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L'homme au masque de fer

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[38] 9e liv. de la Bastille dévoilée, p. 145.

Certes, Barbezieux avait un caractère léger et dissipé, bien différent de la fermeté et de l'esprit politique de Louvois son père; mais il n'eût point osé divulguer à une maîtresse ce formidable secret d'état, qui ne transpirait pas même dans les indiscrets libelles de Hollande, avant la mort de l'homme au masque: Barbezieux mourut en 1701 et Marchialy en 1703. Le marquis de Luchet n'était-il pas bien capable de supposer cette demoiselle de Saint-Quentin[39], comme il supposait un fils de Buckingham, comme il supposa plus tard Mlle de Baudeon, la comtesse de Tersan, la duchesse de Morsheim, et plusieurs autres dames dont il rédigea les Mémoires, toujours pour l'amusement des gens du monde?

[39] Les auteurs de la Bastille dévoilée voulurent constater par un procès-verbal le séjour de la demoiselle de Saint-Quentin à Chartres, et l'anecdote racontée par elle à plusieurs personnes de cette ville encore vivantes en 1790; mais ils ne purent obtenir ce procès-verbal et attestèrent seulement la notoriété du fait.

Linguet, dont M. de La Borde et le marquis de Luchet avaient invoqué le témoignage, n'osa pas confirmer ces assertions dans les Annales politiques, et craignit peut-être de fournir à ses ennemis le prétexte d'une nouvelle lettre de cachet: le silence de Linguet est inexplicable. Certes, l'abbé Lenglet-Dufresnoy, qui ne se faisait pas scrupule de publier des vérités ou des mensonges hardis, aurait élevé la voix s'il eût encore vécu, lorsque le prieur Anquetil le cita dans une compilation historique, sans critique et sans style, intitulée: Louis XIV, sa cour et le régent, 4 vol. in-12, 1789. Anquetil rapportait, au sujet du Masque de Fer, ce que lui en avait dit Lenglet, qui assurait l'avoir vu à la Bastille, et même lui avoir parlé. Lenglet, malgré cet entretien, ne jeta aucune lumière sur l'histoire de ce prisonnier qui avait l'esprit vif et orné, disait-il, «parlait très-bien d'affaires, de politique, d'histoire, de religion, était au fait des nouvelles courantes, et montrait par sa conversation qu'il avait voyagé dans toute l'Europe (tome I).»

Le crédule Anquetil, à qui l'auteur du Traité des Apparitions racontait ces belles choses recueillies dans un de ses nombreux séjours à la Bastille, eut la bonhomie de le presser de dire ce qu'il pensait de cet inconnu: «Voudriez-vous me faire aller une neuvième fois à la Bastille?» répondit Lenglet qui n'y alla que cinq fois pendant sa vie littéraire, comme l'a prouvé son biographe Michault, de Dijon. En outre, il n'y était allé pour la première fois qu'en 1718, à moins qu'on veuille infirmer les recherches et les calculs de Michault par une note imprimée dans la Bastille dévoilée (1re livr., p. 113), où il est dit que Lenglet est entré six fois à la Bastille, la première en 1696. Quelle que soit la date de cette première entrée, l'abbé Lenglet, qui était en bon rapport de connaissance avec les officiers de ce château, avait pu apprendre d'eux ce qu'il prétendait savoir du Masque de Fer lui-même.

Le Masque de Fer, qui occupait avec tant d'ardeur les bureaux d'esprit, les journaux et les cafés, avait fait aussi l'entretien de la cour, où les mystères des lettres de cachet et des prisons d'état divertissaient quotidiennement le petit lever du roi et de ses maîtresses. Le régent Philippe d'Orléans avait, disait-on, refusé la confidence de ce grand secret aux instances les plus assidues de ses favoris et de ses compagnons de table: jamais le nom du prisonnier masqué n'était sorti de ses lèvres, même au milieu des plus étourdissantes orgies de la Muette. Louis XV ne se montra point aussi discret, assure-t-on, et les caresses de Mme de Pompadour eurent tout l'empire qu'elle leur savait; mais la spirituelle marquise, qui laissait le censeur Jolyot de Crébillon s'asseoir sur son lit, et le gentilhomme de la chambre Voltaire se mettre à ses genoux, garda peut-être ce secret mieux que son rang dans la compagnie des gens de lettres qu'elle aimait: elle n'avait pourtant pas à craindre la destinée du pêcheur des îles Sainte-Marguerite.

Louis XV fut souvent questionné par ses courtisans sur un sujet qu'il abordait sans répugnance, et qu'il entendait en souriant approfondir devant lui. Mais, à l'occasion des deux systèmes débattus avec une égale probabilité par Saint-Foix et le père Griffet, Louis XV hocha la tête et dit: «Laissez-les disputer; personne n'a dit encore la vérité sur le Masque de Fer

Une autre fois, le premier valet de chambre du roi, M. de La Borde, essayant de mettre à profit un moment d'abandon et de familiarité de son maître, pour s'approprier sans péril ce secret qui avait causé la mort de plusieurs personnes, Louis XV l'arrêta dans ses conjectures par ces mots non moins énigmatiques que le Masque de Fer lui-même: «Vous voudriez que je vous dise quelque chose à ce sujet? Ce que vous saurez de plus que les autres, c'est que la prison de cet infortuné n'a fait tort à personne qu'à lui[40]

[40] Soulavie ajoute de son crû une explication de ces paroles amphibologiques et la met aussi dans la bouche de Louis XV: «car il n'a jamais eu ni femme ni enfans.» Mém. du maréchal de Richelieu, t. 3, p. 109.

Les ministres de Louis XVI n'étaient pas comme ceux de Louis XIV, confidens du secret de leur maître; car le vertueux Malesherbes, pendant son premier ministère qui ne dura que neuf mois, s'imposa le devoir de tirer la vérité du tombeau de Marchialy et de venger la mémoire de cet infortuné, seule réparation que pût inventer l'humanité du ministre insatiable de faire le bien; mais ses recherches, secondées par Amelot, ministre de Paris[41], ses visites à la Bastille, ses enquêtes dans les papiers de la police[42], demeurèrent sans résultat.

[41] On voit par une lettre du major Chevalier à M. Amelot, imprimée dans la 9e livraison de la Bastille dévoilée, p. 28, que cet officier lui avait envoyé, dès le 30 septembre 1775, les mêmes extraits historiques qu'il adressa ensuite à Malesherbes.

[42] Voy. la Bastille dévoilée, 1re livraison, p. 54.

Chevalier, major de la Bastille, le même qui avait inventé, dit-on, le grand registre des prisonniers, fut chargé spécialement de fouiller les archives et d'écrire l'histoire secrète du château depuis son origine[43], quoique un pareil travail demandât plus de lumières et d'instruction qu'il n'en avait: il recueillit pourtant des documens originaux très-curieux, et il les envoya au ministre le 19 novembre 1775, en lui disant, dans un style hérissé de barbarismes et de fautes d'orthographe: «Si dans la suite je trouve quelque chose qui puisse être utile, soit pour le service, soit pour la curiosité, de même que pour tout ce que vous pouvez désirer, je serai toujours à vos ordres.» La pièce concernant le Masque de Fer était rédigée d'après le journal de Dujonca et la dissertation du père Griffet. M. de Malesherbes n'en fit aucun usage et ne la rendit pas publique, sans doute parce qu'il espérait toujours arriver à la solution de ce grand problème historique[44].

[43] Voy. Remarques historiques sur la Bastille, 1774, p. 32.

[44] Ces pièces écrites de la main du major Chevalier sont aujourd'hui dans la collection de mon respectable ami, M. Villenave, qui les a eues avec beaucoup de papiers de Malesherbes.

En 1780, le père Papon, de l'Oratoire, qui avait visité les îles Sainte-Marguerite au commencement de l'année 1778 pour y chercher des détails de localité utiles à son Histoire de Provence (4 vol. in-4, 1777-1786), publia de nouvelles anecdotes sur le Masque de Fer dans son Voyage littéraire de Provence, Paris, 1780, in-12, composé avec des notes dont il ne pouvait faire usage pour son histoire dédiée à M. de Boisgelin, archevêque d'Aix. Il avait recueilli ces renseignemens dans la citadelle, où un officier de la compagnie franche, âgé de soixante-dix-neuf ans, lui raconta ce qu'il tenait de son père, lequel était pour certaines choses l'homme de confiance du gouverneur Saint-Mars.

Un jour Saint-Mars s'entretenait avec son prisonnier, en restant hors de la chambre, dans une espèce de corridor pour voir de loin ceux qui viendraient. Le fils d'un de ses amis venait d'arriver pour passer quelques jours dans l'île; ce jeune homme s'avance du côté où il distingue des voix. Le gouverneur, surpris à l'improviste, ferme aussitôt la porte de la prison, court au-devant de l'indiscret et lui demande d'un air troublé s'il n'a rien entendu; rassuré par la réponse du jeune homme, il le fit pourtant repartir le jour même en écrivant à son ami que «peu s'en était fallu que cette aventure n'eût coûté cher à son fils, et qu'il le lui renvoyait de peur de quelque nouvelle imprudence.»

Un autre jour, un frater (garçon de chirurgien) aperçut, sous la fenêtre du prisonnier, quelque chose de blanc flottant sur l'eau: c'était une chemise très-fine, pliée avec assez de négligence et sur laquelle on avait écrit d'un bout à l'autre. Le pauvre homme la prit et l'apporta au gouverneur, qui ne l'eut pas plus tôt examinée qu'il demanda, d'un air fort embarrassé, au frater, s'il n'avait pas eu la curiosité de lire ce qui était écrit dessus; celui-ci protesta plusieurs fois qu'il n'avait rien lu; «mais deux jours après, il fut trouvé mort dans son lit.» N'est-ce pas là l'origine de l'anecdote du plat d'argent?

Le valet qui servait le prisonnier, et qui partageait ainsi sa captivité, mourut dans la prison, et ce fut le père de l'officier, que Papon interrogeait, qui chargea sur ses épaules le corps du défunt et qui le porta de nuit au cimetière. On chercha une femme pour remplacer ce valet: une paysanne du village de Mongins alla se présenter au gouverneur; mais quand elle fut avertie qu'elle devait, une fois pourvue de cet emploi, renoncer à ses enfans et au monde, elle refusa de s'enfermer pour le reste de ses jours.

Il n'y avait que peu de personnes qui eussent la liberté de parler au Masque de Fer, et sa prison, que l'épaisseur des murs et la force des grilles protégeaient contre toute tentative d'évasion, était gardée au dehors par des sentinelles qui avaient ordre de tirer sur les bateaux qui s'approcheraient à une certaine distance.

Mais le père Papon n'essaya pas même de découvrir quel était ce prisonnier dont on ne saura peut-être jamais le nom, dit-il. M. Dulaure, qui étudiait alors les antiquités nationales et surtout les fautes de la royauté pour en faire une leçon au peuple, reproduisit textuellement, dans sa Description des principaux lieux de la France, Paris, 1789, 6 vol. in-18 (1re partie, p. 184), les anecdotes rapportées dans le Voyage littéraire de Provence; il les accompagna des autres faits révélés par Voltaire et Lagrange-Chancel. Mais, au lieu d'adopter une opinion entre toutes celles qui avaient eu des avocats et des partisans, il avoua qu'elles ne valaient pas la peine d'être répétées, et il exposa nettement que «si l'on ne découvrait quelques monumens ignorés du temps de la régence d'Anne d'Autriche et du ministère du cardinal Mazarin, ou bien quelques mémoires écrits par les personnes initiées dans le secret, le nom de ce prisonnier, inconnu à ses contemporains, le serait aussi à la postérité.» Cette phrase semble une annonce indirecte du mémoire apocryphe que Soulavie préparait à cette époque dans son cabinet enrichi des matériaux dérobés à la bibliothèque du maréchal de Richelieu; on peut, sans faire injure à la mémoire de Dulaure, que la passion aveuglait trop souvent, supposer qu'il avait vu cette pièce dans les mains de Soulavie et qu'il la regardait alors comme authentique, puisqu'il en fit usage depuis dans son Histoire de Paris.

Cependant un nouveau système s'élaborait en silence, et plusieurs hommes très-judicieux étaient portés à lui donner la préférence. Le chevalier de Taulès, secrétaire d'ambassade à Constantinople, ramassait mystérieusement les matériaux de ce système qui tendait à inculper les jésuites chassés de France et poursuivis de tous côtés avec la fureur des représailles. On ne peut apprécier quel sentiment de prudence ou de générosité l'empêcha de publier son livre, qui était dès lors connu dans les lettres, quoique manuscrit, et qui fut communiqué dès 1783 à M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères.

Duclos prit les devans sur M. de Taulès, en imprimant qu'un jésuite gros collier de l'ordre lui avait avoué que «le Masque de Fer était une sottise de la Société, qu'il fallait ensevelir dans l'oubli.» Cette insinuation n'eut pas de suite à cette époque, et l'on ne demanda pas compte du prisonnier masqué à la société de Jésus, qui avait tant d'autres comptes plus graves à rendre.

C'était sous les décombres de la Bastille qu'on espérait retrouver les preuves de cette iniquité du grand roi, et quand la vieille prison féodale s'écroula sous le marteau du peuple, le 14 juillet 1789, le premier prisonnier qu'on chercha parmi les cachots, livrés au jour éclatant de la justice et de l'humanité, pour délivrer au moins son nom encore captif dans ces ténèbres, ce devait être le Masque de Fer!

Dès que la Bastille tomba au pouvoir du peuple, les portes des prisons furent brisées à coups de hache; mais on ne trouva que huit personnes à délivrer, au lieu des innombrables victimes qu'on supposait ensevelies au fond de cette sinistre forteresse: on prétendit que, peu de jours auparavant, la plupart des détenus avaient été transportés ailleurs secrètement.

Les souvenirs de plusieurs captivités célèbres planaient au-dessus des ruines, qu'on avait hâte de faire disparaître pour placer cette inscription: Ici l'on danse, à l'endroit même où tant de larmes avaient coulé depuis des siècles; le fantôme du Masque de Fer était sans doute présent aux yeux des démolisseurs patriotes, et quand un des vainqueurs apporta en trophée au bout d'une baïonnette le grand registre de la Bastille[45], l'assemblée municipale de l'Hôtel-de-Ville attendit dans un silence solennel que le secret du despotisme royal tombât de ces pages sanglantes[46]: le folio 120, correspondant à l'année 1698 et à l'arrivée du prisonnier masqué venu des îles Sainte-Marguerite, avait été enlevé et remplacé par un feuillet d'une écriture récente!

