← Retour

L'homme au masque de fer

16px
100%

[129] Cette particularité se trouve dans un fragment des Mémoires manuscrits de Bussy-Rabutin, cité par M. de Monmerqué dans son édition des Lettres de Sévigné, t. 1: ce fragment a été supprimé dans toutes les éditions de ces Mémoires. Quant aux lettres de la cassette, Mme de Motteville dit que «le roi et la reine sa mère les ayant toutes lues, y virent des choses qui firent tort à beaucoup de personnes.»

Ici l'imagination se perd en conjectures, pour deviner les crimes énormes qu'on imputait au surintendant et qui ne furent pas articulés contre lui dans son procès. On est entraîné malgré soi à réfléchir sur la nouvelle d'Adelaïs, cette justification posthume de Fouquet.

Le roi, qui était sans doute juge et partie dans cette cause, plus scandaleuse que criminelle, se garda bien d'ordonner les informations que réclamait Fouquet. Mais les copies de ces lettres[130] se multiplièrent toutefois, de même que les originaux qu'on fabriquait exprès tous les jours pour affliger les personnes les plus respectables par leurs mœurs. «Par ces lettres, dit Mme de Motteville (Mémoires, Collect. Petitot, 2e série, t. 40, p. 143), on vit qu'il y avait des femmes et des filles qui passaient pour sages et honnêtes, qui ne l'étaient pas. Il y en eut même de celles-là qui souffrirent pour lui, qui firent voir que ce ne sont pas toujours les plus aimables, les plus jeunes ni les plus galans, qui ont les meilleures fortunes, et que c'est avec raison que les poètes ont feint la fable de Danaé et de la pluie d'or.»

[130] Quelques-unes de ces curieuses lettres nous ont été conservées: elles étaient dans les archives de la Bastille, avec cette note écrite sur la liasse: «Toutes ces copies ont été données à Limoges à M. de La Fresnaye, le 17 novembre 1661.» Les éditeurs des Mémoires historiques sur la Bastille ont recueilli ces copies, dont l'authenticité est incontestable; t. 1, p. 55 et suivantes.

La pourvoyeuse ordinaire de Fouquet, Mme Duplessis-Bellière, qui s'était chargée de marchander les faveurs de Mlle de La Vallière, fut exilée à Montbrison, et les demoiselles de Menneville et de Montalais, qui avaient trempé dans la conspiration contre la fidélité de la belle maîtresse du roi, furent envoyées dans un couvent, malgré leur condition de filles d'honneur de la reine.

Cependant les soupçons restèrent dans les jeunes têtes de la cour, au sujet des relations de Fouquet avec Mlle de La Vallière; car, si d'une part on montrait une lettre de Mme Duplessis au surintendant: «Je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais, lorsqu'on résiste à vos intentions. Je ne puis sortir de colère, lorsque je songe que cette demoiselle a fait la capable avec moi; pour captiver sa bienveillance, je l'ai encensée par sa beauté qui n'est pourtant pas grande, et puis lui ayant fait connaître que vous empêcheriez qu'elle ne manquât de rien et que vous aviez vingt mille pistoles pour elle, elle se gendarma contre moi, disant que vingt-cinq mille n'étaient pas capables de lui faire faire un faux pas; et elle me répéta cela avec tant de fierté, que, quoique je n'aie rien oublié pour la radoucir avant que de me séparer d'elle, je crains fort qu'elle n'en parle au roi; de sorte qu'il faudra prendre le devant; pour cela, ne trouvez-vous pas à propos de dire, pour la prévenir, qu'elle vous a demandé de l'argent et que vous lui en avez refusé[131]?» d'une autre part, on donnait une interprétation contraire à cette lettre de Fouquet, qu'on supposait adressée à mademoiselle de La Vallière: «Puisque je fais mon unique plaisir de vous aimer, vous ne devez pas douter que je ne fasse ma joie de vous satisfaire; j'aurais pourtant souhaité que l'affaire que vous avez désirée fût venue purement de moi: mais je vois bien qu'il faut qu'il y ait toujours quelque chose qui trouble ma félicité, et j'avoue, ma chère demoiselle, qu'elle serait trop grande, si la fortune ne l'accompagnait quelquefois de quelques traverses. Vous m'avez causé aujourd'hui mille distractions, en parlant au roi; mais je me soucie fort peu de ses affaires, pourvu que les nôtres aillent bien[132].» Le voile des carmélites fut depuis jeté sur ces souvenirs, qui n'avaient pas de quoi plaire à l'orgueilleux prince.

[131] Toute la lettre est imprimée à la p. 58, du t. 1 des Mémoires historiques sur la Bastille. M. de Monmerqué, qui ne hasarde jamais une citation sans remonter à la source originale, a pourtant reproduit cette lettre dans une note des Mémoires de Conrard, ce qui fait présumer qu'il l'avait trouvée dans les manuscrits de ce laborieux compilateur.

[132] C'est l'abbé de Choisy qui rapporte cette lettre (Mémoires, Coll. Petitot, 2e série, t. 63, p. 264); il la croit adressée à Mlle de Montalais, l'une des maîtresses du surintendant; mais cette fille d'honneur ne parlait pas au roi, de manière à causer mille distractions à Fouquet. Les éditeurs ont lu dans le manuscrit les vôtres au lieu des nôtres, ce qui ne répond pas au sens général de la lettre.

Mais lorsque, vers l'année 1680, la veuve Scarron, devenue marquise de Maintenon, parvint, à force de finesse, d'intrigue et de fausseté, à supplanter Mme de Montespan, et à se guinder jusqu'au lit royal, Louis XIV eut tout-à-coup les oreilles rebattues de ces anciennes lettres découvertes dans la cassette de Fouquet, pièces de conviction des mystères voluptueux de Saint-Mandé.

Alors on reproduisit ce billet de Mme Scarron: «Je ne vous connais point assez pour vous aimer, et quand je vous connaîtrais, peut-être vous aimerais-je moins. J'ai toujours fui le vice, et naturellement je hais le péché; mais je vous avoue que je hais encore davantage la pauvreté. J'ai reçu vos dix mille écus: si vous voulez en apporter encore dix mille dans deux jours, je verrai ce que j'aurai à faire.»

