L'homme au masque de fer
SECONDE PARTIE.
D'après ma conviction formée par l'étude du règne de Louis XIV et par la minutieuse comparaison des faits et des dates, l'homme au masque de fer était Fouquet, ce malheureux surintendant des finances, victime de tant de noires intrigues de cour, que l'histoire n'a pas encore éclaircies; Fouquet, qui fut arrêté en 1661, condamné à la prison perpétuelle en 1664, et enfermé depuis au château de Pignerol, sous la garde de Saint-Mars; Fouquet enfin dont la mort a été faussement enregistrée au 23 mars 1680!
Avant d'appuyer de preuves, qui me semblent irrécusables, une opinion que je donne comme nouvelle, puisqu'elle n'a jamais été présentée à l'état de système étayé de pièces authentiques, je vais réfuter par avance une autre opinion qui est en germe dans le vaste champ des probabilités, et qui s'en va sans doute sortir de terre, si ce sol fertile n'est point assez fouillé.
Cette dernière opinion que je combats pourrait offrir nombre d'assertions remarquables qui viendraient à l'appui d'un document fort curieux, regardé avec raison par Saint-Foix comme la première mention imprimée qu'on ait faite d'un prisonnier inconnu, qui se trouvait à la Bastille en 1705 (plutôt 1703), selon un témoin oculaire: ce prisonnier a en effet certaine analogie avec le Masque de Fer, et l'on doit s'étonner qu'on n'ait pas plus tôt songé à s'en tenir à la lettre d'un ouvrage publié dès 1715, douze ans après la mort de Marchialy, et bien antérieurement aux Mémoires de Perse et au Siècle de Louis XIV.
Je suis tenté de croire que M. de Taulès avait d'abord naturellement adopté cette solution du mystère de l'homme au masque, et qu'il se servit de la plupart des mêmes argumens préparés à cet effet, lorsqu'il imagina, pour l'honneur de la France et pour son propre intérêt de courtisan, de masquer le patriarche Arwedicks. Le ministre M. de Vergennes lui avait écrit en 1783: «C'est surtout pour détruire les soupçons odieux auxquels l'homme au masque a donné lieu, par les précautions qu'on a prises pour le dérober à tous les regards, qu'il est important d'avoir sur ce personnage des notions certaines.»
M. de Taulès rejeta donc sur la compagnie de Jésus les soupçons odieux arrêtés sur Louis XIV, et ne voulut voir qu'une correction de collége dans cette vengeance de roi, dans ce crime contre le droit des gens.
Les jésuites, s'il faut en croire les insinuations de plusieurs des leurs et l'aveu même d'un gros collier de l'ordre, auraient eu l'idée de l'étrange captivité du Masque de Fer, et Louis XIV se serait fait leur docile instrument.
En 1702, un gentilhomme normand, nommé Constantin de Renneville, fut mis à la Bastille, non seulement pour avoir composé des bouts rimés injurieux au gouvernement du roi, mais parce qu'on l'accusait d'espionnage au profit des ennemis de la France[79]. Ce Renneville resta emprisonné jusqu'en 1713, et dès qu'il eut sa liberté, avec l'ordre de quitter la France, il rédigea une relation chaleureuse de ses malheurs: elle parut à Amsterdam, chez Étienne Roger, en 1715, sous ce titre capable de fixer l'attention: l'Inquisition française, ou l'Histoire de la Bastille, deux volumes in-12.
[79] Mémoires historiques sur la Bastille, par Carra, t. 1, p. 389.
Ce livre, tiré à mille exemplaires, eut beaucoup de peine à pénétrer en France où il se vendait jusqu'à deux louis, sous le manteau, et où il fut contrefait, dit la préface de la seconde édition (5 vol. in-12, Amsterdam, Balthazar Lakeman, 1724), tandis qu'on le traduisait à la fois en hollandais, en anglais, en allemand et en italien. L'édition originale est tellement rare, que la Bibliothèque du Roi ne la possède pas et que je ne l'ai jamais vue; la contrefaçon ne se trouve pas davantage; mais la seconde édition est assez commune, eu égard aux actives recherches de la police pour la détruire. On ne conçoit pas que les judicieux auteurs du Catalogue de la Vallière aient attribué sans examen cet ouvrage à Sandras de Courtilz, suivant une supposition émise dans la Bibliothèque historique de la France.
Dans la préface de l'édition en cinq volumes (p. 46 et suiv.), Renneville raconte qu'en 1705 il vit un prisonnier dont il n'a jamais pu savoir le nom, dans une salle de la Bastille, où il avait été introduit par méprise. «Les officiers m'ayant vu entrer, dit Renneville, ils lui firent promptement tourner le dos devers moi, ce qui m'empêcha de le voir au visage. C'était un homme de moyenne taille, mais bien traversée, portant des cheveux d'un crêpé noir et fort épais, dont pas un n'était encore mêlé.» (Peut-être a-t-il pris pour des cheveux un masque de velours noir?) Renneville, surpris de ce qu'on lui cachait le visage d'un détenu, interrogea, pendant qu'on le reconduisait à sa chambre, le porte-clef Ru qui lui apprit que cet infortuné était prisonnier depuis TRENTE-UN ANS, et que Saint-Mars l'avait amené avec lui des îles Sainte-Marguerite, où il était condamné à une prison perpétuelle pour avoir fait, étant écolier, âgé de douze ou treize ans, deux vers contre les jésuites.
Renneville, dont la curiosité fut piquée davantage par cette révélation du porte-clef, demanda de plus amples détails à Reilh, chirurgien de la Bastille, qui lui conta toute l'histoire.
Lorsque les jésuites du collége de Clermont, enrichis des bienfaits de Louis XIV qu'ils fournissaient de confesseur, voulurent attirer sa protection plus particulièrement sur leur collége, ils invitèrent le roi à honorer de sa présence une tragédie latine composée exprès pour célébrer sa gloire: le roi se rendit avec sa cour à ce spectacle, où les principaux écoliers jouèrent leurs rôles avec une intelligence que ne surpassèrent pas plus tard les demoiselles de Saint-Cyr dans les représentations d'Esther et d'Athalie. Le roi fut tellement satisfait de la tragédie et des acteurs, qu'il dit tout haut: «C'est mon collége!» Ce mot-là ne fut pas perdu, et le lendemain on ôta l'ancienne inscription: Collegium Claromontanum societatis Jesu, pour la remplacer par celle-ci, qui fut gravée en lettres d'or, sur une table de marbre noir: Collegium Ludovici Magni.
Un écolier, par piété ou par malice, ne pardonna pas aux révérends pères d'avoir substitué le nom du roi à celui de Jésus, et fit ce distique qu'il placarda le soir même sur la porte du collége et en divers endroits de Paris:
Une autre main apposa cette traduction française au bas des écriteaux:
La compagnie de Jésus cria au sacrilége; l'auteur fut découvert, et quoique appartenant à une famille noble et riche, on le condamna, par grâce, à une prison perpétuelle, et on le transféra aux îles Sainte-Marguerite pour cet effet, d'où Saint-Mars le ramena à la Bastille avec des précautions extraordinaires, ne le laissant voir à personne par les chemins. Ce pauvre écolier ne mourut pas toutefois en prison, si l'on peut ajouter foi au témoignage de Reilh: il hérita des grands biens de ses parens et réussit à intéresser en sa faveur, à force de promesses, le père Riquelet, confesseur des prisonniers, qui se chargea de solliciter la clémence royale et d'obtenir l'élargissement de son pénitent. Ce dernier sortit deux ou trois mois après que Renneville l'eut entrevu, sans doute dans le courant de 1703 et non 1705.
Plusieurs traits de ce récit s'accordent bien avec diverses particularités de l'histoire du Masque de Fer, le seul prisonnier que Saint-Mars amena des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, avec des précautions extraordinaires, ne le laissant voir à personne par les chemins; mais on a tout lieu de croire que l'aventure de l'écolier, vieille tradition du collége de Louis-le-Grand, où nous l'avons nous-même recueillie, fut appliquée mal à propos à ce prisonnier, dont on cachait le visage.
En effet, n'eût-il pas été plus rationnel de cacher la cause d'un emprisonnement si odieux, plutôt que la figure de cet homme enfermé depuis l'enfance et certainement inconnu à tous ses compagnons de captivité? D'ailleurs, il n'y a pas d'identité possible entre l'écolier des jésuites et ce prisonnier dont Renneville n'a jamais pu savoir le nom.
Ce fut le 10 octobre 1681 que le collége de Clermont devint celui de Louis-le-Grand, par suite d'un adroit changement d'inscription, qui étonna assez Paris pour qu'on en ait conservé la date; or, il n'y a aucune concordance entre cette date et les trente-un ans de captivité qu'aurait subis, en 1705, cet écolier. En outre, on trouve nombre de représentations dramatiques données par les écoliers et leurs régens, au collége de Clermont; et même en 1658, une tragédie d'Athalia y fut jouée avec tant de pompe, que Loret en fit mention dans sa Muse historique; mais on n'indique nulle part que Louis-le-Grand soit allé à la comédie dans son collége: c'est une invention des jésuites pour balancer la célébrité du théâtre de Saint-Cyr, fondé sous les auspices de Racine et de Mme de Maintenon. Lorsque les jésuites obtinrent depuis la permission de faire jouer leurs élèves devant le roi Louis XV, en 1721, ce fut dans le château des Tuileries que ces jeunes comédiens représentèrent solennellement les Incommodités de la grandeur, comédie du père Ducerceau, dans laquelle tous les personnages sont des hommes.
Le nombre des années (trente-une) que cet inconnu avait passées en prison vers 1705, ou plutôt 1703, s'accorderait presque avec le passage de la lettre de Barbezieux, qui constate que le Masque de Fer était prisonnier depuis vingt ans en 1691.
Comme la date de 1705 donnée par Renneville ne se concilie pas avec celle de la mort de Marchialy en 1703, je suis à peu près convaincu que cette date n'est fautive que par une erreur, du fait de l'imprimeur, qui aura lu sur le manuscrit un 5 au lieu d'un 3: cela me paraît d'autant plus vraisemblable, que Renneville ne sortit jamais de la chambre où il était prisonnier, que pour passer dans une autre prison immédiatement, et qu'il ne fut mandé par le gouverneur que dans les premiers temps de son entrée à la Bastille; on chercherait en vain dans sa relation, après l'année 1703 jusqu'en 1713, quelque circonstance qui coïncidât avec cette translation en une salle où il ne fut introduit que par méprise. Renneville, ce me semble, n'a parlé de cette mystérieuse rencontre dans sa préface, que pour réparer un oubli, sinon par l'embarras où il aurait été de la placer dans le livre sous cette date de 1705, que la suite des événemens n'eût point justifiée.
Cette Histoire de la Bastille, que certains critiques ont traitée avec un mépris que n'autorisait pas une lecture rapide et superficielle, n'est certainement point un roman farci de contes ridicules; cet ouvrage, au contraire, me paraît aussi vrai, aussi authentique, aussi précieux pour l'histoire, que peut l'être un livre écrit sous l'influence d'un profond ressentiment, par un homme honnête et religieux.
Aussi adopterais-je tout-à-fait les termes mêmes de la préface, si je pouvais avoir la moindre confiance dans le récit du chirurgien Reilh, qui était intéressé à détourner du prisonnier inconnu l'attention de Renneville, et qui répondit par une fable aux questions qu'on lui faisait sur un sujet de cette importance. Le prisonnier étant mort deux ou trois mois après que Renneville l'eut rencontré sans le voir au visage, Reilh imagina de publier la prétendue délivrance de cet inconnu, quoique le gouvernement de Louis XIV n'eût garde de dévoiler ses iniquités par une clémence tardive et dangereuse, et Renneville a rapporté avec bonne foi ce qu'il savait par les communications officieuses de Ru et de Reilh.
Renneville était d'un caractère passionné et vindicatif, mais il avait un fond de dévotion solide qui l'aidait à supporter son infortune, et qui l'inspirait dans la composition de ses Cantiques de l'Écriture sainte, de ses Œuvres spirituelles et de son Traité des devoirs d'un fidèle chrétien: on se persuadera facilement, au ton fervent de ses ouvrages pieux, que Renneville n'eût pas été capable de mentir avec impudence en invoquant sans cesse la justice de Dieu; mais, en même temps, on concevra, en voyant ce qu'il a souffert pour expier deux bouts-rimés satiriques, l'indignation furieuse qu'il fait éclater contre ses bourreaux et surtout contre le gouverneur de la Bastille, Bernaville: «Ce cruel tyran, dit-il dans son style trivial, incorrect, mais énergique, me laissa très-long-temps pourrir sans paille, sans une pierre où reposer ma tête, couché sur le limon du cachot et la bave des crapauds, avec du pain et de l'eau pour toute nourriture, et d'où il ne me retira que lorsque je fus crevé. J'avais les yeux presque hors de tête, le nez gros comme un moyen concombre; plus de la moitié des dents, que j'avais auparavant très-saines, m'étaient tombées du scorbut; la bouche m'était enflée et toute en gale, et mes os perçaient ma peau en plus de vingt endroits.»
Je regarde donc l'Histoire de la Bastille comme très-digne de créance pour tous les faits où Renneville se pose lui-même en témoin oculaire avec quelque apophthegme biblique à la bouche; quant aux nombreuses aventures des prisonniers qu'il a fréquentés tour à tour pendant onze ans, il ne donne pas ces aventures, souvent romanesques et ridicules, pour des faits avérés; il les répète telles qu'il les a entendues, et quelquefois seulement la passion l'emporte jusqu'à se faire l'avocat de ses amis de prison.
Un faussaire, un faiseur de pamphlets n'eût pas osé dédier au roi d'Angleterre, George Ier, un tissu de mensonges grossiers et de brutales calomnies: «L'œil de Votre Majesté, dit-il dans cette dédicace, empêchera bien que la Tour de Londres, qui ne fait trembler que les criminels, ne se convertisse en Bastille, qui écrase plus d'innocens que de coupables; et, comme mon protecteur, Sire, vous me défendrez de mes persécuteurs, qui se font gloire de poursuivre jusque dans le sanctuaire ceux qui dévoilent leurs crimes ou qui ont le malheur de leur déplaire.» Enfin, un lâche calomniateur n'eût pas osé inscrire son nom au frontispice d'un acte d'accusation contre la Bastille, et se mettre en danger de la vie, ou du moins de la liberté. Renneville courait risque d'être enlevé et replongé à la Bastille pour le reste de ses jours; il fut même attaqué à Amsterdam par trois coupe-jarrets, qui ne lui firent que de légères blessures: «Je n'alongerai pas mon épée d'un pouce, dit-il dans sa préface. Si Deus pro nobis, quis contra nos? Il est beau de mourir pour la vérité et le bien public!» Ce langage peint l'homme.
Au reste, on ignore ce que devint Renneville depuis la publication de sa seconde édition, en 1724, et l'on peut présumer qu'il eut le sort de Matthioli et d'Arwedicks, qu'il fut secrètement arrêté en Hollande ou peut-être en France, où l'on s'efforçait de l'attirer, et qu'il périt au fond de ces affreux cachots décrits pour la première fois dans les annales de l'Inquisition française[80].
[80] On peut fonder cette supposition par ce qui arriva au bénédictin François de la Bretonnière, auteur de plusieurs pamphlets dans lesquels Louvois et son frère, l'archevêque de Reims, étaient gravement insultés. La Bretonnière fut enlevé en Hollande, par l'entremise d'un juif hollandais, et livré à la merci de Louvois, qui le fit transporter secrètement en France, au mont Saint-Michel, et enfermer dans une cage de fer où il mourut. La Bastille dévoilée, 9e livraison, p. 76.
La date (1681) du baptême royal que reçut le collége de Clermont réfuterait suffisamment l'anecdote inventée par Reilh, qui donnait trente-un ans de captivité, en 1705, à l'écolier des jésuites, si la vraisemblance ne contredisait pas cette terrible histoire. En effet, l'offense ayant été publique, raison était que la réparation le fût pareillement, et dans le cas où les révérends pères se fussent contentés d'une vengeance secrète, auraient-ils eu recours aux prisons d'état et à la puissance de Louis XIV, qui, d'ailleurs, n'eût pas considéré comme une injure bien grave ce distique, dans lequel sa royauté était mise presque au niveau de la divinité de Jésus?