[45] «C'est un in-folio immense ou plutôt une suite de cahiers qui augmentent journellement. Ces cahiers sont contenus dans un très-grand carton ou portefeuille en maroquin, fermant à clef, lequel est encore renfermé dans un double carton. Ces feuilles, distribuées en colonnes, portent des titres imprimés à chacune. Ire colonne: Noms et qualités des prisonniers. IIe col. Dates des jours d'arrivée des prisonniers au château. IIIe col. Noms des secrétaires d'état qui ont expédié les ordres. IVe col. Dates de la sortie des prisonniers. Ve col. Noms des secrétaires d'état qui ont signé les ordres d'élargissement. VIe col. Causes de la détention des prisonniers. VIIe col. Observations et Remarques. Le major remplit la sixième colonne suivant les indications qu'il peut avoir, et le lieutenant de police lui donne des instructions quand il veut et comme il veut. La septième colonne contient l'historique des faits, gestes, caractères, vie, mœurs et fin des prisonniers. Ces deux colonnes sont des espèces de mémoires secrets dont l'essence et la vérité dépendent du jugement droit ou faux, de la volonté bonne ou mauvaise du major et du commissaire du roi; plusieurs prisonniers n'ont aucune note sur ces deux dernières colonnes. Ce livre est de l'invention du sieur Chevalier, major actuel.» Remarques historiques sur la Bastille, 1774, p. 31 et 32. La distribution des colonnes indiquée dans cet ouvrage n'est pas tout-à-fait la même que celle du registre qui a servi à la rédaction de la Bastille dévoilée: ce dernier «est un registre de 280 pages in-folio, broché et soigneusement renfermé dans un portefeuille de maroquin; d'un côté est écrit en lettres d'or le mot Bastille; de l'autre, sont gravées les armes du roi: ledit portefeuille fermait à clef. Chaque page de ce registre est divisée en onze colonnes. Voici ce qui se trouve imprimé en tête de chaque colonne: Ire Noms et qualités des prisonniers. IIe Dates de leur entrée. IIIe Noms de MM. les secrétaires d'état qui ont contresigné les ordres. IVe Tomes. Ve Pages. VIe Dates de leur sortie. VIIe Noms de MM. les secrétaires d'état qui ont contresigné les ordres. VIIIe Tomes. IXe Pages. Xe Motifs de la détention des prisonniers. XIe Observations. Nota. Nous n'avons aucune connaissance des TOMES et PAGES auxquels renvoient les colonnes 4e, 6e, 8e et 9e.» Première livraison, p. 44.

[46] Chap. 14 et 15 de la Bastille, ou Mémoires pour servir à l'histoire du gouvernement français, par Dufey de l'Yonne; 3e livraison de la Bastille dévoilée; les Journées mémorables de la Révolution française, t. 1, p. 21.

Dans les souterrains de la Bastille, on découvrit des squelettes entiers; dans les latrines, des ossemens brisés et putréfiés[47]: alors on se souvint avec terreur des horribles assertions que Constantin de Renneville avait avancées dans son Histoire de la Bastille, et qu'on avait trop légèrement traitées de fables calomnieuses; on pensa que bien des crimes, bien des vengeances, étaient restés enfouis dans les ombres impénétrables de cette prison d'état, et que les murs, tout couverts de noms et de dates[48], offraient des listes de proscription plus amples et plus véridiques que les registres du greffe.

[47] «Quelques prisonniers ont péri à la Bastille par des voies secrètes, mais ces exemples sont rares.» Rem. hist. sur la Bastille, p. 33. Voyez Antiquités nationales, par Millin, t. 1, art. de la Bastille, p. 15.

[48] On trouve dans les Révolutions de Paris, à la suite des Remarques historiques sur la Bastille, le Relevé exact des noms et inscriptions gravées sur les murs des cachots, et le Langage des murs ou les cachots de la Bastille dévoilant leurs secrets.

Quelques curieux se mêlèrent donc aux travaux rapides de la démolition, et visitèrent en détail la tour de la Bertaudière que le Masque de Fer avait habitée cinq ans, et dans laquelle il avait pu laisser la trace de son passage; mais on eut beau déchiffrer tout ce qui était écrit avec la pointe d'un couteau ou d'un clou sur les parois de pierre, sur les planchers de bois, sur les serrures, sur les meubles, sur le plomb des vitres, rien dans ces archives funèbres n'avait un rapport plus ou moins direct avec le malheureux Marchialy, et l'on ne douta plus que les ordres de Louis XIV pour effacer tout vestige de cette étrange mascarade n'eussent été ponctuellement exécutés.

Plusieurs personnes pourtant se demandèrent par quelle raison le cadavre du prisonnier n'avait pas, comme ceux dont on retrouvait les débris, été confié aux oubliettes infectes de la Bastille plutôt qu'à la terre bénite du cimetière de Saint-Paul: on pouvait répondre à cette objection, que les restes humains découverts dans les fouilles appartenaient sans doute à une époque antérieure aux formalités de la prison d'état, ou n'accusaient que la scélératesse des officiers subalternes, capables d'un assassinat pour dépouiller un prisonnier; d'ailleurs en 1703, quand mourut Marchialy, Louis XIV, entièrement livré à Mme de Maintenon et à son confesseur le père Lachaise, avait une dévotion si scrupuleuse, qu'il n'eût pas refusé les secours de l'église et la sépulture chrétienne à son plus grand ennemi.

Cependant toutes les recherches ne furent pas infructueuses, s'il faut en croire la dernière feuille des Loisirs d'un Patriote français, recueil périodique[49], qui cita, le 13 août 1789, «une carte qu'un homme curieux de voir la Bastille prit au hasard avec plusieurs papiers: cette carte contient, ajoute le rédacteur, le numéro 64389000 et la note suivante: Foucquet, arrivant des iles Sainte-Marguerite, avec un masque de fer; ensuite trois X.X.X., et au-dessous, Kersadion.» Le journaliste attestait avoir vu la carte, et présentait de rapides observations à l'appui de ce système, que la découverte vraie ou prétendue de la carte avait mis au jour.

[49] M. Deschiens, dans son catalogue des journaux de la révolution, ne nomme pas l'auteur de celui-ci, qui ne parut que pendant un peu plus d'un mois, et qui forme un seul volume (36 num. du 5 juillet au 13 août 1789). Ne pourrait-on l'attribuer à Brissot de Warville, et le regarder comme un annexe littéraire du Patriote Français que rédigeait alors ce journaliste, qui se souvenait d'avoir été pensionnaire du roi à la Bastille? Ce recueil est aujourd'hui fort rare et ne se trouve pas à la Bibliothèque royale.

Cette carte singulière, dont l'usage est aussi obscur que le chiffre, exista-t-elle réellement? La situation politique du moment était trop grave pour qu'on donnât beaucoup d'attention à ce document, dont l'authenticité est maintenant impossible à prouver, et d'ailleurs, les Loisirs d'un Patriote français avaient un fort petit nombre de lecteurs; car la révolution, qui marchait déjà au son du tocsin en suivant la tête du gouverneur de la Bastille, M. Delaunay, et celle de M. de Flesselles, prévôt des marchands, n'accordait plus de loisirs aux patriotes enrôlés dans la milice citoyenne.

Néanmoins cette carte fut reproduite avec les réflexions du rédacteur, sous ce titre pompeux et trompeur: Grande Découverte! l'homme au Masque de Fer dévoilé, in-8o de sept pages d'impression. «Ce n'est pas la seule carte qu'on ait tiré de la Bastille, lit-on dans cette feuille, il y en avait plusieurs signées de quelques ministres ou de quelques personnes inconnues avec des ordres relatifs au prisonnier. Quant à celle que je cite, je l'ai vue!» L'anonyme, après avoir cherché à établir que Fouquet ne mourut pas à Pignerol, présume, d'après le témoignage de cette carte, que ce prisonnier d'état réussit à se sauver, fut repris, ramené en secret dans sa prison, masqué et condamné à passer pour mort, en châtiment de sa tentative d'évasion.

Cet imprimé se vendit dans les rues, où la liberté de la presse faisait affluer une prodigieuse quantité de brochures et de feuilles volantes, et cette opinion nouvelle, jetée au public sans preuves, sans nom d'auteur, sans aucune sorte de garantie historique, produisit toutefois certaine impression, en présence même des autorités de Voltaire, de Lagrange-Chancel, de Saint-Foix, du père Griffet et du baron d'Heiss, qui n'avaient jamais introduit Fouquet dans leurs discussions.

On se rappela toutefois une phrase du Supplément du Siècle de Louis XIV, d'après laquelle le ministre Chamillart aurait dit que le Masque de Fer «était un homme qui avait tous les secrets de Fouquet.» Des gens fort judicieux allèrent jusqu'à croire que Chamillart, que Saint-Simon (t. 7, p. 238) nous peint d'un caractère vrai, droit, aimant l'état et le roi comme sa maîtresse, opiniâtre à l'excès, avait dit la vérité sans pourtant manquer à son serment ni trahir un secret qui eût pu compromettre l'honneur de son maître; selon une idée que d'autres ont eue avant nous, Chamillart voulait désigner Fouquet et ne le pas nommer, par un accommodement de conscience assez fréquent dans ces temps de morale jésuitique: en effet, qui était mieux instruit des secrets de Fouquet que Fouquet lui-même?

Quant à la carte qui servait de base à ce système, elle ne me paraît point aussi absurde que l'ont jugée différens critiques.

1o Le numéro inintelligible de 64389000 renfermait peut-être un sens qu'on ne pouvait traduire par des lettres; car l'emploi des chiffres était très-usité dans les affaires d'état; ou bien encore, ce nombre extraordinaire avait-il été mal rapporté par négligence, sinon par suite de la détérioration de cette carte foulée aux pieds, mouillée, tachée de boue: dans cette seconde hypothèse, il faudrait lire d'abord, au lieu de 6438, l'année de l'entrée du prisonnier à la Bastille, 1698, et immédiatement après le numéro de l'écrou, 9000 ou plutôt 900.

2o Ces trois X.X.X. peuvent aussi s'interpréter de diverses manières également plausibles: est-ce la désignation d'un registre, d'une série, d'une armoire? car les archives de la Bastille étaient si considérables, que le régent y avait créé, en 1716, une place de garde sous la surveillance immédiate du gouverneur[50]; or, dans tous les grands dépôts de livres et de papiers, on distingue les divisions par des lettres, suivant l'ordre alphabétique, que l'on répète plusieurs fois au besoin. Tel est le système de classement usité à la Bibliothèque du Roi.

[50] Pièces envoyées par le major Chevalier à M. de Malesherbes. Cabinet de M. Villenave.

3o Quant au nom propre de Kersadion, qui est un nom breton, et qu'on doit lire de préférence Kersadiou ou Kersaliou, c'est peut-être celui qu'on avait imposé à Fouquet, selon la règle des prisons d'état où de fréquens changemens de noms déroutaient la curiosité des indifférens et les démarches actives des intéressés: ainsi M. de Palteau prétend que l'homme au masque était connu sous le nom de Latour à la Bastille, et nous le voyons désigné par le nom de Marchialy sur les registres de la paroisse de Saint-Paul. Le fameux Latude, qui est resté trente-quatre ans à la Bastille, a subi deux ou trois baptêmes de cette espèce.

Cette carte aurait donc fait partie d'un catalogue général des prisonniers, destinée qu'elle était à indiquer le nom véritable, le faux nom, le numéro du volume contenant le détail des faits et les observations relatives, le numéro du carton des pièces à l'appui, la date et tous les renvois correspondant à une vaste collection de documens qui n'existent plus[51].

[51] Les Remarques historiques et Anecdotes sur la Bastille, nous autorisent à supposer une classification semblable: «Lors de l'arrivée de chaque prisonnier, on inscrit sur un livre ses noms et qualités, le numéro de l'appartement qu'il va occuper et la liste de ses effets déposés dans la case du même numéro. Le livre de sortie contient un protocole de serment et protestation de soumission, de respect, de fidélité pour le roi… Le troisième livre en feuilles contient les noms de tous les prisonniers, et le tarif de leurs dépenses… Enfin, le quatrième livre est un in-folio immense (le grand registre décrit plus haut)… On réunit en registre tous les ordres à jamais donnés et adressés au gouverneur de la Bastille, toutes les lettres des ministres et de la police; tout est recueilli soigneusement, et se retrouve au besoin.» P. 30 et suivantes.

Il est facile de prouver que les archives de la Bastille, qui étaient immenses, et qui contenaient les papiers des autres prisons d'état, ont été pillées avant et pendant le siége, anéanties et dispersées après le dépôt fait à l'Hôtel-de-Ville:

1o la troisième livraison de la Bastille dévoilée (par Charpentier), page 152, cite des lettres tirées de ces archives, et concernant le château de Pierre-Encise, à Lyon. On a lieu de croire que la police envoyait à la Bastille toutes ses correspondances secrètes pour y être conservées en sûreté.

2o Cette même livraison présente des renseignemens qui sont d'accord avec nos suppositions, et que le rédacteur tenait du chevalier de Saint-Sauveur, officier de la Bastille durant dix-huit ans. «Nous avons appris que les mots tome et page, qui sont deux fois répétés dans les colonnes de chaque page du grand registre, renvoient à de gros volumes reliés qui renferment simplement les ordres d'entrée et de sortie de chaque prisonnier. Cette découverte nous a fait moins regretter la perte de ces mêmes volumes; nous nous étions imaginés qu'ils renfermaient des objets bien plus intéressans.» Comment ces gros volumes ont-ils disparu? le gouvernement avait donc intérêt à leur destruction? Quand ils n'auraient contenu que les ordres d'entrée et de sortie de chaque prisonnier, n'était-ce point assez pour éclaircir beaucoup de faits obscurs, pour en révéler d'autres tout-à-fait ignorés? On conçoit la perte de feuilles volantes, réunies en liasse, mais non celle de gros volumes qui étaient couverts sans doute en parchemin, et capables de résister même à un incendie tel que celui qui consuma ou plutôt attaqua le dépôt des livres saisis et les archives, lorsque les assiégeans eurent mis le feu à l'hôtel du gouvernement.

3o Mon savant et honorable ami M. Villenave, qui visita la Bastille le lendemain de la prise, se souvient d'avoir remarqué dans les cours une énorme quantité de papiers à demi-brûlés; il en ramassa quelques-uns, manuscrits et imprimés, qu'il conserve encore dans sa précieuse collection de pièces relatives à la révolution; mais il se souvient aussi que des sentinelles empêchaient les curieux d'emporter ces papiers qu'on enlevait sous les yeux des commissaires nommés par la ville. «La vérité est, dit Cubières dans son Voyage à la Bastille, que M. de Mirabeau avait aussi un ordre pour venir faire sa moisson de manuscrits, et je ne doute pas qu'il n'en ait rapporté plusieurs de très-curieux. J'aurais bien voulu en ramasser à mon tour; mais je n'en avais ni permission ni ordre

4o Charpentier nous apprend avec quel soin l'autorité faisait recueillir les papiers de la Bastille, qui furent déposés à l'Hôtel-de-Ville, et couverts d'un voile aussi impénétrable que celui qui les dérobait au jour quand ils étaient sous les voûtes de la Bastille. Le bruit courut même qu'on ferait une perquisition à main armée chez les personnes soupçonnées de garder des pièces trouvées à la Bastille. L'Hôtel-de-Ville n'était pas le seul dépôt de ces papiers; le district de Saint-Germain-des-Prés en possédait un grand nombre[52]. Ces papiers, tombés dans les mains des particuliers, se dispersaient tous les jours, passaient en province et même dans les pays étrangers. Trente commissaires, choisis pour entreprendre le dépouillement du dépôt de l'Hôtel-de-Ville, s'arrêtèrent effrayés devant les difficultés et la longueur de ce travail, et Charpentier, qui criait toujours que les archives de la Bastille n'avaient fait que changer de cachot, avait déjà publié six livraisons de la Bastille dévoilée, à l'aide d'une collection particulière, rassemblée au Lycée, laquelle ne formait pas la millième partie des papiers déposés à l'Hôtel-de-Ville[53]. Charpentier ne fit paraître que neuf livraisons de son livre; le reste des documens conquis le 14 juillet 1789 a été détourné depuis par l'adresse des agens de l'ancien gouvernement, ou perdu par l'incurie des gardiens de ce vaste répertoire d'iniquités morales et politiques.