On commenta cet autre billet, plus concluant que le premier: «Jusqu'ici j'étais si bien persuadée de mes forces, que j'aurais défié toute la terre; mais j'avoue que la dernière conversation que j'ai eue avec vous m'a charmée. J'ai trouvé dans votre entretien mille douceurs, à quoi je ne m'étais pas attendue: enfin, si je vous vois seul jamais, je ne sais ce qui arrivera[133]

[133] Ces deux billets sont dans les Mém. hist. sur la Bastille, t. 1, p. 57. La Beaumelle, dans les Mémoires de Mme de Maintenon, t. 1, ch. 15, raconte, avec ses réticences ordinaires, l'anecdote à laquelle ces lettres ont rapport. «Après la mort de Scarron, sa veuve alla demander au surintendant la survivance de la pension qu'il faisait au pauvre poète, et Fouquet voulut avoir les bénéfices de sa libéralité: il envoya un écrin magnifique à la belle veuve, qui, éclairée sur les intentions de ce protecteur intéressé, refusa les diamans et garda sa vertu.» La Beaumelle n'a pas réussi cependant à innocenter la démarche de Mme Scarron auprès du sultan de Saint-Mandé.

Ces billets-doux et d'autres prirent des voix offensantes propres à chagriner le roi, qui avait disgracié son favori Lauzun pour le punir de s'être caché sous le lit de Mme de Montespan, et qui sentait les vieilles piqûres d'amour-propre aussi cuisantes que de nouvelles.

Ce fut bien pis quand on tira des lettres de Scarron une preuve assez malhonnête des rendez-vous de Françoise d'Aubigné et de Fouquet: «Mme Scarron, écrivait le cul-de-jatte au maréchal d'Albret, a été à Saint-Mandé. Elle est fort satisfaite de la civilité de Mme la surintendante, et je la trouve si férue de tous ses attraits, que j'ai peur qu'il ne s'y mêle quelque chose d'impur?»

On se rappela une foule de passages des lettres de Scarron, qu'on avait recueillies autrefois comme des chefs-d'œuvre de goût dans les ruelles de l'hôtel Rambouillet. Ici, Mme Scarron avait gagné des flacons d'argent aux loteries du surintendant; là, le mari réclamait l'exécution des promesses faites à sa femme par Fouquet; Scarron recommandait l'un après l'autre tous les parens de sa femme, et mettait toujours sa femme en avant pour obtenir des dons et des grâces de son héros, le plus généreux de tous les hommes, aussi bien que le plus habile homme du siècle[134].

[134] Voyez les lettres de Scarron dans ses Dernières œuvres, Paris, 1752, in-12, t. 2. «La requête que je vous envoie, écrit-il à Fouquet, est pour un parent de ma femme, qui a toujours été bon serviteur du roi, et qui est persuadé que vous me faites l'honneur de m'aimer.» Il écrit une autre fois: «Cette affaire est la dernière espérance de ma femme et de moi.» Il ne se lasse point de demander: «Je vous prie de vous souvenir de la promesse que vous avez faite à ma femme touchant le marquisat de son cousin de Circe.» Il ne rougit pas même de son rôle d'importun: «Je crois qu'il ne se passe point de jour que quelque chevalier ou quelque dame affligée ne vous aille demander un don.»

Mais ce qui fournit surtout des armes à la malignité contre Mme de Maintenon, ce fut le souvenir de la querelle de Scarron contre Gilles Boileau, qui avait peu ménagé la femme du cul-de-jatte dans cette épigramme:

Vois sur quoi ton erreur se fonde,
Scarron, de croire que le monde
Te va voir pour ton entretien:
Quoi! ne vois-tu pas, grosse bête,
Si tu grattais un peu ta tête
Que tu le devinerais bien[135]?

[135] Malgré les apologies de La Beaumelle, qui représente la jeunesse de Françoise d'Aubigné comme très-édifiante, il paraît certain que cette amie de Ninon menait une vie peu régulière, et fréquentait une compagnie où les exemples de libertinage ne lui manquaient pas, témoin ce passage d'une lettre de son mari: «L'honneur de votre souvenir, écrivait-il au duc d'Elbeuf, me consolera de l'absence de Mme Scarron, que Mme de Montchevreuil m'a enlevée. J'ai grand'peur que cette dame débauchée ne la fasse devenir sujette au vin et aux femmes, et ne la mette sur les dents devant que me la rendre.» Au reste, Scarron savait à quoi s'en tenir sur la conduite de sa femme, qu'il révéla lui-même dans une chanson, avec laquelle on tympanisait à la cour Mme de Maintenon: cette chanson finit ainsi:

Pour porter à l'aise
Votre chien de cu,
Tous les jours une chaise
Coûte un bel écu
A moi, pauvre cocu.

Scarron, piqué au vif d'avoir deviné, ne s'était pas contenté de répondre par un débordement d'épigrammes grossières; il avait appelé à son aide la protection de son bienfaiteur, qui fit cesser ce combat poétique où Mme Scarron était exposée à de rudes vérités; car Gilles Boileau menaçait de ne plus garder de mesures pour le sexe; mais on lui ferma la bouche en lui remontrant que les coups d'épigramme pourraient dégénérer en coups de bâton. Mme Scarron avait eu l'esprit de ne pas daigner s'offenser de l'épigramme fort insolente décochée contre elle; Fouquet s'en offensa et força Boileau de récuser ses vers, avant que des personnes de qualité se chargeassent d'office de venger l'honneur des dames. Scarron avoua qu'il n'y avait rien de commun entre lui et sa femme, comme le lui reprochait son adversaire, et il adressa le récit du débat satirique au surintendant qui en était la cause indirecte[136].

[136] Dernières œuvres de Scarron, éd. de 1752, t. 2, p. 198 et suiv.

