l'agitation et du souci; ils étaient pâles, inquiets; tout, jusqu'à leur costume, sentait le trouble, et il y eut au billard des mauvaises langues pour dire:
—Ça va mal! on jurerait une volée de banqueroutiers qui va partir pour la Belgique.
La poésie et l'histoire ont consacré chèrement la gaieté de nos soldats aux heures qui précèdent la bataille. Tant qu'il y aura des maîtres pour tenir le pinceau, on éclairera des lueurs rougeâtres du bivouac le sommeil paisible de Napoléon, à la veille d'Austerlitz. Il y a des anecdotes légendaires sur la tranquillité un peu bourgeoise de Turenne, sur la splendide confiance de Condé et sur la soif héroïque de Vendôme. Henri IV seul fut accusé de coliques, dont il se guérissait à grand renfort de bons mots et d'estocades.
Nous sommes le peuple rieur, insouciant; notre vaillance est dans notre gaieté, et nos bandits eux-mêmes furent de tout temps d'excellents personnages de comédie.
Et pourtant, dit-on, un vent de tristesse passa sur nos camps vers les derniers jours de l'empire. La veille de Waterloo fut mélancolique.
Ces messieurs étaient là, mornes et de mauvaise humeur, autour de la table où brûlait le punch au kirsch. Les habitués du billard avaient raison: aucun d'eux ne portait son costume de tous les jours. Malgré la saison d'été, ils avaient tous un double vêtement, et leurs poches gonflées parlaient de déménagement.
—Il va faire un temps abominable, dit Comayrol d'un accent méridional baissé de plusieurs tons.
—Un temps affreux! répétèrent toutes les voix à la ronde avec des inflexions diverses et plaintives.
Le bon Jaffret ajouta:
—C'est à ne pas jeter un chien dehors.
Par le fait, l'orage que nous avons vu menacer tout à l'heure sur le quai commençait à se déchaîner; on entendait la pluie tomber à torrents, et le vent secouait les volets fermés de la fenêtre.
—Nous avons tous nos parapluies, dit le fils de Louis XVII, qui était le moins lugubre des assistants.
On lui jeta des regards de travers.
—Quand on n'a rien à perdre..., commença le bon Jaffret.
—Vayadious! interrompit Comayrol, ce n'est pas que je me plaigne du trop de foin qu'il y a dans mes bottes, mais on aime à connaître ses chefs, et ce marquis-là me déplaît!
—Messieurs, je l'ai vu à l'œuvre, dit le Dr Samuel dont la néfaste figure ne pouvait pas beaucoup s'assombrir. Ce garçon n'est pas le premier venu. Il a monté en ma présence une mécanique qui me semblait d'abord grossière et puérile, mais qui a réussi complètement. Cette fille dont je vous ai parlé, la fille à la cerise, est installée à l'hôtel de Chaves et madame la duchesse l'a bel et bien reconnue.
—Ça, c'est joli! dit Jaffret, qui eut malgré lui un sourire, on a beau être de l'opposition, il faut de la justice: c'est joli!
—Qui a les instructions? demanda Comayrol.
—Ce n'est pas moi, répondit Jaffret, et je ne suis pas trop fâché que monsieur le marquis ne m'ait pas honoré de sa confiance. Est-ce vous, docteur?
Samuel répondit négativement.
—Alors, nous en sommes au même point qu'hier au soir, dit Comayrol; ce ne sera peut-être pas encore pour cette nuit.
Un soulagement visible éclaira toutes les physionomies.
—Ah! mes pigeons, murmura Jaffret avec un soupir, où est notre ardeur d'autrefois?
—La tienne est dans ta caisse, bonhomme, répliqua l'ancien clerc de notaire.
Il ajouta:
—Je parie que le prudent Annibal a trouvé moyen de faire une petite absence.
—Tant pis pour lui! s'écria le fils de Louis XVII. Le Maître n'a pas l'air d'aimer la plaisanterie... Voyons, buvons un peu, que diable!
Il versa du punch dans les verres, mais personne, excepté lui, n'y toucha.
Comayrol se leva et alla ouvrir la double porte du corridor qu'il referma ensuite avec soin.
—J'ai déjà examiné les contrevents, dit-il en reprenant sa place, personne ne peut nous voir ni nous entendre, cette fois. Parlons à cœur ouvert. Nous nous sommes fait rouler, mes bons, rouler en grand, il n'y a pas à marchander. Nous avions une affaire magnifique, arrangée industriellement, le duc était à nous, comme le joueur est au croupier, et c'est tout au plus si nous risquions quelque petite brouille avec la police correctionnelle. Tout à coup, cet oiseau-là est tombé au milieu de nous par le tuyau de la cheminée, avec tout notre attirail du temps jadis: des couteaux, des fausses clefs: la misère! Nous n'avons plus vingt ans; il nous ramène tout droit à la cour d'assises. Moi, ça ne me va plus.
—Ça ne va à personne, fit observer le bon Jaffret.
—J'ai déjà vu quelque chose de pareil, continua l'ancien clerc de notaire, quand Marguerite de Bourgogne prit de force la maîtrise; mais Marguerite de Bourgogne était comtesse, comtesse de Clare[*], et nous avions vingt ans de moins.
—Vingt-cinq ans, rectifia le bon Jaffret.
—Où voulez-vous en venir? demanda Samuel, qui tournait ses pouces avec une apparence de tranquillité.
Comayrol baissa la voix pour dire:
—Si on lui brûlait la politesse?
—Ou la cervelle? traduisit le docteur. Qui se chargera de cela? Il y eut un silence pendant lequel on entendit marcher dans le corridor.
—On vient de la part de monsieur le marquis de Rosenthal, dit monsieur Massenet au travers de la porte.
—Faites entrer! s'écria Comayrol, reprenant son ton de joyeux vivant. Nous étions en train de boire à sa santé.
Similor, en grande livrée, passa le seuil. Il salua en maître à danser et marcha vers la table, le jarret tendu, les pieds en dehors. À la différence des convives, la bonne humeur fleurissait son teint. Il avait rajeuni de quatre lustres.
Il attendit le bruit que devait faire la seconde porte en se refermant à l'autre bout du corridor, et salua de nouveau de l'air le plus agréable.
—C'est pour avoir l'honneur de vous annoncer qu'il fait jour, dit-il, grand jour, plein soleil, quoi! et que le diable en va prendre les armes. Il m'est agréable de revoir des chefs à qui j'ai obéi dans le temps avec fidélité, et dont je suis devenu presque l'égal par le lien de parenté qui m'unit à mon fils, lequel m'a chargé de vous communiquer que c'est décidément pour cette nuit la danse.
—Nous sommes prêts à obéir au Maître, répondit le bon Jaffret.
—Vous, s'écria Similor avec admiration, vous n'avez pas vieilli d'une semelle: vous êtes aussi ratatiné qu'autrefois. Par exemple, le Louis XVII a été changé en nourrice et monsieur Comayrol n'a plus si bonne mine... Je boirais un verre de punch avec plaisir.
Samuel lui tendit son verre plein.
Similor le lampa d'un trait et prit dans sa poche un pli qu'il ouvrit.
—Ordre du Maître, dit-il en s'approchant de la lumière pour lire: «Nos amis doivent se tenir en permanence au lieu ordinaire de la réunion, et m'attendre fût-ce jusqu'au jour...»
—C'est fait, s'interrompit Similor, vous n'avez pas envie d'aller vous coucher, pas vrai, mes vénérables?
Il reprit:
«Les simples doivent être réunis chez le marchand de vin de la place Saint-Michel, prêts à partir au premier signal.»
—C'est fait, dit à son tour Comayrol, ils sont là-bas douze hommes de premier choix et dont le Maître sera content.
—Nous avons encore un assez joli personnel, ajouta le bon Jaffret, par-ci par-là, dans les coins.
—Je suis chargé, poursuivit Similor, de porter moi-même le signal à ces braves. C'est moi qui ai l'honneur de mener l'expédition.
Samuel traça une ligne de chiffres sur une page arrachée à son calepin et la lui remit.
—Le chef des simples est le vieux Coyatier, dit-il. Vous lui donnerez cela et vous direz: «Marchef, au galop!»
—Bon! fit Similor avec importance. Compris. Je suis chargé encore de vous faire savoir, dans le cas où ça vous plairait, de vous mêler à la polka, que le signal pour ouvrir la grille, là-bas, avenue Gabrielle, est d'allumer sa pipe avec une allumette chimique, et que les mots de passe sont tempête—tant mieux.
Tout le monde s'inclina.
—Je suis chargé enfin, acheva Similor, de rapporter au Maître les noms de ceux qui manquent à la réunion de ce soir.
—Il ne manque que notre cher Annibal, répondit Jaffret, et il va peut-être venir.
—Quant à ça, non, répliqua vivement Similor. Y a-t-il longtemps qu'on n'a coupé la branche chez vous?
Il y eut dans le cercle des Habits Noirs un moment de singulier malaise.
—Très longtemps, répondit Samuel sèchement.
—Eh bien! dit Similor en acceptant un second verre de punch qu'on ne lui offrait point, ça vous paraîtra comme si c'était du fruit nouveau. À vous revoir, mes vénérables, et soyez bien sages!
Il remit son chapeau sur sa tête, gagna la porte d'un pas théâtral et sortit.
Quand il fut dehors, Jaffret enfla ses maigres joues et regarda tour à tour ses compagnons. L'effroi était peint sur tous les visages.
—Oui, oui, grommela-t-il avec abattement, nous sommes des vénérables!
—Vayadious! s'écria Comayrol, s'il ne s'agit que de casser quelque chose ou quelqu'un...
—Annibal a désobéi, prononça froidement le Dr Samuel. Jaffret glissa vers lui un regard aigu et murmura de sa voix la plus douce:
—Le fait est qu'il a désobéi.
Le sang monta aux joues de Comayrol, mais il ne parla plus, défiance était née au sein même du cénacle.
Ils restèrent tous désormais silencieux et immobiles, à l'exception du fils de Louis XVII, nature heureuse, qui buvait de temps en temps un verre de punch.
