L'homme au masque de fer
A MON AMI
GUILBERT DE PIXÉRÉCOURT.
Ce livre vous appartient, mon ami, puisque l'idée première me vient de vous, ou du moins à cause de vous, sans que vous vous en doutiez: à ce titre, j'attache beaucoup de prix à cet ouvrage; et comme je le crois d'une nature durable, fondé qu'il est sur une étude approfondie du point le plus curieux de l'histoire moderne, je le choisis comme un monument de marbre, où mon amitié veut inscrire votre nom couronné par cinquante victoires dramatiques, immortelles dans les fastes de notre théâtre!
Mais ce n'est pas au dramaturge, surnommé le Corneille des boulevarts par Charles Nodier, c'est au bibliophile que j'adresse ici un témoignage public de mon vieil attachement.
Voici un livre fait avec des livres, et souvent avec ceux de votre bibliothèque, malgré la devise fondamentale écrite sur la porte de ce panthéon dédié aux illustrations et aux raretés bibliographiques:
Eh bien! mon ami, je veux, en vous renvoyant les volumes que vous avez confiés à ma tendre sollicitude, y ajouter celui-ci qui en est tiré comme Ève de la côte d'Adam. Je serai assez récompensé, si vous recevez cet intrus dans la famille dont il est issu en ligne plus ou moins directe, si vous lui faites fête ainsi qu'à un enfant de la maison, si vous lui donnez place dans votre catalogue tout plein de hauts et puissans seigneurs littéraires, si vous l'habillez de maroquin ou de cuir de Russie, si vous le dorez sur toutes les coutures, ainsi qu'un chambellan de l'Empire.
L'origine de cet ouvrage vous intéressera peut-être plus que l'ouvrage même, dans lequel vous retrouverez excerpta poetæ membra, de même que dans la marmite où Médée fit bouillir le vieux père de Jason, coupé par morceaux, afin de le rajeunir. N'est-ce pas la manière de composer des livres nouveaux avec des livres anciens, concassés et passés à l'alambic? Le grand système de la vie universelle peut s'appliquer à toutes les créations de la plume: une tragédie morte et lugubre se reproduit en comédie vive et rieuse; bien plus, on fabrique, selon l'ordonnance, des extraits, des décoctions, des mélanges de livres, assez agréables au goût, et fort propres à servir de remède caustique contre l'ennui. La tâche du manipulateur se borne à choisir, à résumer, à comparer, à morceler; on respecte le fonds en changeant la forme; on renouvelle la forme en conservant le fonds; on ressuscite ou l'on galvanise des cadavres; cela se nommait autrefois: tirer de l'or du fumier d'Ennius. Les procédés intellectuels de notre temps ne sont pas moins ingénieux que les procédés matériels employés par la science et l'industrie: on est bien parvenu à faire d'excellent bouillon économique avec des ossemens humains à demi putréfiés, qui ne comptaient pas moins de cinq siècles! O tempora, o mores!
Par un de ces soleils caniculaires que les bibliophiles seuls osent supporter en face, sans craindre une fièvre cérébrale ou une ophthalmie, je me promenais sur le quai Voltaire, en flairant le veau et le mouton rôtis et calcinés par une chaleur de vingt-cinq degrés Réaumur. Je n'y prenais pas garde, quoique ma chemise fût collée à mon dos qui attirait tous les rayons solaires sur son arête culminante; car ma tête, plongée dans les boîtes poudreuses des bouquinistes, descendait au niveau de la poitrine, et s'abritait à l'ombre de mon corps. Je cherchais, parmi des tas de brochures insignifiantes, quelqu'un de ces petits pamphlets anonymes que la révolution éparpillait sur le sol de la liberté, et que vous recueillez soigneusement, à l'instar des feuilles de chêne qui s'envolaient de l'antre de la sybille. Mon bonheur, à moi, c'est de découvrir une de ces pièces historiques, satiriques, théâtrales ou licencieuses, pour l'apporter en tribut à votre précieuse collection révolutionnaire, et pour remplir un des portefeuilles noirs, ornés d'une tête de mort blanche, monument terrible et philosophique, où vous rassemblez les débris de la gaîté française de 93. Mais cette collection est si complète, que mes plus rares captures vous sont trop souvent inutiles, et que là où je crois combler un vide, je trouve une montagne de documens singuliers que je ne soupçonnais pas même existans: votre richesse, qui m'étonne, accroît mon émulation, et je m'en vais, plus persévérant et plus attentif, fureter tout le vieux papier imprimé qu'on enlève des greniers pour le vendre à la livre et l'étaler aux yeux des passans sur les parapets de la rivière.
J'étais arrivé devant l'étalage du père P…, que nous connaissons tous, nous autres coureurs de bonnes fortunes en matière de bouquins: le père P… n'est pas de la force de Techner ni de Crozet, je l'avoue; il ne sait parler ni éditions, ni reliures, ni bibliotechnie, ni bibliologie, ni bibliuguiancie; il toucherait cent fois un elzevier non rogné, sans le distinguer des almanachs liégeois du siècle dernier; il ne mettrait aucune différence de prix entre un almanach royal, en maroquin rouge, et un alde revêtu de la livrée magnifique de Jean Groslier, avec l'inscription célèbre: Jo. Grolierii et amicorum. Aussi les amateurs lui ont-ils voué une reconnaissance éternelle, à cause des excellens marchés faits aux dépens de ce brave homme, qui ne s'en plaint jamais, et qui n'élève pas même ses prétentions le lendemain du jour où il a vendu pour quelques sous un bouquin rare et précieux; car les livres n'ont à ses yeux qu'une valeur relative au format et au poids du papier: tout in-folio est estimé trois francs; tout in-quarto trente sous; tout in-octavo vingt sous; tout in-douze cinquante centimes. Voilà le tarif dont il ne se départ pas, et qui lui évite la peine de lire les titres des ouvrages qu'il débite en plein air.
Cependant ce Diogène de la bouquinerie n'est pas, comme ses confrères, un ignorant en long et en large; il a, au contraire, un savoir particulier qu'il doit aux circonstances, et qui étonnerait un bibliographe de la révolution. Feu M. Barbier eût sans doute ajouté un volume à son excellent Dictionnaire des Anonymes, s'il avait découvert cette source vivante de faits et d'anecdotes concernant l'histoire et la littérature de la fin du dernier siècle. N'interrogez pas le père P… sur les événemens et les livres antérieurs à 1770: il croirait que vous parlez grec; mais à partir de cette époque jusqu'à la restauration, vous imagineriez, à l'entendre, que la bibliothèque révolutionnaire de M. Deschiens s'est infiltrée tout entière et toute cataloguée dans la cervelle de ce fantastique personnage. On supposerait qu'il a été pendant quarante ans initié aux secrets de la librairie et du journalisme; bien plus, il vous nommera l'auteur de tel journal aristocrate, de tel pamphlet terroriste, de telle affiche républicaine; il vous racontera une foule de traits originaux qu'on dirait recueillis dans le cabinet du lieutenant de police Sartines ou Lenoir, pour amuser les après-soupers de Louis XV.
Où donc le vendeur de bouquins a-t-il fait cette curieuse moisson de noms propres et de dates? je n'en sais rien, s'il le sait: il a vécu, il a vu, il s'est souvenu. Sa mémoire allait ramassant tout ce que lui offrit le panorama de la république, et devenait, pour ainsi dire, une table exacte et détaillée du Moniteur. Était-il conventionnel? point; libelliste? point; membre de la commune de Paris? point; maratiste, dantoniste, robespierriste, thermidoriste? à d'autres, bon Dieu! il fut, selon M. Boulard, qui l'avait rencontré bien à propos pour échapper au sanglant hors la loi, simple soldat réquisitionnaire, et pourtant il eut des rapports intimes avec les chefs du gouvernement, depuis Necker jusqu'à Talien; il se servit du crédit qu'il avait alors pour sauver différentes personnes qui existent encore, riches et puissantes, mais vers lesquelles se tendrait vainement la main qui les arracha aux septembriseurs. Cet étrange étalagiste, dont le visage bronzé, la physionomie rébarbative et la voix rude rappellent certains portraits terribles de ses contemporains, supporte patiemment l'oubli des hommes, la pauvreté, le froid et la chaleur: je l'ai pris long-temps pour un frère de Mirabeau, tant il y a de ressemblance entre eux. En tout cas, fussent-ils du même sang, le bouquiniste méprise beaucoup l'orateur qu'il accuse de trahison et de vénalité.
—Avez-vous du nouveau, père P…? lui dis-je en parcourant de l'œil les étiquettes des volumes, espèce d'hiéroglyphes qu'on devine à force d'habitude, en dépit des capricieuses abréviations du relieur et des outrages du hâle, qui dévore en huit jours la plus riche dorure de Hering.
—J'ai là de la révolution, répondit-il en me montrant un paquet de brochures qu'il n'avait pas encore déployées. C'est un cadeau de M…, de la convention; il a quatre-vingt-six ans, il quitte Paris pour se retirer en province, et, au lieu de vendre son vieux papier, il me l'a donné à condition que je l'en débarrasserais tout de suite.
—Je ne veux rien sur la révolution, par malheur.
—Vous avez tort; il y a du bon là-dedans.
—Plus tard, je formerai une bibliothèque spéciale pour ce temps si fécond en imprimés de toute espèce; j'attendrai seulement que mon propriétaire veuille ajouter deux ou trois chambres à mon appartement pour y loger ma révolution.
—Deux ou trois chambres? il en faudrait bien dix au moins, si l'on réunissait tout ce qui a été écrit depuis 89.
—Mais voyons la défroque de votre conventionnel: je suis fondé de pouvoir de mon ami Guilbert de Pixérécourt qui rassemble la partie gaie de la révolution.
—La partie gaie! répliqua-t-il avec une grimace de chat-tigre: ça prouve en effet que le Français est né malin.
—Cherchez-moi quelque drôlerie?
—Tenez, voici un pamphlet payé par d'Orléans à Brissot de Warville: ce n'est pas commun.
—Essais historiques sur la vie de Marie-Antoinette d'Autriche, reine de France, pour servir à l'histoire de cette princesse, Londres, 1789.
—Lisez plutôt: imprimé à Paris, chez Lerouge, si je ne me trompe.
—Comment avez-vous appris ces détails?
—Prenez-les, ne les prenez pas: ils sont authentiques, et vous pourriez questionner là-dessus quelqu'un qui ne me démentira pas.
—Qui donc?
—M. L…, graveur au Palais-Royal: il était attaché au cabinet secret de M. le lieutenant de police, et il accompagna Brissot à la Bastille, quand une lettre de cachet suivit la publication clandestine de cette odieuse satire.
—Eh! vous dites que Philippe d'Orléans ne fut pas étranger à ce libelle?
—On l'a dit, mais je ne vous nommerai pas mes autorités.
—Au reste, j'ajoute aisément foi à vos paroles; car en cette crise épouvantable de la société, tous les partis employaient les mêmes armes, l'injure et la calomnie. Le duc d'Orléans n'était pas plus épargné par la cour, qui trempait la plume de Monjoye dans le venin du mensonge pour empoisonner la réputation de ses adversaires.
—C'est vrai. Voulez-vous du Masque de Fer?
—Grande découverte!… l'Homme au Masque de Fer dévoilé! Qu'est-ce que cette facétie?
—Je ne me rappelle plus l'auteur de cette feuille volante, qu'on a crié dans les rues pendant tout le mois d'août 89; on en a vendu plus de cent mille exemplaires à deux sous.
—Ces sept pages d'impression auront produit à l'auteur plus de bénéfice que je n'en tirerai jamais de mon meilleur ouvrage.
—Oui dà, on gagnait gros à faire des papiers publics: c'était Grangé, imprimeur, rue de la Parcheminerie, qui avait la haute main dans ce commerce.
—Mais qu'avait-on découvert?
—Que l'Homme au Masque de Fer n'était autre que le surintendant Fouquet.
—Peste! qu'est-ce qui avait découvert cela? Grangé, imprimeur, rue de la Parcheminerie?
—Non, peut-être ce sournois de Brissot qui avait mis le nez dans les archives de la Bastille, et qui, dans les Loisirs d'un Patriote français…
—Son journal s'intitulait simplement le Patriote français.
—Son journal, d'accord; mais il imagina d'annoncer la petite pièce en même temps que la grande, et il publia un autre recueil dont les trente-six livraisons parues composent un volume sous ce titre: Loisirs d'un Patriote français.
—Eh bien! occupa-t-il ses loisirs à chercher ce que pouvait être le Masque de Fer?
—M. Brissot visita soigneusement la chambre que le prisonnier avait habitée dans la tour de la Bertaudière.
—M. Brissot était si crédule, qu'il se persuada peut-être avoir vu le fantôme de cet inconnu?
—Comme je me trouvais en surveillance à la Bastille, pour qu'on n'enlevât aucun objet pendant la démolition, je rencontrai Brissot à qui l'on avait remis une carte ramassée dans la cour; je le menai dans la troisième chambre de la Bertaudière, et lorsqu'il eut passé en revue tous les coins et recoins de cette prison, il se frotta les mains en répétant avec joie: C'est lui! c'est Fouquet!
—Qu'est-ce qui l'engageait à établir cette opinion?
—Des vers écrits avec la pointe d'un couteau sur la serrure et les verrous de la porte.
—Des vers! le Masque de Fer était donc un poète?
—Je ne les ai pas retenus tous par cœur, mais vous jugerez qu'ils étaient assez jolis:
—L'élégie des Nymphes de Vaux! m'écriai-je: ce sont des vers de La Fontaine!
—La Fontaine! reprit le vieillard entiché de ses souvenirs républicains. Serait-ce Georges-Antoine Lafontaine qui fut dénoncé en l'an Ier à la commune de Paris, pour avoir fait contribuer des citoyens, sous prétexte de les mettre à l'abri de la loi des suspects?
—Eh! non, c'est le bon La Fontaine! dis-je, frappé de l'induction qui ressortait naturellement de l'existence de ces vers dans la prison du Masque de Fer.
—Ce doit être un Lafontaine qui fut nommé commissaire de la trésorerie, à la place du citoyen Huber?
—Non! non! c'est le fabuliste.
—Le fabuliste! en effet, par un arrêté du directoire, de l'an VII, les restes de ce Jean La Fontaine furent déposés au Musée des Monumens français.
Je quittai si précipitamment mon bouquiniste, que j'oubliai de lui payer les deux brochures que j'achetais pour vous; mais j'emportais à la fois un document qui devait faire la base du système que j'essayai depuis de fonder sur le Masque de Fer. Il me semblait que le voile qui cachait la vérité venait de se déchirer devant moi, et toutes les études que j'avais faites du siècle de Louis XIV convergeaient en un point pour y jeter la lumière de la critique. Dès lors, mon œuvre commença; je l'achevai pierre à pierre, entassant note sur note, preuve sur preuve. Avant de descendre dans la lice contre mes devanciers, je m'armai de dates, je m'en formai une armure impénétrable, et je combattis avec la certitude de mon bon droit.
Ce fut sous vos regards et dans votre bibliothèque, mon digne ami, que ce tournoi a eu lieu; ce sont vos livres qui m'ont fourni des armes offensives et défensives. Soyez à présent le juge du camp, et déclarez si la victoire m'est restée, ou bien si elle est encore indécise. Enfin, je regarde mon entreprise comme la dernière qui sera tentée pour arriver à la connaissance de ce grand mystère historique, et nous serons forcés de recourir au hasard d'une gageure, dans le cas où vous voudriez soutenir, contre mon avis, que le Masque de Fer était le duc de Beaufort, ou le duc de Montmouth, ou le comte de Vermandois, ou le frère de Louis XIV, ou le secrétaire du duc de Mantoue; je choisirai dans votre incomparable collection l'enjeu du pari: soit votre Rapin de Thoyras, en grand papier de Hollande, avec reliure de Padeloup; soit votre Sagesse de Charron, le plus parfait de tous les exemplaires connus; soit vos Heures de Mlle de La Vallière, écrites par le célèbre calligraphe Jarry; soit votre Régnier, édition d'Elzevier, broché!!! soit votre Chevalier aux Dames, qui souvent m'empêche de dormir; soit votre lettre autographe de La Fontaine; soit votre Registre de la Bastille, autographe de 1705 à 1752, soit quelque autre trésor de ce cabinet qui fait l'envie et le désespoir de la Société des Bibliophiles français. Mais qu'est-ce qui décidera le pari? Louis XIV, Louvois ou Saint-Mars?
