L'homme sauvage et Julius Pingouin
L’Homme Sauvage
du quai Bois-l’Encre
RÉSUMÉ HISTORIQUE AVEC REPRODUCTION DES DOCUMENTS ORIGINAUX
Le dimanche de Quasimodo de l’an 19…, à huit heures dix minutes, M. Méandre, père de famille et chef de bureau, était en train, avec sa femme et ses quatre enfants, de prendre le repas du soir dans la confortable salle à manger de l’appartement par lui occupé au quatrième étage de la maison portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre, dans le quartier du Raisin-Sec.
La servante Anna, jeune provinciale de dix-neuf ans, assurait le service et venait de poser au milieu de la table un plat fumant de perdrix aux choux.
C’est alors que se produisit le phénomène premier et générateur de la plus extraordinaire suite d’événements qui se soit jamais déroulée au sein d’une nation civilisée et qui ait jamais passionné jusqu’au délire les esprits de tous les pays ; — enrayant la marche des affaires, engendrant les plus profondes perturbations religieuses, politiques et financières, faisant monter dans des proportions vertigineuses le tirage de tous les journaux — jusqu’au dénouement tant souhaité qui fut un soulagement pour toutes les nations.
Le phénomène fut tel : Subitement, sans que le moindre signe préalable vînt annoncer la chose, le crochet peint en blanc qui soutenait la suspension éclairant la table, s’arracha de la situation qu’il occupait dans le plafond depuis toujours. La suspension, privée de support, tomba perpendiculairement.
Son poids formidable, la brisant elle-même en mille morceaux, anéantit les perdrix aux choux, — émiettant le plat, rompant à demi la table, détruisant la verrerie et lançant dans les airs une nuée de débris solides ou liquides, enflammés ou graisseux, lesquels s’abattirent sur la famille Méandre tout entière. Un litre environ d’une substance verte et sirupeuse, pareille à une puante vase, s’écoula ensuite par le trou formé dans le plafond.
Sur la table cependant, le pétrole enflammé propageait un incendie que M. Méandre réussit à étouffer sous les plis de sa redingote qu’il enleva pour l’employer à cet usage, non sans que le vêtement n’en souffrît un notable dommage. Il y avait naturellement, au sein de cette famille paisible, une scène de tumultueuse consternation. Mme Méandre tomba dans une attaque de nerfs, et son plus jeune enfant la tête dans la cheminée, ce qui le rendit infirme pour toute sa vie. La servante Anna s’enfuit dans le but de chercher un gardien de la paix, et les demoiselles Méandre, sous la direction de leur sœur aînée, récemment sortie de pension, poussèrent une suite perçante de longs cris.
Après l’extinction du feu, M. Méandre, en proie à une colère furieuse et explicable, s’écria :
— C’est encore ce cochon d’en haut ! Ça devait finir comme ça ! Comment ose-t-il, avec un homme de mon caractère ?
Ces paroles avaient trait à certains petits faits qui s’étaient déjà produits, et notamment à un avis insolite, émanant, selon toutes probabilités, du susdit « cochon d’en haut » (le locataire du dessus) et dont nous reparlerons en temps et lieu. M. Méandre, ensuite, se précipita en bras de chemise dans l’escalier et ramena de force la concierge Armandine Cane, afin qu’elle constatât le fait. Cette fonctionnaire ne se prêta à la chose que d’assez mauvaise grâce, et ne montra pas toute l’indignation que l’on était en droit d’attendre. (Il fut prouvé par la suite qu’elle était encline à de la partialité en faveur du locataire du cinquième étage qui constituait pour elle une source de revenus mensuels). Elle osa même avancer que ça pouvait bien être un accident comme on en voit, mais M. Méandre renversa cette théorie en signalant l’avis dont nous parlions plus haut et qui consistait en une planchette d’un bois dur où une pointe rougie au feu avait tracé :
« Défense de jouer la Prière d’une Vierge au piano. Sans cela punition. »
Cette planchette, sans que l’on sût par quel moyen elle s’était introduite, avait été trouvée l’avant-veille reposant sur le piano même de Mlle Adélaïde Méandre, laquelle, sortie depuis peu de pension, ainsi que cela a déjà été dit, et soucieuse de perfectionner son éducation musicale, consacrait tous ses loisirs (une moyenne de onze heures par jour) à l’étude du célèbre morceau réprouvé par l’auteur de la planchette. Naturellement, on n’avait pas tenu compte de cette insolente injonction et Mlle Adélaïde Méandre avait persisté à pratiquer son art, tandis que son père vouait une forte rancune, selon son caractère, au voisin d’en haut à qui il imputait (vu certaines particularités que l’on connaîtra plus tard), l’outrageante communication. La chute de la suspension, que la famille se plut à envisager comme la punition annoncée, corrobora pleinement cette opinion. « Et ainsi les deux événements, agissant l’un sur l’autre, prouvaient leur source commune. » C’est dans ces termes que M. Méandre parla à sa concierge Armandine Cane. Cette personne secoua la tête et, sans répondre, redescendit dans sa loge. Et ce fut tout pour ce soir-là.
