L'enfant taciturne : $b roman
L’ENFANT ET LES ÊTRES
Les hommes qui traitent le bois et le tannin campent dans des huttes forestières, au milieu des coupes de chênes-lièges et de chênes-zéens. Leur chantier ressemble à un grand champ de massacre incohérent.
Depuis des générations, le visage de ces hommes porte le hâle des brises méditerranéennes. Ils sont plus ou moins des fils de la mer latine et de ce pays que Virgile saluait comme « fécond en fruits de la terre et en héros ». Ils se retrouvent bien les descendants des Ligures qui vivaient dans les cavernes et sous des huttes rondes. Mais des groupes et des individus se différencient les uns des autres dans le nombre actif ; Piémontais de façons rudes et de sentiments énergiques, Sardes aux yeux graves, aux habitudes archaïques et simplement laborieuses, Siciliens trop prompts ou trop lents, susceptibles et vindicatifs, tous nomades du travail qu’enfantent la misère et la densité de population dans les provinces italiennes.
En émigration permanente, ils sont aptes à tous les travaux rustiques, à ceux qui exigent la continuité de l’effort et la vigueur soutenue dont les Arabes se détournent. Les grandes exploitations, les chantiers de constructions et de terrassements, accueillent également leurs services, contre un salaire dont ne se contenterait point tout autre ouvrier européen. Dans une entreprise, pourvu que les surveillants et contremaîtres les laissent boire, en guise de vin, l’exécrable alcool frelaté et de prix dérisoire qu’ils font venir par tonnelets et qui sert aux libations de leur frugale nourriture, huile, oignons, tomates et piments, alternant avec quelques tranches de venaison prise aux abords du chantier, le rendement de leur main-d’œuvre est mathématique. Si l’autorité régulière n’avait pas à intervenir dans les conflits sournois, les sanglantes querelles, qui éclatent en bourrasque, les différends vidés au couteau, ils bénéficieraient d’une paix, relative, mais indiscontinue dans le labeur.
Ils sont gens d’épargne, économisant grandement, soit pour le retour, soit pour envoyer à leurs familles, aux femmes et aux petits restés là-bas, un peu partout, — car c’est de partout qu’ils viennent s’embarquer sur un voilier ou quelque méchant vapeur de Gênes, de Livourne ou de Trapani. Ceux-ci ont fui la sauvage Calabre, ceux-là une turbulente Sicile et les conséquences des menées de quelques fasci. Ces autres quittèrent la Basilicate dont la montagne nord-africaine leur rend les forêts peuplées de sangliers et de grands fauves sinon de loups. Le massif de Sardaigne fournit de nombreux contingents, qui se groupent volontiers et presque exclusivement entre eux, s’entretenant dans leur dialecte ancien. Sur ce sol, où les ancêtres berbères qu’on leur attribue durent longtemps vivre, ils se retrouvent familièrement ; ils sont les seuls qui n’expriment aucune inimitié ou incompatibilité dans leurs rapports avec les indigènes ; réflexes de mémoire atavique conservant l’empreinte des passés et des existences antérieures.
Le chantier présentait le désordre et la confusion des campements d’anciennes hordes barbares. Les chênes-zéens, à l’aubier dur et sain, plein de sève, hauts et droits, s’élançant pour dominer les frondaisons serrées et frisées des chênes-liège, gisaient, sapés par la base. Dépouillé de ses bras et de sa chevelure, leur corps magnifique était livré aux scies grinçantes et débité en madriers égaux. Les chênes-liège énormes, avec leur corps pesant et cagneux, leurs branches convulsionnaires sous l’étrange écorce à l’aspect et aux rugosités de roc, bossuée, creusée de gorges profondes ou pareille à un gris velours fourré de lichens comme d’un pelage de chinchilla, — les chênes-liège roulaient dans la poussière rouge et noire faite d’humus et de tannin. L’épais et somptueux manteau, que les siècles forestiers drapèrent sur la majesté de l’arbre et contre lequel les panthères aiguisaient leurs griffes, s’ouvrait, craquait et se rompait sous la hache. Les troncs et les bras, durs et noueux tels ceux des athlètes, saignaient et devenaient de monstrueux écorchés. Le fer s’acharnait entre les mains mortelles et vives des hommes qui chevauchaient les cadavres gisants ; le tannin, en écailles rouges, s’éparpillait autour d’eux.