[52] Voyez les Révolutions de Paris citées plus haut, p. 34.

[53] Bastille dévoilée, première livraison, p. 7; 4e livraison, p. 3; 6e livraison, p. 1.

On concevra l'intérêt que la royauté avait à l'anéantissement des preuves écrites de ses abus de pouvoir, en se représentant l'effet produit alors sur les masses par la dénonciation du moindre fait nouveau relatif à la Bastille, dont le fantôme épouvantait encore les Parisiens. Ces papiers accusateurs étaient autant de pierres que le peuple avait en main pour lapider la monarchie.

Nous démontrerons plus loin que le grand registre, qu'on n'eut pas le temps ni l'ordre de détruire au moment du siége, avait subi de nombreuses mutilations ou altérations à une époque antérieure, et que des officiers français avaient été chargés de rechercher et d'enlever, vers 1770, tous les papiers concernant Fouquet dans les archives de Pignerol.

Mais puisque cette carte n'a pas été conservée et que son existence ne fut point constatée par une exposition publique qui aurait attiré la foule en aussi grande affluence que l'échelle de Latude et les portes de fer de la Bastille, nous nous abstiendrons de la citer au rang des preuves, et même de défendre sa vraisemblance. Toujours est-il que la prise de la Bastille ayant accoutumé les esprits à l'imprévu et au merveilleux, on ne s'étonna pas de la trouvaille d'une carte et d'un nouveau système sur le Masque de Fer: les prisons républicaines allaient bientôt offrir des mystères plus inexplicables et plus horribles.

Le prisonnier masqué était encore une fois redevenu un objet de mode et d'engouement: les systèmes de Lagrange-Chancel, de Saint-Foix, du père Griffet, du baron d'Heiss et de Voltaire, repassèrent tour à tour sur la scène, sans qu'aucune découverte vînt les fortifier; les écrivains de places et de carrefours s'emparaient à l'envi de ce sujet déjà si populaire et toujours aussi mal connu.

On imprima et l'on colporta dans le même mois une quantité de misérables imprimés qui sortaient presque tous d'une librairie de la rue de Chartres, à laquelle le Masque de Fer valut de bons profits. Il y eut d'abord le véritable Masque de Fer, d'après les archives de la Bastille, in-8o de huit pages: c'était le duc de Monmouth, d'après Saint-Foix; ensuite, d'après Voltaire et les Mémoires de Perse, l'Histoire du Fils d'un roi, prisonnier à la Bastille, trouvée sous les débris de cette forteresse, in-8o de seize pages: c'était le comte de Vermandois, et le compilateur de cette notice, trouvée, disait-il, parmi une foule d'autres papiers, lors de la prise de l'asile de la tyrannie, se vantait de résoudre le problème, grâce aux révolutions de Paris.

L'effronterie du faussaire alla plus loin dans le Recueil fidèle de plusieurs manuscrits trouvés à la Bastille, dont un concerne spécialement l'homme au Masque de Fer, in-8o de 32 pages; c'était encore le comte de Vermandois; mais l'auteur avait la hardiesse de dire qu'il donnait la copie exacte d'une feuille découverte dans le mur d'une chambre de la tour de la Bertaudière, et que cette feuille avait été écrite par le comte de Vermandois, et cachée par lui le 2 octobre 1701, à six heures du soir[54]. Ce mensonge ridicule et impudent devait, selon le libraire, servir de supplément aux trois livraisons de la Bastille dévoilée, qui commençait à paraître avec un succès bien mérité.

[54] Plusieurs découvertes de ce genre eurent lieu cependant à la démolition de la Bastille; le nommé Mauclerc trouva, en visitant les cachots, un «morceau de papier taillé en pointe, aux deux côtés, roulé et placé dans un petit trou à gauche de la cheminée.» Sur ce papier était écrite une sentence politique qui fut attribuée à Linguet. Le même Mauclerc raconte qu'un jeune homme, visant comme lui ces cachots, «aperçut la longueur du petit doigt d'un suif noirci, qu'avec son couteau il enleva cette couche de suif et découvrit une fente au mur, dans laquelle il trouva un lambeau de toile rouge, large d'environ deux pouces, se terminant en pointe à l'une des extrémités, sur lequel lambeau sont tracés en fil blanc très-fin ces trois lignes:

+ + + + + + | ans
J'ai respecté les jours de mon roi
Voilà mon crime.

Ce morceau de linge était roulé et contenait un bout de ce même fil blanc, attaché à un brin de crin noir très-fort.» Révolutions de Paris, à la suite des Remarques historiques sur la Bastille, p. 136.

Plusieurs autres écrits, cachant leur pauvreté ou leur niaiserie sous de magnifiques intitulés, circulèrent dans Paris encore tout ému de l'enfantement d'une révolution; mais le public, trompé par ces mystifications méprisables, n'était que plus impatient de pénétrer ce secret, dont les dépositaires avaient tous disparu de même que les murs de la Bastille.

L'éditeur anonyme de la troisième édition des Remarques historiques sur la Bastille qui reparurent en 1789 comme un ouvrage nouveau, sous la rubrique de Londres, n'ajouta rien pour fixer l'incertitude où l'on sera probablement toujours à l'égard du prisonnier inconnu, pensait-il; mais il ne se fit pas scrupule de renchérir sur ce qu'on savait du masque et de l'enterrement de Marchialy: «Son masque était simplement de velours noir, garni de baleines très-fortes et attaché par derrière avec un cadenas scellé; il était fait de manière qu'il lui était impossible de l'ôter ou de l'arracher lui-même et qu'il pouvait manger avec sans beaucoup d'incommodité.» Où l'éditeur avait-il trouvé ces détails minutieux qu'il débitait avec tant d'effronterie ou de naïve crédulité? «Il est très-certain que le tronc seul du cadavre fut enterré, et que la tête coupée, puis partagée en divers morceaux, pour la défigurer, fut enterrée en plusieurs autres lieux.» L'éditeur ne nous dit pas comment il avait appris cette variante de la tradition recueillie par Saint-Foix; mais la Bastille, comme on sait, était une mine inépuisable.

Charpentier, ami de Linguet qui l'encourageait à écrire un ouvrage historique sur la Bastille, et qui promettait de lui fournir des éclaircissement singuliers, eut l'idée d'étaler au grand jour les injustices que cette prison d'état avait cachées dans son ombre. Un comité de gens de lettres s'était formé au Lycée, sous la direction de Charpentier, pour dépouiller et analyser tous les papiers de la Bastille, qu'on leur confierait, afin de conserver des pièces intéressantes, déjà éparses, et qui, dans peu, seraient perdues sans ressource, si on ne les conservait au plus tôt. Ce fut en quelque sorte un acte d'opposition contre la municipalité de Paris qui avait invité les possesseurs de ces pièces à en faire le dépôt à l'Hôtel-de-Ville, et qui ne se mettait pas en peine de les rendre publiques. La Bastille dévoilée, ou Recueil de pièces authentiques pour servir à son histoire, fut donc publiée par livraisons, en 1789 et 1790, reproduisant et commentant le grand registre, dans lequel les entrées et les sorties des prisonniers étaient régulièrement marquées par ordre chronologique.

Ce travail fut exécuté avec autant de conscience que de célérité; mais les pièces contenant l'entrée et la sortie des prisonniers ne remontaient pas au-delà de l'année 1663; à partir de cette époque, Charpentier avait puisé ses documens «dans de petits feuillets manuscrits enfilés par un lacet, qui paraissaient être les dépositaires des notes relatives aux prisonniers jusqu'à ce que le temps permît de les mettre au net sur le grand registre.» Ces notes présentaient pourtant bien des lacunes. Il en était de même du grand registre, dans lequel on avait enlevé avec beaucoup de précaution le folio 120, correspondant à l'année 1698 et à l'arrivée du prisonnier inconnu à la Bastille; on avait aussi déchiré et mutilé les feuillets qui comprenaient la fin de l'année 1703 et les suivantes, comme pour effacer tout ce qui pouvait avoir rapport à Marchialy.

L'absence du folio 120 fit croire naturellement à Charpentier «qu'on avait mis autant de soin pour anéantir après la mort du prisonnier tout ce qui aurait pu donner quelques lumières sur son sort, qu'on en avait mis pendant sa vie pour dérober aux regards des curieux le mystère caché sous ce masque de fer;» il désespéra donc de trouver dans les papiers de la Bastille la moindre indication à ce sujet, et il dut se borner à faire une dissertation historique à l'aide des témoignages existant; mais cette dissertation ne parut que dans la neuvième livraison de la Bastille dévoilée, qu'elle occupe tout entière.

Durant cet intervalle de temps, signalé par la publication de plusieurs ouvrages sur la Bastille et son prisonnier masqué, le folio 120 du grand registre fut remis entre les mains de Charpentier, non pas l'original, mais un feuillet semblable, entièrement écrit de la main propre du major Chevalier.

On obtint la certitude qu'en 1775 M. Amelot, ministre de la ville de Paris, s'était fait communiquer toutes les pièces qui concernaient directement ou indirectement l'homme au masque: le major Chevalier, qui avait rempli les fonctions de sa charge à la Bastille depuis 1749, déclara lui-même qu'il avait, par l'ordre du ministre, opéré cette soustraction et envoyé à M. Amelot les feuillets déchirés du grand registre: on avait lieu de croire que ces feuillets étaient anéantis, mais on les retrouva, dit-on, par les soins de M. Duval, ancien secrétaire de la police, et leur authenticité fut à peine mise en doute, lorsque Charpentier les imprima dans son livre, rédigé avec modération et plein d'une sage critique, qu'on traduisait au fur et à mesure en Allemagne et en Angleterre.

Il est remarquable que ce folio où l'entrée du prisonnier a été relatée dans la forme ordinaire des écrous est divisé par colonnes, et en contient plusieurs réservées pour marquer les renvois aux tomes et pages d'un journal, d'une correspondance ou d'un recueil très-volumineux (37 volumes, d'une part, et 80 ou 8, de l'autre) qu'on n'a plus, ce qui s'accorde assez bien avec la disposition de la carte décrite dans les Loisirs d'un Patriote français.

Voici le tableau figuré de cette feuille, copié d'après l'original autographe du major Chevalier[55] et reproduit avec une scrupuleuse fidélité, sans omettre les fautes de français et d'orthographe qu'on remarque dans la rédaction de cet étrange historien de la Bastille.

[55] Le cabinet de M. Villenave nous fournit cet original envoyé à M. de Malesherbes, et presque entièrement semblable à celui que Chevalier avait fait passer à M. Amelot, peu de mois auparavant, et qui tomba dans les mains de l'éditeur de la Bastille dévoilée.

NOMS ET QUALITÉS
DES PRISONNIERS
Ancien prisonnier de Pignerol, obligés de porter toujours un masque de velours noir d'ont on n'a jamais scû le nom ni ses qualités.
DATES DE LEURS ENTRÉES. 18e 7bre. 1698 à 3 heures après midy
NOMS DE MESSIEURS LES SECRÉTAIRES D'ÉTAT QUI ONT CONTRESIGNÉ LES ORDRES.
TOM. Dujonca
PAG. v. 37
DATES DE LEURS MORTS. le 19e 9bre 1703
TOM. Dujonca
PAG. v. 80[56]
MOTIF DE LA DETENTION DES PRISONNIERS. on ne l'a jamais scû.
OBSERVATIONS C'est le fameux homme au masque que jamais personne n'a jamais scû ni connû. Mort le 19e 9bre. 1703. agé de 45 ans ou environs, enterré à St. Paul le lendemain à 4 heures après midy, sous le nom de Marchiali, en présence de M. Rosarges major dud. chateau et M. Reilhe chirurgien major de la Bastille qui ont signés sur les registres mortuaires de Saint Paul. Son enterrement a couté 40 l.
Ce prisonnier a resté à la Bastille cinq années et soixante et deux jours non compris celuy de son enterrement.

Nota. Ce prisonnier à esté ammenés à la Bastille par M. de Saint Mars, dans sa litierre, lorsqu'il est venû prendre possession du gouvernement de la Bastille venant de son gouvernement des illes de Sainte Margueritte et Honnorats et qu'il avoit cy devant à Pignerol.

Ce prisonnier estoit traités avec une grande distingtion de M. le Gouverneur, et n'estoit vû que de luy et de M. Rosarges major dud. chateau, qui seul en avoit soin. Il n'a point été malade que quel heures, mort comme subitement; il a été enseveli dans un linceuil de toille neuve et genéralement tout ce qui s'est trouvés dans sa chambre à esté brulés, comme son lit tout entier y compris des matelats, tables, chaises et autres ustanciles reduis en poudres et en cendres, et jettés dans les latrines, le reste a esté fondu comme argenterie, cuivre ou étain.

Ce prisonnier estoit logés à la troisième chambre de la tour Bertodierre, laquelle chambres a esté regrattés et piqués jusqu'au vif dans la pierre et blanchie de neuf de bout à fonds, les portes, chassis et dormant des fenetres ont esté brulés comme le reste.

Il est à remarquer que le nom de Marchiali que lon lui a donnés sur le registre mortuaire de Saint Paul, on y trouve lettre pour lettre ces deux mots l'un latin l'autre françois, Hic Amiral, c'est l'Amiral.

[56] La Bastille dévoilée, 9e liv. p. 34, porte: vol. 8e; la plupart des ouvrages où cette feuille a été copiée depuis offrent en toutes lettres: volume 8me.

Ce feuillet est évidemment composé avec le journal de Dujonca et les anciennes notes que le père Griffet avait employées dans sa dissertation; il y a entière analogie de faits et souvent d'expressions entre ces documens et la rédaction assez peu littéraire de Chevalier. Cependant on a sujet de croire que le folio soustrait au grand registre différait de celui qui fut représenté comme une copie; car dans le registre les feuilles sont divisées en onze colonnes (voyez ci-dessus, la note de la page 114), tandis que le folio envoyé à messieurs Amelot et de Malesherbes ne contient que dix colonnes, l'une desquelles porte ce titre imprimé: Dates de leurs morts, au lieu de Dates de leurs sorties. La colonne qui manque dans le folio est intitulée au grand registre: Noms de messieurs les secrétaires d'État qui ont contresigné les ordres. Comment d'ailleurs expliquer l'enlèvement de ce folio, autrement que par l'intention de cacher ce qu'il renfermait et même d'en détruire la preuve?