On entendait la pluie et le vent faire rage au-dehors.
Ils attendirent ainsi longtemps. Minuit sonnait à la pendule quand le bruit sec et vif du talon de monsieur le marquis de Rosenthal attaqua le carreau du corridor.
Le vieux sanhédrin s'éveilla et toutes les têtes se dressèrent plus pâles.
—Messieurs, dit Saladin en entrant et d'un ton très leste, l'heure est avancée, mais je ne suis point en retard: on ne dort pas encore à l'hôtel de Chaves.
Il alla s'asseoir sur le divan, assez loin du cercle qui entourait la table.
—Je suis très las, dit-il, j'ai considérablement travaillé aujourd'hui. Les mesures à prendre étaient fort compliquées, je les ai prises, et désormais nous sommes absolument certains du succès.
—Bravo, Maître! fit le prince tandis que les autres se taisaient. Saladin continua comme s'il eût reçu l'accueil plus sympathique.
—Les deux millions de la commandite vous regardent, messieurs; vous êtes bien sûrs qu'ils sont en caisse?
—Nous en sommes sûrs, répondit Jaffret.
—Moi, reprit Saladin, je puis vous annoncer officiellement que monsieur le duc lui-même a été toucher aujourd'hui les quinze cent mille francs envoyés du Brésil chez messieurs de Rothschild.
—C'est bien de l'argent, fit Comayrol à voix basse.
—Trouvez-vous qu'il y en ait trop? demanda le marquis d'un ton sévère.
«Messieurs, s'interrompit-il, je n'ai jamais beaucoup compté sur vous, je veux que vous sachiez bien cela. J'avais besoin de votre organisation et de vos hommes qui sont de bons instruments; je suis venu vous les demander. Mais quant à vous, votre âge et votre prudence (il appuya sur ce dernier mot) vous classent naturellement dans la réserve.
Jaffret et le docteur approuvèrent d'un signe de tête. Comayrol grommela:
—Nous n'avons pas encore perdu toutes nos dents!
—Moi, dit le Prince, si on avait voulu, j'aurais été au feu comme un jeune homme.
Saladin continua:
—Il est dans mes intentions de ne pas vous compromettre plus que moi-même; mais comme je n'ai pas plus confiance en vous que vous n'avez confiance en moi, vous devez être compromis juste autant que moi-même.
—Nous voudrions savoir..., commença Jaffret.
—Ceci est hors de discussion, interrompit Saladin d'un ton péremptoire; j'ai dit: je le veux. Maintenant, je désire vous mettre rapidement au fait de ce qui va avoir lieu. J'ai passé la plus grande partie de la journée à l'hôtel de Chaves, où je suis un peu comme chez moi; le Dr Samuel a pu vous en dire la raison: je connais les êtres de l'hôtel aussi bien que si je l'avais habité dix ans. Je n'ai pas à vous apprendre que les bureaux et la caisse sont dans l'aile droite, au rez-de-chaussée, gardés par deux employés que monsieur le duc a amenés du Brésil et qui couchent dans les bureaux mêmes. Ils sont tous les deux très bien armés, mais ils ne s'éveilleront pas cette nuit. J'y ai mis ordre.
—Hein! fit le Prince avec une velléité d'enthousiasme, nous avons enfin un homme à notre tête.
—Ne m'interrompez pas, dit Saladin, sans perdre sa froideur. Monsieur le duc de Chaves habite le premier étage à gauche, en entrant par l'avenue Gabrielle, tandis que madame la duchesse occupe l'aile droite. J'ai fait en sorte que mademoiselle de Chaves, dont il a été question entre nous sommairement, l'autre soir, ait pris pour logement particulier un très joli pavillon en retour sur le jardin. Vos hommes, les simples, comme vous les appelez, ont à l'heure qu'il est la carte exacte de ces diverses distributions, et mon valet de chambre, ou si mieux vous aimez mon père, qui les conduit, a pu, grâce à moi, visiter les lieux au jour. Mlle de Chaves, qui n'a rien à me refuser, attendra à la grille...
—Par le temps qu'il fait! murmura le bon Jaffret, toujours compatissant. Pauvre chère jeune personne!
—C'est un beau temps, répliqua Saladin. Le feu d'une allumette chimique lui donnera le signal d'ouvrir. Elle échangera le mot de passe avec nos hommes et les conduira elle-même aux bureaux dont elle a la clef.
—Quel ange que cette jeune demoiselle! s'écria le Prince attendri. Les autres, malgré eux, écoutaient avec intérêt.
Ils ne pouvaient refuser à ce Maître qui s'imposait à eux la précision du coup d'œil et la netteté de l'exécution.
—Autre chose, poursuivit Saladin. L'ancien Maître Annibal Gioja est en ce moment même à l'hôtel de Chaves où il a introduit une jeune fille que je lui avais ordonné de respecter. Ce n'est pas à vous, messieurs, que j'ai à rappeler les lois de notre institution. Vous allez, s'il vous plaît, décider à l'instant même du sort d'Annibal Gioja. Suivant mon opinion c'est le cas de couper la branche.
Cette expression, que nous avons déjà employée et qui a son explication dramatique dans un autre récit[*], faisait partie du vocabulaire secret des anciens Habits Noirs ou Frères de la Merci.
C'était un peu, et dans une acception plus terrible, ce que les boursiers appellent «exécuter» un homme.
Il n'y eut qu'une seule voix pour prendre la défense du malheureux Napolitain. Comayrol prononça quelques paroles timides en sa faveur.
—Je n'ai ni haine ni colère contre Annibal Gioja, répondit Saladin. Il n'a fait que son métier en vendant cette fille. Mais en faisant son métier, il nous a nui; cela suffit pour qu'il doive être châtié.
—Maître, demanda Jaffret, puis-je faire une observation?
Saladin répondit par un signe de tête affirmatif.
—Annibal est un fin matois, dit le bonhomme, et il connaît aussi bien que nous. Les oreilles doivent lui tinter, en ce moment, comme s'il entendait ce que vous venez de nous dire.
—Vous craignez qu'il trahisse après avoir désobéi? demanda Saladin.
—Je crains que ce soit chose faite. La police est peut-être déjà à l'hôtel de Chaves.
Samuel, Comayrol et le Prince lui-même semblaient fort ébranlés par cette opinion.
—Mes frères, répondit Saladin, il se jouera plus d'un drame, cette nuit, à l'hôtel de Chaves; vous ne savez pas encore ce que je vaux. Monsieur le duc sera fort occupé, et l'on n'entendra guère au premier étage nos travailleurs du rez-de-chaussée. Quant au vicomte Annibal, il n'est pas homme à casser les vitres sans nécessité. Je l'ai vu aujourd'hui même et comme, par des motifs qui me regardent, j'avais complètement changé d'avis au sujet de la jeune fille dont il s'occupe, je lui ai donné à peu près carte blanche. En le jugeant d'après son caractère, il aura voulu gagner deux fois: d'abord le prix de l'enlèvement, ensuite sa part dans l'opération.
—Mais, dit Comayrol, si vous lui avez donné carte blanche, il n'a pas désobéi.
—Nous, de notre côté, poursuivit Saladin sans répondre, nous suivons l'antique usage de notre association. Pour tout crime, il faut un coupable. Annibal est tout rendu sur le théâtre du crime: je veux qu'il soit le coupable.
—Il parlera, s'écrièrent deux ou trois voix. Saladin repartit lentement:
—Il ne parlera pas!
À ces derniers mots, il se leva après avoir consulté sa montre.
—Messieurs, dit-il, vous êtes armés, je suppose?
Ils l'étaient, les malheureux, surabondamment. Ce qui gonflait leurs poches, c'étaient des armes, de toutes sortes: pistolets, casse-tête et couteaux. Ils avaient des épées dans les manches de leurs parapluies.
Jamais si mauvais soldats n'avaient porté à la fois plus d'engins de destruction.
Quand Saladin donna le signal du départ, chacun d'eux mit en ordre son arsenal. C'était à faire frémir. Dans les doublures du seul Jaffret, ce bon, ce pacifique propriétaire, on eût trouvé de quoi défendre une barricade.
Ils suivirent Saladin, leur général, et traversèrent la grande salle du café Massenet où il n'y avait plus personne. Les garçons avaient retardé la fermeture de l'établissement par respect pour eux.
—Nous avons fait une petite débauche, dit Jaffret en passant; nous dormirons demain la grasse matinée.
Ils sortirent faisant la tortue avec leurs parapluies, j'allais dire leurs boucliers, pour gagner deux fiacres qui les attendaient au-dehors.
Monsieur Massenet, qui les regardait monter en voiture, fit cette observation:
—Je ne sais pas s'ils se sont bien amusés ce soir, les braves messieurs, mais ils s'en vont comme des chiens qu'on fouette.
Vers deux heures du matin la pluie tombait par douches et le vent secouait les grands ormes des Champs-Elysées.
Certes, dans l'opinion des sergents de ville chargés de faire patrouille et qui avaient cherché un abri je ne sais où, pas une créature humaine ne devait être égarée sous ce déluge dans toute l'étendue de l'immense promenade.
Deux fiacres venaient au petit trot, en longeant le Garde-Meuble, conduits par des cochers que le poids de leurs carricks inondés écrasait.
Soit par suite de l'orage, soit que la main de l'homme y fût pour quelque chose, les deux becs de gaz qui étaient à droite et à gauche du jardin de l'hôtel de Chaves ne brûlaient plus. Il y avait là un espace d'une cinquantaine de pas qui semblait noir comme un four.
Au milieu de cet espace sombre et juste en face de la grille, une allumette chimique cria, puis flamba.
Ce fut tout. Personne ne se montra dans le jardin, au-delà duquel on voyait briller plusieurs fenêtres de l'hôtel, malgré l'heure avancée.
Une seconde tentative du même genre eut le même résultat.
C'était Similor en personne qui donnait ainsi le signal convenu, en protégeant l'allumette sous l'abri de son chapeau.