Le lendemain, M. Méandre, encore dans toute sa rage, alla trouver le commissaire de police du quartier du Raisin-Sec, M. Églantine, — le même qui plus tard joua un rôle actif dans la seconde partie du drame. Le magistrat écouta avec beaucoup d’intérêt l’étrange récit qui lui fut fait. Il promit d’envoyer un rapport au comité d’hygiène et conseilla à M. Méandre d’agir par voie judiciaire. Le chef de bureau y était déjà résolu et il prit congé de M. Églantine pour se rendre à son ministère, où il se fit un plaisir de raconter à tout le monde l’intolérable affront qu’avait reçu un homme de son caractère. Et tout le monde, depuis le chef de service jusqu’aux garçons de bureau, se livra à des commentaires ardents sur ce sujet nouveau. Ainsi fut rompu le morne désœuvrement des heures de travail.
M. Méandre engagea son action judiciaire dont le premier acte fut un constat opéré par Me Cormoran, huissier, 1, rue du Clou-dans-le-Mur. Il y eut des poursuites engagées et une demande faite de dommages et intérêts ; mais le locataire incriminé ne répondit pas aux citations, et un autre fait eut lieu qui nécessita un nouveau constat et ajouta un grief plus grave à celui qu’avait enregistré la plainte.
Le 17 mai au matin, la jeune servante Anna, pénétrant dans un cabinet sombre qui servait de débarras, aperçut au plafond des filaments embrouillés et entortillés qu’elle prit pour des toiles d’araignées. — « Ah ! bien, pensa-t-elle, il faut que je les enlève, madame gronderait si elle les voyait. » Et elle sortit pour rentrer bientôt avec l’instrument ad hoc qu’on appelle tête de loup. Ses efforts de nettoyage furent vains, les filaments inconnus étant d’une nature tenace, résistante et flexible qui défiait toutes les attaques. Ils sortaient du plafond même et avaient désagrégé le plâtre, dont tombèrent en abondance des parcelles sur la jeune servante. Étonnée et vaguement inquiète, celle-ci s’en fut chercher sa maîtresse et revint, accompagnée de cette dame et de Mlle Adélaïde Méandre qui abandonna, poussée par la curiosité, la Prière d’une Vierge qu’elle jouait à son piano.
A l’aide d’une chaise et d’une bougie, ces dames reconnurent que l’on avait affaire aux racines ligneuses de quelque arbre inconnu, — et ainsi fut détruite l’opinion de la jeune Anna qui croyait être en présence des cheveux du diable.
L’étonnement des trois femmes, cependant, était sans bornes et la servante partit en hâte prévenir M. Méandre à son ministère. Ce monsieur revint chez lui à toute vitesse, en proie à une colère furieuse, et accompagné de l’un de ses amis, M. Barnabé Cruchot, publiciste, reporter au journal le Plein Jour qui justement avait déjà publié une note au sujet du premier incident. Les deux personnages passèrent rue du Clou-dans-le-Mur, prendre Me Cormoran, l’huissier déjà nommé, que l’on mit au courant de la nouvelle insulte faite à un homme du caractère de M. Méandre.
Les faits furent reconnus et le constat eut lieu, cependant que la jeune Anna, livrée à elle-même, ne pouvait s’empêcher d’aller faire part de la chose à ses amis et connaissances, déjà au courant des premiers événements, et par le canal desquels l’histoire envahit entièrement le quartier du Raisin-Sec et ceux avoisinants.
Tout le monde alors commença à s’enflammer de curiosité au sujet du mystérieux locataire du cinquième étage, 3, quai Bois-l’Encre, sur qui couraient déjà les histoires les plus fantastiques, eu égard au singulier silence par lui opposé aux citations de Me Cormoran — sans compter différentes singularités préalablement remarquées et passablement remarquables que l’on se confiait avec des réticences et des mystères multiplicateurs. En même temps, au ministère que M. Méandre avait naturellement renseigné avec exagération, des paris s’engagèrent sur les causes de tels phénomènes… Et vaguement, on sentait que des événements graves étaient potentiels.
Le lendemain cependant, un article assez long intitulé : « Le soi-disant mystère du quai Bois-l’Encre » parut en deuxième page dans le Clairvoyant et calma légèrement les esprits. Dans cet article dont il était l’auteur soigneusement anonyme, M. Barnabé Cruchot donnait de longs détails sur le locataire inconnu dont l’attitude était si énigmatique et constituait la cause évidente et responsable de cette agitation. C’était, disait-il, un homme misanthrope, qui ne sortait presque jamais, ne recevait ni hommes, ni femmes, ni enfants, ni lettres, et avait défendu à sa concierge de donner aucun renseignement et de jamais laisser monter qui que ce fût à son appartement, sauf les fournisseurs habituels — soucieux qu’il était de ne pas être importuné dans le cours de ses importants travaux, lesquels consistaient principalement en recherches sur l’existence de Dieu. Il n’était pas excessif de supposer que ce monsieur n’avait pas reçu à temps les citations de Me Cormoran. Sans doute il paraîtrait au tribunal. Il s’appelait Dubois, des gens honorables l’avaient connu (l’auteur de l’article semblait insinuer qu’il en était, lui, des gens honorables qui avaient connu Dubois) et en somme rien ne prouvait sa responsabilité dans ce qui s’était passé et dont on l’avait, peut-être bien légèrement, accusé.