Les jésuites avaient en main des moyens plus sûrs et plus formidables de se venger, sans qu'il fût besoin d'importuner le roi pour un si mince objet. Le collége de Louis-le-Grand renfermait des souterrains profonds, non moins impénétrables que les prisons d'état: là, s'expiaient, dans les ténèbres et le silence, des crimes que les lois n'eussent pas punis et que la société de Jésus frappait d'une détention perpétuelle; ces crimes consistaient surtout en imprudences capables de compromettre la fortune et la dignité de l'ordre. Les coupables avaient, d'ordinaire, fait partie de cette société, qui s'arrogeait le droit de retrancher elle-même ses membres nuisibles.
Quand les jésuites furent chassés de France, leurs colléges fouillés et leurs turpitudes traînées au grand jour de l'opinion, le collége de Louis-le-Grand offrit une preuve manifeste des violences qui s'exerçaient impunément sous la règle de Loyola: on y trouva, raconte Dulaure dans son Histoire de Paris[81], des espèces d'oubliettes, caveaux sans portes et ouverts à la voûte pour descendre le patient avec des cordes, comme dans les anciens in-pace des couvens. Un anneau de fer scellé dans le mur, des chaînes rongées de rouille et des ossemens ne permettaient pas de douter de la destination de ces tombeaux, où plus d'une victime avait succombé au désespoir, peut-être à la faim. Les vengeances des jésuites étaient occultes, selon l'esprit de cette société, à qui les oubliettes n'eussent pas manqué pour l'insolent auteur du distique.
[81] Troisième éd. in-12, t. 5, p. 440 et 441. Ce furent des écoliers qui découvrirent ces cachots au-dessous des bâtimens de l'infirmerie. «Armés de bâtons et de flambeaux, ils pénètrent dans un caveau servant d'atelier au menuisier de la maison, frappent le sol et reconnaissent qu'en un certain endroit il résonne sous leurs coups; il remuent la terre, découvrent une trappe en bois, la lèvent avec peine, aperçoivent un bel escalier, le descendent et se trouvent dans une vaste salle voûtée; elle était bordée d'environ dix caveaux, aussi voûtés, de sept à huit pieds de longueur, garnis chacun d'un fort anneau de fer scellé dans le mur. La voûte de la salle était soutenue au milieu par un gros pilier dont les quatre faces présentaient autant d'anneaux de fer. A la voûte, ils virent une ouverture étroite, fermée par une grille de fer. Par cette ouverture, la seule qu'ils aient aperçue dans ce souterrain, on descendait évidemment la nourriture destinée aux malheureuses victimes.»
Il n'y a pas cinq ans qu'un professeur du collége Charlemagne eut l'idée de visiter avec soin les caves de cette maison-professe des jésuites, pour y découvrir quelque trace de l'effrayante chambre des méditations, toute remplie de peintures diaboliques, telle, du moins, que Voltaire nous l'a montrée par ouï-dire; ce professeur fouilla le sol dans un endroit qu'il avait jugé suspect; il rencontra sous sa pioche une voûte dont il détacha plusieurs pierres, de manière à pratiquer un passage; il planta une échelle dans le trou, et eut le courage de descendre au fond d'un caveau sans issue, à moitié comblé. Il ramassa, parmi les décombres, une lampe en terre cuite et un crâne humain. D'autres fouilles semblables produisirent la découverte d'autres cellules voûtées, que l'eau des fossés de la Bastille avait envahies.
C'est dans ces cachots-là qu'on doit rechercher les vestiges de la punition du pauvre écolier, et non dans les archives d'une prison d'état. A quoi eût servi un masque sur la figure d'un enfant de treize ans, qui ne pouvait être reconnu que par ses parens et ses régens de classe?
Eh bien! on ne manquera pas sans doute, tôt ou tard, de nous représenter cet écolier comme le véritable homme au masque, sans égard pour les dates et pour la vraisemblance. Mais on aura de la peine à faire un secret d'état, d'une affaire de collége, et l'on n'expliquera pas pourquoi Louis XVIII disait, en causant du Masque de Fer: «Je sais le mot de cette énigme, comme mes successeurs le sauront; c'est l'honneur de notre aïeul Louis XIV que nous avons à garder[82].»
[82] Plusieurs personnes dignes de foi nous ont attesté cette réponse que Louis XVIII eut peut-être la malice de faire pour tenir en haleine la curiosité des courtisans: le secret du Masque de Fer lui semblait sans doute une condition aussi nécessaire que le sacre de Reims pour sa royauté.
Pour établir maintenant d'une manière satisfaisante que le Masque de Fer et Fouquet ne sont qu'une seule et même personne avec deux noms différens et à des époques différentes, il suffira de prouver,
1o Que les précautions apportées dans la garde de Fouquet à Pignerol ressemblent en tout point à celles qu'on déploya plus tard pour l'homme au masque à la Bastille, comme aux îles Sainte-Marguerite;
2o Que la plupart des traditions relatives au prisonnier masqué paraissent devoir se rattacher à Fouquet;
3o Que l'apparition du Masque de Fer a suivi presque immédiatement la prétendue mort de Fouquet en 1680;
4o Que cette mort de Fouquet, en 1680, est loin d'être certaine;
5o Que des raisons politiques et particulières ont pu déterminer Louis XIV à le faire passer pour mort, plutôt que de s'en défaire par un empoisonnement ou d'une autre façon;
6o Enfin, que l'époque de la mort de Fouquet en 1680 étant reconnue fausse, les faits et les dates, les inductions et les probabilités viennent à l'appui de mon système, qui serait incontestable, si l'authenticité de la carte trouvée à la Bastille en 1789 pouvait être justifiée par la production de cette pièce que je n'ai pas invoquée cependant comme une preuve, en mentionnant sa découverte.
I.
Dès que la chambre de justice, par son arrêt du 20 décembre 1664, eut déclaré Fouquet atteint et convaincu d'abus et malversations par lui commises au fait des finances dans les fonctions de surintendant, et l'eut banni à perpétuité hors du royaume en confisquant tous ses biens, le roi jugea qu'il pouvait y avoir grand péril à laisser sortir ledit Fouquet hors du royaume, vu la connaissance particulière qu'il avait des affaires les plus importantes de l'État. En conséquence, la peine de bannissement perpétuel fut commuée en celle de la prison perpétuelle, et trois jours après l'arrêt rendu, Fouquet monta en carrosse avec quatre hommes, et partit escorté de cent mousquetaires, sous la conduite de M. d'Artagnan, pour être mené au château de Pignerol, où Saint-Mars devait le garder prisonnier.
On retint à la Bastille le médecin et le valet de chambre de Fouquet (Pecquet et Lavallée), de peur qu'étant en liberté ils ne donnassent avis de sa part à ses parens et à ses amis pour sa délivrance[83]. Mme de Sévigné écrivit à M. de Pomponne, le 22 décembre: «Si vous saviez comme cette cruauté paraît à tout le monde, de lui avoir ôté ces deux hommes: c'est une chose inconcevable; on en tire même des conséquences fâcheuses, dont Dieu le préserve; voilà une grande rigueur. Tantæne animis cœlestibus iræ! Mais non, ce n'est point de si haut que cela vient. De telles vengeances rudes et basses ne sauraient partir d'un cœur comme celui de notre maître. On se sert de son nom et on le profane!» Ce fut pourtant le roi qui signa l'Instruction[84], datée du 24 décembre, et remise à M. de Saint-Mars, laquelle n'eût pas été plus sévère pour le Masque de Fer.
[83] Recueil des Défenses de M. Fouquet, 15 vol., 1665-1668, t. 13, p. 235: Relation de ce qui s'est passé dans la chambre de justice au jugement de M. Fouquet. Il y a une autre édition en 16 vol., 1696, sous ce titre: Œuvres de M. Fouquet.
[84] Cette pièce a été imprimée en partie, pour la première fois, dans le t. 6 des Œuvres de Louis XIV, p. 371. Elle y est précédée d'un Avis de l'éditeur, rempli d'aperçus neufs et piquans sur les causes du procès de Fouquet. M. Delort, dans le premier volume de l'Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres, p. 24 et suiv., réimprima en entier cette instruction dont l'original existe aux Archives du Royaume.
Cette Instruction défend «que Fouquet ait communication avec qui que ce soit, de vive voix ni par écrit, et qu'il soit visité de personne, ni qu'il sorte de son appartement pour quelque cause ou sous quelque prétexte que ce puisse être, pas même pour se promener;» elle refuse des plumes, de l'encre et du papier à Fouquet, mais elle permet que Saint-Mars «lui fasse fournir des livres, s'il en désire, observant néanmoins de ne lui en donner qu'un à la fois, et de prendre soigneusement garde, en retirant ceux qu'il aura eus en sa disposition, s'il n'y a rien d'écrit ou de marqué dedans;» elle charge Saint-Mars d'acheter les habits et le linge dont Fouquet aura besoin, et de lui choisir un valet qui sera pareillement privé de toute communication, et n'aura non plus de liberté de sortir que ledit Fouquet; elle assigne un fonds de six mille livres par an pour la subsistance de Fouquet et de son valet; elle autorise Saint-Mars à lui faire tenir un confesseur lorsqu'il voudra se confesser, «en observant néanmoins de n'avertir ledit confesseur qu'un moment avant qu'il doive entendre ledit Fouquet, et de ne lui pas donner toujours la même personne pour le confesser;» elle recommande enfin à Saint-Mars de tenir Sa Majesté avertie de temps en temps de ce que fera le prisonnier.
Dès que Fouquet fut arrivé à Pignerol le 10 janvier 1665 et enfermé dans le donjon, sous la garde de Saint-Mars, capitaine d'une compagnie franche d'infanterie composée de cinquante hommes, avec le titre de commandant de ce donjon en l'absence du gouverneur, le marquis de Piennes, les inquiétudes du roi et les précautions de surveillance s'accrurent successivement: Louvois, qui reçut la prison de Fouquet dans ses attributions de secrétaire d'état de la guerre, enjoignit à Saint-Mars d'envoyer des nouvelles toutes les semaines, quand bien même il n'aurait rien à mander[85].
[85] Lettre du 29 janvier 1665, dans le 1er vol. de l'Histoire de la détention des Philosophes, ainsi que les lettres dont j'ai extrait les phrases suivantes: on les trouvera sous leur date, sans qu'il soit nécessaire de renvoyer sans cesse à l'ouvrage ci-dessus.
La défiance de Louvois se porte sur tout, dans ses lettres à Saint-Mars:
«C'est à vous à veiller à ce que ceux qui approchent M. Fouquet ne se laissent pas corrompre, et que, quand même quelqu'un aurait assez de bassesse pour cela, il ne pût exécuter son mauvais dessein: il est nécessaire que vous empêchiez qu'il n'ait ni plume ni encre.» (10 février 1665.)
«Le confesseur, que vous avez choisi pour lui, a des talens qui ne doivent pas donner beaucoup de sujet de craindre qu'il lie quelque négociation contraire au service de Sa Majesté. Vous ne sauriez manquer de faire observer la conduite de cet ecclésiastique, pour reconnaître si les apparences ne sont point trompeuses.» (20 février.)
«Il n'y a point de difficulté à donner en même temps deux livres à M. Fouquet: ce que vous avez à faire observer est que ceux de qui vous les prendrez ne sachent point que ce soit pour lui, et que vous les visitiez ou fassiez visiter avant que de les lui donner.» (3 mars.)
«On est bien aise ici de voir que l'ecclésiastique que vous avez choisi (pour confesseur) soit de l'humeur que vous marquez. Vous ne sauriez mieux faire que de l'entretenir dans les sentimens où il est, et de lui promettre que Sa Majesté reconnaîtra ses services; et certainement, après les précautions que vous prenez, il semble que ce soit le seul homme qui puisse lui donner des nouvelles, s'il était assez infidèle pour le faire. Après ce que cet ecclésiastique vous a dit, vous avez eu raison de croire que M. Fouquet désire se confesser, plus pour apprendre des nouvelles que toute autre chose, et Sa Majesté souhaite que vous ne lui donniez cette permission que toutes les quatre bonnes fêtes de l'année et le jour de la Notre-Dame d'août… Il vaut mieux acheter qu'emprunter des livres pour lui… Lorsqu'il vous demande des lunettes d'approche, il a vraisemblablement dessein de s'en servir à quelque chose qui est contre le service de Sa Majesté: aussi ne veut-elle pas que vous lui en fournissiez. (24 avril; à cette époque la compagnie de Saint-Mars fut augmentée de dix soldats et d'un sergent.)
«Sa Majesté approuve que vous ayez refusé de lui donner un crayon.» (26 octobre.)
«Vous ne sauriez apporter trop de précautions pour empêcher que M. Fouquet n'écrive ou ne reçoive des lettres, et le roi approuvera toujours toutes celles que la raison voudra que vous pratiquiez pour vous empêcher d'être trompé.» (13 novembre.)
«Le roi approuve les diligences que vous faites pour ôter à M. Fouquet toutes sortes de moyens d'écrire, ni de recevoir des lettres, et trouvera bon toutes les précautions que vous croirez devoir prendre à l'avenir.» (12 décembre.)
«Vous devez faire savoir ici les moindres choses qui se passent au sujet de M. Fouquet, et lorsque vous croirez à propos de donner avis par avance de quelques précautions que vous voudrez prendre pour la garde de sa personne, vous le pouvez faire en toute liberté.» (26 janvier 1666.)
«Les gens qui sont dans la condition où il se trouve tentent toutes sortes de voies pour parvenir à leur fin, et les gens qui sont chargés de leur garde doivent prendre toutes sortes de précautions contre eux pour s'empêcher d'être trompés.» (3 mars.)
«Sa Majesté sera bien aise que de temps en temps vous mandiez ici de quelle manière vit le prisonnier; s'il supporte sa détention avec tranquillité ou avec inquiétude; ce qu'il dit et ce qui se passe dans sa garde.» (11 avril.)
«Si la maladie de M. Fouquet continuait, il serait juste de le faire assister de médecins et de chirurgiens du pays, mais bien assurément le médecin Pecquet ne lui rendra jamais ses services, soit dans sa profession, soit dans le métier d'un simple valet.» (4 juin.)
«Comme on pourrait, pour procurer à M. Fouquet sa liberté ou quelque soulagement, vous exposer des dépêches du roi ou des lettres de M. Letellier ou de moi, contrefaites, je vous prie de n'en exécuter aucune signée de lui ou de moi, qui ne soit écrite de sa main ou de la mienne, que vous pourrez confronter contre ces sept lignes qui en sont.» (4 juin.)
«Si M. Fouquet continue à vous demander des livres italiens, vous pourrez lui en faire venir de Paris ou de Lyon.» (18 juin.)
«Vous avez raison de dire qu'il est mal aisé de vous précautionner contre le prêtre qui confesse M. Fouquet, puisqu'étant seuls par nécessité, ils peuvent s'entretenir ensemble des choses qui ne regardent point la confession; mais, puisque le confesseur est homme de bien ou que vous le croyez tel, vous devez avoir en quelque façon l'esprit en repos. A votre imitation, je me défie de tout.» (30 juin.)
«Il est inutile que je vous explique toutes les précautions que Sa Majesté prend pour la sûreté du prisonnier durant sa marche (Fouquet avait été transféré de Pignerol au fort de Pérouse pendant les réparations du dégât fait par la foudre dans sa prison), et pour sa garde durant sa détention.» (17 juillet.)
«Si après la guérison du valet de M. Fouquet, il ne veut plus continuer ses services au prisonnier, la prudence veut que vous le reteniez dans le donjon trois ou quatre mois, afin que, s'il avait agi contre son devoir, le temps fasse rompre les mesures prises avec M. Fouquet.» (23 septembre.)
