L'avaleur de sabres: Les Habits Noirs Tome VI
XVIII
Fin des mémoires d'Échalot—Le premier roman de Saphir
«Je fus longtemps à prendre mon parti de cette séparation. Pendant des années, Similor avait été toute ma famille; je ne pouvais penser sans attendrissement à notre jeunesse romanesque et aux jours difficiles que nous avions traversés ensemble.
«La sensibilité est mon plus grand défaut, et je mourrai sans avoir pu m'en défaire. Les avantages extorqués par Saladin ne me laissèrent point de rancune, et madame Canada eut bien raison de me faire une querelle domestique quand, répondant à ses plaintes, je m'écriai malgré moi:
«—Quel talent et comme il s'exprime avec facilité!
«Ma compagne me pardonna par la joie qu'elle avait de leur départ. Cette joie me sembla d'abord dénaturée; mais au bout de quelques semaines, je fus bien forcé de me rendre à l'évidence.
«Si l'absence d'Amédée et de Saladin laissait un vide dans mon cœur, l'effet contraire était produit dans notre caisse; je ne sais pas comment ils me volaient, quand ils étaient avec nous, mais dès que nous eûmes perdu l'honneur de leur compagnie, le niveau de nos bénéfices s'accrut dans une proportion vraiment surprenante.
«Il y eut un autre résultat bien plus précieux pour nous. Le caractère de notre chère enfant devint plus communicatif et plus tendre; il semblait dans les premiers jours que nous l'eussions délivrée d'une grande terreur.
«Et pourtant, à différentes reprises, elle manifesta un certain regret du départ de Saladin, son maître. Elle avait en lui, au point de vue de ses études, une excessive confiance, et quand nous lui proposâmes, car notre position nous permettait désormais cette dépense, de lui donner une maîtresse ou une institutrice, elle repoussa cette offre péremptoirement.
«C'est à peu près tout ce que j'ai à enregistrer pour le quart d'heure. Mademoiselle Saphir a maintenant quatorze ans et son succès dépasse tout ce qui a été vu sur les plus grands théâtres des principales capitales de l'Europe. Son talent n'est égalé que par sa modestie.
«Elle continue ses études toute seule, lisant non plus les petits romans que ce coquin de Saladin se procurait en location, mais des livres d'histoire et de poésies, composés par les premiers auteurs.
«Moi et madame Canada nous avions conçu la crainte de la voir nous mépriser à mesure qu'elle cultivait la distinction de son intelligence, mais c'est bien du contraire: plus elle va, plus elle est douce et tendre avec nous, et nous ne passons jamais une soirée sans remercier le bon Dieu qui nous l'a donnée.
«Cette première idée de prier le bon Dieu nous est encore venue d'elle. Je ne suis pas un cagot, madame Canada non plus, mais on dort plus tranquille quand, après avoir fait son ouvrage, on s'est mis à genoux l'un auprès de l'autre pour rendre grâce à l'Etre suprême.
«L'enfant demanda une fois à mon Amandine de la conduire à l'église; madame Canada me dit en revenant:
«—Elle a prié comme un chérubin, quoi! Ça m'a donné envie et j'ai fait comme elle. Les chiens regardent bien les évêques.
«Mademoiselle Saphir, après nous avoir embrassés, le soir de ce jour-là, s'assit sur les genoux de ma compagne et nous parla de choses et d'autres pendant quelques minutes; puis, se levant tout à coup, elle nous regarda bien en face et nous demanda:
«—Vous n'avez jamais connu ma mère?
«Nous restâmes tout confus; elle nous prit les mains et les rassembla dans les siennes.
«—Dites, dites! insista-t-elle, ne me cachez rien, ma mère est-elle morte?
«Ce fut Amandine qui répondit; moi je n'en aurais pas eu la force.
«Je ne pouvais détacher mes regards de cette belle et noble enfant, toute pâle de désir et de crainte, dont les grands yeux mouillés nous suppliaient.
«Mais d'où lui venait la pensée de sa mère? et pourquoi ce jour-là plutôt que la veille?
«Madame Canada lui dit l'exacte vérité; elle lui raconta en peu de mots l'histoire de son arrivée à la baraque, toute petite qu'elle était, dans les bras de Saladin adolescent.
«Pendant qu'Amandine parlait, Saphir faisait un effort violent pour se souvenir; on eût dit qu'elle était sur la trace d'une impression qui la fuyait sans cesse.
«Puis elle trembla, et pour la dernière fois nous l'entendîmes murmurer ces mots presque inintelligibles: «Maman, maman, maman....»
«Elle nous quitta, après avoir embrassé non seulement nos fronts, mais encore nos mains.
«Quand elle fut partie, Amandine, qui est le bon cœur des bons cœurs, me dit en essuyant ses yeux où les larmes revenaient malgré elle:
«—Si pourtant la mère vivait!
«Et depuis ce soir-là, nous avons parlé de la mère, nous deux, jusqu'à en radoter, la faisant ceci et cela, pauvre ou riche, jeune ou vieille et nous demandant si elle serait contente ou fâchée au jour où on lui dirait: «Voilà votre enfant».
«Avant de finir mes mémoires, je vais marquer une circonstance qui prouvera d'une part les sentiments inspirés par mademoiselle Saphir à un public idolâtre et, de l'autre, jusqu'à quel point d'honnêteté morale et incorruptible moi et madame Canada nous étions parvenus dans la fréquentation de notre bon ange.
«Au Mans, capitale du département de la Sarthe, nous donnâmes un nombre de représentations très suivies, remplaçant l'avalage et autres exercices démodés par une gymnastique plus en faveur, telle que trapèze et marche au plafond, le tout compliqué par deux vaudevilles dont nous avions la troupe assortie, capable de les jouer très convenablement.
«Le lundi de la Pentecôte, il vint un homme en bourgeois qui nous proposa de louer notre salle tout entière pour une institution, ou collège, tenue par des abbés et où étaient des jeunes gens nobles de la localité. On nous invita à ne montrer que des tableaux dignes de cette jeunesse vertueuse, et sur ce que ma compagne demanda si les abbés désiraient voir mademoiselle Saphir, le monsieur répondit:
«—C'est pour elle que se fait la partie.
«Voilà donc qui est bien, nous épluchons les vaudevilles et nous donnons une représentation à laquelle les petites demoiselles de la première communion auraient pu assister.
«Si bien que le directeur du collège vint nous en faire des compliments distingués à la fin du spectacle. Mais vous allez voir.
«Vers onze heures avant minuit, comme tout notre monde était en train de se coucher, voilà qu'on frappe à la porte de la baraque.
«—Qui va là? demanda madame Canada.
«—Le comte Hector de Sabran, répondit une jolie petite voix qui essayait de se faire bien mâle, mais qu'on eût dit appartenir à une demoiselle.
«—Et qu'est-ce que vous voulez? demanda encore ma compagne.
«—Je veux parler au directeur pour une affaire importante.
«Amandine ouvrit à tout hasard; nous n'avions ni à craindre les voleurs, ni à redouter une visite; nous étions installés comme des princes.
«On fit entrer monsieur le comte Hector de Sabran dans notre chambre à coucher, et quoiqu'il fût en habit de ville, je reconnus en lui du premier coup d'œil un des élèves du collège ecclésiastique.
«C'était un beau petit homme de dix-sept à dix-huit ans, campé comme un jeune premier des meilleurs théâtres, joli à croquer, et pas trop déconcerté pour la circonstance.
«—Monsieur le directeur, me dit-il en tenant la tête haute mais avec un pied de rouge sur la joue, je suis le plus fort élève en gymnastique de toute l'institution; je fais mieux le trapèze que votre bonhomme, et si vous me voyiez exécuter au tremplin le saut périlleux double, ça vous ferait plaisir. Je ne suis pas content de mes professeurs; je me destinais à l'École polytechnique, mais j'ai changé d'avis. Je suis orphelin; dans quatre ans, je serai maître de ma fortune; je vous propose de m'engager chez vous, et comme j'ai l'honneur d'être gentilhomme, au lieu de recevoir des appointements, c'est moi qui vous en donnerai.
«Cette dernière phrase fut débitée d'un véritable ton de grandeur.
«Le lecteur peut rire s'il veut, mais il arrive des choses pareilles en foire, et tout le monde ne s'y conduit pas avec la même délicatesse que moi et madame Canada.
«J'interrogeai le jeune homme avec adresse et je n'eus pas de peine à découvrir qu'il était passionnément amoureux de notre chère fille, dont il nous demanda même la main honnêtement.
«Madame Canada me pinça le bras et me dit à l'oreille:
«—Voilà le bal qui s'entame! Désormais ils vont tous venir à la file et ça n'en finira plus!
«Moi je songeais avec une douce mélancolie aux premiers battements de mon jeune cœur dans les temps jadis. L'adolescence m'intéresse et si j'avais pu espérer que le comte Hector de Sabran serait devenu par la suite l'époux légitime de mademoiselle Saphir, j'aurais éprouvé de la satisfaction à favoriser son amour en tout bien tout honneur.
«Mais pas de danger! J'ai vu aux théâtres du boulevard trop de pièces historiques, tirées des archives et autres, où les nobles abusent de la vertu des chastes jeunes filles du peuple.
«Je répondis à monsieur le comte avec politesse mais fermeté que mes principes ne me permettaient pas d'accueillir son offre.
«Comme il essayait de me séduire avec douze louis qu'il avait, sa montre en or et une pipe d'écume, montée semblablement du même métal, je le pris par le bras et, me servant de ma force supérieure, je le reconduisis jusqu'à son institution.
«Amandine m'approuva quoiqu'elle convînt avec moi que ce jeune comte était joli homme et qu'il eût fait un fier mari pour notre trésor, par la suite.
«La jeunesse du temps présent est astucieuse et apprend de bonne heure ce que parler veut dire. Je ne sais comment monsieur le comte Hector de Sabran s'y prit, mais mademoiselle Saphir reçut plusieurs lettres de lui et je la surpris une fois contemplant un portrait qui était, ma foi, fort ressemblant, où je reconnus la moustache naissante de monsieur le comte.
«Nous quittâmes Le Mans, et comme bien vous pensez ce fut une affaire finie.
«Il y a déjà du temps de cela, et présentement nous sommes en route pour Paris.
«Ce sera notre dernière campagne. Quand Paris aura vu mademoiselle Saphir, nous l'établirons de manière ou d'autre. Moi et madame Canada, nous sommes bien déterminés à donner notre démission générale d'artistes, afin de remuer ciel et terre pour retrouver les parents de l'enfant s'ils sont en vie, ou qu'elle connaisse au moins leurs tombes s'ils sont morts.
«Nous avons des moyens pour ça outre la marque dont j'ai parlé déjà qui est une précaution de la destinée.
«Mais si la chose manquait, ça n'empêcherait pas la jeune personne d'avoir un nom et une aisance. Moi et Amandine, nous avons nourri un projet enfanté dans nos insomnies et qui s'exécutera, s'il est corroboré par la consultation d'un homme de loi. C'est d'aller à l'autel cimenter une liaison à quoi ne manque que le légitime. On a droit de mentionner sur les registres qu'on reconnaît son enfant préalable. Notre enfant est mademoiselle Saphir.
«En cas de décès ou introuvabilité des vrais parents, ça serait encore un pis-aller qui contenterait bien du monde, car nous avons plus de trente mille écus de côté, et on quitterait le nom de Canada, galvaudé en foire, pour prendre celui d'Échalot, plus propre au commerce et à l'industrie.
«Voilà, on se fait vieux, on joue de son reste, mais moi et Amandine on est unanime pour vouloir que notre dernière apparition dans Paris éblouisse la capitale. Nous en avons les moyens et rien ne sera négligé dans le but de laisser un souvenir célèbre parmi les artistes en foire. J'ai l'affiche toute prête à coller en ces termes:
«Mademoiselle Saphir, première danseuse du prestige d'élévation, supérieure à madame Saqui dans un genre nouveau, renonçant à ses succès de province après fortune faite, a bien voulu, d'après la demande générale des amateurs, donner, à Paris, douze représentations seulement, après quoi, prenant définitivement sa retraite à l'âge inusité de quinze ans passés, elle disparaîtra comme un météore.»
Fin des mémoires d'Échalot Échalot, que nous vîmes dans un autre récit réduit à cette extrémité de faire vacciner son nourrisson Saladin pour avoir trois francs à la mairie, ne se vantait point aujourd'hui: il avait bien réellement mis de côté plus de cent mille francs et son établissement, roulant vers Paris, excitait partout l'admiration sur son passage.
C'était un monument. Le pauvre bidet Sapajou, décédé à la peine, au temps de l'ancienne et misérable baraque, était remplacé par trois magnifiques chevaux de roulage qui traînaient une gigantesque voiture haute et large comme quatre omnibus. Sur le devant il y avait un vaste cabriolet où madame Canada, pomponnée de la façon la plus cossue, jouissait des agréments de la route en compagnie de son Échalot et des principaux patriciens de sa troupe.
Le fretin suivait à pied pour ne pas fatiguer les beaux percherons qui semblaient tout fiers de traîner un si considérable équipage.
Au centre de longueur de l'immense carriole, non loin de la cabine qui servait de retraite au couple Canada, il y avait un réduit charmant qui était le domaine particulier de mademoiselle Saphir.
Je dis charmant, parce que c'était Saphir elle-même qui en avait disposé le simple et frais arrangement.
Il y a des êtres privilégiés que la contagion du burlesque ne gagne jamais, comme il y a des choses assez poétiques, assez belles pour ne pas craindre le contact du ridicule.
Vous avez tous vu des roses dans les cheveux d'une femme lourde ou laide; la femme restait laide et lourde, et la rose n'en était pas moins belle. Vous avez tous admiré au fond, au plus profond d'un intérieur bourgeoisement comique, quelque jeune fleur animée, portant haut, sans le savoir, sa distinction native, svelte comme un rêve de Goethe, suave comme un soupir de Weber. Il faut un cadre la plupart du temps aux choses jolies; les choses belles valent indépendamment de ce qui les entoure et parfois même le caprice du contraste ajoute un charme imprévu à leur perfection.
La retraite de Saphir s'ouvrait sur le côté de la voiture par une petite fenêtre drapée de rideaux de soie. À l'intérieur, il y avait un lit, un petit divan, un métier à broder et une table avec quelques livres. À la cloison pendaient une paire de fleurets et une mandoline espagnole abondamment incrustée de nacre. Dans la ruelle du lit, on voyait une image de la Vierge.
Saphir avait bientôt seize ans, elle était grande, élancée, et, malgré son prodigieux talent de danseuse de corde que nous n'avons pas à nier, sa taille gardait cette grâce indolente qui semble exclure la violence des mouvements. Elle était belle à la fois ingénument et noblement; ses traits, d'une pureté admirable, avaient encore quelque chose des gaietés enfantines, et pourtant l'aspect général de sa physionomie laissait dans l'esprit une saveur rêveuse et même mélancolique.
Cela venait surtout de ses grands yeux bleus, profonds mais distraits, et qui semblaient regarder au-delà des choses de la vie.
Saphir dansait devant le public grossier de la foire depuis qu'elle se connaissait; elle n'éprouvait à cela ni plaisir ni honte. Madame Canada avait perdu beaucoup de peine à vouloir lui inculquer l'orgueil du succès. Pour les oreilles de notre belle Saphir, les applaudissements étaient un vain bruit, parce qu'elle ne s'était jamais montrée sans être applaudie.
Ainsi en avait-il été de ses charmes, malgré certains enseignements suggérés par le trop zélé Saladin, jusqu'à ce jour où le collège ecclésiastique du Mans avait loué la salle tout entière. Depuis ce jour-là Saphir n'ignorait plus sa beauté splendide, et quoiqu'il n'y eût rien en elle qui pût motiver l'accusation de coquetterie, elle tenait chèrement à sa beauté.
Nous expliquerons d'un mot le côté de sa nature qui se posait vis-à-vis du ménage Canada comme une impénétrable énigme. Saphir avait un secret depuis sa plus petite enfance; elle pensait à sa mère, non point à cause des souvenirs confus qui lui étaient restés après sa maladie, mais d'après des souvenirs nouveaux et en quelque sorte factices qui étaient l'œuvre du prévoyant Saladin.
Il ne faut pas oublier que, dès les premiers jours, Saladin avait été chargé de l'éducation intellectuelle de Saphir. Dès les premiers jours, Saladin avait conçu un plan qui ne manquait pas d'une certaine adresse, mais que les circonstances et l'aversion instinctive de la jeune fille devaient faire avorter.
Saladin était un homme d'affaires et non point du tout un séducteur. Il méprisait les vices de son père qui ne rapportaient rien et professait hautement cette théorie que tout péché doit profiter à la bourse ou à la position du pécheur.
—Le monde, disait-il, quand il était en humeur de philosopher, est plus grand que la baraque, mais tout pareil. La question est toujours d'avaler des sabres; seulement à la baraque ça rapporte trente sous par jour, et dans le monde on peut trouver par hasard une ferraille à manger qui vous fait tout d'un coup millionnaire.
Saladin s'était dit: mon histoire avec la petite m'a valu cent francs qui ont été mangés par papa Similor. Papa Similor me le payera, mais ce n'est pas la question. Le beau, ce serait de gagner une fortune avec le regain de l'affaire, en ramenant la petite à sa famille ou en l'exploitant de tout autre manière. On pourra voir.
La mère de Petite-Reine n'était pas riche, Saladin s'en doutait bien; mais il y avait un personnage qui l'avait frappé vivement et dont la mémoire restait en lui comme une promesse des contes de fées: c'était l'homme au teint basané, à la barbe noire, qui lui avait donné 20 francs, au guichet de la rue Cuvier.
Saladin regrettait amèrement de n'avoir pas fait affaire avec celui-là tout de suite.
Patient de caractère, trafiquant dans l'âme et sacrifiant résolument le présent au profit de l'avenir, Saladin regardait Petite-Reine comme un des mille et un semis qu'il mettait en terre au hasard pour les récoltes futures.
Il lui avait parlé de sa mère tout d'abord, c'est-à-dire aussitôt que l'enfant avait pu le comprendre; il l'avait fait mystérieusement, à mots couverts et calculés pour entretenir dans un état perpétuel d'éveil et de désir l'imagination de la fillette.
Il lui avait fait entendre que c'était là un grand secret, et il ne faut pas chercher ailleurs l'origine de la bizarre influence que Saladin avait gardée sur mademoiselle Saphir, malgré l'antipathie naturelle de la jeune fille.
Cette antipathie avait fait explosion un jour que Saladin, non point par galanterie, mais par intérêt, avait essayé d'aller trop loin et trop vite.
Ce fut la cause de son départ. Cette fois-là, comme il le dit lui-même à son père, il avait avalé le sabre de travers.
Chose singulière, le départ de Saladin avait laissé un grand vide dans l'existence de Saphir, mais ce vide pouvait s'exprimer par un mot qu'elle ne disait jamais qu'à elle-même: ma mère.
La grande voiture Canada roulait donc sur le chemin de Paris.
Le soleil s'en allait baissant sur la droite de la route, derrière les larges massifs de la forêt de Maintenon. C'était une chaude journée d'été; une pluie d'orage, qui avait abattu la poussière, laissait de brillantes gouttelettes aux feuillées de ronces qui bordaient les champs.
Mademoiselle Saphir était sur son petit divan, la tête appuyée sur sa main que baignaient les grandes masses de ses magnifiques cheveux blonds. À ses pieds gisait une broderie commencée qui avait glissé de ses genoux.
Elle rêvait, mais non point au hasard et toute seule; elle rêvait après avoir lu et relu trois lettres fatiguées et froissées qui sans doute avaient pour elle un incomparable intérêt.
Elle les tenait toutes les trois dans sa main mignonne ouverte en éventail et recouvrant à demi un quatrième carré de papier, qui était une carte photographiée.
Ces trois lettres et ce portrait étaient toute son histoire. Il ne lui était pas arrivé autre chose dans sa vie, à part le grand malheur qui la sépara de sa mère.
Aussi je ne sais par quelle association d'idées ce premier chapitre d'un roman enfantin qui, jamais sans doute ne devait avoir un dénouement, la reportait à la pensée de sa mère.
Elle ne savait rien; elle n'avait rien vu et d'ailleurs les jeunes filles ne rient pas volontiers des naïvetés qui se trouvent dans les déclarations des lycéens. La première missive de M. le comte Hector de Sabran avait été apportée, en grand mystère, à Saphir, le lendemain de la fameuse représentation, par un malheureux enfant qui nettoyait les quinquets du théâtre; elle ressemblait un peu à la seconde qui ressemblait beaucoup à la troisième, et toutes les trois disaient à la jeune fille qu'elle était belle, charmante, adorable, qu'on l'aimerait à deux genoux, qu'on n'aurait jamais d'autre femme qu'elle.
La troisième contenait le portrait de monsieur Hector, et nous savons que ce jeune gentilhomme n'était pas du tout un menteur, puisqu'il avait fait dans les formes au ménage Canada la demande de la main de mademoiselle Saphir.
Celle-ci n'avait éprouvé aucune espèce de scrupule à recevoir et à lire les lettres; l'envoi de la photographie l'avait surtout enchantée. Elle n'avait pas remarqué monsieur Hector à la représentation, mais sur le papier il lui plaisait au possible.
Ce fut tout pour le moment, mais il y avait trois ans de cela, et mademoiselle Saphir, qui avait revu Hector une fois, relisait encore les lettres en contemplant le portrait. Le portrait avait embelli.
Et pourtant ce joli monsieur Hector avait donné en quelque sorte le signal d'une ère nouvelle. Comme si beaucoup de gens eussent pris à tâche de l'imiter, à dater de ce moment et tout le long de ces trois années, mademoiselle Saphir avait reçu des quantités incalculables de billets doux et même de madrigaux rimes à la provinciale.
Le ménage Canada n'était pas sans être flatté par cette averse de déclarations. Échalot et sa compagne se disaient: avec les principes qu'on lui avait donnés, elle ne fera pas la cabriole, et l'empressement de la jeunesse autour d'elle est d'un bon augure pour la facilité subséquente de son mariage sérieux.
Mademoiselle Saphir, elle, lisait quelquefois la première ligne des billets doux, mais rarement la seconde et n'allait jamais jusqu'à la signature.
—Hector m'a déjà dit tout cela, pensait-elle.
Et chaque amoureux nouveau lui faisait penser à Hector.
Il y avait dans l'une des missives d'Hector une de ces phrases banales que les jeunes filles prennent à la lettre:
«Quand même un sort cruel, disait le collégien, nous séparerait pendant des années, votre souvenir vivrait toujours dans mon cœur et jamais je ne cesserais de vous adorer.»
Le sort cruel ne les avait réunis qu'une fois depuis trois ans. Ce à quoi s'était occupé le cœur de monsieur Hector pendant ces trois ans, je ne saurais vous le dire, mais il est certain qu'aujourd'hui, par cette tiède et lumineuse soirée d'été, mademoiselle Saphir avait des larmes dans les yeux en contemplant la photographie de monsieur Hector.
Ses lèvres roses, qui s'entrouvraient comme le calice d'une fleur, laissaient tomber des paroles dont elle n'avait point conscience.
Elle disait:
—Paris! si je retrouvais ma mère à Paris, et s'il connaissait ma mère! car c'est un comte et ma mère est peut-être une grande dame.
La route de Versailles à Chartres, dans un paysage remarquablement beau, passe sous l'aqueduc de Maintenon, et tout de suite après rencontre une large allée qui conduit en forêt.
Saphir ne regardait pas le paysage. Il est diverses sortes de natures poétiques, ou plutôt l'élément poétique se modifie avec le temps chez les mêmes natures. Saphir n'en était pas encore aux émotions que fait naître la vue d'une belle campagne. Saphir restait prise par les lettres et par le portrait.