Rejetés hors de l’aire de travail du chantier, les corps blafards des arbres auxquels il ne restait plus rien à prendre, s’entassaient, formant barrière.
L’Enfant escalada ce rempart, sauta dans le chantier et considéra le terrain du massacre.
Très pâle, oppressée par un grand bondissement intérieur, elle enveloppait du regard et dénombrait la bande des ravageurs. Sa lèvre gonflée et retroussée sur ses dents exprimait de la colère et du mépris.
Ceux-là non plus n’appartenaient pas à sa véritable race. Avec leurs membres solides et musculeux, leur face cuivrée de soleil et de poussière végétale, leurs prunelles obscures où vacillait le reflet du balancement et du frémissement des feuillages, ils s’apparentaient à des divinités sylvestres, ils étaient les frères des dryades. L’Enfant croyait voir leurs pieds revêtir des formes de racines et s’enfoncer dans le sol pour y prendre la place des arbres tués. Cela la blessait et l’indignait au point le plus vibrant de sa sensibilité.
« Le roi des derniers jours de la forêt ! » Il s’incarnait dans tous ces hommes, humanité consciente ou inconsciente, formidable et brutale, prolixe de gestes et de paroles, devant sa fragilité.
Ils avaient cessé de travailler et la contemplaient avidement. Un enchantement confus visitait leurs âmes engourdies, indécises. Symboles des masses frustes et de la lourde matière, ils subissaient avec ravissement la présence de l’Enfant qui était esprit. Leur cerveau brut, dont rien n’avait éclairci ni différencié les couches, pressentait la douceur et le prestige indéfinissable de la pensée devant cet être chétif et pensant.
L’apparition de la petite suzeraine n’évoquait pas pour eux la vision des foyers lointains où grouillaient des enfants de tous les âges, car elle ne ressemblait à aucun d’eux. Elle leur représentait quelque chose de très clair, de très subtil et de très haut. Ils percevaient instinctivement son rayonnement spirituel. Tous se prirent à sourire, reconnaissants, à cause de cette lumière qui visitait leur ombre.
Mais bientôt leur sourire s’effaçait ; des lueurs s’éteignaient dans leurs prunelles sauvages ; ainsi que des bêtes, ils flairaient, dans l’air ambiant, combien le silence de l’Enfant était chargé de menace et de dédaigneux courroux.
Ils essayèrent de lui parler sans savoir exactement que lui dire ; et parce qu’elle persistait à se taire, un invincible malaise les étreignit.
Ils voulurent se remettre au travail ; mais les haches se faisaient pesantes dans leurs mains molles, et, subitement, il leur sembla qu’ils accomplissaient là une tâche illicite et coupable, une action mauvaise. La réprobation muette tombait sur eux comme une condamnation et le pire des châtiments. Il y en eut qui eurent peur et s’éloignèrent.
L’Enfant réfléchissait. Serait-elle toute puissante sur ces gens dans l’expression de sa volonté ? Elle ne se sentait pas aussi sûre d’eux que des autres, de ceux qui étaient ses esclaves et qui l’aimaient. Cependant elle savait qu’elle venait de les conquérir et de les intimider.
Alors, elle prononça :
— Ce sont les derniers arbres que vous abattrez.
Elle souhaitait qu’ils s’inclinassent dans un seul mouvement d’obéissance.
Il se trouva que leur chef répondit simplement :
— Ce sont les derniers. La coupe est finie depuis ce matin. Nous partons.
Un convoi de mules fit irruption qui venait charger les dépouilles des morts. L’Enfant choisit la plus fine, s’étendit sur le bât que le conducteur avait hâtivement recouvert de son manteau de laine blanche, et tourna bride dans le bois.
Sa bouche effleurait au passage tous les rameaux pendants. Elle murmurait à la forêt :
— J’ai arraché la hache et tu ne périras plus.