«Comme vous me marquez que M. Fouquet profite de ses vieux habits pour se concilier le valet qui est auprès de lui, le roi désire qu'à mesure que vous lui en fournissez de nouveaux, vous donniez ceux qu'il quitte aux pauvres.» (23 octobre.)
«Le roi estime que l'on ne peut mieux faire que d'enfermer avec M. Fouquet deux valets qui ne sortiront que par la mort. Les avantages que vous tirerez de ces deux valets ainsi renfermés, sont qu'ils pourront se veiller l'un l'autre et que vous connaîtrez, en les questionnant ou par les rapports qu'ils vous feront, s'ils vous disent vrai.» (14 février 1667.)
«Votre lettre du 29 du mois passé m'apprend la continuation et l'état de la maladie de M. Fouquet. Je vous prie de continuer à m'en informer par tous les ordinaires. En faisant ce qui peut lui être utile, vous ne devez pas négliger la moindre des choses qui peuvent aller contre la sûreté de la garde de sa personne.» (9 octobre 1668.)
«Vous avez bien fait de ne pas donner aux Récollets la pistole que le valet de M. Fouquet vous a prié de leur délivrer par charité, puisque vous appréhendez qu'il n'y ait à cela quelque mystère.» (26 mars 1669.)
«Il faut vous consoler du chagrin que M. Fouquet peut avoir contre vous des nouvelles précautions que vous avez prises pour la sûreté de sa garde.» (22 avril 1669.)
«Vous avez découvert que vos soldats avaient commerce avec M. Fouquet: il faut qu'il y ait encore quelque chose de plus que ce que vous me mandez qu'ils vous ont avoué; car il n'aurait pas fait donner six pistoles à un soldat qu'il nommait par son nom, s'il ne lui eût auparavant rendu quelque service. Le roi ne fera aucune difficulté de vous permettre de faire justice de vos soldats en assemblant vos officiers et sergens; et s'il n'y a point de preuves assez sûres pour punir un crime de cette qualité à l'égard du valet, vous ne pouvez que le bien maltraiter et l'enfermer pour long-temps. Cependant vous ferez fort bien de mettre les fenêtres de M. Fouquet en état que pareille chose ne lui puisse plus arriver, et veiller toujours si exactement, qu'il ne puisse rien voir sans que vous le découvriez.» (7 décembre.)
«Il faut faire une grille, vis-à-vis de chacune des fenêtres de votre prisonnier, qui soit en demi-cercle en saillie hors du mur extérieur de deux ou trois pieds, et entourer chacune desdites grilles d'une claie fort serrée, et assez haute pour empêcher qu'il ne puisse voir autre chose que le ciel; et quand il sera nuit, que vous fassiez descendre des nattes dessus ses fenêtres, que vous relèverez à la pointe du jour: ainsi l'on ne pourra plus lui faire signe, ni lui en faire faire à qui que ce soit, et il ne pourra plus rien jeter ni recevoir.» (17 décembre.)
«Il faut observer que si vous donnez à M. Fouquet des valets que l'on vous amènera d'ici, il pourra bien arriver qu'ils seront gagnés par avance, et qu'ainsi ils seraient pis que ceux que vous en ôteriez présentement.» (1er janvier 1670.)
«Les précautions que vous avez résolu de prendre pour empêcher que M. Fouquet ne donne de ses nouvelles à personne, ni n'en reçoive de qui que ce soit, sont bonnes.» (16 janvier 1670.)
«La punition que vous avez fait faire des cinq soldats qui vous avaient trahi ne saurait produire qu'un très-bon effet.» (26 janvier.)
«J'ai reçu le plan des jalousies que vous faites faire pour les fenêtres de M. Fouquet; ce n'est pas comme cela que j'ai entendu qu'elles doivent être, mais bien des claies ordinaires qu'il faut mettre autour des grilles, en saillie et en hauteur nécessaire pour empêcher qu'il ne voie les terres des environs de son logement.» (28 janvier.)
«Je vous prie de visiter soigneusement le dedans et le dehors du lieu où M. Fouquet est enfermé, et de le mettre en état que le prisonnier ne puisse voir ni être vu de personne.» (26 mars.)
«Votre lettre du 5 de ce mois me fait connaître que M. Fouquet désirerait lire la Bible. Vous pouvez lui en acheter une et même les livres pour l'usage de son valet, ne doutant pas que, avant de les leur délivrer, vous ne vous précautionniez.» (14 juillet.)
«Vous jugerez facilement par la grandeur du mémoire du sieur Pecquet, pour la composition de l'emplâtre que M. Fouquet demande, qu'il n'a pu le faire dans mon cabinet, en ma présence, et qu'il l'a dressé chez lui; cette raison m'oblige de vous dire qu'aussitôt que vous l'aurez reçu, vous en fassiez une copie bien exacte, et en montriez l'original à M. Fouquet, et que vous en collationniez avec lui la copie, laquelle vous lui laisserez, et brûlerez ensuite l'original; par ce moyen, ledit sieur Fouquet, l'ayant vu, n'aura aucun doute; et vous, l'ayant brûlé, n'en aurez aucune inquiétude.» (13 décembre.)
«Sa Majesté, que l'on pourrait voir, a empêché que M. de Lauzun (nouvellement arrivé à Pignerol) ne puisse parler à M. Fouquet par la même cheminée.» (20 décembre 1671.)
A la fin de l'année 1672, la prison de Fouquet commença de s'adoucir; on lui rendit une lettre de sa femme avec permission d'y répondre en présence de Saint-Mars; dès lors, d'autres lettres de Mme Fouquet lui parvinrent de même par l'entremise de Louvois, qui faisait examiner et visiter ces lettres soumises à des analyses chimiques pour qu'on n'y pût cacher quelque écriture faite avec une encre invisible.
Fouquet obtint successivement d'écrire au roi et à Louvois; d'être instruit des principaux événemens politiques; de recevoir par écrit les consultations de son médecin Pecquet et de plusieurs praticiens de Paris; de prendre l'air, de deux jours l'un, pendant deux heures chaque jour, sous la menace de retourner dans sa chambre pour toujours, s'il essayait de lier des intelligences avec quelqu'un; de communiquer avec le comte de Lauzun, prisonnier d'état comme lui à Pignerol; de lire le Mercure galant; d'adresser des mémoires cachetés au roi; de jouer et converser avec les officiers de Saint-Mars à tous les jeux honnêtes qu'il pouvait désirer; de se promener dans l'étendue de la citadelle, accompagné de quelques soldats; de dîner avec Mme de Saint-Mars, quand même il y aurait des étrangers; de passer des matinées et des après-dîners, enfermé dans son appartement, en compagnie des officiers de la garnison du château; enfin, d'embrasser sa femme, ses frères et ses enfans[86].
[86] Tous ces faits résultent de la correspondance secrète de Louvois, publiée par M. Delort, et notamment d'une lettre du 1er novembre 1677 et d'un mémoire du 18 janvier 1679.
Mais nonobstant ces adoucissemens progressifs dans la captivité de Fouquet, la surveillance de Saint-Mars était aussi active et aussi minutieuse.
Fouquet ayant demandé la permission d'écrire une pensée qu'il avait, laquelle, disait-il, serait fort utile au service du roi, Saint-Mars lui donna six feuilles de papier, après avoir tiré de lui parole de les rendre écrites ou blanches au bout de quatre jours, pour les cacheter et les adresser au roi. (30 janvier 1673.)
Fouquet ayant désiré savoir des nouvelles, Saint-Mars fut autorisé à lui en dire du progrès des armes du roi, sans que cela s'étendît à autre chose, sous quelque prétexte que ce fût. (2 juillet 1673.)
Fouquet ayant voulu avoir du thé, on le lui envoya de Paris, mais Saint-Mars eut soin d'enlever la boîte, après l'avoir vidée devant lui, ainsi que le papier et le plomb qui enveloppaient le thé. (Novembre 1677.)
Louvois écrit à Saint-Mars: «Vous ne devez point donner d'autres lettres à M. Fouquet que celles que je vous adresse dans mes paquets avec une de moi.» (13 mars 1679.) «Il est à propos que M. d'Herleville (gouverneur de la ville de Pignerol) et sa femme ne rendent visite à M. Fouquet que trois ou quatre fois l'année; à l'égard du père jésuite qui vous est suspect, ne souffrez point qu'il entre dans le donjon.» (23 octobre.) «Vous répondez toujours à Sa Majesté de la sûreté de la personne de M. Fouquet.» (18 décembre.) «Je crois devoir vous répéter que les ordres de Sa Majesté restreignent les visites qui peuvent être rendues à votre prisonnier, aux officiers et habitans de la ville et de la citadelle.» (25 décembre.)
On voit évidemment dans la correspondance de Louvois qu'en 1679 on accordait un peu plus de liberté à Fouquet, mais qu'on n'épargnait rien pour l'empêcher de parler sur certains sujets que le roi avait fort à cœur: l'épée de Damoclès était sans cesse au-dessus de sa tête!
II.
L'anecdote de l'assiette d'argent, que Voltaire emprunta aux Mémoires de Perse, est rapportée d'une autre manière par le père Papon, dans le Voyage en Provence. Ici, ce n'est plus un pêcheur ni un esclave, mais un frater; ce n'est plus une assiette, mais une chemise très-fine, sur laquelle le prisonnier aurait écrit d'un bout à l'autre.
L'origine de cette anecdote n'existe-t-elle pas dans ces passages de deux lettres de Louvois à Saint-Mars? «Votre lettre m'a été rendue avec le nouveau mouchoir sur lequel il y a de l'écriture de M. Fouquet.» (18 décembre 1665.) «Vous pouvez lui déclarer que s'il emploie encore son linge de table à faire du papier, il ne doit pas être surpris si vous ne lui en donnez plus. Il me semble qu'il n'est pas fort difficile de s'apercevoir s'il en consomme à cet usage, puisqu'il n'y a qu'à le donner par compte à ses valets et les obliger à le rendre par compte aussi, et quand il en manquera, ce sera une marque infaillible qu'il s'en sera servi.» (21 novembre 1667.)
Fouquet, qui écrivait sur son linge, pouvait bien imaginer d'écrire sur sa vaisselle. Ce fut peut-être dans cette intention qu'il demanda et obtint de faire faire des assiettes et une salière, avec deux flambeaux d'argent qui avaient été brisés dans l'explosion de la poudrière. (7 août 1665.)
Le père Papon apprit d'un vieil officier de l'île de Sainte-Marguerite, qu'une femme du village de Mongins vint se présenter à Saint-Mars pour être admise en qualité de servante auprès du prisonnier inconnu, mais qu'elle refusa de se condamner à une captivité lucrative, lorsqu'on lui eut annoncé que cette captivité serait perpétuelle.
N'est-ce pas là cette mesure prise à l'égard des valets de Fouquet, lesquels ne devaient sortir de sa prison que par la mort? Peut-être la femme que Saint-Mars voulait prendre à gages n'est-elle autre que la blanchisseuse qu'on logea dans le donjon pour laver le linge de Fouquet qui mettait de l'écriture partout, même sur ses rubans et la doublure de son pourpoint, tellement qu'on fut obligé de l'habiller d'une couleur sombre et de ne lui donner que des rubans noirs (lettre de Louvois du 14 février 1667). On se souvient que, selon M. de Palteau, le prisonnier était toujours vêtu de brun.
Le père Papon ouït dire encore que le valet du prisonnier étant mort dans la chambre de son maître, un officier de Saint-Mars alla lui-même, la nuit, prendre le corps pour le porter au cimetière: un valet de Fouquet, emprisonné comme lui à perpétuité, mourut aussi au mois de février 1680 (lettre de Louvois du 12 mars de cette année-là). Les faits qui s'étaient passés à Pignerol durent avoir un écho aux îles Sainte-Marguerite, lorsque Saint-Mars y transféra son ancien prisonnier.
Quant aux égards que Louvois montrait pour le Masque de Fer, en se découvrant devant lui, on peut penser que ce ministre, malgré son orgueil, accordait ces marques de déférence au malheur et à la vieillesse, s'il se rencontra jamais avec Fouquet dans un des voyages rapides et mystérieux qu'il faisait souvent.
«Il a quelquefois visité une partie de la France, quand le bruit de son départ commence à être semé, dit le Mercure galant du mois de mai 1680 (un mois après la prétendue mort de Fouquet! On a des motifs de croire que Louvois était allé à Pignerol); et comme dans son retour il devance ordinairement les plus prompts courriers, ceux qui se plaisent à raisonner perdent leurs mesures.»
Le Mercure galant du mois de juin laisse encore mieux pénétrer l'objet de ce voyage qui conduisit sans doute le ministre à Pignerol: «M. de Louvois est de retour à Fontainebleau après avoir parcouru beaucoup de pays. Vous savez jusqu'où le zèle qu'il a pour le service du roi l'emporte et avec quelle rapidité on le voit agir pour les intérêts de l'état. Son voyage n'a pas tant été pour le besoin qu'il avait des eaux de Barège, que pour voir les travaux de quelques places où les grandes lumières qu'il a sur toute chose rendaient sa présence nécessaire.» Voilà, ce me semble, en quelle occasion Louvois se découvrit devant le Masque de Fer.
Louvois, dans ses lettres à Saint-Mars, ne s'exprime jamais qu'avec beaucoup de politesse en parlant de Fouquet: «Vous pouvez lui dire que j'ai fait, jusqu'à présent, tout ce qui a pu dépendre de moi pour lui rendre service dans les choses où je l'ai pu sans blesser mon devoir, et que je continuerai avec plaisir.» (30 janvier 1673.) «Je vous prie de faire à M. Fouquet un remerciement de ma part sur toutes ses honnêtetés.» (26 décembre 1677.) Voilà bien un salut par écrit.
Les beaux habits, le linge fin, les livres, tout ce qu'on prodiguait au prisonnier masqué pour lui rendre la vie moins pénible, n'étaient pas non plus refusés à Fouquet: l'ameublement de sa seconde chambre à Pignerol coûta plus de douze cents livres (lettre de Louvois, 20 février 1665); les habits et le linge que Saint-Mars lui fournit en treize mois coûtèrent, d'une part 1042 livres, et de l'autre, 1646 livres (lettres de Louvois, 12 décembre 1665 et 22 février 1666); Fouquet avait des flambeaux d'argent (lettre de Louvois, 7 août 1665); on renouvela plusieurs fois son ameublement et ses tapis pendant seize ans de prison; il avait par an deux habits neufs, l'un d'hiver et l'autre d'été; on lui achetait la plupart des livres qu'il désirait: «Vous avez bien fait, écrit Louvois à Saint-Mars, de lui donner les choses nécessaires pour contribuer à son divertissement; mais vous devez toujours prendre vos précautions pour la sûreté de sa garde.» (21 février 1669.)
Fouquet, dans le désœuvrement d'une si longue captivité, était bien capable d'imiter l'homme au masque, qui, selon le rapport de Lagrange-Chancel, s'amusait à épiler sa barbe avec des pinces d'acier; non-seulement Fouquet apprenait le latin et la pharmacie à ses domestiques[87], composait des vers pieux à l'aide du Dictionnaire des rimes françaises, imaginait des onguens et des remèdes pour différens maux[88], mais encore il se livrait on ne sait à quelles occupations frivoles qui faisaient dire à Louvois, le 16 juin 1666: «Cette occupation marque bien l'oisiveté dans laquelle il se trouve présentement. Il ne faut pas s'étonner qu'un homme qui a eu une longue habitude du travail s'applique à de petites choses pour s'occuper[89].»
[87] Histoire de la détention de Fouquet, de Pellisson et de Lauzun, par M. Delort, en tête de l'Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres, p. 33.
[88] Fouquet avait appris de sa mère, auteur du célèbre Recueil de recettes choisies tant de fois réimprimé depuis l'édition originale de 1675, une foule de recettes singulières. Louvois, ayant mal aux yeux, lui fit demander de l'eau de casselunette et un Mémoire de la manière dont elle se fait (lettres du 13 juin et 5 juillet 1678).