Les ennemis de Mme de Maintenon eurent beau jeu pour la décrier, en exhumant ses anciennes galanteries et en faisant sonner haut la somme dont Fouquet avait payé, vingt ans auparavant, ce que le roi payait alors plus chèrement de sa gloire et de sa couronne. «Mme de Montespan n'a rien oublié pour me nuire, écrivait en 1679 Mme de Maintenon: elle a fait de moi le portrait le plus affreux.» Elle écrivait à son frère vers la même époque: «Il n'y a rien de nouveau dans les déchaînemens que l'on a contre moi[137];» et dans une autre lettre: «Ne prenez point feu sur le mal que vous entendez dire de moi. On est enragé, et on ne cherche qu'à me nuire. Si on n'y réussit pas, nous en rirons; si l'on y réussit, nous souffrirons avec courage. Veillez à vos discours par rapport à moi. On vous en fait tenir de bien insensés, qu'on me répète avec complaisance; du reste on s'accoutume à tout[137]

[137] Lettres de Mme de Maintenon, 1756, t. 1, p. 178 et suiv.

En 1676, la Brinvilliers avait accusé Fouquet de tentatives d'empoisonnement, sans doute sur la personne du roi: «Admirez le malheur, s'écrie Mme de Sévigné à cette occasion (lettre du 22 juillet), cette créature a refusé d'apprendre ce qu'on voulait et a dit ce qu'on ne demandait pas; par exemple, elle a dit que M. Fouquet avait envoyé Glazel, leur apothicaire empoisonneur, en Italie, pour avoir une herbe qui fait du poison: elle a entendu dire cette belle chose à Sainte-Croix. Voyez quel excès d'accablement, et quel prétexte pour achever ce pauvre infortuné! Tout cela est bien suspect; on ajoute encore bien des choses.» Cette dénonciation, que les ennemis de Fouquet avaient soufflée sans doute à l'empoisonneuse sur la sellette, rappela qu'on avait trouvé des poisons sous les scellés mis en 1661 dans la maison de Saint-Mandé, et qu'on avait autrefois soupçonné le surintendant de s'être défait du cardinal Mazarin[138].

[138] «On a dit qu'on avait trouvé des poisons chez lui, et on eut quelque soupçon qu'il avait empoisonné le feu cardinal.» Mémoires de Mme de Motteville, Coll. Petitot, 2e série, t. 40, p. 145. On lit dans les Lettres de Guy-Patin, 7 mars 1661: «Il court un bruit que je tiens faux, que l'on a découvert que le cardinal Mazarin est mort empoisonné; ôtés les petits grains d'opium et un peu de vin émétique que l'on peut lui avoir donnés, ses veilles perpétuelles, sa tumeur œdémateuse, ses faiblesses inopinées, ses suffocations nocturnes, son dégoût universel et la perte d'appétit, en voilà plus qu'il n'en faut pour mourir sans poison, mais c'est que l'on ne peut empêcher les sots de parler.»

Au commencement de 1680, la Voisin, dont le procès fut la continuation de celui de la Brinvilliers, ne manqua pas sans doute d'accuser aussi Fouquet, elle qui imputait des homicides à Racine et à La Fontaine!

Un vieux prêtre, Étienne Guibourg, complice et co-accusé de la Voisin, déclara devant la Chambre ardente de l'Arsenal, qu'on avait formé le complot d'empoisonner M. Colbert, et qu'un nommé Damy avait été chargé d'exécuter ce crime qui ne réussit pas, la dose du poison n'étant point assez forte pour causer la mort; il déclara en outre «que M. Pinon-Dumartray, conseiller au parlement, avait des liaisons avec lui, et qu'il lui avait dit qu'il avait dessein d'empoisonner le roi, contre lequel il avait, disait-il, beaucoup de ressentiment de ce qu'il avait fait emprisonner M. Fouquet, dont M. Pinon était parent[139]

[139] Mémoires historiques sur la Bastille, t. 1, p. 138. J'ai cherché à découvrir les interrogatoires et les procédures de la Chambre des poisons; j'espérais y puiser de plus amples détails sur l'accusation portée contre Fouquet; mais j'ai su de M. Villenave que les pièces les plus importantes avaient été détruites avant la révolution. Cependant beaucoup de papiers relatifs à cette affaire restaient encore, tirés des archives de la Bastille; M. de Monmerqué les avait triés et analysés en partie à la Bibliothèque de l'Arsenal, lorsqu'il s'occupait de sa précieuse édition des Lettres de Mme de Sévigné; depuis quinze ans, ces papiers sont rentrés dans les greniers, et nous n'avons pas réussi à les découvrir de nouveau, malgré de nombreuses démarches pour en retrouver la trace.

Le nom de Fouquet figura donc dans ce lugubre et mystérieux procès dont les pièces furent anéanties avec soin, comme pour effacer les vestiges des iniquités de la justice. Quelle devait être la fureur du roi contre Fouquet, quand on voit Louis XIV, fanatisé par Mme de Maintenon, envoyer à la Bastille son brave maréchal de Luxembourg, exiler son ancienne maîtresse, la comtesse de Soissons, et laisser traîner sur la sellette les plus illustres personnages de sa cour, confrontés avec de vils scélérats qui, dans l'espoir de se soustraire au bûcher, se rattachaient à tout ce qui était puissant et honorable en France! Qu'on juge le fanatisme de Louis XIV par ces paroles: «J'ai bien voulu que Mme la comtesse de Soissons se soit sauvée; peut-être un jour en rendrai-je compte à Dieu et à mes peuples[140]

[140] Lettres de Mme de Sévigné, 24 janvier 1680. On peut apprécier quelles intrigues avaient lieu dans le sein de la Chambre ardente, par ce passage d'une autre lettre du 14 février 1680 (quinze jours avant la prétendue mort de Fouquet): «La Chambre de l'Arsenal a recommencé… Il y eut un homme qui n'est point nommé, qui dit à M. de la Reynie: «Mais, monsieur, à ce que je vois, nous ne travaillons ici que sur des sorcelleries et des diableries dont le parlement de Paris ne reçoit point les accusations. Notre commission est pour les poisons; d'où vient que nous écoutons autre chose?» La Reynie fut surpris et lui dit: «Monsieur, nous avons des ordres secrets.—Monsieur, dit l'autre, faites-nous une loi et nous obéirons comme vous; mais, n'ayant pas vos lumières, je crois parler selon la raison de dire ce que je dis.» Je pense que vous ne blâmez pas la droiture de cet homme, qui pourtant ne veut pas être connu.»