Ah! mon ami, revenez vite en santé, reprenez votre verve de jeune homme, votre feu sacré de bibliophile, et recommençons à nous disputer sur la hauteur des marges d'un Elzevier, sur les fers d'une reliure, sur le mérite d'une édition, sur l'authenticité d'un autographe, sur la valeur réelle ou idéale d'un volume, sur une gravure avant toute lettre, sur un carton supprimé par la censure, sur l'importance bibliographique du Cochon mitré ou de la Sauce au verjus, mais non jamais sur notre égale et inviolable amitié.
PAUL L. JACOB,
Bibliophile.
L'HOMME
AU
MASQUE DE FER.
PREMIÈRE PARTIE[1].
[1] Un extrait de cette Histoire a été publié dans la Revue de Paris, mais la forme de ce recueil ne permettait pas de donner place aux développemens les plus curieux, et la rapidité de l'impression a laissé échapper à l'auteur un grand nombre de fautes qui dénaturent son travail.
Ce fut en 1745 que transpira, pour la première fois, dans le public, l'histoire mystérieuse et terrible du Masque de Fer: jusque-là, les prisons d'état, où cet inconnu subit une captivité si extraordinaire pendant de longues années, avaient bien gardé leur secret, et à peine une tradition, vague et obscure comme le fait lui-même, avait-elle survécu au passage du prisonnier masqué à Pignerol, à Exilles, aux îles Sainte-Marguerite et à la Bastille.
En 1745, la compagnie des libraires associés d'Amsterdam publia un volume in-12 intitulé: Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse, sans nom d'auteur. C'était une histoire galante et politique de la cour de France, sous des noms imaginaires, depuis la mort de Louis XIV. Ce livre, écrit avec élégance et facilité, ne renfermait guère que des faits déjà connus et narrés ailleurs avec moins de déguisemens; cependant ce livre eut une telle vogue en Hollande, et surtout en France, qu'on le réimprima la même année (in-16, format elzevier), et qu'on en fit, l'année suivante, une nouvelle édition in-18, avec des augmentations[2] qui paraissent interpolées par une main étrangère, et avec une Clef aussi fautive qu'incomplète, qui sans doute ne fut pas rédigée par l'auteur de l'ouvrage. Une anecdote vraiment extraordinaire, qu'on trouve dans ces Mémoires, semble avoir été la principale cause du bruit qu'ils firent à leur apparition.
[2] «Cette édition, dit l'Avis des libraires, est corrigée et augmentée de plusieurs portraits intéressans et qui sont touchés avec la même force que ceux qui ont mérité les suffrages des connaisseurs.» Ces portraits furent jugés en effet si ressemblans et si bien tracés, que Mouffle d'Angerville en a copié quelques-uns dans la Vie privée de Louis XV, Londres, 1788, 4 vol. in-12.
«N'ayant d'autre dessein, disait l'auteur (p. 20 de la 2e édition), que de raconter des choses ignorées, ou qui n'ont point été écrites, ou qu'il est impossible de taire, nous allons passer à un fait peu connu qui concerne le prince Giafer (Louis de Bourbon, comte de Vermandois, fils de Louis XIV et de mademoiselle de La Vallière), qu'Ali Homajou (le duc d'Orléans, régent) alla visiter dans la forteresse d'Ispahan (la Bastille), où il était prisonnier depuis plusieurs années. Cette visite n'eut vraisemblablement point d'autre motif que de s'assurer de l'existence d'un prince cru mort de la peste depuis plus de trente-huit ans, et dont les obsèques s'étaient faites à la vue de toute une armée.»
Voici maintenant la relation de ce que l'auteur persan nomme un trait d'histoire:
Cha-Abas (Louis XIV) avait un fils légitime, Sephi-Mirza (Louis, dauphin de France), et un fils naturel, Giafer: ces deux princes, différens de caractère comme de naissance, étaient toujours en querelle et en rivalité. Un jour, Giafer s'oublia au point de donner un soufflet à Sephi-Mirza. Cha-Abas, informé de l'outrage qu'avait reçu l'héritier de sa couronne, assemble ses conseillers les plus intimes, et leur expose la conduite du coupable qui doit être puni de mort, selon les lois du pays; mais un des ministres, plus sensible que les autres à l'affliction de Cha-Abas, imagine d'envoyer Giafer à l'armée, qui était alors sur les frontières du côté du Feldran (la Flandre), de le faire passer pour mort, peu de jours après son arrivée, et de le transférer de nuit, avec le plus grand secret, dans la citadelle de l'île d'Ormus (les îles Sainte-Marguerite[3]), pendant qu'on célébrerait ses obsèques aux yeux de l'armée, et de le retenir dans une prison perpétuelle.
[3] Il est remarquable que la Clef de 1746 ne dit pas ce qu'on doit entendre par l'île d'Ormus; cette omission prouve que l'auteur de cette clef et des additions n'est pas l'auteur des Mémoires. Prosper Marchand crut reconnaître le Havre-de-Grâce dans l'île d'Ormus: il relève à ce sujet l'erreur d'une autre clef que nous n'avons pas vue, dans laquelle on interprétait la citadelle d'Ormus par la Bastille de Paris. Dict. de P. Marchand, art. Louis de Bourbon.
Cet avis prévalut et fut exécuté par l'entremise de gens fidèles et discrets, de telle sorte que le prince, dont l'armée pleurait la mort prématurée, conduit par des chemins détournés à l'île d'Ormus, était remis entre les mains du commandant de cette île, lequel avait reçu d'avance l'ordre de ne laisser voir son prisonnier à qui que ce fût. Un seul domestique, possesseur de ce secret d'état, avait été massacré en route par les gens de l'escorte, qui lui défigurèrent le visage à coups de poignard afin d'empêcher qu'il fût reconnu.
«Le commandant de la citadelle d'Ormus traitait son prisonnier avec le plus profond respect; il le servait lui-même et prenait les plats, à la porte de l'appartement, des mains des cuisiniers, dont aucun n'a jamais vu le visage de Giafer. Ce prince s'avisa un jour de graver son nom sur le dos d'une assiette avec la pointe d'un couteau. Un esclave, entre les mains de qui tomba cette assiette, crut faire sa cour en la portant au commandant, et se flatta d'en être récompensé; mais ce malheureux fut trompé, et on s'en défit sur-le-champ, afin d'ensevelir avec cet homme un secret d'une si grande importance.»
Les réflexions que l'auteur entremêle à son récit, et auxquelles on n'a jamais pris garde, sont fort judicieuses et méritent d'être remarquées. Ainsi le meurtre inutile de l'esclave amène ce commentaire, qui révèle en quelque sorte la position personnelle de l'auteur: «Précaution déplacée, puisqu'il est plus vraisemblable, par les faits qu'on vient de rapporter et par ceux qu'on va lire, que le secret a été mal gardé, accident très-ordinaire, surtout dans les affaires des grands, qui sont exposés à confier leurs secrets à plusieurs gens, parmi lesquels il s'en trouve toujours d'indiscrets, ou par tempérament, ou par des vues d'intérêt, et souvent par haine et par ingratitude!»
«Giafer resta plusieurs années dans la citadelle d'Ormus, disent les Mémoires. On ne la lui fit quitter, pour le transférer dans celle d'Ispahan, que lorsque Cha-Abas, en reconnaissance de la fidélité du commandant, lui donna le gouvernement de celle d'Ispahan qui vint à vaquer.»
Ici l'auteur ajoute une observation qui a été souvent faite après lui. «Il était en effet de la prudence de faire suivre à Giafer le sort de celui à qui on l'avait confié, et c'eût été agir contre toutes les règles que de se donner un nouveau confident qui aurait pu être moins fidèle et moins exact.»
Les Mémoires continuent:
«On prenait la précaution, tant à Ormus qu'à Ispahan, de faire mettre un masque au prince, lorsque, pour cause de maladie ou pour quelque autre sujet, on était obligé de l'exposer à la vue. Plusieurs personnes dignes de foi ont affirmé avoir vu plus d'une fois ce prisonnier masqué, et ont rapporté qu'il tutoyait le gouverneur, qui au contraire lui rendait des respects infinis.»
L'auteur donne des raisons assez plausibles qui ne permirent pas de ressusciter Giafer, lorsque Cha-Abas et Sephi-Mirza furent morts: «Si l'on demande pourquoi, ayant de beaucoup survécu à Cha-Abas et à Sephi-Mirza, Giafer n'a pas été élargi comme il semble que cela aurait dû être, qu'on fasse attention qu'il n'était pas possible de rétablir dans son état, son rang et ses dignités, un prince dont le tombeau existait encore, et des obsèques duquel il y avait non seulement des témoins, mais des preuves par écrit, dont, quelque chose qu'on pût imaginer, on n'aurait pas détruit l'authenticité dans l'esprit des peuples encore persuadés aujourd'hui que Giafer est mort de la peste au camp de l'armée du Feldran. Ali-Homajou mourut peu de temps après la visite qu'il fit à Giafer.» Ce dernier aurait donc été encore vivant vers 1723, année de la mort du duc d'Orléans.
Tel fut le fondement de la plupart des versions qui circulèrent depuis sur l'aventure du prisonnier masqué. Ce sujet devint aussitôt l'aliment des controverses historiques, et dès lors, quelques critiques distingués adoptèrent, sans hésiter, le témoignage des Mémoires de la cour de Perse, qui semblaient d'accord avec les mémoires authentiques du règne de Louis XIV, sur diverses particularités de cette anecdote singulière.
Le comte de Vermandois partit en effet pour l'armée de Flandre, peu de temps après avoir reparu à la cour, dont le roi l'avait exilé, parce qu'il s'était trouvé dans des débauches avec plusieurs gentilshommes; or, le roi, dit mademoiselle de Montpensier[4], n'avait pas été content de sa conduite et ne le voulait point voir. Le jeune prince, qui donna par là beaucoup de chagrin à sa mère, et qui fut si bien prêché qu'on croyait qu'il se fût fait un fort honnête homme, ne resta que quatre jours à la cour pour prendre congé, arriva au camp devant Courtray au commencement du mois de novembre 1683, se trouva mal le 12 au soir et mourut le 19 d'une fièvre maligne (les Mémoires de Perse en font la peste, afin, disent-ils, d'effrayer et d'écarter tous ceux qui auraient envie de le voir). Mademoiselle de Montpensier dit que le comte de Vermandois tomba malade d'avoir bu trop d'eau-de-vie, ce qui prouverait assez qu'il n'était pas corrigé de ses mauvaises habitudes, malgré la vie retirée qu'il menait à Paris auparavant, lorsque, ne sortant que pour aller à l'Académie et le matin à la messe, il avait, par son repentir, apaisé la colère du roi.
[4] Mémoires de Mlle de Montpensier, dans la Collection des Mém. relatifs à l'histoire de France, publiée par Petitot, 2e série, t. 43, p. 474.
La probabilité d'un enlèvement du jeune débauché, sur des ordres secrets de Louis XIV, fut niée avec conviction, sinon avec talent, par le baron de C… (Crunyngen, selon P. Marchand; mais, à notre avis, c'est un pseudonyme) qui, dans une lettre écrite à un de ses amis et insérée dans la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l'Europe, numéro du mois de juin 1745, mit l'aventure du prisonnier masqué au rang des bruits populaires et des anecdotes romanesques et absurdes, dans lesquelles la vraisemblance même n'est pas observée.
Cependant le baron de Crunyngen avoue que les Mémoires de Perse avaient excité la curiosité du public, à cause des portraits assez ressemblans et crayonnés avec des traits hardis. «L'auteur est sagement resté derrière le rideau, dit-il, et fera bien de s'y tenir: à son style et à ses sentimens, on voit qu'il est Français de naissance; cependant M. de la C… (Armand de la Chapelle) pense que personne à Paris ne le connaît.» On remarque surtout dans cette lettre une phrase qui donne à réfléchir sur l'auteur du livre et de la lettre: «Le célèbre M. de V… assure que parmi beaucoup de vrai, il y a plus de faux encore dans cet ouvrage.» N'est-il pas au moins singulier que l'opinion de Voltaire soit invoquée ici, peu de mois après la publication des Mémoires de Perse, et que huit ans plus tard Voltaire parle de ces Mémoires à peu près dans des termes semblables, en soutenant toujours que personne avant lui n'avait publié l'anecdote du Masque de fer?
Le Journal des Savans, qu'on réimprimait en Hollande avec des additions extraites la plupart des Mémoires de Trévoux, ne demeura pas étranger à cette discussion qui manquait encore de documens certains: un M. de W… dans une lettre adressée à M. de G… (initiales supposées sans doute), et ajoutée au mois de juillet, p. 348 de l'édition d'Amsterdam, s'appuya encore du nom de Voltaire et d'une prétendue lettre de cet écrivain célèbre, pour réfuter l'opinion du baron de Crunyngen et pour défendre la valeur historique de l'anecdote des Mémoires de Perse. Suivant ce M. de W…, Voltaire aurait dit, dans cette lettre, qu'il savait à fond l'histoire du prisonnier au masque de fer, ce que généralement on a cru désigner M. de Vermandois. M. de W…, dans sa lettre au Journal des Savans, qu'on pourrait attribuer à Voltaire lui-même, si elle était d'un meilleur style, ajoute qu'il connaît quelqu'un (Voltaire sans doute) «qui a assuré avoir lu un manuscrit intitulé le Prisonnier masqué; que plusieurs de ses traits sont bien semblables à l'histoire de Giafer; que ce manuscrit avait été sur le point d'être rendu public; mais que des ordres supérieurs et des menaces effrayantes en avaient empêché, parce que c'était précisément l'histoire du prince de Vermandois.»
La lettre de Voltaire à l'abbé D…, que citait M. W… dans la sienne, non seulement n'était ni publique, ni imprimée, mais encore n'avait jamais existé, et l'annonce de ce manuscrit, qui devait dévoiler le mystère de l'homme au masque, produisit un détestable roman du chevalier de Mouhy, sous le titre du Masque de fer, ou les Aventures admirables du père et du fils, imprimé sans nom d'auteur à La Haye en 1746, chez Pierre de Hondt, et formant six petites parties in-12. Ce fut là probablement ce qui donna lieu au surnom de Masque de fer, forgé par l'imaginative du chevalier de Mouhy, espèce de spadassin plumitif aux gages de Voltaire, et scribe non moins fécond que son maître.
Ce roman est un imbroglio espagnol qui ne manque pas d'imagination, mais dont le style surpasse en barbarie tout ce que le chevalier de Mouhy a écrit; le sujet ne se rapporte nullement à l'anecdote des Mémoires de Perse: Don Pèdre de Cristaval, vice-roi de Catalogne, est marié secrètement avec la sœur du roi de Castille; ce roi s'introduit une nuit dans l'appartement où sont couchés les deux époux: «Il s'était muni, raconte l'auteur, de deux masques, en partant de sa cour, dont les serrures étaient faites avec tant d'art qu'il était impossible de les ouvrir, ni que le visage qu'ils renfermaient pût jamais être vu sans qu'on arrachât la vie à ceux à qui ils devaient être mis: il en couvrit le visage de don Pèdre et de sa sœur, et après les avoir fermés selon le secret qu'il possédait seul, il fit appeler ses officiers.» C'est dans ce style monstrueux que sont narrées les aventures de ces époux masqués et de leurs enfans: «Leur fille était belle comme le jour, excepté qu'elle avait un masque parfaitement dessiné sur la poitrine et ressemblant à celui de don Pèdre.» Malgré ces burlesques sottises, ce roman fut mis à l'index en France, à cause de son titre, et on le rechercha beaucoup, parce qu'on le connaissait peu[5].