Par ces vagues et fallacieux renseignements, M. Barnabé Cruchot, qui avait reconnu au premier coup d’œil qu’un énorme intérêt était latent dans le mystère pathétique de cette affaire, et qui avait pesé, dans la sûre balance de son net jugement professionnel, quels prodigieux avantages il en pouvait tirer en la travaillant convenablement et en se la réservant dans la mesure du possible — M. Barnabé Cruchot donc, par ces vagues et fallacieux renseignements, endormit la curiosité du public et trompa la vigilance de ses confrères — limiers, toujours en quête de quelque événement sensationnel. Il chambra totalement, vers le même temps, la concierge Armandine Cane avec qui d’aucuns l’accusèrent d’avoir dormi, — s’enfonça davantage dans la confiance de M. Méandre et s’introduisit dans l’intimité de l’huissier Cormoran et du commissaire de police Églantine en se livrant avec eux à de furieux combats à la manille aux enchères. Ainsi cet homme astucieux, donnant carrière à son génie, préparait ses voies pour le jour peu éloigné où il emboucherait la trompette professionnelle pour y sonner de toutes ses forces une fanfare si puissante qu’elle résonnerait dans le monde entier, y trouvant partout des échos fidèles, enflammant immédiatement chacun des lecteurs d’une curiosité frénétique pour savoir la suite, et faisant de Barnabé Cruchot le roi incontesté des reporters et, du Plein jour, le miroir éclatant qui, pendant toute la durée de cette affaire extraordinaire, jouit d’une vente dix fois plus considérable que n’importe laquelle des feuilles concurrentes.
Le jour vint où, devant la justice de son pays, était appelé à comparaître le soi-disant Dubois. Ce jour vint, mais Dubois ne vint pas. Par défaut il fut condamné aux dix mille francs de dommages et intérêts que réclamait M. Méandre et signification lui fut faite dans les temps prescrits, afin qu’il n’en ignorât, par Me Cormoran, parlant à une femme à son service (qui était, dans l’espèce, la concierge Armandine Cane). Dubois reçut-il le papier ? et l’ayant reçu le lut-il ? L’on ne sait. Dans tous les cas, il agit comme s’il ne l’avait ni reçu ni lu, en ce sens qu’il n’agit pas du tout. Or, dans le cabinet noir, les racines croissaient toujours et parfois, spécialement quand avait sévi la Prière d’une Vierge, par le trou de la suspension, de la vase verte et puante tombait sur la table à manger de M. Méandre qui s’obstinait à ne pas transporter ailleurs ses actes nutritifs, car il aurait trouvé cela contraire à la dignité d’un homme de son caractère.
Il faut noter ici la très vive intelligence pratique dont fit preuve la jeune servante Anna. Elle sut, dans le moment où la curiosité fut particulièrement excitée par les causes de la plainte, amasser une somme assez notable en permettant aux curieux, lorsque ses maîtres étaient sortis, l’entrée de l’appartement et la contemplation du trou de la suspension ainsi que l’examen des racines moyennant la somme de un franc une fois versée. Pour un franc de plus on avait le droit de toucher, et un Anglais paya dix francs une fourche tortillée qu’il fit ensuite monter en épingle de cravate et revendit trois cent cinquante francs à un prince étranger. Cette industrie fut interrompue par la requête indiscrète d’un entrepreneur de spectacles qui, croyant M. Méandre de moitié dans la combinaison, vu les constantes et, semblait-il, complaisantes absences de Mme Méandre et de ses enfants, lui offrit de prendre à son compte l’entreprise de visite, de faire de la publicité et de partager les bénéfices qu’augmenteraient la fabrication et la mise en vente sur une grande échelle de fragments de racines artificielles montés en breloques. Il est inutile de dire que l’honorable chef de bureau refusa avec indignation. « Si Mme Méandre sortait c’est qu’elle avait à sortir. Il était inconcevable de faire de semblables propositions à un homme de son caractère. » Et, pour prouver à quel point il désavouait de telles pratiques, il flanqua la jeune Anna à la porte. Des réflexions subséquentes permettent de penser que l’influence salutaire de M. Barnabé Cruchot ne fut pas étrangère à cette résolution car ce publiciste devait craindre à juste titre les fâcheux effets d’une telle réclame sur les avantages personnels qu’il comptait tirer de cette affaire.
Le temps vint où fut exécutoire le jugement condamnant Dubois à verser la somme de dix mille francs ès mains du sieur Méandre. Le temps vint, mais l’argent ne vint pas. Vers les mêmes jours, aboutit aussi le rapport fait au comité d’hygiène publique par M. le commissaire de police Églantine.
