L'enfant taciturne : $b roman
Au père et à la mère de l’enfant taciturne, tendrement.
L’ENFANT ET LES LIVRES
Des myrtes lustrés hérissent un promontoire de grès rouge et de gneiss violacés, hors de la grande forêt, dans la contrée des chênes et des altitudes. L’ombre allongée des cimes le couvre aux heures de soleil déclinant. Ses assises plongent dans le filet d’eau d’un ravin où une bauge de sangliers est incessamment rafraîchie par les bêtes hardées ou solitaires.
Le violent printemps de l’Afrique Mineure fleurit les myrtes et roussit l’herbe environnante.
Une touffe épanouie recèle un étrange butin : — butin de bibliothèque au rassemblement et aux voisinages imprévus. Quelque Barbare, naïvement curieux, a jeté là Tacite et l’Histoire des Animaux d’Aristote, le Traité de la Sagesse de Pierre Charron, trois volumes de l’Histoire Universelle du comte de Ségur et une lourde Bible rituelle dont s’enorgueillirait la table sainte d’un temple luthérien.
Le cuir cassant et doré des reliures anciennes se boursoufle, éclate et se rompt par les nuits humides et les jours brûlants. Les volumes échafaudés croulent dans un désordre caractéristique indiquant qu’ils sont souvent pris et repris, puis brusquement abandonnés, par des mains trop jeunes, au service d’un esprit trop impatient et avide. Le lecteur habituel de ce lieu ne sait pas la valeur réelle du livre et tout ce qui émane encore des feuillets clos durant les secondes consacrées à le remettre lentement en place.
Les abeilles de la montagne travaillent. Un bourdonnement diligent enveloppe le promontoire, effleure le pesant silence du jour en forêt sans que ce silence en soit vraiment troublé.
Voici paraître une abeille humaine, celle qui butine le trésor des livres et puise à même leurs calices nombreux, obscurs et féconds.
Fillette impubère, au corps mince et long dans une solide robe de toile égratignée par les ronces, elle a des traits précis et irréguliers, la peau hâlée par les vents et par le soleil, le front bombé, dur et poli. Sa chevelure sans grâce est de la couleur des chaudes terres de Sienne ou des cystes desséchés. Ses yeux, d’un gris noircissant, s’ouvrent larges et volontaires. Elle mordille un brin de myrte avec des dents nettes et serrées.
Dans le souffle égal de sa poitrine passe et revient l’haleine immense et contenue de la forêt. La même impression mystérieuse et vivifiante de forces profuses apparente l’une à l’autre cette enfant et la futaie vierge. Une virilité singulière anime ses gestes ; une subtile mobilité nuance les expressions de son visage.
Elle se blottit dans la touffe-bibliothèque. Ses mouvements ont la souplesse et la sûreté de ceux de l’animal bien plus que de ceux de l’homme.
Accoutumées à sa présence, les abeilles n’interrompent point leur labeur. Cependant, autour d’elle, les choses semblent devenir attentives et l’atmosphère comme obéissante, soumise au rythme de sa volonté. La forêt, somnolant dans la lumière, ne dort qu’à la manière des félins ; sous les paupières vertes et dorées de la brousse, les innombrables prunelles veloutées des sous-bois font converger leurs scintillements et leurs ombres sur les myrtes en fleurs. Un prodige quotidien harmonise ainsi la nature ambiante au geste de l’Enfant. Et celle-ci, la toute petite, s’impose souverainement à celle-là, la grande.