[5] Cet ouvrage est très-rare; la Bibliothèque du roi n'en a qu'un exemplaire provenant de la Bibliothèque particulière de Choisy-le-Roi, lequel n'a pu être classé parmi les romans inscrits au Catalogue imprimé en 1750.
L'avertissement est plus curieux que le livre: l'auteur suppose avoir trouvé, dans un coffre nageant sur l'eau, près du Pont-Neuf, le manuscrit qu'il publie d'après le texte espagnol, et voici comment il explique le mystère qui couvrait la tradition sur laquelle il a fondé son roman: «L'histoire du Masque de Fer contient des faits si extraordinaires, que ce n'est pas sans raison qu'on désirerait de connaître les personnages qui y sont dépeintes. Il y a lieu de croire qu'on n'est privé de cette connaissance que parce que nous vivons dans un siècle dont la politesse ne permet pas de faire assez d'honneur au despotisme et à la tyrannie pour nommer ceux qui en ont fait usage.» Après ce beau raisonnement, le chevalier de Mouhy ne cite pas moins de quatre masques de fer, en Turquie, en Écosse, en Espagne et en Suède. Celui qu'il place dans le château des Sept-Tours, à Constantinople, était le frère d'un empereur turc qui, pour empêcher que la douleur et la majesté empreintes sur les traits du prisonnier ne séduisissent ses gardes, «lui couvrit le visage d'un masque de fer fabriqué et trempé de telle sorte qu'il n'était pas possible au plus habile ouvrier de parvenir à le rompre ni à l'ouvrir.» On voit dans ce conte le germe du système qui fit plus tard de l'homme au masque un frère aîné de Louis XIV.
M. de W… trouva un adversaire plus redoutable que le baron de Crunyngen dans le savant bibliographe Prosper Marchand, qui envoya un prétendu extrait d'une lettre datée de Paris, du 30 décembre 1745, à la Bibliothèque française (t. 42, p. 362), pour convaincre d'erreur, et même d'ignorance, l'auteur de la Clef des Mémoires de Perse, lequel avait fait un duc du comte de Vermandois, faute commise aussi par des historiens contemporains. P. Marchand, qui pensa que le merveilleux de cette anecdote la rendait très-propre à être avidement adoptée par beaucoup de petits esprits, s'abstint pourtant de juger le point en litige, en avouant qu'il n'avait point de lumières suffisantes, quelque voisin qu'il fût des lieux (il entend sans doute parler de la Bastille, puisqu'il date sa lettre de Paris) où la scène s'était passée[6].
[6] P. Marchand a reproduit son article avec des additions dans son Dictionnaire historique, à l'article Louis de Bourbon.
On voit, à ces répliques qui se suivirent de près, combien la révélation faite par des mémoires anonymes et satiriques avait ému la curiosité et préoccupait déjà les esprits.
Mais, quel était l'auteur de ces Mémoires? Pourquoi se cacha-t-il obstinément, malgré le succès de son livre?
Serait-ce, selon l'opinion commune, le chevalier de Resseguier[7] qui fut mis à la Bastille vers cette époque? Mais le motif de son emprisonnement est mentionné sur les registres de la Bastille: on sait qu'il avait composé des vers contre madame de Pompadour.
[7] Fevret de Fontette, qui avait dit à propos des Mémoires de Perse dans le t. 2 de la Bibliothèque historique de la France: «L'auteur de cet ouvrage est le chevalier de Reseillé,» mit cette correction dans le t. 4, p. 424: «Ces Mémoires sont attribués au chevalier Reysseyguier, de Toulouse, officier aux gardes; mais il n'est pas sûr qu'il en soit l'auteur.»
Ne serait-ce point, comme madame Du Hausset l'a consigné dans une lettre inédite, cette madame de Vieux-Maisons, une des femmes les plus méchantes de son temps, qui prenait Crébillon fils pour éditeur responsable? Mais Crébillon fils, qui plaçait volontiers en Perse les aventures licencieuses de ses romans, et qui publia même, en 1746, les Amours de Zéokinisul, roi des Kofirans (Louis XV, roi des Français), attribués aussi à madame de Vieux-Maisons, ne se risquait pas dans la haute satire politique, et se bornait à des récits galans fort goûtés à la cour.
Serait-ce plutôt un nommé Pecquet, commis au bureau des Affaires étrangères, embastillé, dit-on, à cause de cet ouvrage? Mais le livre pénétrait en France, sans doute par l'entremise des secrétaires d'ambassade qui faisaient le commerce des livres défendus, et un seul exemplaire saisi dans les mains de Pecquet avait pu suffire pour motiver contre lui une lettre de cachet.
Serait-ce enfin le duc de Nivernais, qui se reposait alors de ses campagnes en composant des fables dans la compagnie de Voltaire et de Montesquieu? Mais le duc de Nivernais a eu grand soin de recueillir tout ce qu'il a écrit dans une édition de ses œuvres (Paris, 1796, 8 vol. in-8o), faite dans un temps où la censure, qui avait poursuivi les Mémoires de Perse, n'était plus là pour le forcer à l'anonyme; d'ailleurs, cette histoire allégorique ne présente aucun point d'analogie avec les habitudes littéraires de Nivernais, poète délicat, écrivain spirituel, mais faible, timide, et dépourvu d'invention.
Les preuves font donc faute dans cette déclaration de paternité problématique, et M. Barbier, en offrant plusieurs conjectures à ce sujet dans son Dictionnaire des Anonymes (t. 2, p. 400, seconde édition), n'a point assez motivé sa préférence en faveur de Pecquet par la citation d'une note manuscrite en tête d'un exemplaire qu'il possédait. On sait ce que vaut la garantie d'un faiseur de notes marginales, quand il ne se nomme pas Huet, ou La Monnoye, ou Mercier de Saint-Léger.
Pour moi, je n'avancerai rien de mieux prouvé sur le véritable auteur de ces Mémoires, mais aussi ne donnerai-je mon avis que comme une simple présomption: je pense que les Mémoires de la cour de Perse doivent appartenir à Voltaire.
On y retrouve le style de ses contes avec plus de négligences, et quelquefois son esprit caustique: «Il ne paraît que trop d'ouvrages pour lesquels on demande grâce, dit l'Avertissement, et ce, avec d'autant plus de raison qu'il n'en est presque point qui méritent qu'on la leur fasse.» L'auteur suppose qu'un de ses amis, Anglais de nation, dans un voyage à Paris, eut communication de quantité de Mémoires secrets, manuscrits, conservés dans la bibliothèque d'Ali-Couli-Kan, premier secrétaire d'état, seigneur d'un mérite distingué, et entreprit de traduire une partie de ceux du règne de Cha-Sephi (Louis XV): voilà bien les Mémoires inédits que M. de W… signale dans sa lettre, en invoquant le témoignage de Voltaire, qui n'avait encore rien écrit sur ce sujet; on reconnaît, en outre, le duc de Richelieu dans l'éloge d'Ali-Couli-Kan, surtout lorsqu'on se rappelle que Voltaire recueillait alors les matériaux de son Siècle de Louis XIV, et consultait les souvenirs du maréchal, son ami et son protecteur.
Dans l'Avertissement, l'auteur annonce avoir traduit de l'anglais ces Mémoires: «Je prie le lecteur de considérer que le génie de la langue anglaise est bien différent de celui de la langue française. Celle-ci est plus claire, plus méthodique, mais moins abondante et moins énergique que la langue anglaise.» Voltaire n'a-t-il pas répété vingt fois dans les mêmes termes ce jugement sur les deux langues?
En outre, Voltaire était en relation d'affaires avec la Compagnie d'Amsterdam, depuis le voyage qu'il avait fait en Hollande, dans l'année 1740, pour surveiller l'impression de l'Anti-Machiavel du roi de Prusse; ce fut dans cette circonstance qu'il eut à se plaindre d'un libraire hollandais, nommé Vanduren, le plus insigne fripon de son espèce, disent les Mémoires de Voltaire; il profita de ce voyage pour publier les Institutions de Physique, par madame Duchâtelet, avec une préface de sa façon, et ce livre, auquel le chancelier d'Aguesseau avait refusé un privilége du roi, parut chez les mêmes libraires associés qui, cinq ans plus tard, mirent au jour les Mémoires de Perse. Le portrait satirique de Voltaire, que l'éditeur ajouta dans la seconde édition, fut peut-être une vengeance de Vanduren, qui aurait trouvé plaisant de se moquer de l'auteur dans son propre ouvrage. Quoi qu'il en soit, ce portrait de Coja-Sehid ne peut avoir été tracé par Voltaire qui n'aurait jamais porté un pareil jugement sur lui-même: «Aussi était-il d'un orgueil insoutenable. Les grands, les princes même l'avaient gâté au point qu'il était impertinent avec eux, impudent avec ses égaux et insolent avec ses inférieurs… il avait l'ame basse, le cœur mauvais, le caractère fourbe; il était envieux, critique mordant, mais peu judicieux, écrivain superficiel, d'un goût médiocre… il était sans amis, et ne méritait pas d'en avoir. Quoique né avec un bien fort honnête, il avait un si grand penchant à l'avarice, qu'il sacrifiait tout, lois, devoirs, honneur, bonne foi, à de légers intérêts.» Ne croit-on pas entendre le libraire qui se venge de l'auteur? Comment expliquer le silence de Voltaire, à l'égard d'une critique aussi sanglante, lui qui rendait coup pour coup à ses nombreux ennemis, lui qui ne pardonnait pas la moindre attaque contre ses ouvrages, lui qui, en l'année où fut imprimé ce portrait si cruellement ressemblant, s'adressait à Moncrif, lecteur de la reine, pour obtenir la permission de poursuivre le poète Roi qui avait comblé la mesure de ses crimes en répandant un libelle diffamatoire dans lequel l'Académie était outragée et Voltaire horriblement déchiré[8]?
[8] Correspondance générale de Voltaire, lettre à Moncrif, mars 1746.
Enfin il est incontestable qu'à l'époque de la publication des Mémoires de Perse, Voltaire travaillait sur des matières analogues: il préparait le Siècle de Louis XIV, et traitait en contes des sujets orientaux que les Lettres Persanes avaient mis à la mode. Babouc, Memnon, Zadig, sont contemporains des Mémoires de Perse, et Voltaire enviait probablement à Montesquieu la popularité des Lettres Persanes.
Mais, me demandera-t-on, pourquoi Voltaire n'a-t-il pas plus tard avoué un ouvrage digne de sa naissance à quelques égards? Si Voltaire eût fait cet aveu, tous les doutes seraient levés, et je n'aurais pas besoin maintenant de chercher à déchirer le voile de l'anonyme sous lequel je crois apercevoir l'auteur du Siècle de Louis XIV, ouvrant les voies, pour ainsi dire, à un fait nouveau qu'il voulait tirer de vive force des archives de la Bastille.
Veut-on une pure supposition qui a pourtant de quoi satisfaire la vraisemblance? Je suppose que le maréchal de Richelieu, possesseur du secret de l'homme au masque, se laissa surprendre par les prières et les adroites manœuvres de Voltaire, qui fut initié, sous la foi du serment, dans ce ténébreux mystère, que possédaient seuls quelques serviteurs intimes de Louis XIV; c'est là du moins ce qu'on peut inférer de ce passage des Mémoires de Perse, où il est dit que le secret a été mal gardé, et que les grands sont exposés à confier leurs secrets à plusieurs gens parmi lesquels il s'en trouve toujours d'indiscrets.
Voltaire, qui était indiscret, n'eut pas plus tôt connaissance de l'énigme, sinon du mot de cette énigme commis à la fidélité de trois ou quatre personnes, qu'il se sentit tourmenté d'un désir immodéré de révéler ce qu'il savait, et peut-être de deviner davantage; mais c'était encourir la vengeance du roi et la haine ou le mépris du duc de Richelieu; d'ailleurs, la Bastille, qui avait si long-temps retenu dans ses entrailles de pierre l'existence et le nom d'un prisonnier d'état, pouvait ensevelir une seconde fois et à jamais l'imprudent écrivain, pour le punir d'avoir ajouté une nouvelle strophe aux J'ai vu.
Or, Voltaire trouvait bons tous les moyens capables de faire triompher la vérité et la raison; il ne craignait pas même de recourir au mensonge et de s'affubler d'un déguisement quelconque, avec la certitude d'être reconnu à son style et à son esprit: ainsi, tour à tour il s'intitulait Aaron Mathathaï, Jacques Aimon, Akakia, Akib, Alethès, Alethof, Aletopolis, Alexis, Arty, Aveline, et créait cent autres pseudonymes plus ou moins transparens; ou bien, gardant l'anonyme dans ses ouvrages les plus importans comme dans ses plus minces opuscules, il employait sans cesse les presses clandestines de Hollande.
On comprend qu'il n'ait pas revendiqué l'honneur d'un livre qui aurait pu le brouiller avec ses protecteurs, le maréchal de Richelieu et madame de Pompadour, dans la plus brillante période de sa fortune de courtisan, lorsque les grâces de Louis XV l'arrêtaient à Versailles, lorsqu'il était l'hôte de la reine d'Étioles, lorsqu'il se prosternait devant le soleil de Fontenoy, lorsqu'il étalait avec orgueil ses titres de gentilhomme ordinaire du roi et d'historiographe de France[9]!
[9] Voyez sa Correspondance, notamment la lettre à Vauvenargues, du 3 avril 1745, et les lettres à M. d'Argenson, écrites la même année.
Je pense donc que Voltaire a voulu mettre en circulation, par une voie détournée, l'histoire du Masque de Fer pour avoir le droit de s'expliquer sur un sujet qu'il n'eût point osé aborder en face, si quelqu'un n'avait pris l'initiative avant lui. Ce quelqu'un ne fut autre que lui-même; par cette tactique, il devint maître de traiter en public un point historique fort singulier, qu'il n'avait pu aborder encore qu'en particulier avec le duc de Richelieu, sous le sceau du secret le plus inviolable. Voltaire ressemblait beaucoup à ce barbier du roi Midas, que la fable nous représente creusant la terre pour se soulager d'un secret confié, et pour répéter dans ce trou: Le roi Midas a des oreilles d'âne! Voltaire publiait volontiers tout ce qu'il savait, et même souvent ce qu'il ne savait pas, bien différent de Fontenelle qui, la main pleine de vérités, refusait de l'ouvrir. Dès lors, le prisonnier masqué passa en tradition dans le grand monde, et Voltaire fut peut-être autorisé par Richelieu lui-même à confirmer ce fait extraordinaire, au lieu de le démentir. Voilà pourquoi l'auteur des Mémoires de Perse ne se dévoila pas.
Six ans après que l'homme au masque eut été signalé à la curiosité des anecdotiers, Voltaire fit paraître, sous le pseudonyme de M. de Francheville, le Siècle de Louis XIV en deux volumes in-12, Berlin, 1751: on chercha aussitôt dans cet ouvrage, attendu depuis long-temps, quelques détails sur le prisonnier mystérieux qui faisait alors le sujet de tous les entretiens.
Voltaire s'était hasardé enfin à parler de ce prisonnier plus explicitement qu'on n'avait fait jusqu'alors, et à faire entrer dans l'histoire un événement que tous les historiens ont ignoré[10]; il assignait une date au commencement de cette captivité: quelques mois après la mort du cardinal Mazarin (1661); il donnait le portrait de l'inconnu, qui était, selon lui, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune et de la figure la plus belle et la plus noble, admirablement bien fait, ayant la peau un peu brune, et qui intéressait par le seul son de sa voix, ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point entrevoir ce qu'il pouvait être; il n'oublia pas de décrire le masque dont la mentonnière avait des ressorts d'acier, qui laissaient au prisonnier la liberté de manger avec ce masque sur son visage; enfin il fixa l'époque de la mort de cet homme, enterré, disait-il, en 1704, la nuit, à la paroisse Saint-Paul.
[10] T. 2, p. 11, de la première édition. Cette anecdote, dans toutes les éditions, se trouve au chapitre 25 de l'ouvrage.