[89] Ne doit-on pas rapporter à ce passage la célèbre histoire de l'araignée que tant de biographes ont introduite à tort dans la captivité de Pellisson, et dont Renneville, mieux instruit des traditions de la Bastille, a fait honneur au comte de Lauzun, trop léger et trop insouciant néanmoins pour se créer des occupations de cette espèce? Ce serait donc Fouquet et non Lauzun, à qui nous attribuerions cette touchante anecdote: «Sans livres, sans occupation, n'étant visité que de son barbare surveillant, lorsqu'il lui portait du pain, le comte (Fouquet) ne sachant à quoi s'amuser, avait appris à une petite araignée à descendre dans sa main pour y prendre du pain qu'il lui tendait. Un jour Saint-Mars entra dans le moment que le comte était dans cette amusante occupation avec son araignée; il lui fit le détail de ce beau divertissement, et ce brutal, voyant que le comte y prenait une espèce de plaisir, lui écrasa l'araignée dans la main en lui disant que les criminels comme lui étaient indignes du moindre divertissement.» Inquisition française ou Histoire de la Bastille, t. 1, p. 74.
On pourrait encore appliquer à Fouquet une partie de ce que la tradition nous fait connaître de la taille, de l'air majestueux, de la voix intéressante et même de l'esprit vif et orné du prisonnier masqué.
Fouquet n'était pas beau de visage, il est vrai; mais l'abbé de Choisy, dans ses Mémoires[90] nous le montre «savant dans le droit, et même dans les belles-lettres; la conversation légère, les manières aisées et nobles; répondant toujours des choses agréables.» Bussy-Rabutin ne le juge pas autrement, et avoue à contre-cœur qu'il avait l'esprit fin et délicat[91]. Ses portraits lui donnent une figure spirituelle, un regard fier, une superbe chevelure: en un mot, sa bourse n'était pas le seul aimant qui lui gagnât les cœurs, puisque Mme de Sévigné, qu'il avait courtisée sans succès comme amant, l'estimait assez pour en faire un ami.
[90] Collection Petitot, t. 63 de la seconde série, p. 210.
[91] Mémoires de Roger de Rabutin, comte de Bussy, éd. de 1696, in-12, t. 2, p. 428.
III.
Il est certain qu'avant l'année 1680, Saint-Mars ne gardait à Pignerol que deux prisonniers importans, Fouquet et Lauzun; cependant, l'ancien prisonnier qu'il avait à Pignerol, suivant les termes du journal de M. Dujonca, dut se trouver dans cette forteresse avant la fin d'août 1681, époque du passage de Saint-Mars au fort d'Exilles, où le roi l'envoyait en qualité de gouverneur, pour le récompenser de son zèle dans la garde de Fouquet.
Ce fut donc dans l'intervalle du 23 mars 1680, date supposée de la mort de Fouquet, au 1er septembre 1681, que le Masque de Fer parut à Pignerol, d'où Saint-Mars n'emmena que deux prisonniers à Exilles[92]; or, l'un de ces prisonniers était probablement l'homme au masque; l'autre, qui était sans doute Matthioli, mourut avant l'année 1687, puisque Saint-Mars, ayant eu, au mois de janvier de cette année-là, le gouvernement des îles Sainte-Marguerite, ne conduisit qu'un seul prisonnier dans cette nouvelle prison[93].
[92] Louvois écrit à Saint-Mars, 12 mai 1681: «Je demande au sieur Duchanoy d'aller visiter avec vous les bâtimens d'Exilles, et d'y faire un mémoire des réparations absolument nécessaires pour le logement des deux prisonniers de la tour d'en bas, qui sont, je crois, les seuls que Sa Majesté fera transférer à Exilles.» Extrait des Archives des Aff. étr. par M. Delort.
[93] Saint-Mars écrit à Louvois, 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien mes ordres pour la garde de mon prisonnier, que je puis bien vous en répondre pour son entière sûreté.» Extrait des Archives des Aff. étr., par Roux-Fazillac.
IV.
La correspondance de Louvois avec Saint-Mars[94] fait mention, il faut l'avouer, de la mort de Fouquet, que lui aurait annoncé une lettre de Saint-Mars, écrite le 23 mars 1680. Les lettres de Louvois, datées des 8, 9 et 29 avril, répètent plusieurs fois: feu M. Fouquet, en ordonnant de remettre le corps du défunt aux gens de Mme Fouquet, et de transférer Lauzun dans la chambre mortuaire, meublée et tapissée à neuf; mais il est remarquable que, dans les lettres suivantes, Louvois dise comme à l'ordinaire, M. Fouquet, sans faire précéder ce nom de la qualification de feu qu'il employait auparavant.
[94] Dans l'Histoire de la détention des philosophes, t. 1, p. 317 et suiv.
Mme de Sévigné écrit à sa fille, le 3 avril 1680: «Le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée… Mlle de Scudéry est très-affligée de cette mort.» Elle écrit à la même, le 5 du même mois: «Si j'étais du conseil de la famille de M. Fouquet, je me garderais bien de faire voyager son pauvre corps, comme on dit qu'ils vont le faire: je le ferais enterrer là; il serait à Pignerol; et, après dix-neuf ans, ce ne serait point de cette sorte que je voudrais le faire sortir de prison.»
Elle écrit encore à peu près dans les mêmes termes à M. de Guitaud: «Si la famille de ce pauvre homme me croyait, elle ne le ferait point sortir de prison à demi; puisque son ame est allée de Pignerol dans le ciel, j'y laisserais son corps après dix-neuf ans: il irait de là tout aussi aisément dans la vallée de Josaphat, que d'une sépulture au milieu de ses pères, et comme la Providence l'a conduit d'une manière extraordinaire, son tombeau le serait aussi.» Ce passage de cette lettre a été seul conservé, d'où l'on peut présumer que Mme de Sévigné y donnait carrière hardiment à des soupçons sur les causes de la mort de son ami.
La Gazette de France, dans son numéro XXVIII, contient cette nouvelle, datée de Paris, 6 avril: «On nous mande de Pignerol que le sieur Fouquet y est mort d'apoplexie.» Enfin, d'après l'autorité de la Gazette, Haudicquer de Blancourt, dans ses Recherches historiques de l'ordre du Saint-Esprit, imprimées en 1695, avance que Fouquet est mort le 23 mars 1680.
Mais les contradictions des contemporains au sujet de cette mort ne sont pas moins extraordinaires que celles des dates; et l'absence, presque complète, de pièces y relatives, laisse beaucoup à présumer.
Conçoit-on, par exemple, que Louvois n'accuse réception de la lettre d'avis de Saint-Mars que le 8 avril, tandis que la Gazette du 6 publiait cette nouvelle et que Mme de Sévigné la savait cinq jours auparavant? Le courrier, portant les dépêches du ministre, serait donc resté plus de quatorze jours en chemin, tandis que la poste de Pignerol aurait fait la même route en moins de huit jours?
D'où vient que Bussy-Rabutin et Mme de Sévigné, qui étaient tous deux à Paris alors, et qui se voyaient sans cesse, ont donné une cause entièrement opposée à la mort de Fouquet, leur ami commun? Est-il possible que Bussy, dans sa lettre à Mme de M…, ait écrit, le 25 mars (le mois, sinon le jour, est à l'abri d'une controverse à élever sur la fidélité de l'éditeur, le père Bouhours, ami de Bussy et de Fouquet): Vous savez, je crois, la mort d'apoplexie de M. Fouquet, dans le temps qu'on lui avait permis d'aller aux eaux de Bourbon? Cette permission est venue trop tard: la mauvaise fortune a avancé ses jours.» Une phrase d'une autre lettre du même, datée du 6 avril, et adressée au marquis de Trichâteau, semble faire entendre aussi que Fouquet avait obtenu sa grâce: «La fortune a ri trop tard à notre pauvre ami; cela n'a fait qu'augmenter son regret de quitter la vie.»
Mais si Fouquet mourut d'apoplexie, comment interpréter alors le sens de ces paroles de Mme de Sévigné: «Voilà cette vie qui a tant donné de peine à conserver! Il y aurait beaucoup à dire là-dessus! Sa maladie a été des convulsions et des maux de cœur sans pouvoir vomir.»
Comment, enfin, expliquer le silence du Mercure galant sur la mort d'un personnage aussi célèbre, quand on trouve dans ce journal le fidèle relevé des décès principaux de chaque mois, quand le volume d'avril annonce les morts de Mrs Feydeau et Gailloire, chanoines de Notre-Dame, de M. Bourdon, docteur en Sorbonne, et d'autres individus aussi obscurs? Était-ce une omission volontaire du journaliste de Visé qui n'osait pas mécontenter Colbert ou les amis de Fouquet, en portant un jugement sur la personne du défunt, en rappelant ses malheurs ou ses fautes? Était-ce la censure occulte de Versailles qui condamnait à l'oubli la mémoire du surintendant?
Étrange mort que celle-ci, qui eut lieu à Pignerol le 23 mars, et qui était sue le 25 à Paris!
Pas un acte authentique pour constater la fin d'un homme qui avait fait autant de bruit par sa disgrâce que par sa fortune, pour imposer silence aux soupçons toujours prêts à chercher un crime dans une mort entourée du mystère de la prison d'état, pour forcer l'histoire à enregistrer le terme de cette grande et illustre captivité! Rien qu'une dépêche, presque énigmatique, du ministre de la guerre; rien que la restitution d'un cadavre dans un cercueil; rien que l'extrait, peut-être supposé, d'un obituaire de couvent constatant l'inhumation un an après la mort!
Le 9 avril, Louvois écrit de Saint-Germain à Saint-Mars: «Le roi me commande de vous faire savoir que Sa Majesté trouve bon que vous fassiez remettre aux gens de Mme Fouquet le corps de feu son mari, pour le faire transporter où bon lui semblera.» Or, à cette époque, Mme Fouquet demeurait à Pignerol dans la maison du sieur Fenouil[95], et sa fille devait bientôt habiter le donjon au-dessus de la chambre du prisonnier, avec laquelle un escalier intérieur, construit exprès, aurait permis de communiquer[96].
[95] On apprend cette particularité de la procuration retrouvée par M. Modeste Paroletti, et citée plus bas.
[96] Lettre de Louvois, du 18 décembre 1679, dans le t. 1 de l'Histoire de la détention des philosophes.
Cependant ce n'est qu'un an plus tard que le corps, transporté à Paris, fut inhumé, dit-on, le 28 mars 1681, en l'église du couvent des Filles de la Visitation-Sainte-Marie, dans la chapelle de Saint-François-de-Sales où François Fouquet, père du surintendant, reposait sous les marches de l'autel depuis quarante et un ans. François Fouquet avait une fastueuse épitaphe[97], qui énumérait ses titres, et ses vertus, à demi effacée par les pieds du prêtre officiant; mais Nicolas Fouquet n'eut pas même son nom gravé sur une lame de cuivre, dans un temps où l'Académie des inscriptions et des médailles secondait la sculpture pour immortaliser les tombeaux! Nicolas Fouquet, qui fut élevé à tous les degrés d'honneur de la magistrature, conseiller du parlement, maître des requêtes, procureur-général, surintendant des finances et ministre d'état, dut se contenter de cette oraison funèbre écrite dans les registres mortuaires des Visitandines, si toutefois on peut s'en rapporter à l'extrait de ces registres mentionné dans les notes du major Chevalier, bien que la supérieure du couvent de la Visitation ait déclaré en 1790 qu'il n'existait aucun registre de sépulture antérieur à l'année 1737[98].
[97] Voici cette épitaphe rapportée par Piganiol de la Force, Descript. de Paris, éd. de 1765, t. 5, p. 42:
«A L'HEUREUSE MÉMOIRE
De messire François Foucquet, chevalier, conseiller du roi ordinaire dans tous ses conseils, fils de messire François Foucquet, conseiller au parlement de Paris, lequel, après avoir passé par les charges de conseiller audit parlement et de maître des requêtes ordinaire de son hôtel, fut nommé pour ambassadeur de Sa Majesté vers les Suisses, et puis retenu pour être employé aux plus secrètes et plus importantes affaires de l'état, dans le maniement desquelles il a vécu avec tant d'intégrité et de modération, qu'il peut être proposé pour exemple à tous ceux qui sont admis aux conseils des princes. Sa naissance, sa vertu, sa capacité, son zèle au service du roi, lui ont acquis un nom honorable en cette vie, d'où il passa en une meilleure, trop tôt pour les siens et pour le public, laissant douze enfans de dame Marie de Maupeou, sa femme, fille de messire Gilles de Maupeou, seigneur d'Ableiges, conseiller d'état, intendant et contrôleur général des finances. Il mourut le 22 avril 1640, âgé de 53 ans.»
Le cercueil qui se trouve encore dans le caveau porte cette autre épitaphe plus modeste que je transcris.
CY GIST LE CORPS DE Mr
FRANÇOIS FOUQUET
VIVANT CHer CONSr
ORDINre DU ROY EN
SON CONSEIL D'ESTAT
LEQUEL DÉCÉDA LE XXIIe
JOUR D'AVRIL 1640
AAGÉ DE 53 ANS.
[98] Cette supérieure adressa la lettre suivante aux auteurs de la Bastille dévoilée, qui lui avaient demandé de collationner sur l'original l'extrait mortuaire de Fouquet.
«Monsieur,
La déclaration du roi du 9 avril 1736 qui oblige d'avoir deux registres de sépulture, et d'en déposer un au greffe, tous les ans, est l'époque précise des Actes mortuaires dont nous sommes en possession; d'après les plus exactes recherches, nous n'en avons trouvé aucun antérieur à l'année 1737. Il se pourrait bien que celui de M. Foucquet fût à la paroisse Saint-Paul, parce que c'est le curé de ladite paroisse qui fait tous nos enterremens; nous voyons par différentes notes que ledit sieur est mort à Pignerol, au mois de mars 1680; qu'il a été inhumé dans notre église extérieure le 28 mars 1681, dans la cave où M. son père avait été enterré quarante ans auparavant; son épitaphe est dans la chapelle de Saint-François de Sales, au-dessus de ladite cave. La messe dont il a été parlé a été fondée par M. son père, en 1640.
J'ai l'honneur d'être, etc. Sœur Anne-Madeleine Chalmette.»
Cette lettre, imprimée dans la 9e livraison de la Bastille dévoilée pour prouver que Fouquet ne fut pas l'homme au masque, prouve surtout que les registres cités par Chevalier n'ont jamais existé, ou bien ont été enlevés à l'époque (vers 1770) où l'on fit à Pignerol et à la Bastille des perquisitions secrètes, afin d'anéantir les traces de la captivité du surintendant.
Quant à son épitaphe qui, selon cette lettre, était dans la chapelle de Saint-François de Sales, on est autorisé à croire que la supérieure a été trompée par une des épitaphes de la famille Fouquet, dans lesquelles le nom du surintendant se trouvait plusieurs fois répété avec l'énumération de tous ses titres et dignités.
Un historien moderne (Dufey, de l'Yonne) a bien fait la même confusion en disant dans le Mémorial parisien: «Sous les marches de la chapelle à gauche, a été inhumé Nicolas Fouquet,» M. Dufey avait mal lu Piganiol qui dit: «Dans une chapelle qui est à gauche en entrant et sous les marches, a été inhumé François Fouquet.» L'épitaphe de Nicolas Fouquet n'a jamais existé: elle n'est relatée nulle part dans les Épitaphiers manuscrits de la ville de Paris, pas même dans le grand recueil en 9 vol. in-fol, avec les armoiries coloriées, lequel fait partie du Cabinet des Chartes et Titres formé par M. Champollion-Figeac, à la Bibliothèque du roi.
Au reste, cette lettre est fort amphibologique, et les différentes notes sur lesquelles la supérieure appuie ses indications méritent peu de confiance à cause de leur analogie avec les notes du major Chevalier.