Rien ne fait supposer que le grand registre, où n'existait plus le folio 120, fût celui dont on attribue l'invention à Chevalier, major de la Bastille depuis 1749: le grand registre commence à l'année 1686 et ne paraît pas plus moderne; au contraire, on est bien certain que le major est l'auteur du feuillet apocryphe, remis par M. Duval aux éditeurs de la Bastille dévoilée, soit qu'il l'ait imaginé en entier, soit qu'il l'ait copié sur le feuillet original avec de notables modifications, d'après des ordres supérieurs. Comment aurait-on écrit au commencement du 18e siècle: C'est le fameux homme au masque, tandis que cet homme ne devint fameux qu'en 1751, après la publication du Siècle de Louis XIV?

On reconnaît la main de la police de Sartines et de Lenoir, dans la perte de ce feuillet et dans la manière dont il fut remplacé; peut-être avait-il disparu avant que Chevalier fût chargé de recherches dans les archives. Les minutieuses précautions qu'on avait prises à la mort de Marchialy donnent assez à entendre qu'on n'eût pas laissé subsister quelque pièce écrite, capable de faire deviner le nom de ce prisonnier. En tout cas, les volumes 37 et 80 ou 8 de Dujonca, auxquels renvoyaient les colonnes des tomes et des pages dans le feuillet écrit par le major, ne vinrent à la connaissance de personne, et à peine put-on obtenir quelques témoignages pour constater qu'une collection de gros volumes avait figuré dans les archives de la Bastille.[57]

[57] On sait combien le gouvernement de Louis XVI employa d'argent et de ruse pour étouffer toutes les accusations qui pouvaient sortir contre lui des ruines de la Bastille. Les auteurs des différens ouvrages publiés alors sur cette prison d'état ne trouvèrent de renseignemens qu'auprès d'anciens officiers qui avaient été, à une époque antérieure, éloignés du service, et qui gardaient rancune à l'administration. Mais presque tous ceux qui, en dernier lieu, étaient attachés à la Bastille par des fonctions élevées ou subalternes, refusèrent de se faire dénonciateurs: on doit présumer qu'ils furent indemnisés généreusement, d'après ce seul fait (autographe de M. Villenave): un lieutenant de la Bastille, ayant perdu ses effets dans le sac du château, adressa une pétition à Louis XVI, pour obtenir un secours; le roi écrivit de sa main, au bas de la pétition: Bon pour quatre mille livres.

A propos de ces renvois, dignes de prêter aux conjectures, quelqu'un eut l'idée de rectifier ainsi le numéro de la carte citée dans les Loisirs d'un Patriote français, 6-4-37-8-9000, pour le rendre compréhensible par l'addition d'un seul chiffre, et par cette explication: la carte, faite après la mort du prisonnier, aurait renvoyé au volume 6e pour l'entrée de Fouquet à la Bastille en 1663; au volume 4e pour sa sortie en 1664, lorsqu'on le transféra à Pignerol; au volume 37e, pour son retour à la Bastille en 1698; au volume 8e, pour sa mort en 1703; et enfin au numéro d'ordre 9000, désignant le nombre de prisonniers enregistrés avant lui.

Mais l'auteur de la Bastille dévoilée n'eut pas recours à ces calculs problématiques: dans sa neuvième livraison, il fit un examen succinct, mais judicieux, des diverses opinions qu'on avait fait valoir jusqu'alors à l'égard du Masque de Fer, en discutant pour la première fois celle de M. de Taulès, qui ne révélait son secret à ses amis que sous la foi du serment (p. 171 de la 9e liv.); mais il retomba dans le système de l'éditeur des Questions sur l'Encyclopédie, ou du libelliste des Amours d'Anne d'Autriche, en s'efforçant de prouver que, suivant la solution la plus vraisemblable, le prisonnier était fils naturel d'Anne d'Autriche et frère aîné de Louis XIV.

Le champ s'ouvrait plus large et plus libre aux paradoxes, les moins respectueux pour l'honneur de la monarchie, depuis que l'approbation des censeurs royaux et le privilége du roi n'étaient plus nécessaires pour les nombreux ouvrages que la presse lançait de toutes parts, depuis que la police avait renversé son encre rouge et que le pilon ne faisait plus la guerre aux livres.

La Bastille fut encore le prétexte de plusieurs compilations moins importantes, dans lesquelles figurait le Masque de fer sous différens noms.

Le chevalier de Cubières, qui mena la muse de Dorat à la Bastille, le 16 juillet 1789, voulut aussi dire son mot sur le Masque de Fer, dans le récit de son Voyage en prose et en vers[58], sans doute pour justifier les qualités de citoyen et soldat qu'il avait prises en tête de sa brochure: Cubières aspirait déjà à devenir poète républicain, afin de se venger des épigrammes de Rivarol, auxquelles il devait son unique célébrité. Ce fut dans les notes de cet opuscule, qui rappelle seulement par la forme le spirituel Voyage de Chapelle et Bachaumont, que Cubières se vanta d'être mieux instruit que ses contemporains au sujet du prisonnier masqué. «Le bruit a couru d'abord, dit-il avec la légèreté d'un faiseur de poésies fugitives, que, dans cet immense et redoutable dépôt des secrets de la monarchie, on avait trouvé des pièces qui renfermaient celui du célèbre Masque de Fer: ce bruit a cessé tout-à-coup, et l'on a même dit qu'on n'avait rien trouvé de relatif à cet illustre prisonnier. On m'a révélé ce secret long-temps avant la prise de la Bastille; et comme on ne m'a point fait une condition de n'en rien dire, et que le temps est venu de ne plus rien dissimuler, je vais écrire ce que je sais, et l'écrire avec la franchise qui me caractérise.»

[58] Voyage à la Bastille, fait le 16 juillet 1789, et adressé à Mme de G… à Bagnols, en Languedoc, par Michel de Cubières, citoyen et soldat, in-8o; Paris, 1789.

Après cet exorde charlatanique, écrit de ce style qui était bien digne d'être appliqué plus tard à l'Éloge de Marat, Cubières raconte que, le 5 septembre 1638, Anne d'Autriche, qui avait mis au monde, entre midi et une heure, un fils qui fut Louis XIV, accoucha d'un second fils pendant le souper du roi, et que Louis XIII résolut de cacher la naissance de cet enfant, pour éviter les prétentions d'un frère jumeau à la couronne de France. Cubières a la bonne foi d'ajouter qu'il n'en sait pas davantage. On doit lui tenir compte de la réserve qu'il a mise dans sa prétendue révélation: il pouvait ne pas se contenter d'un mensonge de quinze lignes, lui qui avait déjà publié dix ou douze volumes sans y faire entrer une idée!

Le fougueux journaliste Carra, sous le voile de l'anonyme, qui fut levé par le Moniteur du 6 juillet 1790, publia les Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille, dans une suite de près de trois cents emprisonnemens, détaillés et constatés par des pièces, notes, lettres, rapports, procès-verbaux, trouvés dans cette forteresse, et rangés par époques, depuis 1475 jusqu'à nos jours; 1789, 3 vol. in-8o.

Les noms de l'auteur et du libraire-éditeur (Buisson) de ces Mémoires nous avaient d'abord mis en défiance contre leur caractère d'authenticité, si hautement réclamé dans le titre de l'ouvrage; l'esprit et le style des observations qui entrecoupent les pièces historiques n'eussent pas servi à nous faire changer d'avis, et nous supposions que ce livre avait été fabriqué par les scribes de Soulavie, avec des documens plus ou moins falsifiés, sous les yeux de Carra, qui aurait écrit le Discours préliminaire, où la déclamation va jusqu'au burlesque. «Rois imbécilles, rois fanatiques, Sardanapales français, sortez un instant des abîmes de la mort, pour subir le plus grand des supplices, celui de voir proclamer vos forfaits par toute la terre; et vous, peuples de la terre, lisez ces annales du crime!…» Mais nous nous sommes convaincus que ces Mémoires sont aussi exacts et non moins curieux peut-être que la Bastille dévoilée. Les pièces citées existaient réellement dans les archives de la Bastille, et les plus anciennes qui sont aussi les plus considérables avaient été copiées dès 1775, et transmises par le major Chevalier à M. de Malesherbes[59].

[59] Nous avons entre les mains ces copies, qui sont conservées dans le cabinet de M. Villenave, et en les comparant avec le tome 1 de l'ouvrage de Carra, nous ne trouvons que des suppressions peu importantes dans l'imprimé. On voit à l'article du Masque de Fer, p. 315, que Carra avait eu communication, avant Charpentier, du folio 120 du grand registre, écrit par le major Chevalier, et des autres pièces envoyées à Malesherbes en 1775. On a lieu de soupçonner que ces pièces étaient fournies à l'éditeur par Malesherbes lui-même, dans les papiers duquel on les a trouvées.

L'article du Masque de Fer reproduit presque textuellement, sans avoir égard aux colonnes imprimées du grand registre, le folio 120, tel que Chevalier l'avait envoyé à Malesherbes; l'éditeur ajoute seulement que le masque de velours noir était attaché sur le visage du prisonnier, et qu'un ressort le tenait par derrière. Il passe rapidement en revue les versions des Mémoires de Perse, de Voltaire, de La Grange-Chancel et de Saint-Foix: il en conclut que tous se sont également trompés sur les dates, et vraisemblablement sur leurs conjectures. Ensuite il cite, dans ses propres observations, l'extrait d'une lettre que nous rapporterons ailleurs, après laquelle on ne peut plus douter qu'en 1691 le prisonnier fût sous la garde de Saint-Mars depuis vingt ans au moins. On doit regretter cependant que Carra, plus curieux de phrases que de faits, ait négligé d'indiquer la source de cette lettre qui nous semble authentique, par la raison que cet ouvrage est rempli de pièces originales publiées avec autant de bonne foi que d'ignorance. Le déclamateur Carra n'était point assez adroit pour inventer un pareil artifice; et sans doute il ne regardait pas cette lettre comme un document si extraordinaire et si précieux, qu'il dût en justifier à ses lecteurs. Au reste, il croyait résoudre le problème, en adoptant le sentiment de beaucoup de personnes qui pensaient que le prisonnier masqué était un frère aîné de Louis XIV.

Louis Dutens, dont la réputation de poète et de littérateur français était fort accréditée en Angleterre, ne s'amusa pas à réunir dans la lettre sixième de sa Correspondance interceptée, in-12, 1789, les systèmes de ses devanciers: il en choisit un, celui du baron d'Heiss, qu'il appuya de quelques faits aussi neufs que singuliers; il prouva qu'un ministre du duc de Mantoue avait été enlevé par ordre de Louis XIV, vers 1685, croyait-il, et enfermé secrètement à Pignerol, parce que le cabinet de Versailles craignait l'habileté et la perfidie de cet Italien dans les négociations entamées avec la cour de Piémont. L'enlèvement semblait incontestable, quoique le cabinet de Versailles l'eût toujours nié, malgré la dénonciation de l'Histoire abrégée de l'Europe; mais Dutens prétendait que la victime de cet attentat contre le droit des gens était un comte Girolamo Magni.

Dutens dit que ce fut à Paris, en 1778, peut-être en fouillant les archives des affaires étrangères, qu'il acquit des lumières sur ce sujet; il avait recueilli aussi la tradition à Turin, où il alla ensuite avec lord Mount-Stuard, envoyé extraordinaire du roi d'Angleterre; mais il ne put compulser les archives de Mantoue, qu'on avait transportées à Vienne en 1707, et il ne trouva rien dans celles de Turin, où une lacune de quarante années (1660 à 1700) ne permettait pas de constater un fait qui avait sans doute mis en jeu les ressorts de la diplomatie italienne.

Durant le séjour de Dutens à Paris, l'abbé Barthélemy, dont la bonne foi ne peut être suspecte, lui montra un mémoire fait à l'instance du marquis de Castellane, gouverneur des îles Sainte-Marguerite, par un nommé Claude Souchon, alors âgé de soixante-dix-neuf ans, fils d'un homme qui avait été cadet de la compagnie franche des îles, du temps de Saint-Mars. Ce Claude Souchon est certainement le même officier que Papon avait interrogé en 1778; mais, dans son Mémoire, il fut moins réservé qu'il l'avait été dans ses paroles. Instruit par les confidences de son père et du sieur Favre, aumônier de la prison, il rapporta en détail les circonstances de l'enlèvement du prisonnier masqué (en 1679) qu'il appelait un ministre de l'Empire; et son récit s'accorde si fidèlement avec les Correspondances officielles relatives à cette affaire, publiées depuis, qu'on est forcé de l'admettre comme véritable dans toutes ses parties. Claude Souchon assure que le prisonnier mourut aux îles Sainte-Marguerite, neuf ans après sa disparition.

Dutens démentait par là, disait-il, les assertions de Voltaire, et faisait évanouir le merveilleux de l'anecdote, en établissant que le Masque de Fer n'était autre que le ministre du duc de Mantoue, quoique celui-ci, mort neuf ans après sa disparition, c'est-à-dire en 1697, aux îles Sainte-Marguerite, ne pût avoir été transféré à la Bastille en 1698, ainsi que l'atteste le journal de Dujonca. Dutens, à l'appui de son opinion, cite de plus le témoignage du duc de Choiseul, qui, n'ayant pu arracher à Louis XV le secret du Masque de Fer, pria Mme de Pompadour de le demander elle-même au roi, et apprit par l'entremise de la favorite que ce prisonnier était un ministre d'un prince italien.

Ce petit écrit, qui avait passé inaperçu en 1789, reparut avec de légers changemens dans le deuxième volume (p. 204 et suiv.) des Mémoires d'un Voyageur qui se repose, publiés à Paris, en 1806, par Dutens, qui n'osa pas néanmoins répéter cette conclusion qu'il avait tirée d'abord de ses recherches: «Il n'y a aucun point d'histoire mieux établi que le fait que le prisonnier au masque de fer fut un ministre du duc de Mantoue enlevé à Turin.»

Le Masque de Fer inondait encore une fois le public de dissertations plus ou moins hypothétiques; et ce sujet tenait aussi occupés les meilleurs critiques de l'Angleterre. M. Quentin Crawfurd publia, en 1790, un article anglais, dans lequel, après avoir comparé les systèmes soutenus jusqu'à cette époque, il opinait en faveur de celui de Voltaire, avec tant de conviction, qu'il ne pouvait douter, disait-il, que le prisonnier masqué fût le fils d'Anne d'Autriche, sans toutefois déterminer la date de sa naissance. Depuis, M. Crawfurd renouvela dans un ouvrage français cette discussion judicieuse, mais plus forte d'inductions morales que de preuves écrites.

Ce prétendu fils d'Anne d'Autriche semblait alors réunir toutes les probabilités en sa faveur, et devoir mettre fin aux conjectures que l'homme au masque soulevait depuis quarante-cinq ans: aussi ne s'occupait-on plus que de découvrir son père infortuné.

M. de Saint-Mihiel, qui travaillait à la recherche de cette paternité, fit paraître à Strasbourg, en 1790, une brochure in-8o, que nous n'avons pas vue, intitulée: Le véritable Homme dit au Masque de Fer, ouvrage dans lequel on fait connaître, sur des preuves incontestables, à qui ce célèbre infortuné dut le jour, quand et où il naquit. M. de Saint-Mihiel avait imaginé un mariage secret entre la reine-mère et le cardinal Mazarin!