Le récit de Voltaire reproduisait les principales circonstances de celui des Mémoires de Perse, hormis le roman qui amène dans ce livre l'emprisonnement de Giafer: Quand ce prisonnier fut envoyé à l'île Sainte-Marguerite, à la Bastille, sous la garde de Saint-Mars, officier de confiance, il portait son masque dans la route; «on avait ordre de le tuer s'il se découvrait; le marquis de Louvois alla le voir dans cette île, et lui parla debout et avec une considération qui tenait du respect; il fut mené en 1690 à la Bastille où il fut logé aussi bien qu'on peut l'être dans ce château; on ne lui refusait rien de ce qu'il demandait; son plus grand goût était pour le linge d'une finesse extraordinaire et pour les dentelles; il jouait de la guitare; on lui faisait la plus grande chère, et le gouverneur s'asseyait rarement devant lui.» On voit que Voltaire avait emprunté une partie de ces détails, et souvent les expressions même, aux Mémoires de Perse, sans s'approprier encore l'aventure dramatique du plat d'argent; il déclara en outre que plusieurs particularités lui avaient été fournies par M. de Bernaville; successeur de Saint-Mars, et par un vieux médecin de la Bastille, qui avait soigné le prisonnier dans ses maladies, et n'avait jamais vu son visage, quoiqu'il eût souvent examiné sa langue et le reste de son corps. Il raconta que M. de Chamillard fut le dernier ministre qui eût cet étrange secret, et que son gendre, le maréchal de La Feuillade, l'ayant conjuré à genoux de lui apprendre ce que c'était que le Masque de Fer, Chamillard mourant (1721) répondit qu'il avait fait serment de ne révéler jamais ce secret d'état. A ces détails certifiés par le duc de La Feuillade, Voltaire joignait une réflexion bien remarquable: «Ce qui redouble l'étonnement, c'est que, quand on envoya cet inconnu dans l'île Sainte-Marguerite, il ne disparut dans l'Europe aucun personnage considérable.»
Cette réflexion si juste et si lumineuse ne frappa personne; mais tout le monde était saisi d'étonnement et de terreur en lisant ce petit roman, écrit de manière à faire désirer qu'on le complétât bientôt.
Le Siècle de Louis XIV fut surtout recherché à cause de ces deux pages relatives au Masque de Fer, que Voltaire augmenta de nouveaux détails dans les éditions suivantes, publiées en 1753 et 1760. Il n'eut garde d'omettre une anecdote dont il était peut-être l'inventeur:
«Ce prisonnier était sans doute un homme considérable, car voici ce qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'île de Sainte-Marguerite: le gouverneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuite se retirait, après l'avoir enfermé. Un jour, le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre, vers un bateau qui était au rivage, presque au pied de la tour. Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette et la rapporta au gouverneur. Celui-ci, étonné, demanda au pêcheur: «Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains?—Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur; je viens de la trouver, personne ne l'a vue.» Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'assiette n'avait été vue de personne. «Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne savoir pas lire!» Voltaire ajouta, en 1760, pour justifier cet emprunt aux Mémoires de Perse: «Parmi les personnes qui ont eu connaissance immédiate de ce fait, il y en a une très-digne de foi, qui vit encore.» Il voulait désigner sans doute le duc de Richelieu, car s'il entendait parler d'un témoin oculaire, ce témoin aurait eu au moins quatre-vingt-dix ans, le prisonnier masqué ayant quitté en 1698 l'île de Sainte-Marguerite, où l'événement eut lieu.
De ce moment, le fait du Masque de Fer passa pour constant, appuyé par l'autorité de Voltaire, de M. de Bernaville, du duc de La Feuillade, et du ministre Chamillard; mais quel était le personnage caché sous ce masque?
La Beaumelle, qui avait rencontré Voltaire à la cour du roi de Prusse, et qui n'attendait qu'une occasion de déclarer la guerre à ce despote littéraire, imagina de critiquer le Siècle de Louis XIV, parce qu'il connaissait à fond cette époque, peinte avec goût et jugée un peu superficiellement par Voltaire. La Beaumelle mit donc au jour, en 1753, ses Notes sur le Siècle de Louis XIV, in-8o, dans lesquelles il ne manqua pas de dire que l'histoire du Masque de Fer était tirée des Mémoires de Perse.
L'année précédente, un autre critique, Clément, moins savant, mais plus fin que La Beaumelle, avait répondu de même à la prétention de Voltaire, qui se donnait partout comme le premier révélateur du Masque de Fer. «M. de Voltaire, disaient les Nouvelles littéraires du mois de mai 1752, se trompe quand il dit que tous les historiens ont ignoré ce fait. Vous le trouverez un peu différemment conté, et d'environ vingt ans plus jeune, dans les Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse, publiés il y a huit ou neuf ans. Mais de qui s'agit-il? Suivant l'auteur des Mémoires, c'est de M. le comte de Vermandois. Le récit de M. de Voltaire ne souffre point cette explication et ne s'en permet aucune. Reste à savoir lequel des deux est le plus sûr: pour moi, je crois en M. de Voltaire[11].»
[11] Cinq Années littéraires, ou Nouvelles littéraires des années 1748, 1749, 1750, 1751 et 1752, t. 2, lettre 99.
La Réfutation des Notes de La Beaumelle[12] ne se fit pas attendre, et Voltaire prit à cœur de montrer qu'il était mieux instruit que personne sur le Masque de Fer. Voltaire, qui avait fait sonner bien haut la nouveauté de l'anecdote, convint qu'elle se trouvait dans les Mémoires de Perse, libelle obscur et méprisable où les événemens sont déguisés ainsi que les noms propres; mais il prétendit que son ouvrage était composé en partie long-temps avant ces Mémoires, qui n'ont paru qu'en 1745, et il n'eut pas de peine à les réfuter en ce que le conte de Giafer renfermait de contraire à la vérité historique et chronologique. Depuis la publication des Mémoires de Perse, Voltaire avait rassemblé des renseignemens plus positifs, entre autres, la date de la mort du prisonnier, avec laquelle on ne pouvait accorder une visite du régent à la Bastille[13].
[12] Réimprimée sous le titre de Supplément au Siècle de Louis XIV, dans toutes les éditions de Voltaire.
[13] La négation expresse de Voltaire, qui dit que le duc d'Orléans n'alla jamais à la Bastille, est pourtant contredite par un manuscrit trouvé dans ce château et imprimé en tête de la première livraison de la Bastille dévoilée; on y lit ce qui suit: «Du temps de la régence, j'ai vu entrer dans la cour de l'intérieur du château M. le duc de Lorraine et M. le duc d'Orléans, accompagnés d'un seigneur de la cour, dont il ne me souvient pas du nom.»
Voltaire, dans cette Réfutation du livre de La Beaumelle, avoua pourtant qu'il était surpris de trouver dans les Mémoires de Perse une anecdote très-vraie parmi tant de faussetés. Il crut devoir nommer encore quelques personnes recommandables, pour constater l'authenticité des documens qu'il avait eus, notamment au sujet de l'assiette d'argent trouvée par un pêcheur: M. Riousse, ancien commissaire des guerres à Cannes, avait été, dans sa jeunesse, témoin de la translation du prisonnier masqué à la Bastille; le marquis d'Argens assurait qu'en Provence, les aventures de ce prisonnier étaient publiques, et qu'il avait entendu conter l'histoire de l'assiette aux hommes les plus considérables de la province; M. Marsolan, chirurgien du duc de Richelieu, et gendre du vieux médecin de la Bastille, se faisait garant des faits racontés par son beau-père; MM. de La Feuillade et de Caumartin avaient appris de la bouche même de Chamillard l'existence de l'homme au masque; enfin le témoignage des vieillards qui en avaient entendu parler aux ministres rendait ce fait, fondé sur des ouï-dire, plus authentique qu'aucun autre fait particulier des quatre cents premières années de l'histoire romaine.
Voltaire, pour tenir en haleine la curiosité de ses lecteurs, niait que ce prisonnier fût le comte de Vermandois, mort de la petite-vérole au camp de Courtray, en 1683; ou le duc de Beaufort, tué par les Turcs, qui lui avaient coupé la tête au siége de Candie, en 1669. Mais, au lieu d'opposer son opinion personnelle à ces deux opinions qui avaient cours alors, il se bornait à ouvrir une nouvelle porte aux conjectures, par ce paragraphe dont tous les mots veulent être pesés pour en définir le véritable sens: «M. de Chamillard disait quelquefois, pour se débarrasser des questions pressantes du dernier maréchal de La Feuillade et de M. de Caumartin, que c'était un homme qui avait tous les secrets de M. Fouquet. Il avouait donc au moins, par là, que cet inconnu avait été enlevé quelque temps après la mort du cardinal Mazarin. Or, pourquoi des précautions si inouies pour un confident de M. Fouquet, pour un subalterne? QU'ON SONGE QU'IL NE DISPARUT EN CE TEMPS-LA AUCUN HOMME CONSIDÉRABLE. Il est donc clair que c'était un prisonnier de la plus grande importance?»
C'était la seconde fois que Voltaire appuyait sur l'impossibilité de faire coïncider le commencement de la captivité du Masque de Fer avec la disparition d'un homme considérable. C'était la première fois qu'il nommait Fouquet dans la discussion de cet événement, et il le nommait en répétant les paroles de M. de Chamillard, le dernier ministre qui eût cet étrange secret! Mais personne n'y prit garde, et on ne pensa pas même à tirer une nouvelle induction de la place que Voltaire avait assignée dans le Siècle de Louis XIV à la disgrâce de Fouquet, immédiatement après l'anecdote du Masque de Fer.
Le judicieux Prosper Marchand, qui réunissait alors les matériaux de son Dictionnaire historique publié en 1756, deux ans après sa mort, regarda le récit fait dans le Siècle de Louis XIV comme une reproduction de celui des Mémoires de Perse, revue, augmentée et retranchée à divers égards[14].
[14] Dictionnaire historique de Prosper Marchand, p. 143.
La critique avait commencé à retourner en tous sens le champ fertile des conjectures historiques. On écarta bientôt la première interprétation qui avait tenté de reconnaître le comte de Vermandois dans le Masque de Fer, et quelques savans de Hollande se réunirent pour accréditer un paradoxe basé, tant bien que mal, sur l'histoire: ils avancèrent que le prisonnier masqué était certainement un jeune seigneur étranger, gentilhomme de la chambre d'Anne d'Autriche, et véritable père de Louis XIV.
La source de cette singulière et scandaleuse anecdote semble avoir été un petit livre assez rare, imprimé à Cologne, chez Pierre Marteau, en 1692, in-12, sous ce titre: les amours d'Anne d'Autriche, épouse de Louis XIII, avec M. le C. D. R., le véritable père de Louis XIV, roi de France; où l'on voit au long comment on s'y prit pour donner un héritier à la couronne, les ressorts qu'on fit jouer pour cela, et enfin le dénouement de cette comédie. La troisième édition de ce libelle, imprimée en 1696, porte sur son titre: Cardinal de Richelieu, au lieu des trois lettres C. D. R. Mais il est facile de se convaincre, à la lecture de l'ouvrage, qu'un imprimeur ignorant a mal traduit ces initiales, puisque le ministre joue dans l'ouvrage un rôle bien distinct de celui de père[15]. On a donc pensé que le C. D. R. signifiait le comte de Rivière[16], et que ce comte pouvait être le Giafer des Mémoires de Perse.
[15] Il y a eu cinq éditions de ce libelle en 1692, 1693, 1696, 1722, 1738; celle de 1696 est la seule dont le litre porte le nom du cardinal de Richelieu.
[16] N'est-ce pas plutôt le Comte de Rochefort, dont les Mémoires, rédigés par Sandras de Courtilz, offrent aussi ces initiales: C. D. R.?
En effet, le roman des Amours d'Anne d'Autriche avait tout ce qu'il fallait d'extraordinaire pour servir d'introduction aux malheurs du prisonnier inconnu. L'auteur, dont la plume était aux gages du roi Guillaume, comme tous les libellistes hollandais de cette époque, annonce, dans son Avis au Lecteur, qu'il veut développer le grand mystère d'iniquité de la véritable origine de Louis XIV: «Quoique cette relation, dit-il, soit ici quelque chose d'assez nouveau et d'assez inconnu, elle n'est rien moins que cela en France. La froideur reconnue de Louis XIII, la naissance extraordinaire de Louis-Dieudonné, ainsi nommé parce qu'il naquit après vingt-trois ans de mariage stérile, sans compter plusieurs autres circonstances remarquables, prouvent si clairement et d'une manière si convaincante cette génération empruntée, qu'il faut avoir une effronterie extrême pour prétendre qu'elle soit la production du prince qui passe pour en être le père. Les fameuses barricades de Paris et la formidable révolte qui se fit contre Louis XIV à son avènement au trône, et qui fut soutenue par des chefs si distingués, publièrent si hautement sa naissance illégitime, que tout le monde en parlait; et comme la raison le confirmait, à peine y avait-il quelqu'un qui eût des doutes et des scrupules là-dessus.» Cet auteur, sous l'anonyme duquel on trouverait peut-être le fameux Sandras de Courtilz[17], avait pourtant tiré de son imagination la fable de son livre, qu'il essaie dans sa préface de mettre sur le compte de l'histoire.
[17] M. Leber attribue ce livre à un sieur Le Noble, autre que l'auteur des satires contre le roi Guillaume, puisque l'Avis au lecteur fulmine contre les derniers ouvrages du Noble. Voyez le Supplément au Manuel du libraire, par M. Brunet, t. 1, p. 49.
Voici cette fable assez habilement conçue:
Le cardinal de Richelieu, glorieux de voir sa nièce Parisiatis (Mme de Combalet) aimée de Gaston, duc d'Orléans, frère du roi, propose à ce prince la main de cette belle personne; mais Gaston, indigné de tant d'orgueil chez le premier ministre, répond par un soufflet à cette offre de mariage. Le cardinal et sa nièce ne rêvent plus que vengeance, et le père Joseph, capucin, leur inspire le projet de frustrer Gaston de la couronne que lui promettait l'impuissance de Louis XIII. En conséquence, ils introduisent, la nuit, dans la chambre de la reine, un jeune homme, le C. D. R., qui était amoureux, sans espoir, de la femme de son roi. Anne d'Autriche, qui avait remarqué cet amant tendre et discret, le reconnaît à ses façons de faire, et lui oppose peu de résistance; ensuite elle va révéler au cardinal ce qui s'est passé: «Eh bien! lui dit-elle, vous ayez gagné votre méchante cause; mais prenez-y garde, monsieur le prélat, et faites en sorte que je trouve cette miséricorde et cette bonté céleste dont vous m'ayez flattée par vos pieux sophismes. Ayez soin de mon ame, je vous en charge; car je me suis abandonnée!» Cet excessif débordement de vie continuant, la bienheureuse nouvelle de la grossesse de la reine ne fut pas long-temps à se débiter dans le royaume. Ainsi naquit Louis XIV, fils de Louis XIII, par voie de transsubstantiation. Quant à l'instrument docile de ce miracle, le libelliste n'en parle que dans une note où il annonce que «si cette histoire plaît au public, on ne tardera pas à donner la Suite, qui contient la fatale catastrophe du C. de R., et la fin de ses plaisirs qui lui coûtèrent cher.»
Cette Suite n'a point paru, mais on a prétendu que la fatale catastrophe devait être la découverte de l'amant de la reine par Louis XIII, et l'enlèvement de ce seigneur masqué et emprisonné. Alors, à quoi bon un masque? Mieux eût valu un bâillon pour l'honneur du mari et du fils.
L'autorité de ce pamphlet orangiste n'était point assez imposante pour accréditer en France une opinion qui entachait de bâtardise la gloire de Louis-le-Grand; la critique dédaigna donc de s'en servir, et préféra s'attacher au système, plus honnête pour la dynastie des Bourbons, mais aussi peu vraisemblable, qui représentait le duc de Beaufort comme le prisonnier inconnu de l'île Sainte-Marguerite, malgré les dénégations formelles de Voltaire.