Le comité chargea deux de ses membres d’aller faire une enquête sur les lieux, et ces messieurs, vaguement inquiets, commencèrent par une visite à M. le commissaire de police Églantine. Cette démarche fut faite le 11 juin. Le magistrat déclara aux visiteurs que le surlendemain 13, il devait, à la requête de Me Cormoran, huissier, accompagner ce dernier dans la saisie à opérer au domicile du sieur Dubois ; le commandement avant saisie étant resté sans effet. M. Églantine invita les délégués du comité d’hygiène à se joindre à lui. Ces messieurs acceptèrent. On pouvait penser alors que l’éclaircissement du mystère approchait et Barnabé Cruchot conclut que l’instant était venu où il fallait agir. Le lendemain donc, le dimanche 12 juin, parut dans le Plein Jour l’article-bombe fruit des pénibles labeurs du journaliste. Cet article occupait la moitié de la première page du journal et la seconde page tout entière. Des clichés reproduisaient l’aspect de la maison du quai Bois-l’Encre et de la porte de l’appartement du cinquième étage ainsi que la physionomie embrouillée des racines et celle, martiale, de M. Méandre, chef de bureau. Une manchette haute et noire faisait de loin entrer son titre émouvant dans les yeux et les cerveaux. L’effet, on l’a dit plus haut, fut immense. La curiosité monta jusqu’au délire. Il y eut des batailles autour des numéros et l’un des vendeurs, camelot expert connu sous le sobriquet d’Œil-sans-Os, gagna en une seule journée de quoi acquérir une maison de campagne. Tous les organes du soir et de la nuit reproduisirent avec des notes additionnelles les étonnantes révélations et les papiers de l’étranger, dans leurs langues respectives, les répandirent dans le monde entier.
Voici cet article :
Dimanche 12 juin 19…
Le Plein Jour.
L’HOMME SAUVAGE
DU QUAI BOIS-L’ENCRE
Au numéro 3 du quai Bois-l’Encre, dans le quartier du Raisin-Sec, en plein centre, des événements se passent, extraordinaires à un degré si excessif qu’à leur chercher de pâles précédents, si lointains soient-ils, la mémoire se fatigue en vain et que l’esprit le mieux équilibré, à les relater, vacille, inquiet, craignant d’entrer en démence. Est-il besoin de dire que nous nous refusâmes à leur donner créance lorsque notre système général d’informations nous en fit un bref exposé. Une enquête personnelle et approfondie cependant nous a pleinement convaincu de leur réalité — bien au-dessus de ce qu’on avait raconté et de ce que les suppositions les plus déréglées pouvaient admettre. Nous les mettons au jour, croyant de notre devoir de rapporter sans commentaire et aussi succinctement que possible ce que nous savons — ce qui est.
Oui, un homme sauvage existe parmi nous. A notre époque de science et de progrès, de justice et de calme, où nous recueillons enfin les fruits du labeur amer de l’autre siècle, où nous vivons en paix et en liberté, avec notre conscience d’hommes modernes, forts, raisonnables et maîtres du monde, — à notre époque éclairée et dédaigneuse de tout excès, un être humain existe qui, repoussant tous les avantages que l’on retire du commerce avec ses semblables, se maintient au milieu de nous comme une énigme et comme un défi. — Un être humain que personne n’a jamais vu, dont le son de la voix est inconnu, qui se refuse depuis de longues années à aucun rapport avec les autres hommes et qui, foulant aux pieds toutes les conventions sociales, tend à s’arroger indirectement sur ceux de ses semblables que leur mauvais destin a placés à sa portée des droits de maître à esclaves — pour ne parler que des faits avérés et non des probabilités horribles que laissent soupçonner certains détails significatifs dont une police un peu judicieuse aurait dû depuis longtemps s’émouvoir.
Mais précisons et reprenons les événements… (Ici nous coupons deux colonnes où, rappelant quelques faits divers préalablement publiés, réfutant son propre article optimiste et anonyme du Clairvoyant — en en déclarant l’auteur vendu manifestement au gouvernement — M. Barnabé Cruchot fait l’historique des faits que nous avons rapportés, depuis la découverte de la planchette et la chute de la suspension, jusqu’au jugement de saisie ; en passant par les racines, la vase et quelques autres incidents apocryphes, de l’invention évidente de M. Barnabé Cruchot.) Ce monsieur continue ensuite en ces termes :
Frappés par tant de singularité et par un baroque si évident dans le mystère, soupçonnant quelque étrange aventure, sans soupçonner évidemment qu’elle pouvait l’être à ce point — doutant par-dessus tout de ce qui nous était rapporté de seconde main — nous nous sommes livré, avons-nous dit plus haut, à une enquête personnelle et approfondie, laquelle — corroborant l’enquête que menait parallèlement l’aimable, énergique et sagace M. Églantine, commissaire de police du quartier du Raisin-Sec — nous a révélé les faits suivants qui se passent de tous commentaires et ne font que rendre plus opaque la ténèbre où se débat cette étonnante affaire.