C'était sans doute un bel exemple à suivre pour les prêtres ennemis du célibat; mais on ne tint pas compte à l'auteur d'avoir légitimé la naissance du Masque de Fer: la critique refusa de prendre part aux noces de Mazarin. N'eût-il pas été plus logique d'imiter l'avocat Bouche, qui, dans son Essai sur l'Histoire de Provence, 2 vol. in-4o, publié en 1785, regardait l'histoire du Masque de Fer comme une fable de l'invention de Voltaire, ou bien n'était pas éloigné de conclure que ce prisonnier fût une femme?

La vérité historique n'existait plus dans ces temps de révolution sociale, où les événemens du jour contredisaient ceux de la veille, où les hommes ne se reconnaissaient plus eux-mêmes, où le présent, semblable à un volcan en éruption, jetait son reflet et ses laves sur le passé. Le faux régnait dans les sentimens, dans les idées, dans les mœurs; l'exagération gâtait les meilleures choses, et personne n'y prenait garde, puisque chacun participait à ce vertige général. Le fait extraordinaire du Masque de Fer avait été jusque-là soumis à une analyse chimique, pour ainsi dire, et dégagé de tout l'alliage mensonger que lui prêtait la tradition: en 1790, on ne disserta pas davantage, on supposa un document d'après lequel la question était résolue, sans appel, sous les auspices de ce maréchal de Richelieu qui passait pour avoir été dépositaire du secret de Louis XIV.

L'abbé Soulavie, qui trouvait moyen de changer en roman les pièces les plus authentiques, et qui donnait pour vraies ses plus grossières impostures, ne manqua pas de faire entrer le Masque de Fer dans les Mémoires du maréchal de Richelieu[60], et prétendit avoir découvert de quoi expliquer cette énigme, dans les papiers du maréchal. Celui-ci, en effet, avait eu l'imprudence de confier sa bibliothèque, ses notes et ses correspondances à Soulavie, qui s'en servit avec une insigne mauvaise foi, comme le déclara le duc de Fronsac dans une protestation énergique contre le secrétaire de son père; mais on peut assurer que la ridicule relation, insérée dans le troisième volume des Mémoires, ch. IX, ne fut pas trouvée par Soulavie, ni par M. de La Borde, comme le dit la Correspondance de Grimm (t. 16, p. 234, de la première édition), dans les cartons du duc de Richelieu. Le titre seul de ce morceau suffirait pour le démentir, en prouvant l'inexpérience de l'auteur qui a voulu déguiser son style et qui n'a pas su éviter ces mauvaises locutions que l'école encyclopédiste avait introduites dans la langue: «Relation de la naissance et de l'éducation du prince infortuné, soustrait par les cardinaux de Richelieu et Mazarin à la société, et renfermé par l'ordre de Louis XIV; composée par le gouverneur de ce prince au lit de la mort

[60] Mémoires du maréchal duc de Richelieu, pour servir à l'histoire des cours de Louis XIV, de la minorité et du règne de Louis XV: ouvrage composé dans la bibliothèque et sur les papiers du maréchal, et sur ceux de plusieurs courtisans ses contemporains. Londres, 1790, les quatre premiers volumes; Paris, Buisson, 1793, les cinq derniers. Le succès de ce livre fut si grand, qu'on en fit une seconde édition cette année-là.

Quelques citations, choisies dans le récit où le changement d'orthographe ne déguise pas l'imitation maladroite du style du dix-septième siècle, ne laisseront aucun doute sur la fausseté de cette pièce aussi grossièrement fabriquée que les poésies de Clotilde de Surville.

«Le prince infortuné, que j'ai élevé et gardé jusqu'à la fin de mes jours, naquit le 5 septembre 1638, à huit heures et demie du soir pendant le souper du roi; son frère, à présent régnant (Louis XIV), était né le matin à midi pendant le dîner de son père; mais autant la naissance du roi fut splendide et brillante, autant celle de son frère fut triste et cachée avec soin.» Le gouverneur, quoique au lit de la mort, se souvient de sa rhétorique! Selon lui, Louis XIII fut averti par la sage-femme que la reine devait faire un second enfant, et cette double naissance lui avait été annoncée depuis long-temps par deux pâtres qui disaient dans Paris que si la reine accouchait de deux dauphins, ce serait le comble du malheur de l'état. Le cardinal de Richelieu, consulté par le roi, répondit que dans le cas où la reine mettrait au monde deux jumeaux, il fallait soigneusement cacher le second, parce qu'il pourrait à l'avenir vouloir être roi. Louis XIII était donc souffrant dans son incertitude; quand les douleurs du second accouchement commencèrent, il pensa tomber à la renverse. Ayant réuni en présence de la reine l'évêque de Meaux, le chancelier, le sieur Honorat, la dame Péronette sage-femme, il leur dit que celui d'entre eux qui publierait l'existence d'un second dauphin en répondrait sur sa tête. La reine accoucha donc d'un dauphin «plus mignard (voilà une expression de rondeau gaulois) et plus beau que le premier, qui ne cessa de se plaindre et de crier, comme s'il eût déjà éprouvé du regret d'entrer dans la vie où il aurait ensuite tant de souffrances à endurer.» (Ah! Monsieur le gouverneur, vous avez lu les Épreuves du sentiment de Baculard d'Arnaud!) Le roi fit faire plusieurs fois le procès-verbal de cette merveilleuse naissance, unique dans notre histoire, et tous les témoins le signèrent avec serment de ne jamais rien révéler de ce qui s'était passé; la sage-femme fut chargée de cet enfant et le cardinal s'empara plus tard de l'éducation du prince destiné à remplacer le dauphin, si celui-ci venait à décéder. Quant aux bergers qui avaient prophétisé au sujet des couches d'Anne d'Autriche, le gouverneur n'en a plus entendu parler; d'où il conclut que le cardinal aura pu les dépayser. (Le verbe dépayser pris dans cette acception figurée ne se trouverait pas avant la cinquième édition du Dictionnaire de l'Académie, publiée l'an VII de la République.)

Dame Péronnette éleva comme son fils le prince qui passait pour le bâtard de quelque grand seigneur du temps; le cardinal le confia plus tard au gouverneur pour l'instruire comme l'enfant d'un roi, mais en secret, et ce gouverneur l'emmena en Bourgogne dans sa propre maison. La reine-mère paraissait craindre que, si la naissance de ce jeune dauphin était connue, les mécontens ne se révoltassent, «parce que plusieurs médecins pensent que le dernier né de deux frères jumeaux est le premier conçu, et par conséquent qu'il est roi de droit;» néanmoins Anne d'Autriche ne put se décider à détruire les pièces qui constataient cette naissance. Le prince, à l'âge de dix-neuf ans, apprit ce secret d'état, en fouillant dans la cassette de son gouverneur, où il trouva des lettres de la reine et des cardinaux de Richelieu et Mazarin; mais pour mieux s'assurer de sa condition, il demanda les portraits du feu roi et du roi régnant: le gouverneur répondit qu'on en avait de si mauvais, qu'il attendait qu'on en fît de meilleurs pour les placer chez lui. Le jeune homme projetait d'aller à Saint-Jean de Luz où était la cour, à cause du mariage du roi et de l'infante d'Espagne (1660), et de se mettre en parallèle avec son frère: son gouverneur le retint et ne le quitta plus.

«Le jeune prince alors était beau comme l'amour, et l'amour l'avait aussi très-bien servi pour avoir un portrait de son frère;» car une servante, avec laquelle il avait une liaison intime, lui en procura un. Le prince se reconnut et courut chez son gouverneur en lui disant: «Voilà mon frère et voilà qui je suis!» Le gouverneur dépêcha un messager à la cour pour réclamer d'autres instructions; l'ordre vint de les enfermer ensemble. Ce gouverneur, qui n'oublie rien si ce n'est de se nommer, termine ainsi sa confession générale écrite en manière de nouvelle sentimentale: «J'ai souffert avec lui dans notre prison, jusqu'au moment que je crois que l'arrêt de partir de ce monde est prononcé par mon juge d'en haut, et je ne puis refuser à la tranquillité de mon ame ni à mon élève une espèce de déclaration qui lui indiquerait les moyens de sortir de l'état ignominieux où il est, si le roi venait à mourir sans enfans. Un serment forcé peut-il obliger au secret sur des anecdotes incroyables qu'il est nécessaire de laisser à la postérité?» Touchante attention d'un homme qui se meurt et qui songe à éclairer la postérité sur des anecdotes incroyables!

Cette belle histoire fut tellement goûtée, que Champfort, en rendant compte des Mémoires du maréchal de Richelieu dans le Mercure de France, s'écriait avec une bonhomie assez peu digne de son caractère mordicant: «Il est enfin connu ce secret qui a excité une curiosité si vive et si générale!» Certes, rien ne coûtait à Soulavie en fait de mensonges, grâce au sentiment patriotique dont il était animé, disait Champfort; car Soulavie prétendait, que la relation avait été remise par le régent lui-même à Mlle de Valois, sa fille, pour prix d'une complaisance d'autre nature, et que cette princesse, qui s'immolait ainsi à la curiosité du duc de Richelieu, son amant, avait donné à celui-ci le manuscrit, payé en monnaie fort déshonnête, comme il appert d'un étrange billet en chiffres que l'abbé, biographe du maréchal, n'a osé traduire que dans sa seconde édition: «Le voilà le grand secret; pour le savoir, il m'a fallu me laisser 5, 12, 17, 15, 14, 1, trois fois par 8, 3[61].» L'abbé Soulavie ne se faisait pas faute d'un inceste de plus ou de moins, pour ajouter du piquant à ses révélations, rédigées dans d'excellens principes que Champfort louait de préférence au style négligé de l'ouvrage.

[61] Ce billet obscène courait déjà manuscrit en 1789, comme je l'ai supposé d'après une phrase de Dulaure. On lit dans la sixième livraison de la Bastille dévoilée, qui parut en janvier 1790: «Dans plusieurs journaux, dans plusieurs brochures, on a annoncé la découverte prochaine du secret tant désiré, tant attendu, de l'homme au Masque de Fer. J'ai vu une copie de la pièce sur laquelle cette espérance est fondée. C'est une lettre en chiffres, de sept à huit lignes, écrite à M. le maréchal duc de Richelieu, par Mlle de Valois d'Orléans.» Charpentier, dans sa neuvième livraison, ne jugea pas que cette monstrueuse anecdote fût digne d'une réfutation détaillée.

On peut croire que M. de La Borde, qui aimait à inventer des mystifications historiques et qui avait déjà fait un roman de ce genre dans la Lettre de Marion de Lorme aux auteurs du Journal de Paris[62], prit la plume au nom du gouverneur d'un prince infortuné plus beau que l'amour, et fournit ce méchant pastiche aux compilations de Soulavie. Cependant on ne contesta pas l'authenticité de ce conte fait à plaisir, parce qu'on n'avait pas le loisir de s'arrêter sur un sujet aussi frivole à l'approche de la Terreur et au bruit du canon d'alarme.

[62] On sait que dans cette facétie, imprimée en 1780, in-12, Laborde essaya de prouver que la célèbre Marion Delorme était morte le 5 janvier 1748, à l'âge de cent trente-quatre ans et dix mois.

D'ailleurs Soulavie ne regardait pas lui-même comme très-convaincant le récit qu'il avait supposé, car il ne se dispensa pas de rassembler, avec des commentaires contradictoires, tous les faits rapportés tour-à-tour par les Mémoires de Perse, par Voltaire, par Lagrange-Chancel, par l'abbé Papon, par M. de Palteau et par le père Griffet: il en tira cet argument que le prince devait avoir une ressemblance qui l'eût fait reconnaître pendant un demi siècle et d'un bout de la France à l'autre. Soulavie ne se fait pas faute d'adopter et de paraphraser une circonstance que le chevalier de Cubières avait avancée dans son Voyage à la Bastille: il raconte que Louis XV était impatient de savoir les aventures du Masque de Fer, et que le régent lui répondait toujours que Sa Majesté ne pouvait en être instruite qu'à sa majorité; la veille même du jour où cette majorité devait être déclarée en parlement, le duc d'Orléans refusa encore de dévoiler ce secret, en prétextant qu'il manquerait à son devoir, s'il parlait avant le terme fixé. «Le lendemain, le roi, en présence des seigneurs de la cour, tirant ce prince à l'écart pour être instruit du secret, tous les yeux accompagnèrent le roi, et on vit le duc d'Orléans émouvoir la sensibilité du jeune monarque. Les courtisans ne purent rien entendre; mais le roi dit tout haut en quittant le duc d'Orléans: «Eh bien! s'il vivait encore, je lui donnerais la liberté!» Cette anecdote, fût-elle vraie, n'ajoute aucune présomption en faveur de l'opinion défendue par Soulavie, car le malheur d'un étranger pouvait émouvoir le jeune roi de quinze ans, sans que sa sensibilité fût mise en jeu par les infortunes d'un personnage de sa famille.

Mais une note, dont l'authenticité semble d'autant plus incontestable que Soulavie n'y attache presque pas d'importance, mérite bien plus de créance que les quarante pages précédentes: c'est le résumé d'un entretien de l'auteur avec le maréchal de Richelieu, qui avait toujours été très-réservé sur le secret du prisonnier masqué. Soulavie, dans un entretien particulier, lui demande ce qu'on doit croire du Masque de Fer et lui dit: «Il serait bien intéressant de laisser dans vos mémoires ce grand secret à la postérité! vos liaisons avec le feu roi, avec les favorites, toujours fort curieuses de secrets, et avec toute l'ancienne cour qui le fut sans cesse sur le mystérieux prisonnier, ont pu vous l'apprendre, et vous avez vous-même instruit Voltaire qui n'osa jamais publier le secret en entier. N'est-il pas vrai, monsieur le maréchal, que ce prisonnier était le frère aîné de Louis XIV, né à l'insu de Louis XIII?» Ces questions embarrassèrent visiblement le vieux courtisan, qui se jeta dans une réponse évasive: il avoua que le Masque de Fer n'était ni le frère adultérin de Louis XIV, ni le duc de Monmouth, ni le comte de Vermandois, ni le duc de Beaufort; il appela rêveries ces différens systèmes, quoique leurs auteurs eussent relaté des anecdotes très-véritables, et convint qu'il y avait ordre de tuer le prisonnier s'il essayait de se faire connaître. «Tout ce que je puis vous dire, monsieur l'abbé, continua-t-il, c'est que ce prisonnier n'était plus aussi intéressant, quand il mourut, au commencement de ce siècle, très-avancé en age; mais qu'il l'avait été beaucoup, quand, au commencement du règne de Louis XIV par lui-même, il fut renfermé pour de grandes raisons d'état

Cette réponse remarquable fut recueille par Soulavie qui l'écrivit sous les yeux du maréchal et qui lui en soumit la rédaction; M. de Richelieu corrigea seulement quelques expressions et ajouta de vive voix cette observation plus énigmatique: «Lisez ce que M. de Voltaire a publié en dernier lieu sur ce masque, ses dernières paroles surtout, et réfléchissez!» Quelles sont ces dernières paroles de Voltaire? faut-il les prendre dans les Questions sur l'Encyclopédie, dans l'article même consacré au Masque de Fer ou dans l'addition de l'éditeur de 1771? faut-il plutôt entendre par là les dernières paroles du principal endroit où cette anecdote est discutée dans les ouvrages de Voltaire, et recourir au Siècle de Louis XIV et au Supplément de cette histoire? en ce cas, ce seraient celles-ci: «Pourquoi des précautions si inouïes pour un confident de M. Fouquet, pour un subalterne? qu'on songe qu'il ne disparut en ce temps-là aucun homme considérable!»