Quoi! dans cette chapelle dotée par François Fouquet, ornée par Nicolas Fouquet, remplie des épitaphes de la famille Fouquet, le prisonnier de Pignerol fut enterré obscurément, sans une pierre tumulaire, sans une inscription, sans un obit! quoi! ses deux frères qui lui survécurent, Louis, évêque d'Agde, et Gilles, premier écuyer de la grande écurie; ses enfans, Louis-Nicolas comte de Vaux, Charles Armand, prêtre de l'oratoire, Louis, marquis de Belle-Isle, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem; ses filles et ses gendres, Armand de Béthune, duc de Charost, et Emmanuel de Crussol, marquis de Montgalez; sa femme; sa mère qui vivait encore et qui passait pour une sainte toute chargée d'œuvres pies et charitables; ses amis, encore nombreux et puissans, qui le pleuraient comme une victime innocente immolée à l'ambition de Colbert et à la jalousie de Louis XIV, ne vengèrent pas du moins sa mémoire en publiant sur sa tombe l'histoire de ses infortunes et le triomphe de sa fin chrétienne!
Est-ce que dans ce temps-là les inscriptions funéraires avaient besoin, comme un livre, d'une approbation du roi? Les filles de la Visitation craignirent-elles de se mettre mal en cour, si elles souffraient dans leur église l'éloge public de leur bienfaiteur défunt, proscrit même après sa mort? Les Visitandines étaient pourtant quelquefois très-expansives dans leur gratitude, lorsqu'elles ajoutaient, par exemple, à l'épitaphe de frère Noël Brulart de Sillery, que ce fondateur de leur église avait voulu, pour comble de tout, y être enterré. L'épitaphe de Fouquet disparut-elle sous le marteau, par un ordre émané de Versailles? Défense fut-elle faite d'offrir aux yeux des personnes dévotes le moindre signe extérieur qui rappelât le terrible martyre de ce pauvre homme, et sollicitât pour lui des indulgences dans l'autre vie? ou plutôt, la famille de Fouquet, suspectant l'identité du corps qu'on lui remettait, et n'osant approfondir le mystère d'une substitution de cadavre, préféra-t-elle garder le silence et ne pas se faire complice de cette odieuse fraude inventée par la haine ou par la politique?
La plupart des historiens des monumens de Paris[99] ont répété que Fouquet avait été enterré dans le même caveau que son père, mais pas un n'y est descendu pour découvrir la place occupée autrefois par un cercueil, vide peut-être, ou du moins ne contenant que des ossemens qui n'avaient jamais appartenu au prisonnier de Pignerol.
[99] Voyez Dulaure, Germain Brice, Piganiol de la Force, Hurtaut, Thiéry, Auguste Poullain de Saint-Foix, etc.; mais les histoires de Paris, publiées à la fin du dix-septième siècle, telles que la première édition de G. Brice, (1684), Paris ancien et nouveau, par Lemaire (1685) ne parlent pas de cette sépulture.
Quant à nous, qui avions soulevé tant de preuves morales contre la prétendue inhumation de Fouquet dans l'église des filles de Sainte-Marie, nous pensions que la vérité ne serait plus reconnaissable aujourd'hui sur un squelette, sur une tête de mort; nous ne songions pas à desceller ce cercueil de plomb pour y remuer une poussière muette. Eh bien! un fait est venu par hasard justifier, surpasser nos inductions: Fouquet n'a pas été inhumé à la Visitation, comme on l'a cru; son cercueil n'a même jamais été transféré de Pignerol à Paris; les registres du couvent ou les gens qui invoquaient leur témoignage ont menti!
La cave de la chapelle de Saint-François-de-Sales n'avait pas été ouverte depuis l'année 1786 où l'on y enterra la dernière des Sillery, Adélaïde-Félicité Brulart; le couvent supprimé en 1790, les bâtimens vendus depuis et l'église concédée au culte protestant en 1802, on respecta cependant les tombes et on n'alla pas chercher du plomb pour fondre des balles, dans le caveau des bienfaiteurs du monastère. Il y a cinq mois environ que la cathédrale de Bourges réclama le corps d'un de ses archevêques, le bienheureux André Fremiot, qui avait été inhumé chez les filles de Sainte-Marie, fondées par sa sœur, la célèbre Mme de Chantal, au commencement du 17e siècle: on fit de longues recherches avant de découvrir les restes du prélat catholique oubliés sous la sauve-garde de la Confession de Genève; ce fut dans la sépulture de Fouquet qu'on trouva le cercueil de l'illustrissime et révérendissime père en Dieu, patriarche, archevêque de Bourges, primat des Aquitaines; tous les cercueils que contenait le caveau furent examinés par une commission de la ville, toutes les épitaphes furent relevées avec soin: celle de Nicolas Fouquet manque!
Son père François, ses frères Yves, seigneur de Mézières, conseiller du parlement, et Basile, commandeur des ordres du roi, abbé de Barbeaux et de Rigni, sa première femme Louise Fouché dame de Quehillac, deux de ses enfans décédés en bas âge, son fils aîné Louis-Nicolas comte de Vaux, sont les seuls habitans de ce caveau où retentit, comme un écho plaintif, le nom de très-haut et très-puissant seigneur messire Nicolas Fouquet, chevalier, vicomte de Vaux et de Melun, ministre d'état et surintendant-général du roi; nom fameux par les malheurs plutôt que par la fortune qu'il rappelle, nom imposant surtout dans l'épitaphe de deux héritiers de cette haute prospérité frappés au berceau, avant que le très-haut et très-puissant seigneur fût devenu un grand criminel d'état devant la chambre de justice de 1661!
Cette censure royale, qui refusait une épitaphe à la victime de Pignerol, mit un bâillon sur la bouche de l'histoire pour l'empêcher de faire entendre le jugement de la postérité. Voyez: Fouquet mort, ou passant pour tel, comme on a peur qu'une voix indiscrète ne s'élève de sa tombe ou de sa prison! comme on a soin d'imposer silence aux regrets de ses amis! comme on s'efforce d'effacer jusqu'au souvenir de l'illustre captif! Pellisson, qui achevait en ce temps-là son Histoire de Louis XIV, s'excusa de ne pas s'arrêter sur la disgrâce du surintendant, qu'il avait partagée, et ne donna aucun détail concernant une affaire qu'il devait connaître à fond; M. de Riencourt, dans son Histoire de la monarchie française sous le règne de Louis-le-Grand, imprimée en 1688, ne mentionna pas même la condamnation de Fouquet, sans doute pour éviter de le plaindre, car il ne manifestait que des doutes au sujet de la culpabilité de ce ministre.
La généreuse Mme Fouquet (Marie-Madelaine de Castille-Villemareuil, morte en 1716, âgée de quatre-vingt-trois ans) qui, depuis dix-huit ans, assiégeait le roi de placets[100] et de sollicitations, invoqua en 1680 une promesse que Louis XIV lui avait faite pour se dérober sans doute à ses importunités, et voulut rendre cette promesse plus solennelle par la publicité; mais la Harangue de Mme Fouquet au roi ne put être imprimée qu'à l'étranger, à Utrecht, chez Jean Ribius, et les exemplaires de ce petit livre in-16, intitulé Formulaire des inscriptions et soubscriptions des lettres dont le roi de France est traité par tous les potentats de l'Europe, et dont il les traite réciproquement, eurent beaucoup de peine à s'introduire en France, quoique le sujet adulateur de l'ouvrage eût été imaginé sans doute pour servir de recommandation à la harangue.
[100] On en trouve un, présenté au roi le jour de sa fête, dans le premier volume des Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille, p. 62.
«Votre Majesté, disait Mme Fouquet dans cette requête, a bien voulu me faire l'honneur de me dire qu'elle était fâchée d'être obligée de faire ce qu'elle a fait.» Mme Fouquet, tout en implorant la clémence royale, avait la hardiesse de rappeler les iniquités du procès de son mari, particulièrement les papiers de l'accusé pris contre toutes les formes ordinaires, et beaucoup même soustraits; elle ne demandait point une absolution glorieuse, mais une abolition, l'exil au lieu de l'emprisonnement perpétuel… Le roi répondit sans doute en ordonnant de lui annoncer la mort du prisonnier!
Les ouvrages de dévotion que Fouquet avait rédigés à Pignerol, et que son fils enleva contre l'intention de Louis XIV[101], n'eurent pas le droit de paraître avec le nom de l'auteur. Le père Boutauld, jésuite[102], qui publia le premier volume des Conseils de la Sagesse, ou Recueil des maximes de Salomon, après avoir obtenu un privilége daté du 13 février 1677, pour Sébastien Mabre-Cramoisi, imprimeur du roi, et directeur de l'imprimerie royale du Louvre, ne put obtenir qu'en juin 1683 une permission d'imprimer la Suite des Conseils de la Sagesse, trouvée dans la prison de Fouquet.
[101] Louvois écrit à Saint-Mars, 8 avril 1680: «Vous avez eu tort de souffrir que M. de Vaux ait emporté les papiers et les vers de M. son père, et vous deviez faire enfermer cela dans son appartement.» T. 1 de l'Histoire de la détention des philosophes.
[102] Le catalogue de la Bibliothèque du Roi le nomme Bétaut, mais c'est une erreur. Le père d'Avrigny, dans les Mémoires pour servir à l'histoire universelle de l'Europe, 1725, t. 3, p. 113, nie que Fouquet eût composé cet ouvrage. «Je ne sache que les Conseils de la sagesse qu'on lui ait attribués. Ce livre eut beaucoup de vogue, mais le P. Boutauld, jésuite, en était l'auteur. L'idée qu'on eut qu'il était d'un surintendant prisonnier et pénitent ne gâta rien à l'ouvrage et contribua au débit.» Mais il suffira de comparer entre eux les différens livres publiés par le père Boutauld, depuis 1680 (il avait alors quatre-vingts ans), pour s'assurer qu'ils partent tous de la même main et qu'ils ont été écrits sous la même inspiration: on y retrouve à chaque page Fouquet et le prisonnier de Pignerol. Voyez Boutauld dans la dernière édition de Moréri. Les Conseils de la sagesse, contrefaits en Hollande avec les caractères d'Elzevier, chez Abraham Trojel et Abraham de Hondt à la Haye, ont eu depuis quatre ou cinq éditions. Il y a aussi des traductions en espagnol et en italien.
Le premier volume avait été publié à Paris en 1677: on ne tarda pas à reconnaître Fouquet sous le masque de Salomon, quoique le Journal des Savans, no XVII, de l'année 1677, n'osât pas soulever un coin du voile de l'anonyme, en rendant compte de cet ouvrage qui était alors dans toutes les mains. «Il y a long-temps, lit-on dans la préface, Théotime, que vous me faites la grâce de me plaindre et de sentir pour moi les peines de ma solitude… Ces tristes spectacles et le silence affreux du désert où la fortune me retient encore n'empêchent pas que les heures n'y passent bien vite… Vous savez que je me consolais autrefois en livres, vous allez voir dans l'écrit que je vous envoie, que je m'occupe maintenant à les expliquer… Salomon aimait à se trouver seul, autant que les princes de sa cour à se trouver auprès de lui et à l'entendre parler. L'heure où aspiraient ses désirs était lorsqu'après les travaux du soir, las des affaires, des honneurs et des bruits du monde, il se retirait de la vue des compagnies, et allait s'entretenir avec Dieu dans une maison de campagne nommée Hetta, assez proche de la ville. (N'est-ce pas une allusion à la maison de Saint-Mandé?) Ce fut dans ce désert magnifique, et à la vue des beautés de Dieu, que ses contemplations lui découvraient, qu'il conçut de si grands mépris des beautés mortelles, et qu'après les autres plaintes qu'il fit contre la trahison de leurs promesses et de leurs flatteries, il chanta ce fameux cantique que les grottes et les eaux de son palais entendirent les premières, mais que les échos ont fait depuis entendre partout, et qu'ils feront retentir jusqu'à la fin des siècles: Vanitas vanitatum, cuncta vanitas!»
Dans le courant de cette paraphrase toujours noble et touchante, souvent éloquente et sublime, Fouquet se rappelle sans cesse ce qu'il a été en comparaison de ce qu'il est: le prisonnier de Pignerol s'adresse toujours au surintendant des finances. «Peut-être que ceux qui nous verront ce soir heureusement établis dans une puissante et haute fortune nous trouveront le matin ensevelis sous ses ruines… Accoutumez-vous à regarder sans étonnement et sans frayeur tout ce qui arrive; lorsque l'affliction survient, ne vous fâchez pas contre Dieu… Salomon croyait que la fidélité et l'amour des serviteurs ne peuvent être justement récompensés que par l'amour de leur maître… Il se regardait comme leur père; et un des plus beaux exploits de sa sagesse fut d'avoir fait en sorte que personne n'entrât et ne demeurât chez lui pour le servir, qui ne fût fidèle, et que personne n'en sortît, qui ne fût riche. Leur fortune entrait dans le nombre de ses propres affaires… Votre grandeur et votre gloire ne sont pas d'abaisser les autres devant vous, mais d'être grand en vous-même et d'avoir au-dessus d'eux une élévation indépendante de leur chute et de leur malheur… L'amitié nous plaît, mais l'intérêt est notre maître… Ils devraient savoir que de se déclarer l'ami de quelqu'un, c'est s'obliger de n'avoir ni argent dans le temps de ses nécessités, ni loisir dans le temps de ses affaires, ni sang et vie dans le temps de ses dangers… Dans les affaires de l'amitié, aussi bien que dans celles de l'état, les moindres indiscrétions et légèretés de langue sont des crimes irrémissibles… Si le malheur veut que nous ayons des ennemis, croyons qu'il nous est moins glorieux de renverser leur maison et leur fortune, que d'adoucir leur colère, et tous ces soins que nous employons à gagner sur eux un procès, employons-les à gagner leur cœur.»
Dans ces deux volumes, inspirés par la lecture méditée de la Bible[103], Fouquet se montre, suivant l'expression d'un contemporain, revêtu de sa seule vertu, et épuré de la plus pure lumière de la foi[104]. Ses ennemis durent grincer des dents en voyant ce calme évangélique et cette patience chrétienne, ce dédain pour le néant des grandeurs humaines et ce pardon des injures: Colbert sentit peut-être un remords en quittant avec la vie ce pouvoir qu'il avait acheté au prix de la perte de Fouquet.
[103] On voit par la correspondance de Louvois (Histoire de la détention des philosophes) que l'on donna deux exemplaires de la Bible à Fouquet, avec les œuvres de Clavius et de saint Bonaventure, mais on lui refusa les œuvres de saint Jérôme et celles de saint Augustin.
[104] Manuscrits envoyés par le major Chevalier à Malesherbes. Cabinet de M. Villenave.
Le second ouvrage posthume de Fouquet, intitulé Méthode pour converser avec Dieu, 1684, in-16, qui n'était pourtant qu'un extrait des Conseils de la Sagesse, fut supprimé, malgré l'approbation de la société de Jésus, comme on le voit par une note manuscrite de l'exemplaire de la Bibliothèque du roi.
Le père Boutauld, il est vrai, n'avait pas mis ce petit livre à couvert par une dédicace au roi, comme il fit pour un autre ouvrage recueilli aussi dans les papiers de Fouquet et publié sous le titre: Le Théologien, dans les conversations avec les sages et les grands du monde, Paris, 1683, in-4o. Ce théologien, qu'on a pris pour le père Cotton parce que l'éditeur le fait vivre sous Henri-le-Grand, n'est autre que Fouquet, sage et maître de sa colère, sincère, magnanime, incorruptible, fidèle à sa promesse et impénétrable en ses secrets: «Il fut appelé à la cour et y eut un emploi des plus honorables; le roi fit état de sa personne et de ses conseils et se plut à ses entretiens: il lui fit même la grâce de l'honorer de sa confiance intime et de lui témoigner des bontés très-singulières et qui furent enfin trop glorieuses pour n'être pas insupportables à la jalousie.» L'éditeur annonce presque l'origine de l'ouvrage: «Quelques uns de ses amis, qui héritèrent de ses papiers et qui furent témoins de ses pensées les plus secrètes, conçurent le projet de mettre ses écrits en ordre; s'il se trouve ici quelques fautes, on ne doit les attribuer qu'à ma seule plume. Les lumières que j'ai reçues des personnes qui le connurent familièrement lorsqu'il fut éloigné de la cour m'ont beaucoup aidé. Je n'eus le bonheur de lui parler et de l'approcher, qu'environ deux ans avant qu'il mourût. (Ce ne peut être le père Cotton mort en 1626.)» Il faudrait savoir si le jésuite Boutauld n'a pas été confesseur de Fouquet, à Pignerol.