Ce fut le dernier coup contre le pauvre prisonnier. Mais Louis XIV avait reçu de belles leçons de piété dans ses conférences mystiques avec Mme de Maintenon: il n'ordonna pas la mort réelle de Fouquet.

VI.

L'histoire du geôlier peut servir encore à éclaircir celle du prisonnier.

M. Saint-Mars, qui eut tour à tour la garde de Fouquet et du Masque de Fer, s'appelait Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars. C'était un petit gentilhomme champenois, des environs de Montfort-l'Amaury, qui n'avait aucune ressource de patrimoine lorsqu'il fut admis dans la première compagnie des mousquetaires du roi. Son exactitude dans le service lui fit obtenir le grade de maréchal-de-logis à l'âge de trente-quatre ans, et, en cette qualité, il contribua avec son capitaine d'Artagnan à l'arrestation de Fouquet.

Durant tout le procès, il remplit rigoureusement l'emploi de surveillant auprès de l'accusé, et l'ardeur avec laquelle il s'acquittait de son devoir attira sur lui l'attention du roi, qui s'applaudit d'avoir trouvé l'homme qu'il cherchait pour l'attacher irrévocablement à la garde de Fouquet, condamné à une détention perpétuelle. On le nomma, en décembre 1664, capitaine d'une compagnie-franche, avec le titre de commandant de la prison de Pignerol et les appointemens de gouverneur de place forte (6000 livres), pour garder Fouquet. Son autorité, à peu près absolue dans le donjon, se trouvait indépendante de celle du lieutenant du roi, M. Lamothe de Rissan, comme de celle du gouverneur de la ville, M. d'Herleville.

A peine installé dans son commandement, Saint-Mars, qui ne voulait pas s'arrêter au début de sa fortune, se mit en mesure de poursuivre ce chemin, en épousant une demoiselle de Moresant, fille d'un simple bourgeois de Paris, mais sœur du commissaire des guerres de Pignerol, et de la belle Mme Dufresnoy, maîtresse du marquis de Louvois, qui avait fait créer pour elle une charge de dame du lit de la reine. Il gagna donc les bonnes grâces de Louvois par l'entremise de M. Dufresnoy, premier commis au département de la guerre; et l'appui de Mme Dufresnoy ne lui a pas nui dans l'occasion.

Tant que dura ostensiblement la prison de Fouquet, Saint-Mars jouit d'un crédit considérable à la cour: il procurait des places, des grades et des pensions aux gens qu'il recommandait à Louvois; il balançait sans cesse l'autorité du lieutenant du roi et du gouverneur de Pignerol réunis; il recevait tous les ans d'énormes gratifications sur la cassette du roi. Enfin la manière dont il avait gardé Fouquet, malgré toutes les tentatives faites pour sa délivrance, invita le roi à remettre dans les mains de ce geôlier infatigable un nouveau prisonnier plus difficile à conserver. Les ruses du comte de Lauzun échouèrent encore contre la vigilance de Saint-Mars, à qui la mort enleva, dit-on, le malheureux Fouquet en 1680; un an après, Lauzun lui fut enlevé aussi par des lettres de grâce[141].

[141] Mémoires de M. d'Artagnan (par Sandras de Courtilz), Cologne, 1701, 3 vol. in-12, t. 3, p. 222 et 385. Annales de la cour et de Paris pour les années 1697 et 1698 (par le même), Cologne, 1701, 2 vol. in-18, t. 2, p. 380. Ces deux ouvrages nomment la Moresanne, la famille à laquelle appartenait la femme de Saint-Mars. Ce nom est écrit Damorezan dans les correspondances de Louvois; Histoire de la détention des Philosophes, t. 1. C'est d'après une lecture attentive de ces correspondances, qu'on peut se fixer sur la nature des pouvoirs confiés à Saint-Mars.

Cependant Saint-Mars, exclusivement occupé de la prison qu'il gouvernait depuis plus de seize ans avec autant d'ordre que d'adresse, refusa, en 1681, le commandement militaire de la citadelle de Pignerol, que le roi lui offrait en récompense de ses services, et n'accepta qu'à regret le gouvernement du fort d'Exilles, vacant par la mort de M. de Lesdiguières: il s'y rendit la même année avec deux prisonniers seulement, amenés de Pignerol chacun dans une litière fermée. Ces prisonniers, qui n'avaient aucun commerce, furent certainement le secrétaire du duc de Mantoue et l'homme au masque. «Comme il y a toujours quelqu'un de mes deux prisonniers malades, écrivait-il le 4 décembre 1681, ils me donnent autant d'occupation que jamais j'en ai eue autour de ceux que j'ai gardés[142].» Ils restèrent dans les remèdes pendant plusieurs années, et Matthioli mourut à Exilles: certainement Saint-Mars ne transféra qu'un seul prisonnier aux îles Sainte-Marguerite, dont il fut institué gouverneur en 1687.

[142] Voyez les lettres de Louvois et de Saint-Mars recueillies aux archives des Affaires étrangères par MM. Roux-Fazillac et Delort.

Ces changemens de résidence n'étaient peut-être pas sans dangers et sans inconvéniens, puisque Saint-Mars les souhaitait peu; et il ne se fût pas pressé de se rendre à son nouveau poste, sans un ordre de Louvois, qui le força de partir immédiatement avec son prisonnier malade. La mort du ministre qui avait toujours favorisé en lui le beau-frère de Mme Dufresnoy n'influa pas sur son crédit à la cour; car il avait marié son fils unique, qu'il perdit bientôt après, à la fille de M. Desgranges, premier commis du comte de Pontchartrain, secrétaire-d'état de la marine, puis chancelier de France; mais Saint-Mars, qui était déjà fort vieux et gras[143], désirait du repos: il essaya de refuser, en 1698, le gouvernement de la Bastille, vacant par la mort de M. de Bessemaux, et répondit que «s'il plaisait à Sa Majesté de le laisser où il était, il y demeurerait volontiers.» Barbezieux le força d'accepter sa nomination, et le roi cassa, quelques jours après, une compagnie qui avait été créée tout exprès pour la garde de Fouquet, et que Saint-Mars avait menée avec lui aux îles Sainte-Marguerite et de Saint-Honorat, quoique la prétendue mort de Fouquet semblât devoir motiver le licenciement de cette compagnie. Saint-Mars alla donc à Paris avec son prisonnier et toutes les personnes qui possédaient ce secret.