Ces dernières paroles pouvaient fortifier, il est vrai, le système de Soulavie, en même temps qu'elles en indiquaient un autre à établir.

Soulavie finit peut-être par se persuader que sa découverte était réelle, et il essaya de le prouver clairement dans la suite des Mémoires du maréchal de Richelieu, qu'il augmenta de cinq volumes en 1793. Mais ses Nouvelles considération sur le Masque de Fer, imprimées en tête du 6e vol. de ces Mémoires, ne méritent pas plus d'estime que le manuscrit du gouverneur anonyme.

Il était si plein de son opinion, qu'il la regarda comme adoptée généralement, et qu'après avoir décidé ainsi le fond de la question, le prisonnier fut un frère de Louis XIV, il s'occupa seulement de rechercher si ce frère était légitime ou adultérin, et il s'en tint au texte même de sa fameuse relation qu'il certifiait sortie de la maison d'Orléans. Cette dissertation semble avoir été faite pour combattre l'addition ajoutée à l'article du Masque de Fer dans le Dictionnaire Philosophique par l'éditeur de 1771, addition que les éditeurs de Kehl avaient attribuée à Voltaire, en réfutant avec une note assez vive la pièce fausse produite depuis peu dans les Mémoires du maréchal de Richelieu.

Conçoit-on que Soulavie, qui avait sacrifié si légèrement l'honneur de Mlle de Valois à une accusation infâme, s'érigeât en champion de la vertu d'Anne d'Autriche et s'inscrivît en faux contre le système qui tendait à faire du Masque de Fer le fils naturel de cette reine et de Buckingham, ou de Mazarin, ou de tout autre amant?

Soulavie, comme on voit, tenait beaucoup à son roman, non moins mystérieux que les romans d'Anne Radcliff, qui eurent la vogue des Mémoires apocryphes publiés chez le libraire Buisson, entrepreneur du scandale de l'ancienne monarchie; on a lieu de supposer, d'après nombre d'inductions, que cet abbé défroqué avait un intérêt occulte à déshonorer la maison d'Orléans pour rendre ce nom odieux et affaiblir le parti de Philippe-Égalité.

Un écrivain spirituel, qui s'était fait un nom dans la littérature avec les Mémoires supposés d'Anne de Gonzague, princesse palatine, fut dégoûté de ce genre facile par les succès peu honorables de Soulavie, et lorsqu'il voulut traiter le sujet du Masque de Fer, il choisit exprès l'opinion du baron d'Heiss, comme la moins romanesque, pour s'y rattacher dans un article fort sensé, qui fait partie de ses Œuvres philosophiques et littéraires, 2 vol. in-12, imprimées à Hambourg en 1795.

Sénac de Meilhan, pendant son émigration, retournait ainsi en France, par la pensée, à la suite du prisonnier inconnu, qu'il avait pris pour le secrétaire du duc de Mantoue. A l'appui de la lettre italienne traduite dans l'Histoire abrégée de l'Europe, il invoqua le témoignage des journaux italiens de 1782, qui avaient rapporté de la même manière l'anecdote de l'enlèvement de Matthioli, trouvée dans les papiers d'un marquis de Pancalier de Prie, mort à Turin cette année-là.

L'opinion de Sénac fut reproduite, avec quelques nouveaux rapprochemens de faits et de dates, dans un article intitulé: Mémoires sur les problèmes historiques et la méthode de les résoudre, appliqué à celui qui concerne l'Homme au masque de fer, et signé C. D. O., que le Magasin encyclopédique publia en 1800 (6e année, t. VI, p. 472.) Cet article, surchargé de considérations vagues et verbeuses, est écrit par une personne qui n'avait point approfondi la question, et qui annonce que des notes découvertes à la bibliothèque de Turin prouvent l'identité du Masque de Fer et de Girolamo-Magni, premier ministre du duc de Mantoue.

Le savant Millin, directeur de l'estimable recueil où parut cet article, avait précédemment, dans ses Antiquités nationales (in-4, t. I, art. I, la Bastille) examiné les systèmes émis sur le Masque de Fer, et adopté de préférence celui qui donnait à Louis XIV un frère aîné, fruit des galanteries d'Anne d'Autriche: c'était pour lui une occasion d'envisager ce fait sous un point de vue politique et de comparer Louis XIV aux despotes asiatiques. Aussi fut-il accueilli favorablement, quand il présenta en 1790 à l'Assemblée Nationale son ouvrage, qui devait servir de liste de proscription aux monumens mis hors la loi!

Le système de Soulavie enté sur sa ridicule relation, avait pourtant trouvé des partisans en Allemagne; non seulement on représentait à Berlin un drame, le Masque de Fer, où Louis XIV, amoureux de la femme de son frère, voyait les deux époux s'empoisonner devant lui, pour échapper l'un à sa haine et l'autre à son amour, mais encore M. Spittler avait, dans le Magasin de Gottingue, essayé d'établir, avec toute la conscience de son érudition germanique, une opinion qui n'était déjà plus admissible en France, et qui reposait principalement sur un livre français que nous ne connaissons pas, intitulé: Mémoires secrets du Masque de Fer.

Ce fut alors que le système que Sénac de Meilhan avait défendu en dernier lieu prévalut en France par la seule force des pièces qu'on découvrit à Paris dans les archives des Affaires Étrangères, et il a été presque seul soutenu jusqu'à ce jour, avec quelque apparence de vérité, il faut l'avouer.

M. Roux-Fazillac fit paraître le premier, en 1800, ces pièces authentiques dans les Recherches historiques et critiques sur l'Homme au masque de fer, d'où résultent des notions certaines sur ce prisonnier, in-8o de 142 pages. Ces recherches, puisées à des sources que la Révolution avait pu seule mettre à la discrétion des curieux, se composent de correspondances secrètes relatives aux négociations, aux intrigues et à l'enlèvement d'un secrétaire du duc de Mantoue, nommé Matthioli et non Girolamo-Magni. On ne pouvait plus douter de cet enlèvement exécuté en 1679, avec les circonstances révélées déjà par l'Histoire abrégée de l'Europe, mais le plus mince esprit de critique eût établi des différences capitales dans la position humiliante de ce prisonnier subalterne à Pignerol, et dans les respects que Saint-Mars témoignait pour le prisonnier masqué, suivant le consentement unanime de toutes les traditions.

Un anonyme, qu'on croit être le baron de Servière, revint deux ans après sur la plupart des faits que les Recherches de Roux-Fazillac avaient constatés; mais il ne fit aucune mention de l'ouvrage de son devancier, dans cette Véritable clef de l'Histoire de l'Homme au masque de fer, in-8o, de onze pages, sous la forme d'une lettre signée Reth, adressée au général Jourdan et datée de Turin, 10 nivose an XI (31 décembre 1802), où l'on trouve de nouveaux détails historiques sur la personne et la famille de Matthioli.

Reth rapporte que dînant un jour chez le général, on lui demanda son avis sur le Masque de Fer et qu'il ne voulut pas s'expliquer avant que toutes les pièces à l'appui de son système fussent réunies entre ses mains: il annonce dans sa lettre la publication de ces pièces en un ouvrage spécial qui n'a point paru, et prie le général de lui garder le secret, quoique ce prétendu secret eût été mis en circulation publique par le baron d'Heiss, depuis plus de trente ans.

Au milieu des documens authentiques cités dans cette notice, l'auteur a glissé plusieurs faits hasardés qui ne reposent que sur une tradition vague: selon lui, en 1723, le lendemain de la majorité de Louis XV, le régent, en présence de la cour, aurait révélé mystérieusement au roi le secret du prisonnier masqué. Il est à peu prés avéré que la cour ignorait en 1723 l'existence de ce prisonnier; autrement, une anecdote si singulière fût arrivée plus tôt à la publicité.

L'auteur de la lettre fait valoir avec adresse la ressemblance qui existe en effet entre le nom de Matthioli et celui de Marchialy, écrit sur le registre mortuaire de Saint-Paul; il ajoute cette particularité, qui n'a pas l'importance qu'il y attache pour son système, savoir que Saint-Mars, dans sa correspondance officielle, défigure le nom de son prisonnier en écrivant Marthioly, ce qui se rapprocherait davantage de Marchialy: mais comment supposer qu'on ait presque divulgué le véritable nom du Masque de Fer dans les actes publics d'une paroisse?

Enfin le pseudonyme Reth démontre jusqu'à l'évidence que le secrétaire du duc de Mantoue a été enlevé, masqué et emprisonné par ordre de Louis XIV: il oublie seulement de prouver que ce secrétaire et l'homme au masque de fer ne sont qu'une seule et même personne, sous deux noms différens et à des époques différentes.

Les Anglais n'étaient pas moins curieux que les Français de connaître à fond ce terrible épisode du règne du grand roi: la dissertation que M. Crawfurd avait déjà publiée fut augmentée considérablement et incorporée dans un ouvrage anglais sur la Bastille, traduit en français et imprimé à Londres, sous la date de 1798[63]. Cette histoire, tirée en partie des Remarques historiques sur la Bastille, semble avoir été écrite par un homme d'état, peu partisan de la révolution française et surtout fort opposé à la politique du Directoire: nous croyons pouvoir l'attribuer à M. Crawfurd, tant on remarque d'analogie entre la discussion sur le Masque de Fer, insérée dans ce livre, et la notice plus détaillée qu'il donna depuis dans la première édition de ses Mélanges d'histoire et de littérature, in-4o. Ces deux notices, rédigées dans le même esprit de critique et souvent avec les mêmes expressions, doivent être parties de la même main. L'auteur inconnu de cette Histoire de la Bastille achève en ces termes l'examen des divers systèmes: «Je ne puis douter que l'homme au masque n'ait été le fils d'Anne d'Autriche; mais sans pouvoir décider s'il était frère jumeau de Louis XIV et s'il était né pendant le temps que la reine n'habitait pas avec le roi ou pendant son veuvage. Les abbés Barthélemy et Beliardy, qui avaient fait beaucoup de recherches sur ce prisonnier, le pensaient comme moi.» M. Crawfurd s'appuie aussi de l'autorité des abbés Barthélemy et Beliardy, qu'il avait interrogés à ce sujet, après la publication de la Correspondance interceptée, pour établir une opinion tout-à-fait conforme sur la naissance du Masque de Fer.

[63] Cet ouvrage, extrêmement rare en France, est intitulé: Histoire de la Bastille, avec un appendice contenant entre autres choses une discussion sur le prisonnier au masque de fer, traduit sur la seconde édition de l'original anglais, 1798, sans nom de lieu, in-8o de 474 pages. Nous n'avons pas connaissance de l'original; mais on peut juger avec certitude, d'après le type des caractères et la qualité du papier, que la traduction a été imprimée en Angleterre.

M. Crawfurd ne changea pas d'opinion depuis la publication des documens authentiques sur lesquels se fondait le système de Roux-Fazillac: il le réfuta d'une manière assez satisfaisante dans les Mélanges d'histoire et de littérature, tirés d'un portefeuille, 1809, in-4o, réimprimés à petit nombre sous le même titre en 1817, in-8o. M. Crawfurd confirmait la réponse de Louis XV à M. de Choiseul, rapportée par Dutens, et ajoutait cette circonstance, que le duc de Choiseul avait, à la prière des abbés Barthélemy et Beliardy, adressé des questions au roi, qui parut fort embarrassé, en disant qu'il croyait que le prisonnier était un ministre d'une des cours d'Italie.

M. Crawfurd réfuta aussi le système de M. de Taulès, d'après le manuscrit encore inédit dont il avait eu communication. Ce système, que M. de Taulès avait soumis sans doute à Voltaire, qui lui fut en effet redevable d'un grand nombre d'anecdotes sur le siècle de Louis XIV[64], tendait à prouver que le Masque de Fer était un patriarche des Arméniens, nommé Arwedicks, enlevé de Constantinople, et conduit secrètement aux îles Sainte-Marguerite par les intrigues des jésuites. M. Crawfurd ne se montra pas plus favorable à l'opinion de M. de Taulès qu'à celles qu'il avait déjà combattues avec beaucoup de logique; il persévéra dans la sienne plus fortement, et répéta que le prisonnier masqué ne pouvait être qu'un fils d'Anne d'Autriche et sans doute de Buckingham.

[64] Voyez les lettres inédites de Voltaire à M. de Taulès, tome 70 de l'édition des Œuvres de Voltaire, publiée par Dupont.

On peut mentionner ici que cette supposition, purement romanesque, avait été mise à sa place dans un roman de M. Regnault-Warin, lequel eut quatre éditions à cause de son titre: l'Homme au masque de fer, 1804, 4 vol. in-12; jamais roman de Ducray-Dumesnil ou de Montjoye ne réunit mieux les conditions voulues d'un imbroglio faux, invraisemblable et sentimental. L'auteur avait essayé de faire de sa préface une espèce de dissertation, dans laquelle il donnait son thème de romancier comme un fait incontestable: il avait même fait graver en taille-douce le portrait de son héros pour tenir lieu de pièce justificative.

Napoléon, qui lisait parfois des romans, et des plus mauvais, entre deux victoires, puisa peut-être dans celui-ci une vive impatience de connaître le secret de Louis XIV; il ordonna même de grandes recherches qui demeurèrent sans résultat, malgré le zèle des courtisans empressés à satisfaire la volonté impériale. Durant plusieurs années, le secrétaire de M. de Talleyrand fureta dans les archives des Affaires étrangères, et M. le duc de Bassano appliqua toutes les lumières de son esprit judicieux à éclaircir les abords de ce ténébreux mystère historique. Ils ne trouvèrent l'un et l'autre que des suppositions à mettre sous les yeux du grand homme qui exprima tout haut son dépit, en songeant qu'il serait maître de l'Europe sans jamais le devenir d'un secret enseveli dans le tombeau de ses prédécesseurs. Il comprit alors que la puissance avait des bornes[65].

[65] Mme la duchesse d'Abrantès nous a communiqué ces détails; elle se souvient de plusieurs conversations qui eurent lieu sur ce sujet à la Malmaison en présence de l'empereur, et auxquelles chacun prenait part. Napoléon était sombre et pensif pendant ces débats qui l'intéressaient vivement.

Après que le soldat de fortune fut tombé prisonnier à Sainte-Hélène, comme le Masque de Fer aux îles Sainte-Marguerite, le sort du premier préoccupa seul l'attention publique.