—La demoiselle aura eu peur de s'enrhumer, grommela-t-il. C'est pourtant une jolie nuit pour travailler!
Un œil habitué à l'obscurité aurait pu voir que Similor n'était pas seul. Autour des arbres voisins, il y avait des ombres qui se mouvaient, et un homme, courbé sous la pluie, marchait à pas de loup le long de la grille.
Du bout de l'avenue qui ouvre sur la place de la Concorde les deux fiacres venaient.
L'homme qui marchait le long de la grille s'arrêta en poussant une exclamation d'étonnement.
—La porte est grande ouverte! murmura-t-il.
—Bah! dit Similor. Entrez voir, Marchef, mais pas d'imprudence! Coyatier entra dans le jardin tout noir, et disparut au bout de quelques pas.
Les deux fiacres arrivaient. Similor alla vers la portière du premier et raconta ce qui venait de se passer.
—Il y a une heure que nous sommes ici, dit-il, et de cinq minutes en cinq minutes, j'ai donné le signal. Rien n'a bougé.
En ce moment, Coyatier revenait de son excursion. Il dit:
—La porte de la maison est grande ouverte aussi.
—Que faire? demanda Similor.
La portière du premier fiacre s'ouvrit, et Saladin sauta dans l'eau qui baignait l'allée.
—Venez, messieurs, ordonna-t-il à ceux qui restaient dans les voitures.
L'instant d'après, sous un toit formé par six parapluies, les membres du Club des Bonnets de soie noire délibéraient.
Les avis étaient partagés ainsi dans ce conclave: Comayrol, le bon Jaffret, le Dr Samuel et le Prince lui-même opinaient pour qu'on s'en allât.
Mais Saladin, seul de son bord, leur ordonna de rester, et ils restèrent.
XIX
Aventures de nuit
Nous avons laissé mademoiselle Guite-à-tout-faire dormant paisiblement auprès de la duchesse évanouie. Mademoiselle Guite ronfla longtemps de tout son cœur. Quand elle eut cuvé sa nuit d'Asnières et son déjeuner de Bois-Colombes, elle s'éveilla dans un très joli boudoir qui était la dernière pièce du pavillon, en retour sur le jardin.
—Tiens! se dit-elle, voici une attention délicate de cette chère maman. Je crois que nous nous entendrons supérieurement ensemble!
Elle sonna. Deux femmes de chambre attendaient pour sa toilette. La veille, mademoiselle Guite avait savonné elle-même son col et ses manches, mais aujourd'hui elle se laissa faire avec une royale désinvolture.
Madame la duchesse de Chaves vint la chercher à l'heure du dîner, et Guite l'embrassa sur les deux joues. Ce n'était pas une méchante créature, elle ne demandait pas mieux qu'à faire le bonheur de sa nouvelle famille.
Elle ne s'aperçut même pas de la froideur qui avait remplacé chez madame de Chaves les premiers élans de l'amour maternel.
Elle s'assit à table entre le duc et la duchesse, aussi à son aise que si elle eût été à la Maison-d'or; en cabinet particulier. Madame de Chaves l'avait présentée en grande cérémonie.
Le duc lui sembla un homme froid, taciturne mais poli. Elle fit à peu de chose près tous les frais de la conversation, et mangea d'excellent appétit.
Le duc et la duchesse n'échangèrent entre eux que de rares paroles. La duchesse était souffrante.
Quand mademoiselle Guite fut seule après le dîner, car elle n'avait pas eu l'idée de suivre madame de Chaves dans ses appartements, elle tint conseil avec elle-même, et se dit:
—Ici, on doit mourir d'ennui, le plus sage est de se mettre du premier coup sur un bon pied. Ma chère maman est triste comme un bonnet de nuit, mon noble père ressemble à un jaloux Espagnol, et monsieur le marquis de Rosenthal est un des personnages les plus fatigants que je connaisse. On s'amusera comme on pourra.
Pour commencer, elle fit atteler et s'en alla au bois toute seule.
Le lendemain, madame de Chaves garda le lit. Mademoiselle Guite lui fit une jolie petite visite, le matin, et la prévint qu'elle était prise pour la journée.
Monsieur le marquis de Rosenthal vint la voir. Elle lui fit les honneurs de l'hôtel et lui en montra du haut en bas la belle distribution, depuis les salons d'apparat jusqu'à la portion réservée aux bureaux et caisse de la Compagnie brésilienne. Elle dîna dans son appartement avec monsieur le marquis et se fit conduire à l'Opéra.
Mademoiselle Guite était plutôt d'Asnières et de la rue Vivienne, 6e étage, que du quartier Le Peletier. Néanmoins, dans sa loge, elle avait assez bien l'air d'une vraie marquise—beaucoup plus assurément que Saladin n'avait l'air d'un vrai marquis.
C'est tout simple, cela vient de ce que les vraies marquises font ce qu'elles peuvent pour ressembler à mademoiselle Guite.
De profonds moralistes leur ont conseillé de lutter avec mademoiselle Guite, pour ramener leurs maris et leurs cousins aux plaisirs permis du bon monde. Elles ont obéi et gagnent à cela d'avoir, auprès de leurs cousins, un succès du même genre, mais un peu moins brillant que celui de mademoiselle Guite.
Auprès de leur mari, je ne sais pas.
À la sortie de l'Opéra, Saladin eut bonne envie d'entamer avec mademoiselle Guite le chapitre des petits services qu'on attendait d'elle, mais le cœur lui manqua. C'était grave et dangereux; il remit la chose au lendemain.
Il eut tort, car le lendemain, aux premières paroles qu'il prononça, mademoiselle Guite l'interrompit pour le mettre parfaitement à son aise.
—Il y en a qui n'entendraient pas de cette oreille-là, dit-elle, mais moi je suis à tout faire; ce n'est pas la peine de prendre des gants pour me parler raison. Vous n'avez pas la tête de quelqu'un qui fait gratis le bonheur des jeunes filles, et je n'ai jamais cru que j'étais venue ici pour enfiler des perles.
Saladin fut rassuré, mais il gardait encore quelques scrupules.
—Vous irez loin, dit-il, et je vous avais joliment toisée. Mais c'est qu'il s'agit de quelque chose de très raide.
—Allez toujours, fit mademoiselle Guite sans s'émouvoir.
—Il faudrait ouvrir, la nuit qui vient, la porte de la grille donnant sur l'avenue Gabrielle.
—J'ai la clef, dit mademoiselle Guite.
—Comment! déjà! s'écria Saladin émerveillé.
—Je l'ai demandée pour le cas où il me plairait de rentrer par là de nuit ou de jour. Je ne me gêne pas; j'ai tout demandé, j'ai tout obtenu, et malgré cela je m'ennuie. Égrenez votre chapelet.
Elle crut que Saladin allait l'embrasser, tant il était joyeux, mais il se borna à lui offrir une décente poignée de main.
Et il continua son explication qui ne laissa pas d'être longue. Mademoiselle Guite l'écouta fort attentivement et sans manifester aucun émoi. Quand l'explication fut achevée, elle dit seulement:
—En effet, c'est rudement raide, mais bah!
Puis elle ajouta en fixant sur lui ses grands yeux bleus liquides:
—Combien que j'aurai pour ma peine?
—Cinquante mille francs, répondit Saladin. Elle fit la grimace.
—Voyons ne marchandons pas, reprit-il, cent mille francs, c'est le dernier mot.
—Et la clef des champs? demanda mademoiselle Guite.
—Liberté entière!
Elle jeta une cigarette à moitié brûlée qu'elle tenait entre ses dents de lait, frappa dans la main de Saladin et dit résolument:
—Le jeu est fait, rien ne va plus!
Saladin resta encore quelque temps à l'hôtel pour en relever le plan exact et compléter ses instructions. Quand il se retira, mademoiselle Guite et lui échangèrent une loyale poignée de main.
—N'oubliez pas les mots de passe, lui dit Saladin.
—Je n'ai jamais rien oublié de ma vie... à tantôt!
Saladin s'en allait. Mademoiselle Guite le rappela, et, dussé-je surprendre le lecteur, elle lui dit:
—Vous savez, cette femme-là souffre; elle a été bonne pour moi. Je ne veux pas qu'on lui fasse du mal.
Saladin n'avait aucune envie de faire du mal à madame la duchesse. Il protesta de ses bonnes intentions et s'éloigna.
La soirée n'était pas encore très avancée. Mademoiselle Guite, restée seule, n'eut pas de remords, mais elle fut prise d'ennui. Elle alla faire une petite visite de politesse à madame de Chaves qui était couchée sur une chaise longue et semblait domptée par la fièvre. Cela lui dépensa une demi-heure.
En sortant, elle bâillait à se démettre la mâchoire.
Vers dix heures, elle se fit servir un joli souper et renvoya ses femmes.
Elle était de celles qui peuvent manger et boire solitairement avec un sincère plaisir. Quand la demie après onze heures sonna, elle était encore à table, humant à petites gorgées son sixième verre de chartreuse.
Le souper l'avait mise en joie.
—C'est l'affaire d'un coup de collier, dit-elle; j'aurais mieux aimé qu'il fît beau temps, mais j'ai gagné des rhumes pour un louis et il s'agit ici de cinq mille livres de rentes au dernier vingt!
C'était le moment convenu. Elle fit sa toilette d'aventures, prit la clef de la grille et sortit dans le jardin.
Le jardin était inondé; la pluie tombait à torrents. Mademoiselle Guite suivit bravement les allées et chercha un abri où elle pût faire sentinelle.
Elle se retourna à moitié chemin de la grille et jeta un regard sur l'hôtel.
On y voyait briller çà et là quelques lumières, mais c'étaient de celles qui veillent au chevet des gens endormis. Seule, la chambre à coucher de Mme de Chaves était vivement éclairée.
Les appartements du duc restaient noirs, ainsi que les bureaux de la Compagnie brésilienne.
—Mon respectable père est à boire et à jouer, se dit mademoiselle Guite. Voilà un vrai vivant, qui jette des paquets de billets de banque à la tête des femmes et qui perd dix mille louis dans une soirée sans sourciller! Ça me fait de la peine de le voir dévaliser par un cancre comme M. le marquis de Rosenthal.