[143] Cette épithète doit s'entendre de la richesse de Saint-Mars, car il est impossible de l'appliquer au portrait physique de cet officier, que Renneville a peint de couleurs tout-à-fait différentes: «C'était un petit vieillard, dit-il dans le récit de la réception que lui fit ce gouverneur de la Bastille en 1703, de très-maigre apparence, branlant de la tête, des mains et de tout son corps.» Hist. de la Bastille, t. 1, p. 32.

Ces personnes étaient aussi les mêmes qui avaient eu part à la garde de Fouquet, et par conséquent leur fidélité se trouvait garantie par l'épreuve du temps, non moins que par des raisons d'intérêt ou de famille.

Saint-Mars, dès l'origine de son commandement à Pignerol, s'était entouré de plusieurs de ses parens[144] qui le secondèrent avec zèle, dans l'espoir de faire leur fortune: son cousin-germain, M. de Blainvilliers, mousquetaire du roi, et lieutenant à la garde de M. Fouquet, était souvent l'entremetteur des rapports confidentiels du gouverneur au ministre, et des ordres du ministre au gouverneur: il allait fréquemment de Pignerol à Versailles et à Saint-Germain[145], pour y porter des dépêches secrètes concernant les affaires de la prison; il suivit Saint-Mars au fort d'Exilles; mais tout fait supposer qu'il mourut avant le passage de son parent au gouvernement de la Bastille.

[144] Voici l'indication de quelques titres trouvés parmi d'anciens papiers relatifs à la terre de Blainvilliers; M. Barbier d'Aucourt, qui les a découverts, a bien voulu nous les communiquer pour ajouter aux renseignemens que nous avions puisés dans l'ouvrage de Renneville sur la famille de Saint-Mars, laquelle ne figure pas dans les généalogies de Champagne, publiées en 1673 d'après les Recherches faites sous la direction de M. de Caumartin, 2 vol. gr. in-fo.

«Le 20 juillet 1670, le sieur Zachée de Byot, écuyer, seigneur de Blainvilliers, mousquetaire du roi et lieutenant à la garde de M. Fouquet dans la citadelle de Pignerol, prête foi et hommage pour le fief de Blainvilliers.»

«Le 22 juillet 1670. Quittance de 500 liv. au nom de M. de Blainvilliers, lieutenant à la garde de M. Fouquet dans la citadelle de Pignerol, pour droits de lots et ventes, à cause de l'acquisition qu'il a faite de Bénigne d'Auvergne, sieur de Saint-Mars, son cousin germain, des héritages qui lui appartenaient de la succession du sieur de Blainvilliers, leur oncle, duquel ledit seigneur de Saint-Mars était héritier pour une sixième portion, suivant le partage qui en a été fait avec le sieur de Formanoir.»

«Le 12 mars 1671. Eloy de Formanoir, seigneur de Corbest, tant en son nom à cause de damoiselle Marguerite d'Auvergne, son épouse, que comme ayant les droits cédés par écrit sous seing-privé, en date du 22 novembre 1664, de Bénigne d'Auvergne, seigneur de Saint-Mars, maréchal-des-logis des mousquetaires du roi et son lieutenant dans la citadelle de Pignerol, fait une déclaration d'aveu pour le même fief.»

«Le 23 décembre 1714. Transaction pour une pièce de terre entre le sieur Jean Presle, laboureur, et messire Guillaume de Formanoir, chevalier, seigneur de Palteau, demeurant ordinairement en ladite terre de Palteau, en Bourgogne, messire Louis Joseph de Formanoir, seigneur de Saint-Mars et chevalier de l'ordre militaire de Saint-Louis, demeurant ordinairement à Montfort, et le sieur Salmon, prêtre, fondé de procuration de messire Louis de Formanoir, chevalier, seigneur d'Erimont, commandant une compagnie pour le service de Sa Majesté aux îles Sainte-Marguerite.»

[145] Voyez la correspondance de Louvois, notamment les lettres du 29 juillet 1678, 18 août 1679, 1er octobre 1679, etc., t. 1 de l'Histoire de la détention des Philosophes: «J'ai entretenu le sieur de Blainvilliers, écrit Louvois le 1er décembre 1678, et je continuerai à lui parler de temps en temps dans les heures de loisir que je pourrai avoir.»

Un neveu de Saint-Mars, nommé Guillaume de Formanoir, dit Corbé, parce qu'il avait d'abord porté le titre de la seigneurie de Corbest, fut, pendant plus de trente ans, le confident et l'auxiliaire de son oncle, qu'il accompagna de Pignerol à la Bastille, en qualité de sous-lieutenant, puis de lieutenant, dans la compagnie-franche chargée de la surveillance des prisonniers: il était encore plus laid et plus méchant que Saint-Mars, dont il espérait être le successeur; mais, trompé dans son attente, il quitta le service du roi, et sortit alors de la Bastille, où il était abhorré, pour se retirer en Champagne, dans la terre de Palteau que son oncle en mourant lui avait laissée avec d'autres biens. Ses friponneries, ses crimes, sont marqués au fer rouge par Constantin de Renneville, qui en avait tant souffert; mais l'infâme Corbé était devenu M. de Palteau, pour jouir en paix du sang et des larmes de mille malheureux dont ses richesses étaient le prix[146].

[146] Inquisition française ou Histoire de la Bastille, t. 1, p. 76; t. 5, p. 406.