Lenglet Dufresnoy, qui ne perdait jamais une occasion de jeter dans la publicité un paradoxe hardi, et qui d'ailleurs avait pu dans ses fréquens voyages à la Bastille recueillir le souvenir du Masque de Fer, en dit quelques mots dans son Plan de l'histoire générale et particulière de la Monarchie française, publié en 1754. C'est au sujet de la disparition du duc de Beaufort devant Candie (t. 3, p. 268 et 269), qu'il rappelle l'anecdote singulière à laquelle donnèrent lieu les doutes existant sur la mort de ce prince. Après avoir raconté ce qu'on savait du prisonnier masqué, il ajoute cette réflexion: «Quelle raison y avait-il d'user de tant de mystère pour le duc de Beaufort?» Il mentionne ensuite l'opinion qui attribuait cette anecdote au comte de Vermandois «pour de prétendues causes rapportées dans les Anecdotes persanes; mais je pense, dit-il, que cela vient de plus haut; sur quoi il y aurait bien des particularités à examiner. Ce prisonnier fut inhumé non à Saint-Paul, mais aux Célestins.» Cette assertion erronée prouve l'incertitude qui régnait encore à cette époque pour les faits principaux de la captivité du Masque de Fer. Lenglet Dufresnoy ne cite pas Voltaire comme le premier qui eût parlé de l'anecdote, et Voltaire lui garda sans doute rancune de cet oubli, puisqu'il traita depuis avec un injuste mépris le très-savant auteur de la Méthode pour étudier l'histoire[18].
[18] Voyez, dans les Œuvres de Voltaire, Doutes sur quelques points de l'Histoire de l'Empire; Mélanges historiques; Correspondance générale.
Voltaire rencontra un adversaire plus redoutable dans Lagrange-Chancel. Ce vieux satirique, qui devait à ses Philippiques l'avantage d'avoir puisé quelques documens traditionnels aux lieux mêmes où le prisonnier inconnu avait habité vingt ans avant lui, écrivit, du fond de son château d'Antoniat en Périgord, une lettre publiée dans l'Année littéraire de 1759 (t. 3, p. 188), pour réfuter certains points de la narration du Siècle de Louis XIV.
Cette lettre, que le nom de son auteur, alors âgé de quatre-vingt-neuf ans, fit lire avidement, participait à la haine de Fréron contre Voltaire, et n'avait pas d'autre but que de contredire celui-ci, en révélant des particularités «qu'un historien plus exact dans ses recherches que M. de Voltaire aurait pu savoir, s'il s'était donné la peine de s'en instruire.» L'intention de Lagrange-Chancel était, disait-il, «d'arrêter le cours des idées que chacun s'est forgées à sa fantaisie, sur la foi d'un auteur qui s'est fait une grande réputation par le merveilleux joint à l'air de vérité qu'on admire dans la plupart de ses écrits;» mais ce ton dur et tranchant contrastait avec la pauvreté des faits que le libelliste avait rapportés de sa prison aux îles Sainte-Marguerite.
Il disait que M. de Lamotte-Guérin, gouverneur de ces îles, du temps qu'il y était détenu (en 1718), lui avait assuré que le prisonnier était le duc de Beaufort, amiral de France, qu'on croyait mort au siége de Candie, et qui fut traité de la sorte parce qu'il paraissait dangereux à Colbert et qu'il traversait les opérations de ce ministre, chargé du département de la marine. Beaufort en effet eut pour successeur à l'amirauté le comte de Vermandois alors âgé de vingt-deux mois.
Les ouï-dires que citait Lagrange-Chancel, sur la foi de plusieurs contemporains de sa captivité, étaient peu dignes de balancer la version adoptée par Voltaire: comme Voltaire, Lagrange-Chancel raconte que le commandant Saint-Mars avait de grands égards pour son prisonnier, le servait lui-même en vaisselle d'argent, et lui fournissait souvent des habits aussi riches qu'il le désirait; mais le prisonnier était obligé, sur peine de la vie, de ne paraître qu'avec son masque de fer en présence du médecin ou du chirurgien, dans les maladies où il avait besoin d'eux; pour toute récréation, lorsqu'il était seul, il pouvait s'amuser à s'arracher le poil de la barbe avec des pincettes d'acier très-luisantes et très-polies. Lagrange-Chancel avait vu une de ces pincettes entre les mains du sieur de Formanoir, neveu de Saint-Mars, et lieutenant de la compagnie franche des îles Sainte-Marguerite.
Suivant plusieurs personnes, on aurait entendu, lors du départ de Saint-Mars pour la Bastille, le colloque suivant: «Est-ce que le roi en veut à ma vie? dit le prétendu duc du Beaufort qui portait son masque de fer.—Non, mon prince, reprit Saint-Mars, votre vie est en sûreté: vous n'avez qu'à vous laisser conduire.»
Enfin, le nommé Dubuisson, caissier du célèbre Samuel Bernard, avait été détenu aux îles Sainte-Marguerite en même temps que le Masque de Fer, et occupait avec d'autres prisonniers une chambre précisément au-dessus de celle de cet inconnu. Ce Dubuisson conta depuis à Lagrange-Chancel, que ses camarades de prison étaient parvenus, par le trou de la cheminée, à s'entretenir avec le mystérieux voisin et à se communiquer leurs pensées; mais que ceux-ci, lui ayant demandé la cause de sa détention si rigoureuse, ne purent le faire expliquer là-dessus, car il leur répondit que, s'il révélait son nom, on lui ôterait la vie ainsi qu'à toutes les personnes qui sauraient son secret. Voilà un prisonnier-d'état bien gardé! Les conversations par les cheminées étaient fort en usage à la Bastille; mais on devait prendre plus de précautions pour un homme dont il importait tant de cacher le nom.
Voltaire eût probablement relevé les critiques acerbes de cette lettre, si Lagrange-Chancel n'était mort la même année[19]; mais il se promit de faire payer les frais de la guerre à Fréron, qu'il immola en plein théâtre, en 1760, dans la comédie de l'Écossaise: il connaissait toutes les menées que Fréron avait faites pour lui enlever sa découverte du Masque de Fer. Voltaire rentra une dernière fois dans la lice, après que Saint-Foix et le père Griffet y furent descendus armés de citations irrécusables; mais ce ne fut pas pour se mesurer avec eux: semblable à un combattant qui dédaigne un adversaire trop aisé à vaincre, et reste immobile malgré tous les défis qu'on lui adresse, il se contenta de faire cette déclaration: «L'auteur du Siècle de Louis XIV est le premier qui ait parlé de l'homme au masque de fer dans une histoire avérée. C'est qu'il était très-instruit de cette anecdote, qui étonne le siècle présent, qui étonnera la postérité et qui n'est que trop véritable[20].» Voltaire tenait à honneur d'avoir le premier livré à l'opinion publique et incorporé dans l'histoire la précieuse confidence du maréchal de Richelieu.
[19] La Biographie universelle, comme la France littéraire et d'autres ouvrages contemporains, place cette mort sous la date du 5 décembre 1758; mais comment aurait-il écrit à Fréron en 1759? Son éloge nécrologique se trouve dans le huitième volume de l'Année littéraire de 1759. D'après ces rapprochemens, on pourrait bien croire que la lettre posthume fut supposée par Fréron.
[20] L'Anecdote sur l'Homme au Masque de fer, dans laquelle se trouve cette déclaration, ne fut ajoutée à l'article Ana que dans les éditions du Dictionnaire philosophique postérieures à la publication de l'ouvrage du Père Griffet (1769).
En 1768, le paradoxe s'empara encore du Masque de fer: ce fut Fréron, qui, tout meurtri des coups terribles que son ennemi lui avait portés en face dans l'Écossaise, lança contre Voltaire un nouveau champion, plus redoutable que Lagrange-Chancel, dans l'espoir d'amener une grande querelle où l'auteur du Siècle de Louis XIV aurait le dessous: le Masque de fer était une sorte d'appât bien capable d'attirer Voltaire dans une embuscade où Poullain de Saint-Foix l'eût mis à mal, avec ce caractère irascible et provocateur qui faisait l'effroi de la basse littérature.
Saint-Foix, par une lettre insérée dans l'Année littéraire (1768, t. 4), essaya de faire valoir une hypothèse qui avait du moins le mérite de la singularité, et qui réussit à ce titre auprès des amis du merveilleux: il imagina que le prisonnier masqué était le duc de Monmouth, fils naturel de Charles II, condamné pour crime de rébellion et décapité à Londres le 15 juillet 1685.
Cette idée bizarre lui vint d'un passage de l'Histoire d'Angleterre, par Hume, d'après lequel on voit en effet que le bruit courut à Londres que le duc de Monmouth était sauvé, et qu'un de ses partisans, qui lui ressemblait beaucoup, avait consenti à mourir à sa place, pendant que le véritable condamné, secrètement transféré en France, devait y subir une prison perpétuelle.
Saint-Foix citait à l'appui de son système un petit ouvrage anonyme de la même famille que les Amours d'Anne d'Autriche, sans toutefois vouloir accorder une confiance aveugle aux Amours de Charles II et de Jacques II, rois d'Angleterre, quoique l'auteur ait mis ces paroles dans la bouche du Colonel Skelton, ancien gouverneur de la tour de Londres: «La nuit d'après la prétendue exécution du duc de Monmouth, le roi, accompagné de trois hommes, vint lui-même le tirer de la tour; on lui couvrit la tête d'une espèce de capuchon, et le roi et les trois hommes entrèrent avec lui dans un carrosse.» Saint-Foix invoquait un témoignage plus respectable: Le père Tournemine étant allé avec le père Saunders, confesseur de Jacques II, rendre visite à la duchesse de Portsmouth après la mort de ce prince, la duchesse eut occasion de dire qu'elle reprocherait toujours au roi Jacques d'avoir laissé exécuter le duc de Monmouth au mépris du serment qu'il avait fait sur l'hostie, près du lit de mort de Charles II, qui lui recommanda de ne jamais ôter la vie à son frère naturel, même en cas de révolte; le père Saunders reprit avec vivacité: «Le roi Jacques a tenu son serment!»
Deux circonstances moins importantes semblaient à Saint-Foix propres à fortifier son opinion et à fixer celle du public. Un chirurgien anglais, nommé Nelaton, qui allait tous les matins au café Procope, rendez-vous habituel des gens de lettres, avait souvent raconté qu'étant premier garçon chez un chirurgien près de la porte Saint-Antoine, on l'envoya chercher pour une saignée, et qu'on le mena à la Bastille; que le gouverneur l'introduisit dans une chambre où était un prisonnier qui se plaignait de grands maux de tête; que ce prisonnier avait l'accent anglais, était vêtu d'une robe de chambre jaune et noire à grandes fleurs d'or et ne montrait pas son visage caché par une longue serviette nouée derrière le cou. Mais on ne peut prendre cette serviette pour un masque de fer, et l'on sait que les prisonniers de la Bastille n'avaient aucune communication avec les personnes du dehors sans un ordre signé du ministre; d'ailleurs, il y avait un chirurgien, un médecin et un apothicaire attachés au service de la prison et y demeurant: le viatique même n'entrait à la Bastille qu'avec la permission du lieutenant de police[21].
[21] Voyez Observations concernant les usages et règles du château royal de la Bastille, 1re livraison de la Bastille dévoilée.
Saint-Foix admettait aussi légèrement un bruit répandu autrefois en Provence où l'on avait parlé d'un prince nommé Macmouth, enfermé dans la citadelle de l'île de Sainte-Marguerite et gardé avec beaucoup de précautions. L'identité du nom de Macmouth avec celui de Monmouth aurait été une présomption favorable à ce système, si l'on eût constaté l'époque où ce bruit avait circulé; aujourd'hui nous pouvons l'expliquer par une autre captivité postérieure[22] à celle du Masque de Fer.
[22] Celle du patriarche arménien Arwedicks; voyez la suite de cette Histoire.
Ce roman, soutenu par l'imperturbable aplomb de Saint-Foix et par l'élégance maniérée de son style, eut beaucoup de vogue et raviva la discussion qui durait depuis vingt-trois ans et qui changeait de terrain tous les jours, sans que la victoire penchât d'aucun côté.
Un partisan du nouveau système l'appuya par des remarques insérées dans le Journal Encyclopédique (1768, novembre, p. 112), et tira ses inductions d'un petit libelle anonyme qui contient la relation du supplice de Monmouth: les Révolutions d'Angleterre sous le règne de Jacques II, Amsterdam, 1680, in-12, ajoutaient peu de valeur à l'opinion de Saint-Foix.
Cependant Saint-Foix, ce fougueux et pétulant batailleur qui maniait aussi volontiers l'épée que la plume, ne rencontra pas d'abord de contradiction dans son paradoxe; seulement un M. de Palteau, sans doute petit-neveu de Saint-Mars[23] et seigneur de la terre de Palteau en Champagne, qui avait appartenu à son grand-oncle, publia dans le volume suivant de l'Année littéraire quelques traditions de famille, qu'il avait déjà transmises à Voltaire, sans que celui-ci jugeât le moment venu d'en faire usage. M. de Palteau, dont l'avis était d'un grand poids dans ce débat, s'appuyait de l'autorité d'un de ses parens, le sieur de Blainvilliers, officier d'infanterie qui avait accès chez M. de Saint-Mars à Pignerol et aux îles Sainte-Marguerite: les correspondances de Saint-Mars avec Louvois, publiées depuis, et les titres de la maison de Palteau[24], font foi de l'existence de cet officier en 1670; mais il était mort long-temps avant que l'anecdote du Masque de fer fût publique.
[23] Il devait être fils de Guillaume de Formanoir, neveu de Saint-Mars; ce Formanoir, qu'on nommait Corbé à la Bastille, parce que son nom de terre était Corbest, hérita d'une partie des biens immenses de son oncle: «Il s'est retiré, dit l'Histoire de la Bastille par Renneville, dans une des terres que son oncle avait achetées près de Villeneuve-le-Roi, en Bourgogne, en changeant son nom infâme de Corbé en celui de Palletot (Palteau), qui est aussi celui de la terre.» T. 5, p. 406.
[24] Je rapporterai plus loin les énoncés de ces titres que je dois à l'obligeance de M. Ed. Barbier d'Aucourt, référendaire honoraire, propriétaire actuel du domaine de Blainvilliers, près Montfort l'Amaury.
Selon les confidences de Blainvilliers à M. de Palteau, l'homme au masque était connu sous le nom de Latour dans ses différentes prisons; mais rien n'indiquait que son masque fût de fer et à ressorts; il avait toujours ce masque sur de visage dans ses promenades (sans doute sur les plate-formes ou les boulevarts de la forteresse) ou lorsqu'il était obligé de paraître devant quelque étranger; il était toujours vêtu de brun, portait de beau linge et obtenait des livres et tout ce qu'on peut accorder à un prisonnier; le gouverneur et les officiers restaient debout devant lui et découverts jusqu'à ce qu'il les fît couvrir et asseoir; ceux-ci allaient souvent lui tenir compagnie et manger avec lui. Quand il mourut en 1704 (il fallait dire 1703), on mit dans le cercueil des drogues pour consumer le corps.
Cette lettre contient deux passages qui fixèrent alors l'attention, mais qui ne sont pas également dignes de foi.
Le sieur de Blainvilliers, curieux de voir à visage découvert le prisonnier avec lequel il dînait et parlait souvent aux îles Sainte-Marguerite, puisqu'il fut lieutenant de la compagnie franche pour la garde des prisonniers, avait pris, racontait-il, les habits d'une sentinelle qu'on plaçait dans une galerie sous les fenêtres de la prison de Latour, et était resté toute une nuit à examiner l'inconnu qui se promenait sans masque par sa chambre: cet homme, blanc de visage, grand et bien fait de corps, quoiqu'il eût la jambe un peu trop fournie par le bas, semblait être dans la force de l'âge, malgré sa chevelure blanche. Les observations d'une nuit presque entière n'auraient pas produit des renseignemens plus positifs, si l'on en croit ce vieil officier qui savait sans doute la valeur d'un secret d'état et qui ne se fût pas exposé à le trahir au risque de sa vie.