L’immeuble portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre appartient, avons-nous dit, à la Société protectrice des Animaux. Il est habité bourgeoisement. L’appartement situé au cinquième et dernier étage de la maison occupe seul le palier et ses fenêtres donnent sur la rivière.
Il est loué au prix annuel de quatre mille huit cents francs. La personne qui l’occupe actuellement en prit possession il y a six ans et fit faire un bail au nom de Dubois qui est évidemment supposé. Les détails manquent sur cette entrée en jouissance car la concierge actuelle, une accorte et fraîche commère de trente ans, n’occupait pas la loge à cette époque. Son prédécesseur — un vieux brave décoré de la médaille coloniale et qu’elle remplaça voici quatre ans — se contenta, selon son expression militaire, de lui « passer la consigne » au sujet du locataire du cinquième. Cette consigne vaut qu’on la rapporte. Elle est affichée dans la loge et rédigée de la façon suivante :
CONSIGNE RELATIVE AU LOCATAIRE DU 5e.
« I. — Ne jamais avoir même l’idée que l’on pourrait sonner ou frapper, pour quelque motif que ce soit, à la porte de l’appartement du cinquième — et encore bien moins y entrer.
« II. — Porter à chaque terme la quittance à M. Gémissant, notaire, 51, rue Poire-Pourrie — qui paiera et donnera ensuite vingt francs pour la peine. L’on aura cinquante francs au terme de janvier. Agir de même relativement aux contributions et autres exactions.
« III. — Aller tous les mois chez le même M. Gémissant toucher la somme de quarante-huit francs nécessaire à l’acquisition de trois kilogrammes de tabac (scaferlati supérieur). Il y aura en plus pour la course cinq francs, lesquels ne se confondront pas au terme avec la récompense spéciale. Ce tabac devra être monté au cinquième étage et ce jour-là, et pour ce jour-là seulement, l’on aura le droit et le devoir de s’approcher de la porte. Il devra être exactement midi. On sonnera alors, dans un clairon qui dépassera le petit guichet en haut et à gauche de la porte, l’air connu :
Vive le vin, l’amour et le tabac !Voilà, voilà le refrain du bivouac !…Ensuite on jettera le tabac dans le grand guichet qui s’ouvrira en bas à droite, et l’on s’en ira.
Alors, l’on cessera immédiatement et pour un mois de savoir qu’il y a un locataire au cinquième étage.
« IV. — L’on évincera soigneusement les mendiants, fumistes, quêteuses religieuses ou autres, vidangeurs qui demandent leurs étrennes et toute vermine analogue.
« V. — Toute infraction au présent règlement sera cruellement punie. »
Nous avons tenu à donner en entier cet étrange document qui fut jusqu’à maintenant soigneusement obéi et qui continue à l’être. Jamais la concierge ne vit son ou ses locataires. Elle ignore complètement quelle est leur vie. Des gens montent des provisions le matin, mais elle sait qu’ils n’entrent pas, agissent comme elle agit au sujet du tabac, sonnant cependant des airs différents selon leur profession, et sont payés de même par Me Gémissant. N’osant monter elle-même les exploits de Me Cormoran, et n’osant non plus les garder, elle prit un moyen terme et confia le premier au garçon boucher qui, tous les jours, livre de la viande au cinquième, et qui fit passer le papier avec un chargement de bœuf. Mais comme il reçut le lendemain un fort jet d’eau sale, sur la tête et dans la bouche, en jouant dans le clairon l’air :
afin de faire sa livraison, il prit cela pour une punition de son indiscrétion et refusa avec colère de se charger des exploits suivants, lesquels demeurèrent en souffrance dans la loge. Quelquefois, trompant la surveillance de la concierge, des mendiants ou des quêteurs à domicile montèrent ; mais jamais l’huis du cinquième ne s’ouvrit pour eux et sans doute ils n’ont qu’à s’en féliciter. Les voisins n’ont jamais été incommodés par un vacarme excessif, mais parfois, dans le silence des nuits, de lointains et étouffés gémissements semblent s’élever du lieu mystérieux et emplissent leurs âmes de terreur.
Nous avons pu apprendre par des boutiquiers établis dans le quartier depuis longtemps que le personnage inconnu avait procédé de nuit à son emménagement. Il le dirigeait lui-même et, sous ses ordres, quatre créatures que l’on croit être des nègres, travaillaient, portant en se jouant une foule de caisses énormes d’où s’échappaient parfois des plaintes inhumaines. Il est vraiment extraordinaire que la police, qui généralement se mêle avec tant de zèle de ce qui ne la regarde pas, et qui, certes, n’ignorait pas ces faits, ne soit jamais intervenue.