Tout à coup un grand bruit de roues se fit dans l'avenue qui descendait en forêt, et juste au moment où l'arche Canada passait au trot solennel de ses percherons, une élégante calèche découverte tourna au galop l'angle de la route.
Dans la calèche, qui portait un écusson timbré de la couronne ducale, il y avait une femme jeune encore et d'une beauté si attrayante que Saphir, pour l'avoir seulement entrevue, bondit à la fenêtre de son réduit.
Auprès de la jeune femme emportée par le galop de ses chevaux et qu'on n'apercevait plus déjà que par-derrière, donnant ses cheveux blonds au vent sous l'abri de son ombrelle blanche, s'asseyait un homme d'un certain âge à la figure fortement basanée, qui se tenait immobile et droit. Ses cheveux très noirs et sa barbe de même couleur étaient chinés de plaques grisonnantes.
Saphir vit tout cela et le remarqua je ne sais pas pourquoi. Elle ne l'aurait pas si bien remarqué si son regard fût tombé tout de suite sur un beau et fier jeune homme à cheval qui caracolait de l'autre côté de la calèche, causant et riant avec la grande dame.
Dès que mademoiselle Saphir eut aperçu ce jeune homme, elle ne vit plus rien; sa joue devint pâle comme le marbre, ses mains blêmies se joignirent et elle tomba faible sur ses genoux en balbutiant:
—Hector! c'est Hector!
C'était Hector, en effet, le comte Hector de Sabran.
Il accompagnait, sur la route de Paris, M. le duc et Mme la duchesse de Chaves.
XIX
Le marquis Saladin
Saladin n'avalait plus de sabres autrement qu'au figuré. Il avait fait ses débuts sur ce grand théâtre où depuis si longtemps il rêvait sa place marquée. Il était—négociant—à Paris.
Les négociants comme lui abondent tellement dans la capitale des civilisations modernes que j'éprouve une sorte de pudeur à spécifier le commerce qu'il faisait.
Il était faiseur comme Mercadet, mais faiseur d'assez bas étage, et n'avait pu jusqu'à présent percer sa coque de coulissier.
Il était connu, pourtant, trop connu aux abords de la Bourse et devant le passage de l'Opéra, où ce Marseillais qui classe les petits loups-cerviers disait de lui:
—Il a du bagou, du feu; il piaffe bien, mais on dirait toujours qu'il avale des sabres.
Ce Marseillais a donné des surnoms à trente ou quarante diplomates véreux dans Paris. C'est sa spécialité. Le sobriquet d'avaleur de sabres, d'autant plus curieux que personne, sur le boulevard, n'avait connaissance de l'ancien métier de monsieur le marquis, lui resta.
J'avais oublié de dire que Saladin, par une de ces maladresses qui gâtent les habiletés de théâtre et de province, s'était fait marquis.
C'était de trop. Un marquis brocanteur n'inspire de confiance que quand il escamote des millions.
Et Saladin n'en était pas là. Il opérait petitement, demeurait au cinquième étage et n'avait qu'un seul luxe: son valet de chambre.
C'était un valet de chambre assez laid et déjà vieux qui traînait sa livrée trop mûre dans tous les cabarets borgnes du quartier Montmartre. Il était beau parleur, presque autant que son maître, dont il racontait la romanesque histoire à tout venant.
Le jeune marquis de Rosenthal était, selon son éloquent valet de chambre, le rejeton d'une antique famille d'Allemagne. La description du château à tourelles, à donjon et à pont-levis, où monsieur le marquis avait reçu le jour, durait dix minutes.
L'histoire variait souvent dans ses détails, mais le thème restait à peu près celui-ci:
Monsieur le marquis avait eu une jeunesse malheureuse à cause de son amour pour sa mère, illustre Polonaise victime d'un mari prussien. Son père l'avait chassé dès l'âge de quatorze ans, et le jeune Frantz de Rosenthal avait dès lors parcouru l'Europe, soutenu par des envois d'argent qu'il devait à la sollicitude de sa mère. Il avait ainsi perdu tout à fait l'accent allemand, et s'était fait une réputation de brillant cavalier dans diverses cours de l'Europe.
Malheureusement sa mère avait fini par succomber aux cruautés de son méprisable époux, lequel avait coupé les vivres à Frantz de Rosenthal.
—Ce n'est qu'une éclipse momentanée, disait en finissant le valet de chambre qui s'appelait Meyer. Notre bourreau n'est pas immortel, et d'après l'ordre imprescriptible de la nature, monsieur le marquis est appelé sous peu à jouir d'une fortune territoriale supérieure à l'apanage de la plupart des princes.
Je ne voudrais pas affirmer que Paris soit incapable de se laisser prendre encore à des plaisanteries de ce genre: on y vole beaucoup à l'américaine; mais notre ami Similor, sous son nom tudesque de Meyer, avait gardé à un si haut degré l'accent du vieux gamin de Paris, embelli par l'emphase du bonisseur en foire, que la confiance eût été véritablement sans excuse.
Il avait son genre d'esprit, ce malheureux Similor, il était habile à sa manière, et certes les préjugés ne le gênaient point: mais la chance lui manquait, selon son expression, excepté auprès des dames.
Monsieur le marquis de Rosenthal ne le traitait pas toujours, du reste, avec la déférence qu'on doit à un ancien serviteur. On avait vu le vieux Meyer jeté dehors, après une querelle où il avait soutenu peut-être son opinion un peu trop vivement, passer la nuit à la belle étoile ou dans ces cabarets secourables du quartier des halles qui ne ferment jamais.
Mais il revenait le lendemain matin, et son jeune maître n'avait pas tout à fait mauvais cœur, puisqu'il le reprenait toujours.
D'autres fois, il est vrai, des fournisseurs entrant à l'improviste avaient surpris monsieur de Rosenthal et son Meyer assis à la même table et fumant et trinquant fraternellement.
Il en était ainsi ce soir—un soir du mois d'août 1866-, au moment où nous entrons dans le domicile modeste où végétait monsieur le marquis, en attendant l'immense héritage de ses pères.
C'était une chambre mansardée, située dans la rue Neuve-Saint-Georges et meublée assez proprement. Deux autres petites chambres complétaient un appartement de sept cents francs par an, sur le loyer duquel monsieur le marquis devait trois termes.
La table était servie, c'est-à-dire qu'il y avait sur un journal financier, servant de nappe, diverses bribes de charcuterie, un morceau de fromage, du pain et deux litres de vin sans bouchons.
Meyer-Similor mangeait, le marquis Saladin de Rosenthal se promenait lentement de long en large, les mains croisées derrière le dos.
C'était maintenant un homme de vingt-huit à trente ans, mais sa taille grêle lui gardait une apparence plus jeune; il était de ceux qui, plutôt grands que petits, n'ont pas l'air d'atteindre à la taille moyenne. Bien des gens l'auraient trouvé fort joli garçon; il avait des cheveux abondants, d'un noir luisant, qui coiffaient bien un front assez vaste et plus blanc que l'ivoire. Son nez était droit et mince, sa bouche trop large avait une certaine grâce dans le sourire, mais le regard de ses yeux, ronds comme ceux des oiseaux, produisait un effet pénible, aussi bien que la blancheur, particulière de sa peau, où nulle trace de barbe ne paraissait.
Quant à Similor, c'était toujours le même bonhomme à la physionomie naïve et futée, tout en même temps, et imperturbable dans le solide contentement qu'il avait de soi-même.
—Vois-tu, petiot, disait-il en broyant vigoureusement sa nourriture, rien ne m'ôterait de l'idée que tu as du talent, puisque tu es mon fils naturel, mais tu as manqué ton coup dans Paris depuis trois ans et plus, c'est certain. Nous sommes brûlés sans avoir travaillé; les gens me rient au nez quand je reprends la guitare de ta noble origine. Aurait mieux valu se faire tout uniment petit bourgeois et ne pas rester manchot.
Saladin arrêta sa promenade et fixa sur lui ses yeux ronds avec une expression de sincère mépris.
—J'ai mon idée, prononça-t-il tout bas.
Similor siffla un verre de vin bleu et se permit de hausser les épaules.
—J'ai mon idée, répéta Saladin qui fit un pas en avant. Il y a des gens forts, et il y a des mazettes, c'est connu. Tu as fait mille et un coups dans ta vie et tu es le dernier des derniers. Pourquoi?
Similor se redressa et ouvrit la bouche pour protester.
—Tais-toi! ordonna rudement Saladin. Tu as de l'esprit comme ceux de ton temps, pour dire des niaisoteries et faire rire les imbéciles; moi je suis de mon époque: un homme sérieux; je ne ferai jamais qu'une affaire, et cette affaire-là sera ma fortune.
Il tourna sur ses talons et se remit à marcher.
Similor, sans perdre une bouchée, le suivait du coin de l'œil. Sa physionomie était à peindre. On y eût trouvé de l'humilité parmi son orgueil et, au milieu de son mépris pour ce fanfaron qui venait de perdre trois années à s'efforcer vainement, je ne sais quelle attente involontaire et mystérieuse où il y avait une pointe d'admiration.
Il pensait:
—Étant tout petit, il avait des trucs étonnants, et si tout de même c'était la vérité qu'il manigance un grand mystère! N'empêche, reprit-il tout haut, que si on n'avait pas eu l'annuité des Canada, on se brosserait le ventre.
—On a l'annuité des Canada, répondit froidement Saladin, et c'est par moi qu'on l'a. Leur maison est solide; le mois dernier, au lieu de cent francs, j'ai touché vingt louis.
Similor enfla ses joues.
—Et ça me passe sous le nez, alors, s'écria-t-il, quoique la rente soit due surtout à l'amitié de Damon et Pythias qui m'unissait à Échalot anciennement.
Saladin, au lieu de répondre, vint prendre sa place à table, et se versa un demi-verre de vin.
—J'ai causé avec mademoiselle Saphir aujourd'hui, dit-il négligemment.
Similor bondit sur sa chaise.
—Ils sont à Paris! s'écria-t-il.
—Depuis quatre jours, répliqua Saladin.
—Et tu le savais!
—Tu sais bien que je sais tout, bonhomme.
—Et tu ne le disais pas!
—Tu sais bien que je ne te dis jamais rien.
Il but son verre à petites gorgées, et le reposa sur la table avec un geste de profond dédain.
—Ça ne vaut pas le Johannisberg que nous buvions chez le margrave, mon illustre père, dit-il en riant. J'ai proposé à Saphir une bonne place.
—Celle-là n'a pas besoin de toi, riposta Similor; elle gagnera toujours ce qu'elle voudra.
Saladin essuya un coin de table avec le journal financier et s'accouda.
—Papa, dit-il, si tu avais un peu plus d'intelligence, tu me serais très utile, car tu as bonne volonté; c'est l'éducation qui te manque, et le sérieux: je ne ferai jamais rien de toi. Mais il y des moments, pas vrai, reprit-il avec plus d'animation, où l'on a besoin de s'épancher avec n'importe qui ou n'importe quoi...
—On parlerait à son chien! interrompit Similor amèrement. J'ai vu dans les pièces de théâtre bien des enfants dénaturés, mais jamais un de ta force, petiot.
L'œil d'oiseau de Saladin était fixé sur lui avec une complète sérénité.
—Tais-toi, fit-il encore, on a un cœur. Quand j'aurai les millions, tu seras mon concierge pour le restant de tes jours.
Similor emplit son verre jusqu'au bord.
—Allons, dit-il, étouffant un soupir et faisant de son mieux pour sourire, tu es drôle tout de même, petiot, et j'avais aussi à ton âge le caractère d'un damné farceur. Attrape seulement les millions et puis nous verrons. Quelle place as-tu offerte à mademoiselle Saphir? Saladin réfléchissait.
—C'est une histoire à compartiments, murmura-t-il. Faut des mathématiques pour s'y retrouver, par moments. J'ai mon idée, claire comme un soleil, et puis il y a tant et tant de détails que tout à coup je m'y perds. On mange mal ici, c'est vrai, on boit de la piquette et on est logé comme des Auvergnats...
—En plus qu'on doit le loyer, insinua Similor.
—En plus qu'on doit le loyer, répéta Saladin, et pourtant j'ai arraché aux Canada, depuis trois ans, une quantité de dents qui t'étonnerait, ma vieille. En plus encore, sous l'apparence du chou blanc, j'ai réussi pas mal de brocantage dont le produit n'est pas entré à la maison.
—Où donc qu'il est le produit? demanda Similor, est-ce que tu aurais une affection en ville?
Son regard, qui raillait cette fois, caressait la joue imberbe de monsieur le marquis. Celui-ci ne broncha pas et répondit:
—Je ne sais pas trop si j'aime mademoiselle Saphir, ou si je la déteste. Depuis que le monde est monde, il n'y a jamais rien eu de si beau que cette gamine-là. La place que je lui ai offerte, la voici: fille d'une duchesse.
—Duchesse! comme nous sommes marquis?
—Fille unique d'une vraie duchesse avec plusieurs centaines de mille de livres de rentes.
—Et elle a refusé? demanda Similor sans trop d'étonnement.
—Elle a refusé!
—Parce qu'il aurait fallu épouser quelqu'un que je connais bien?
—Peut-être. Cette fille-là est aussi bête que belle. Si j'avais pu lui dire mon secret tout entier, je l'aurais eue à mes genoux... mais voilà tantôt quatorze ans que je monte ma mécanique, mon affaire, ma seule affaire, qui a commencé par les cent francs que tu m'as volés comme un imbécile, et qui finira par des coffres pleins d'or pour moi tout seul.
Saladin s'arrêta; à vue d'œil, Similor devenait de plus en plus attentif.
—Cause, petiot, cause, dit-il humblement en voyant que monsieur le marquis ne parlait plus. Épanche-toi. Tu viens de le dire, à moins que ce ne soit moi: c'est comme si tu bavardais avec ton chien. Je serai discret à l'égal de la tombe.
D'un geste théâtral Saladin piqua son doigt au milieu de son front.
—Tout est là, dit-il. C'est réglé comme un papier de musique: les tenants, les aboutissants, le dessus, le dessous, je tiens l'opération dans ma poche!
Similor rapprocha son siège, mais Saladin qui le couvrait de son regard fixe et effronté ajouta:
—Ce serait de l'hébreu pour toi; tu n'es pas de force à me comprendre.
Il y eut un silence pendant lequel Similor but deux bons verres de vin pour noyer sa rancune.
—Des fois, dit-il ensuite en tournant ses pouces, on ne mérite pas intégralement tout le mépris qu'on inspire. Je ne demande pas à être employé dans tes hauts calculs polytechniques, mais, s'il y avait un bout de rôle à trousser avec adresse, j'en ai, je crois, la capacité. Il est sûr que tu as ton idée, petiot; tu viens de te révéler à ton père sous un aspect nouveau et intéressant. Je devine que la mère de mademoiselle Saphir est en jeu.
Saladin, à ce dernier mot, lui lança un regard si aigu que Similor éprouva comme un choc électrique.
—Touché! pensa-t-il. Un joli coup droit.
Il ajouta modestement:
—Voilà! En dehors de laquelle appréciation je n'y vois goutte, petiot, et tu gardes la totalité de ton secret.
L'expression de crainte qui était dans les yeux de Saladin s'effaça peu à peu. Sans doute il avait fait un retour sur lui-même, mesurant avec orgueil l'immense supériorité qui le séparait de son père. Il prit un air majestueux et clément.
—Papa, dit-il, je ne prétends pas que tu sois incapable de me donner un coup d'épaule à l'occasion. J'ai préparé l'affaire tout seul, largement et complètement, mais pour l'exécution il me faudra des aides, et c'est toi qui me les fourniras.
—Bravo! s'écria Similor.
Monsieur le marquis lui tendit la main avec bonté au travers de la table.
—As-tu conservé des relations avec les Habits Noirs? demanda-t-il en baissant la voix malgré lui.
—Non, répondit l'ancien saltimbanque, j'ai cherché et je n'ai pas trouvé. J'ai idée que la confrérie est allée à vau-l'eau.
—Tu te trompes, murmura monsieur le marquis.
Pour le coup, les yeux de Similor exprimèrent une surprise franchement admirative.
—Est-ce que tu serais là-dedans, toi, petiot? balbutia-t-il d'une voix émue.
—J'ai cherché, moi aussi, répliqua Saladin, et j'ai trouvé. Tu n'as pas beaucoup contribué à mon éducation, papa; mais dans tout ce que tu disais il y avait du moins une chose que j'écoutais. Ce qui regarde l'histoire du Fera-t-il jour demain[*] est resté gravé dans ma mémoire. Il y avait une idée, une forte idée, et il y avait des hommes aussi dans cette entreprise. Je sais l'histoire du Colonel mieux que toi, maintenant, et c'était un gaillard; quant à monsieur Lecoq, on ne rencontre pas souvent son pareil.
[* Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.]
—Ceux-là sont morts, dit Similor.
—Il y a longtemps, poursuivit monsieur le marquis, et c'est dommage. Tu me demandais tout à l'heure à quoi j'ai dépensé mes bénéfices? Il m'en a coûté bon pour retrouver ceux qui restent, car l'association a bien baissé et se cache, depuis la catastrophe de l'hôtel de Clare[*].
—J'étais là-dedans! murmura vaniteusement l'ancien saltimbanque.
—Ils ont l'air de peloter en attendant partie, reprit Saladin, mais l'association reste organisée comme autrefois. Le Père-à-tous est maintenant le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante.
—Connu, dit Similor. Pas fameux! Et les membres de la grande vente?
—Comayrol...
—Connu!
—Jaffret...
—Le bon Jaffret qui donne de la mie de pain aux petits oiseaux!
—Le Dr Samuel, le fils de Louis XVII...
—Et puis? fit Similor voyant que monsieur le marquis s'arrêtait.
—Et puis moi! dit tout bas Saladin après un silence. L'ancien saltimbanque se dressa comme un ressort et tendit ses mains en avant dans une dévote attitude.
—Cela n'est pas encore, poursuivit Saladin en souriant, mais il faut que cela soit: cela sera. Va me chercher une voiture, s'interrompit-il, ma tête s'échauffe et j'ai besoin de prendre l'air. Je veux, en outre, te dire quelque chose; tu viendras avec moi.
—Moi! murmura Similor, plus content qu'un hobereau du temps de Louis XIV qu'on eût fait monter dans les carrosses du roi; avec toi, petiot!
—Va! au galop.
Similor descendit les étages quatre à quatre, et Saladin se mit à parcourir la mansarde à grands pas. Il s'arrêtait chaque fois qu'il passait devant une petite glace, pendue entre les deux fenêtres, et s'y regardait en prenant des poses d'orateur.
—Les Canada sont à l'Esplanade pour les fêtes du 15 août, dit-il dès qu'il fut assis sur la banquette d'un coupé de place à côté de son «papa»: je suis allé de ce côté deux fois voir si ma tête est bien faite et si ma nouvelle tenue me change suffisamment.
—Avec un rien de moustache..., commença Similor.
—À quoi bon? interrompit monsieur le marquis. J'ai passé trois fois devant Cologne, j'ai allumé mon cigare à la pipe de Poquet, et ils ne m'ont pas reconnu.
—Et mademoiselle Saphir?
—J'ai trouvé mademoiselle Saphir comme elle sortait de la messe basse à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou; je lui ai offert mon bras, elle m'a dit: «Passez votre chemin.» Je me suis nommé. Elle m'a regardé par deux fois, puis elle a murmuré: «Vous êtes bien changé depuis le temps!» Je crois qu'elle avait quelque chose pour moi malgré tout, et que nous sommes tous les deux de même, ne sachant pas si nous avons envie de nous embrasser ou de nous mordre. Je lui ai défilé mon chapelet: des choses claires comme le jour et qui auraient séduit une momie. Elle m'a laissé aller jusqu'au bout, et puis elle m'a quitté le bras en me disant encore: «Passez votre chemin...»
Il soupira et ajouta:
—Ça vient de ce que je n'ai pas pu lui lâcher le secret tout entier.
Il était environ huit heures du soir. La voiture descendait vers les boulevards. Saladin posa sa main sur le bras de Similor et lui dit:
—Toi, tu vas comprendre ça: il y a dans Paris une femme à qui j'ai volé son enfant pour cent francs; elle était dans ce temps-là très pauvre et pour ravoir sa fille elle ne pouvait donner que son sang.
—Et tu n'avais pas besoin de son sang, dit Similor en affectant de railler.
—Tais-toi, dit pour la troisième fois le jeune homme, dont la voix tremblait d'émotion, le hasard arrange des machines qu'on n'inventerait pas. La femme dont je parle a épousé un duc dix fois millionnaire. Depuis quatorze ans, dans la sphère nouvelle où la fortune l'a placée, elle n'a pas passé une heure sans songer à sa fille, sans chercher sa fille, sans promettre à Dieu, aux saints et aux hommes sa richesse et sa vie en échange de sa fille! C'est une passion, c'est une folie qui grandit avec le temps.
—Et Saphir est sa fille? demanda l'ancien saltimbanque qui ne respirait plus.
Le fiacre avait traversé le boulevard et s'engageait dans la rue de Richelieu. Au lieu de répondre, Saladin donna l'ordre au cocher d'arrêter.
—Si j'avais dit à Saphir: vous êtes sa fille, murmura-t-il, je n'avais plus rien pour la tenir... Non, j'ai dû chercher autre chose.
Il descendit et Similor le suivit.
Tous deux s'arrêtèrent devant un magasin de modes, situé non loin de la rue Saint-Marc.
—Regarde, dit Saladin, la troisième jeune personne à droite... la blonde... la vois-tu?
—Je la vois.
—À qui ressemble-t-elle?
Similor hésita un instant, mais, la jeune fille ayant levé les yeux de son ouvrage pour regarder aux carreaux, il frappa ses mains l'une contre l'autre, et s'écria:
—Parole sacrée! elle ressemble à mademoiselle Saphir!
Saladin lui serra le bras fortement, et dit:
—Rentrons à la maison, ma vieille, j'avais peur de me tromper. Maintenant l'affaire est dans le sac, et nous sommes riches.
XX
Saladin reconnaît l'ennemi
Nous n'avons pas d'autre prétention que d'offrir Saladin au lecteur comme un animal très curieux, pris sur le fait avec ses côtés défaillants et ses côtés puissants. Il venait de la foire, ce pays joyeux et gouailleur; il n'était ni gouailleur ni joyeux.
Ces bonnes gens à l'aspect grotesque à qui nous avons coutume de jeter en passant un regard distrait et dédaigneux vivent dans un milieu pauvre, mais qui participe à la féerie. Neuf sur dix parmi eux croient pour un peu à leurs paillettes.
Saladin ne croyait à rien, et cependant il subissait avec une certaine énergie l'effet rétrospectif de l'oripeau. Il avait gardé, il devait garder toujours cette puérile vanité qui est un peu la maladie de tous les comédiens. Vous l'eussiez passé à la lessive sans lui enlever l'emphase qui est l'éloquence même des tréteaux.
Il se croyait pétri d'esprit et ne se trompait pas tout à fait; il avait du moins l'esprit d'intrigue au plus haut degré, la patience et la volonté.
C'était un petit homme, mais il y avait en lui quelque chose de tranchant comme l'éperon qui taille le chemin des navires dans les glaces.