Lorsqu'en 1698, M. de Saint-Mars se rendit des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, dont il était nommé gouverneur, il séjourna avec son prisonnier à sa terre de Palteau, et les paysans, qui vinrent au-devant de leur seigneur et l'accompagnèrent jusqu'au château, furent témoins de ce singulier voyage: l'homme au masque arriva dans une litière qui précédait celle de Saint-Mars, sous l'escorte de plusieurs gens à cheval. Le dîner eut lieu dans la salle à manger du rez-de-chaussée: l'homme tournait le dos aux croisées ouvertes sur la cour, et Saint-Mars, assis en face, avait deux pistolets auprès de son assiette; un seul valet de chambre les servait et fermait derrière lui la porte de la salle, chaque fois qu'il allait chercher les plats dans l'antichambre. Le prisonnier était de grande taille; il avait un masque noir qui permettait d'apercevoir ses dents et ses lèvres, sans cacher ses cheveux blancs: les paysans le virent plusieurs fois traverser la cour avec ce masque sur le visage. Saint-Mars se fit dresser un lit de camp auprès de celui où coucha son hôte. Les particularités frappantes de cet événement avaient laissé des traces profondes dans la mémoire des vieillards que M. de Palteau interrogea lui-même, bien des années après le passage de Saint-Mars.
Saint-Foix, qui souffrait impatiemment la contradiction, s'empressa de combattre avec une fine ironie les assertions contenues dans la lettre de M. de Palteau, et n'eut pas de peine à infirmer le témoignage du sieur de Blainvilliers[25]: il remarqua qu'un officier était incapable de corrompre un soldat pour satisfaire une curiosité blâmable, qui les eût amenés tous deux devant un conseil de guerre, et que d'ailleurs les sentinelles ne demeuraient que trois heures à leur poste; mais lors même que cet officier eût manqué de la sorte à son devoir et fût parvenu à tromper la vigilance des rondes qui se succèdent de demi-heure en demi-heure dans les prisons d'état, comment aurait-il pu, de la galerie où il était, au-dessous de la chambre du prisonnier, voir le bas de la jambe de cet inconnu, surtout à travers les barreaux de fer qui garnissaient les fenêtres?
[25] La réponse de Saint-Foix à M. de Palteau et celle qu'il adressa plus tard au Père Griffet se trouvent dans les Années littéraires de 1768 et 1769; mais elles furent recueillies en un seul volume sous ce titre: Réponse de M. de Saint-Foix au R. P. Griffet, et Recueil de tout ce qui à été écrit sur le prisonnier masqué, Londres, 1770, in-12 de 131 pages. Nous renverrons donc, pour nos citations, à cet ouvrage qui a été réimprimé avec des additions dans le tome 5 des Œuvres complètes de Saint-Foix, Paris, 1778, in-8o.
Saint-Foix, qui avait raison de penser qu'un prisonnier de cette importance était sans doute mieux gardé, ajoutait, d'après la Description de la France, par Piganiol de la Force (éd. de 1753, t. 5, p. 376), que Saint-Mars fit construire, dans le fort de l'île de Sainte-Marguerite, la prison la plus sûre qui fût en France. En effet, cette prison, que l'on montrait par tradition à l'époque où Saint-Foix écrivait, n'était éclairée que par une seule fenêtre regardant la mer, et ouverte à quinze pieds au-dessus du chemin de ronde; en outre, cette fenêtre, percée dans un mur très-épais, était défendue par trois grilles de fer placées à distance égale, ce qui faisait un intervalle de deux toises entre les sentinelles et le prisonnier[26].
[26] Voyage littéraire en Provence, par le père Papon, 1780, in-12, p. 247.
Le conte du sieur de Blainvilliers, qui avait peut-être voulu par là mettre son secret à l'abri d'une dangereuse indiscrétion, ne résista pas à cet examen logique. Ensuite Saint-Foix saisit l'occasion de fortifier son système relatif au duc de Monmouth, en s'emparant d'un détail de la lettre qu'on ne saurait appliquer au duc de Beaufort, puisque Mme de Choisy répondit malignement à une épigramme de ce prince: M. de Beaufort voudrait mordre et ne le peut pas! or le duc de Beaufort n'aurait pas eu la bouche mieux garnie à quatre-vingt-sept ans qu'à cinquante. Ce n'était donc pas lui dont les paysans de Palteau avaient vu les dents à travers le masque.
Saint-Foix revint encore à la charge pour achever de détruire les présomptions qui pouvaient exister en faveur du duc de Beaufort, qu'on aurait enlevé au siége de Candie et emprisonné jusqu'à sa mort. Le système de Lagrange-Chancel ne reposait que sur un ouï-dire, et Saint-Foix fit observer, entre autres choses, que le prince, surnommé le roi des halles, autant à cause de la grossière trivialité de ses manières que de son extérieur malpropre et négligé, ne fût sans doute pas, vieux et captif, devenu soigné de sa personne et curieux de riches habits. Saint-Foix cependant aurait pu s'appuyer d'autorités plus recommandables que les Mémoires du marquis de Montbrun[27], supposés par Sandras de Courtilz, pour prouver que le duc de Beaufort ayant été tué dans une sortie, sa tête fut coupée par les Turcs et envoyée par le grand-visir à Constantinople, où on la promena au bout d'une pique pendant trois jours.
[27] Ces mémoires cependant sont curieux, et il est certain que Sandras de Courtilz les a rédigés sur les documens authentiques qui lui ont servi à narrer les mêmes faits dans les Mémoires de M. d'Artagnan, dans ceux du comte de Rochefort, etc. Courtilz était instruit à fond de l'histoire particulière du dix-septième siècle et il travaillait souvent sur des notes très-précieuses.
Le système présenté par Saint-Foix, avec la verve spirituelle qui caractérise son talent, semblait prévaloir, lorsque le père Griffet, savant éditeur de l'Histoire de France du père Daniel, et auteur lui-même d'une bonne Histoire de Louis XIII, publia son Traité des différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité dans l'histoire, in-12, Liége, 1769, excellent ouvrage d'érudition et de critique, où le ch. 13, destiné à l'examen de la vérité dans les anecdotes, est rempli tout entier par celle du Masque de Fer.
Ce jésuite, qui avait exercé à la Bastille le ministère de confesseur durant neuf ans, était plus que personne en état de lever le voile étendu sur le prisonnier masqué, que bien des gens regardaient comme une création romanesque sortie du cerveau de Voltaire ou du chevalier de Mouhy; car on ne connaissait encore aucune pièce authentique constatant que cet homme eût existé. Le père Griffet surpassa encore ce qu'on attendait de son esprit juste et impartial, en citant, pour la première fois, le journal manuscrit de M. Dujonca, lieutenant du roi à la Bastille en 1698, et les registres mortuaires de la paroisse de Saint-Paul.
Suivant ce journal, dont l'authenticité ne fut point révoquée en doute, Saint-Mars, arrivant des îles Sainte-Marguerite pour prendre le gouvernement de la Bastille, avait amené avec lui (jeudi 18 septembre 1698, à trois heures après midi), dans sa litière, un ancien prisonnier qu'il avait à Pignerol, dont le nom ne se dit pas, lequel on fait toujours tenir masqué. Ce prisonnier fut mis dans la tour de la Bazinière, en attendant la nuit, jusqu'à ce que M. Dujonca le conduisit lui-même, sur les neuf heures du soir, dans la troisième chambre de la tour de la Bertaudière[28], laquelle chambre on avait eu soin de meubler de toutes choses[29]. Le sieur Rosarges, qui venait aussi des îles Sainte-Marguerite, à la suite de Saint-Mars, était chargé de servir et de soigner ledit prisonnier, qui était nourri par le gouverneur.
[28] Cette chambre était au troisième étage: «Les chambres ont toutes leur numéro; elles portent le nom du degré de leur élévation, comme leurs portes se présentent à droite et à gauche en montant: ainsi la première bazinière est la première chambre de la tour de ce nom, au-dessus du cachot; puis la seconde bazinière, la troisième, la quatrième et la calotte bazinière.» Remarques historiques et anecdotes sur la Bastille, éd. de 1774, p. 13. Les tours de la Bazinière et de la Bertaudière portaient les noms des architectes qui les avaient construites, ou des anciens prisonniers qui les avaient habitées.
[29] Ce n'était sans doute pas l'ameublement ordinaire des chambres de la Bastille, où il y avait dans chacune «un lit de serge verte avec rideaux, paillasse et trois matelas, deux tables, deux cruches d'eau, une fourchette de fer, une cuiller d'étain et un gobelet de même métal, un chandelier de cuivre, des mouchettes de fer, un pot de chambre, deux ou trois chaises et quelquefois un vieux fauteuil.» Rem. hist. et anec. sur la Bastille, p. 14. Le père Griffet dit positivement que ces chambres sont toujours meublées, mais fort simplement. Constantin de Renneville, qui occupa la seconde chambre de la Bertaudière pendant que le Masque de Fer était renfermé dans la troisième (en 1702), a fait de sa prison un tableau après lequel on ne doutera pas que celle du prisonnier de Saint-Mars ne fût plus habitable, grâce au soin qu'on avait pris de la meubler de toutes choses:
«C'était un petit réduit octogone large environ de douze à treize pieds en tous sens, et à peu près de la même hauteur. Il y avait un pied d'ordure sur le plancher, qui empêchait de voir qu'il était de plâtre; tous les créneaux étaient bouchés, à la réserve de deux qui étaient grillés. Ces créneaux étaient du côté de la chambre larges de deux pieds et allaient toujours en diminuant en cône, dans l'épaisseur du mur, jusqu'à l'extrémité qui, du côté du fossé, n'avait pas demi-pied d'ouverture, et par ce même côté ils étaient fermés d'un treillis de fer fort serré. Comme c'était à travers ce treillis que venait le jour, qu'il était encore obscurci par cette épaisseur de mur qui de ce côté a dix pieds, par la grille et par une fenêtre qui fermait au-dedans de la chambre à volet garni d'un verre très-épais et très-sale, il était si faible que, quand il entrait dans la chambre, à peine servait-il à distinguer les objets et ne formait qu'un faux jour… Les murs de la chambre étaient très-sales et gâtés d'ordure. Ce qu'il y avait de plus propre était un plafond de plâtre très-uni et très-blanc (sans doute pour que les moindres trous percés dans ce plafond par le prisonnier de l'étage supérieur fussent visibles); pour tout meuble, il n'y avait qu'une petite table pliante, très-vieille et rompue, et une petite chaise enfoncée de paille, si disloquée qu'à peine pouvait-on s'asseoir dessus. La chambre était pleine de puces… cela provenait de ce que le prisonnier, qui en venait de sortir, pissait sans façon contre les murs: ils étaient tapissés des noms de quantité de prisonniers… Sur les sept heures, on m'apporta un petit lit de camp de sangles, un petit matelas, un travers de lit garni de plumes, une méchante couverture verte toute percée et si pleine d'une épouvantable vermine que j'ai eu bien de la peine à l'en purger.» Histoire de la Bastille, t. 1, p. 105. Un prisonnier que M. de Saint-Mars amenait dans sa litière, et qui allait être nourri par le gouverneur, ne fut certainement pas si mal logé que l'auteur de l'Inquisition française.
La mort de ce prisonnier était mentionnée dans le même journal, à la date du lundi 19 novembre 1703. «Le prisonnier inconnu, toujours masqué d'un masque de velours noir, que M. de Saint-Mars avait amené avec lui, venant des îles Sainte-Marguerite, et qu'il gardait depuis long-temps, s'étant trouvé hier un peu plus mal, en sortant de la messe, est mort aujourd'hui sur les dix heures du soir, sans avoir eu une grande maladie, il ne se peut pas moins. M. Giraut, notre aumônier, le confessa hier: surpris de la mort, il n'a pu recevoir ses sacremens, et notre aumônier l'a exhorté un moment avant que de mourir. Il fut enterré le mardi 20 novembre, à quatre heures du soir, dans le cimetière de Saint-Paul: son enterrement coûta quarante livres.»
Voici donc enfin des dates précises.
L'extrait des registres de sépulture de l'église Saint-Paul confirmait l'exactitude du journal de M. Dujonca: «L'an 1703, le 19 novembre, Marchialy, âgé de quarante-cinq ans, ou environ, est décédé dans la Bastille; duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de Saint-Paul, sa paroisse, le 20 dudit mars, en présence de M. Rosarges, major de la Bastille, et de M. Reih, chirurgien de la Bastille, qui ont signé.» Cet extrait fut collationné sur le registre original où le nom de Marchialy était écrit avec beaucoup de netteté. On ne pouvait donc plus soutenir, sur la foi de Lenglet-Dufresnoy, que ce prisonnier fut enterré aux Célestins.
Le père Griffet, qui mettait ainsi hors de doute le mystère de l'homme au masque sans prétendre toutefois le découvrir, crut devoir relater quelques faits qu'il tenait d'un des derniers gouverneurs de la Bastille, Jourdan Delaunay, mort en 1749.
Le souvenir du prisonnier masqué s'était conservé parmi les officiers, les soldats et les domestiques de cette prison; et nombre de témoins oculaires l'avaient vu passer dans la cour pour se rendre à la messe. Dès qu'il fut mort, on avait brûlé généralement tout ce qui était à son usage, comme linge, habits, matelas, couvertures, etc.; on avait regratté et reblanchi les murailles de sa chambre, changé les carreaux et fait disparaître les traces de son séjour, de peur qu'il n'eût caché quelque billet ou quelque marque qui eût fait connaître son nom. Enfin, long-temps après, le lieutenant de police, Voyer-d'Argenson, qui visitait souvent la Bastille, soumise à son inspection, ayant appris qu'on s'y entretenait encore de ce prisonnier, voulût savoir ce qu'on en pensait, et le demanda aux officiers; mais, sur les vagues conjectures auxquelles ils se livraient entre eux, il se contenta de répondre: «On ne saura jamais cela!»
Après avoir rapporté ces nouvelles pièces, d'un procès qu'on avait débattu en l'air jusque-là, le père Griffet examina et réfuta tour à tour les Mémoires de Perse et les lettres de Lagrange-Chancel, de M. de Palteau et de Saint-Foix: il évita de se prononcer sur le récit de Voltaire, qu'il ne nomme même pas en citant ce récit comme tiré d'un livre très-connu et très-bien écrit (le Siècle de Louis XIV); il se borna à rapprocher les différentes traditions, pour en faire ressortir les contradictions et les invraisemblances: il en tira seulement deux faits, incontestables à ses yeux, savoir, que LE PRISONNIER AVAIT LES CHEVEUX BLANCS, et que son masque était de velours noir.
Quant aux trois opinions émises au sujet du personnage condamné à rester masqué toute sa vie, il ne voulut reconnaître ni le duc de Beaufort, ni le duc de Monmouth dans cette victime d'état, et il préféra pencher du côté de la version des Mémoires de Perse, parce que le comte de Vermandois lui semblait entrer plus naturellement dans cette mystérieuse captivité, dont il fixa le commencement à l'année 1683, plutôt qu'à l'année 1661, comme avait fait Voltaire; plutôt qu'à l'année 1669, comme le prétendait Lagrange-Chancel; plutôt qu'à l'année 1685, comme l'exigeait le système de Saint-Foix.
La date avancée par Voltaire, sans aucune preuve, aurait contredit les trois systèmes qui retrouvaient, dans le Masque de Fer, le duc de Beaufort, le duc de Monmouth et le comte de Vermandois: «Il n'y a aucune de ces dates (1669, 1683, 1685), dit le père Griffet, qui, une fois bien constatée, ne réfutât invinciblement une des trois opinions.»