Elle s'arrêta sous l'auvent de chaume d'un pavillon rustique, à quelques pas de la porte qui s'ouvrait vers l'extrémité de la grille la plus rapprochée de la place de la Concorde.
—Je serai bien là, pensa-t-elle. Pourvu qu'ils ne me fassent pas attendre trop longtemps!
Un quart d'heure se passa, puis une demi-heure, et mademoiselle Guite, n'ayant rien d'autre à faire, se mit à jurer comme un charretier embourbé. Ses pieds mouillés lui faisaient froid, et, malgré son abri, les rafales lui fouettaient la pluie au visage.
Vers minuit et quelques minutes, le temps s'éclaircit. Les nuages, déchirés par la tourmente, couraient tumultueusement sur l'azur du ciel.
Dieu sait que mademoiselle Guite ne regardait point l'azur du ciel.
Vers minuit et demi, les roues d'une voiture grincèrent sur le sable de l'avenue Gabrielle.
—Enfin! s'écria mademoiselle Guite.
Mais avant de dire combien adroitement et fidèlement elle accomplit son rôle, il nous faut revenir à deux de nos personnages que nous avons abandonnés depuis longtemps.
Ce même soir, vers neuf heures, un coupé de place s'arrêta devant la porte cochère de l'hôtel de Chaves, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Deux hommes en descendirent dont l'un semblait être un paysan proprement couvert; l'autre était vêtu de noir des pieds à la tête.
C'était un homme de grande taille, qui portait haut, et dont les mouvements avaient une sorte de raideur. Ses longs cheveux étaient blancs, sa barbe était grise.
C'était sans doute le maître du paysan endimanché.
Ils demandèrent chez le concierge madame la duchesse de Chaves, et on leur répondit que madame la duchesse, très sérieusement indisposée, ne pouvait point recevoir.
Le maître insista de ce ton imposant, quoique poli, qui d'ordinaire brise la résistance des valets, mais tout fut inutile.
—À défaut de madame la duchesse, dit-il, je désire voir monsieur le duc.
—Monsieur le duc est absent, répondit le concierge.
—À l'heure qu'il est, il ne peut manquer de rentrer bientôt.
—Monsieur le duc rentre plus souvent le matin que le soir.
L'homme vêtu de noir et son paysan se consultèrent.
Le maître dit, mais cette fois avec une autorité qui n'admettait pas de réplique:
—L'affaire pour laquelle je viens est de la plus haute importance. Elle est importante pour madame la duchesse et pour monsieur le duc, bien plus encore que pour moi. Veuillez me faire entrer quelque part où je puisse écrire ou attendre.
Le concierge n'osa pas refuser. Dans l'accent et surtout dans l'aspect de cet homme, il y avait quelque chose qui faisait froid et qui en même temps subjuguait.
Quand le concierge revint vers sa femme il lui dit:
—Je viens de voir quelqu'un qui a l'air d'un revenant.
Pour obéir au désir de l'étranger, on traversa la cour et la salle d'attente de la Compagnie brésilienne fut ouverte. Sur la table, il y avait là tout ce qu'il faut pour écrire.
Le maître s'assit devant la table; le paysan se tenait debout à l'écart; ils ne se parlaient point.
Le maître écrivit une lettre qu'il déchira et dont il brûla ensuite les fragments à la bougie. Il commença une seconde lettre qui eut le même sort. Quand il eut fini la troisième, dans le courant de laquelle sa plume avait hésité bien des fois, onze heures sonnèrent à la pendule du salon voisin.
—J'ai signé ton nom, dit le maître au paysan; elle s'en souviendra plus volontiers que du mien.
Le paysan ne répondit que par un signe de tête qui approuvait.
Le maître plia la lettre et mit l'adresse: à madame la duchesse de Chaves, pour lui être portée sur l'heure.
Puis il appuya sa tête contre sa main et sembla se perdre dans de profondes réflexions.
Cela fut long, car le paysan dit, après un silence qui lui avait semblé sans fin:
—Voilà minuit qui sonne.
Le maître se leva en sursaut.
—Par ce déluge, murmura-t-il, et à cette heure, les Champs-Elysées doivent être déserts...
Ils regagnèrent le pavillon du concierge et le maître dit en lui remettant la lettre.
—Madame la duchesse de Chaves doit recevoir ce pli à l'instant même. Si elle dort, il faut l'éveiller.
—Je vous ai dit..., commença le concierge.
—Vous m'avez dit, interrompit l'étranger, que madame la duchesse est malade. Moi, je vous réponds: il faut qu'elle ait ce pli sur l'heure, fût-elle malade à mourir, et je vous rends responsable du malheur que pourrait occasionner le plus léger retard.
Il sortit sur ces mots, laissant le concierge impressionné vivement.
En remontant dans le coupé de place, le paysan avait donné un ordre. Le coupé se mit en mouvement, tourna l'angle de l'Elysée, descendit l'avenue Marigny et entra dans l'avenue Gabrielle.
C'était le moment de l'éclaircie. Les nuages disjoints, poussés par le vent d'ouest, allaient en masses tumultueuses, mais la pluie avait cessé de tomber.
Le maître et le paysan descendirent de voiture après avoir dépassé la grille du jardin de Chaves. Le cocher fut payé et s'éloigna.
—Qu'est-ce que vous allez faire? demanda le paysan qui semblait inquiet.
La main tremblante du maître pressa son front.
—Il y a si longtemps que je ne suis plus du monde! murmura-t-il. C'est peut-être folie, mais il faut que je la voie. Quelque chose en moi me crie qu'un malheur menace... un grand malheur! Ce n'est pas ma fièvre de toutes les nuits qui me tient, c'est un pressentiment, une obsession, un vertige. Je ne peux pas m'éloigner de cette maison. Derrière les murs de cette maison je vois comme une bataille qui se livre entre le salut et le désespoir.
Il s'approcha de la grille et en saisit les deux premiers barreaux.
—Dame, fit le paysan, c'est peut-être une idée. Ça ne me gênerait pas beaucoup de grimper par ici pour descendre de l'autre côté.
Il parlait bas et pourtant le maître lui imposa silence en serrant son bras fortement.
—Écoute! fit-il.
Un bruit de pas venait du côté de la place de la Concorde.
Ils traversèrent tous deux l'avenue et se glissèrent sous les arbres du bosquet.
Deux hommes approchèrent. Le premier s'arrêta au pied du réverbère qui était en deçà de la petite porte du jardin de Chaves, à vingt pas tout au plus de l'abri où mademoiselle Guite tenait sa faction, tandis que l'autre allait au second réverbère, planté au-delà du jardin.
—Monte, Martin! dit le second en embrassant la colonne qui soutenait la lanterne.
Ils grimpèrent aussitôt comme deux chats, avec une semblable agilité.
Il y eut un double bruit de verre cassé et les deux becs de gaz s'éteignirent.
Mademoiselle Guite, sous son toit de chaume, ne s'ennuyait plus; elle pensait:
—Monsieur le marquis me l'avait bien dit! ce sont des gaillards qui entendent leur affaire. Maintenant les autres vont venir.
Les deux grimpeurs, cependant, redescendaient tranquillement l'avenue Gabrielle comme deux travailleurs qui ont accompli leur besogne.
Sous les arbres, le maître et son paysan avaient suivi cette scène avec un étonnement plein de curiosité.
—Il va se passer quelque chose ici! dit le maître.
—Ça, c'est sûr, répondit le paysan. J'ai idée qu'il vaut mieux pour nous attendre de ce côté que de l'autre.
—Peut-être... attendons.
—Si on attend, reprit le paysan, comme il y a une éternité que je n'ai fumé et qu'il n'y a pas un chat aux environs, je demande la permission d'en allumer une.
Le maître ne répondit point. Le paysan bourra sa pipe et frotta sur son genou une allumette chimique qui prit feu aussitôt.
Ils étaient sur la lisière du bosquet.
Ils entendirent un éclat de rire argentin de l'autre côté de la grille et le bruit d'une clef dans la serrure.
—À la bonne heure! dit mademoiselle Guite, voilà un signal qui se voit mieux quand on a pris la précaution d'éteindre les lanternes!
La porte ouverte tourna sur ses gonds.
—Eh bien! ajouta mademoiselle Guite, impatiente.
Le maître mit un doigt sur sa bouche et traversa le premier l'avenue Gabrielle. Le paysan suivait.
—Tiens! fit mademoiselle Guite, vous n'êtes que deux. Donnez-vous la peine d'entrer.
«Ah! saperlotte! s'interrompit-elle, étourdie que je suis! je ne sais pas encore bien mon métier de factionnaire. J'allais oublier les mots de passe. Voyons, tempête! que répondez-vous?
Elle faisait mine de défendre l'entrée en riant, car elle n'avait aucune espèce d'inquiétude.
L'étranger habillé de noir, au lieu de répondre, lui planta la main sur la bouche si hermétiquement que son premier cri même fut étouffé.
—Ton mouchoir, Médor! dit-il tout bas, et vite! bâillonne-moi ça en deux temps!
Mademoiselle Guite voulut se débattre, mais les deux hommes étaient robustes. Le mouchoir, solidement lié sur sa bouche, la rendit muette. Le maître l'enleva dans ses bras.
—Cherche une porte ouverte, ordonna-t-il à Médor.
Celui-ci se mit en quête aussitôt et n'eut pas de peine à trouver l'entrée du pavillon en retour que mademoiselle Guite, en sortant, avait laissée entrebâillée.
Le maître passa le seuil, après avoir dit au paysan:
—Reste-là, guette la maison et surtout le dehors.
Il déposa sur un divan la jeune fille qu'il tenait entre ses bras. La lampe était restée allumée; il la regarda et eut un mouvement de surprise.
Cela ne l'empêcha pas d'arracher les cordons de tirage des fenêtres, dans l'intention évidente de garrotter sa prisonnière.
Mais, avant de commencer ce travail, il regarda encore la jeune fille qui se débattait faiblement et une expression émue vint à son visage.