D'autres neveux de Saint-Mars remplirent long-temps des grades presque héréditaires dans les compagnies-franches des prisons d'état, en récompense du dévouement éprouvé de ce vieux gardien de Fouquet et du Masque de Fer.

Le major Rosarges, dont le nom figure dans le Journal de Dujonca et dans l'extrait mortuaire de Marchialy, était encore une créature de Saint-Mars, qui l'amena des îles Sainte-Marguerite à la Bastille, et le fit major du château. Ce provençal, le plus brutal des hommes, avait passé toute sa vie auprès du gouverneur, et il mourut le 19 mai 1705, les intestins brûlés par la quantité excessive d'eau-de-vie qu'il avait bue[147]. Rosarges remplaçait Saint-Mars dans les rares et courtes absences que celui-ci fut forcé de faire avec la permission du ministre, et c'est lui sans doute que Saint-Mars désigne sous ce titre: mon officier, en faisant mention de la personne de confiance qui avait soin du prisonnier masqué, et qui ne devait jamais lui parler[148].

[147] Inquisition française ou Histoire de la Bastille, t. 1, p. 43, p. 79; t. 3, p. 393.

[148] Lettres de Louvois, du 4 décembre 1681, et de Saint-Mars à Louvois, du 11 mars 1682 et du 20 janvier 1687; dans l'ouvrage de Roux-Fazillac.

Saint-Mars, arrivant à la Bastille, était encore accompagné du nommé Lécuyer, qui le servait depuis trente ans, et qu'il fit capitaine des portes. Ce vieillard, bien moins méchant que le major, avait encore quelque espèce de crainte de Dieu. Le porte-clef Ru, provençal, venait aussi des îles Sainte-Marguerite, à la suite du Masque de Fer[149]. L'abbé Giraut, qui confessa cet inconnu à l'article de la mort, ce bouc exécrable, comme l'appelle Renneville, avait été confesseur des prisonniers aux îles Sainte-Marguerite, et probablement à Pignerol, avant de passer comme aumônier à la Bastille, où ses débauches et ses dilapidations eurent grand besoin de la faveur spéciale de Saint-Mars pour n'être pas démasquées et punies[150]. Il savait sans doute le nom et la condition du prisonnier qu'il confessait.

[149] Inquisition française ou Histoire de la Bastille, t. 1, p. 54 et 79.

[150] Inquisition française ou Histoire de la Bastille, t. 1, p. 82.

Quant à Reilh, qui signa l'acte de décès sur les registres de Saint-Paul, ce chirurgien était entré à la Bastille par la recommandation de l'abbé Giraut; et comme il avait été frater dans une compagnie d'infanterie, on peut présumer que l'apprentissage de ce frater eut lieu aux îles Sainte-Marguerite sous les yeux de Saint-Mars, qui donnait ses vieilles perruques et ses vieux justaucorps à ce sinistre opérateur, aussi mal famé que sa médecine parmi les pensionnaires de la prison[151]. Abraham Reilh, complaisant du gouverneur, qui ajouta pour lui le titre et les appointemens d'apothicaire à ceux de chirurgien du château, devait peut-être cette faveur à sa discrétion, en cas qu'il fût le même frater qui trouva au bord de la mer une chemise couverte d'écriture, et l'apporta sur-le-champ à Saint-Mars, sans avoir rien lu de ce qu'elle contenait. Mais alors il ne faudrait pas admettre le reste de la tradition qui raconte que ce frater fut trouvé mort dans son lit.

[151] Idem, t. 1, p. 79.

Saint-Mars, en se rendant à la Bastille, avait obéi à contre-cœur, comme s'il craignait de perdre bientôt son prisonnier, qui ne survécut que quatre années et demie à sa translation, et Saint-Mars, qui avait plus de quatre-vingts ans à cette époque, resta gouverneur jusqu'à sa mort. Quand elle arriva, le 26 septembre 1708, il était entièrement oublié du monde, auquel il avait dit adieu depuis 1661, pour partager pendant près d'un demi-siècle la captivité d'une grande victime[152].

[152] Annales de la cour et de Paris, t. 2, p. 380 et 381. Inquisition française ou Histoire de la Bastille, t. 1, p. 73 et suiv.

Le caractère de Saint-Mars a été jugé diversement, selon les temps et les personnes. «On dit que celui qui gardera M. Fouquet à Pignerol est un fort honnête homme,» écrivait Mme de Sévigné, le 25 janvier 1665. «C'était un homme sage et exact dans le service,» disent les Mémoires de d'Artagnan. «On jeta les yeux sur lui, dit Constantin de Renneville qui ne pouvait qu'être partial au sortir de la Bastille, parce qu'on crut ne pouvoir pas trouver d'homme, dans tout le royaume, plus dur et plus inexorable. La férocité brutale avec laquelle ce tyran traita cet illustre malheureux a quelque chose de si terrible, qu'elle serait capable de faire rougir les Denis et les Néron.» Il faut avouer que ce portrait est bien loin de ressembler à celui qu'on peut extraire des correspondances de Louvois. Saint-Mars était, ce me semble, d'une humeur sombre, froide, silencieuse, d'une défiance continuelle et d'une fermeté inflexible: un secret d'état ne courait aucun risque avec un pareil homme.

Il fit une fortune prodigieuse dans ses différens commandemens, où il avait, sans compter le tour du bâton, des appointemens considérables. «Certains prisonniers, qui avaient été enfermés aux îles Sainte-Marguerite, l'accusaient d'avoir poussé la fureur jusqu'à laisser mourir de faim et même faire étouffer plusieurs de ses prisonniers, dont il ne laissait pas de toucher la pension, comme s'ils eussent été vivans, long-temps après leur mort.» Quelles que fussent les sources de ses richesses immenses, elles lui permirent d'acheter en Champagne plusieurs terres seigneuriales, entre autres celles de Dimon et de Palteau. Il fut nommé chevalier des ordres du roi, bailli et gouverneur de Sens. Ces honneurs, ces dignités, ces richesses, récompensaient le geôlier de Fouquet et du Masque de Fer[153].