Mais la partie la plus curieuse du volume est une éloquente justification de ce prisonnier d'état, sous la forme d'une nouvelle historique Adelaïs, dans laquelle on découvre peut-être toute l'histoire secrète du procès de Fouquet.
Marie, fille du roi d'Aragon, femme de l'empereur Othon, devint amoureuse d'un gentilhomme, et crut qu'il suffisait d'avertir par ses regards qu'elle permettait qu'on l'aimât; ce gentilhomme feignit de ne pas l'entendre, mais un jour, celle-ci parla si clairement, qu'il s'échappa des bras de cette femme éhontée. Marie, pour se venger, accusa ce nouveau Joseph d'avoir attenté à l'honneur du lit impérial et obtint de son mari que le coupable périrait. Il fut arrêté et conduit en prison: «La nouvelle de cet emprisonnement se répandit aussitôt à la cour, mais on n'en sut pas le sujet; la chose demeura secrète entre l'empereur et l'impératrice, les autres devinèrent et soupçonnèrent comme ils purent, et ils en furent d'autant plus empêchés qu'il ne paraissait nullement que ce sage gentilhomme se fût oublié de son devoir.» Adelaïs, mère d'Othon, conseillait à son fils de se borner à exiler l'accusé, faute de pouvoir prouver le crime dont la preuve serait d'ailleurs un déshonneur pour l'empire; mais Othon n'écouta que les prières de sa femme: «il publia l'affaire et voulut que les juges s'en mêlassent.» Le gentilhomme périt sur un échafaud; car «la voix de la calomnie eut plus de force que celle de l'innocence; mais son sang répandu parla mieux que lui et fit retentir jusqu'au ciel des cris que la justice de Dieu écouta.» La femme de ce malheureux gentilhomme était alors absente; elle ne put que demander le corps du condamné pour le faire inhumer, et ayant obtenu qu'on le lui rendît, elle cacha sous sa robe la tête sanglante et alla elle-même la jeter aux pieds de l'empereur, en criant justice et en accusant l'impératrice. Cette veuve éplorée jura que son mari n'était pas coupable du crime pour lequel on l'avait fait mourir, et le ciel confirma ce serment par un miracle, à la suite duquel l'impératrice fut brûlée, pour expier la mort inique dont elle était l'auteur.
On ne peut manquer de reconnaître tous les personnages de ce roman: Othon, c'est Louis XIV; l'impératrice Marie, fille du roi d'Aragon, c'est Marie-Thérèse d'Autriche, infante d'Espagne, reine de France, ou bien Mlle de La Vallière, maîtresse du roi; le gentilhomme, c'est Fouquet; Adelaïs, mère d'Othon, c'est la reine-mère Anne d'Autriche. La vraisemblance ne contredit pas ces suppositions qui d'ailleurs sont indiquées à peu près par l'histoire, et qui n'échappèrent pas sans doute aux contemporains. A coup sûr, cette nouvelle, dont les allusions sont fort claires, ne se trouve pas, sans dessein, dans un livre de dévotion, dédié au roi. Reste à savoir si le père Boutauld, en ajoutant à sa publication ce plaidoyer indirect en faveur de Fouquet, prétendait justifier un mort ou un vivant. Pour moi, je pense que le Théologien dans les conversations n'a été imprimé que pour servir de passeport à la leçon renfermée dans Adelaïs. Cette leçon fut-elle tout-à-fait perdue?
Un savant Piémontais, M. Paroletti, lut à l'Académie de Turin un mémoire (Sur la mort du surintendant Fouquet, Notices recueillies à Pignerol) imprimé en 1812, dans le recueil in-4o de cette Académie, pour éclaircir la date de la mort de Fouquet; mais l'enquête qu'il poussa dans cet objet à Pignerol n'eut d'autre résultat que de mieux attester l'obscurité de cette question: il fouilla dans les archives de la ville, du château, des églises et des notaires; il trouva seulement chez un de ces derniers une procuration passée au donjon de la citadelle, le 27 janvier 1680, devant Lantéri, notaire royal, par laquelle Mme Fouquet autorisait l'avocat Despineu à toucher pour elle une rente à Paris; M. Paroletti ne rencontra pas ailleurs le nom de Fouquet, pas même parmi les actes des décès qui avaient eu lieu dans la citadelle et qui relevaient de la paroisse de Saint-Maurice. Il eut beau pénétrer dans les caveaux du monastère de Sainte-Claire, où les morts de la citadelle étaient tous apportés en vertu d'une vieille coutume, il ne tira aucune lumière de ses recherches parmi les anciennes pierres tumulaires.
La mémoire des hommes avait gardé, mieux que la pierre et le papier, les traces du séjour de Fouquet à Pignerol, dont le château, rasé en vertu des capitulations qui rendirent cette place à la Savoie, était alors caché sous l'herbe: beaucoup d'habitans de la ville se rappelaient avoir ouï dire dans leur jeunesse qu'un prisonnier de grande importance avait terminé sa vie dans ce château, et plusieurs d'entre eux confondaient ce personnage avec l'homme au masque de fer; une vieille religieuse de Sainte-Claire se souvenait de l'arrivée de quelques officiers français venus exprès, cinquante ans auparavant (1760 à 1770), pour déchiffrer une inscription sépulcrale et recueillir des notes sur un prisonnier d'état mort à la citadelle; le secrétaire de la mairie se souvenait aussi de ces officiers qui avaient demandé au couvent des Feuillans certains mémoires sur la vie de Fouquet, parce que les moines de ce couvent prenaient soin, autrefois, des prisonniers et les assistaient dans leurs maladies. Qui avait envoyé ces officiers, et quel était le but de leur mission?
La mort de Fouquet n'était donc pas avérée de son temps, surtout pour ses amis:
Puisque La Fontaine, qui avait eu de si touchantes inspirations pour plaindre le malheur d'Oronte et implorer la grâce du surintendant par la voix des Nymphes de Vaux, ne donna pas un vers de regret à son bienfaiteur;
Puisque Gourville, qui fut en correspondance avec son ami Fouquet jusqu'au dernier moment, a dit dans ses Mémoires, plus estimables par leur franchise que par leur ordre chronologique: «M. Fouquet, quelque temps après (la mort de Langlade qui survécut au duc de La Rochefoucault, décédé au mois de mars 1680), ayant été mis en liberté, sut la manière dont j'en avais usé avec sa femme, et m'écrivit pour m'en remercier[105];»
[105] Page 461 de ces Mémoires dans la collection Petitot, seconde série, t. 52. Le commentaire que fait sur ce passage l'auteur de la Bastille dévoilée, 2e liv., p. 71, est spécieux, mais erroné: «Serait-ce résoudre la difficulté de dire qu'il faut entendre par là que Fouquet fut moins étroitement resserré, puisqu'il eut la liberté d'écrire et que Gourville en reçut une lettre de remerciement des secours qu'il avait donnés à sa famille? Ne serait-il pas plus naturel de dire que Fouquet a été véritablement libre, mais si peu de temps, que Mme de Sévigné a pu ou l'ignorer, ou dire, par une façon de parler, qu'il est mort prisonnier. En effet, Gourville ne parle de la liberté du surintendant qu'après la mort de M. de la Rochefoucault, arrivée le 17 mars 1680, et il fait mourir Fouquet le 26 du même mois de la même année.» Cette date de la mort de Fouquet ne se trouve dans aucune édition des Mémoires de Gourville: l'aurait-on tirée d'un manuscrit?
Puisque le comte de Vaux, fils de Fouquet, publia en 1682 une nouvelle édition de l'ouvrage de son père: Les Conseils de sagesse, ou recueil des Maximes de Salomon, nouvelle édition, REVUE ET AUGMENTÉE PAR L'AUTEUR;
Puisque Mme Fouquet, cette fidèle épouse qui n'avait pas cessé un seul jour de travailler à la délivrance du prisonnier de Pignerol, adressait encore des placets au roi en 1680;
Puisque un ami de cette famille malheureuse, le père Boutauld, jésuite, dédiait à Louis XIV, en 1683, une espèce de justification allégorique en faveur de Fouquet;
Puisque enfin la famille Fouquet elle-même était incertaine du sort de cet infortuné!
«Ce qui est très-remarquable, dit Voltaire dont les paroles doivent être bien pesées dans une question qu'il était plus que personne en état de résoudre, C'EST QU'ON NE SAIT PAS OÙ MOURUT CE CÉLÈBRE SURINTENDANT[106].» Le premier historien du Masque de Fer dit ailleurs (au ch. 25 du Siècle de Louis XIV): «Tous les historiens disent qu'il mourut à Pignerol en 1680; mais Gourville assure qu'il sortit de prison quelque temps avant sa mort. La comtesse de Vaux, sa belle-fille, m'avait déjà confirmé ce fait; cependant on croit le contraire dans sa famille: ainsi ON NE SAIT PAS OÙ EST MORT CET INFORTUNÉ!»
[106] Dictionnaire philosophique, à l'article Ana, anecdotes.
Le sentiment de Voltaire, appuyé sur la tradition et confirmé par les descendans de Fouquet, fut généralement adopté, quoique la plupart des dictionnaires historiques, entre autres celui de Moréri, eussent assigné une date à la mort de Fouquet; quoique le président Hénault eût déjà adopté cette date dans son excellent et judicieux Abrégé chronologique de l'histoire de France, où il dit: «Ce fut dans la citadelle de Pignerol que Fouquet fut enfermé, et il y mourut en 1680.» On avança dès lors plusieurs systèmes plus ou moins plausibles à l'appui de l'opinion qui faisait mourir Fouquet hors de Pignerol: selon les uns, il aurait eu sa grâce, et serait mort des suites du saisissement que cette nouvelle lui avait causé; selon les autres, il aurait obtenu la permission d'aller aux eaux de Bourbon, après une attaque de paralysie, et aurait succombé pendant le voyage.
Le Mercure de France du mois d'août 1754 publia une lettre très-singulière, signée C. Lap… M. «On serait porté à croire, dit-on dans cette lettre qui n'a pas l'air d'une supposition faite à plaisir, que cet illustre infortuné est mort dans la capitale des Cévennes (Alais). Si on n'a point de preuves évidentes de cela, du moins les doutes qu'on en a paraissent assez bien fondés. Il parut ici, en 1682, un homme singulier, d'une très-belle figure, qui, pour mieux cacher son état, prit l'habit d'ermite. Le bruit était commun alors que c'était un illustre personnage retiré de la cour. Il s'adonnait à la chimie, et distribuait des remèdes gratis aux pauvres; il avait toujours de l'argent. Il avoua qu'il avait eu l'honneur de manger avec le roi. Deux ou trois jours avant sa mort, qui arriva par une rétention d'urine, en 1718, il déclara à son confesseur qu'il était de la maison de Fouquet, et qu'il avait eu des raisons pour porter la robe d'ermite.» Sans doute, ce personnage mystérieux n'était pas M. Fouquet, ni le comte de Moret, qu'on voulut aussi reconnaître sous ce déguisement d'ermite; mais cette ardeur à chercher ce que Fouquet pouvait être devenu depuis sa sortie de prison indique assez que le doute émis par Voltaire avait plus de poids dans la balance que les dates officielles fournies par l'écho du ministère de Louvois.
Les archivistes de la Bastille n'étaient pas mieux instruits par l'organe du gouvernement, puisqu'ils avaient écrit sur des feuilles volantes cette note: «Fouquet est mort au château de Pignerol sur la fin de 1680, ou au commencement de 1681;» (la Bastille dévoilée, 1re livraison, p. 36); et cette autre note plus décisive: «Il paraît que M. Fouquet est mort à Pignerol vers la fin de février ou au commencement de mars 1681.» (Mémoires historiques sur la Bastille, t. 1, p. 53.)
Pourquoi aurait-on d'ailleurs tardé une année entière à transférer la dépouille mortelle de ce martyr politique dans la sépulture de son choix, sans funérailles, sans épitaphe, sans bruit, comme si ce corps inanimé ne fît que changer de prison?
V.
Quiconque approfondit le procès de Fouquet, et pénètre ce mystère d'iniquité, ne peut être étonné du dénouement sombre et tragique d'une captivité, qui était insuffisante pour satisfaire la haine de Colbert, la vengeance du roi et la malignité des envieux.
Voici comme Louis XIV, dans ses Mémoires et instructions pour le dauphin son fils, s'applaudit d'avoir renversé son surintendant des finances: «La vue des vastes établissemens que cet homme avait projetés, et les insolentes acquisitions qu'il avait faites, ne pouvaient manquer qu'elles ne convainquissent mon esprit, du déréglement de son ambition; et la calamité générale de tous mes peuples sollicitait sans cesse ma justice contre lui. Mais ce qui le rendait plus coupable envers moi, était que, bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée en le retenant dans mes conseils, il en avait pris une nouvelle espérance de me tromper; et bien loin d'en devenir plus sage, tâchait seulement d'en devenir plus adroit. Mais quelque artifice qu'il pût pratiquer, je ne fus pas long-temps sans reconnaître sa mauvaise foi; car il ne pouvait s'empêcher de continuer ses dépenses excessives, de fortifier des places, d'orner des palais, de former des cabales, et de mettre sous le nom de ses amis des charges importantes qu'il leur achetait à mes dépens, dans l'espoir de se rendre bientôt l'arbitre souverain de l'État.» (Œuvres de Louis XIV, t. 1, p. 101 et suiv.) La suite de cette violente récrimination contre un ennemi humilié et vaincu prouve assez la haine implacable que lui portait le roi, et l'on frémit d'indignation en pensant que Pellisson a prêté au ressentiment de Louis XIV une plume immortalisée par la défense de Fouquet.
Louis XIV, ne voulant plus de surintendant, afin de travailler lui-même aux finances[107], et craignant l'ascendant de Fouquet qui aspirait à remplacer Mazarin, le fit arrêter à Nantes, le 5 septembre 1661, après trois ou quatre mois de sourdes manœuvres et de perfides caresses. La reine-mère avait été la seule confidente, et peut-être, à la sollicitation de sa favorite Mme de Chevreuse, l'instigatrice de ce projet, mûri dans une noire et profonde dissimulation. On prétend qu'Anne d'Autriche avait reçu en cachette de Fouquet beaucoup d'argent dont celui-ci demandait quittance, et que Mazarin, au lit de mort, avait invité le jeune roi à commencer son règne par ce coup d'état; aussi, pendant le procès de Fouquet, fit-on circuler une pièce intitulée la Passion de M. Fouquet, dans laquelle Mazarin mourant disait comme Judas: «Celui que je baiserai, c'est celui même: prenez-le![108]»
[107] Lettre du roi à sa mère pour lui annoncer l'arrestation de Fouquet, Œuvres de Louis XIV, t. 5, p. 50. Cette lettre montre à quel point Louis XIV craignait le surintendant. L'arrestation de Fouquet est fort bien racontée dans les Mémoires de Choisy, collection Petitot, seconde série, t. 63, p. 258 et suiv.
[108] Le Tableau de la vie et du gouvernement des cardinaux Richelieu et Mazarin et de M. Colbert, représenté en diverses satires et poésies ingénieuses, avec un recueil d'épigrammes sur la vie et la mort de M. Fouquet, Cologne, Pierre Marteau, 1694, in-12. Toutes les pièces relatives à Fouquet datent de son procès et aucune ne fait mention de sa mort. Un quatrain sans titre, imprimé parmi ces pièces, pourrait bien faire allusion à quelque mystère dont la nouvelle d'Adelaïs contient le mot:
Si cette épigramme se rapporte au mariage du roi, on peut croire que la galanterie de Fouquet s'était élevée jusqu'à la reine. Quant au conseil donné au roi par Mazarin mourant, il est attesté par les historiens; les Mémoires du comte de Rochefort, p. 211 et 212, rapportent ce fait avec beaucoup de particularités.