—Elle ressemble à l'idée que je me suis faite, murmura-t-il, je la voyais ainsi en rêve... si c'était...
Il n'acheva pas et d'un geste brusque il enleva le bâillon.
—Qui êtes-vous, mon enfant? demanda-t-il d'une voix troublée.
—Je suis, répondit mademoiselle Guite, qui se redressa dans son orgueilleuse colère, je suis madame la marquise de Rosenthal, et prenez garde à vous!
L'étranger respira comme si on lui eût enlevé un poids de dessus le cœur.
En un tour de main, madame la marquise de Rosenthal fut bâillonnée de nouveau et liée comme un paquet.
L'étranger, après l'avoir déposée sur le divan, éteignit la lampe, sortit et referma la porte à clef.
La pluie recommençait à tomber, et le vent qui criait dans les arbres annonçait un redoublement de bourrasque.
L'étranger siffla doucement; Médor accourut.
—Il y a une porte ouverte là, dit-il en montrant le corps de logis du côté des appartements de madame de Chaves, où l'on voyait maintenant briller de la lumière.
—Qu'as-tu vu? demanda le maître.
—Rien du dehors, mais, de l'intérieur, j'ai vu ouvrir cette porte. Quatre hommes sont sortis avec une lanterne qui m'a montré une figure de connaissance: le vieux jeune premier empaillé que j'avais vu avec monsieur le duc sur l'estrade du théâtre de mademoiselle Saphir. Les hommes ont longé la maison à pas de loup et sont entrés là-bas.
Il désignait du doigt la partie du rez-de-chaussée affectée aux bureaux de la Compagnie brésilienne.
—Je me suis coulé derrière eux, ajouta-t-il, et j'ai entendu un bruit comme si on crochetait une porte!
—C'est tout?
—Non. L'empaillé disait: «Dépêchez-vous et n'ayez pas peur, monsieur le duc est trop occupé pour nous entendre.»
Ils avaient marché en parlant jusqu'à la porte ouverte située sous les fenêtres de l'appartement de monsieur de Chaves. Le maître hésita un instant, puis il entra en disant:
—Fais bonne garde. Je ne sais pas où je vais, mais il y a quelque chose de plus fort que moi qui me pousse.
Il monta à tâtons un escalier de service.
Sur le carré qui terminait cet escalier, il s'arrêta pour écouter et entendit un bruit prochain qui ressemblait à une lutte.
Son regard qui cherchait de tous côtés rencontra une ligne étroite, à peine perceptible, qui brillait à vingt pas de lui, entre un seuil et une porte.
Au moment même où il s'ébranlait pour aller de ce côté, un cri déchirant se fit entendre précisément derrière cette porte—un cri de femme.
XX
La lettre de Médor
C'était cette même nuit, nous ne l'avons pas oublié, aux environs de onze heures, que l'amoureux tête-à-tête du comte Hector de Sabran et de mademoiselle Saphir avait été troublé par une lâche et violente attaque, dans l'avenue qui longe le quai, depuis l'esplanade des Invalides jusqu'aux abords du Champs-de-Mars. Saphir avait perdu connaissance, au moment où le fiacre qui lui servait de prison s'ébranlait. La dernière parole qu'elle eut entendue était celle-ci: à l'hôtel de Chaves.
Sa première pensée quand elle reprit ses sens, dans un sombre et grand corridor où on la portait à bras, fut un vague souvenir de la douleur horrible qu'elle avait éprouvée en voyant tomber Hector sous le coup qui le terrassait.
Qu'était-il devenu? Qui l'avait secouru? Était-ce une mortelle blessure?
Sa seconde pensée fut: je suis à l'hôtel de Chaves.
C'était une courageuse enfant. L'effort de son âme brisée cherchait déjà où se reprendre pour espérer ou pour combattre.
Les gens qui la portaient causaient.
—Doucement! dit l'un d'eux, celui qui semblait commander et qui tout à l'heure était avec elle dans le fiacre. Madame la duchesse est malade, elle doit avoir le sommeil léger, la moindre chose est que la nouvelle sultane favorite ne l'éveille pas en faisant son entrée à l'hôtel. Monsieur le duc ne voit pas plus loin que sa fantaisie; il traite le faubourg Saint-Honoré comme si c'était un trou perdu au fond du Brésil, mais moi qui suis un homme du monde, je veux au moins respecter les convenances.
—Ce n'est toujours pas la petite qui fera du bruit, dit un des porteurs; elle est comme morte.
—Il n'y a pas de ma faute, reprit le vicomte Annibal Gioja que le lecteur a sans doute reconnu dans le premier interlocuteur. Je l'aimerais mieux un peu plus émouillante, car monsieur le duc va nous revenir ivre comme un Polonais, et d'humeur détestable pour tout l'argent qu'il aura perdu, mais nous n'avons pas à choisir. Doucement! voici la porte de madame la duchesse.
Ils étaient montés par l'escalier de service de l'aile droite, et passaient naturellement devant l'entrée des appartements de madame de Chaves.
On fit silence; on écouta: toute cette portion de l'hôtel était silencieuse.
D'un regard perçant, Saphir, que l'on croyait évanouie, essaya de reconnaître le lieu où elle passait ainsi.
Nos hommes portaient de la lumière. Elle put voir toutes les particularités de la galerie, entre autre une lampe en bronze, de forme antique, qui pendait au plafond et dont la lueur achevait de mourir.
À l'autre bout du corridor s'ouvrait le logis particulier de M. de Chaves. C'était là que se rendaient les porteurs de notre belle Saphir.
S'il existait un instrument avec un nom finissant en mètre pour mesurer l'orgie habituelle et brutale, nous dirions que monsieur le duc, dans ces derniers temps, en avait atteint les plus bas degrés. Il avait déserté le cercle illustre où les gens à la mode ruinent leur bourse et leur vie. Le sauvage avait fini par dévorer en lui le gentilhomme, et Gioja avait raison quand il comparait sa vie aux barbares débauches des aventuriers de l'autre hémisphère.
Sans prétendre que Paris ne contienne pas quelques Parisiens de cette force, il est certain que nos Richelieu ont une autre tournure. Les petites maisons du dernier siècle, qui contenaient cinq cent mille écus de meubles et de tableaux sont généralement démolies, mais nos roués, plus économes, font du moins leurs farces en garni.
À Paris, le fait d'un homme qui souille son propre nid est regardé comme le symptôme de la dernière décadence.
Monsieur le duc n'était pas plus de Paris que les jaguars mexicains enfermés dans leurs cages au Jardin des Plantes.
Son appartement, très riche et orné à la créole, avait une couleur et des parfums énergiquement exotiques et rappelait le luxe grossier des aventuriers de l'Amérique espagnole.
Il y avait beaucoup d'armes, surtout des armes du Mexique. Monsieur le duc avait été là maintes fois jouer ces homériques parties où chacun abrite son or derrière un couteau dégainé. Vous eussiez reconnu chez monsieur le duc tous les engins dont le nom fait si bien dans les récits du Nouveau Monde: le bowie-knife, fabriqué dans les États de l'Union, ainsi que le rifle et le revolver-Colt, auprès du mince poignard portugais et de cet instrument hideux, la sanglante machette.
Au moment où Gioja et ses compagnons entraient chez monsieur le duc, la chambre à coucher était vide, mais derrière les draperies légères d'une galerie régnante qui rappelait l'éternelle véranda des habitations tropicales, on voyait deux nègres de stature athlétique, étendus sur des nattes et dormant.
Ils portaient la livrée de Chaves. Au bruit que fit la porte en s'ouvrant, ils se relevèrent sur le coude et leurs yeux blancs brillèrent au milieu de leurs faces d'ébène.
Les porteurs de Saphir la déposèrent sur le lit.
—Ici! dit Gioja.
Les deux Noirs se levèrent aussitôt. C'étaient des animaux magnifiques qui s'appelaient Saturne et Jupiter, comme des planètes ou des dieux.
Gioja leur parlait comme à des chiens.
—Allez chercher Son Excellence, leur dit-il, et dites-lui ce que vous avez vu.
—Maître battra, gronda Saturne.
Gioja leva une grosse canne qu'il tenait à la main.
Les deux nègres courbèrent l'échine et se dirigèrent vers la porte.
—Si maître ne peut pas marcher, ajouta Gioja en contrefaisant leur langage, vous l'apporterez.
En France, il n'y a point d'esclaves: Jupiter et Saturne étaient des hommes libres.
Dès qu'ils furent partis, le vicomte Annibal prit la lampe qui était sur la table et s'approcha du lit pour éclairer le visage de Saphir.
Ils étaient là quatre coquins fort bien vêtus. Leur emploi nécessite une certaine toilette, et, dans la gamme de l'ignoble, leurs visages n'ont pas le même genre de bassesse que les visages des simples bandits.
Il y a en eux du maquignon et de l'expert en œuvres d'art.
L'admirable beauté de la jeune fille, soudainement illuminée par l'éclat de la lampe, leur sauta aux yeux comme un éblouissement.
Ils eurent ce petit cri discret et pieux du dilettante, saluant l'apparition de la diva.
—Ah! firent-ils à l'unanimité, morceau de roi! combien?
Gioja cligna de l'œil.
—Autant d'or et de billets de la Banque de France, répondit-il, que nous pourrons en emporter à nous quatre dans nos poches, sous nos chemises, dans les formes de nos chapeaux, dans nos mouchoirs et dans des serviettes: il y a en bas trois millions cinq cent mille francs qui sont à nous.
Les regards avides des trois compagnons du vicomte demandaient une explication.
Gioja se rapprocha de Saphir et passa par deux fois la lumière de la lampe au-devant de ses yeux.
—Une belle statue de marbre! murmura-t-il.
Aucun muscle du visage de la jeune fille n'avait en effet tressailli.
—Elle se gardera elle-même, ajouta le vicomte Annibal en reposant la lampe sur la table, monsieur le duc se chargera de l'éveiller. Nous avions besoin d'elle pour entrer dans la place, maintenant notre besogne est ailleurs.
