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L'enfant taciturne : $b roman

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C’est une rare, orgueilleuse et puissante enfant.

Les réalités de sa vie procèdent du merveilleux. Elle détient, tangibles et permanentes, toutes choses qui, pour les autres créatures de son âge, appartiennent à un monde fantastique, dans l’enchantement des récits d’aïeules et dans les romans d’aventures. Elle vit, en partie, de ce dont les autres rêvent ; si elle rêvait, elle ne pourrait rien imaginer de plus extraordinaire.

Fière et distante, elle ne connaît pas un égal ; les hommes, les femmes et leurs petits, la population qui l’entoure, lui sont des vassaux ou des serviteurs et ils ne tirent pas leurs origines de la même race qu’elle. Ses commensaux, les chasseurs, et son propre instinct, lui ont appris à dominer sur les bêtes des bois.

Qu’elle soit née ou non dans la zone forestière, sur ces sommets d’Atlas Tellien où circulent encore les grands fauves, il importe peu. Il y a pour certains êtres, représentatifs d’une synthèse des possibilités humaines, une évidente prédestination. L’Enfant a été façonnée par les forces naturelles de cette contrée et par des qualités d’atavisme, pour jouer un rôle d’influence morale et exercer son droit de suzeraineté sur la multitude des animaux libres et sur des tribus d’hommes primitifs. Du sol lui viennent l’ardeur soutenue, la vigueur tranquille et sa ténacité ; de la mémoire ancestrale procèdent son originale audace, son esprit prompt à saisir l’intelligence des choses, les faiblesses des individus, et sa facile aisance à s’assimiler ce qui est délicat et beau.

Elle est fille de gens aux vieilles et nettes traditions françaises, propriétaires, créateurs en quelque sorte, de ce vaste domaine forestier où il fallut ouvrir le chemin avec le fusil d’affût, le pic et la hache. Elle est la créature unique entre toutes les créatures de la montagne, pure comme l’air des cimes, fraîche comme les jeunes taillis, altière comme le chêne et taciturne comme le rocher. Les énergies de son corps plein de sève et de son cerveau actif se dépensent et s’équilibrent dans la rude solitude et la totale liberté.

Opposée à la faune des forêts et au peuple pastoral des clairières, elle devient un symbole, une entité spirituelle sur la matière fruste, un élément concret de la supériorité d’une espèce humaine sur des éléments inférieurs.

Son cœur sensible et intelligent est également dépourvu d’envie et de faiblesse. L’indulgence et la commisération n’y trouvent pas encore de place.

Elle ne pleure jamais et les larmes d’autrui ne l’émeuvent pas. Devant la douleur physique, elle est dure pour elle et pour tous ; mais elle n’a jamais infligé volontairement une souffrance.

Quand les poulains montés se heurtent et roulent brutalement sur le sol, écrasant les petits cavaliers, quand il y a de profondes blessures, du sang, un membre brisé parfois, l’Enfant n’interrompt pas le jeu ni le galop de son cheval.

Elle a vu mourir, dans l’ombre de la maison, pendant une heure infiniment plus poignante que l’instant d’une simple fin d’existence au soleil des clairières ou le trépas fataliste d’un chasseur dans la brousse. Cette mort d’un très jeune frère, ce deuil dont les parents restent inguérissablement frappés, passèrent sur elle, violemment, mais sans rien laisser de la tristesse qui corrode ; elle eut seulement un peu plus de gravité. Elle n’oublia pas le jour cruel, un jour de juillet où le sirocco secouait la forêt ; elle n’oublia pas la minute où l’enfantelet, mystérieusement touché, murmurant d’étranges mots pleins de prescience et de lucidité, referma des yeux trop grands ; mais elle n’en conserva qu’une intense et très claire image de beauté dernière.

Elle possède au degré suprême le sentiment de l’éternité. Elle sait que l’arbre renaît inlassablement et qu’inlassablement les êtres visibles et invisibles se reproduisent afin que se poursuive sans interruption la vivante ronde universelle. Une sensation de perpétuité habite en elle. Sans découvrir exactement tout le sens de la mort, elle a nettement conscience qu’il ne s’agit là que d’un état momentané, une solution de continuité entre la vie déjà vécue et celle que l’on va vivre.

En parcourant les Évangiles, elle a été pénétrée d’un grand amour pour Jésus, mais, rebelle instinctivement à l’obéissance comme à l’humilité qui ne se sont jamais imposées à elle, elle ne désire suivre ni l’exemple ni la doctrine du Christ. Mieux, elle se glorifie tacitement d’avoir, avant de les connaître, préconçu les promesses de vie éternelle et de résurrection. Pourtant, et parce qu’elle conçoit bien la grandeur de cet Humble volontaire, elle lui dédie le plus pur attachement, sans formule.

Exempte d’angoisse et de mélancolie, elle se repose volontiers près de la tombe du petit disparu. C’est dans une partie de la forêt où des allées tournantes tracées, le sous-bois débroussaillé, les arbres hauts et de diverses essences, créent une sorte de parc. L’Enfant sereine s’engourdit dans la grande ombre du cèdre, entre les racines duquel repose la chère dépouille dans un cercueil de cèdre aussi. Là, le doux mort garde une place étroite et privilégiée, sous les fougères élancées et les asters sauvages qui étoilent l’ombre. Il dort dans l’odeur immortelle de l’arbre admirable, celui dont le bois ne pourrit jamais, celui qui, dans les palais cendreux, est intact de siècle en siècle, celui qui conserve, sur la corruption des êtres et la ruine des choses, sa fibre indestructible et son parfum vivant.

L’Enfant a lu les réflexions de Pierre Charron :

« Peut-être que le spectacle de la mort te desplait à cause que ceux qui meurent font laide mine. Oui, mais ce n’est pas la mort, ce n’est que son masque. Ce qui est dessoubs caché est très beau ; la mort n’a rien d’espouvantable. Nous avons envoyé de lasches et poureux espions pour la recognoistre : ils ne nous rapportent pas ce qu’ils ont veu, mais ce qu’ils en ont ouy dire et ce qu’ils en craignent. »

L’Enfant ne redoute rien et, même consciente d’un danger, ne l’évite point, car un fatalisme naturel sévit dans son ambiance. Elle ne craint aucune chose ni personne. Ce qui appartient généralement au domaine du merveilleux lui étant ordinaire ne lui cause nulle inquiétude, mais elle sait gré à l’auteur du Traité de la Sagesse d’affirmer que Celle que les livres sacrés nomment la Reine des Épouvantements n’est qu’un masque, et que « ce qui est dessoubs caché est très beau ». Cela correspond à son désir et à ses secrètes certitudes.

Au cours de sa méditation, elle entend bruire les feuilles et craquer les brindilles entre les arbres. Des pics de bois et des geais bleus s’envolent, se rapprochant d’elle. Un cerf et des biches se montrent allant vers l’abreuvoir des chevaux, frais sous les ombrages plus denses. Un moment, ils stationnent, observant cette créature près de qui les oiseaux se posent avec indifférence. Ils la regardent sans anxiété ni surprise, dans la sécurité d’un amical instinct.

Ainsi la petite et grave Enfant de la forêt renouvelle le miracle des solitudes du mont Alverino. Et, certes, François d’Assise eût pu la bénir de renouer ainsi le fil d’un autre temps à celui de sa très douce sainteté.

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