La Biographie universelle admit dans sa nomenclature le Masque de Fer, faute de pouvoir le classer sous un autre nom; et le laborieux M. Weiss, de Besançon, dans un article du tome 27, publié en 1820, imagina de rassembler, en abrégé, une monographie de cet illustre prisonnier, sans toutefois se prononcer pour un des systèmes qu'il cataloguait comme les livres de sa bibliothèque. Cet article est curieux, malgré les fautes[66] qu'on ne peut attribuer à l'érudit biographe, qui termine sa nomenclature en reconnaissant qu'une lettre de Barbezieux, où ce ministre dit à Saint-Mars: Sans vous expliquer à qui que ce soit de ce qu'a fait votre ancien prisonnier, «semble renverser tous les systèmes suivant lesquels cet infortuné n'aurait dû son malheur qu'au hasard de sa naissance.»

[66] L'Histoire générale de Provence de Papon est citée au lieu du Voyage littéraire en Provence; Marchialy est nommé Marthioli, etc.

La froide impartialité de M. Weiss ne fut pas imitée par M. Dulaure. Ce vieux savant, qui consacrait à l'étude de l'histoire philosophique la fin d'une vie à demi-dépensée dans les travaux de la révolution, n'oublia pas d'accorder une place au Masque de Fer dans l'Histoire de Paris, préparée depuis quarante ans et publiée en 1821, 7 vol. in-8o. Cette histoire populaire, malheureusement trop passionnée et trop superficielle, produisit une si longue émotion de scandale, qu'on ne s'arrêta pas particulièrement au chapitre destiné à prouver que l'homme au masque était fils d'Anne d'Autriche et frère de Louis XIV. Mais M. Dulaure, en analysant le conte ridicule de Soulavie, déclara qu'il citait les faits sans les garantir, et avoua même que si cette relation contenait quelques vérités, «elles sont défigurées par des fictions qui n'amènent que des doutes.» Il avait à cœur de démontrer que la captivité de cet inconnu était «un des crimes inhérens aux gouvernemens arbitraires, que leurs auteurs cherchent à justifier comme nécessaires, et que le tribunal de l'histoire ne manque jamais de découvrir et de condamner.»

On était alors trop absorbé par les événemens de chaque jour et par leurs conséquences pour ne pas laisser reposer le Masque de Fer; il y eut un petit journal occulte qui prit ce nom pour donner à entendre que le rédacteur garderait l'anonyme quand même, et qui rentra dans le néant sous les coups de la Foudre, instrument périodique des vengeances de la Congrégation. Le Masque de Fer n'était pourtant pas usé, après avoir si long-temps et de tant de manières occupé la curiosité publique.

En 1825, faute d'aliment plus nouveau, ou plus digne de repaître cette insatiable avidité de savoir qui tourmente les esprits, on se rejeta tout à coup sur le mystère du prisonnier masqué, et l'on essaya d'en finir avec cette grande abstraction historique: les systèmes anciens se remuèrent comme des tronçons de serpens, et ne réussirent pas à renouer leurs trames rompues par la critique; ils n'avaient plus même de principe vital.

M. Delort, qui passait sa vie à chercher et à comparer des autographes, fut amené, par sa passion exclusive, à découvrir dans les Archives du Royaume diverses lettres qu'il crut relatives à Matthioli, et par suite au Masque de Fer, selon la prétention de Roux-Fazillac. M. Delort, aussi persuadé de l'infaillibilité de ses conjectures que l'avait été son devancier, ne se fit aucun scrupule de les intituler: Histoire de l'homme au Masque de Fer, et de les publier en 1825, in-8o, avec un pompeux appareil de pièces justificatives, qui, plus précieuses par leur contenu que par le commentaire de l'éditeur, ajoutaient à peine quelques probabilités au système du baron d'Heiss.

Ce volume, vraiment utile et intéressant, quoique diffus et mal écrit, eut du retentissement jusqu'en Angleterre, où l'honorable George Agar Ellis, membre du parlement, le traduisit en anglais avec de nombreuses améliorations et quelques additions importantes puisées dans l'ouvrage de Roux-Fazillac. La traduction ou plutôt l'imitation d'Ellis fut retraduite en français et imprimée à Paris en 1830: Histoire authentique du prisonnier d'état connu sous le nom du Masque de Fer, in-8o. Agar Ellis, aux yeux de qui les documens recueillis par Delort établissaient le nom de ce prisonnier d'une manière claire et certaine, ne daigna discuter aucune opinion contraire, et affirma que le Masque de Fer était réellement le malheureux secrétaire du duc de Mantoue.

On lit avec surprise dans cette histoire que, suivant le sentiment de l'historien Gibbon, beaucoup de savans anglais persistaient encore à croire que l'homme au masque pouvait bien être Henri, second fils d'Olivier Cromwell, gardé en otage par la royauté de Louis XIV.

Aux affirmations de M. Delort, le chevalier de Taulès répondit par un opuscule posthume, ou du moins cet opuscule, rédigé naguère contre le système du baron d'Heiss, fut rajeuni par ce titre charlatanique: Du Masque de Fer, ou Réfutation de l'ouvrage de M. Roux-Fazillac, et Réfutation également de l'ouvrage de M. J. Delort, qui n'est que le développement de celui de M. Roux-Fazillac, in-8o, 1825.

L'éditeur, propriétaire des manuscrits de M. de Taulès, mort peu d'années auparavant, mettait sous presse, en même temps, l'ouvrage inédit que ce dernier avait préparé pendant sa vieillesse. L'ouvrage parut quelques mois après, avec ce titre approprié aux circonstances: l'Homme au Masque de Fer, Mémoire historique où l'on réfute les différentes opinions relatives à ce personnage mystérieux, et où l'on démontre que ce prisonnier fut une victime des jésuites, in-8o.

Cet éditeur avait, comme on le voit, l'imagination des titres; mais quoiqu'il se flattât d'attirer l'attention en accusant les jésuites sur la couverture verdâtre de sa publication, celle-ci fut confondue avec ce déluge de mauvais écrits qui proclamaient la résurrection des révérends pères, annoncée par une chanson de Béranger.

Le Masque de Fer avait été l'idée fixe du chevalier de Taulès, qui se plaisait à rassembler des anecdotes singulières et peu connues. Voltaire lui écrivait en 1768[67]: «Je ne doute pas que, si vous dites un mot à M. le duc de Choiseul, il ne vous permette de m'envoyer des vérités: il les aime; il sait qu'il est temps de les rendre publiques.» Voltaire avait dit de M. de Taulès: «C'est un homme fort instruit, et le seul capable de fournir des anecdotes vraies sur le siècle de Louis XIV.»

[67] Voyez les lettres inédites de Voltaire, t. 70 de l'édition de Dupont.

Dès cette époque, M. de Taulès déterrait de vieilles vérités dans le fatras du dépôt des Affaires étrangères: il avait probablement d'abord un système différent de celui qu'il soutint plus tard sur le Masque de Fer; car ce ne fut qu'à la lecture d'un mémoire manuscrit de M. de Bonac, ambassadeur de France à Constantinople en 1724, qu'il aperçut une identité remarquable entre le prisonnier inconnu et le patriarche Arwedicks.

Ce patriarche, ennemi mortel de notre religion, et auteur de la cruelle persécution que les Arméniens catholiques avaient soufferte, fut enfin exilé, et enlevé à la sollicitation des jésuites, par une barque française, pour être conduit en France et mis dans une prison d'où il ne pourrait jamais sortir. L'entreprise réussit; Arwedicks fut mené aux îles Sainte-Marguerite, et de là à la Bastille, où il mourut. Le gouvernement turc réclama instamment la délivrance du patriarche jusqu'en 1713, et le cabinet français nia toujours sa participation à cet enlèvement.

M. de Taulès avait trouvé, au dépôt des Affaires étrangères, une foule de dépêches concernant ce fait extraordinaire, qui était resté jusqu'alors ignoré en France, mais non en Turquie, où les agens subalternes des jésuites avaient avoué leur crime en subissant la question: ces dépêches concordaient parfaitement avec le récit de M. de Bonac; et M. de Taulès les avait fait servir à l'appui de son système, qu'il prétendait élever sur les ruines des précédens; il était si bien convaincu de la réalité de ce système, qu'il commence son livre par cette fière déclaration: «J'ai découvert le Masque de Fer, et j'ai cru de mon devoir envers la France, pour faire taire des bruits injurieux répandus au préjudice de ma patrie, de rendre compte à l'Europe et à la postérité de ma découverte.»

Le chevalier de Taulès rapportait aussi certaines paroles, échappées devant lui au père Brottier et à l'abbé de Nolhac, recteur du noviciat des jésuites à Toulouse, lesquelles semblaient impliquer la société de Jésus dans l'affaire du prisonnier masqué; il accusait enfin le père Griffet d'avoir falsifié le journal de M. Dujonca, et d'avoir appuyé exprès sur la fable des Mémoires de Perse, pour donner le change aux conjectures et cacher l'attentat des jésuites; il allait même jusqu'à supprimer d'autorité le masque de fer ou de velours, comme une mesure impolitique, inutile et dangereuse.

Cependant le traité de M. de Taulès opéra peu de conversions, puisque, six ans après l'apparition bruyante de ce livre, MM. Fournier et Arnould ne lui empruntèrent aucun détail pour leur drame du Masque de Fer, représenté avec un brillant succès au théâtre de l'Odéon en 1831: ils suivirent de préférence la donnée de Soulavie, et se vantèrent de s'être conformés à une tradition conservée dans la famille de M. le duc de Choiseul; ils firent une pièce plus pathétique qu'historique, et le public qui les applaudit se souciait peu d'être instruit, mais bien d'être intéressé.

Depuis, le sujet du drame de MM. Arnould et Fournier fut signalé comme renfermant la vérité sur le Masque de Fer, et M. Auguste Billiard, ancien secrétaire général au ministère de l'intérieur, dans une lettre adressée à l'Institut historique, et insérée en 1834 au journal de cette société, nous apprit qu'il avait copié, par ordre de feu M. le comte de Montalivet, ministre de l'intérieur sous l'Empire, aux archives des Affaires étrangères, une relation écrite par M. de Saint-Mars lui-même, et conforme à celle des Mémoires du maréchal de Richelieu.

Suivant ce précieux document, dont l'authenticité, dit-il, ne peut inspirer le moindre doute, M. de Saint-Mars aurait été le gouverneur du fils d'Anne d'Autriche, à qui l'on cachait sa naissance pour empêcher l'accomplissement d'une funeste prédiction; mais le frère jumeau de Louis XIV ayant deviné ce secret d'état, on l'avait envoyé aux îles Sainte-Marguerite, dont le commandement fut remis alors (en 1687) à son gouverneur.

Cette pièce n'est autre qu'une des nombreuses copies de la Relation de Soulavie, qu'on faisait circuler en 1789[68] et dans laquelle on avait donné le nom de Saint-Mars au gouverneur anonyme du prince infortuné, sans réfléchir que les dates démentaient hautement cette nouvelle fausseté, puisque Saint-Mars avant 1687 ne pouvait être à la fois gouverneur d'un prince en Bourgogne et commandant du fort d'Exilles en Dauphiné. Ce n'était donc qu'un roman méprisable saisi avec les papiers posthumes de quelque personnage suspect, ainsi que cela se pratiquait par précaution sous le règne de Louis XV et de Napoléon: les innocens Mémoires de Dangeau n'ont pas même été exempts de cette proscription, que motivait un simple soupçon de vérité et de scandale. On a lieu de présumer que le manuscrit que M. de Montalivet fit copier, sans doute pour le mettre sous les yeux de l'empereur, s'était trouvé dans le cabinet de Soulavie après sa mort en 1813, et avait été transporté aux archives des Affaires étrangères, par ordre, avec ses collections de brochures et de caricatures historiques[69].

[68] Voyez dans les Œuvres de Voltaire, éd. de Kehl, une note du t. 70 qui parut en 1789: «Aujourd'hui il se répand une lettre de Mlle de Valois écrite au duc de Richelieu, où elle se vante d'avoir appris du duc d'Orléans, son père, à d'étranges conditions, quel était l'homme au Masque de Fer, et cet homme, dit-elle, était un frère jumeau de Louis XIV, né quelques heures après lui.»

[69] La relation signalée par M. A. Billiard a été imprimée depuis, sous le titre de Mémoires de M. de Saint-Mars sur la naissance de l'homme au Masque de Fer, dans le t. 3 des Mémoires de Tous, Levasseur, 1835, in-8o.

Le dernier ouvrage où le problème du Masque de Fer ait été traité avec quelque détail et quelque critique parut en 1834: La Bastille, Mémoires pour servir à l'histoire secrète du gouvernement français depuis le XIVe siècle jusqu'en 1789, in-8o. L'auteur, M. Dufey, de l'Yonne, a fait preuve, ici comme ailleurs, d'une prodigieuse lecture, mais d'une partialité systématique. Les dates et les faits ne sont pas toujours respectés dans cette chaude compilation qui se sent, à chaque page, de l'esprit républicain de 1789: la révolution de juillet 1830 devait encore chercher le prisonnier masqué à la place où fut la Bastille.

M. Dufey, après avoir rapidement reproduit les opinions précédentes sur ce célèbre inconnu, présente la sienne avec chaleur, et s'autorise surtout de plusieurs passages des Mémoires de Mme de Motteville, pour démontrer que la passion de Buckingham fut partagée par Anne d'Autriche: il cite particulièrement certain tête-à-tête des deux amans dans un jardin où une palissade les pouvait cacher au public. «La reine, dans cet instant, surprise de se voir seule, et apparemment importunée par quelque sentiment trop passionné du duc de Buckingham, s'écria et appela son écuyer, et le blâma de l'avoir quittée.»

D'après ces paroles expresses de Mme de Motteville, M. Dufey croit pouvoir inférer que ce cri fut celui de la pudeur aux abois, et que les suites de cette scène furent d'une part l'exil, la disgrâce ou l'emprisonnement des personnes qui avaient si mal gardé la vertu de la reine, et, d'autre part, la naissance d'un fils que Louis XIII ne connut jamais. M. Dufey va jusqu'à insinuer que l'assassinat de Buckingham ressemble à une vengeance de mari trompé, et que la tendresse d'Anne d'Autriche pour Mazarin provenait de la confidence qu'elle lui avait faite du mystère de l'enfant, à qui Louis XIV donna plus tard une prison et un masque. Enfin M. Dufey appelle en garantie l'article du Journal des gens du monde, qu'il nomme aussi un document précieux, pour résoudre cette question posée en titre du chapitre IV de son livre: L'homme au Masque de Fer était-il frère aîné de Louis XIV, ou son frère jumeau?

Voilà donc jusqu'à ce jour quel est l'état de ce procès, qu'on n'a pas encore terminé, ce me semble.

En attendant qu'un nouveau découvreur, plus audacieux et mieux armé de paradoxes, vienne proclamer que le Masque de Fer fut certainement par anticipation le dauphin, fils de Louis XVI, qu'on dit mort à la prison du Temple, et qui reparaît tous les ans sur les bancs de la police correctionnelle, je vais battre en brêche les systèmes que j'ai examinés chronologiquement et les renverser, s'il se peut, avec des faits et surtout des dates qu'on a surnommées inexorables, avant d'élever, à mon tour, sur des dates et sur des faits, un système solide et capable de résister à une attaque réglée de la critique. Dans un procès d'histoire, la confrontation des dates est aussi puissante que les interrogatoires des témoins dans les causes ordinaires.