Une visite s’imposait à Me Gémissant, et, remettant à plus tard la suite de nos investigations sur les lieux mêmes, nous nous sommes rendus 51, rue Poire-Pourrie. Nous trouvâmes Me Gémissant chez lui ; mais à notre grand désappointement il ne put nous donner aucune indication précise. Il reconnut avoir comme client un monsieur habitant 3, quai Bois-l’Encre, et qu’il ne connaissait pas du tout avant d’avoir reçu de ses mains une somme très forte dont le revenu était destiné à payer les quittances trimestrielles présentées par la Société protectrice des Animaux, et des notes mensuelles — boucherie, volailles, bois, légumes, pâtisserie, vins, tabac, etc. Il y avait toujours une forte gratification pour l’employé qui devait toucher la note. Les honoraires de Me Gémissant étaient comptés aussi. Le personnage inconnu, en versant l’argent (titres au porteur et espèces) n’avait pas caché à Me Gémissant que c’était à sa situation de notaire de la ville qu’il devait sa clientèle car une sécurité absolue était nécessaire. Nous interrogeâmes alors le notaire sur l’importance de la somme et sur l’aspect du personnage. Me Gémissant nous répondit que c’était un homme d’âge moyen et plutôt bien, qu’il avait l’air d’un voyageur. Le nom donné — Dubois était évidemment supposé. La somme était très importante, quoique évidemment il y avait des sommes encore plus importantes — il y en avait qui l’étaient moins, sans cesser pour cela d’être des sommes très importantes… Me Gémissant ne pouvait réellement pas dire… Il s’arrêta, gêné, vîmes-nous, par le secret professionnel, derrière lequel il finit par se retrancher en laissant percer cette vague inquiétude qui trouble tous ceux qui sont en rapport, d’une façon quelconque, avec l’homme enfermé, et à laquelle nous-mêmes n’échappâmes point, lorsque, une heure plus tard, nous fûmes devant la porte de son appartement.
Un faible espoir d’en apprendre plus long nous conduisit chez le boucher cité par Me Gémissant et qui est l’un des plus notables du marché. Cette visite fut vaine. Le patron, colosse revêche et taciturne se déclarant lié, lui aussi, par le secret professionnel (?) se refusa à nous donner le moindre renseignement. « Ne voulant à aucun prix mécontenter un client avec qui il n’avait que de la satisfaction et qui pourrait peut-être l’apprendre, on ne sait pas. » Comme nous insistions, cette brute nous menaça de nous jeter à la figure un paquet d’entrailles de moutons qu’elle maniait et nous partîmes, concevant bien que ce commerçant impoli, pas plus qu’aucun fournisseur, ne savait rien sur le mystérieux personnage.
Chez la fruitière, où nous conduisit le devoir professionnel, nous apprîmes que, tous les matins, cinquante salades, des fruits et trois douzaines d’œufs frais étaient portés au cinquième étage du numéro 3, quai Bois-l’Encre, et que, pour les faire recevoir, le procédé était celui déjà décrit. On montait à huit heures précises, on soufflait dans le clairon à travers le petit guichet en haut à gauche ; (l’air pour la fruitière était) :
on poussait la manne chargée à travers le grand guichet en bas, à droite et on s’en allait. Le pâtissier voulut bien nous déclarer qu’il livrait tous les matins de la même façon quarante éclairs tant au café qu’au chocolat et vingt-cinq babas au rhum (!) mais il se refusa avec la dernière énergie à nous révéler quelle mélodie il devait produire pour faire entrer ses chargements.
Nous retournâmes alors 3, quai Bois-l’Encre. La concierge consentit à nous accompagner jusqu’au palier du cinquième étage, bien qu’avec beaucoup de difficultés et sur notre promesse formelle de ne faire aucun bruit. Les étages sont de vingt-cinq marches, larges, confortables et revêtues d’un tapis jaune et rouge retenu par des tringles de cuivre. Au cinquième étage, au fond et en face, il y a la porte de l’appartement, laquelle est sombre, faite en cœur de chêne et d’une solidité à toute épreuve, semble-t-il. Deux guichets y sont découpés, clos de volets métalliques. L’un est situé à gauche à 1 mètre 30 du sol environ — il présente la forme d’un carré de 25 centimètres de côté. C’est par là que passe le clairon. L’autre est découpé dans le battant de droite et va jusqu’à terre. C’est comme une petite porte, large et haute de deux pieds, qui s’ouvre dans la grande. C’est par là qu’on ravitaille la place. Nulle part l’on ne voit de sonnette. Le tout présente un aspect solide, farouche et résolu bien fait pour inquiéter. Nous y avons collé notre oreille, mais, évidemment, l’épaisseur est prodigieuse et doit en plus être matelassée car aucun son ne nous est parvenu. Malgré la promesse faite à la concierge, nous ne pûmes nous empêcher de heurter avec notre canne à cet huis si menaçant ; mais la concierge, qui nous surveillait du milieu de l’étage, où elle était prudemment demeurée, prit peur, entra en courroux de notre audace et dégringola vers les régions inférieures, en nous enjoignant de la suivre. Obéissant à cette injonction, nous entrâmes en passant chez M. Méandre, lequel était à son ministère. La très aimable Mme Méandre nous reçut et voulut bien nous laisser constater que les racines s’étendant toujours, occupent maintenant la totalité de la petite pièce sombre qui est, non une buanderie comme on l’a trop légèrement avancé, mais un cabinet de débarras. Nous avons pu nous convaincre qu’un jus mousseux et mal odorant coule maintenant sans trêve du plafond de la salle à manger. Une bassine a été placée au milieu de la table pour le recevoir, M. Méandre ne voulant pas se résoudre à désaffecter sa salle à manger, ce qui semblerait une concession faite à son lâche et en somme inconnu ennemi.