Soit pendant qu'il était encore dans l'établissement Canada, soit depuis qu'il l'avait quitté, le travail solitaire opéré par lui peut sembler énorme, malgré son résultat incomplet. Il s'était fait à lui-même une éducation, mal dirigée sans doute et mal conduite, mais qui comprenait, en somme, tout ce qu'un civilisé doit savoir. Il était allé plus loin, ne doutant de rien comme tous ceux qui n'ont pas la plus légère idée des choses, il s'était imaginé qu'on pouvait connaître le monde en regardant autour de soi. Cette vérité que le monde n'est visible que d'un certain point, sous un certain angle et à travers un certain milieu, échappe à beaucoup de gens plus expérimentés que Saladin.
J'ai lu parfois dans les livres des descriptions de salons qui semblaient avoir été écrites en foire.
La prétention principale de Saladin, après tant d'efforts, était d'être un homme accompli au point de vue du monde. Il se comparait en lui-même à Alcibiade, pouvant parler toutes les langues et jouer tous les rôles; et, comme il s'observait lui-même sans cesse, il mesurait avec orgueil les différences de son langage quand il causait avec Similor, par exemple, ou quand il posait en sorcier dans le boudoir de Mme la duchesse de Chaves—car Saladin avait franchi le seuil d'une grande dame, et il était sorti vainqueur de cette épreuve.
L'aplomb consiste à ne pas voir les ridicules qu'on a. La timidité n'est qu'une clairvoyance plus ou moins exagérée qui donne à la vanité malade les apparences de la modestie, Saladin déguisé purement et simplement en homme du monde n'eût été qu'un comique d'assez bas étage, mais Saladin trouvant l'occasion de jouer au rose-croix bénéficiait de son ridicule même.
Les grandes douleurs sont crédules, les grandes passions sont superstitieuses. En face d'elles, il n'est souvent rien de tel que d'avaler des sabres. Tous les charlatans savent cela.
Il y a d'ailleurs dans le monde des choses plus faciles à exécuter par un sauvage que par un homme du monde, par cette raison toute simple que les aveugles ne sont jamais sujets au vertige.
Saladin devait réussir; il n'avait aucune des fantaisies qui allongent la route, aucun des besoins qui barrent le chemin. Il était très sobre, et ce frémissement qui fait vibrer la jeunesse à l'aspect d'une femme lui était complètement inconnu. Il n'allait pas par sauts et par bonds, son allure était l'amble qui dure, et il avait pour se tenir en haleine cette fièvre froide des vrais avares qui n'ont d'autre but que la possession même.
Saladin désirait l'argent pour l'argent; c'était un calculateur étroit, un ambitieux sage qui voulait amasser d'abord, pour arrondir ensuite son pécule, le doubler, le tripler, et ainsi de suite.
Ces avares naïfs deviennent rares; ils sont dangereux en ce qu'ils grattent leur trou avec une lenteur acharnée, comme le ver qui a raison du bois le plus dur ou la vrille qui perce jusqu'au fer.
Sa force était dans ce fait énoncé par lui-même et qui résumait l'exacte vérité: il n'avait jamais eu qu'une idée depuis l'âge de raison. Il suivait une affaire, romanesque au début, mais à laquelle sa persistance donnait une base réelle. Il avait travaillé en vue de cette affaire et non pas pour autre chose. Sa conduite vis-à-vis de mademoiselle Saphir, calculée avec une audacieuse prudence, se rapportait à son affaire. Dans les premières années qui suivirent l'enlèvement de Petite-Reine et alors que personne ne faisait attention à lui, il avait trouvé moyen de quitter plusieurs fois la baraque et de pousser des pointes jusqu'à Paris, accomplissant pour cela de véritables voyages.
C'était ici son élément: la petite ruse, le travail de furet. Il avait battu le quartier Mazas pouce à pouce, et, bien sûr de n'être pas reconnu, il était parvenu à savoir, par les voisins, par madame Noblet, par les bas employés du bureau de police, tout ce qui se pouvait apprendre au sujet de la Gloriette: son nom, le genre de vie qu'elle avait mené, son départ mystérieux, et jusqu'au nom, que personne ne savait, de l'homme qui l'avait enlevée.
Ceci était le principal, et c'était un chef-d'œuvre d'induction. Saladin avait un souvenir très vif de l'étranger qui l'avait arrêté au guichet de la rue Cuvier le jour du vol de l'enfant. D'après les récits des voisins, il ne doutait pas que cet homme fût l'auteur de l'enlèvement. Pour savoir son nom, il dépensa une semaine et tout l'argent qu'il avait à désaltérer le garçon de bureau du commissaire. Celui-ci ne pouvait lui apprendre ce qu'il ignorait lui-même, mais, à force de l'interroger, Saladin finit par tomber sur le mot de l'énigme.
Il y avait un homme qui avait proposé des primes pour activer la recherche de l'enfant, et cet homme s'appelait le duc de Chaves.
Saladin ne demanda plus rien et cessa de rôder dans le quartier Mazas.
Depuis lors il s'assit en face de cet unique problème: retrouver le duc de Chaves. Ses premières investigations le convainquirent d'un fait qu'il avait deviné: le duc de Chaves était puissamment riche.
Mais il avait quitté la France avec toute sa maison au mois de mai 1852, et Saladin, malgré toute sa diplomatie, n'avait aucun moyen d'explorer le Nouveau Monde où monsieur le duc s'était rendu.
Il patienta sans abandonner un seul instant son rêve. Le temps remplace l'outil. Un prisonnier peut desceller une pierre de taille avec un clou et couper un barreau d'acier avec un cheveu, s'il y met le temps.
La confrérie des artistes en foire, sans être organisée comme celle des francs-maçons, a des tenants et des aboutissants qui allongent parfois son pauvre bras jusqu'aux confins de l'univers. Tel hardi virtuose du trapèze traverse parfois l'océan, et l'homme à la poupée alla, dit-on, une fois jusqu'à la Nouvelle-Galles du Sud porter aux Australiens le bienfait de la ventriloquie.
Après des années de vains efforts, Saladin eut tout d'un coup les renseignements les plus complets sur cet inconnu, ce grand du Portugal de première classe, ce duc, parent de la maison royale de Bragance, dont il avait tout bonnement résolu de se constituer l'héritier.
Monsieur le duc de Chaves était marié en secondes noces à une Française qui avait le mal du pays. Il prenait ses mesures pour opérer la vente des immenses domaines qu'il possédait au Brésil, dans la province de Para, et songeait à revenir en Europe.
Ce fut un jour solennel dans la vie de Saladin; l'horizon fantastique de son plan se rapprochait à vue d'œil. Dans le paroxysme de sa joie il commit sa première et sa dernière imprudence.
Jusqu'alors il avait agi sur le cœur et l'imagination de Saphir au moyen de leviers, parfaitement appropriés à l'état intellectuel de la jeune fille. Ce n'était pas un amoureux que cet utilitaire Saladin, mais ç'aurait pu être un suborneur, s'il y avait vu son intérêt. Son affaire se présentait à lui, en ce temps-là sous la forme d'un mariage entre lui et l'héritière unique de monsieur le duc de Chaves. Pour en arriver là, il fallait se faire aimer; Saladin n'en était pas à entamer cette besogne, et s'il n'avait pas choisi pour entraîner sa future amante des lectures plus enflammées que les pages enfantines écrites par le citoyen Ducray-Duminil, c'est qu'il était prudent d'abord, et qu'ensuite il n'était pas très fort en littérature.
N'oublions pas d'ailleurs qu'il s'attaquait à une enfant, et qu'entre tous les produits du génie humain, Alexis ou la Maisonnette dans les bois, Victor ou l'Enfant de la forêt et autres sont les plus propres à exalter les imaginations naïves dans la question des mères perdues et retrouvées.
Saladin était, comme tous les mauvais sujets honoraires, timide et gauche, par conséquent brutal, quand il se contraignait lui-même à montrer de la hardiesse.
Souvenons-nous en outre qu'à l'âge de trente ans il ne devait point avoir de barbe.
Tant qu'il parla de la sainte que Saphir voyait en rêve, de la mère vaguement adorée, il fut éloquent et Saphir l'écouta avec des larmes dans les yeux; quand il voulut plaider pour lui-même, il devint imprudent, et une terreur instinctive s'empara de la fillette.
Nous savons le reste; Saphir s'enfuit hors de sa cabine et vint se mettre sous la protection du couple Canada.
Mais c'est ici que la véritable valeur de notre héros se révèle.
La situation se présentait dure, honteuse, insoutenable; tout autre eût courbé la tête, Saladin la redressa.
—Il s'agit d'avaler un sabre, dit-il à Similor ému par la solennité de la convocation; papa Échalot et la Canada veulent nous faire des misères, c'est l'occasion d'entreprendre un voyage dans la capitale avec argent de poche et pension viagère que je me charge d'obtenir. Fais le mort, c'est moi qui ai la parole.
Similor était subjugué; il fit le mort et nous avons vu comment Saladin conquit une somme de mille francs avec une rente de cent francs par mois.
À Paris, Saladin attendit bien plus longtemps qu'il ne l'avait craint. Le duc et la duchesse de Chaves étaient revenus en Europe, mais, par un caprice singulier dont le lecteur devinera les motifs, la duchesse entraîna son mari dans un voyage sans fin à travers nos provinces. Ils faisaient leur tour de France, allant de ville en ville comme des compagnons du devoir.
Saladin, qui ne se doutait pas de cela, fouilla Paris pendant trois ans, stupéfait de ne trouver aucune trace. Il fit comme ces généraux habiles et prudents qui emploient les heures de l'attente à fortifier leurs positions; c'était un Wellington que ce Saladin, et le précautionneux héros de l'Angleterre eût admiré les lignes et les défenses qu'il traça autour de son affaire.
Son affaire changea du reste dix fois d'aspect et de tournure, bien que ce fût toujours la même affaire. Il la fit virer sur son axe, il la considéra sous vingt jours différents, il la posséda si absolument qu'en bonne conscience les millions de monsieur de Chaves ne pouvaient lui échapper sans injustice.
Il ne s'agissait plus que de rencontrer l'ennemi. Voici comment Saladin trouva enfin l'occasion d'en venir aux mains.
Il faisait à la Bourse, en qualité de coulissier pour une somnambule supra-lucide qui demeurait rue Tiquetonne et qui se nommait madame Lubin. L'affluence des somnambules aux environs de la rue Tiquetonne est un des plus curieux mystères de Paris.
Un matin, madame Lubin l'accosta, radieuse, sous les grands arbres de la place de la Bourse, et le chargea d'une série d'opérations en lui disant:
—J'ai déniché une dame qui a égaré un petit bracelet de trente sous, et ça me vaudra ma richesse.
Saladin, toujours en présence de son idée fixe, resta frappé de ce mot. Le soir, entre chien et loup, il alla chez la somnambule sous prétexte de lui rendre compte de ses achats et ventes.
La bonne femme était encore tout occupée de son aubaine.
—L'affaire est belle, dit-elle, quoique la dame soit venue en fiacre avec une manière d'échappé de collège, un mignon garçon, ma foi! nous avons des personnes qui ne détestent pas la jeunesse. Mais celle-ci est si jolie, si jolie!... Vous savez, pas d'âge, entre vingt-huit et trente-huit; on ne sait pas. Le jouvenceau s'appelle le comte Hector de Sabran.
—Et la dame? demanda Saladin à qui l'échappé de collège importait peu.
—Nisquette! répondit madame Lubin; ça ne donne pas volontiers son nom et son adresse. On doit revenir dans trois jours, et si j'avais quelque chose de nouveau auparavant, je dois le faire savoir au petit comte Hector, Grand-Hôtel, appartement n° 38. On a laissé trois louis.
Quand Saladin se trouva seul dans la rue après avoir quitté madame Lubin, il était ému comme à l'approche d'un grand événement. Il rentra chez lui et passa une nuit blanche à creuser son affaire, semblable à l'avocat qui repasse ses dossiers la veille de l'audience.
Le lendemain matin il sortit avec Similor, qui le questionna en vain sur sa préoccupation. Il ne lui dit pas une parole jusqu'à l'angle du boulevard et de la rue de la Chaussée-d'Antin. Arrivé là, il lui mit la main sur l'épaule.
—C'est pour monter une petite mécanique, commença-t-il d'un air dégagé. Ce n'est pas grand-chose, mais il faut que ce soit mené joliment. Tu vas entrer au Grand-Hôtel, ici près, et tu vas demander monsieur le comte Hector de Sabran.
—Monsieur le comte Hector de Sabran, répéta Similor pour se mettre le nom dans la tête.
Saladin lui tendit un carré de papier où il avait écrit lui-même: Comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel.
—Ce jeune homme, continua-t-il, est au n° 38, tu frapperas à sa porte. Si c'est lui qui t'ouvre, tu lui diras: «Est-ce à monsieur Ginguenot que j'ai l'honneur de parler?»
—Comme dans les vols au bonjour? interrompit Similor.
—Juste! Mais c'est une opération de commerce en tout bien tout honneur. Si c'est au contraire un domestique qui se présente, tu demanderas monsieur le comte.
—Tiens, tiens, dit Similor, pourquoi ça?
—Parce qu'il faut que tu voies monsieur le comte en personne; ta mission n'a pas d'autre but que de le bien voir pour le reconnaître plus tard.
—Tiens, tiens, répéta Similor, tu m'intéresses... après?
Saladin poursuivit:
—On te fera entrer, tu regarderas le jeune homme, tu prendras l'air bien étonné et tu diras: Pardon, ce n'est pas vous, c'est monsieur le comte Hector que je demande.
—Il me répondra: «Mais c'est moi qui suis le comte Hector!»
—Et tu riposteras: «Alors, je suis volé!» Tu tireras ta révérence et tu disparaîtras, à moins qu'on ne te demande des explications.
—Auquel cas, s'empressa de dire Similor, j'expliquerai comme quoi un particulier est venu à la boutique acheter ceci ou cela en se faisant passer pour monsieur le comte. Ça n'est pas malin, après?
—C'est tout. Marche.
Similor entra sous la voûte du Grand-Hôtel. Saladin avait eu soin de lui faire faire toilette, et d'ailleurs le Grand-Hôtel n'est pas à l'abri de recevoir de temps en temps quelques figures hétéroclites.
Saladin croisa sur le boulevard en l'attendant.
Au bout de dix minutes, Similor revint avec cet air triomphant qu'il avait même les jours où il était battu.
—Fait! fit-il. Monsieur le comte Hector est un jouvenceau très joli, qui a été bien fâché quand il a su qu'on avait levé chez nous trois paires de bottes vernies à son nom.
—Tu es bien sûr de le reconnaître?
—Quant à ça, oui.
Saladin le fit asseoir sur un banc en face de l'entrée du Grand-Hôtel, et s'y plaça près de lui.
—Veille aux voitures qui vont sortir, dit-il.
Après une demi-heure d'attente, un jeune homme très élégant sortit de l'hôtel, non pas en voiture, mais à pied.
—Voilà! dit aussitôt Similor; pas vrai qu'il est mignon, monsieur le comte?
Il voulut se lever, Saladin l'arrêta. Ce fut seulement lorsque Hector de Sabran eut fait une cinquantaine de pas en remontant vers la rue de la Chaussée-d'Antin que Saladin commença à le suivre, en disant:
—Quand même il faudrait le filer toute la journée, on saura ce qu'on veut savoir.
La première étape ne fut pas longue; monsieur le comte se rendit tout simplement au café Désiré pour lire les journaux et prendre son chocolat.
Saladin était tout guilleret. Comme Similor, dont la curiosité s'exaltait, demandait des explications avec insistance, Saladin lui toucha la joue paternellement et lui dit:
—Ma vieille, c'est une invention délicate et de longueur; on versera plus tard dans ton sein les confidences indispensables. En attendant, tu as un rôle, sois à la hauteur de la mission que je vais te confier.
La mission consistait à faire le tour du pâté de maisons pour se poser en sentinelle à l'autre entrée de la maison Désiré, dans la rue Le Peletier, tandis que Saladin resterait à la porte donnant sur la rue Laffite.
—Comme ça, dit-il, on ne pourra pas le manquer. Voilà la consigne: s'il sort de ton côté, tu le files, quand même il irait aux antipodes; tu marques toutes les maisons où il s'arrêtera, et tu viens me faire ton rapport.
—Mais à quoi peut-il nous être bon, ce jeune premier-là? demanda Similor.
—Tu le sauras un jour, et ce sera ta récompense: au galop!
Monsieur le marquis de Saladin, resté seul, se promena de long en large sur le trottoir opposé. Les coulissiers, ses honorables confrères, qui abondent dans ce quartier, le reconnurent sans doute, mais respectèrent sa méditation, pensant:
—Il avale un sabre pour son déjeuner, le marquis! Ce ne sera pas encore demain qu'il fera concurrence à la maison Rothschild.
Saladin ne rêvait peut-être pas de faire jamais concurrence à la maison Rothschild, mais son imagination agréablement surexcitée lui montrait un coffre-fort large, profond et solide, tout plein de rouleaux d'or et de billets de banque, protégé par la plus compliquée de toutes les serrures de sûreté.
Après une heure d'attente, pendant laquelle son estomac à jeun lui parla plusieurs fois, il vit sortir un garçon de la maison Désiré qui courut chercher un coupé sur le boulevard. Le coupé était pour monsieur le comte qui laissa le restaurant, frais et dispos, après avoir pris son chocolat.
Le coupé tourna l'angle du boulevard et trotta vers la Madeleine.
—Papa va dinguer, se dit Saladin, mais c'est un détail. Ce qui m'afflige c'est de ne pas pouvoir user ses jambes au lieu des miennes.
Il ne fallait pas penser à avertir Similor. Le cheval du coupé était par hasard un trotteur passable, et tout ce que put faire Saladin ce fut de ne le point perdre de vue.
Il était maigre, ce Saladin, il avait de longues jambes effilées comme celles d'un cerf, et une haleine à rester trois minutes sous l'eau. Quand le coupé s'arrêta, à une demi-lieue de là, devant la porte d'un magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré, c'est à peine si Saladin avait au front quelques gouttes de sueur.
Monsieur le comte paya le coupé et disparut derrière les ventaux de l'élégante porte cochère qui se referma.
Le cœur de Saladin n'avait pas battu pendant sa course, mais, à ce moment, il s'agita doucement.
—C'est de la chance! se dit-il, je parierais trois francs que je suis tombé du premier coup sur le nid de l'oiseau!
Il regarda l'hôtel attentivement. C'était une de ces splendides demeures, bâties entre cour et jardin, dont la façade regarde le faubourg et qui déploient sur l'avenue Gabrielle leur arrière-face plus riche encore.
Je ne sais pourquoi Saladin songea:
—C'est tout près de l'hôtel de Praslin, où il y eut un duc qui tua une duchesse.
Comme il pensait cela, un homme le heurta en passant.
Saladin ôta son chapeau et s'écarta, car il était prudent et poli. L'homme qui l'avait heurté ne le vit même pas. C'était un personnage de haute taille, très brun de poil et de peau, mais ayant déjà dans sa barbe et dans ses cheveux des touffes grisonnantes.
Beaucoup de gens vous diront que la richesse se devine indépendamment du costume ou de tout autre signe extérieur, y compris la distinction du visage et de la tournure. Il y a plus, ce signe subtil qui est comme la couleur ou l'odeur de la richesse est souvent le contraire absolu de la distinction.
Saladin aurait parié que ce personnage au teint de bistre était pour le moins millionnaire.
Celui-ci entra dans une allée qui faisait face au magnifique hôtel et s'y cacha maladroitement, comme ces barbons de comédie qui jouent le rôle d'espion en laissant voir à tous, les fils blancs dont sont cousues leurs finesses.
Saladin n'était pas un esprit romanesque, tant s'en faut; il repoussa l'idée trop commode que cet homme pouvait bien être le fameux duc qui lui avait donné une pièce de vingt francs au guichet de la rue Cuvier. C'eût été à son sens un bonheur excessif que de tomber ainsi du premier coup en plein milieu d'un drame qui aurait troublé si favorablement l'eau où il se proposait de pêcher.
Et pourtant ses vagues souvenirs s'éveillaient: il est certain que l'homme du guichet de la rue Cuvier, l'homme qui avait offert des primes aux agents de la police pour retrouver Petite-Reine, le duc de Chaves enfin, le mari actuel de la Gloriette, avait cette peau de bistre et cette barbe noire comme de l'encre.
Involontairement Saladin répéta en lui-même et cette fois avec un sourire cruel:
—C'est tout près de l'hôtel de Praslin où il y eut un duc qui tua une duchesse!
XXI
Le duc de Chaves
Un assez long temps se passa. Les yeux ronds de Saladin dévoraient les comestibles étalés derrière les carreaux d'un restaurant voisin, mais il était trop prudent pour courir la chance de perdre une occasion pareille en écoutant le cri de son appétit. Il chercha bien du regard un boulanger qui fût en vue de l'hôtel; n'en trouvant point, il se résigna stoïquement à supporter la faim, plutôt que d'abandonner son poste.
Son point de départ était assurément assez vague. La somnambule de la rue Tiquetonne ne lui avait pas dit autre chose, sinon qu'une grande dame semblait prête à dépenser des sommes considérables pour retrouver un petit bracelet sans valeur. Un seul nom avait été prononcé, celui du jeune Hector de Sabran. Quant à la grande dame, Saladin n'avait aucun motif assuré de penser qu'il fût réellement à la porte de sa demeure; et à supposer même que l'hôtel fût réellement à elle, Saladin n'en pouvait conclure que la maîtresse de l'hôtel fût justement la Gloriette, c'est-à-dire madame la duchesse de Chaves.
D'un autre côté, cet incident du prétendu millionnaire qui l'avait heurté tout à l'heure en passant, n'acquérait de valeur que si l'hôtel d'en face appartenait bien véritablement aux Chaves.
Toutes ces choses tournaient dans un cercle vicieux.
Et pourtant Saladin, à mesure que les minutes s'ajoutaient aux minutes, sentait grandir en lui une conviction profonde. Il avait beau se gourmander lui-même et se dire qu'aucun fait positif n'étayait son espoir, ce n'était plus de l'espoir qu'il avait, c'était presque une certitude.
Il était aux environs de midi quand le comte Hector avait renvoyé sa voiture devant la porte de l'hôtel. Deux heures sonnèrent à une horloge voisine.
Saladin se dit résolument:
—On passera la nuit s'il le faut. On a le temps.
Il ajouta:
—Mon bonhomme noir n'a pas eu la même patience que moi; il s'est lassé de faire faction.
L'allée en effet était vide derrière lui.
Mais un cigare à moitié fumé tomba aux pieds de Saladin. Il leva la tête instinctivement et vit briller deux gros yeux derrière les persiennes entrouvertes d'une fenêtre de l'entresol.
—Tiens, tiens, murmura-t-il, ça se complique, mon richard a trouvé une autre guérite.
La porte cochère de l'hôtel s'ouvrit en ce moment à deux battants.
Dans la vie du marquis Saladin les émotions n'abondaient pas. Il n'avait jamais aimé ni père, ni mère, ni frère, ni sœur; mais le cœur peut battre sans cela. Saladin s'aimait lui-même incomparablement; il s'agissait en ce moment de lui-même; il fut obligé de s'appuyer aux volets d'une boutique, parce que ses jambes faiblissaient sous lui.
Qu'allait-il voir? Sa fortune? Sa ruine? Avait-il gagné ou perdu la première manche de cette romanesque partie qu'il préparait depuis tant d'années?
La porte cochère restait ouverte et rien ne paraissait.
Derrière les persiennes de l'entresol, l'homme à la barbe couleur d'encre moisie toussait en allumant un second cigare.
L'âme entière de Saladin était dans ses yeux. Il ne se faisait pas d'illusion; il y avait quatorze ans qu'il n'avait vu la Gloriette, et encore pouvait-on dire qu'il l'avait entrevue seulement: une fois à la baraque de madame Canada, une fois sur la place Mazas, au moment où elle confiait Petite-Reine à madame Noblet, la Bergère.