Il marcha vers la porte et les autres le suivirent. Le dernier coupa une bougie et la mit allumée dans sa lanterne.
Ils traversèrent les corridors à pas de loup et descendirent l'escalier de service situé du même côté que le pavillon en retour, où madame la marquise de Rosenthal faisait sa résidence.
Pendant qu'ils descendaient, ils purent entendre le bruit de la porte cochère, ouverte à deux battants et une voiture roulant sur le pavé de la cour.
—Déjà Son Excellence! s'écria Gioja. Il faut nous hâter, mes braves. Du reste, vous serez traités en enfants gâtés; on a enlevé tous les cailloux de votre route. Les deux caissiers brésiliens ont bu ce soir des grogs qui leur donneront de beaux rêves, jusqu'à ce qu'on les éveille à coups de bâton.
Ils arrivaient en bas. Le jardin fut traversé en suivant le mur du rez-de-chaussée. Vers le milieu de la route, Gioja s'arrêta pour prêter l'oreille.
—C'est la pluie, dit un de ses trois compagnons.
De grosses gouttes, en effet, recommençaient à tomber et sonnaient en frappant les branches des arbres.
Nos quatre rôdeurs de nuit entrèrent dans le vestibule des bureaux. Il y avait parmi eux au moins un artiste de talent, car la porte principale fut crochetée en un clin d'œil.
Ils pénétrèrent dans les bureaux mêmes et rendirent tout d'abord une visite de prudence au caissier et au sous-caissier qui dormaient comme des souches, à droite et à gauche de la pièce où se trouvait la caisse.
—Le grog était bien préparé, dit Gioja. À l'ouvrage!
Les querelles entre deux fabricants célèbres ont révélé le néant des serrures à combinaisons et à secret. Ce sont des obstacles insurmontables pour les profanes, mais les véritables adeptes dans l'art s'en moquent comme d'un simple loquet qu'on soulève avec une ficelle.
Un de ces messieurs portait une trousse mignonne et coquette autant que celles des chirurgiens à la mode. Il opéra. La serrure tâtée, sondée, caressée, livra son secret et la caisse ouverte montra des piles d'or avec de monstrueux paquets de billets de banque.
Saladin et les membres du Club des Bonnets de soie noire étaient bien renseignés. La caisse de monsieur le duc de Chaves contenait exactement les deux sommes annoncées.
Gioja et ses compagnons se chargèrent à la hâte comme des mulets et n'eurent rien de plus pressé que de déguerpir.
—Mon avaleur de sabres, dit Gioja en sortant le premier, va trouver l'oiseau d'or déniché. Je suis fâché de ne pas voir la figure qu'il fera... À la grille!
La pluie tombait à torrents. Malgré le bruit du vent et de l'orage, Gioja s'arrêta pour écouter une sorte de tumulte qui avait lieu dans l'aile habitée par monsieur le duc de Chaves.
Il tourna la tête vers les fenêtres de Son Excellence et vit, sur les carreaux, des ombres qui se mouvaient violemment.
—Qu'ils s'arrangent! murmura-t-il.
Et il continua son chemin vers la grille, en disant à l'homme porteur de la trousse:
—Fais-nous sauter cette dernière serrure!
Mais à ce moment-là même, il recula effrayé en se trouvant devant une porte ouverte. Son hésitation ne dura qu'un instant.
—Éteignez la lanterne, dit-il, armez-vous, traversons le bosquet et sauve-qui-peut!
Ils s'élancèrent, en effet, sous les arbres.
Dans cette nuit sombre, et parmi les mille fracas de l'orage qui allait redoublant, le bruit de leurs pas se perdit bientôt.
Mais, au bout de quelques secondes, on aurait pu entendre comme un éclat de rire dans ces ténèbres diaboliques.
—Ah! dit une voix, tu voulais voir la figure de l'avaleur de sabres! Un éclair, déchirant les nuages, éclaira pour un instant un tableau ainsi fait: quatre hommes séparés par un large espace et entourés chacun par plusieurs bandits qui avaient le couteau levé.
À l'écart, les membres du club Massenet formaient un groupe immobile, au milieu duquel la figure blanche de Saladin ressortait sous ses cheveux noirs.
Tout rentra dans la nuit.
—Merci, dit encore la voix qui parlait à Gioja, tu as fait pour nous toute la besogne.
Pendant que les échos prolongeaient l'explosion, la voix ordonna:
—Coupez la branche!
Il y eut des cris étouffés, un râle plaintif, puis le silence.
Aussitôt que Gioja et ses compagnons eurent quitté la chambre à coucher de monsieur le duc de Chaves, mademoiselle Saphir ouvrit les yeux et releva sa tête pâle.
La belle statue s'animait. Il y avait dans son regard une résolution virile.
Un instant, elle écouta le bruit des pas qui s'éloignaient, puis elle sauta hors du lit et se dirigea à son tour vers la sortie.
—Il n'y a qu'un seul corridor, dit-elle, et je dois retrouver aisément l'appartement de madame la duchesse de Chaves.
Ses pas qui, d'abord, avaient chancelé, se raffermirent, à mesure qu'elle marchait. Il y avait en elle un courage solide, et la pensée d'envoyer du secours à Hector la soutenait.
La galerie était longue et plongée dans une obscurité presque complète. Tout au bout, cependant, on voyait luire encore, par éclats intermittents, la lampe mourante.
Saphir parvint jusqu'à cette place où le vicomte Gioja avait dit: Doucement! n'éveillons pas madame la duchesse.
Il y avait là plusieurs portes. Au hasard, Saphir tourna le bouton de l'une d'entre elles qui s'ouvrit.
C'était une chambre obscure, à l'extrémité de laquelle une large ouverture, garnie de portières relevées, laissait voir une seconde pièce, où une lampe brillait.
La lampe était posée sur un guéridon, auprès d'un lit qui supportait une femme étendue.
Madame de Chaves avait la tête appuyée contre sa main et lisait. Saphir pouvait voir son beau visage languissant et décoloré.
Elle appuya sa main sur sa poitrine où son cœur bondissait.
Madame de Chaves semblait absorbée profondément par sa lecture.
Nous connaissons la lettre qu'elle tenait à la main; elle avait été écrite, cette nuit même, dans la salle d'attente du rez-de-chaussée, par l'un de ces deux personnages qui avaient demandé madame la duchesse, puis monsieur le duc avec tant d'instance.
La lettre était ainsi conçue:
«Madame, voilà bien des fois que je viens. C'est moi qui vous ai envoyé le portrait de Lily tenant Petite-Reine dans ses bras.
«Petite-Reine n'est pas morte, Justine vit, et vous la retrouverez digne de vous, malgré le bizarre métier auquel le sort l'a réduite. Elle est avec de pauvres bonnes gens qui lui ont été secourables et à qui vous devez de la reconnaissance. Elle danse sur la corde. Elle a nom mademoiselle Saphir.
«Madame, je veux vous voir parce qu'un grand danger la menace—et vous aussi peut-être. Je reviendrai demain matin de bonne heure. Fussiez-vous malade à la mort, il faut que je sois introduit près de vous.»
Ce message était signé d'un nom que Mme de Chaves avait lu tout de suite, avant même de parcourir les premières lignes, et qui éveillait en elle un monde de souvenirs: Médor.
Médor!—Autrefois le brave garçon ne savait pas écrire, et l'écriture de cette lettre ressemblait... Était-ce possible?
Lily se sentait devenir folle.
Elle lisait pourtant, laborieusement, le cœur serré par l'angoisse, car elle avait été trompée, mais le cœur soulevé aussi par d'immenses élans de joie.
Quand elle eut achevé, sa tête s'inclina sur sa poitrine.
—C'est le nom que m'a dit Hector, murmura-t-elle, le nom de celle qu'il aime et que j'aimais en l'écoutant... Saphir!
Dans le silence une douce voix s'éleva qui dit:
—Vous m'appelez, madame, me voici, je suis Saphir.
La duchesse, stupéfaite, leva les yeux. À quelques pas d'elle, la lumière éclairait une jeune fille, belle, plus belle que ses rêves de mère amoureuse.
Madame de Chaves voulut s'élancer hors de son lit et serait tombée sur le tapis, si Saphir ne l'eût retenue dans ses bras.
Lily, pendue ainsi au cou de la jeune fille, et baignant son regard dans ses grands yeux bleus fixés sur elle avec des larmes, balbutiait:
—C'est toi, cette fois! je t'ai si souvent revue! c'est toi, mais bien plus belle!... Oh! je suis éveillée et j'ai ma fille sur mon cœur!
—Puissiez-vous dire vrai, madame, répliqua Saphir, car toute mon âme s'élance vers vous. Mais je viens vous parler d'Hector qui est peut-être en danger de mourir.
La duchesse ne comprenait point. Saphir se dégagea de ses bras et courut vers le secrétaire ouvert où il y avait des plumes, de l'encre et du papier.
Elle écrivit rapidement deux lignes.
«Cher père et chère mère, rassurez-vous je suis sauvée. Un autre reste en péril; prenez avec vous nos hommes et courez dans l'avenue du quai d'Orsay; à la hauteur du pont de l'Alma, vous trouverez un blessé et vous lui donnerez votre l'aide pour l'amour de moi.»
—Hector blessé! dit la duchesse qui lisait par-dessus son épaule. Saphir pliait déjà la lettre. Elle sonna elle-même.
—Vous allez envoyer sur-le-champ, madame, dit-elle, une personne sûre.
—Si nous allions!... commença Mme de Chaves.
—Nous irons... ou du moins j'irai, car vous êtes bien faible, mais il faut envoyer d'abord.
Une femme de chambre se présentait. Saphir la regarda en face.
—Celle-ci est dévouée, n'est-ce pas! demanda-t-elle à madame de Chaves.
La duchesse répondit:
—Je suis sûre d'elle.
L'instant d'après, Brigitte partait en courant avec les instructions précises qui devaient lui faire trouver le théâtre Canada. Elle avait ordre d'éveiller, en passant dans la cour, le cocher de madame la duchesse et de faire atteler.