Les griefs et l'antipathie du roi contre l'ambitieux ministre étaient encore accrus et envenimés par l'audace que Fouquet avait eue de porter ses vues galantes sur Mlle de La Vallière, que Louis XIV aimait en secret. Ce fut sans doute ce qui détermina la perte de cet insolent rival de puissance et d'amour.
La magnifique fête de Vaux (17 août 1661, voyez la Muse historique de Loret et les Lettres de La Fontaine) n'avait été donnée que pour les doux yeux de Mlle de La Vallière, à qui Mme Duplessis-Bellière, l'amie et l'entremetteuse du surintendant, osa faire des propositions au nom de Fouquet, qui se vantait d'avoir dans son coffre-fort le tarif de toutes les vertus. En effet, «peu de personnes de la cour, dit Mme de Motteville (Mémoires, coll. Petitot, 2e série, t. 40, p. 144), furent exemptes d'avoir été sacrifier à ce veau d'or;» et dans sa maison de plaisance à Saint-Mandé, «des nymphes que je nommerais bien si je voulais, dit l'abbé de Choisy (Mémoires, p. 211), et des mieux chaussées, lui venaient tenir compagnie au poids de l'or.»
Les poursuites de Fouquet vis-à-vis Mlle de La Vallière eurent tant d'éclat, que cette chanson passa de bouche en bouche aux oreilles du roi offensé:
[109] Cette chanson, qui a deux autres couplets, se trouve, avec une autre sur le même sujet, dans le fameux recueil manuscrit de chansons historiques, recueillies par ordre du comte de Maurepas, en plus de quarante volumes in-4o. Ce recueil est à la Bibliothèque du roi.
Louis XIV entendit aussi les plaintes de sa maîtresse, qui lui demandait une sauvegarde contre les outrages du surintendant. Louis XIV, qui peu d'années après exila et embastilla Bussy-Rabutin pour la chanson de Deodatus, ne souffrit pas que Mlle de La Vallière fût exposée plus long-temps aux séductions de Fouquet, et s'érigea en vengeur des maris qui ne pardonnaient pas à l'amant de leurs femmes, quoiqu'ils fussent ses pensionnaires.
A la tête de ces nombreux ennemis qui s'acharnaient à la perte de Fouquet, Colbert n'était pas le moins acharné, sans que l'on sache le motif de cette haine furieuse qui semblait altérée du sang de ce malheureux: «Il a affaire à une rude partie, écrivait Guy-Patin le 21 mars 1662; et je sais de bonne part que M. Colbert fera ce qu'il pourra pour le perdre.» Guy-Patin écrivait encore le 30 mai 1664: «Les parens de M. Fouquet sont ici en grande alarme et ont peur de l'issue du procès: la haine que lui porte M. Colbert poussera les choses bien loin.» Colbert avait tissu de ses mains les filets où le surintendant était venu tomber en aveugle; Colbert dirigeait les ressorts secrets de cette vaste procédure, soufflait sa haine dans l'esprit des juges, assistait aux inventaires des papiers trouvés sous les scellés: Fouquet l'accusa même d'avoir fait subir à ces papiers une foule d'altérations[110].
[110] Voyez l'Inventaire des pièces baillées à la Chambre de justice par maître Nicolas Fouquet contre M. le procureur-général, concernant les défauts des inventaires, dans le Recueil des défenses de M. Fouquet, imprimées en Hollande par les Elzeviers, 1665 et 1667, 15 vol. in-12. Les Défenses de Fouquet ont été écrites par lui-même ou corrigées tout entières de sa main, comme on le voit aux annotations marginales de plusieurs exemplaires de l'édition in-4o conservés à la Bibliothèque du roi et chez M. Villenave. Pellisson et Levayer de Boutigny coopérèrent à ces admirables défenses.
Pendant ce procès mémorable, qui dura plus de trois ans avec un menaçant appareil de rigueurs judiciaires, les amis de Fouquet luttèrent de dévouement et de courage contre les manœuvres de ses ennemis: toute la haute littérature, Molière, Corneille, La Fontaine, Saint-Evremond, Mmes de Sévigné et de Scudéry, étaient en deuil; des écrivains d'un ordre moins élevé, Loret, Hesnaut, avaient pris la plume pour la défense de leur Mécène; les épigrammes les plus injurieuses pleuvaient sur Colbert; des émissaires parcouraient les provinces, afin d'échauffer la pitié en faveur de l'accusé; les financiers répandaient de l'argent pour sauver leur patron: Gourville distribua plus de cent mille écus à cet objet; la magistrature tournait toutes ses sympathies vers son ancien procureur-général, qui réclama toujours ses juges naturels et refusa de reconnaître les pouvoirs extraordinaires de la Chambre de justice.
Colbert feignit de mépriser le sonnet satirique d'Hesnaut, mais il poursuivit avec fureur tout ce qui osait se déclarer pour Fouquet et tout ce qu'il pouvait frapper impunément. Les courtisans, quoique chargés des bienfaits du surintendant, n'eurent garde de prendre parti pour un ministre en disgrâce; mais une foule de subalternes, moins prudens et plus généreux, furent victimes de leur zèle pour le malheur: pendant que la famille de Fouquet était tenue à distance de la prison sans pouvoir communiquer même par lettres avec le prisonnier d'état; pendant que la mère, la femme, les gendres, les frères de cet infortuné attendaient l'issue de son long procès, la Bastille était encombrée de gazetiers, d'imprimeurs, de colporteurs, de marchands qui avaient voulu servir la cause de l'opprimé et qui passaient des cachots aux galères[111].
[111] Bastille dévoilée, première livraison, p. 34 et suiv. Les notes relatives aux années 1661, 1662, 1663 et 1664 ne se sont pas trouvées complètes. Voici la traduction d'une inscription latine qui était gravée sur les murs d'un cachot de la Bastille: «Siméon Martin, prédicant très-impie et se disant le fils de Dieu, après dix-huit ans de captivité, fut brûlé vif. Ses disciples, Remelly fut envoyé aux galères, et Jaubert Hubart au gibet de la Bastille, pour avoir falsifié… Ils eurent ce sort à cause de l'incarcération de Nicolas Fouquet, ministre d'état, tous les agens du trésor ayant été très-étroitement enfermés ici.» Révolutions de Paris, dédiées à la nation, in-8o, p. 119. Voyez les pièces satiriques contre Colbert et les juges de Fouquet dans le Nouveau siècle de Louis XIV, in-8o, t. 2 p. 40 et suiv.
On vit alors se réaliser l'allégorie que la peinture avait multipliée dans l'ornement du château de Vaux: l'écureuil, qui figurait aux armoiries de Fouquet, avec cette devise: Quo non ascendam? (où ne monterai-je pas?) avait à combattre le serpent héraldique de Colbert et les trois lézards de Letellier[112]. «Colbert est tellement enragé, écrivait Mme de Sévigné le 19 décembre 1664, qu'on attend quelque chose d'atroce et d'injuste qui nous remettra au désespoir.» Les lettres de Mme de Sévigné à Arnauld de Pomponne sont la plus touchante histoire de ce procès, où se montre partout la rage de Colbert.
Ce ne furent pas les seuls vers qui coururent sur les armes de Fouquet; ses amis firent graver un jeton avec sa devise allégorique. Lettre de Guy-Patin, du 6 mars 1663.
L'avocat-général Talon avait requis que l'accusé fût condamné à être pendu et étranglé tant que mort s'ensuive, en une potence qui, pour cet effet, sera dressée en la place de la cour du Palais; enfin le tribunal, éclairé par la noble conduite de MM. d'Ormesson et de Roquesante, repoussa les conclusions furibondes de Pussort et de Berryer, en prononçant le bannissement à la majorité de treize voix contre neuf, qui opinèrent pour la mort.
Le roi, Colbert, Letellier, et les grands ennemis de Fouquet, s'indignèrent de n'avoir pas été mieux servis dans leurs espérances. «On s'attendait à la cour que par le crédit de M. Colbert, sa partie, M. Fouquet serait condamné à mort, ce qui aurait été infailliblement exécuté sans espérance d'aucune grâce.» (Lettre de Guy-Patin, du 23 décembre 1664.)
Anne d'Autriche, qui devait une demi-guérison à un des remèdes secrets de Mme Fouquet, mère du surintendant, avait répondu à cette dame, quatre jours avant le jugement: «Priez Dieu et vos juges tant que vous pourrez en faveur de M. Fouquet, car, du côté du roi, il n'y a rien à espérer[113].» Après le jugement, Louis XIV dit chez Mlle de La Vallière: «S'il avait été condamné à mort, je l'aurais laissé mourir[114]!» Le bruit courait même que le roi était fâché contre ceux qui n'avaient point condamné à mort M. Fouquet[115].
[113] Lettre de Guy-Patin, du 23 décembre 1664. Mme de Sévigné raconte aussi ce qui se passa entre Mme Fouquet et la reine-mère.
[114] Ce mot cruel, rapporté par Racine dans ses Fragmens historiques, est révoqué en doute par Voltaire; cependant Racine n'était pas capable de rien écrire qui pût déplaire au roi, et Louis XIV, dans ses Mémoires, ne parle pas de Fouquet en des termes qui ressemblent à de la clémence.
[115] Lettre de Guy-Patin, citée ci-dessus. Le recueil épistolaire de Guy-Patin est rempli de détails curieux relatifs à l'affaire de Fouquet.
La commutation de l'exil en prison perpétuelle, le choix de cette prison dans un château éloigné sur les frontières du Piémont, le brusque départ du condamné, donnaient matière à bien des craintes pour les jours du surintendant. Une prophétie de Nostradamus et l'apparition d'une comète alimentèrent la rumeur sinistre qui accompagna le prisonnier à Pignerol[116].
[116] Lettres de Guy-Patin, du 24 et du 25 décembre. Dans la première: «On dit que les mousquetaires sont commandés pour mener demain M. Fouquet à Pignerol: Musa, locum agnoscis, et quamdiù vero sit hæsurus illic, apud nos arcanum est; soli Deo et regi cognitum est tantum negotium.»
«Quand on est entre quatre murailles, dit Guy-Patin dans une lettre du 25 décembre 1664, on ne mange pas ce qu'on veut et on mange quelquefois plus qu'on ne veut; et de plus, Pignerol produit des truffes et des champignons: on y mêle quelquefois de dangereuses sauces pour nos Français, quand elles sont apprêtées par des Italiens. Ce qui est bon est que le roi n'a jamais fait empoisonner personne; mais en pouvons-nous dire autant de ceux qui gouvernent sous son autorité?» Mme de Sévigné, qui n'avait pas le caractère frondeur du médecin antagoniste de l'antimoine, écrivit aussi, dans les premiers jours de janvier 1665: «Notre cher ami est par les chemins. Le bruit a couru qu'il était bien malade; tout le monde disait: Quoi! déjà!…»
Cependant la catastrophe qu'on redoutait n'eut pas lieu, et même la vie du prisonnier fut protégée miraculeusement, lorsque (juin 1665) la foudre tomba en plein midi sur le donjon de Pignerol, mit le feu aux poudrières, et fit sauter une partie de la prison avec bien des victimes écrasées sous les ruines: Fouquet, presque lui seul sain et sauf, conservé dans la niche d'une fenêtre, fournit à ses amis une occasion de répéter que «souvent ceux qui paraissent criminels devant les hommes, ne le sont pas devant Dieu[117].»
[117] T. 13 du Procès de Fouquet, p. 326.
Il est clair que Fouquet, détenu à Pignerol, inspirait encore de la haine à Colbert, et des appréhensions continuelles à Louis XIV: on eût dit qu'il possédait quelque grand secret dont la divulgation pouvait être funeste à l'État, ou du moins blesser mortellement l'orgueil du roi; aussi, Saint-Mars était-il d'autant plus actif à l'empêcher d'écrire, que Fouquet s'ingérait sans cesse à le faire.
Fouquet fabriquait des plumes avec des os de chapon, et de l'encre avec de la suie délayée dans du vin; il inventait par des combinaisons chimiques diverses encres qui ne paraissaient sur le papier qu'en les chauffant; quand on lui eut retiré toute espèce de papier, il écrivit sur ses rubans, sur la doublure de ses habits, sur ses mouchoirs, sur ses serviettes, sur ses livres, et tous les jours Saint-Mars, qui le fouillait lui-même par ordre du roi, découvrait des écritures dans le dossier de sa chaise et dans son lit[118]. Le roi approuvait les diligences de ce geôlier pour ôter à Fouquet toutes sortes de moyens d'écrire.
[118] Voici une lettre de Louvois à Saint-Mars, dans laquelle on voit, et les tentatives de Fouquet pour tromper ses geôliers, et les précautions de ceux-ci: «J'ai reçu vos lettres avec des billets écrits par M. Fouquet et avec un livre (écrit sans doute sur les marges); le roi a vu le tout, et n'a pas été surpris de voir qu'il fasse son possible pour avoir des nouvelles, et vous, vos efforts pour empêcher qu'il n'en reçoive. Comme il se sert, pour écrire, de choses qu'on ne lui peut ôter, comme d'os de chapon pour faire une plume et de vin avec de la suie pour faire de l'encre, il est bien difficile d'apporter un remède efficace pour l'en empêcher. Néanmoins vous avez sujet de vous plaindre du valet que vous avez mis auprès de lui, de ce qu'il a écrit, non seulement les papiers que vous m'avez envoyés, mais encore ceux qui étaient dans le dossier de sa chaise, sans qu'il vous en ait averti. Vous devez l'exhorter à être plus fidèle désormais, et comme quelque chose que fasse M. Fouquet pour faire des plumes et composer de l'encre, cela lui sera fort inutile s'il n'a point de papier, le roi trouve bon que vous le fouilliez, que vous lui ôtiez tout ce que vous lui en trouverez, et lui fassiez entendre que, s'il s'avise de faire de nouveaux efforts pour corrompre vos gens, vous serez obligé de le garder avec bien plus de sûreté et de le fouiller tous les jours. Il faut que vous essayiez de savoir du valet de M. Fouquet comment il a écrit les quatre lignes qui ont paru dans le livre en le chauffant, et de quoi il a composé cette écriture.» 26 juillet 1665. Voyez aussi, dans le premier volume de l'Histoire de la détention des Philosophes, les lettres du 21 août, 12 et 18 décembre 1665, et surtout celle du 21 novembre 1667.
Enfin, au bout de deux ans, le prisonnier, renonçant à lutter de ruse avec Saint-Mars, se contenta d'exercer ses beaux talens à la contemplation des choses spirituelles, et composa, de mémoire, plusieurs traités de morale, dignes de l'approbation de tout le monde, pour imiter le ver à soie dans sa coque, dont il avait fait son emblème avec cette devise: Inclusum labor illustrat. Le noble usage que Fouquet fit alors de son temps donna lieu de dire qu'on n'avait bien connu sa capacité, que depuis sa prison[119].
[119] T. 13 du Procès de Fouquet, p. 365.
Néanmoins, l'inquiétude du roi était toujours en éveil sur ce que pouvait dire et écrire le prisonnier: on espionnait les personnes qui se rendaient de Paris à Pignerol, et on enjoignait à tous les individus suspects, de quitter cette ville, avant que Fouquet pût entrer en relation avec eux; plusieurs de ses valets, qu'il avait mis dans sa confidence, furent retenus au secret pendant sept ou huit mois, et bien maltraités ayant d'être expulsés de la citadelle; plusieurs soldats de la compagnie-franche passèrent devant un conseil de guerre, pour lui avoir parlé: deux ou trois furent pendus, d'autres envoyés aux galères. Ces malheureux avaient été arrêtés sur le territoire du duc de Savoie, et livrés à Saint-Mars par le major de Turin, qui reçut une récompense de la part du roi. Fouquet, même après les adoucissemens apportés à son sort, dans les dernières années de cette détention, ne pouvait s'entretenir avec personne, sinon en présence de Saint-Mars ou de ses officiers; on ne lui permettait pas de communication particulière avec Lauzun: ces deux compagnons d'infortune communiquaient par un trou, à l'insu du gouverneur[120].