Mais le père Griffet ne donnait aucune raison particulière qui l'autorisât à choisir la date de 1683 avec l'opinion qu'on y rattachait: il répéta les motifs que Saint-Foix avait développés avec une solide logique contre la lettre de Lagrange-Chancel, et il ajouta que le duc de Beaufort, non seulement n'était pas capable d'entraver les projets du roi et du ministre Colbert, mais encore bornait ses fonctions à celles de grand-maître, chef et surintendant de la navigation et commerce de France, la charge d'amiral ayant été supprimée par le cardinal de Richelieu. Il traita d'absurde la supposition de Saint-Foix, parce qu'un faux duc de Monmouth, quelle que fût sa ressemblance avec le condamné, n'aurait pas réussi à tromper les évêques qui l'assistèrent à ses derniers momens, et les officiers de justice qui le conduisirent au supplice en plein jour, à dix heures du matin, dans une place publique de Londres; et que d'ailleurs le véritable duc, aurait-il été soustrait à l'échafaud, ne pouvait demeurer ignoré à la Bastille après la révolution d'Angleterre et la mort de Jacques II, en 1701. Le témoignage du père Tournemine, que Saint-Foix invoquait avec confiance, ne semblait pas d'un aussi grand poids au père Griffet qui accusa de crédulité excessive ce bon jésuite connu pour son imagination toujours vive et enflammée.
Le père Griffet s'étendit avec plus de complaisance sur le fait raconté dans les Mémoires de Perse, et, malgré une lettre de la présidente d'Osembray, qui parle des regrets infinis que laissa le comte de Vermandois, lequel avait donné tant de marques d'un prince extraordinaire que le regret de sa mort fut une douleur publique, et qui dit positivement que le roi fut fort touché de cette perte pleurée par Mme de La Vallière aux pieds du crucifix[30]; malgré la pompeuse épitaphe gravée à la louange du défunt dans le chœur de l'église cathédrale d'Arras, il n'hésita point à soutenir que le comte de Vermandois, après des débauches avérées, s'était rendu coupable de quelque grand attentat avant son départ pour l'armée, tel qu'un soufflet donné au dauphin. «On en avait parlé, dit-il, long-temps avant que les Mémoires secrets aient paru, sur une de ces traditions qui ont, à la vérité, besoin d'être prouvées, mais qui ne sont pas toujours fausses. Le souvenir de celle-ci s'était toujours conservé, quoiqu'on n'en fît pas beaucoup de bruit du temps du feu roi, par la crainte de lui déplaire: c'est de quoi beaucoup de gens, qui ont vécu sous son règne, pourraient rendre témoignage. On ne prétend pas soutenir que l'attentat en question soit un fait indubitable, on soutient seulement que l'on ne l'a pas réfuté jusqu'à présent par des preuves sans réplique.»
[30] Lettres de Roger de Rabutin, comte de Bussy, éd. de 1716, t. 6, p. 135.
Le père Griffet alléguait enfin une induction, bien futile, il est vrai, tirée du nom supposé de Marchiali (le registre porte Marchialy), dans lequel on avait découvert Hic amiral (c'est l'amiral), sans prétendre que cette mauvaise anagramme, moitié latine et moitié française, pût être rangée même parmi les probabilités; cependant, après avoir incliné vers l'opinion qui faisait du comte de Vermandois l'homme au masque, il déclara vouloir attendre, pour former une décision, qu'on eût la date certaine de l'arrivée de ce prisonnier à la citadelle de Pignerol; car, jusque-là, on ignorerait la vérité: il y a grande apparence qu'on ne la saura jamais! disait-il à l'exemple du lieutenant de police Voyer-d'Argenson.
Saint-Foix se hâta de faire imprimer sa Réponse au père Griffet, et s'attacha surtout à démontrer que le prisonnier masqué ne pouvait être le comte de Vermandois: il s'efforça de prouver par des raisonnemens, plutôt que par des autorités contemporaines, que ce prince était incapable d'avoir porté la main sur le dauphin, et que Louis XIV n'avait pu se prêter à une momerie aussi indécente que celle des obsèques et de l'enterrement d'une bûche à la place de son fils; il se moqua de l'anagramme de Marchiali[31], et soutint, à tort, qu'on n'était pas dans l'usage d'appeler le comte de Vermandois M. l'amiral[32]: il cita, sans propos et sans but, un passage très-remarquable d'une Histoire de la Bastille, imprimée en 1724, lequel coïncide en effet avec l'anecdote du Masque de Fer; mais il ne songea pas à profiter d'une découverte aussi neuve, qui pouvait être la base d'un nouveau système et servir en tous cas à constater les précautions qu'on prenait pour la garde du prisonnier inconnu.
[31] On donnait quelquefois aux prisonniers un faux nom fabriqué avec l'anagramme du leur. Nous lisons dans la 3e livraison de la Bastille dévoilée, p. 79: «Villeman, c'est encore M. Jean de Manville revenu des îles de Sainte-Marguerite à la Bastille: M. Delaunay avait renversé son nom et l'avait fait inscrire de même sur les registres, pour dérober à tout le monde le lieu de la détention du prisonnier.»
[32] Prosper Marchand rapporte dans son Dictionnaire plusieurs pièces de vers de Benserade, adressées à Monsieur l'Admiral, en 1681.
Ensuite il présenta de nouveaux faits à l'appui d'une substitution de victime sur l'échafaud du duc de Monmouth: il faillit se croire personnellement offensé du trait de satire que le père Griffet avait lancé contre son confrère, le père Tournemine, célèbre dans toute l'Europe, aimé, estimé, considéré à la cour et à la ville. Mais les plus forts argumens du système de Saint-Foix ne reposaient que sur des ouï-dire plus ou moins croyables; l'histoire lui fournissait à peine quelques vagues allégations.
Saint-Foix essaya pourtant de répondre au défi du père Griffet, en établissant, d'une manière irrécusable, que le prisonnier n'avait été amené qu'en 1685 à Pignerol, et, faute de pièces authentiques, il se jeta dans des suppositions souvent erronées.
Il fixe d'abord avec justesse, et pour la première fois, l'époque à laquelle M. de Saint-Mars fut nommé au commandement de la citadelle (ou plutôt du donjon et de la prison) de Pignerol, lorsque Fouquet fut envoyé dans cette forteresse, après son arrêt du 20 décembre 1664, sous la garde spéciale de Saint-Mars.
En 1681, une année environ après la mort de Fouquet, Saint-Mars devait conduire lui-même son second prisonnier d'état, le comte de Lauzun, aux eaux de Bourbon; mais il fut exempté de cette commission à cause de ses fréquens démêlés avec Lauzun, et remplacé par Maupertuis, sous-lieutenant des mousquetaires du roi[33]: si l'homme au masque eût été enfermé à Pignerol en 1681, se demande Saint-Foix, Saint-Mars aurait-il été chargé de suivre Lauzun dans un voyage de trois mois?
[33] Mém. de Mlle de Montpensier, collection Petitot, 2e série, t. 42, p. 424.
En 1684, les réjouissances pour la naissance du duc d'Anjou furent l'objet d'une contestation assez vive entre M. d'Herleville, gouverneur de la ville et de la citadelle de Pignerol, et M. de Lamothe de Rissan, lieutenant du roi: cette contestation pouvait-elle avoir lieu, se demande Saint-Foix, sinon en l'absence de Saint-Mars, qui avait encore les lettres de commandement pour la citadelle, et Saint-Mars pouvait-il s'éloigner, si le prisonnier masqué lui eût été déjà confié? Par malheur, Saint-Foix ignorait que Saint-Mars avait passé de Pignerol à Exilles, dont il fut nommé gouverneur au mois de mai 1681[34].
[34] «Sa Majesté, ayant connu l'extrême répugnance que vous avez à accepter le commandement de la citadelle de Pignerol, a trouvé bon de vous accorder le gouvernement d'Exilles, vacant par la mort de M. le duc de Lesdiguières.» Lettre de Louvois à Saint-Mars, du 12 mai 1681. Extr. des archives des Affaires étrangères, par M. Delort.
Saint-Foix signala, malgré ces erreurs, plusieurs points intéressans, surtout une alliance de famille entre Saint-Mars et madame Dufresnoy, dont il avait épousé la sœur: or, madame Dufresnoy, femme du premier commis de la guerre et maîtresse de Louvois, était à portée de servir son beau-frère auprès du ministre qui avait la surintendance des places de guerre et des prisons d'état. Saint-Foix raconta, en outre, comme un fait certain, que madame Lebret, mère de feu M. Lebret, premier président et intendant de Provence, choisissait à Paris, à la prière de madame de Saint-Mars, son intime amie, le linge le plus fin et les plus belles dentelles, et les envoyait à l'île de Sainte-Marguerite pour le prisonnier. Il raconta aussi, sans garantir l'exactitude de cette circonstance, que «le lendemain de l'enterrement de Marchialy, une personne ayant engagé le fossoyeur à le déterrer et à le lui laisser voir, ils trouvèrent un gros caillou à la place de la tête.»
Un ami du père Griffet, lequel sans doute n'était autre que ce jésuite lui-même, écrivit à l'Année littéraire de Fréron, théâtre principal de ce débat où Voltaire était mis en cause, une lettre au sujet des pièces du procès, réunies et publiées par Saint-Foix en 1770: il pensait que ce procès n'était pas encore assez instruit pour pouvoir être jugé. Cependant il ne paraissait pas éloigné de croire à la disparition du comte de Vermandois, plutôt qu'à sa mort devant Courtray; et il mit en avant une de ces traditions, qu'on peut toujours fabriquer sans crainte d'être convaincu de mensonge.
«On assure, dit-il, que le jour même où le corps du comte de Vermandois dut être transporté à Arras, il sortit du camp une litière, dans laquelle on crut qu'il y avait un prisonnier d'importance, quoiqu'on répandît le bruit que la caisse militaire y était renfermée; et l'on ajouta que cette litière prit un chemin détourné. J'ai lu, quelque part, que le caveau, dans lequel on dit que le comte de Vermandois fut inhumé, à Arras, a été gardé très-soigneusement. Il me semble encore qu'il y avait dans le même écrit diverses anecdotes qui annonçaient un mystère enseveli dans cette tombe.»
L'auteur de la lettre, adoptant, sans examen, l'absence de Saint-Mars hors de Pignerol, à la fin de l'année 1683 et au commencement de la suivante, comme Saint-Foix avait tenu à la constater, en interprétant mal l'État de la France en 1684, s'efforçait de la rapporter à l'enlèvement même du comte de Vermandois, que Saint-Mars serait allé chercher en secret au camp de Courtray, pour le transférer masqué à Pignerol.
Enfin l'ami du père Griffet, d'un ton semi-sérieux et semi-plaisant, avançait une nouvelle conjecture, et proposait de chercher, sous le masque du prisonnier, le sultan Mahomet IV, détrôné en 1687, puisque le sort de ce sultan était assez incertain depuis sa déposition, et que, le prisonnier passant pour un prince turc en Provence, le nom de Marchialy étant quasi turc, tout s'accordait à soutenir un système non moins vraisemblable que les autres.
Saint-Foix résolut de fermer la bouche à tous les amis que le père Griffet pouvait avoir encore: il fit venir d'Arras l'extrait des registres capitulaires de la cathédrale, constatant que Louis XIV avait écrit lui-même au chapitre pour lui enjoindre de recevoir le corps du comte de Vermandois, décédé en la ville de Courtray; qu'il avait désiré que le défunt fût inhumé, au milieu du chœur de l'église, dans le même caveau qu'Élisabeth, comtesse de Vermandois, et femme de Philippe d'Alsace, comte de Flandre, morte en 1182; qu'une somme de dix mille livres avait été donnée au chapitre pour la fondation d'un obit à perpétuité en mémoire du comte de Vermandois; que les magistrats et les officiers municipaux de la ville étaient avertis d'assister à ce service célébré solennellement; et que, quatre ans après l'enterrement, à l'occasion de cet anniversaire, le roi avait fait don à la cathédrale d'un ornement complet de velours noir et de moire d'argent, avec un dais aux armes du comte de Vermandois, brodées en or. Il n'était pas probable, en effet, comme le remarque Saint-Foix, que Louis XIV eût cherché un caveau de famille pour y enterrer une bûche, et qu'il eût fondé un obit perpétuel avec une telle solennité en présence d'un cercueil vide.
Saint-Foix, peu tolérant en matière de plaisanterie, accusa de mensonge l'ami du père Griffet, à cause d'une citation tronquée que l'anonyme avait faite des Mémoires de Mlle de Montpensier[35], et avoua dédaigneusement que cet ami était très-capable de soutenir, par des citations aussi vraies, que le prisonnier au masque était Mahomet IV.
[35] Il s'agissait de cette phrase: Ce sont des histoires qu'on ne sait pas et que l'on ne voudrait pas savoir. Mme Montpensier veut parler des débauches italiennes qu'on avait attribuées au comte de Vermandois: l'Ami du père Griffet applique ces paroles au démêlé que le prince aurait eu avec le dauphin.
La mort du père Griffet, arrivée l'année suivante (1771), mit un terme à cette longue et curieuse discussion: aucun ami ne sortit de ses cendres pour argumenter à sa place.
Un nouveau système, qui ne devait prendre faveur qu'un demi-siècle après son apparition, fut livré à la publicité dans cette même année où Saint-Foix se flattait d'avoir fondé le sien sur des bases inébranlables.
Le baron d'Heiss, ancien capitaine au régiment d'Alsace, qui ne nous est connu que par le catalogue de sa bibliothèque et son amitié bibliographique avec Mercier de Saint-Léger, adressa au Journal Encyclopédique une lettre datée de Phalsbourg, 28 juin 1770, avec un ancien document qu'il regardait comme une explication de l'énigme du Masque de Fer: ce document était une lettre traduite de l'italien, et insérée dans l'Histoire abrégée de l'Europe (par Jacques Bernard), qu'on publiait à Leyde, chez Claude Jordan, 1685 à 1687, en feuilles détachées.
Par cette lettre, copiée scrupuleusement dans l'ouvrage périodique de Jacques Bernard (mois d'août, 1687 à l'article Mantoue), on apprend que le duc de Mantoue, ayant dessein de vendre sa capitale au roi de France, son secrétaire l'en détourna et lui persuada même de s'unir aux autres princes d'Italie, pour s'opposer à l'ambition de Louis XIV. En conséquence, ce secrétaire fit plusieurs voyages auprès des souverains, afin de les entraîner dans cette ligue; mais, à la cour de Savoie, ses complots furent dénoncés au marquis d'Arcy, ambassadeur de France. Celui-ci accabla de civilités cet agent de trahison, le régala fort souvent, et l'invita enfin à une grande chasse à deux ou trois lieues de Turin. Ils partirent ensemble; mais à peu de distance de la ville, ils furent enveloppés par douze cavaliers qui enlevèrent le secrétaire, le déguisèrent, le masquèrent et le conduisirent à Pignerol. Le prisonnier ne resta pas long-temps dans cette forteresse, qui était trop près de l'Italie, et quoiqu'il y fût gardé très-soigneusement, on craignait que les murailles ne parlassent: on le transféra donc aux îles Sainte-Marguerite, où il est à présent sous la garde de M. de Saint-Mars, dit la lettre. «Voilà une nouvelle bien surprenante, mais qui n'en est pas moins véritable!»
Le baron d'Heiss, sans faire grand fracas de sa découverte, en était fort satisfait, et, rappelant avec Voltaire qu'aucun prince ni personne de marque n'avait disparu en ce temps-là, il n'hésitait point à penser que ce secrétaire du duc de Mantoue dût être le prisonnier masqué.
Cependant cette opinion ne trouva pas d'abord beaucoup de partisans, soit que le Journal Encyclopédique fût peu lu, soit plutôt que les ingénieuses dissertations de Saint-Foix eussent épuisé pour un temps la curiosité des juges de ce procès plein de ténèbres. A peine si le document historique, qui mettait au jour un acte odieux du grand roi, sembla digne d'attention, et nul écrivain ne hasarda un commentaire sur un fait relégué dans le chaos des calomnies forgées par la presse de Hollande.
Quelques années après (1779), le Journal de Paris reproduisit l'extrait de l'Histoire abrégée de l'Europe, et le rédacteur, qui était probablement Sénac de Meilhan, fort habile à imaginer des travestissemens littéraires, alla jusqu'à dire que l'original italien de cette lettre existait à la Bibliothèque du roi. Mais personne n'eut la patience de l'y chercher ni le bonheur de le découvrir.