Il n'avait pas l'espoir de la reconnaître dans le sens ordinaire du mot; c'était pour cela un esprit bien trop sage, mais il avait présente dans ses moindres détails la figure de mademoiselle Saphir, et il se disait avec une certaine apparence de raison: je reconnaîtrai la mère par la fille.
Le pavé de la cour sonna sous des pas de chevaux, et deux palefreniers se montrèrent habillés de leurs longues camisoles groseille; ils vinrent jusqu'à la porte, maintenant deux fringants chevaux.
Le comte Hector était sur l'un, l'autre portait une amazone vêtue de drap noir, avec le chapeau mexicain entouré d'un voile.
Saladin, par un mouvement irrésistible où il y avait plus que de la curiosité, traversa la moitié de la rue à la rencontre du cavalier et de l'amazone, derrière lesquels se refermait le portail de l'hôtel.
Sa première pensée fut celle-ci: «Elle est trop jeune!»
Et par le fait, c'était une jeune femme pleine de grâce et de beauté qui accompagnait l'heureux comte Hector.
Sous son voile on apercevait sa figure un peu pâle mais souriante, et ses grands yeux avaient cet éclat mouillé qui n'appartient qu'à la jeunesse.
Saladin était si près que le comte Hector fut obligé d'arrêter son cheval pour ne le point heurter.
—Rangez-vous donc, imbécile, dit involontairement le jeune gentilhomme.
Saladin ne se dérangea ni ne se fâcha. Il était sous le coup d'un étonnement qui allait jusqu'à la stupéfaction.
Sa seconde pensée fut celle-ci: «C'est elle, toute pareille à autrefois! Elle n'a pas même vieilli!»
La ressemblance avec mademoiselle Saphir, sur laquelle il comptait pour reconnaître cette fée qui allait lui donner la richesse, n'existait même pas. Point n'était besoin de cela. Saladin retrouvait par une sorte de miracle, malgré l'injure de quatorze années, la jeune et belle créature qui s'était assise à quelques pas de lui jadis sur les pauvres banquettes du Théâtre Français et Hydraulique, et qui, le lendemain, avait embrassé en pleurant Petite-Reine, sa fillette adorée que, par le fait de lui, Saladin, elle ne devait jamais revoir.
Il n'y avait qu'une seule différence, encore était-elle produite par le costume que portait la Gloriette.
La troisième pensée de Saladin fut un hommage rendu à l'aisance merveilleuse avec laquelle l'ancienne Gloriette portait ce costume nouveau.
—On dirait qu'elle n'a jamais fait autre chose! grommela-t-il entre ses dents, tandis que les deux beaux chevaux remontaient au pas le faubourg Saint-Honoré.
—Gare! lui cria un cocher d'omnibus.
Saladin, qui était resté au milieu de la rue, sauta de côté vivement.
—Gare! lui cria un cocher de fiacre.
Saladin n'eut que le temps de bondir sur le trottoir, et de là son regard, tourné par hasard vers la boutique où naguère il s'était appuyé, rencontra la fenêtre de l'entresol. Le bonhomme noir avait repoussé les persiennes. Il s'accoudait commodément au balcon et suivait d'un œil content mais un peu moqueur la promenade du cavalier et de l'amazone.
Une étrange gaieté entrouvrait sa large bouche et montrait, au milieu de ce visage si sombre, une rangée de dents blanches qui brillaient comme celles d'un carnassier.
Dans ces maisons que l'imagination bâtit à force d'hypothèses et qui tremblent au vent comme des châteaux de cartes, quand une des suppositions fondamentales arrive à devenir une vérité, tout l'édifice se consolide instantanément.
L'identité de la Gloriette, devenue dame et maîtresse de l'hôtel de Chaves, établissait par contrecoup l'identité du bonhomme noir et blanc qui était bien évidemment monsieur le duc de Chaves, surpris dans ses fonctions de mari jaloux.
Saladin ne savait pas encore à quoi cette circonstance pourrait lui servir, et il se demandait pour quelle raison monsieur le duc louait un entresol pour regarder sa femme, tandis qu'il eût pu la voir aussi bien derrière les persiennes de son cabinet.
Il était à la source des renseignements et voulut savoir, car pour les diplomates de sa sorte rien n'est à négliger. Il pesa sur l'éblouissant bouton de cuivre qui mettait en mouvement la sonnette de l'hôtel de Chaves, la porte s'ouvrit aussitôt.
Saladin entra d'un air dégagé et demanda au concierge, bien mieux habillé que lui, s'il était possible de voir monsieur le duc.
—Son Excellence est en voyage depuis deux jours, répondit le fonctionnaire avec majesté, et quand on veut avoir l'honneur d'être reçu par Son Excellence, on écrit pour demander audience.
Saladin remercia, salua et s'en alla. En s'en allant, comme il avait l'habitude de ne rien laisser traîner, il ramassa au coin d'une borne, dans un petit tas de poussière, un objet brillant qui pouvait être en or, et le glissa dans sa poche.
Ainsi le grand monsieur Jacques Laffitte, celui qui demanda un jour pardon à Dieu et aux hommes d'avoir fait la révolution de Juillet, commença-t-il sa fortune légendaire en sauvant une épingle.
Saladin était fixé désormais sur les motifs qu'avait eus Son Excellence pour choisir, en qualité d'observateur, cette fenêtre d'entresol.
Son Excellence jouait décidément tout au long la vieille comédie de l'époux soupçonneux qui veut surprendre sa femme.
Elle était fermée maintenant cette fenêtre. Monsieur le duc avait achevé sa besogne comme Saladin la sienne.
—C'est égal, se dit ce dernier, il n'a pas fait une si bonne journée que moi!
Content de lui et voyant l'horizon couleur d'or, il entra au restaurant dont l'étalage lui avait donné le supplice de Tantale et, contre ses habitudes d'économie, il se paya un plantureux déjeuner dînatoire.
Pendant cela, le comte Hector et sa belle compagne, qui était bien réellement madame la duchesse de Chaves, avaient tourné le coin de l'avenue Marigny et gagné la grande avenue des Champs-Elysées.
Le comte Hector était un charmant cavalier, assurément, mais madame la duchesse revenait d'un pays où les femmes font des miracles à cheval. C'était une amazone accomplie. La foule élégante qui encombrait à cette heure la grande route du lac la connaissait et lui faisait un succès de curiosité.
Ce sont, dit-on, des boîtes à médisances tous ces équipages coquets qui vont cueillir chaque jour, à la même heure, la plus enviée de toutes les voluptés parisiennes: la promenade au bois.
Ces bouquets de femmes, qui émaillent si brillamment l'avenue de l'Étoile, ont la réputation de cacher de longues et innombrables épines.
Peut-être, en effet, médisaient-elles de madame la duchesse et de son trop jeune chevalier servant, mais il n'y paraissait point en vérité au milieu de tant de saluts empressés et de bienveillants sourires.
Par exemple, on ne ménageait pas monsieur le duc absent. Toutes les dames s'accordaient à dire que c'était un sauvage d'autant plus disgracieux qu'il pouvait passer pour un ancien bel homme, la chose la plus détestée qui soit au monde. C'était un joueur effréné, un duelliste de farouche humeur qui gardait sur le terrain la sombre mine d'un tyran de mélodrame. C'était un buveur que le vin ne savait pas égayer et ses histoires galantes elles-mêmes avaient je ne sais quelle funèbre couleur de tragédie.
Ah! certes, dans ces charmants comités qui roulaient en ressassant l'éternel radotage des nouvelles à la main, la malveillance n'était pas pour madame la duchesse. Elle eût été radicalement excusable si on avait su à peu près d'où elle venait.
Mais on ne le savait pas et c'était terrible. Vous figurez-vous une duchesse dont on ne peut dire le nom de demoiselle?
Du reste, elle se tenait «à sa place», et on lui en savait gré. Le monde ne la voyait guère que dans les circonstances officielles, et, malgré l'immense fortune de son mari, elle n'était jamais entrée dans la lice où combattent les éblouissantes.
À l'Arc de Triomphe, Hector et sa belle compagne cessèrent de suivre le chemin de tout le monde. Tandis que la cohue moutonnière des équipages tournait à gauche et s'engouffrait fidèlement dans l'avenue de l'Impératrice qui est le seul couloir authentique par où l'on puisse arriver au bois, Hector et la duchesse, suivant droit leur chemin, prirent un temps de galop sur la route de Neuilly.
Ce fut là seulement qu'ils commencèrent à causer.
—Il y a quelque chose d'heureux dans l'air, dit la duchesse. Il me semble que je vais apprendre de bonnes nouvelles. Je n'ai jamais cessé de chercher parce que cet amour était tout pour moi et que rien, rien au monde ne pourrait le remplacer; mais j'ai souvent désespéré. À mesure que le temps passait, je me disais: les chances diminuent, et plus d'une fois je me suis éveillée, la nuit, oppressée par une angoisse inexprimable. J'avais rêvé qu'elle était morte.
—Elle a été toute votre vie, murmura Hector, pensif. Comme vous l'aimez!
—Oui, mon bel amoureux, toute ma vie, et je ne saurais exprimer l'ardeur de ma tendresse. Il y a dans mes souvenirs un homme sincèrement aimé, un seul. Il est des heures où je doute encore de son abandon, parce que son caractère était noble et que, chez lui, une lâcheté ne me semble pas possible... C'est une chose singulière que la vivacité de ces impressions après tant d'années écoulées! Loin d'aller s'éteignant les souvenirs de cette époque, qui fut en réalité toute ma vie, sont plus nets de jour en jour. J'ai fait ce travail charmant et cruel de voir grandir ma Petite-Reine, de suivre en elle le changement que produit chaque semaine, chaque mois, de deviner en quelque sorte comment elle a grandi, embelli; comment elle s'est transformée, et il me semble qu'à l'aide de ce pauvre calcul où j'ai dépensé tant d'heures, si je la voyais là, devant moi, je la reconnaîtrais.
Hector souriait, tout ému.
—Comme vous auriez été heureuse, belle cousine, pensa-t-il tout haut, et comme cet homme eût été heureux!
—Ah! oui, fit-elle, je l'aurais bien aimé, à cause d'elle. C'était un gentilhomme aussi, mais non pas un grand seigneur comme monsieur le duc. Je trouvais qu'il m'aimait trop, pauvre folle que j'étais, parce que je ne pouvais lui donner, en échange de sa passion, que mon cœur, où ma Justine tenait une si grande place... Ne parlons que d'elle. On ne meurt pas de joie; sans cela j'aurais peur de ne lui donner qu'un baiser, si Dieu m'exauce enfin et la rend à ma folie!
—Vous n'avez jamais songé, demanda le jeune comte, à chercher ce pauvre bon Médor dont vous m'avez raconté le dévouement si simple et si touchant?
—Depuis mon retour en France, répondit madame de Chaves, j'ai fait l'impossible pour retrouver Médor. Tout a été inutile. Il a disparu; il est mort, sans doute.
—Et mon oncle a cessé de vous prêter son aide?
—Monsieur le duc est toujours bon pour moi. Tous mes désirs sont devancés par sa courtoisie. Seulement la grande passion qui l'a entraîné vers moi jadis est éteinte, et une sorte de galanterie respectueuse l'a remplacée. Il a repris sa liberté sans me rendre la mienne, et puisque nous en sommes sur ce sujet, Hector, nous allons causer sérieusement. Je ne sais pas si votre oncle est jaloux ou s'il feint d'être jaloux, mais...
—Comment! s'écria le jeune homme vivement, vous seriez soupçonnée!
—Écoutez-moi, reprit madame de Chaves, nos bons jours sont passés. Avant de partir, monsieur le duc m'a fait comprendre que vos assiduités à l'hôtel lui portaient ombrage.
—Mais ce n'est pas possible! dit Hector, c'est lui qui a fait naître, c'est lui qui a favorisé ces assiduités, et maintenant que j'ai pour vous, belle cousine, une amitié de frère...
—Dites une tendresse de fils, interrompit madame de Chaves.
—J'ai dit de frère, répéta Hector en rougissant.
Puis il se tut.
La belle duchesse secoua la tête en souriant.
—Voilà le danger, murmura-t-elle, de rester jeune si longtemps. Mais vous me comprenez, Hector. Que monsieur le duc ait tort ou raison, je suis à sa merci; j'ai besoin de son influence et de sa fortune pour continuer mes recherches.
—Vous parlez, dit Hector qui la regarda d'un air étonné, comme s'il dépendait de mon oncle de changer votre situation.
La duchesse ralentit le pas de son cheval brusquement; ils étaient à la hauteur de la porte Maillot.
—Vous voulez entrer au bois? demanda le jeune comte.
—Il y a moins de monde à la porte d'Orléans, répondit madame de Chaves, qui remit son cheval au trot.
Un instant la route se poursuivit en silence.
Hector de Sabran, qui appelait madame la duchesse ma belle cousine et le duc, son mari, mon oncle, était en réalité le neveu propre de monsieur de Chaves, dont la sœur cadette avait épousé, à Rio de Janeiro, monsieur le comte de Sabran, attaché de l'ambassade française sous le règne de Louis-Philippe. Hector était le fruit de cette union; il avait perdu fort jeune son père et sa mère. À part un cousin du côté paternel qu'on avait nommé son tuteur, il n'avait pas d'autres parents que monsieur de Chaves.
Monsieur de Chaves, à son retour en France, l'avait appelé près de lui; son accueil avait été tout paternel, et il l'avait présenté à sa femme en disant:
—Lilias, voici le fils de ma sœur chérie dont je vous ai parlé si souvent.
Or, monsieur de Chaves, depuis douze ans que Lilias ou Lily le connaissait, n'avait jamais prononcé le nom de sa sœur chérie.
C'était un étrange caractère que ce monsieur de Chaves. Lily avait dit vrai en parlant de sa bonté; sa générosité n'avait pas de bornes, mais il semblait parfois qu'il y eût une lacune dans son intelligence et que sa nature morale fût affectée d'une maladie.
Son père, avant lui, avait fait comme lui; il s'était mésallié. Monsieur le duc de Chaves était le fils d'une créature splendide qui avait ébloui Rio de Janeiro, quelque quarante ans auparavant, et qui était soupçonnée d'avoir du sang mêlé dans les veines.
Ce roman de fougueux amour avait eu un dénouement sombre, sur lequel planait, du reste, le mystère le plus complet.
Monsieur de Chaves, le père, avait été trouvé mort dans son lit en un grand vieux château qu'il possédait dans la province de Coïmbre, en Portugal.
Il fut constaté que sa femme avait quitté le château la veille au soir, emmenant avec elle son fils, alors âgé de onze ans, et une petite fille, plus jeune de deux ans.
Ce fils était monsieur le duc de Chaves actuel, le mari de la Gloriette; cette petite fille devait être la mère du comte Hector de Sabran.
Monsieur le duc de Chaves avait été élevé par sa mère au Brésil. Une sorte de réprobation sourde entourait cette femme malgré son immense fortune.
C'était à ce point que la sœur du duc, mère d'Hector, belle et pourvue d'une dot considérable, aurait eu de la peine à trouver un époux, si monsieur de Sabran, étranger et ignorant la funeste histoire de cette famille, ne fût devenu amoureux d'elle à la française, et ne l'eût épousée en quelque sorte par impromptu.
Monsieur le duc, élevé dans les immenses possessions de sa famille, au fond de la province de Para, n'avait jamais frayé avec les jeunes gens de son rang. Entouré de serviteurs et de parasites qui, au Brésil, appartiennent volontiers à la pire espèce d'aventuriers, il avait dépensé son adolescence à des plaisirs violents, à de sauvages débauches. Sa mère encourageait ce genre de vie par une conduite plus que suspecte.
Il y avait à l'habitation des scènes brutales et l'orgie finissait parfois dans le sang.
Après la mort de sa mère, arrivée lorsque monsieur le duc touchait à sa vingtième année, il avait quitté ses terres pour se présenter à la cour où sa fortune et son nom lui assuraient un accueil favorable.
Le décès de la duchesse douairière rejetait du reste dans l'ombre un passé de malheurs ou de crimes dont le jeune duc ne pouvait être complice.
La première fois qu'on annonça à l'audience impériale don Hernan-Maria da Guarda, duc de Chaves, un grand sentiment de curiosité fut excité parmi les courtisans, et, dans ce sentiment, il y avait déjà de la jalousie.
Hernan-Maria était un superbe cavalier, mais sa complexion brune et la couleur basanée de sa peau trahissaient son origine mulâtre, au dire des courtisans portugais et brésiliens de sang pur, qui sont, par le fait, trois fois plus basanés que les quarterons.
Dès cette première audience, il demanda d'un ton froid et fier à Sa Majesté l'honneur d'être employé à son service.
On monte vite là-bas, quand on a derrière soi un nom et des millions. À vingt-quatre ans, Hernan-Maria, duc de Chaves, était un haut personnage, et il put doubler d'un seul coup sa fortune en épousant une des plus belles, une des plus riches héritières de l'empire.
Il fut amoureux pendant six mois et passa ses jours aux pieds de sa duchesse. C'était ainsi quand il aimait. Il adorait en esclave.
Au bout de six mois, il enleva une chanteuse italienne du Grand-Théâtre et lui meubla un palais.
Ce fut alors une existence d'orgies à tous crins. Ses folies de joueur scandalisèrent une ville où toutes les classes de la population poussent l'amour du jeu jusqu'à la démence.
Un soir, dans une académie de monte, il tua un colonel mexicain dans un duel au couteau, et fut blessé de deux balles par un citoyen des États-Unis dans un duel au revolver.
Il y avait bal à la cour, il rentra chez lui s'habiller et dansa un quadrille avec le bras en écharpe. Cela le mit à la mode; une belle dame, dont les conseils avaient de l'influence sur le chef de l'État, demanda pour lui une mission diplomatique et l'obtint.
Ce fut ainsi qu'il vint à Paris, chargé de régler officieusement des indemnités fort importantes.
À Paris, bien qu'il tînt grand état, la différence absolue des mœurs et la gaucherie qu'il avait à s'exprimer dans notre langue exagérèrent sa timidité naturelle. Il vécut à l'écart; dans le monde parisien, il passa pour une sorte de sauvage poussant l'austérité des mœurs jusqu'au stoïcisme.
Par le fait, ses fredaines se bornaient à payer à une danseuse les appointements d'un ministre.
Ce fut le hasard qui plaça sur sa route la Gloriette, un jour qu'il visitait le Jardin des Plantes.
La passion le prenait comme un coup de foudre. Là-bas, au Brésil, il eût fait enlever la jeune femme dès le soir même. À Paris, il avait peur; il se mit à jouer le rôle d'un sombre et maladroit Céladon.
Pendant des jours et des semaines, il suivit la Gloriette comme s'il eût été son ombre.
Nous savons comment se termina sa poursuite et par quel grossier mensonge il trompa l'amour maternel de la Gloriette.
Nous savons aussi qu'il lui promit mariage.
Nous n'ajouterons plus qu'un mot: il y avait un vivant obstacle à l'accomplissement de cette promesse: la première duchesse de Chaves était sur le bâtiment qui emmenait la Gloriette au Brésil.
XXII
Madame la duchesse de Chaves
À la porte d'Orléans, entre les deux grandes avenues, s'ouvre une route de chasse qui coupe le bois en diagonale dans toute sa largeur, passant à travers ces fourrés solitaires que la foule des promeneurs du lac ne connaît même pas.
Car il y a des gens qui vont trois cent soixante-cinq fois par an au bois de Boulogne et qui font trois cent soixante-cinq fois le même tour.
Ainsi est bâti le peuple le plus spirituel de l'univers.
Hector et sa compagne marchaient au pas à l'ombre des grands arbres. Ils parlaient précisément de cette première duchesse de Chaves que nous avons nommée à la fin du précédent chapitre. La voix de Lily avait baissé son diapason malgré elle, son accent était lent et triste.
—Je vivais fort isolée sur ce paquebot, dit-elle, votre oncle avait acheté tous ceux qui auraient pu me renseigner. Je voyais souvent sur le pont cette jeune femme admirablement belle, mais triste, dont la pâleur était encadrée dans ses longs cheveux noirs. Pas une seule fois, monsieur le duc ne lui parla devant moi, et ce fut des années après seulement que je connus son nom.
«Elle s'appelait comme je me nomme maintenant, madame la duchesse de Chaves.
—Avez-vous donc entendu parler...? commença Hector.
Lily l'interrompit d'un geste grave.
—Un an après notre arrivée au Brésil, prononça-t-elle à voix basse, monsieur le duc de Chaves me donna son nom dans la chapelle de Sainte-Marie-de-Gloire à Rio. J'ai appris depuis qu'à ce moment sa première femme était morte depuis sept mois. Ne m'interrogez pas. Je ne sais rien de plus que ce que je vais vous dire, et c'est peu de chose.
«Monsieur le duc de Chaves avait introduit auprès de sa première femme un de leurs jeunes cousins sortant de l'Université. Il avait recommandé à madame la duchesse de patronner cet enfant dans le monde.
«Puis un jour il lui reprocha d'avoir trop fidèlement obéi.
«Le jeune homme fut tué, dans une rencontre de nuit, par un adversaire inconnu.
«La duchesse mourut.
«Et le frère de la duchesse, un homme bien vu à la cour pourtant, fut exilé pour avoir parler de poison.
—Madame, dit Hector dont les sourcils étaient froncés, vous avez raison, je rendrai mes visites plus rares.
—Oh! fit madame de Chaves en souriant, il ne faut pas prendre cet air fatal, nous ne sommes plus ici au Brésil; à Paris, le poison n'est pas de mode. Et d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus sérieux, ce sont peut-être des calomnies.
Il y eut encore un long silence. Quand les chevaux sortirent du couvert, pour traverser les clairières qui avoisinent le château de Madrid, madame de Chaves reprit tout à coup d'un ton de légèreté affectée:
—Et notre huitième merveille du monde? Et cette belle des belles? Il y a longtemps que nous n'avons causé de vos amours.
—Chère cousine, répondit Hector, si elle n'existait pas, mon oncle aurait peut-être raison d'être jaloux.
Lily éclata de rire franchement, les accès de gaieté étaient rares chez elle.
Mais depuis quelques jours son caractère avait bien changé.
—Mon cousin, s'écria-t-elle, ceci est une demi-déclaration, qui est très adroite ou très impertinente.
—Puis-je être adroit avec vous, ma cousine, murmura Hector d'un ton de sincère émotion, puis-je être impertinent surtout? Vous savez bien que je vous aime, et vous savez bien de quelle façon je vous aime. Il est certain que vous êtes trop belle pour inspirer seulement l'affection qu'on porterait à une sœur, mais il est certain aussi que mon cœur est pris d'autant plus fortement que cet amour a résisté au ridicule qui, dit-on, tue toute chose, au ridicule évident, manifeste. Il ne faut pas plaisanter avec mon amour, qui me rend malheureux déjà et qui, peut-être, brisera ma vie.
La duchesse lui tendit la main sans arrêter sa monture.
—Avez-vous vos vingt ans accomplis, Hector? demanda-t-elle.
—J'aurai vingt et un ans dans onze mois, répondit Hector, je suis bientôt majeur.
—Et que comptez-vous faire, quand vous serez majeur? Hector ne répondit pas tout de suite.
—Eh bien! insista madame de Chaves.
—Eh bien! s'écria Hector avec un accent de passion qui fit tressaillir sa belle compagne, si elle m'aime, je l'épouserai, si elle ne m'aime pas, je mourrai!
Madame de Chaves ne souriait plus; les deux chevaux avaient ralenti le pas d'eux-mêmes.