Sur une question de notre part, Mme Méandre a bien voulu nous révéler toutefois, qu’à l’insu de son mari, elle a supprimé les séances de piano et que Mlle Adélaïde Méandre étudie maintenant en ville la Prière d’une Vierge. Prenant congé, nous descendîmes jusque sur le quai afin de reconnaître la position exacte des fenêtres. Celles-ci, malheureusement, sont munies de larges balcons qu’enguirlandent des plantes grimpantes, ce qui rend la vue impossible. D’autre part, la rivière empêche de prendre du champ et les maisons, de l’autre côté de l’eau, sont beaucoup trop lointaines pour que l’on puisse tenter de leur toit aucune investigation, même avec une longue-vue.
Comme nous étions le nez en l’air, à considérer ces choses, un homme barbu et vêtu du tablier de cuir des ouvriers serruriers nous aborda, sortant de chez un marchand de vin. Il nous frappa sur le ventre, poussa un rire sardonique et, lançant presque sur nos pieds un jet de salive, nous cria :
— All est solide, hein, c’te porte ? On n’en fait pus comme ça. C’est moi que je l’a bardée ! Et pis y a une grille derrière qu’y faudrait d’z’éléphants… C’est d’la belle ouvrage… Pour la forcer, c’est macache !…
Espérant des révélations importantes, nous entraînâmes cet homme chez le marchand de vin d’où il sortait. Là, appuyé au comptoir et fumant un puant brûle-gueule, il voulut bien nous laisser comprendre, sous l’influence d’une douzaine de petits verres d’alcool, qu’il était serrurier et avait, six ans auparavant, garni de plaques et de barres d’acier la porte de l’appartement du cinquième qui était vide alors. Il avait posé une grille derrière et exécuté divers autres travaux. L’ouvrage avait été grassement payé par le personnage qui louait l’appartement et qui était, selon son expression : « Un vraiment bath type, costeau et à la redresse. »
C’est là tout ce que nous pûmes tirer de ce prolétaire ivrogne, goguenard et familier qui finit par nous pousser dehors en répétant : « C’est moi que je l’a bardée, et pour la forcer, c’est macache. »
Cet incident fut le dernier de notre enquête.
Telle est, à l’heure actuelle, la situation. Tout commentaire serait illusoire. Toute récrimination sur l’incurie des autorités serait vaine. Demain, le mystère sera élucidé. Demain, Me Cormoran, M. Églantine et quelques autres personnages que nous ne sommes pas autorisés à nommer, eu égard aux très hautes situations sociales qu’ils occupent, pénétreront dans l’appartement mystérieux (il y aura un journaliste, — un seul — et, sans dire son nom, nous pouvons promettre à nos lecteurs qu’ils seront renseignés les premiers et d’une façon définitive). Ces représentants de la civilisation pourront voir l’Homme sauvage, pourront lui parler, et obtenir de lui les réparations, les explications auxquelles a droit la société tout entière.
Nous l’espérons, dirons-nous que c’est à peine si nous y croyons… Un vague péril nous semble émaner de cet appartement énigmatique. On peut s’attendre, croyons-nous, aux pires résistances. Sera-t-on en présence d’un maniaque furieux qu’une intrusion rendra frénétique, ou bien d’un de ces froids et impitoyables lunatiques qui, envahis par l’idée fixe d’une science ou d’un art, marcheraient sans pâlir à travers les ruines du monde, les yeux sur leur chimère ?… Nous n’osons avoir une opinion, nous espérons de tout notre cœur que tout se passera bien ; mais enfin contre la force, rien ne peut prévaloir que la force.
Faudra-t-il en venir là ?
Signé : Barnabé Cruchot.
Nous avons reproduit cet article d’une façon intégrale, vu son importance historique et la véracité presque complète des détails qu’il donne. Tous nos lecteurs en ont certainement déjà eu connaissance lors de sa publication première, car on peut dire qu’il fut lu par la terre entière. Le lendemain, les plus importants organes : le Synoptique, le Cent Bouches, le Tonnerre, le Palmipède, etc., la rage dans le cœur de n’être point les promoteurs de tant d’agitations, publièrent des éditions spéciales avec photographies de la maison, de la porte, des racines, de la concierge, etc… Tous leurs efforts furent cependant vains car le seul journal qui demeura, aux yeux du public, le maître incontesté et le vrai phare en cette affaire fut l’avisé Plein Jour dont le tirage, du jour au lendemain, monta de cent trente-huit mille à deux millions neuf cent quarante-sept mille exemplaires.