XXI
Un vieux lion qui s'éveille
Tout cela n'avait pas pris cinq minutes. La duchesse et Saphir, seules de nouveau, étaient assises l'une auprès de l'autre sur le canapé où, l'avant-veille, mademoiselle Guite avait ronflé.
Madame de Chaves voulait savoir par quel miracle Saphir était en ce lieu, à cette heure, mais elle voulait savoir tant d'autres choses! Chaque fois que la jeune fille commençait son récit une pluie de baisers l'interrompait.
La duchesse était guérie, la duchesse était folle de joie; elle comparait avec triomphe les transports croissants de sa tendresse, aux hésitations qui l'avaient prise si vite en présence de l'autre.
Elle parlait de l'autre à Saphir qui ne pouvait pas la comprendre, puisqu'elle ignorait toute l'histoire de mademoiselle Guite.
La duchesse interrogeait, elle coupait les réponses, elle remerciait Dieu, elle riait, elle pleurait, elle faisait envie et pitié. Sa beauté avait des rayons. On n'eût point su dire laquelle de Saphir ou d'elle était belle le plus admirablement.
—Je ne t'empêcherai jamais de les voir, ces braves gens, disait-elle. Ce n'est pas assez, cela; ils demeureront avec nous, ils seront toujours ton père et ta mère... et figure-toi que j'étais allée avant-hier soir avec Hector pour te voir danser. Quelle providence qu'Hector ait pu te rencontrer, t'aimer!
Et comme une larme, à ce nom, venait aux yeux de la jeune fille, madame de Chaves la sécha à force de baisers.
—Ne crains rien, ne crains, rien! dit-elle; Dieu est avec nous maintenant! il ne voudrait pas mettre une douleur parmi tant de joie. Nous allons retrouver Hector... l'aimes-tu bien?
Ceci fut murmuré d'une voix jalouse déjà. Elle sentit les lèvres froides de Saphir sur son front et la serra passionnément contre sa poitrine.
—Tu l'aimes bien! tu l'aimes bien! dit-elle. Tant mieux! si tu savais comme il t'aime, lui! J'étais sa confidente, et je le grondais d'adorer comme cela une... oh! je puis bien dire le mot, maintenant: une saltimbanque. Il me semble que je t'aime plus profondément à cause de cela... je ne t'aurais jamais vu danser, moi, car tu ne danseras plus... Mais tu l'aimeras mieux que moi, n'est-ce pas? il faut se résigner à cela.
—Ma mère! ma mère, murmurait Saphir, qui l'écoutait avec ravissement.
Je ne puis mieux exprimer la vérité qu'à l'aide de cette parole: Saphir écoutait madame de Chaves comme les mères écoutent le babil désordonné des chers petits enfants.
Les rôles étaient retournés. Madame de Chaves était l'enfant; il y avait en elle, à cette heure, l'allégresse turbulente du premier âge. Elle ne se possédait plus.
—Je vais être bien jalouse de lui, dit-elle, c'est certain. Heureusement qu'il était comme mon fils avant cela, je tâcherai de ne point vous séparer dans mon amour.
—Mais, s'interrompit-elle joyeusement, tu as donc été jalouse aussi, chérie? jalouse de moi, ce jour où nous nous rencontrâmes sur la route de Maintenon?
—Je vous avais vue si belle, ma mère!... commença la jeune fille.
—Tu me trouves donc belle! interrompit encore la duchesse. Moi je ne saurais pas dire comment je te trouve. Tu ressembles...
Elle allait dire: «à ton père», mais n'acheva pas et un voile de pâleur descendit sur son visage.
—Écoute, fit-elle mystérieusement, tout à l'heure, dans cette lettre qui me parlait de toi, je croyais reconnaître son écriture. Mais, se reprit-elle, que vais-je dire là? Je perds la tête tout à fait. Comment me comprendrais-tu, puisque tu avais un an à peine. Tiens, regarde, te voilà!
Elle s'était levée plus pétulante qu'une vierge de seize ans et avait été chercher dans son livre d'heures la photographie envoyée par Médor.
Elle l'apporta, disant avec le rire franc des heureuses:
—Regarde, regarde! te reconnais-tu? Saphir était émue et toute sérieuse.
—Je ne reconnais que vous, ma mère, dit-elle en portant le portrait à ses lèvres. Mais il y a en moi un trouble étrange, une fatigue que je ne saurais définir: c'est comme si ma mémoire comprimée allait éclater. Il me semble que je me souviens... mais non! J'ai beau faire, je ne me souviens pas. Aujourd'hui comme autrefois je suis ce nuage bercé entre vos bras bien-aimés.
Madame de Chaves l'attira doucement contre son cœur et, baissant la voix jusqu'au murmure, elle dit:
—Tu avais autrefois...
Elle s'arrêta, presque confuse, et Saphir rougit dans un délicieux sourire.
—Comment donc l'autre avait-elle fait? pensa tout haut madame de Chaves qui ajouta:
«Tu sais bien de quoi je parle, le signe?
—Ma cerise... dit tout bas Saphir, dont les cils de soie se baissèrent. Elles riaient toutes deux avec un trouble où il y avait une ineffable pudeur.
—Je suis juge, dit madame de Chaves gaiement, et j'examine ton acte de naissance. C'est un interrogatoire, mademoiselle... de quel côté?
—Ici, répliqua Saphir en posant le bout de son doigt rose entre son épaule droite et son sein.
Madame de Chaves effleura ce doigt d'un baiser, et dit si bas que Saphir eut peine à l'entendre:
—Je veux voir.
—Et je veux que tu voies, répondit la jeune fille, qui la tutoyait pour la première fois.
Ce furent encore des baisers.
Puis Saphir s'assit et la duchesse, agenouillée devant elle, commença d'une main qui tremblait à détacher les agrafes de la robe.
Elle n'acheva pas ce travail charmant, parce que Saphir lui saisit les deux mains en poussant un cri d'épouvante.
La duchesse se leva, effrayée à son tour, et regarda en arrière, suivant le doigt tendu de Saphir qui montrait la baie drapée de portières par où elle était entrée.
Il y avait là deux noirs visages éclairés par des yeux blancs qui semblaient étinceler.
—Que faites-vous là? balbutia la duchesse, bégayant de colère en même temps que de frayeur.
Entre les deux faces d'ébène de Saturne et de Jupiter, une troisième figure se montrait: celle-ci plus haute et d'un bronze rougeâtre.
Monsieur le duc de Chaves était ivre, mais non point tant qu'il avait coutume de l'être en rentrant à ces heures de nuit. Il n'avait perdu que la raison; l'aplomb et la force du corps restaient: on était venu l'interrompre avant la fin de son orgie quotidienne.
—Cette belle enfant est à moi, dit-il, parlant le français aussi péniblement que jadis, pourquoi m'a-t-on forcé de la venir chercher jusqu'ici?
—C'est ma fille, répondit madame de Chaves d'une voix que l'angoisse étranglait dans sa gorge.
Le duc se prit à rire et fit un geste; les deux noirs s'ébranlèrent.
—Vous mentez, dit-il, votre fille est dans le pavillon.
—C'est ma fille! répéta madame de Chaves qui fit un pas à la rencontre des deux Noirs.
Ceux-ci reculèrent, interdits.
Monsieur le duc avait une cravache qui siffla deux fois, le sang jaillit de l'épaule gauche de Saturne et de l'épaule droite de Jupiter.
—Combien donc avez-vous de filles? demanda-t-il brutalement, en verrons-nous une chaque semaine? Diabo me cogo! moi qui perds toujours, j'ai eu du bonheur ce soir! Celle-ci est achetée et payée.
Son rire énervé continuait. Il plongea ses deux mains dans ses poches et des poignées d'or roulèrent en s'éparpillant sur le tapis.
—Voyez plutôt! ajouta-t-il, je la paierai deux fois si l'on veut. Puis, s'adressant aux Noirs:
—Apporte! Pe de cabra!
La cravache siffla de nouveau.
Les deux nègres se précipitèrent et, malgré les efforts désespérés de madame de Chaves, ils s'emparèrent de Saphir qui restait pétrifiée par l'horreur.
—Allez! ordonna le duc.
Les deux Noirs enlevèrent Saphir et il s'apprêta à les suivre.
—C'est ma fille! c'est ma fille! c'est ma fille! cria la malheureuse femme avec démence en s'accrochant à ses vêtements.
Il se débarrassa d'elle d'un geste violent et ne se détourna même pas pour la voir tomber évanouie.
Nous avons entendu rentrer monsieur le duc, au moment où Annibal Gioja et ses compagnons prenaient l'escalier de service pour gagner, par le jardin, les bureaux de la Compagnie brésilienne.
Monsieur le duc avait reçu le message d'Annibal au beau milieu d'une veine inusitée qui amoncelait devant lui des tas d'or.
Il n'avait pas même hésité, tant sa fantaisie était grande.
En arrivant il s'était fort étonné de ne trouver ni Annibal ni la danseuse de corde.
Saturne et Jupiter, effrayés par la colère terrible qui lui montait au cerveau, s'étaient mis à chercher. Saphir avait laissé entrouverte la porte des appartements de la duchesse, et les deux Noirs, guidés par le bruit des voix, n'eurent pas de peine à retrouver sa piste.
Le lecteur sait le reste.
Au milieu de la chambre de monsieur le duc, il y avait sur la table une bouteille de rhum débouchée et un verre à demi plein.
Saphir fut déposée sur le lit où déjà une fois on l'avait étendue.
Les deux Noirs, remerciés par un dernier coup de cravache, furent mis dehors, et le duc poussa la porte sur eux, après quoi, il vint vider son verre de rhum.
Il avait toujours ce rire hébété des gens ivres. En allant de la table au lit, il grommela quelques mots portugais, entremêlés de jurons.
Puis il se planta devant Saphir qui le regardait avec ses grands yeux épouvantés, et se dit à lui-même:
—Raios! Annibal avait raison, voici une belle créature!