[153] Annales de la cour et de Paris, t. 2, p. 380 et 381. Inquisition française, t. 1, p. 75 et 76. Voyez dans le tome 1er de l'Histoire de la détention des Philosophes, plusieurs ordonnances du roi pour paiement de gratifications à Saint-Mars, en considération de ses services et pour lui donner moyen de les continuer. L'un de ces bons, du 30 janvier 1670, est de quinze mille livres.

Les lettres de Saint-Mars prouvent qu'il désignait Fouquet par cette qualification: mon prisonnier, quoique bien d'autres prisonniers fussent sous sa garde, et qu'il continua toujours à employer le même terme à l'égard du Masque de Fer, depuis la prétendue mort de Fouquet: «Il y a des personnes qui sont quelquefois si curieuses, écrivait-il de Pignerol à Louvois (le 12 avril 1670), de me demander des nouvelles de mon prisonnier, ou le sujet pourquoi je fais faire tant de retranchemens pour ma sûreté, que je suis obligé de leur faire des contes jaunes pour me moquer d'eux[154].» Il lui écrivait d'Exilles, le 20 janvier 1687: «Je donnerai si bien mes ordres pour la garde de mon prisonnier, que je puis bien vous en répondre[155].» Il lui écrivait des îles Sainte-Marguerite, le 3 mai 1687: «Je n'ai resté que douze jours en chemin, à cause que mon prisonnier était malade, à ce qu'il disait n'avoir pas autant d'air qu'il l'aurait souhaité. Je puis vous assurer, monseigneur, que personne au monde ne l'a vu, et que la manière dont je l'ai gardé et conduit pendant toute ma route fait que chacun cherche à deviner qui peut être mon prisonnier.» Or, quel était en effet le véritable prisonnier de Saint-Mars, qui avait été nommé à la garde de Fouquet en 1664, et qui ne fut chargé que par accessoire de garder d'autres prisonniers? N'est-ce pas toujours le même personnage à différentes époques?

[154] T. 1 de l'Histoire de la détention des Philosophes, p. 169.

[155] Voyez cette lettre et les suivantes dans les ouvrages de MM. Roux-Fazillac et Delort.

Les ministres, dans leur correspondance, se servaient aussi d'une dénomination semblable pour Fouquet et le Masque de Fer; Louvois, en parlant du surintendant à Saint-Mars, dit fréquemment: votre prisonnier, ou le prisonnier, comme faisait en 1691 Barbezieux, parlant de l'homme au masque.

Quant à cette lettre de Barbezieux, datée de 1691, par laquelle on fixe le temps de la captivité du Masque de Fer, ce temps ne se rapporte pas absolument à celui que Fouquet aurait passé en prison, dans le cas où il eût vécu jusqu'à cette année-là; mais Barbezieux, en disant à Saint-Mars: Le prisonnier qui est sous votre garde depuis vingt ans, n'a pas prétendu donner une date précise; et, léger d'esprit comme il l'était, il a fort bien pu mettre vingt ans au lieu de vingt-sept ans; d'ailleurs, ce jeune ministre, né en 1668, n'avait pas vu commencer la détention de Fouquet, s'en était peu informé comme d'un événement tout-à-fait indifférent, et savait seulement par ouï-dire que ce malheureux était à Pignerol depuis plus de vingt ans.

Le transport de Fouquet au fort de la Pérouse, en 1665, après le désastre de l'explosion des poudrières à Pignerol, et son retour dans cette prison en 1666, ressemblent de tout point aux passages du prisonnier masqué au fort d'Exilles, à l'île de Sainte-Marguerite et à la Bastille.

L'Instruction du roi, du 29 juin 1665, porte: «Capitaine Saint-Mars, vous transférerez ledit Fouquet au fort de la Pérouse, vous faisant escorter par les officiers et soldats de votre compagnie, et vous servant, pour cet effet, de la voiture que vous jugerez la plus convenable.»

Lorsqu'il s'agit de ramener Fouquet à Pignerol, Louvois écrit à Saint-Mars, le 17 juillet 1666: «Il est inutile que je vous explique toutes les précautions que Sa Majesté prend pour la sûreté du prisonnier durant sa marche, mais je dois seulement vous assurer que Sa Majesté se remet à votre prudence du temps et de la forme de votre départ; elle se promet que vous prendrez si bien vos précautions, que M. Fouquet ne pourra s'échapper de vos mains, et qu'à l'exception de ceux qui ont travaillé à l'exécution desdits ordres, et qui sont gens discrets et fidèles, personne n'a connaissance qu'ils soient faits et envoyés[156]

[156] Voyez le premier volume de l'Histoire de la détention des Philosophes, p. 94 et 131.

Saint-Mars écrit au ministre, le 20 janvier 1687: «Si je mène mon prisonnier aux îles, je crois que la plus sûre voiture serait une chaise couverte de toile cirée, de manière qu'il aurait assez d'air, sans que personne le pût voir ni lui parler pendant la route, pas même mes soldats, que je choisirai pour être proche de la chaise, qui serait moins embarrassante qu'une litière qui pourrait se rompre[157].» Durant ce voyage, le Masque de Fer était dans cette chaise fermée, et Saint-Mars le suivait en litière, comme lors de la translation du prisonnier à la Bastille. N'est-ce pas en effet un pareil voyage que M. de Palteau a décrit dans sa lettre?

[157] Cette lettre a été extraite des archives des Affaires étrangères par Roux-Fazillac.

Enfin les précautions qu'on prenait pour rendre sûre la prison du Masque de Fer avaient été aussi employées pour Fouquet.