—Vous ne m'avez jamais fait le récit détaillé de vos amours, dit la duchesse d'un ton sérieux. Vous êtes malade, toute femme est médecin; voyons, j'attends votre confession.
La figure du jeune comte s'éclaira. Le plus grand bonheur de ces pauvres amoureux est de raconter leur martyre.
Il prit l'histoire au premier battement de son cœur, alors qu'il était au collège ecclésiastique du Mans. Il montra, timidement et craignant plus que le feu le sourire moqueur qui pouvait naître sur les lèvres de sa compagne, cette enfant d'une idéale beauté, chaste comme un rêve de poète et réduite à danser sur la corde raide au milieu d'un troupeau grossier de saltimbanques.
Il la montra ignorante de la honte qui entoure sa profession, mais ne subissant pas non plus la fièvre des bravos.
Il l'avait vue telle qu'elle était, le comte Hector, parce qu'il l'aimait sincèrement et profondément.
Il avait deviné le calme angélique de son âme et cette haute fierté qui sommeillait en elle à l'état latent parce qu'on ne lui avait jamais donné l'occasion d'éclater.
Madame de Chaves suivait avec un entraînement, dont elle ne se rendait pas compte, ce récit d'une naïveté presque enfantine, et l'intérêt qui brillait dans ses yeux encourageait sans cesse le narrateur.
Il ne cacha rien; il raconta sans rire et, au contraire, avec une croissante émotion, la fameuse scène de la demande en mariage, faite à Échalot et à madame Canada; il récita par cœur les lettres qu'il écrivait à mademoiselle Saphir, il avoua même l'envoi audacieux de sa photographie.
Et la duchesse de Chaves ne riait pas non plus; si elle interrompait parfois, c'était pour prononcer de ces paroles qui trahissent involontairement l'intérêt excité.
Hector la remerciait en son cœur et il allait toujours, ravi d'épancher son bien-aimé secret.
Son histoire n'avait pas beaucoup d'incidents dramatiques. Depuis qu'il était à Paris, Hector avait assez vécu pour apprécier l'énorme complaisance de cette femme du monde, faisant à de pareilles bagatelles l'aumône de son attention.
—Je vous ennuie, ma bonne, ma chère cousine, disait-il, il n'y a rien là-dedans, je le sens bien, sinon que j'aime comme un malheureux et comme un fou. Pour comprendre comment j'aime de la sorte, une femme si fort au-dessous de moi, selon les apparences, il faudrait que vous la vissiez.
—Je la verrai, dit madame de Chaves comme malgré elle.
—Non, oh! non! s'écria Hector d'un accent suppliant, vous ne pourriez la voir que dans son triomphe, c'est-à-dire dans sa misère. Je ne veux pas que vous la voyiez ainsi!
—Mais enfin, murmura Lily qui rêvait, elle est donc bien belle, bien belle!
La poitrine d'Hector se gonfla, et les yeux de sa compagne se baissèrent sous le regard de feu qu'il lui lança.
—Elle est belle comme vous, dit-il en contenant sa voix, et je n'ai jamais trouvé personne à lui comparer que vous. Vous n'avez pas les mêmes traits, vous ne vous ressemblez pas, et pourtant, chaque fois que je vous vois, je pense à elle. J'établis entre elle et vous je ne sais quel lien mystérieux... comment vous dire cela? mon amour pour elle a comme un reflet dans ma tendresse pour vous... Vous pleurez! pourquoi pleurez-vous, madame?
La duchesse essuya ses yeux vivement, et dit en essayant cette fois de railler:
—C'est vrai, je pleure... et je ne sais pas lequel de nous deux est le plus fou, Hector, mon pauvre neveu!
—Car, se reprit-elle, je suis votre tante, et il faudra bien à la fin que je vous parle raison... Mais auparavant, je veux savoir. Ne l'avez-vous jamais revue avant de la retrouver à Paris?
—Je l'ai cherchée souvent et trouvée quelquefois, répondit Hector mais je sens plus amèrement que vous ne pourriez l'exprimer le malheur de cette passion qui m'entraîne; je résiste, j'ai honte. J'aimerais mieux ne la voir jamais que d'affronter ces terribles applaudissements que son talent soulève et qui me serrent si douloureusement le cœur.
—Et cependant..., commença madame de Chaves.
Hector l'interrompit, d'un geste doux, et sa voix prit un accent de recueillement.
—Le hasard m'a servi une fois, dit-il, et mon pauvre roman, si triste, a du moins une page heureuse. L'année dernière, elle a été malade en passant à Melun, et vous ne sauriez croire à quel point les bonnes gens qui exploitent son talent l'aiment religieusement. C'est comme une famille où le père et la mère vivent agenouillés devant l'enfant. Je les crois riches d'une façon relative; du moins ne négligent-ils rien quand il s'agit de leur adorée Saphir. Lors de sa convalescence, ils lui louèrent un petit appartement dans une jolie maison voisine de la Seine sur la lisière de la forêt de Fontainebleau.
«Elle n'a pas, vous le pensez bien, s'interrompit timidement Hector, les frayeurs ni les préjugés des autres jeunes filles. Chaque matin elle allait toute seule faire une longue promenade à cheval en forêt. Il y a un dieu pour les amoureux, ma belle cousine; dès la première promenade qu'elle fit, je la rencontrai.
—Mais, poursuivit Hector, ces rencontres en forêt ne m'avançaient pas beaucoup; je n'étais plus le lycéen du Mans, hardi à force d'ignorance. Mon amour avait grandi: je n'osais plus, je me cachais derrière les branches pour la regarder passer, et il me semblait impossible d'acquérir l'audace qu'il eût fallu pour l'aborder.
—Vous n'êtes pas timide, pourtant, murmura la duchesse.
—Non, répondit Hector, avec les femmes de notre monde je ne suis pas timide. Elles sont heureuses, nobles, défendues par le respect de tous mais celle-ci, qui pour moi était au-dessus de n'importe quelle princesse et qui en même temps tenait dans la vie un état si misérable, comment l'aborder? comment m'excuser de l'avoir abordée? et que lui dire enfin sur cette route où l'on ne pouvait parler à genoux?
«Un jour j'eus la pensée de monter, moi aussi, à cheval. Elle se rendait, chaque matin, à une petite chapelle située au bord de l'eau, où elle semblait accomplir une neuvaine ou un vœu, car elle est pieuse comme un ange, et je ne sais pas d'où sa religion lui est venue.
«Mon cheval croisa le sien, comme elle sortait de la chapelle, dans l'avenue qui rentre en forêt. J'avais eu tort de craindre et je ne sais point de grande dame qu'il soit plus facile d'aborder. Elle a l'autorité de celles qui, tout naturellement, se sentent le droit de faire le premier pas.
«Elle me reconnut, avant même que je l'eusse saluée; elle poussa un cri, et, toute pâle de joie, elle prononça mon nom.
«Ce fut sa main qui se tendit vers la mienne; tandis qu'elle murmurait:
«—J'ai achevé aujourd'hui ma neuvaine, et c'était vous que je demandais à Dieu.
«Hélas! belle cousine, s'écria ici Hector avec une colère douloureuse, vous allez la juger mal peut-être. Elle appartient à une classe où un pareil abandon peut sembler effronterie.
Madame de Chaves lui serra la main fortement.
—Continuez, dit-elle, ne plaidez pas sa cause qui est gagnée; je l'aime puisque vous l'aimez.
Hector porta la douce main qu'on lui donnait à ses lèvres.
—Merci! murmura-t-il, du fond du cœur, merci!... Mais ne me demandez pas de vous raconter ce qui fut dit dans ce tête-à-tête étrange et délicieux qui sera le plus cher souvenir de ma jeunesse. Les paroles échangées, je m'en souviens mais, quand je veux les répéter, il semble qu'elles perdent leur sens véritable. Le courant des pensées de Saphir ne se rapporte à rien de ce que vous ou moi nous pouvons connaître; c'est une naïveté bizarre où il y a de saintes aspirations. Elle semble avoir vécu dans une féerie, et le monde ne lui est apparu qu'au travers d'un rêve. Elle n'a rien du milieu grossier dans lequel se passa son enfance, sinon l'amour filial qu'elle porte aux pauvres gens qui l'ont élevée...
—Ce n'est donc pas leur fille? demanda madame de Chaves avec vivacité.
—Ce n'est pas leur fille, répondit Hector.
Puis avec un sourire mélancolique, il ajouta tout bas:
—Belle cousine, je suis égoïste quand je parle d'elle; j'oubliais que vous aviez aussi votre adorée folie.
—C'est vrai, murmura la duchesse qui avait aux joues une rougeur fiévreuse, je pense à elle toujours, toujours! mais cela ne m'empêche pas de vous écouter pour vous, Hector. Continuez, je vous prie.
—J'ai tout dit, répliqua le jeune comte de Sabran; nous fîmes une longue route côte à côte, comme nous voilà tous les deux, ma belle cousine; nous avions sur nos têtes l'ombre épaisse des grands arbres, et nulle rencontre ne vint troubler notre solitude. Nous parlâmes d'amour ou plutôt chaque chose que nous disions contenait une pensée d'amour. Elle n'a rien à cacher, je vous l'affirme, et son cœur se montre dans tout l'orgueil de son exquise pureté. Au bout d'une heure, nous étions des fiancés qui sont sûrs l'un de l'autre et n'ont plus à s'exprimer leur mutuelle tendresse. Qu'avions-nous dit? de ces riens que les cœurs traduisent et qui valent cent fois le serment banal d'aimer toujours.
Elle était radieuse de beauté; l'allégresse de son âme illuminait son visage; l'avenir n'avait plus d'obstacles: Dieu nous devait le bonheur!
Avant de me quitter, elle se pencha sur son cheval et me tendit son front charmant, où je déposai le premier baiser.
Les arbres de la forêt éclaircissaient déjà leurs feuillages; on voyait la route de Melun à travers une dentelle de verdure.
—À demain! me dit-elle.
Et je restai seul.
Le lendemain, elle ne vint pas. J'appris qu'elle avait quitté la petite maison où s'était achevée sa convalescence. Moi-même je repartis pour Paris où mon tuteur m'appelait.
À Paris, les choses changent d'aspect. Je vis les jeunes gens de mon âge et j'eus pudeur d'une aventure pour laquelle je n'aurais osé chercher un confident.
Je pensais, en faisant la revue de mes nouveaux amis: auquel d'entre eux pourrais-je dire que j'aime sérieusement, profondément, et pour en faire ma femme, une pauvre fille sans père ni mère, qui gagne de l'argent à danser sur la corde?
La tête d'Hector se pencha sur sa poitrine et il resta silencieux.
—Vous me l'avez dit à moi, murmura doucement madame de Chaves.
—C'est vrai, prononça Hector d'une voix si basse qu'elle eut peine à l'entendre, et je ne sais pourquoi il me semblait que vous étiez intéressée à le savoir.
Ils échangèrent un long regard et tous deux baissèrent les yeux.
Leurs chevaux reprirent le grand trot.
Ils avaient traversé toute la longueur du bois de Boulogne, et se trouvaient dans le quartier de la Muette.
—Vous ne me parlez plus, murmura madame de Chaves.
—Si fait, répondit Hector avec une sorte de répugnance, j'ai une faute à confesser... Belle cousine, une fois, j'ai eu peur de vous comme de mes amis.
—Voyons cela.
—C'était un de ces jours derniers, lors de la promenade que nous fîmes avec monsieur le duc à Maintenon, vous en calèche, moi à cheval. Il faut bien vous dire que j'ai beaucoup lutté contre cet amour et que, parfois, je me suis cru tout prêt d'être vainqueur.
—Pauvre belle Saphir! soupira madame de Chaves.
Hector, qui était en avant, se retourna et lui baisa encore la main.
—Vous êtes une sainte, dit-il, et Dieu vous fera heureuse. Ce jour-là, comme nous quittions la forêt de Maintenon, au moment où nous tournions l'angle de la route de Paris, nous avons rencontré la pauvre maison roulante où Saphir habite avec ses parents saltimbanques.
—Je l'ai vue! s'écria madame de Chaves, et je me souviens que je vous ai dit: cela ressemble à l'arche de Noé!
—Oui, fit Hector en rougissant, vous avez plaisanté, je suis lâche contre la plaisanterie de ceux que j'aime. La fenêtre de la petite cabane de Saphir était ouverte; je n'ai pas ralenti le pas de mon cheval et je ne me suis pas même retourné...
—En bonne chevalerie, dit gaiement la duchesse, voici un grand crime, mon neveu, et il vous faudra l'expier. Avons-nous demandé pardon à la dame de nos pensées?
—Je l'ai vue, répondit Hector, mais je ne lui ai pas parlé.
—Où l'avez-vous vue?
—Dans un lieu, répondit-il tristement, où j'étais bien sûr de la trouver. Les baraques de la foire sont toutes rassemblées sur l'esplanade des Invalides pour la fête du 15 août. Celle des parents de Saphir ne pouvait manquer d'y être.
Ils arrivaient à la grande avenue qui conduit de la Muette à la porte Dauphine. Hector voulut tourner dans cette direction, mais la duchesse l'arrêta et lui dit:
—Ce n'est pas notre route.
Et comme Hector l'interrogeait du regard, elle ajouta:
—Nous allons à l'esplanade des Invalides. Je veux la voir!
DEUXIÈME PARTIE
MADEMOISELLE SAPHIR
I
Médor, dernier avaleur
C'était d'une voix ferme que madame de Chaves avait exprimé sa volonté de voir Saphir. Hector ne s'attendait pas à cela. Il changea de couleur.
Son amour était grand, mais il avait l'ombrageux orgueil des enfants de son âge.
—Y pensez-vous madame? objecta-t-il, la duchesse de Chaves en ce lieu!
—J'y pense, répondit-elle; je le veux, ne me refusez pas. Je suis gaie, j'ai le cœur gonflé par je ne sais quel espoir. Je vous le répète, il y a aujourd'hui quelque chose de bon dans l'air!
Et comme Hector hésitait encore, elle ajouta:
—À votre tour ne vous moquez pas de moi. Cette somnambule m'a dit des choses qui m'ont frappée. Je ne croyais pas tout cela hier... mais enfin qui sait?... Si la somnambule retrouve le petit bracelet, comme elle affirme en être capable, pourquoi ne retrouverait-elle pas l'enfant?
Hector ne résista plus. Ils traversèrent les pelouses du Ranelagh et prirent la grande rue de Passy.
Le soleil inclinait déjà vers l'horizon, quand ils franchirent le pont qui mène à l'esplanade. Comme ils ne pouvaient pénétrer dans la fête avec leurs chevaux, ils prirent l'avenue latérale et gagnèrent la rue Saint-Dominique-du-Gros-Caillou pour confier leurs montures à un garçon marchand de vin, puis ils redescendirent à pied sur l'esplanade.
Ce n'était pas jour de grande recette; il y avait, néanmoins, comme c'est la coutume, bon nombre d'amateurs autour de certaines baraques, tandis que d'autres restaient dans la plus complète solitude.
Au centre de la fête, parmi les établissements les plus conséquents, pour employer le style de notre ami Échalot, le théâtre de mademoiselle Saphir dressait orgueilleusement sa façade orientale, ornée des plus audacieuses peintures qui fussent jamais sorties des fameux ateliers Cœur-d'Acier.
On voyait là tout ce qui se peut voir en fait de prestiges, illusions, tours d'adresse et de force, bêtes sauvages, phénomènes athlétiques et autres attractions.
Au premier plan du principal tableau, mademoiselle Saphir, en costume de Sylphide, avec des ailes de papillon, se tenait sur la pointe d'un seul pied en équilibre au milieu d'une corde tendue. Jugez si ce malheureux Hector avait ses raisons pour s'opposer au caprice de madame de Chaves!
Saphir, son jeune amour, le rêve de ses vingt ans, caricaturée par le prodigieux pinceau de monsieur Gondrequin-Militaire, le seul peintre qui ait dépassé la gloire de Raphaël, selon l'opinion de messieurs les artistes en foire.
Monsieur Baruque, son émule, seconde étoile de l'atelier Cœur-d'Acier, avait peint sur le même tableau et à divers plans, avec cet inimitable talent qui se passe à la fois du dessin et de la couleur, le jongleur indien, la panthère africaine sautant à travers un cerceau, un Auriol chinois dansant sur des bouteilles, et le combat d'un serpent de mer contre un crocodile de la Polynésie; dans un coin, Saladin avalait encore des sabres, tandis que madame Canada se faisait casser des silex sur l'abdomen non loin du Christ crucifié entre les deux larrons. À l'horizon, par-dessous la corde de mademoiselle Saphir, on apercevait une chasse au tigre dans les jungles du Bengale, tandis que, sur la droite, l'empereur Napoléon III rentrait dans sa bonne ville de Paris après la paix de Villafranca.
Dans les nuages, à droite, un médaillon, coupé en deux, représentait d'un côté la prise de Pékin, de l'autre des scènes de la tour de Nesle—à gauche, dans les nuages aussi, un pareil cartouche offrait aux regards des amateurs une messe de minuit à Saint-Pierre de Rome et l'incendie de la Villette.
Cela paraîtra invraisemblable, mais il y avait encore dans ce même tableau une femme à barbe, entourée de gendarmes et de membres de l'Académie des sciences qui lui venaient au nombril, un jeune homme portant sa tête au milieu de l'estomac, un taureau ballottant un Espagnol au bout de ses cornes, et une vierge cataleptique, qui se soutenait horizontalement dans le vide, retenue seulement à un clou à crochet par l'extrémité de son petit doigt.
Il n'y a que l'atelier Cœur-d'Acier, dont nous avons écrit ailleurs la grande et véridique histoire, pour produire ainsi des tableaux dont chaque pouce carré a son intérêt et son utilité. Cela ne coûte pas plus cher qu'ailleurs. Messieurs Baruque et Gondrequin-Militaire se chargent en outre de remettre des pièces aux vieux tableaux d'église, détériorés par les voyages ou le temps.
Tout était en mouvement sur l'estrade du théâtre de mademoiselle Saphir. Échalot, en paillasse, tenait le porte-voix, et madame Canada, coiffée d'une perruque d'étoupe toute neuve, battait la caisse. Mais, à part l'excellent couple, le bossu Poquet, dit Atlas, et le géant Cologne, jouant l'un du tambour, l'autre de la clarinette, le personnel de l'ancien Théâtre Français et Hydraulique s'était magnifiquement transformé.
Il n'y avait pas moins de six musiciens à l'orchestre, trois habillés en lanciers polonais, trois habillés en Turcs.
Il y avait quatre demoiselles portant des costumes d'odalisques, un pitre déguisé en marquis et cinq ou six premiers sujets dont chacun avait dans sa spécialité une réputation plus qu'européenne.
En outre, deux tam-tams de grande taille grinçaient avec rage, tandis qu'une petite machine à vapeur poussait des sifflements, à faire saigner les oreilles.
C'était complet. Cela rejetait dans l'ombre les plus éclatantes illustrations de la foire: la famille Cocherie et l'épique Laroche, dont les établissements voisins semblaient de vulgaires cabanes auprès du palais Canada.
Au moment où le comte Hector et sa compagne traversaient la foule, Échalot annonçait dans son porte-voix que la grande représentation de mademoiselle Saphir allait commencer.
—Quoique légèrement indisposée, ajoutait-il, elle n'a pas besoin de l'indulgence du public.
Hector avait le rouge au front, et des gouttelettes de sueur tombaient le long de ses tempes.
Il avait fait en vérité tout ce qu'il avait pu pour s'opposer à la fantaisie de sa compagne, proposant de revenir le soir et quand, au moins, madame de Chaves aurait pu quitter ce costume d'amazone qui faisait d'elle le point de mire de tous les regards.
Mais la belle duchesse s'était montrée inflexible. Elle avait répété ce mot qui, pour les femmes, remplace toute explication: «Je le veux!»
Madame la duchesse de Chaves était pour le moins aussi émue que son cavalier qui sentait frémir son bras.
La foule s'engouffrait dans la baraque en vogue avec un entrain merveilleux, au son d'une musique impossible.
Madame de Chaves cherchait à entraîner Hector qui ne résistait plus, opposant seulement à l'impatience de sa compagne la force d'inertie. Une véritable cohue les séparait encore de l'estrade.
Le reste de la place était à peu près désert; l'établissement Canada monopolisait littéralement le succès.
À une cinquantaine de pas de là, dans un autre rang de baraques plus pauvres, une baraque, la plus misérable de toutes, s'élevait formée de quelques planches mal jointes qui chancelaient.
Cette baraque n'avait point de tableau; elle portait seulement une enseigne écrite au cirage et qui disait: «Grands exercices de Claude Morin, dernier avaleur de sabres.»
Un pauvre diable mal vêtu et dont la figure amaigrie disparaissait presque sous la masse énorme de ses cheveux crépus était assis par terre devant cette cabane la tête entre ses deux genoux.
Il jetait un regard mélancolique sur le victorieux établissement des Canada qui lui faisait face.
Personne, dans Paris, ne connaissait ce pauvre diable, et le lecteur lui-même ne se souvient sans doute plus que Claude Morin était le véritable nom de Médor.
Madame de Chaves et Hector lui tournaient le dos, placés qu'ils étaient entre son bouge et l'estrade Canada.
En ce moment, une voiture fermée s'arrêta devant le saut de loup des Invalides. Deux hommes en descendirent et se dirigèrent au plus épais de la foule. Ils étaient tous les deux d'un certain âge, leurs tournures et leurs costumes tranchaient parmi ce rassemblement de petits bourgeois.
L'un d'eux, fortement basané, rabattait un chapeau à larges bords sur chevelure d'un noir mat où tranchaient quelques mèches grisonnantes.
Le visage de l'autre avait une blancheur d'ivoire; ses cheveux et sa barbe, noirs aussi mais luisants comme de la soie, étaient arrangés avec une prétentieuse coquetterie et avaient le reflet des choses teintes.
Le premier semblait désireux de se cacher; l'autre portait haut sa figure souriante, contente, éclairée par un regard brillant et froid.
C'était le second qui menait le premier; il perça la foule à grands coups de coudes, répondant aux murmures par des gracieux saluts et d'abondantes excuses débitées avec l'accent italien. En manœuvrant ainsi, il parvint à guider son compagnon moins actif jusqu'au pied de l'estrade.
En cet endroit, il lui dit, avec un obséquieux sourire qui montra une rangée de dents plus blanches que celles d'un hippopotame:
—Monsieur le duc, nous voici arrivés à bon port. Il n'y a point de grands plaisirs sans quelques petites peines. Votre Excellence va juger par elle-même, et je parierais ma tête à couper qu'elle sera contente de ma trouvaille.
Monsieur le duc ne répondit que par un geste d'humeur bourrue.
Madame de Chaves et son cavalier n'étaient pas à plus de dix pas de ce couple. Hector qui marchait en avant fit un mouvement de recul, et, comme la duchesse s'en étonnait, il étendit silencieusement le doigt vers l'escalier que monsieur le duc commençait à gravir sur les traces de son compagnon.
Le regard de la duchesse ayant suivi ce geste elle ne put retenir un léger cri.
Les deux hommes se retournèrent.
Madame de Chaves s'était baissée prestement et croyait avoir évité le regard que l'on dardait vers elle; mais, quand l'homme au teint basané, qu'on appelait monsieur le duc, se reprit à monter l'échelle, il avait aux lèvres un sourire singulier. Le sourire que Saladin avait vu quelques heures auparavant derrière les persiennes demi-fermées de l'entresol faisant face au portail de Chaves.
—En bien! demanda le radieux personnage, dont la face d'ivoire s'épanouissait maintenant au sommet de l'estrade, montons-nous?