Et, sans autre préambule, ses deux bras voulurent enlacer la taille de Saphir.
Mais à quelque chose malheur est bon, dit le proverbe, et les dures traverses de l'adolescence de Justine l'avaient faite du moins forte comme un homme.
C'était un de ces grands lits carrés qui n'ont pas de ruelle. Saphir raidit sa taille souple et, se débarrassant de l'étreinte du sauvage, elle le repoussa pour sauter d'un bond de l'autre côté du lit.
Le duc n'en rit que plus fort.
—Apre! dit-il, j'aime cela; elles sont ainsi dans mon pays, les macacas de Diabo! Ah! ah! il va falloir se battre, battons-nous, ma belle, je ne déteste pas les griffes de panthères ni les dents de tigresses.
Il se versa un verre de rhum, et l'avala d'un trait, puis il fit le tour du lit.
De ce côté, Justine n'avait pas d'issue. Elle essaya de bondir une seconde fois par-dessus la couverture, et ce lui était chose aisée, mais monsieur de Chaves la ressaisit par sa robe qui craqua sans se déchirer. Seulement les dernières agrafes de son corsage, arrachées toutes à la fois, découvrirent son fichu, tandis que ses cheveux dénoués inondaient ses épaules.
Elle tomba sur le lit dans une pose qui la faisait splendide à voir.
Le duc poussa un râle de faune.
—Sur mon salut éternel, dit Justine dont les deux mains étaient déjà prisonnières, je suis la fille de votre femme!
—Tu mens, répondit le duc en poursuivant sa victoire, c'est l'autre qui a le signe. Ah! ah! bestiaga! l'autre n'est pas si méchante que toi.
Justine parvint à dégager une de ses mains et d'un geste désespéré, elle arracha elle-même le fichu, dernier voile qui défendît sa poitrine.
Le duc recula; il ne pouvait plus douter, mais ses yeux avides s'injectèrent de sang et un rauquement gronda dans sa gorge.
—Burra! dit-il, que me fait cela? tu es trop belle!
Ce qui aurait dû arrêter sa brutale passion l'exalta jusqu'au délire. Il se rua sur la jeune fille et, dans la lutte horrible qui suivit, tous deux franchirent la largeur du lit pour retomber de l'autre côté.
Là, Justine resta sans mouvement et la bête fauve victorieuse gronda:
—Os raios m'escartejâo! je suis le maître!
Mais à ce cri de barbare triomphe une voix froide et tranchante comme l'acier répondit:
—Relevez-vous, monsieur le duc, je ne voudrais pas vous tuer à terre.
Monsieur de Chaves crut d'abord avoir mal entendu. Il redressa la tête sans se retourner. Mais la voix répéta d'un accent plus impérieux.
—Monsieur le duc, relevez-vous!
Il se retourna enfin et vit sur le seuil un homme qu'il ne connaissait pas. C'était un personnage de haute taille, maigre et vêtu de noir de la tête aux pieds. Il avait un grand visage pâle avec des yeux fiers mais mornes et voilés par une sorte de brume. Sa barbe était grise, ses cheveux étaient blancs.
Monsieur de Chaves s'était relevé tout étourdi, mais l'aspect de cet inconnu fouetta sa double ivresse et lui rendit une partie de son sang-froid.
—Qui êtes-vous? demanda-t-il avec hauteur.
L'inconnu ouvrit sa large redingote et en retira deux épées, dont il jeta l'une sur le parquet aux pieds de monsieur le duc.
—Mon nom importe peu, dit-il. Voici bientôt quinze ans, vous m'avez pris ma femme au moyen d'une lâche tromperie. Dès ce temps-là vous auriez pu lui rendre son enfant qui est le mien. Vous l'avez épousée par un mensonge après vous être fait veuf par un assassinat: vous voyez que je sais votre histoire. Et maintenant, je vous surprends luttant contre cette même enfant, devenue jeune fille, non pas comme un homme, mais comme une bête féroce. Comme une bête féroce j'aurais pu vous abattre, moi surtout qui ai oublié bien longtemps d'où je sors. Mais en touchant une épée, je me suis souvenu de ma qualité de gentilhomme. Défendez-vous!
Le duc l'avait écouté sans l'interrompre. En l'écoutant, loin de relever l'épée, il s'était rapproché d'une console placée entre les deux fenêtres et dont la tablette supportait diverses armes.
Il y prit un revolver et l'arma.
—Je vais me défendre, dit-il, mais contre un visiteur de nuit qui refuse de dire son nom, je pense avoir le choix des armes.
Il visa. Un premier coup partit. L'étranger eut un tressaillement.
Monsieur le duc fit virer froidement son revolver, arma et visa de nouveau.
L'étranger avait fait un pas vers lui.
Monsieur le duc tira; mais à peine le coup eut-il retenti que le revolver s'échappa de sa main fouettée par l'épée.
L'étranger avait encore tressailli.
Le duc voulut saisir une machette sur la console; un second coup de plat d'épée lui fit lâcher prise.
Il bondit avec un cri de rage jusqu'à l'autre extrémité de la chambre, où pendait une carabine de chasse. L'étranger ramassa l'épée qui était à terre; il rejoignit le duc au moment où celui-ci armait vivement la carabine et, lui plaçant la pointe de son arme au nœud de la gorge, il lui dit:
—Lâchez cela et prenez ceci, ou vous êtes mort!
Il lui tendait la garde de la seconde épée.
Le duc obéit enfin, faute de pouvoir faire autrement et, sans prendre posture, il lança un coup à bras raccourci dans le ventre de l'étranger qui para sur place et dit encore:
—Mettez-vous en garde.
Le duc se mit en garde et son dernier juron fut coupé en deux par un coup droit qui lui traversa la poitrine.
La porte se rouvrit en ce moment et la duchesse de Chaves entra. Elle s'était traînée à genoux tout le long du corridor. Justine qui reprenait ses sens parcourut la chambre d'un regard égaré.
Il y avait un homme mort: le duc de Chaves, et un autre homme qui se tenait debout immobile auprès de lui, serrant encore son épée sanglante dans sa main.
—Justin! dit madame de Chaves en un grand cri. Puis elle ajouta:
—Ma fille! ton père! ton père!
Elle aida Justine à se relever, et toutes deux revinrent à l'étranger qui souriait doucement, mais semblait avoir peine à se soutenir.
—Justin! répéta la duchesse, Dieu t'a envoyé...
—Mon père! c'est mon père qui m'a sauvée!
Justin souriait toujours et les contemplait en extase. Il chancela, puis s'affaissa dans leurs bras aussitôt qu'elles l'eurent touché.
Monsieur le duc était un tireur habile. Les deux balles de son revolver avaient porté.
Le lendemain, l'hôtel de Chaves était une maison déserte. À l'extérieur, au contraire, soit dans le faubourg Saint-Honoré, doit dans l'avenue Gabrielle, tous les badauds du quartier semblaient s'être donné rendez-vous.
Il y avait, Dieu merci, matière à chroniques et à bavardages. Le corps de monsieur le duc avait été retrouvé percé d'un coup d'épée au milieu de sa chambre à coucher. Le lit était défait, quoiqu'on n'y eut point couché, les meubles étaient dérangés, et un revolver tombé à terre avait tiré deux de ses coups.
Les Noirs et les autres domestiques interrogés avaient répondu que certains bruits s'étaient fait entendre dans la nuit, mais qu'à l'hôtel de Chaves, quand monsieur le duc rentrait ivre vers le matin, on était habitué à entendre toutes sortes de bruits.
Ce n'était pas tout, cependant. Le caissier et le sous-caissier de la Compagnie brésilienne s'étaient éveillés fort tard au milieu d'un véritable ravage. La caisse était forcée, et il y manquait une somme considérable.
Ce n'était pas tout encore. Dans le pavillon en retour sur le jardin, une pauvre jeune femme, madame la marquise de Rosenthal, attaquée sans doute par les malfaiteurs, avait passé la nuit garrottée et bâillonnée.
Enfin, sous les bosquets des Champs-Elysées, en face du jardin de l'hôtel, une large trace de sang restait, malgré la pluie, et indiquait un ou plusieurs meurtres. Mais, ici, on avait cherché en vain le corps du délit.
Les badauds se racontaient les uns aux autres ces divers détails tragiques et passaient, en somme, une agréable journée.
La justice informait.
Dans l'appartement du jeune comte Hector de Sabran, assez bien remis du coup de canne plombée qui l'avait terrassé la veille, sous les arbres du quai d'Orsay, nous eussions rencontré tous les personnages de notre drame, rassemblés autour du lit de Justin de Vibray.
Le chirurgien venait d'extraire la seconde balle et répondait désormais de l'existence du blessé.
C'était Médor qui avait servi d'aide pendant l'opération.
Toute la matinée on avait craint que Justin ne survécût point à l'extraction des balles; aussi, à tout événement avait-il voulu mettre d'avance la main de mademoiselle Justine de Vibray, sa fille, dans celle d'Hector de Sabran.
Maintenant il dormait paisiblement, tandis que Lily et Justine, les yeux mouillés de larmes heureuses, penchaient leurs sourires au-dessus de son sommeil.
Échalot et madame Canada regardaient cela, et la célèbre Amandine, parlant au nom de la communauté, disait avec fierté mais la larme à l'œil:
—On sait se tenir à sa place. Nous n'appartenons pas à la même catégorie dans les castes de la société moderne, par conséquence on fera en sorte de ne point se rendre à charge à des personnes qui n'oseraient pas nous dire: fichez-nous le camp, par suite des sentiments de leurs cœurs généreux.
—Mais néanmoins, ajouta Échalot dont la pauvre voix tremblait, on sollicite la permission d'assister dans un coin au mariage d'abord et puis au baptême... en plus, de venir tous les ans voir un peu comment se porte notre ancienne fille.
Post-scriptum. Quant à monsieur le marquis Saladin de Rosenthal, nous verrons quelque jour peut-être comment il employa l'argent de la Compagnie brésilienne, et sur quel noble théâtre il eut l'honneur de s'étrangler en avalant son dernier sabre.