Voici ce que Saint-Mars écrivait du fort d'Exilles, à Louvois, le 11 mars 1682: «Mes prisonniers (l'un des deux était l'homme au masque) peuvent entendre parler le monde qui passe au chemin qui est au bas de la tour où ils sont; mais eux, quand ils voudraient, ne sauraient se faire entendre; ils peuvent voir les personnes qui seraient sur la montagne qui est devant leurs fenêtres; mais on ne saurait les voir, à cause des grilles qui sont au-devant de leurs chambres. J'ai deux sentinelles de ma compagnie, nuit et jour, des deux côtés de la tour, à une distance raisonnable, qui voient obliquement la fenêtre des prisonniers: il leur est consigné d'entendre si personne ne leur parle et si ils ne crient pas par leur fenêtre, et de faire marcher les passans qui s'arrêteraient dans le chemin ou sur le penchant de la montagne. Ma chambre étant jointe à la tour, qui n'a d'autre vue que du côté de ce chemin, fait que j'entends et vois tout, et même mes deux sentinelles qui sont toujours alertes par ce moyen-là. Pour le dedans de la tour, je l'ai fait séparer d'une manière où le prêtre qui leur dit la messe ne les peut voir, à cause d'un tambour que j'ai fait faire, qui couvre leurs doubles portes. Les domestiques, qui leur portent à manger, mettent ce qui fait de besoin aux prisonniers sur une table qui est là, et mon lieutenant (Rosarges, sans doute) leur porte (en présence de Saint-Mars)[158]

[158] Extraite des mêmes archives par le même.

Louvois écrivait à Saint-Mars, le 30 juillet 1666: «Il ne se peut rien ajouter aux précautions que vous prenez pour la garde de M. Fouquet, et je ne saurais vous donner d'autre conseil que de vous convier à continuer comme vous avez commencé.» Le 14 février 1667: «Comme par les écritures du prisonnier, il paraît qu'il souhaite qu'il ait vue du côté des chapelles qui sont sur la montagne, il sera de votre soin d'empêcher qu'il ne puisse rien voir de ce côté-là.» Le 7 décembre 1669: «Vous ferez fort bien de mettre les fenêtres de M. Fouquet en état que pareille chose ne puisse plus arriver (Fouquet avait parlé aux sentinelles), et veiller exactement qu'il ne puisse rien voir sans que vous le découvriez.» Le 1er janvier 1670: «Les jalousies de fil d'archal que vous ferez mettre à ses fenêtres ne feront point l'effet que celles de bois, à moins que vous ne les fassiez faire de même forme, c'est-à-dire qu'il y ait autant de plein que de vide.» Le 26 mars 1670: «Je vous prie de visiter soigneusement le dedans et le dehors du lieu où il est enfermé, et de le mettre en état que le prisonnier ne puisse voir ni être vu de personne, et ne puisse parler à qui que ce soit, ni entendre ceux qui voudraient lui dire quelque chose[159].» La garde de Fouquet semblait donc aussi difficile et non moins importante que celle du Masque de Fer.

[159] Ces lettres se trouvent dans le t. 1 de l'Histoire de la détention des Philosophes.

M. Dujonca, que Mme de Sévigné traite d'ami, avait, ce semble, des qualités humaines et sociales qu'on n'appréciait guère chez un lieutenant du roi à la Bastille: «Ses bonnes qualités l'emportaient beaucoup sur les autres. Il était officieux, affable, doux, honnête; mais ceux qui se plaignaient de lui l'accusaient d'être inquiet, vif, remuant, d'une sévérité outrée, et de ne dire jamais la vérité.» M. Dujonca avait consigné sur son journal l'entrée du Masque de Fer à la Bastille: peut-être chercha-t-il à pénétrer ce secret d'état qui avait été mortel à plusieurs personnes indiscrètes.

Le 29 septembre 1706, il fut, nous apprend Renneville, attaqué brusquement des douleurs de la mort, que l'on feignit être causée par une colique. «Corbé (Blainvilliers ou Formanoir) ne permit jamais que personne parlât à ce malade, qui mourut sans administration de sacremens et sans aucune consolation.»

Renneville revient ailleurs sur cette mort, qu'il attribue à Corbé, lequel aurait voulu s'emparer d'une somme considérable reçue par M. Dujonca, peu de jours avant sa soudaine maladie. «Ru disait hautement à tous les prisonniers que c'était Corbé qui avait fait empoisonner M. Dujonca. M. d'Argenson, soit qu'il se doutât du sujet d'une mort si inopinée, ordonna qu'on fît l'ouverture du corps; mais pas un des parens n'y fut appelé, et l'opération fut faite par le même chirurgien (Reilh, sans doute) que Ru protestait avoir préparé la médecine fatale[160]

[160] L'Inquisition française, t. 1, p. 77 et 78; t. 2, p. 351, et t. 4, p. 212.

On pourrait penser que M. Dujonca avait reconnu Fouquet sous le masque de velours noir, et confié ce terrible mystère à Mme de Sévigné, qui alla elle-même voir le lieutenant du roi à la Bastille, le 6 août 1703, trois mois avant la mort de Marchialy!

Ne saurait-on invoquer, à l'appui de cette présomption, l'amitié qui existait, entre Mme de Grignan, fille de Mme de Sévigné, et cette dame Lebret, femme de l'intendant de Provence, chargée des acquisitions de linge fin et de dentelles à Paris, pour l'usage du prisonnier des îles Ste-Marguerite[161]? N'était-ce pas un dernier service que Fouquet retranché de la vie par anticipation, recevait encore de ses anciens amis, qui n'osaient néanmoins mettre en doute sa mort, de peur de la rendre nécessaire et irrécusable?

[161] Œuvres de Saint-Foix, t. 5, p. 271, note.

Il serait facile d'étendre ainsi les inductions qui ajouteraient sans doute quelque crédit, à une opinion fondée plus solidement sur des faits et des dates.

Le Masque de Fer était le surintendant Fouquet!

Nous avons foi en notre système: nous regardons Colbert comme l'inventeur de la nouvelle captivité de Fouquet, mort de son vivant, sous le masque d'un prisonnier inconnu, et nous pensons que ce raffinement de vengeance ou de politique contre le malheureux surintendant est un fait moins important, mais plus honteux à la mémoire de Louis XIV, que les dragonnades et la révocation de l'édit de Nantes. Voilà pourquoi les descendans du grand roi l'ont caché avec tant de soin pour l'honneur de la royauté.

Tel est le cœur humain: il étale avec orgueil un crime hardi et brillant; mais il couvre de ses plus sombres replis une mauvaise action entachée de lâcheté et de bassesse.

FIN.

Chargement de la publicité...