Le duc le rejoignit de son pas plus lourd, et dit en lui serrant le bras:
—Ami Gioja, quand même nous perdrions notre temps à l'intérieur de cette masure, je ne serais pas venu ici pour rien.
Toute la personne de ce Gioja avait un éclat particulier et blessant, depuis le cuir verni de ses bottes jusqu'au reflet métallique que jetaient ses cheveux teints. Il fixa sur le duc ses yeux clairs et froids comme la cassure d'une barre d'acier, et son regard interrogea. Mais le duc ne jugea pas à propos d'en dire davantage.
C'était à leur tour d'entrer, ils entrèrent.
Madame de Chaves était restée immobile et comme pétrifiée. Hector attendait sa décision sans mot dire.
Sans mot dire aussi, elle lui serra la main et l'entraîna en sens contraire du mouvement général.
Cela les fit passer devant la misérable cabane de ce pauvre Médor, qui, lui aussi, avait ses gros yeux écarquillés par l'étonnement, pour avoir vu monsieur le duc passer le seuil du théâtre Canada.
Médor avait de la mémoire. Il se souvenait surtout de ce qui touchait au grand événement de sa vie: le vol de Petite-Reine. D'un coup d'œil il avait reconnu le «milord» de la rue Cuvier.
Il y a les favoris du succès, il y a les gens que la chance contraire poursuit et accable toujours; ceci soit dit sans donner gain de cause à la masse des impuissants qui se plaignent du hasard. Médor, depuis quatorze ans que nous l'avons quitté, avait fait de son mieux dans la mesure de ses moyens assez bornés; sa profession de chien de berger, sous les ordres de Madame Noblet, était bien véritablement à la hauteur de son intelligence, et mettait dans tout son jour sa qualité principale, la fidélité.
Il y avait du chien dans ce bon garçon et son ambition n'allait pas au-delà de celle des chiens: boire à sa soif, manger à sa faim, et dormir son content. Il avait eu pourtant, dans sa jeunesse, une émotion poignante et une profonde affection: nous voulons parler de son dévouement à la douloureuse folie de la Gloriette, pleurant et se mourant près du berceau de sa fille.
Ce serait peine perdue que d'analyser un sentiment pareil.
Y avait-il ici de l'amour dans l'acception habituelle du mot? je le pense un peu, puisque le premier mouvement de Médor avait été de souffrir du retour de Justin. Médor était donc jaloux. Mais les chiens le sont aussi.
Je n'ai jamais admis l'opinion de ces précieux, professant que l'amour d'une pauvre créature, comme était Médor, peut ternir l'éclat de la plus éblouissante des femmes. Chacun a le droit de contempler les astres, et ce ne sont pas ces humbles adorations qui déshonorent.
Il est certain, d'ailleurs, que ce mot amour a toute une échelle de significations diverses applicables à l'échelle des intelligences et des caractères.
Médor se serait fait tuer pour la Gloriette avec plaisir, voilà ce qui est certain.
Il avait pris en affection Justin diminué et vaincu, à cause de la Gloriette.
Et quand il avait trouvé un jour Justin ivre d'absinthe, c'est-à-dire noyé dans le plus méprisable, dans le pire des découragements, Médor s'était dit: en voici un qui est perdu pour notre besogne, je tâcherai de faire tout, moi seul.
La besogne de Médor c'était de retrouver Petite-Reine. Cette ardente volonté, née du désespoir de Lily, qu'il avait vu de si près, avait survécu en lui à la disparition même de la jeune mère.
Les idées naissaient en lui difficilement; quand elles étaient nées, elles ne mouraient point, parce que d'autres idées ne venaient jamais les étouffer ou les chasser.
D'ailleurs, il pensait peut-être vaguement que Petite-Reine retrouvée rappellerait Lily comme un aimant attire le fer, et quand l'espoir de revoir Lily lui venait, ses pauvres yeux se mouillaient de larmes.
Il cherchait depuis quatorze ans, comme il pouvait; en cela comme en tout, il n'avait jamais eu qu'une idée, et il la suivait patiemment, malgré l'inutilité de ce long effort.
Il s'était dit, dès les premiers jours, ajoutant son propre instinct aux conjectures des gens de la police, que Petite-Reine avait dû être enlevée par des saltimbanques.
Pour la retrouver, le moyen le plus simple était donc de faire la revue des saltimbanques de France, et, pour en arriver là, le plus court chemin était de devenir soi-même un saltimbanque.
Des calculateurs d'élite, et Saladin lui-même, n'auraient pas trouvé mieux. Seulement il y a une large distance entre le premier jet d'un plan et son exécution; or, notre ami n'avait pu donner à l'exécution de son plan que l'intelligence qu'il avait.
Voici pourquoi nous avons parlé de mauvaise chance. Entre les mille variétés de travaux qui gagnent le pain des saltimbanques, notre pauvre Médor avait choisi le plus malade, celui qui s'en allait mourant.
Il était devenu avaleur de sabres, au moment où Saladin, un virtuose pourtant dans la partie, désespérait déjà de l'«avalage».
Mangeant du pain sec et recevant plus de coups de pied que de gros sous, Médor était parvenu, cependant, à faire son tour de France. Il avalait les sabres très mal; le public mécontent le huait; mais il était si bon et si malheureux que les chefs de troupes le gardaient pour battre les banquettes et nettoyer les lampes.
Un mathématicien seul saurait calculer le nombre de lieues qu'on peut parcourir en poursuivant ainsi quelqu'un de ville en ville. Médor, qui n'était pas mathématicien, se dit au bout d'un certain nombre d'années: puisque j'ai été partout et que je n'ai rencontré Petite-Reine nulle part, c'est qu'elle est introuvable—ou morte.
Il revint alors à Paris et se mit sur les traces de Justin, le seul être auquel il s'intéressât désormais. Justin avait disparu, ou plutôt il était tombé si bas que Médor ne le trouva plus dans la pauvre sphère où il se mouvait lui-même.
Quand il le rencontra enfin un jour, par hasard, face à face, il ne le reconnut pas.
Justin—l'homme du château-, monsieur le comte de Vibray, avait une hotte sur le dos, un crochet à la main, et chancelait sous le poids de son ivresse chronique.
Médor voulut le relever dans le mesure de ce qu'il pouvait pour cela, mais Justin consentit seulement à se laisser payer à boire.
Ce n'était plus un homme. On avait pitié de lui parmi les chiffonniers.
Et cependant quelque chose restait en lui de sa vie passée. Dans le trou où il dormait sur quelques brins de paille, il y avait quatre ou cinq volumes qu'il lisait et relisait, quand il avait une heure lucide. Parmi ces livres, dont la plupart étaient imprimés en latin, se trouvait un livre français: Les Cinq Codes. Justin l'avant tant lu et relu que les pages se détachaient comme les feuilles mortes qui tombent à l'automne.
Les chiffonniers disaient que, si on avait pu trouver Justin à jeun, il n'y aurait pas eu son pareil parmi les avocats de Paris.
Ils ajoutaient que, quand Justin n'était ivre qu'à demi, c'était encore un gaillard de bien bon conseil.
Sa réputation à cet égard était considérable, non seulement parmi les chiffonniers, mais encore dans la classe des saltimbanques et artistes forains dont il s'était rapproché à différentes reprises, mû peut-être par le même instinct que Médor.
Ils l'appelaient le père Justin; quoiqu'il fût jeune encore, au dire de ceux qui le connaissaient de longue main, il avait toutes les apparences de la vieillesse.
Depuis un an, Médor, poursuivi par le discrédit croissant où se perdait l'avalage du sabre, ne trouvait plus d'emploi dans les baraques. C'était bien à contrecœur et par nécessité qu'il avait fini par s'établir à son compte. Quelques planches, empruntées à son ancien immeuble aérien, et de vieux clous, lui avaient suffi pour bâtir l'étroite cabane, trop large encore pour son commerce abandonné. Il travaillait comme un nègre, emportant sa maison sur son dos, de fête en fête, dans les villages qui environnent Paris, et récoltant de loin en loin quelques sous, quand trois ou quatre amateurs obstinés de ce grand art, décédé comme la tragédie, daignaient passer le seuil de son taudis.
Il se consolait néanmoins en disant qu'il était désormais le premier et le dernier avaleur de France et de Navarre, ce qui devenait vrai exactement par le défaut de concurrence.
Médor avait un autre motif d'orgueil; il était le seul homme que le père Justin admît dans son trou. Médor, il est vrai, n'y allait jamais sans porter quelque chose à boire, mais il renouvelait ses visites aussi souvent qu'il le pouvait.
Était-ce la conversation abrutie du misérable ivrogne qui l'attirait? Non. Que Justin eût la fièvre de l'alcool et déraisonnât honteusement ou que Justin, à jeun, par hasard, pris d'une gravité hautaine, en revînt à son langage d'autrefois qui, désormais, était burlesque dans sa bouche, Médor l'écoutait peu. Il le laissait fredonner d'une voix rauque des refrains sans tête ni queue; il le laissait aussi lire des textes de loi ou déclamer des vers latins avec emphase: cela ne lui importait point.
Ce qui l'attirait par une séduction irrésistible, c'était une pauvre relique qu'il avait trouvée dans un coin du réduit de l'ivrogne, à moitié cachée sous la poussière.
Un berceau d'enfant, rempli de petites hardes et de jouets, aux rideaux duquel pendait une photographie qui représentait une jeune mère tenant son enfant dans ses bras, ou plutôt tenant un nuage, trace confuse de l'enfant qui avait bougé en posant.
Le berceau de Petite-Reine disposé en autel par les mains de la Gloriette.
Le portrait de la Gloriette pressant sur son cœur Petite-Reine.
C'était pour cela que Médor venait le plus souvent qu'il pouvait chez le père Justin, en payant son entrée avec des fonds de bouteilles. Quand une fois il était entré, il laissait Justin boire, ou lire, ou chanter, et venait s'asseoir dans le coin où était la relique, restant des heures entières en contemplation devant le berceau et devant le portrait.
Au moment où Hector et madame de Chaves passèrent devant Médor, ils allaient encore lentement à cause de la foule. Médor, qui venait de reconnaître le duc de Chaves à la porte de la baraque, mit ses yeux grands ouverts et fixes sur le jeune homme, sans même le voir; mais il n'en fut pas de même pour la duchesse, quoiqu'elle eût son voile rabattu. À son aspect, il tressaillit de la tête aux pieds et tout son sang vint à sa joue. Il se leva droit sur ses pieds, comme si un ressort se fût détendu en lui.
Un instant il resta abasourdi, puis il se frotta les yeux à tour de bras, en répétant plusieurs fois de suite:
—Tous deux! Lui! et elle! Est-ce que je dormais? Est-ce que j'ai rêvé?
Pendant ce temps-là, Hector et sa compagne, pressant le pas, tournaient déjà l'angle de la rue Saint-Dominique.
Ce fut tant pis pour ceux qui étaient entre eux et Médor. Médor se jeta tête première dans la foule et passa comme un boulet de canon. Il arriva juste à temps pour voir l'amazone et son cavalier mettre au trot leurs montures et redescendre vers la Seine.
Pour la seconde fois Médor aperçut les traits de l'amazone, et il appuya les deux mains contre son cœur en se disant:
—C'est elle! c'est bien elle!
Les chevaux eurent beau trotter, Médor n'avait pas les longues jambes de Saladin, mais sa passion était autre et plus forte.
Il eût suivi les deux chevaux au bout du monde et rien n'aurait pu l'arrêter, sinon la mort.
En arrivant à la porte cochère de l'hôtel de Chaves, la duchesse, qui n'avait pas prononcé un seul mot pendant toute la route, dit:
—Au revoir, Hector; ne revenez pas avant d'avoir reçu une lettre de moi.
Ils se séparèrent. Quelques secondes après, Médor, haletant et baigné de sueur, vint tomber sur le pavé dans l'enfoncement de la porte.
Il resta quelques minutes à reprendre son souffle, puis il dit:
—Je ne sais pas comment je ferai pour arriver jusqu'à elle, mais j'arriverai!
II
Saladin ouvre la tranchée
Nous avons laissé Saladin déjeunant avec l'appétit d'un juste au restaurant du faubourg Saint-Honoré. Il ne nous est pas permis de l'abandonner longtemps, d'abord parce que c'est notre héros, ensuite parce que sa physionomie copiée exactement sur nature absout notre récit de tout péché romanesque, et lui donne couleur d'histoire.
Saladin, comme la plupart des héros de notre siècle, n'avait pas à proprement parler de généalogie; il était ce champignon qui pousse sur la couche formée par le vice parisien. La légende honteuse et burlesque de la boue entourait son berceau comme un nuage mythologique. C'était un dieu à sa manière, et il avait sa chèvre Amalthée. Son père Similor, breveté pour la danse des salons, sa nourrice Échalot, sa mère Ida Corbeau, la Vénus invalide, ont été chantés par nous dans un poème où les badauds des quartiers riches profitèrent avec une curiosité étonnée de nos voyages et découvertes dans les sous-sols de la civilisation[*].
Rude voyage où l'on trouve cependant, et malgré le dire calomnieux d'une littérature qui s'abrutit dans le sang, plus de vice rendu hideux par la misère, plus de comédie sauvage et poussant le grotesque jusqu'à l'invraisemblable que d'éléments tragiques ou terribles.
C'est toujours Paris, descendu à cent pieds sous terre, Paris qui n'a pas été à l'école et qui vit des enseignements malsains du mélodrame, unique lanterne allumée dans ces profondeurs.
C'est toujours Paris, avec un esprit qui fait peur, une élégance qui fait pitié, et je ne sais quelles prétentions à la fois risibles et douloureuses au bienfait des belles manières.
Ce Paris-là, nous ne l'avons pas inventé, mais nous l'avons trouvé en allant voir un jour où pouvait être l'absurde souterrain habité par les cent mille bandits qui poignardent, étranglent, étouffent, assomment ou empoisonnent les cent mille victimes hachées annuellement dans la cuisine de l'églogue contemporaine.
D'autres sont allés déjà sur mes pas dans ce bizarre pays qui n'est pas celui d'Eugène Sue: caverne plus vraie, mais moins brillante que le centre de la terre de mon ami Jules Verne. Quelque jour, je le crois, on fera descendre un boulevard jusqu'à ces bas-fonds remplis d'invraisemblables grimaces, et les Parisiens aisés iront voir en train de plaisir ce qui restera de la noire sarabande dansée autrefois par les ambitions de l'ignorance et de la misère.
Ida Corbeau était morte noyée dans l'eau-de-vie de marc; l'esprit de conduite d'Échalot l'avait tiré de presse; Similor lui-même, sans amender le moins du monde son vicieux naturel, avait pris l'habitude de laver sa figure et ses mains.
Saladin, qui était la seconde génération, devait profiter de ce progrès et, qui sait, pénétrer peut-être à travers nos couches sociales si faciles à trouer, jusqu'aux plus hauts sommets de la considération publique.
En attendant, il mangeait, choisissant ce qu'il y avait de meilleur sur la carte, en dépit de ses habitudes de parcimonie. Il avait le cœur content comme un négociant qui vient de trouver le joint d'une combinaison difficile. L'idée de Saladin était simple à l'instar de toutes les grandes idées, et de plus, comme presque toutes les idées du peuple sous-parisien, elle prenait son origine dans ses souvenirs de théâtre.
Chacun connaît l'histoire de ce chirurgien qui, n'ayant pas à son gré une clientèle suffisante, cassait les bras et les jambes des passants pour les remettre ensuite. Il y a eu sur ce sujet un drame à cinq cents représentations.
Saladin avait inventé quelque chose d'analogue. Ayant enlevé jadis Petite-Reine pour 100 francs, dont le coupable Similor avait profité, il voulait gagner cent fois plus, mille fois plus, en rendant Petite-Reine à sa mère.
Au point de départ, une forte lacune existait dans ce projet, car Petite-Reine était l'enfant d'une pauvre femme, qui ne pouvait fournir qu'une récompense très bornée.
Mais il y avait cet homme brun, cet étranger à barbe couleur d'encre qui avait donné un louis à Saladin déguisé en vieille femme.
Ils ont beau être positifs, couards, calculateurs, patients, tous ceux qui sortent des profondeurs dont je parlais naguère sont romanesques jusqu'à la folie.
Songez qu'ils jouent presque toujours avec vingt chances contre une, et que la première mise leur manque. Depuis quatre ou cinq ans, ils ont pris pour plus de trente millions de billets à 25 centimes aux loteries autorisées pour la plus grande gloire de la morale publique.
Nos loups-cerviers n'en sont plus à méconnaître cette vérité miraculeuse qu'on peut arracher des sommes flamboyantes aux gens qui n'ont pas le sou.
Revendre ce qu'il avait volé, telle était donc la première forme de l'idée de Saladin, et à mesure que les années s'écoulaient, il élevait en lui-même ses prétentions à l'endroit de ce marché fantastique, parce que son désir, devenu foi, lui montrait la mère indigente parvenue au faîte de la fortune.
Une idée fixe a presque toujours une valeur. On dirait, en vérité, que l'homme a ce mystérieux pouvoir de modifier la destinée en couvant ardemment et patiemment un désir déterminé.
Il n'y a pour échouer toujours que les irrésolus et les changeants.
La seconde forme de l'idée de Saladin fut un vaudeville: progrès sur le drame; il se dit que l'heureuse mère en retrouvant sa fille n'aurait rien à refuser, pas même la main de sa fille, à l'ange sauveur qui la lui ramènerait. Ce n'étaient pas, tant s'en faut, des suppositions faites à l'étourdie. Saladin creusait laborieusement la situation; il se mettait en face de cette mère, comtesse ou marquise, et il épluchait les raisons qui auraient pu déterminer son refus.
On n'accepte pas un saltimbanque dans les familles, c'est clair. Saladin s'était arrangé de manière à n'être plus saltimbanque; il s'était fait, comme nous l'avons dit, une éducation, assurément fort incomplète, mais qu'il trouvait superbe, ayant en toutes choses une souveraine estime de lui-même.
Il ne faut pas sourire. Nous ne sommes plus aux époques de modestie. La vanité, quand elle est suffisamment grave et lourde, est une des plus efficaces parmi les qualités qui déterminent le succès.
Saladin avait fait, en outre, tout ce qu'il avait pu pour se concilier les sympathies de sa future fiancée; il lui avait rendu de véritables services, et il avait pris sur elle une sorte d'autorité.
Malheureusement pour lui, il s'attaquait ici à une nature par trop supérieure à la sienne. Saphir, enfant, avait éprouvé pour lui une sorte de crainte, mêlée d'admiration, mais Saphir jeune fille le perça à jour d'un coup d'œil et se détourna de lui avec dédain.
Ce mépris, elle n'avait point pris souci de le dissimuler, et néanmoins notre Saladin doutait encore, parce que la pensée du dédain appliquée à sa précieuse personne ne pouvait entrer dans son esprit.
Après des années où il avait manœuvré dans le vide, soutenu seulement par son obstination à croire que son désir valait une certitude, Saladin se rencontrait face à face avec la vérité.
Et il restait ébloui devant cette vérité qui se trouvait être la complète réalisation de son rêve.
Il n'y avait pas en lui beaucoup d'étonnement, il y avait un immense orgueil, joint au soupçon instinctif qu'il faudrait donner peut-être une troisième forme à son idée.
—Je suis fort! se disait-il en dévorant son déjeuner dînatoire; je connais bien du monde, mais je ne connais personne qui m'aille à la cheville! J'avais tout deviné recta, seulement, au lieu d'une marquise ou d'une comtesse, c'est une duchesse. Il n'y a pas d'affront.
Et il se frottait les mains entre deux bouchées.
Le commencement de son repas, il le donna complètement au triomphe. Ce fut seulement vers le dessert qu'il s'interrogea au sujet des voies et moyens à prendre pour exploiter son aubaine.
Quoiqu'il n'admît pas le mépris de mademoiselle Saphir à son égard, il ne comptait plus sur elle et cherchait vaguement le moyen, en apparence impossible, d'agir sans elle.
Les affaires valent par la façon dont on les mène. Une mère, en définitive, peut offrir très décemment 10,000 francs à l'homme qui lui ramène sa fille, comme elle peut être obligée de lui servir vingt mille livres de rente.
Tout dépend de l'exécution.
Saladin n'avait jamais réfléchi à cela. Comment faire? Sous quel aspect se présenter à l'hôtel de Chaves? Comment y être admis? Comment y faire, du premier coup, la figure qu'il fallait pour produire l'effet désirable et se poser en gendre possible?
De loin ces difficultés peuvent sembler vénielles à un aventurier de l'espèce de Saladin, à qui son ignorance absolue du monde donne l'audace des aveugles au bord d'un précipice.
Mais de près, cela devenait terrible. Avec un peu de bon sens, et Saladin n'en manquait pas tout à fait, il était facile d'augurer que tout devait se terminer par une récompense honnête.
Le fromage de Saladin devint amer dans sa bouche; son dernier verre de vin lui resta au gosier.
Il travaillait désespérément, et ceux qui l'avaient vu commencer son repas d'un appétit si triomphal ne l'auraient point reconnu, quand il demanda le café d'une voix presque dolente.
Il chercha bien un instant quel levier de manœuvre pourrait lui fournir la découverte qu'il avait faite par hasard; monsieur le duc de Chaves guettant sa femme derrière les persiennes d'un entresol.
Mais ce genre de roman n'était pas dans les cordes de Saladin: tout au plus devinait-il vaguement qu'il y avait là un moyen d'action. La manière de s'en servir lui échappait absolument.
Il huma son café d'un air mélancolique.
Avant d'avaler la dernière gorgée, il mit la main à la poche pour chercher son porte-monnaie et sentit un objet étranger, dont il ne devina pas d'abord la nature. Il le retira vivement, et sourit avec une sorte de colère en reconnaissant le butin qu'il avait ramassé deux heures auparavant, au coin d'une borne, dans la cour de l'hôtel de Chaves.
Mais une réflexion soudaine lui traversa le cerveau. Son rire se figea et ses yeux ronds lancèrent un éclair.
—Le bracelet, murmura-t-il; le bracelet d'enfant!
C'était en effet un pauvre petit bijou, sans valeur aucune, fait avec des perles de verre, montées sur un fermoir en cuivre doré.
—La petite avait le pareil autrefois! dit encore Saladin qui était tout blême et dont les tempes battaient; je m'en souviens comme si j'y étais encore! je le regardai pour voir si c'était de l'or ou de l'argent, mais comme ça ne valait rien, je le jetai avec le reste dans le trou du fumier, entre Charenton et Maisons-Alfort...
—L'addition! cria-t-il d'une voix retentissante, en frappant de son couteau sur la table.
Ce n'était plus le même homme. Sa taille avait gagné quatre pouces, et un rayon de fière intelligence brillait dans ses yeux.
Il sortit du restaurant d'un air vainqueur, le chapeau sur l'oreille et la poitrine évasée. L'idée avait sa troisième forme.
Il souriait aux passants et regardait les petites dames d'un air protecteur.
—Ceux-là ne savent pas, se disait-il avec une gaieté bienveillante, que voilà un beau garçon qui a son affaire dans le sac; marquis pour de vrai, rentier, décoré et tout, dans un prochain avenir!
«Et papa Similor qui dingue dans la rue Le Peletier! ajouta-t-il en éclatant de rire. Bah! on n'est pas méchant, on lui fera un sort médiocre en rapport avec ses capacités.
Il gagna les abords de la Madeleine, où il prit un cabriolet de place, disant au cocher:
—Rue Tiquetonne, n° 13.
Vingt minutes après, il montait l'escalier terriblement noir de madame Lubin, seule somnambule supra-lucide de la ville de Paris.