Voltaire était demeuré neutre durant ces débats, où son nom fut à peine prononcé de part et d'autre; peut-être s'y mêla-t-il sous le voile d'un pseudonyme, selon son habitude, semblable à ces preux chevaliers qui venaient couverts d'armures noires dans les tournois, et ne s'y faisaient reconnaître que par leurs beaux coups de lance. Seulement, dans un supplément ajouté à une nouvelle édition de l'Essai sur les mœurs, et intitulé Nouvelles remarques sur l'histoire, il avait répété que l'anecdote du Masque de fer était aussi vraie qu'étonnante, et il avait consigné (12e remarque) une partie des faits relatés dans la lettre de M. de Palteau, en remarquant que cette nouvelle preuve n'était pas nécessaire, quoiqu'il ne faille rien négliger sur un fait si éloigné de l'ordre commun.
Il voulut en finir avec deux systèmes qu'il avait déjà réfutés dédaigneusement, et comprendre dans cette dernière réfutation celui de Saint-Foix, en faveur duquel la critique semblait se prononcer. Dans la septième édition du Dictionnaire philosophique, réimprimé sous le titre de la Raison par alphabet, 1770, 2 vol. in-8, où il fit entrer dans l'article Ana l'anecdote sur le Masque de Fer, il rectifia les erreurs qu'il avait commises lui-même, faute de documens authentiques, et il se servit pour cela du journal de Dujonca, publié par le père Griffet, qui avait, dit-il, l'emploi délicat de confesser les prisonniers de la Bastille. Il traita de rêve l'opinion qui faisait du prisonnier inconnu le duc de Beaufort ou le comte de Vermandois; il se moqua plus sérieusement des illusions de Saint-Foix, en disant que, pour les admettre, il faudrait croire que le duc de Monmouth fût ressuscité et eût changé l'ordre des temps, substitution plus difficile que celle d'un patient livré au bourreau. On voit que Voltaire donnait toujours la date de 1661 ou 1662 au commencement de la prison du Masque de Fer. Il railla surtout la condescendance qu'on supposait à Louis XIV, de servir de sergent et de geôlier au roi Jacques II, puis au roi Guillaume, puis à la reine Anne.
Voltaire rapporte ensuite que le prisonnier déclara lui-même à l'apothicaire de la Bastille, peu de jours avant sa mort, qu'il croyait avoir environ soixante ans. Au sujet de ce renseignement que rien ne constate, un plaisant dit que l'auteur de la Henriade en était réduit à faire des comptes d'apothicaire. Il est impossible en effet de s'en rapporter à ce ouï-dire, outre que cet infortuné, captif depuis tant d'années, et privé des moyens de calculer exactement la marche du temps, se trompait peut-être dans ses conjectures sur son âge: on sait que Latude, après une longue détention, n'avait plus aucune idée précise relativement aux années qui s'étaient écoulées pendant sa captivité.
Voltaire se demandait encore: «Pourquoi donner un nom italien à ce prisonnier? On le nomma toujours Marchialy!» M. de Palteau avait pourtant fait connaître que le nom de Latour fut affecté à l'inconnu de son vivant. Quant au nom porté sur le registre des sépultures, quiconque était instruit du régime administratif des prisons d'état pouvait apprécier combien ce faux nom avait peu d'importance. Voltaire n'eut pas été intrigué du nom italien de Marchialy, s'il avait lu ce passage des Remarques historiques sur le château de la Bastille, imprimées quatre ans plus tard: «Le ministère n'aime pas que les gens connus meurent à la Bastille. Si un prisonnier meurt, on le fait inhumer à la paroisse de Saint-Paul sous le nom d'un domestique, et ce mensonge est écrit sur le registre mortuaire pour tromper la postérité. Il y a un autre registre où le nom véritable des morts est inscrit (p. 33).» Ce registre n'a point été retrouvé dans les archives de la Bastille.
Voltaire finissait son article par cette espèce de proclamation dans laquelle on peut voir la conscience d'une vérité cachée ou l'orgueil d'un esprit qui déguise son ignorance sous un silence prudent: «Celui qui écrit cet article en sait peut-être plus que le père Griffet et n'en dira pas davantage.»
Cependant cet article fut suivi d'une Addition de l'éditeur, beaucoup moins discrète, attribuée à Voltaire par bien des gens de lettres et par les éditeurs de Kehl: cette addition parut dans une nouvelle édition du Dictionnaire philosophique, sous le titre de Questions sur l'Encyclopédie distribuées en forme de dictionnaire, par des amateurs, Genève, 1771, 9 vol. in-8. L'éditeur, ou Voltaire qui prenait souvent ce titre dans ses ouvrages pour faire passer quelque vérité audacieuse, sans en être personnellement responsable, dit: «Rien n'est plus aisé non-seulement de concevoir quel était le prisonnier, mais qu'il est même difficile qu'il puisse y avoir deux opinions sur ce sujet. L'auteur de cet article aurait communiqué plus tôt son sentiment, s'il n'eût cru que cette idée devait déjà être venue à bien d'autres et s'il ne se fût persuadé que ce n'était pas la peine de donner comme une découverte une chose qui, selon lui, saute aux yeux de tous ceux qui lisent cette anecdote.» C'était ne plus même admettre le doute dans une question si obscure et si peu éclaircie jusque-là. L'éditeur, qui s'appelle ici l'auteur, par distraction, s'étonne que «tant de savans et tant d'écrivains, pleins d'esprit et de sagacité, se tourmentent à deviner qui peut avoir été le fameux Masque de Fer, sans que l'idée la plus simple, la plus naturelle et la plus vraisemblable, se soit jamais présentée à eux;» en conséquence, il se décide enfin à dire ce qu'il en pense depuis plusieurs années.
Il rejette sans réfutation les diverses opinions qui étaient en lutte, sans oublier la dernière, celle du baron d'Heiss, à propos de laquelle cette addition semble avoir été faite, et il juge impossible de concilier le personnage d'un secrétaire du duc de Mantoue avec les grandes marques de respect que Saint-Mars donnait à son prisonnier; il ne s'amuse pas à prouver que ce prisonnier ne saurait être le comte de Vermandois, ni le duc de Beaufort, ni le duc de Monmouth, ni le secrétaire du duc de Mantoue: l'auteur conjecture que Voltaire est aussi persuadé que lui du soupçon qu'il va manifester, mais que Voltaire, à titre de Français, n'a pas voulu publier tout net, surtout en ayant assez dit pour que le mot de l'énigme ne dût pas être difficile à deviner.
Selon le soupçon de l'éditeur, le Masque de Fer était un frère aîné de Louis XIV. Anne d'Autriche l'avait eu d'un amant, et la naissance de ce fils aurait détrompé la reine sur sa prétendue stérilité. Après cette couche secrète, par le conseil du cardinal de Richelieu, un hasard avait été adroitement ménagé pour obliger absolument le roi à coucher en même lit avec la reine; un second fils fut le fruit de cette rencontre conjugale, et Louis XIV avait ignoré jusqu'à sa majorité l'existence de son frère adultérin. La politique de Louis XIV, affectant un généreux respect pour l'honneur de la royauté, avait sauvé de grands embarras à la couronne et un horrible scandale à la mémoire d'Anne d'Autriche, en imaginant un moyen sage et juste d'ensevelir dans l'oubli la preuve vivante d'un amour illégitime. Ce moyen dispensait le roi de commettre une cruauté, qu'un monarque moins consciencieux et moins magnanime que Louis XIV eût estimée nécessaire.
«Il me semble, poursuit toujours notre auteur, que plus on est instruit de l'histoire de ce temps-là, plus on doit être frappé de la réunion de toutes les circonstances qui prouvent en faveur de cette supposition.»
Était-ce bien là réellement l'opinion de Voltaire? Avait-il en effet été initié à ce secret d'état par le duc de Richelieu ou par Mme de Pompadour? Est-ce lui-même qui a rédigé cette note assez mal écrite? Ne serait-ce pas plutôt une interpolation d'un véritable éditeur, qui aurait cru ne faire que reproduire plus explicitement l'opinion de Voltaire? En tout cas, il est certain que, depuis cette déclaration publiée sous la responsabilité d'un éditeur anonyme, Voltaire s'abstint, avec une affectation inexplicable, de revenir sur le sujet du Masque de Fer, comme s'il eût dit tout ce qu'il savait, ou peut-être tout ce qu'il en pouvait dire. Le système de Voltaire s'enracina dans les esprits, sans que personne osât songer à le renverser; et celui de Saint-Foix, au contraire, qui n'avait triomphé un moment qu'à force d'esprit et de témérité, ne survécut pas à son brillant auteur, mort deux années avant Voltaire (1776).
En 1774, un écrivain anonyme fit paraître sous le manteau un petit ouvrage sur la Bastille[36], dans lequel l'anecdote de l'Homme au Masque de Fer ne fut pas omise. La police poursuivit avec tant de rigueur cet écrit qui contenait bien des particularités secrètes sur le régime intérieur de la prison d'état, que peu d'exemplaires échappèrent aux saisies et au pilon: on n'en connaît guère que deux ou trois de l'édition originale portant les armes de France au frontispice, comme pour signaler les œuvres de la royauté. Ces Remarques historiques ne sont pourtant qu'un extrait textuel de la partie descriptive de l'Inquisition française de Constantin de Renneville, avec des additions curieuses. La note V est consacrée à un rapide examen des divers systèmes auxquels le mystère du Masque de Fer avait donné lieu jusque-là: l'auteur penche visiblement du côté de l'opinion du père Griffet en disant: «Ce jésuite, confesseur des prisonniers de la Bastille, n'atteste pas que l'Homme au Masque de Fer fût le comte de Vermandois; mais il rassemble bien des raisons et des probabilités en faveur de cette opinion, et il semble que sur cette matière le suffrage du père Griffet doit être d'un grand poids.»
[36] Remarques historiques et Anecdotes sur le château de la Bastille, 1774, petit in-12. Ce livre était si rare en 1789, qu'un éditeur (peut-être l'imprimeur Grangé qui a fait sortir de ses presses plusieurs opuscules sur la Bastille et sur le Masque de Fer) le réimprima sous ce titre: Remarques et Anecdotes sur le château de la Bastille, suivies d'un détail historique du siége, de la prise et de la démolition de cette forteresse, in-8o de 106 pages, et y ajouta une préface déclamatoire contre les prisons d'état, ces monumens odieux de l'oppression, ces tombeaux vivans de la justice et de l'humanité! «J'ai eu en possession, pendant bien peu de temps à la vérité, dit l'auteur de cette préface, un manuscrit précieux sur cette matière. Je pourrais même me prévaloir de sa rareté, puisque sans être très-volumineux, dix louis n'ont pu m'en rendre propriétaire. On pense bien que je n'ai pu ni peut-être dû le copier en entier.» Ce même ouvrage fut encore reproduit en 1789, sous une autre forme, avec d'importantes additions: Remarques historiques sur la Bastille; sa démolition et Révolutions de Paris en juillet 1789 avec un grand nombre d'anecdotes intéressantes et peu connues, Londres, in-8o, deux parties, 199 et 137 pages.
Le gouvernement, qui avait toujours redouté et contrarié les recherches relatives au prisonnier masqué, espéra enfin que ce sujet était épuisé pour la curiosité publique. Soulavie nous apprend que «le garde des sceaux, Hue de Miromesnil, n'avait jamais laissé discuter les anecdotes du mystérieux personnage, lorsqu'elles pouvaient indiquer un membre de la famille royale, et M. de La B… (La Borde, premier valet de chambre du roi) fut obligé d'envoyer, sous le nom de Voltaire, un mémoire manuscrit à Londres, le bureau de la librairie n'ayant jamais permis à ce sujet que d'amuser le tapis et de dire, avec le père Griffet ou ses semblables, que le prisonnier était le duc de Monmouth, le duc de Beaufort ou quelque autre de cette classe[37].» Ce petit ouvrage, intitulé pompeusement l'Histoire de l'Homme au Masque de Fer, par Voltaire, in-12 de 32 pages, 1783, rassemblait en effet tout ce que Voltaire avait éparpillé dans ses œuvres au sujet du prisonnier, et Linguet, qui, dans son séjour à la Bastille, recueillit quelques lointaines traditions échappées à ses devanciers, en avait fait part à M. de La Borde, sans oser les mentionner lui-même dans ses Mémoires de la Bastille, imprimés à Londres la même année.
[37] Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. 6, p. 6. Soulavie ne laisse aucun doute sur le nom de l'auteur de cet opuscule, que nous avions attribué à quelque libraire spéculateur. Dans le 3e vol. des mêmes Mémoires, p. 104, il s'était expliqué plus clairement encore: «Les dernières anecdotes qu'on a puisées sur le Masque de Fer nous ont été données par M. Linguet, qui, long-temps détenu à la Bastille, obtint quelques renseignemens des plus anciens officiers ou serviteurs du château; il donna ses notes à M. de La Borde, qui les a publiées en ces termes, dans un petit ouvrage sur ce Masque.»
Selon Linguet, le prisonnier portait un masque de velours et non de fer; le gouverneur lui-même le servait et enlevait son linge; lorsqu'il allait à la messe, il avait les défenses les plus expresses de parler et de montrer sa figure: l'ordre était donné aux invalides qui l'accompagnaient de tirer sur lui dans le cas où il eût enfreint ces défenses; lorsqu'il fut mort, on brûla tous ses meubles, on dépava sa chambre, on ôta les plafonds, on visita tous les coins, recoins, tous les endroits qui pouvaient cacher un papier, un linge; en un mot on voulait découvrir s'il n'y aurait pas laissé quelque signe de ce qu'il était. Les personnes de la Bastille, qui avaient rapporté ces faits à Linguet, «les tenaient de leurs pères, anciens serviteurs de la maison, lesquels y avaient vu l'Homme au Masque de Fer.» On a peine à comprendre pourquoi Linguet choisit La Borde pour secrétaire dans cette circonstance et se priva d'un thème aussi fertile en déclamations, lui qui, dans ses Mémoires de la Bastille, raconte sérieusement qu'on l'empoisonnait, lui qui fait un drame horrible et ténébreux de l'ensevelissement d'un prisonnier mort dans une chambre voisine de la sienne, lui enfin qui accumule tant de malédictions contre les souffrances inconnues et les peines obscures de cette prison d'état.
La plupart des faits racontés par Linguet et par M. de La Borde entrèrent dans les remarques sur le Masque de Fer publiées en 1783 par le marquis de Luchet dans le Journal des Gens du monde, t. 4, no 23, p. 282 et suiv. Ce journal, qui paraissait en Allemagne, n'était pas obligé de garder des ménagemens avec la mémoire d'Anne d'Autriche, et le rédacteur de ce journal, attaché à la cour du prince de Hesse-Cassel, avait toute liberté d'amuser ses lecteurs, en mettant à profit ses réminiscences des ouvrages et des conversations de Voltaire.
Cependant le marquis de Luchet n'adopta pas entièrement le système de l'éditeur anonyme des Questions sur l'Encyclopédie, qui d'ailleurs, en proposant l'histoire d'un fils naturel d'Anne d'Autriche, ne s'était point expliqué sur la personne du père; il fit honneur à Buckingham de cette paternité en litige, et réclama, en faveur de son opinion, un nouveau témoignage, celui de Mlle de Saint-Quentin, ancienne maîtresse du ministre Barbezieux, laquelle, retirée à Chartres où elle mourut dans un âge avancé vers le milieu du dix-huitième siècle, avait dit publiquement que Louis XIV condamna son frère aîné à une prison perpétuelle, et que la parfaite ressemblance des deux frères nécessita l'invention du masque pour le prisonnier. Voltaire avait pensé aussi que ce masque cachait une ressemblance trop frappante; mais d'où vient que Voltaire, à qui l'on écrivit de Chartres le bruit qu'on y avait répandu sous le nom de Mlle de Saint-Quentin[38], ne le consigna pas dans ses œuvres et se contenta d'en parler à Genève?