I.
ARWEDICKS.

Le manuscrit de M. de Bonac dit positivement que ce patriarche fut enlevé pendant l'ambassade de M. Feriol à Constantinople, et M. Feriol succéda dans cette ambassade à M. de Châteauneuf, en 1699: or, Saint-Mars arriva, en 1698, à la Bastille avec son prisonnier masqué.

En outre, on sait maintenant qu'Arwedicks se convertit au catholicisme, recouvra sa liberté, et mourut libre à Paris, comme le prouve son extrait mortuaire conservé aux archives des Affaires étrangères.

II.
MATTHIOLI.

L'enlèvement du secrétaire du duc de Mantoue est maintenant aussi bien prouvé que celui d'Arwedicks; mais, quoique Matthioli, arrêté en 1679 par l'entremise de l'abbé d'Estrades et de Catinat, ait été conduit à Pignerol dans le plus grand secret et emprisonné sous la garde de M. de Saint-Mars, on ne peut lui faire l'honneur de le confondre avec le Masque de Fer.

Catinat dit de lui, dans une lettre à Louvois: Personne ne sait le nom de ce fripon[70]; Louvois écrit à Saint-Mars: J'admire votre patience, et que vous attendiez un ordre pour traiter un fripon comme il le mérite, quand il vous manque de respect; Saint-Mars répond au ministre: J'ai chargé Blainvilliers de lui dire, en lui faisant voir un gourdin, qu'avec cela l'on rendait les extravagans honnêtes; Louvois écrit une autre fois: Il faut faire durer trois ou quatre ans les habits de ces sortes de gens, etc. Ce n'est point là certainement ce prisonnier inconnu qu'on traitait avec tant d'égards, devant qui Louvois se découvrait, à qui l'on donnait de beau linge, des dentelles, etc.

[70] Cette citation et les suivantes sont tirées des pièces mises au jour par MM. Roux-Fazillac et Delort.

En lisant avec attention les correspondances publiées par M. Delort, on reste convaincu qu'il a tort de rapporter à ce Matthioli les lettres postérieures à 1680, où Saint-Mars n'emploie que cette désignation: mon prisonnier. Ces lettres concernent évidemment l'homme au masque de fer; car, dans celles qui regardent Matthioli, Saint-Mars ne se fait aucun scrupule de l'appeler par son vrai nom ou bien par celui de Lestang, qu'on lui avait imposé pour mieux cacher ce qu'il était devenu. Tout semble même indiquer dans ces correspondances que ce malheureux, enfermé avec un jacobin aliéné, devint fou lui-même et succomba vers la fin de l'année 1686. Le mémoire de Claude Souchon, que Dutens avait vu, dit positivement que Matthioli mourut neuf ans après son enlèvement.

Telle était aussi l'opinion de M. le comte de V-l-i (Biogr. univ., article Masque de Fer), qui devait l'appuyer sur des preuves recueillies à Pignerol, et qui, dans un ouvrage mis sous presse en 1820[71], se proposait de démontrer que le prisonnier masqué n'était pas Matthioli, mais don Juan de Gonzague, frère naturel du duc de Mantoue. Ce don Juan, qui accompagnait Matthioli, aurait été enlevé avec lui et retenu en prison, parce qu'en le relâchant on eût craint de divulguer une violation du droit des gens, que le gazetier de Hollande ne soupçonne que huit ans après.

[71] Nous ne croyons pas que cet ouvrage ait paru, du moins en France.

Mais on ne voit nulle part, dans les pièces connues jusqu'à ce jour, qu'une autre personne ait partagé le sort de Matthioli, et sans doute le duc de Mantoue eût élevé plus haut la voix pour réclamer la liberté de son frère naturel. «J'arrêtai hier (2 mai 1679), écrit Catinat à Louvois, à trois milles de Pignerol, sur les terres du roi, Matthioli, dans une entrevue que l'abbé d'Estrades avait adroitement ménagée, pour en faciliter les moyens, entre lui, Matthioli et moi. Je me suis seulement servi, pour l'arrêter, du chevalier de Saint-Martin et de Villebois, officiers de M. de Saint-Mars et de quatre hommes de sa compagnie. Cela s'est passé sans aucune violence.» Il est donc certain que Matthioli était venu seul à cette conférence.

En attendant donc que le système de M. de V-l-i soit présenté, il suffit de faire remarquer que M. de Blainvilliers, que Saint-Mars choisit à son goût pour surveiller et bâtonner Matthioli, n'aurait pas pris les habits d'une sentinelle pour voir le Masque de Fer aux îles Sainte-Marguerite, comme M. de Palteau le raconte dans sa lettre, si ces deux prisonniers eussent été le même personnage: en tous cas, M. de Blainvilliers eût reconnu le secrétaire qui voulut lui faire présent d'une bague de diamant à Pignerol.

III.
HENRI CROMWELL.

Il est étrange en effet que ce second fils du Protecteur soit rentré en 1659 dans une obscurité si complète, qu'on ne sait ni où il a vécu, ni où il est mort: Henri Cromwell avait un très-bon caractère, selon Rapin de Thoyras, avec plus de feu que Richard son frère aîné, selon Burnet; pourquoi se résigna-t-il à descendre de la scène politique? Mais aussi pourquoi serait-il devenu prisonnier d'état en France, où son frère avait le privilége de séjourner sans être inquiété? Le probable ne supplée pas ici à l'absence de toute espèce de preuves.

IV.
LE DUC DE MONMOUTH.

Sans mettre en question le plus ou moins de vraisemblance qu'on trouverait dans une substitution de personne au supplice de Monmouth, il suffit d'opposer à la date du 15 juillet 1685, jour de l'exécution de ce prince, cette phrase d'une lettre de Barbezieux à Saint-Mars, écrite le 13 août 1691: Lorsque vous aurez quelque chose à me mander du prisonnier qui est sous votre garde DEPUIS VINGT ANS, je vous prie d'user des mêmes précautions que vous faisiez quand vous écriviez à M. de Louvois[72].

[72] Mémoires historiques sur la Bastille, par Carra, t. 1, p. 321.

V.
UN FILS NATUREL OU LÉGITIME D'ANNE D'AUTRICHE.

Barbezieux écrivait à Saint-Mars, le 17 novembre 1697: Sans vous expliquer à qui que ce soit de ce qu'A FAIT votre ancien prisonnier[73]. Ce prisonnier avait donc fait quelque chose qui motivât sa rigoureuse prison? Le ministre ne se fût pas servi de cette locution précise, dans le cas où l'inconnu n'aurait eu que sa naissance à expier.

[73] M. Weiss, dans son article de la Biographie universelle, cite cette phrase si décisive sans indiquer la source d'où il l'a tirée; néanmoins on peut s'en rapporter à M. Weiss pour l'exactitude d'une citation.

Au reste, ce système n'a jamais produit un seul document authentique, et ne repose que sur des présomptions romanesques: on pourrait se dispenser de le combattre.

Saint-Mars aurait donc reçu par écrit communication d'un si grave secret, puisqu'il ne quitta pas son poste depuis l'année 1665, où il fut envoyé à Pignerol pour la garde spéciale de Fouquet, jusqu'en 1684 où il eut un congé pour aller à la cour, suivant l'État de la France de cette année-là? son lieutenant Rosarges commandait à Exilles en son absence.

Certes un fils d'Anne d'Autriche n'était point à Pignerol en 1680, lorsque Louvois écrivait à Saint-Mars après avoir donné des ordres pour l'entretiennement de Lauzun: A l'égard des AUTRES prisonniers dont vous êtes chargé, Sa Majesté vous en fera payer la subsistance à raison de QUATRE LIVRES pour chacun par jour. Ces autres prisonniers étaient à peine de bons bourgeois, si on juge leur état au tarif de leur nourriture[74].

[74] «Un tarif réglait la dépense des prisonniers (à la Bastille) pour la table, le blanchissage et la lumière, selon leur état. Un prince du sang était à 50 livres par jour; un maréchal de France, à 36 livres; un lieutenant-général, à 24 livres; un conseiller au parlement, à 15 livres; un juge ordinaire, un prêtre, un financier, à 10 livres; un bon bourgeois, un avocat, à 5 livres, un petit bourgeois, à 3 livres, et les membres des moindres classes étaient à 2 livres 10 sols: c'était le taux des gardes et des domestiques.» Bastille dévoilée, 2e livraison, p. 40.

Est-ce au sujet d'un fils de Louis XIII ou d'un bâtard d'Anne d'Autriche que Louvois aurait écrit à Saint-Mars en 1687: Il n'y a point d'inconvénient de changer le chevalier de Thezut (C'est un faux nom comme Marchialy) de la PRISON où il est, pour y mettre votre prisonnier jusqu'à ce que celle que vous lui faites préparer soit en état de le recevoir[75]? Est-ce en parlant d'un prince, que Saint-Mars aurait dit, la même année, à l'exemple du ministre: Jusqu'à ce qu'il soit logé dans la PRISON qu'on lui préparera ici, où il y aura joignant une chapelle[76]?

[75] Mémoires historiques sur la Bastille, par Carra, p. 323. «Saint-Mars, qui fut gouverneur de la citadelle de l'île Sainte-Marguerite avant que de l'être de la Bastille, obtint la permission d'y faire bâtir des prisons pour les criminels d'état.» Description de la France, par Piganiol, t. 5, p. 376.

[76] La lettre entière se trouve dans l'ouvrage de Roux-Fazillac, ainsi que celle dont est extraite la citation suivante.

Enfin, ce prisonnier n'était donc pas plus important à garder que Fouquet et Lauzun, puisque Saint-Mars mandait à Louvois en 1683: Pour son linge et autres nécessités, MÊMES précautions que je faisais pour mes prisonniers du passé.

VI.
LE COMTE DE VERMANDOIS.

La fameuse lettre de Barbezieux, du 13 août 1691, qui met en échec tous les systèmes, ne laisse pas même discuter l'identité du comte de Vermandois, mort en 1683, avec l'inconnu, prisonnier depuis vingt ans en 1691.

VII.
LE DUC DE BEAUFORT.

Ce système, il faut l'avouer, est plus raisonnable que tous les précédens, et on aurait pu le soutenir d'une manière presque victorieuse en rassemblant de meilleures inductions prises dans les Mémoires contemporains.

Dès l'année 1664, le duc de Beaufort, par son insubordination et sa légèreté, avait compromis plusieurs expéditions maritimes; en octobre 1666, Louis XIV lui adresse des reproches avec beaucoup de ménagemens, et l'invite à se rendre de plus en plus capable de le servir par l'augmentation des talens qu'il possède, et par la cessation des défauts qu'il peut y avoir dans sa conduite: «Je ne doute pas, ajoute-t-il, que vous ne profitiez de l'avis que je vous donne, et que vous ne reconnaissiez que vous m'êtes d'autant plus obligé de cette marque de bienveillance, qu'il y a peu d'exemples de rois qui en aient usé de la sorte[77].» On citerait plusieurs occasions où le duc de Beaufort fut très-funeste à la marine du roi. L'Histoire de la Marine, par M. Eugène Sue, laquelle renferme une foule de renseignemens neufs et curieux sous une forme dramatique et colorée, a fort bien précisé la position du roi des Halles vis-à-vis de Colbert et de Louis XIV. Colbert, de son cabinet, voulait diriger toutes les opérations militaires et pour ainsi dire les manœuvres de la flotte que commandait le grand-maître de la navigation avec toute l'inconséquence de son caractère frondeur et matamore, comme dit M. Eugène Sue (pièces justificatives du 1er volume).

[77] Œuvres de Louis XIV, t. 5, p. 388 et suiv. Voyez aussi dans ce recueil les autres lettres du roi à M. de Beaufort, dans lesquelles perce souvent un grave mécontentement qui n'ose éclater.

En 1669, Louis XIV envoya le duc de Beaufort pour secourir Candie assiégée par les Turcs; Beaufort fut tué dans une sortie, le 26 juin, sept jours après son arrivée: le duc de Navailles, qui commandait avec lui l'escadre française, dit seulement dans ses Mémoires (liv. 4, p. 243): «Il rencontra en chemin un gros de Turcs qui pressaient quelques-unes de nos troupes; il se mit à leur tête, et combattit avec beaucoup de valeur; mais il fut abandonné, et l'on n'a jamais pu savoir depuis ce qu'il était devenu

Le bruit de sa mort se répandit rapidement en France et en Italie, où, dans les magnifiques obsèques qui lui furent faites à Paris, à Rome et à Venise, on prononça diverses oraisons funèbres; néanmoins, comme son corps n'avait pas été retrouvé parmi les morts, bien des gens crurent qu'il reparaîtrait. «Plusieurs veulent gager ici, écrivait Guy-Patin le 26 septembre 1669, que M. de Beaufort n'est pas mort: O utinam!»

Guy-Patin, dans une autre lettre du 14 janvier 1670, nous atteste que cette croyance n'était pas abandonnée six mois après la nouvelle de la disparition du duc de Beaufort: «On dit que M. de Vivonne a, par commission, la charge de vice-amiral de France pour vingt ans; mais il y en a encore qui veulent que M. de Beaufort n'est point mort, et qu'il est seulement prisonnier dans une île de Turquie. Le croie qui voudra! pour moi, je le tiens mort, et ne voudrais pas l'être aussi certainement que lui.»

Plusieurs relations du siége de Candie, écrites par des témoins oculaires et imprimées à cette époque, avaient rapporté que les Turcs, selon leur usage, coupèrent la tête du duc de Beaufort sur le champ de bataille, et que cette tête fut exposée à Constantinople: de là les détails que Sandras de Courtilz répéta dans les Mémoires du marquis de Montbrun et dans les Mémoires de d'Artagnan; et, en effet, on conçoit bien que le corps nu et sans tête n'ait pas été reconnu parmi les morts. M. Eugène Sue, dans son Histoire de la Marine (t. 2, ch. 6), a adopté cette version conforme au récit de Philibert de Jarry et du marquis de Ville, qui ont laissé des lettres et des mémoires manuscrits conservés à la Bibliothèque du roi.

Mais sans faire valoir le danger et les difficultés d'un enlèvement que le cimeterre des Ottomans pouvait d'ailleurs remplacer d'un jour à l'autre dans ce mémorable siége, on se bornera ici à déclarer positivement que la correspondance de Saint-Mars avec Louvois depuis 1669 jusqu'en 1680[78] ne permet pas de supposer que le gouverneur de Pignerol eût sous sa garde, pendant cet intervalle de temps, quelque grand prisonnier d'état, outre Fouquet et Lauzun.

[78] M. J. Delort a publié cette correspondance, dont les originaux sont aux Archives du Royaume, dans le premier volume de l'Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, précédée de celle de Fouquet, Pellisson et Lauzun, avec tous les documens authentiques et inédits, Paris, 1829, 3 vol. in-8o.


Quel était donc cet ancien prisonnier masqué que Saint-Mars avait à Pignerol, suivant le journal authentique de M. Dujonca?

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