Madame Lubin avait, à l'exemple de toutes les somnambules supra-lucides ou autres, un «médecin» qui la plongeait dans le sommeil magnétique et soignait ensuite les malades à l'aide des révélations qu'il tirait d'elle.
C'est une des branches du métier et je connais des personnes respectables qui ont beaucoup de confiance en ce genre de traitement.
L'autre branche de l'état consiste à retrouver les objets perdus et à découvrir les voleurs. Ce dernier détail, qui présente des dangers, conduit souvent mesdames les somnambules sur les bancs de la police correctionnelle.
Une ou deux même ont passé en cour d'assises drapées dans leur dignité et fort étonnées qu'on voulût les empêcher de remplir, en faisant leur cuisine, les fonctions du procureur impérial.
Il ne faut pas se dissimuler que la plupart de ces femmes cessent vite d'appartenir à la classe des charlatans. Au bout d'un an ou deux d'exercice, elles s'enivrent de leurs propres mômeries comme les sibylles antiques, et subiraient volontiers le martyre plutôt que d'avouer qu'elles n'exercent pas un sacerdoce.
Le «médecin» est rarement convaincu. Il fait ce métier-là comme il serait clerc d'huissier ou recors, et n'a pas d'autre prétention morale que de dîner tous les jours aux restaurants à quarante sous.
Quand Saladin entra chez madame Lubin, son médecin et elle étaient en train de prendre un petit verre de cassis sur le coin de la cheminée.
Ce sont en général des ménages où le médecin joue le rôle du sexe le plus faible.
—Docteur, dit Saladin en passant le seuil, vous allez me faire le plaisir d'aller voir en bas si j'y suis. Il s'agit d'une affaire grosse comme la maison. J'ai bien l'honneur de vous saluer.
Le médecin, ayant consulté du regard sa suzeraine, prit son chapeau gras et disparut.
—Dormez-vous, ma commère? demanda Saladin en riant.
—Monsieur le marquis, répondit la somnambule d'un air digne, vous savez bien que je ne plaisante jamais avec ces choses-là; oui, je dors, et c'est tout frais; je suis lucide.
Saladin fit rouler du pied un fauteuil et s'y plongea.
—J'aimerais mieux que vous fussiez éveillée, dit-il, mais à la guerre comme à la guerre. Venez ça, nous allons causer.
Madame Lubin était une femme d'une trentaine d'années, usée et surmenée, mais qui gardait quelques traces de gentillesse. Elle vint s'asseoir auprès de Saladin, prit une pose coquette et dit:
—Causons... nos machines ont-elles monté aujourd'hui en bourse?
—Il ne s'agit pas de cela, répondit Saladin d'un air grave, vos machines sont de la petite bière. Combien auriez-vous de la dame en question si, par impossible, vous retrouviez l'objet que vous savez?
—Quelle dame? demanda la somnambule, et quel objet?
Les yeux ronds de Saladin étaient fixés sur elle comme deux lanternes.
—Ah! fit-elle tout à coup, la dame au bracelet!... Ça vous a-t-il servi à quelque chose l'adresse du Grand-Hôtel que je vous ai donnée?
Saladin fit un grave signe de tête.
—Je suis lucide, moi aussi, ma bonne dame, prononça-t-il d'un ton solennel, supra-lucide! La dame qui est venue vous consulter est la duchesse de Chaves, qui a ce magnifique hôtel rue du Faubourg-Saint-Honoré.
—Oh! oh! fit madame Lubin étonnée, vraiment! une duchesse! et comment savez-vous cela?
—Je sais bien des choses, repartit Saladin, quoique je ne me vante pas d'être sorcier. Avez-vous le signalement exact du bracelet perdu par la duchesse?
La somnambule ouvrit un petit registre et se mit à le feuilleter. Pendant qu'elle s'occupait ainsi, Saladin tira le bracelet de sa poche.
—Voilà! dit-elle: un petit bracelet de perles bleues, avec fermoir en cuivre doré. Saladin lança à la volée le bracelet qui vint tomber sur le registre.
—Tiens, tiens, fit madame Lubin en sautant sur son siège, vous l'avez fait faire? Qu'est-ce que vous comptez tirer de là?
Saladin souriait dans sa cravate.
—Je ne l'ai pas fait faire, ma bonne dame, dit-il, et un simple coup d'œil peut vous convaincre de la vétusté de l'objet.
—C'est vrai, avoua la somnambule. Alors vous l'avez acheté d'occasion? En tout cas, c'est bien choisi; mais la personne qui l'a perdu connaissait son bracelet. C'était, je le crois bien, une manière de relique qu'elle regardait souvent. Je ne me charge pas de rendre ce petit bric-à-brac à madame la duchesse.
Saladin était de plus en plus majestueux.
—Je ne vous en charge pas non plus, ma bonne dame, dit-il; je vous apporte seulement les moyens de faire preuve d'une très grande habileté ou lucidité, comme vous voudrez. Par votre art, vous avez appris deux choses, d'abord le nom et l'adresse de la personne qui vous a consultée, ensuite l'existence d'un individu doué de facultés extraordinaires et qui prétend avoir en sa possession l'objet perdu par la susdite personne... est-ce que ce n'est pas déjà joli?
—Et, demanda madame Lubin, c'est vous l'individu doué de facultés extraordinaires?
—Naturellement, répondit Saladin, qui salua.
—Y aura-t-il quelque chose pour moi?
Saladin salua de nouveau et répéta:
—Naturellement.
—Eh bien, cher monsieur le marquis, dit la somnambule, la personne doit revenir demain. Je lui ferai votre commission et même je l'enverrai chez vous, si vous voulez, quoique l'affaire soit à moi.
Saladin secoua la tête avec lenteur.
—Ce n'est pas cela, murmura-t-il, et je ne suis pas ici pour vous prendre vos affaires. Il y a là-dedans des intérêts engagés, des intérêts majeurs, dont moi seul puis avoir connaissance, à cause de mes nobles relations dans le grand monde. Souvenez-vous de cette fable ingénieuse Le Coq et la Perle; il y a dans la vie des occasions dont le vulgaire ne peut pas profiter.
—Le vulgaire! répéta madame Lubin scandalisée.
—Bonne madame, répliqua Saladin avec condescendance, vous êtes une femme comme il faut, c'est certain, mais, vis-à-vis d'un homme tel que moi, vous appartenez au vulgaire.
Puis, se levant et rejetant en arrière sa tête d'oiseau, il ajouta:
—Je cache sous l'apparence d'un simple coulissier de remarquables destinées. Ne vous en étiez-vous pas doutée?
Madame Lubin, quoiqu'elle ne travaillât pas en foire, appartenait, elle aussi, très énergiquement, à la classe des gens qui vivent d'illusions et respirent le roman par tous les pores.
Comme elle gagnait sa vie à jouer un rôle, les choses théâtrales avaient un grand empire sur elle. Son regard changea d'expression, tandis qu'elle contemplait Saladin, grandi d'une demi-coudée.
—C'est vrai, balbutia-t-elle, que vous avez quelque chose d'étonnant! Et mon docteur n'aurait pas pris la porte comme cela pour tout le monde. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
Saladin répondit:
—Qui sait si cette soirée n'est pas pour vous l'aurore d'une position fixe et honorable? Mettez-vous là, devant ce guéridon, et veuillez écrire ce que je vais vous dicter.
Madame Lubin, sans se faire prier, s'assit auprès de la table et disposa tout ce qu'il fallait pour écrire.
—Je suis, dit-elle; on ne sait pas vous résister, monsieur le marquis.
Mais Saladin se promenait de long en large dans la chambre, et paraissait méditer laborieusement.
Il avait l'air d'un poète qui va enfanter un chef-d'œuvre. Et par le fait il se disait:
—La chose doit être soignée et propre à me planter là-dedans, droit et solide comme un mât de cocagne! Pas de paroles inutiles! il faut frapper la dame, et qu'elle passe toute la nuit à rêvasser de moi comme si j'étais un casse-tête chinois.
—Eh bien? fit la somnambule.
Saladin vint se mettre debout devant elle et dicta:
«Madame, «Ma science m'a fait savoir le nom et la demeure de la personne respectable qui m'a fait l'honneur de me consulter.
«Il y a au-dessus de moi un homme dont ma science m'a également fait connaître l'existence et la supériorité.
«L'objet que vous avez perdu et qui vous était cher vous sera rendu par lui.
«Peut-être l'homme dont je parle pourrait-il guérir en vous le regret produit par une perte bien autrement cruelle...
«Il ne m'est pas permis de vous en dire davantage.
«On annoncera demain chez vous, à la première heure, l'ancien agent de police Renaud. Recevez-le, et sachez tout de suite que vous aurez affaire au jeune et célèbre marquis de Rosenthal!»
—Signez, ordonna Saladin. Madame Lubin signa.
—Et qu'est-ce que tout cela veut dire? demanda-t-elle.
—Si ma main droite le savait, répondit Saladin avec emphase, je la couperais. Mettez l'adresse.
Madame Lubin adressa la lettre à madame la duchesse de Chaves en son hôtel, rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Saladin prit son chapeau. Avant de franchir le seuil, il mit un doigt sur sa bouche, puis il sortit sans prononcer une parole.
III
Saladin monte à l'assaut
Il y a dans la vie des choses absurdes qui doivent réussir, de même qu'il y a dans l'art des œuvres très méprisables dont le succès est forcé. Pour juger ceci et cela il faut se placer à de certains points de vue.
Le roman est entré dans nos mœurs bien plus profondément qu'on ne le pense: ceci pour le commun des hommes et des femmes. Pour ceux ou pour celles qui souffrent d'une grande blessure, la vie même devient un roman.
Et si cette blessure, au point de vue des douleurs qu'elle occasionne comme au point de vue des espoirs de guérison qu'elle laisse, touche par quelque côté au domaine exploité habituellement par les conteurs, l'invasion du roman dans la vie passe à l'état de tyrannie absolue.
Les contes, en effet, partent presque toujours d'un fait véritable et, pour ne point abandonner le sujet même de notre récit, il est certain, malheureusement, que l'enlèvement d'un enfant n'est pas une circonstance très exceptionnelle.
Parti du fait fondamental et vrai, le romancier en tire des conséquences à sa guise, et c'est là que commence le roman.
C'était-à-dire, pour beaucoup de gens, le mensonge; pour d'autres, la déduction logique des événements.
Nous ne craignons pas de dire que l'imagination blessée de toute mère à qui on a ravi son enfant invente en une semaine plus de romans que l'habileté du plus fécond romancier n'en saurait trouver en dix années.
Madame de Chaves reçut le soir même par la poste la lettre de la somnambule. Il y avait en elle, en ce moment, une inquiétude qui se rapportait à un danger tout personnel; madame de Chaves, nous le savons, n'ignorait rien de la sauvage et bizarre nature de son mari.
Elle connaissait vaguement, mais suffisamment, l'histoire de celle qui, avant elle, avait porté ce titre et ce nom: duchesse de Chaves.
Elle lut la lettre au milieu d'une certaine préoccupation, non point qu'elle eût peur, car elle était brave comme toutes celles qui ont terriblement souffert, mais parce qu'elle tenait, comme d'autres s'accrochent au dernier amour, à la faible espérance qui était désormais toute sa vie.
Car telle nous l'avons vue autrefois dans la chambrette de la rue Lacuée, à genoux devant le berceau vide de Petite-Reine, telle Lily était restée après tant de temps écoulé.
Sa fille! il n'y avait en elle que sa fille. En dehors de ses regrets et de ses espoirs qui avaient sa fille pour objet, vous eussiez trouvé dans sa poitrine le cœur d'une morte.
Elle jeta la lettre qu'on lui avait apportée dans sa chambre à coucher, et se reprit à songer à cette rencontre bizarre: monsieur le duc de Chaves, cet homme sombre et froid, montant les degrés qui conduisaient à un théâtre forain.
C'était fort surprenant, mais, en somme, la conduite de monsieur le duc intéressait Lily médiocrement, et ce qui lui restait de cette aventure c'était le singulier regard que monsieur de Chaves avait jeté sur elle.
Monsieur de Chaves était à Paris quoiqu'il eût annoncé hautement son départ, et monsieur de Chaves, avant son absence, lui avait fait comprendre, avec douceur et courtoisie, que les assiduités du jeune Hector de Sabran pouvaient présenter un danger.
S'il était une femme au monde dans l'existence de laquelle le roman débordât, c'était assurément madame de Chaves. Depuis l'heure de sa naissance, en quelque sorte, le roman ne l'avait jamais quittée, quoiqu'il n'y eût pas un atome de tendance romanesque dans son esprit, ni dans son cœur.
Elle avait passé au milieu de tout cela, portée par les événements, et n'avait jamais eu qu'une passion profonde, son amour pour sa fille.
Justin lui-même ne lui laissait qu'un souvenir doux et tranquille.
Mais le roman la pressait de toute part. Et en ce qui regardait sa position vis-à-vis de son mari demi-sauvage, c'était un roman bien connu, une légende, un conte d'enfant: l'histoire de Barbe-Bleue.
Monsieur le duc n'était pas homme à chercher des intrigues subtiles. Il aimait avec une brutalité folle. Lily avait la conviction qu'il s'était débarrassé de sa première femme pour l'épouser, elle, Lily.
Elle pensait, tout en se disant: c'est impossible! qu'il pourrait prendre le même moyen pour épouser une autre femme.
Elle ne l'avait jamais aimé. Elle avait pour lui la répugnance terrifiée des enfants prisonniers de l'ogre. Elle s'était résignée à cette torture de vivre près d'un pareil homme, parce qu'elle avait vu dans ce sacrifice le moyen de retrouver Justine.
Elle eût fait plus encore, si une épreuve plus dure se fût présentée à elle.
Du reste, monsieur le duc de Chaves l'avait aimée passionnément pendant plusieurs années, et jusqu'à ces derniers temps, elle avait gardé sur lui un remarquable empire.
Il était fier de sa beauté. Il éprouvait à chaque instant de ces mouvements de jalousie qui enchaînent, et pour le garder esclave, Lily, soutenue par la pensée qu'elle travaillait pour sa fille, avait parfois surmonté un sentiment qui était plus que de la froideur.
Le duc alors redevenait l'amant agenouillé des premiers jours.
Au bois et dans les fêtes de la haute vie, en voyant passer cette femme si noblement fière, souriante et, en apparence, heureuse d'être partout la reine de beauté, vous n'eussiez jamais deviné la plaie incurable de son âme.
Monsieur le duc de Chaves, de son côté, avait accompli loyalement au moins une partie du pacte conclu. Sa fortune avait toujours été à la disposition de Lily, dès qu'il s'était agi de chercher Petite-Reine.
Il n'avait menti qu'une fois, quand il avait donné à penser à la jeune mère que sa fille était partie pour l'Amérique.
Et s'il avait menti, c'était pour emporter l'objet de sa passion comme une proie.
Lily, seule dans sa chambre, repassait en elle-même ces événements lointains, mais la lettre mystérieuse, à son insu, prenait déjà sa pensée.
Souvenons-nous que, même avant d'avoir reçu cette lettre, elle avait dit à Hector, superstitieuse comme toujours les martyres: «Si cette somnambule retrouvait le bracelet, elle pourrait aussi retrouver l'enfant...»
La lettre était sur la table de nuit. Madame la duchesse de Chaves se prit à la regarder. Matériellement, cette lettre sentait l'endroit d'où elle venait: c'était un papier grossièrement parfumé, dans une enveloppe timbrée avec prétention.
Madame de Chaves la prit et la relut. Elle fut frappée, ou plutôt blessée par la niaise emphase de son contenu. Ces phrases, coupées avec une majesté sibylline, lui sautèrent aux yeux comme une ridicule mystification.
Et pourtant elle la relut non pas une fois, mais dix fois.
Le roman! le roman, stupide ou non, la menace qu'on ne comprend pas, la promesse mystérieuse!
Je ne sais pas d'homme au monde qui puisse recevoir, sans émotion, la prière de passer chez un notaire inconnu.
C'est là le roman, c'est là son prestige, c'est là ce qui mène les trois quarts de la vie des trois quarts d'entre nous!
Et si je voulais aller au fond des choses, je dirais que, quand le roman entre une fois dans la vie, plus il est absurde plus il devient entraînant.
D'ailleurs, il y avait quelque chose dans cette lettre. On avait découvert le nom de madame de Chaves et son adresse qu'elle avait cru tenir cachés; on avait retrouvé le bracelet; on avait fait bien plus: on avait deviné, et c'était magie, la secrète préoccupation de son cœur.
Car cet objet, plus cher et plus cruellement regretté, auquel on faisait allusion, que pouvait-il être, sinon sa fille elle-même?
Elle se mit au lit en songeant à la lettre.
Elle voulut s'endormir; la lettre la poursuivit comme une tyrannie.
Et, chose singulière, parmi les énigmes que la lettre proposait, les plus obsédantes pour sa pensée n'étaient pas celles dont l'exposé du moins se comprenait.
Son adresse devinée, le bracelet retrouvé, l'allusion faite au sort de sa fille, tout cela s'évanouit peu à peu pour céder la place à ce problème, idiot dans ses termes: monsieur le marquis de Rosenthal se présentant à l'hôtel, sous le nom de Renaud, ancien employé de la police.
De bonne heure, Lily se leva. Elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Avant huit heures, elle était assise dans son boudoir, impatiente déjà et trouvant que monsieur le marquis de Rosenthal tardait. Elle avait donné l'ordre exprès d'introduire auprès d'elle monsieur Renaud sitôt qu'il se présenterait.
Demi-cachée derrière ses rideaux, elle interrogeait la cour et guettait la porte cochère.
Enfin, quelques minutes avant neuf heures, la porte s'ouvrit et un jeune homme, vêtu de noir, se dirigea vers la conciergerie. Le concierge, après l'avoir écouté, le conduisit lui-même jusqu'au perron.
Lily put l'examiner à son aise tandis qu'il traversait la cour d'un pas lent et solennel.
C'était un étudiant allemand, non pas précisément tel qu'on les voit à Leipzig ou à Tübingen, mais tel que les théâtres nous les montrent quand ils font de la couleur locale: bottes molles, pantalon noir collant, veste et jaquette noires surmontées par un vaste col blanc rabattu. Seule, la casquette traditionnelle était remplacée par un chapeau tyrolien à larges bords, d'où s'échappaient les mèches abondantes et lustrées d'une chevelure noire.
Lily avait vaguement l'espoir de trouver en ce nouvel arrivant une figure connue, mais elle dut s'avouer qu'elle ne l'avait jamais vu.
L'instant d'après, un domestique annonça monsieur Renaud, et Saladin fit son entrée dans le boudoir de madame la duchesse.
Celle-ci se leva pour le recevoir. Il salua, mais non point très bas, et dit en fixant sur elle ses yeux ronds qui la troublèrent:
—Voilà bien des années que je m'occupe de vous.
Il avait en parlant un léger accent tudesque.
Madame de Chaves ne trouva pas de réponse, elle le regardait avec une sorte de frayeur: Saladin eut un sourire de froide bonté.
—Je ne vous veux que du bien, prononça-t-il du bout des lèvres.
La duchesse lui montra de la main un siège et dit tout bas:
—Je vous en prie, monsieur, apprenez-moi ce que je puis espérer de vous.
Saladin croisa ses bras sur sa poitrine. Il était superbe d'aplomb et de gravité. Il avait passé la nuit à composer son rôle, à l'apprendre et à le répéter.
Languedoc, déniché à la foire par Similor, était venu lui faire une tête: une tête de marbre immobile et glacée.
Si Saladin avait su le monde, peut-être aurait-il reculé devant l'audacieuse comédie qu'il allait jouer; peut-être du moins aurait-il choisi d'autres moyens et pris d'autres apparences.
Sans prétendre qu'un autre stratagème n'eût point réussi auprès de cette pauvre femme, subjuguée d'avance et préparée à toutes les crédulités, nous affirmons que Saladin avait bien choisi son personnage.
Nous ajoutons que les comédies de ce genre arrivent au succès, surtout par leurs côtés les plus invraisemblables.
Les charlatans sauvent parfois ceux que la médecine sérieuse a condamnés. Il en est ainsi dans la vie, et certains découragements se réfugient d'eux-mêmes dans l'impossible.
Chaque siècle, du reste, subit pour un peu l'influence de la poésie ambiante: ceci du haut en bas de l'échelle sociale. On est bien forcé de prendre le merveilleux où les poètes l'ont mis.
Les sorciers du Moyen Age, succédant aux oracles antiques, se chargeaient de répondre aux questions de l'ambition effrénée ou de l'aveugle désespoir. Le XVIIIe siècle incrédule inventa les magnétiseurs et but en riant l'élixir de vie, distillé par le comte de Cagliostro. Nous avons eu de nos jours les médiums et les tables tournantes.
C'est là le merveilleux pur, le surnaturel franchement inexplicable.
Mais le merveilleux poétique est autrement fait. C'est la baguette des fées, ce sont les miracles obtenus par la lance des chevaliers, ou bien ce sont les prouesses encore plus étonnantes accomplies par l'épée de d'Artagnan, par l'or de Monte-Cristo.
On ne croit pas à tout cela, je le veux bien, mais il en reste quelque chose.
D'Artagnan mourut il y a longtemps.
Depuis Monte-Cristo, Jupiter en habit noir qui lançait les billets de banque comme la foudre, on a été chercher le merveilleux plus bas encore, beaucoup plus bas.
Quelques-uns ont choisi des assassins et des voleurs pour les revêtir de je ne sais quels oripeaux magiques; d'autres, moins fous et plus hardis, ont osé prendre cette personnalité détestée et méprisée: l'agent de police, pour l'entourer de rayons sur l'effronté piédestal de leurs fictions.
On pêche ses héros où l'on peut, dans les temps de disette avérée. Il y a quelque chose d'original et à la fois de généreux à préférer les gendarmes aux voleurs en un pays comme la France, assez spirituel pour siffler toujours les gendarmes en applaudissant fidèlement les voleurs. Je ne puis que louer de tout mon cœur les hommes de grand talent qui se sont donné la mission de réhabiliter l'agent de police. Il était temps de flétrir l'innocence incurable du suffrage universel se faisant le complice des meurtriers et des filous pour accabler ces modestes soldats qui gardent vaillamment le repos de nos nuits et n'ont pas même, pour compenser la dérisoire modicité de leur paye, l'appoint de la considération publique.
Mais, entre les réhabilitations équitables et les fusées d'une complète apothéose, il y a de la marge, et peut-être n'était-il pas nécessaire de remplacer le chapeau que messieurs les inspecteurs de la sûreté portent dans la vie réelle par une trop fulgurante auréole.
Pour plaire, nous sera-t-il répondu, il faut exagérer dans un sens comme dans l'autre.
Ceux qui disent cela mentent, insultant à la fois les écrivains et le public.
Ma religion est qu'on peut plaire en disant l'exacte vérité; ma croyance est que nous heurtons tous les jours sur le trottoir des réalités bien autrement curieuses et bizarres que n'en peut inventer l'exagération même de ceux qui se battent les flancs pour étonner les naïfs.
Saladin, comédien de petite venue, mais très soigneux et très habile, profitait tout uniment d'un courant. Il exploitait la mode du détective.
Après avoir examiné madame la duchesse le temps voulu pour produire son effet, il prit le siège qu'on lui indiquait et tira de sa poche un assez vaste portefeuille en même temps qu'un objet enveloppé dans du papier qu'il remit entre les mains de madame de Chaves.
—Voici d'abord le bracelet de Petite-Reine, dit-il.
La duchesse à ce nom devint pâle comme une morte. Le tonnerre, éclatant dans la chambre, n'eût pas produit sur elle un pareil effet. Elle chancela sur son siège et murmura:
—Quoi, monsieur! vous savez?...