[120] Histoire de la détention de Fouquet, par M. Delort, et correspondances relatives, t. 1 de l'Histoire de la détention des Philosophes. Voyez dans les Mémoires de Saint-Simon, t. 20, p. 439, comment s'établirent les rapports secrets de Fouquet avec Lauzun, et la haine qui s'ensuivit entre eux.
Un trait inouï de Saint-Mars témoigne assez jusqu'où s'étendaient les pouvoirs que le roi lui avait conférés, et avec quelle dureté il en usait quelquefois pour obliger Fouquet à renoncer aux projets de fuite que celui-ci nourrissait sans cesse. Au mois de novembre 1669, Fouquet avait jeté des tablettes par sa fenêtre; un soldat, nommé Laforêt, les avait ramassées et se préparait à les remettre à quelqu'un qui lui était indiqué par Champagne, valet du prisonnier: six pistoles avaient été les arrhes du marché; mais Saint-Mars découvrit cette intrigue, saisit les tablettes, les envoya au roi, demanda et obtint l'extradition de Laforêt, réfugié en Savoie, et le fit exécuter sur-le-champ: les complices de cet homme furent pareillement jugés et condamnés; le valet Champagne n'eut pas une meilleure fin que Laforêt[121]. Saint-Mars voulut ajouter aux disgrâces de son prisonnier celle d'attacher le cadavre de ce valet aux créneaux du cachot, afin qu'il eût continuellement devant les yeux cet horrible spectacle[122].
[121] Voyez la preuve de cette justice expéditive dans les lettres de Louvois de décembre 1669 et janvier 1670, Histoire de la détention des Philosophes, t. 1.
[122] Histoire de la Bastille, par Renneville, t. 1, p. 74. Renneville avait appris cette affreuse anecdote du neveu même de Saint-Mars, lequel la racontait comme un acte fameux de l'héroïsme de son oncle, mais désignait Lauzun au lieu de Fouquet pour la victime de cette atrocité. Nous accueillons la tradition de la Bastille avec confiance, parce qu'elle s'accorde avec l'autorité absolue que le roi avait donnée à Saint-Mars, en lui recommandant toutefois de ne pas sortir des termes d'une politesse froide et réservée vis-à-vis de Fouquet. Si Lauzun avait eu à se plaindre d'un pareil raffinement de cruauté à son égard, il n'aurait pas manqué de le publier après sa sortie de prison, et ce trait eût semblé assez neuf pour qu'on prît la peine de le conserver dans les anecdotes du temps, tandis que Fouquet ne put jamais faire part à personne des mystères de douleur qu'il offrait à Dieu. On demeure convaincu en lisant l'histoire de l'araignée, attribuée aussi à Lauzun, que Fouquet est bien réellement le seul contre qui Saint-Mars employait ces ressources de barbarie.
Après la mort vraie ou fausse de Fouquet en 1680, on eut la certitude de ses intelligences avec Lauzun, qui devait savoir la plupart des choses importantes dont M. Fouquet avait connaissance: défense fut donc faite à Saint-Mars d'entrer en aucun discours ni confidence avec M. de Lauzun, sur ce qu'il peut avoir appris de M. Fouquet. Les papiers et les vers de ce dernier avaient été emportés par son fils, ce qui déplut fort au roi; mais d'autres papiers, trouvés dans les poches des habits de Fouquet, furent envoyés en un paquet à Louvois, qui les remit à Louis XIV, intéressé sans doute à les connaître et à les anéantir. Enfin, les deux valets de Fouquet, nommés Larivière et Eustache d'Angers, qui n'ignoraient pas sans doute les secrets de leur maître, furent enfermés dans une chambre où ils n'avaient communication avec qui que ce fût, de vive voix ni par écrit, et Saint-Mars eut ordre de dire qu'ils avaient été mis en liberté, si quelqu'un venait à demander de leurs nouvelles[123]. Ces précautions extraordinaires ne ressemblent-elles pas à celles qui furent prises en 1703, à la Bastille, pour faire disparaître les vestiges de Marchialy?
[123] Lettres de Louvois, des mois d'avril, mai et juin 1680, t. 1 de l'Histoire de la détention des Philosophes.
L'accusation de Fouquet ne reposait pas sans doute sur des chimères. Ses négociations secrètes avec l'Angleterre; ses projets pour se rendre indépendant et se retirer, en cas de disgrâce, dans sa principauté de Belle-Ile, qu'il faisait fortifier; son empressement à gagner des créatures, qu'il achetait à tout prix, en mettant des charges importantes sous leur nom, et en leur donnant des pensions secrètes; le nombre de ses amis et de ses habitudes; les prodigieuses ressources de son génie actif et audacieux[124] devaient nécessairement laisser, après sa condamnation, des germes de trouble dans l'État et d'inquiétude dans l'esprit de Louis XIV.
[124] Tous ces faits résultent de la lecture des pièces du procès, malgré l'adresse de la défense.
Fouquet, durant sa détention, n'était pas aussi oublié que l'a dit Voltaire: bien des personnes, qui avaient détourné l'issue funeste d'une accusation de lèze-majesté, s'occupaient encore de sa délivrance, au risque de partager sa prison. Guy-Patin dit, dans une lettre du 16 mars 1666: «Le surintendant de jadis a eu le soin de se faire plusieurs amis particuliers qui voudraient bien encore le servir, et, en attendant l'occasion, ils travaillent à faire un grand recueil de diverses pièces pour sa justification, en quatre volumes in-folio.»
C'étaient ces amis courageux qui, ne pouvant réussir à trouver des presses libres en France, allèrent chercher celles d'Elzevier, en Hollande, pour publier l'innocence du surintendant[125], et qui, malgré les négociations menaçantes de Colbert avec les États-Généraux, firent paraître successivement les quinze volumes in-12 contenant tout le procès de Fouquet, précédé de son éloge non équivoque: «On ne saurait assez admirer qu'un homme comme M. Fouquet, déchu d'une haute et puissante fortune, jeté dans une prison, dépouillé de ses biens, éloigné de ses amis, privé de ce qu'il avait de plus cher, et enfin accablé d'une infinité d'adversaires, (qui sont des disgrâces capables d'abattre et d'étourdir les esprits les plus forts), a pu vaincre tant de difficultés, surmonter tant d'obstacles, souffrir si constamment, se défendre avec tant d'esprit, et résister si vigoureusement, que jamais homme n'a parlé plus pertinemment que lui, qu'il n'a jamais mieux défendu sa cause, ni tant embarrassé ses accusateurs, et que les raisons qu'il emploie pour faire éclater son innocence, invalider les argumens de son antagoniste, et pour rétorquer sur ses parties les crimes qui lui sont imposés, semblent très-concluantes, et comme autant de démonstrations, à la force desquelles il est impossible de ne pas se rendre.» (Tome 1, Au lecteur.)
[125] Le ministre plénipotentiaire de Hollande à la cour de France écrit au grand-pensionnaire Jean de Witt: «On a ici avis de bonne part qu'on imprimait à Amsterdam quelques pièces du procès de M. Fouquet, où, comme on croit, M. le chancelier, M. Colbert et quelques autres seigneurs pourraient être attaqués. Il est certain que cela ne peut être agréable au roi.» (27 février 1665.) «Je suis fâché que les actes du procès de M. Fouquet aient été publiés avant qu'on en ait pu arrêter l'impression. On m'a rapporté que M. Colbert s'en est plaint avec aigreur.» (13 mars 1665). Lettres et négociations de Jean de Witt, t. 3.
Guy-Patin dit, au mois de septembre 1670: «Il est certain que le roi d'Angleterre a écrit au roi en faveur de M. Fouquet; mais il n'y a pas d'apparence que M. Colbert consente à cette liberté, contre laquelle il a fait tant de machines: Intereà patitur justus.» Guy-Patin dit ailleurs que les jésuites, à qui Fouquet, leur grand patron du temps de ses richesses, avait donné tant de marques de munificence (plus de six cent mille livres), s'employaient aussi, par reconnaissance, à secourir leur bienfaiteur, dont les chiffres brillaient toujours en caractères d'or sur les reliures des livres du collége de Clermont, à Paris[126].
[126] Lettre de Guy-Patin, du 12 septembre 1661. Nicolas Fouquet donna au collége de Clermont mille livres de rente pour acheter les livres qui manquaient à la bibliothèque. Piganiol de la Force, Description de Paris, 1765, t. 5, p. 423. J. G. Nemeitz, dans son Séjour de Paris, Leyde, 1727, 2 vol. in-12, dit que cette pension annuelle s'élevait à mille écus. «Les livres qu'on achète pour cet argent sont marqués au dos de deux Φ grecs, qui doivent signifier François Fouquet.» t. 1, p. 261. Ce n'est pas François, mais Fouquet tout court, que signifie cette lettre grecque, puisque la fondation était l'œuvre de Nicolas Fouquet et non de son père. Au reste la Société de Jésus essaya de servir Fouquet dans sa prison, car le père Des Escures, supérieur des jésuites à Pignerol, parut suspect et n'eut plus la permission d'entrer au donjon; Fouquet ne put même obtenir que ce supérieur le vînt entendre en confession générale. V. le 1er volume de l'Histoire de la détention des Philosophes.
Certes, les jésuites, tout-puissans par le canal du père La Chaise, auraient obtenu la grâce de leur patron, si la prison perpétuelle n'avait puni que les fautes politiques de Fouquet. C'était son amour-propre d'homme et d'amant que Louis XIV vengeait par cette cruelle captivité; car, sans parler de la supposition entièrement dénuée de preuves, qui s'est présentée à nous dans l'examen de la nouvelle d'Adelaïs, il est certain que Fouquet passait pour avoir eu les prémices de trois amours du roi.
Mlle de Beauvais, Mlle de La Vallière et Mme de Maintenon, autrefois Mme Scarron, furent en butte aux galanteries du surintendant, ainsi que le prouvèrent non seulement des brouillons de lettres écrites en son nom par son secrétaire Pellisson, et trouvés dans ses poches au moment de son arrestation, mais encore des lettres de presque toutes les femmes de la cour, découvertes dans une cassette à Saint-Mandé. Le roi, qui dépouilla lui-même les papiers de Fouquet[127], ne voulut pas que ces tendres correspondances, parmi lesquelles fut compris le nom de la prude Mme de Sévigné[128], figurassent dans l'inventaire des papiers du surintendant.
[127] Mlle de Scudéry blâme indirectement la conduite de Louis XIV, dans les Considérations nouvelles sur divers sujets, 1684, 2 vol. in-12, qu'elle dédia pourtant au roi. «Après la bataille de Pharsale, dit-elle au chapitre de la Magnificence, on remit entre les mains de César des cassettes qui contenaient tous les papiers de Pompée. La politique et la prudence eussent peut-être voulu qu'il les eût examinées soigneusement. Comme il avait résolu, après cette grande victoire, de gagner les cœurs par la douceur et la clémence, il ne voulut point savoir les secrets d'un ennemi vaincu et mort, il ne voulut point savoir les noms des amis particuliers de son ennemi et fit brûler tous ses papiers sans les lire.»
[128] Bussy-Rabutin raconte dans ses Mémoires que le chancelier lui dit que les lettres de Mlle de Sévigné «étaient des lettres d'une amie qui avait eu de l'esprit, et qu'elles avaient bien plus réjoui le roi que les douceurs fades des autres lettres; mais que le surintendant avait mal à propos mêlé l'amour avec l'amitié.» Mme de Sévigné néanmoins fut très-contrariée de cette découverte: «Que dites-vous de tout ce qu'on a trouvé dans ses cassettes? dit-elle dans sa lettre du 11 octobre 1661. Je vous assure que quelque gloire que je puisse tirer par ceux qui me feront justice de n'avoir jamais eu avec lui d'autre commerce que celui-là, je ne laisse pas d'être sensiblement touchée de me voir obligée de me justifier et peut-être fort inutilement à l'égard de mille personnes qui ne comprendront jamais cette vérité. Je pense que vous comprendrez bien aisément la douleur que cela fait à un cœur comme le mien.»
Celui-ci nia pourtant, avec une énergique et noble indignation, avoir rien reçu ni rien écrit de semblable à certaines lettres qu'on lui attribuait:
«Ce que je ne puis dissimuler, dit-il (t. 12, p. 94 du Procès de M. Fouquet), c'est l'horreur des outrages que mes ennemis ont vomi contre mon honneur, au moment où j'ai été arrêté, ayant méchamment, et par un complot qui ne peut avoir été concerté qu'avec les démons les plus enragés, supposé des lettres scandaleuses que les plus perdues de toutes les femmes publiques ne voudraient pas avoir écrites ni pensées, et d'avoir eu l'effronterie de les publier sous des noms de personnes de qualité qu'on a voulu diffamer par-là, et me rendre odieux au roi et au public, encore que tout fût calomnieusement forgé dans la boutique de ces abominables forgerons qui n'éviteront jamais le châtiment de leurs méchancetés, puisqu'elles sont si détestables, qu'elles ne sauraient être vengées que par l'enfer même qui les a produites, ou par une pénitence publique qui répare la réputation de toutes les personnes qui peuvent y avoir intérêt.
»On a eu l'impudence de dire que ces lettres dissolues avaient été trouvées sous mes scellés, et ceux qui les avaient mises dans leur poche, en sortant de leur propre maison, ont feint de les avoir trouvées dans la mienne. Ils y ont mêlé le nom des personnes qui pouvaient animer le roi contre moi, et pendant que j'étais rigoureusement détenu et sans commerce, on distribuait par tout le royaume les copies de ces infâmes compositions d'un infâme auteur!
»Peut-on bien seulement entendre le récit de CRIMES SI ÉNORMES, sans que les cheveux en dressent sur la tête? peut-on s'étonner assez de l'excès d'une telle rage? et peut-il rester quelque action à laquelle des gens capables d'avoir commis cette exécration aient fait scrupule de se porter pour satisfaire leurs intérêts et leur ambition, puisqu'ils ont bien pu se résoudre à celle-là, qui est le comble de toute la malignité la plus diabolique?
»L'on n'a pas voulu me permettre d'informer des papiers que l'on a supposés malicieusement entre les miens; les coupables ont eu recours à l'autorité du roi pour les mettre à couvert d'une recherche qu'ils ont eu raison de craindre, et il ne me reste pas de voie humaine pour faire connaître la vérité. Mais je prie le Dieu vivant, sévère vengeur des parjures, en la présence duquel j'ai dicté et signé ceci, de me perdre sans miséricorde, si ces infâmes lettres qu'on a fait courir par le monde ne sont des pièces méchamment et calomnieusement fabriquées par mes ennemis, lesquelles n'ont jamais été du nombre de mes papiers, et je conjure en même temps la justice divine de rendre cette vérité si connue et si manifeste, que le roi puisse apprendre l'indigne trahison qu'on a faite, non seulement à moi, mais à sa majesté, et les honteux artifices dont on s'est servi pour surprendre sa bonté et pour l'animer à ma perte!»
A cette éloquente déclaration, Fouquet ajouta la note suivante, signée de sa main: En écrivant ceci, j'en ai juré sur les saints Évangiles de Dieu, en présence de mon conseil et de M. d'Artagnan (qui le gardait à vue).
Quelles étaient donc ces lettres infâmes qui pouvaient animer le roi à la perte de Fouquet? Ce n'étaient point assurément ces billets remplis de douceurs fades, qui avaient réjoui le roi, selon Bussy-Rabutin. Quels étaient ces crimes si énormes dont on ne pouvait entendre le récit, sans que les cheveux en dressent sur la tête? Fouquet n'eût point qualifié de la sorte des propositions galantes adressées à Mlle de La Vallière. Que contenait cette cassette, si secrètement ouverte, que Letellier avait vu seul avec le roi les lettres qui étaient dedans[129]? Pourquoi ce serment fait sur l'Évangile avec tant de solennité, pour nier toute participation à des lettres scandaleuses? Fouquet paraissait moins ému lorsqu'il avait à répondre aux accusations de lèze-majesté, de voleries et de complots contre l'État.