—Je suis Renaud, répondit Saladin d'une voix basse et brève.
Il se mit en même temps à feuilleter rapidement son carnet.
—Rue Lacuée, n° 5, dit-il en prenant un premier carré de papier: Madame Lily, dite la Gloriette, dix-huit à vingt ans, très jolie, conduite bonne, enfant dont on ne connaît pas le père; nom de l'enfant: Justine, mais plus souvent appelée Petite-Reine dans le quartier... Contestez-vous?
La duchesse le regardait bouche béante.
—Vous ne contestez pas, reprit Saladin, c'est exact. Il choisit un autre carré de papier.
—Fin avril 1852, reprit-il, mère et fille entrées dans une baraque de la foire, place du Trône. Voiture prise à cause de la pluie...
Madame de Chaves l'interrompit par un cri de stupéfaction.
—Quoi! même ces détails! balbutia-t-elle. Saladin lui imposa silence d'un signe de tête.
—Je suis Renaud, répéta-t-il pour la seconde fois.
Et il ajouta de sa voix glacée qui n'avait point d'inflexions:
—Voiture procurée par un jeune garçon, avaleur de sabres de son état. Quatorze ans. Nom: Saladin.
Il changea de carré de papier.
—Journée du lendemain très chargée. Faits principaux: départ de la jeune mère pour Versailles; Petite-Reine confiée à une femme nommée la Noblet et portant aussi le sobriquet de la Bergère, dont le métier était de promener les enfants pauvres au Jardin des Plantes. Le nommé Médor, aide de la femme Noblet, laisse approcher des enfants une sorte de mendiante qui cache sa figure sous un vieux bonnet à voile bleu. Homme déguisé: ce même jeune garçon qui avait procuré la voiture la veille au soir...
—Etes-vous sûr de cela? s'écria Lily qui haletait.
—Je suis sûr de tout ce que je dis, répondit sèchement Saladin. J'ai interrogé moi-même le jeune garçon qui est maintenant un homme.
—Mais ma fille! fit la duchesse avec explosion. Ma fille est-elle vivante?
Saladin jeta son carré de papier et sembla faire un choix parmi ceux qui restaient dans son carnet.
—Vous n'avez pas encore regardé si le petit bracelet est bien le vôtre, dit-il tranquillement.
C'était vrai, les mains tremblantes de madame de Chaves déplièrent l'enveloppe.
—C'est lui! s'écria-t-elle en portant le bracelet à ses lèvres, c'est bien lui, et ma fille...
—Permettez, madame, interrompit Saladin, ne nous égarons pas. Petite-Reine avait deux bracelets semblables, un que vous possédiez, un autre qu'elle avait emporté...
—Et celui-là?...
—C'est celui qu'avait emporté Petite-Reine. Lily tendit ses mains jointes qui tremblaient.
—Alors, elle vit, balbutia-t-elle. Elle vit!... car vous n'auriez pas voulu vous jouer ainsi du cœur d'une mère!
Les yeux ronds et fixes de Saladin se relevèrent sur elle.
—Procédons par ordre, s'il vous plaît, fit-il d'un ton d'autorité. Quand il en sera temps nous arriverons à ce qui regarde madame votre fille.
IV
Saladin fait un roman
L'instant d'auparavant, madame de Chaves n'aurait pas cru que son étonnement pût augmenter, mais elle bondit sur son siège à ces derniers mots prononcés par Saladin: «...madame votre fille».
—Ma fille! s'écria-t-elle, mariée!... mais c'est une enfant! Puis, retournée subitement par la grande joie qui envahissait son cœur, elle ajouta d'une voix tremblante:
—Elle vit donc, puisqu'elle est mariée! Oh! qu'importe cela! qu'importe tout le reste! monsieur! monsieur! demandez-moi ce que vous voudrez, ma fortune, mon sang! mais dites-moi quand je verrai ma fille!
Saladin lui adressa le signe que les pédagogues font aux enfants pour réclamer le silence.
—Procédons par ordre, répéta-t-il après avoir trouvé dans son carnet le carré de papier qu'il cherchait; jusqu'à présent vous ne contestez pas?
—Tout ce que vous avez dit, répliqua Lily qui le suppliait du regard, est la vérité même, et il a fallu un miracle d'habileté...
—Je suis Renaud, dit pour la troisième fois Saladin.
—Monsieur le duc de Chaves, continua-t-il reprenant la lecture de ses notes, grand de Portugal de 1er classe, chargé d'une mission particulière de l'empereur du Brésil, mêlé à tout cela indirectement. Était à la représentation de la foire. Était au Jardin des Plantes. Offrit des primes en argent à la police de Paris. Détermina la Gloriette à partir avec lui pour l'Amérique.—Lacune.
«Vous remplirez les lacunes, s'interrompit ici Saladin; c'est nécessaire pour ma gouverne.
En même temps, il feuilleta rapidement son carnet et arriva jusqu'aux dernières pages, où il prit un carré qui contenait seulement ces mots:
—Lacune. Retour en France. Duc marié à la Gloriette. Voyage dans les départements.
Enfin un dernier papier disait:
—Soupçons. Fausse absence dudit monsieur de Chaves. Aujourd'hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves revenu secrètement pour surprendre sa femme. Embuscade.
—C'était hier! murmura la duchesse. Saladin poursuivit sans répondre:
—La voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, chambre 38.
La duchesse était muette de stupeur. Saladin ferma brusquement son carnet.
—Je vous prie, dit-il, de compléter brièvement et clairement ce qui concerne monsieur le duc de Chaves. Quand vous connaîtrez mieux la position où je suis vis-à-vis de vous, vous comprendrez que ma conduite dans toute cette affaire doit être dirigée par les renseignements les plus positifs.
Saladin rapprocha son siège, mouilla le bout d'une mine de plomb et fixa un carré de papier sur la couverture de son carnet, en homme qui va prendre des notes.
Le premier instinct de la duchesse fut d'obéir tout de suite et aveuglément.
Aucun doute n'était en elle; on peut dire qu'elle était émerveillée et subjuguée. Si elle hésita, ce fut pour se recueillir en interrogeant sa mémoire.
—Y sommes-nous? demanda Saladin d'un ton impatient. Le temps est non seulement de l'argent, mais encore de la vie. J'attends.
Les yeux de la duchesse évitèrent les siens, parce que la pensée de monsieur de Chaves venait de traverser son esprit.
—Comment ignorez-vous une partie de la vérité, murmura-t-elle, vous qui avez appris des choses si difficiles à connaître?
Saladin eut un sourire.
—Nous voilà qui raisonnons, dit-il. Je veux bien raisonner, pourvu que cela ne dure pas plus de trois minutes. Je sais les choses que j'ai cherché à savoir, et ces choses-là n'étaient pas des plus faciles à deviner. Quant au reste, j'ai épargné ma peine, parce que j'avais la certitude de tout apprendre par vous.
—Si je ne pouvais..., commença la duchesse.
—Vous pouvez, interrompit Saladin, puisque c'est votre propre histoire, et il est impossible qu'aucune force humaine enchaîne votre langue, quand je vous dis: je veux que vous parliez!
Il s'exprimait avec emphase, mais sans élever la voix. La duchesse dit après un silence:
—C'est mon histoire, en effet, mais c'est aussi l'histoire d'un autre. Ai-je le droit de révéler un secret qui ne m'appartient pas?
Saladin croisa ses bras sur sa poitrine.
—C'est le secret de l'autre que je veux connaître, dit-il, c'est l'autre qui est le maître ici; c'est de l'autre que dépend le sort de votre fille, et vous êtes trop mère pour ne pas comprendre que le sort de votre fille seul m'intéresse.
—Elle sera heureuse..., s'écria madame de Chaves. Elle allait poursuivre, Saladin ne la laissa pas achever.
—Auriez-vous défiance? demanda-t-il avec une dignité sobre qui prouvait son vrai talent de comédien.
—J'ai peur, murmura la duchesse.
—De moi?
—Non, de lui.
La duchesse, en prononçant ces derniers mots, appuya son mouchoir sur ses lèvres, comme si elle eût voulu se bâillonner elle-même.
Le visage de Saladin changea, exprimant pour la première fois une nuance qui n'était point dans son rôle; son regard eut de l'étonnement et de la contrariété.
—Ne vous aime-t-il pas en esclave? demanda-t-il.
—Il m'a aimée, répondit tout bas madame de Chaves.
La main de Saladin se posa sur son bras.
—J'ai besoin de tout savoir, dit-il en faisant son accent impérieux, non pas pour moi, mais pour elle.
—Pour elle! répéta la duchesse, dont la voix chevrotait, brisée par les larmes, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai souffert depuis tant d'années, croyez-vous donc que ce ne soit pas pour elle! Les livres et les hommes disent: avec le temps, on oublie... Le temps a passé, je n'ai rien oublié. En ce moment où Dieu fait luire à mes regards un espoir qui m'éblouit le cœur, il me semble que je deviens folle. Je vous crois, tout ce que vous dites est vrai, mais se peut-il que j'aie jamais cette joie de sentir ma fille dans mes bras et d'avoir son front sous mes lèvres! J'ai vécu pour cela, uniquement pour cela; sans cela je n'aurais même pas eu besoin d'aller au-devant de la mort; la mort m'aurait prise bien vite. J'ai travaillé, j'ai combattu, j'ai espéré en dépit même du désespoir qui me torturait l'âme... Et maintenant tout s'éclaire à la fois à l'improviste! Hier, il n'y avait autour de moi que ténèbres, et j'aurais donné mon sang pour connaître la route où elle passa tel jour de tel mois, il y a dix ans, que sais-je! pour deviner un rien, pour acquérir le plus vague de tous les indices. Au lieu de cela, c'est une certitude. Dieu m'accable d'un si grand bonheur que ma raison se refuse à le comprendre. Vous voilà, vous, un inconnu, vous venez à moi par une porte mystérieuse et qui fait songer aux miracles, vous me dites ce qui s'est passé exactement, minutieusement, comme si vous racontiez une page d'histoire.
«Les noms de l'enfant, vous me les répétez, les faits les plus indifférents, vous les avez recueillis, et il semblerait que vous étiez autour de nous, voici quatorze ans, depuis l'heure malheureuse où j'entrai dans la cabane des saltimbanques avec ma chère petite jusqu'au moment plus cruel où elle me fut enlevée. Je sais qu'il y a des merveilles dans cet art de tout savoir et de tout deviner, je sais que l'œil de la police perce les ténèbres les plus épaisses, mais au nom du ciel, ne vous fâchez pas contre moi: je suis une pauvre femme bien faible et bien ébranlée. L'habileté qui sert à découvrir peut aussi servir à tromper...
«Oh! pitié! pitié! s'interrompit-elle, je n'ai pas voulu vous offenser, monsieur!
—Madame, prononça froidement Saladin, j'ai pitié, mais vous ne m'avez pas offensé. Il faut aux grandes émotions de la femme un calmant: la plainte ou les larmes. Les minutes sont précieuses pour moi, et cependant, je ne vous ai pas interrompue. D'autres l'eussent fait à ma place, madame, car je suis maître absolu de la situation; j'ai des droits, et vous l'avez bien deviné, quoique aucune allusion à ce sujet ne soit tombée de votre bouche, j'ai des droits égaux, supérieurs même à ceux d'une mère.
Un effroi mortel, où il y avait de la haine, se peignit sur les traits de Lily, qui baissa les yeux vivement. Saladin vit et comprit.
—Cela devait être, prononça-t-il à voix basse; si nous ne sommés pas unis par le plus tendre de tous les sentiments: le lien filial, nous serons des ennemis irréconciliables!
—Vous êtes le mari de ma fille! balbutia la duchesse sans relever les yeux.
La physionomie de Saladin exprimait en ce moment une nuance d'embarras. Peut-être n'eût-il point voulu abattre si tôt cette grosse carte, qui était un des principaux atouts de son jeu. Certes il avait fait ce qu'il avait pu pour que ce mensonge sautât aux yeux comme l'évidence, mais il aurait voulu choisir son heure et profiter à son gré de l'effet produit.
—Madame, dit-il en changeant de ton, dans notre intérêt à tous les trois (et il souligna ce chiffre) je devrais montrer plus de fermeté; mais je suis gentilhomme, et, pour la première fois depuis bien longtemps, je ressens comme aux jours de ma jeunesse la faiblesse du gentilhomme en face des larmes d'une femme. Vous êtes sa mère; j'abdique le droit que j'ai de commander et je vais plaider ma cause comme si c'était à moi d'employer la prière. Écoutez-moi, je serai bref; vous allez savoir en face de qui la volonté de Dieu vous a mise.
La duchesse releva sur lui ses beaux yeux qui remerciaient timidement. Tout répit, à cette heure, était précieux pour elle.
Saladin se recueillit un instant, puis, après avoir économisé son souffle comme il faut faire pour avaler un sabre de taille inusitée, il parla ainsi:
—Mon père, margrave ou marquis de Rosenthal (Silésie prussienne), occupait un haut grade dans l'armée et s'était marié à une noble Polonaise, la princesse Bélowska. Il habitait Posen dont il était second gouverneur militaire, pendant que je faisais mes humanités à l'université de Breslaw.
«Lors des grands troubles qui agitèrent la Pologne prussienne, mon père demanda son changement à cause de sa femme qui était parente de la plupart des chefs insurgés; la cour de Berlin refusa durement, et mon père fut obligé de garder son commandement.
«J'avais fait un voyage à Posen, pendant les vacances de 1854, pour venir embrasser ma famille. Il y avait de l'agitation dans la maison; ma mère, qui était d'habitude, une femme sédentaire, presque uniquement occupée de ses devoirs de religion, faisait de longues absences; la voiture était sans cesse attelée, et plus d'une fois j'entendis mon père lui dire:
«—Madame, vous serez la cause de notre ruine.
«Une nuit, je fus éveillé par un bruit qui se faisait dans la cour de notre maison. Deux voitures arrivèrent l'une après l'autre et les pas de plusieurs hommes sonnèrent dans les corridors.
«À dater de ce moment, ma mère reprit sa vie d'autrefois, mais mon père n'en parut pas moins inquiet pour cela. Il y avait des allées et des venues nocturnes, et l'impression que je recevais du sourd mouvement qui m'entourait était que des hôtes mystérieux habitaient notre demeure.
«On s'occupait beaucoup, dans la ville, du major général lithuanien Gologine, qui, après le combat de Grodno, avait fait une trouée en avant et passé notre frontière, au lieu de fuir vers le nord. On disait qu'il devait être réfugié aux environs de la ville avec son état-major.
«Le jour même où je devais monter à cheval pour quitter la maison paternelle et retourner à mes études, une estafette du gouvernement apporta à mon père l'ordre de se rendre chez le baron Koeller qui commandait la province; il n'eut pas la permission de communiquer avec sa femme, et, comme je m'avançais jusqu'à la porte cochère pour le voir sortir, je reconnus qu'un cordon de fusiliers cernait notre demeure.
«Les choses vont vite chez nous, en Prusse, dès qu'il s'agit de conspirations, surtout quand elles ont rapport à la Pologne.
«Je n'ai jamais revu ma mère, qui pourtant ne passa point en jugement. On publia la nouvelle qu'elle était morte dans son lit. Mon père fut passé par les armes sur la grande place de Posen, condamné légalement par un conseil de guerre.
«La veille on avait fusillé, dans la plaine, Gologine et son état-major, au nombre de treize officiers, dont trois colonels.
«Moi, je fus conduit de poste en poste par les dragons jusqu'à Aix-la-Chapelle, et de là déposé à la frontière de Belgique, avec défense de rentrer sur le territoire prussien.
«J'avais dix-huit ans, il me restait quelques frédérics d'or en poche; je me sentais orphelin et je ne connaissais personne au monde qui s'intéressât à mon sort.
«Ce n'est pas mon histoire que je vous raconte ici, madame, et je passe sur mes pauvres aventures pour arriver à ce qui vous concerne.
«Pour vivre, je m'étais fait comédien, et je courais la province, gagnant à peine de quoi n'être pas tout nu, en mangeant maigrement.
«C'était un soir d'été, en l'année 1857, il y a de cela neuf ans. J'allais à pied entre Alençon et Domfront, portant au bout d'un bâton mon léger bagage, qui était toute ma fortune, les jours commençaient à être plus courts, on arrivait à la fin de septembre.
«Vers six heures du soir, à deux lieues d'un gros bourg où je comptais passer la nuit et dont je ne me rappelle plus le nom, j'entendis sur la marge de la route un cri plaintif, un cri d'enfant. Je m'approchai: c'était une petite fille de six à sept ans qui était tombée, comme elle me le dit, d'une voiture de saltimbanques, tandis qu'elle jouait sur la galerie de derrière, et s'étant évanouie sur le coup n'avait pu appeler à son aide. Elle était blessée aux deux jambes assez grièvement, et c'est à cause de cette blessure que je ne pus rejoindre la troupe de saltimbanques à laquelle l'enfant appartenait. Je fus, en effet, obligé de m'arrêter au bourg le plus voisin, où elle se mit au lit, pour y rester deux semaines.
«Certes, dans la position où j'étais, personne n'aurait pu me blâmer de confier cette enfant à la charité publique, mais je suis le fils de mon père et de ma mère qui donnèrent leur vie pour secourir des malheureux.
La duchesse lui tendit silencieusement la main: elle avait les larmes aux yeux.
—Et puis, reprit Saladin en s'animant plus qu'il ne l'avait encore fait, elle était si merveilleusement jolie, cette petite, ses grands yeux bleus me remerciaient si bien que je me pris à l'aimer comme si elle eût été ma jeune sœur ou ma fille.
—Merci! murmura la duchesse d'une voix étouffée, oh! merci! Dieu vous récompensera.
—Dieu me récompensa, répondit Saladin en souriant, puisque je résolus ce problème de ne pas mourir de faim avec ma protégée. Dans les longues heures que je passai près de son lit de souffrance, nous causâmes; nous causâmes beaucoup. Peut-être n'avons-nous jamais causé si bien depuis, car, plus tard, à mesure qu'elle creusait ses souvenirs, elle s'égarait de plus en plus, tandis qu'à ce moment où elle ne cherchait pas, quelques paroles vraisemblables, sinon précises, lui venaient de temps en temps aux lèvres.
«Je sus ainsi qu'elle n'était pas née chez les saltimbanques, qu'il y avait une sorte de mur, obstruant sa mémoire, au-delà duquel elle cherchait en vain à connaître le passé.
«Elle s'était éveillée; c'était son mot, vers l'âge de trois ans, au milieu de gens et d'objets qui ne lui étaient point familiers; mais cette impression avait été faiblissant à mesure qu'elle s'était habituée à ses nouveaux protecteurs.
«Ceux-ci n'avaient point de méchanceté; ils la battaient seulement un peu pour lui apprendre des tours de force.
La respiration de Lily s'arrêta dans sa poitrine.
—Dans nos pays allemands, reprit Saladin, elles sont nombreuses les histoires d'enfants enlevés par les bohémiens et les Tsiganes. Je connaissais bien cela, et je reconstruisis aisément la pauvre histoire de ma petite amie.
«Seulement, comme l'esprit va naturellement vers le grand, je me figurai d'abord, à cause de l'élégance de ses formes et de sa beauté aristocratique, qu'elle devait être l'enfant de quelque grande famille.
«Cette opinion qui se trouvait être fausse en ce temps-là, puisque c'est seulement plus tard que vous êtes devenue une grande dame, servit du moins à faire naître et fortifier en moi l'idée de retrouver les parents de l'enfant.
«Nous autres Prussiens, quand nous avons une idée, nous y tenons fortement et les obstacles ne nous arrêtent point.
«Je vins à Paris avec ma petite amie que j'appelais Maria, du nom de ma mère; j'écrivis à Posen pour la première fois, demandant secours à des parents éloignés et à ceux qui avaient été les clients de ma famille.
«Je reçus de l'argent et des encouragements car, là-bas, on n'oublie pas ceux qui souffrent, et plusieurs lettres m'annoncèrent même qu'on s'occupait de faire rapporter ma sentence d'exil.
«Mes amis allaient trop loin; il ne me convenait déjà plus de mettre à profit leur bon vouloir. Mon idée avait grandi en moi à la taille d'une passion.
«Et je suivais mon travail avec la patience d'un Huron cherchant des traces sur le sentier de la guerre.
«Je passai un an et un mois à promener Maria dans Paris, lui faisant examiner tour à tour chaque objet, surtout chaque aspect ou chaque paysage. Elle ne reconnaissait rien. Ce fut le treizième mois seulement, et cela peut vous donner la mesure de ma patience, que j'obtins dans la même journée deux chocs successifs qui furent pour moi le premier trait de lumière appréciable.
«Au Jardin des Plantes d'abord, où jamais je ne l'avais conduite, elle me parut inquiète, incertaine. Comme je l'examinais avec un soin minutieux, je la vis rougir et pâlir.
«Des enfants jouaient dans le bosquet qui longe la rue Buffon; elle fit un mouvement comme pour courir vers eux...
La duchesse écoutait avec une passion croissante, et son âme passait dans son regard qui dévorait monsieur le marquis de Rosenthal.
—Ce fut tout, continua celui-ci, et cela s'évanouit comme un éclair. Je fis sortir Maria par la rue Buffon, et je la conduisis aux environs, sur le boulevard de l'Hôpital et sur le quai de la Gare. Je n'obtins aucun résultat.
«Comme nous arrivions à la place Valhubert, son regard s'éclaira vaguement. Nous traversâmes le pont d'Austerlitz et j'entendis sa respiration se presser dans sa poitrine.
«—Reconnais-tu quelque chose? demandai-je.
«Elle poussa un petit cri, ses yeux dilatés se fixèrent sur une danseuse de corde qui travaillait au bord de l'eau en face de la rue Lacuée.
—Mon Dieu! Mon Dieu! murmura Lily dont les mains se joignaient convulsivement.
—Je vous fais languir, n'est-ce pas? dit Saladin avec bonté; mais je ne puis aller plus vite que le vrai. Ce fut encore tout, et il me semble que l'instant d'après Maria s'étonnait de sa propre émotion.
—Pauvre enfant! dit la duchesse. Elle était si petite!
—J'avais heureusement plus de patience que vous, madame, continua Saladin. Je restai frappé vivement. Je compris que ce n'était plus aux impressions de l'enfant qu'il fallait m'adresser, du moins pour le moment, mais à un système de recherches et d'investigations qui devait avoir pour point de départ son émotion d'une minute.
«Je me disais: la vue de sa mère éveillerait sans doute complètement ses souvenirs, je me disais encore, comme les enfants jouant à cache-cache: je brûle! je suis bien sûr que la mère doit être près d'ici.
«La pauvre Maria passa deux mauvaises semaines, presque toujours seule à la maison; moi j'employai ce temps à fouiller le quartier Mazas de fond en comble.
«Un jour, en rentrant dîner, je lui dis:
«—Bonjour, Justine.
«Ses yeux s'ouvrirent tout grands, comme ils avaient fait quand nous avions aperçu la danseuse de corde.
«—Bonjour, Petite-Reine, dis-je encore.
«Elle baissa ses longues paupières bordées de soie et sembla chercher en elle-même.
«Puis elle me demanda:
«—Pourquoi me dites-vous cela, bon ami?
La duchesse, qui s'était levée à demi, s'affaissa de nouveau sur son fauteuil.
L'excellent Saladin sourit encore et murmura:
—Madame, votre espérance est encore trompée; vous avez cru que nous étions au bout de nos peines... Et cependant, si tout eût été fini ce jour-là, le jeune marquis de Rosenthal ne se serait jamais appelé monsieur Renaud, agent de police.