Le 13 juin, jour où devait être opérée la saisie, à partir du matin il y eut une foule immense qui se pressa autour de la maison portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre. Un important service d’ordre dut être organisé autour de l’immeuble dont la porte, dès la veille, avait été fermée par prudence.
Peu après deux heures arrivèrent les personnages qui devaient pénétrer dans l’appartement. Ils étaient huit, savoir : M. Truie, sénateur, commandeur de la Légion d’honneur, ancien ministre des Travaux publics, directeur de la Société protectrice des Animaux, et, comme tel, propriétaire moral de l’immeuble. Ce monsieur était en habit avec sa cravate de commandeur et tous ses ordres étrangers. M. le docteur Volière, vice-président du comité d’hygiène (son adjoint, M. Cousse, malade, s’était fait excuser). Me Cormoran, huissier, devant procéder à la saisie et son clerc. Le commissaire de police Églantine, ceint de son écharpe et accompagné des deux inspecteurs de police Andréas et Trolay. Le serrurier Panaris enfin, le même qui avait établi les ferrures de la porte et qu’on avait appelé pour la forcer. Que l’on ajoute à ce monde officiel le journaliste Barnabé Cruchot qui se trouvait depuis la veille dans la loge de la concierge et à qui l’on permit de se joindre au groupe, l’avantageant ainsi fortement sur ses confrères, lesquels, au nombre de cent cinquante-huit, tant nationaux qu’étrangers, et après une opiniâtre insistance, ne purent obtenir que la permission d’occuper l’escalier jusqu’à la dixième marche exclue du cinquième étage. Ils se vengèrent en photographiant tout le monde. La dame Armandine Cane, concierge de l’immeuble, put se joindre à ceux qui entraient, poussée par la curiosité et protégée par M. le commissaire de police Églantine. L’on remarquera l’absence de M. Méandre, plaignant et chef de bureau. Ce monsieur n’avait pas voulu prendre part à cette visite craignant de ne pouvoir contenir la furie d’un homme de son caractère, mis en présence du « cochon d’en haut », cet ennemi détesté.
Quand le groupe composé d’éléments si divers, occupa, dans son intégrité, le palier du cinquième étage et que Me Cormoran s’avança, un peu verdâtre, et frappa à la porte avec sa canne, il y eut un silence parfait et une attente angoissée. Mais rien ne répondit. Alors, approcha M. Églantine, commissaire de police et quand il prononça les mots solennels : « Au nom de la loi » il y eut un plus parfait silence et une attente encore plus angoissée. Mais rien ne répondit.
En vain les sommations furent légalement réitérées. Alors M. le commissaire de police Églantine donna au serrurier Panaris l’ordre d’avoir à commencer son travail. Cet homme, murmurant entre ses dents : « Pour la forcer, c’est macache ; c’est moi que je l’a bardée ! » se mit à l’ouvrage sans ardeur. Après un labeur inutile et superficiel de trois quarts d’heure, il déclara nettement et avec une évidente satisfaction que ni lui ni aucun serrurier n’en viendrait à bout comme ça, avec ses mains, et qu’à son avis il faudrait « d’z’éléphants, pace qu’il y avait une grille derrière ; et pis, ajouta-t-il non sans fierté, c’est moi que je l’a bardée et c’est de la belle ouvrage. »
M. Truie, alors, s’avança majestueux et ferme pour parlementer avec ces battants obstinés. Il fit un discours touchant où il parla des justes lois et de la mansuétude des juges, de l’horreur de la rébellion et de l’avantage d’être décoré de la Légion d’honneur, des joies de la famille, du bonheur d’être libre et bien avec tout le monde. Il fut éloquent et attendrissant et il y eut des gens qui pleurèrent en l’écoutant. La porte, elle, ne s’émut pas et ne s’ouvrit pas. M. Truie, vexé, changea de ton. Il parla de la force du gouvernement soutenu par une immense majorité, du nombre d’hommes servant dans l’armée active, des canons et des gendarmes. Il évoqua les cachots et leur paille. Il discourut sur les bagnes, les chances qu’on avait d’y mourir et la nécessité de châtiments sévères. Il fut redoutable et impressionnant et il y eut des gens qui eurent peur. La porte, elle, ne trembla pas et ne s’ouvrit pas.
— C’est bien, dit alors M. Truie avec une immense dignité, j’étais venu espérant que mon autorité influerait sur une résistance insensée. Je vois qu’il n’en est rien. En moi s’éteint toute indulgence et ne reste que l’homme public qui doit faire respecter la loi. Je ne faillirai pas à ce devoir. Puisque, aujourd’hui, non préparés à une si inconcevable résistance, nous manquons des moyens nécessaires pour la vaincre, et que l’heure s’avance, nous allons nous retirer. Demain nous reviendrons, et nous entrerons.
Alors la porte s’ouvrit.
Elle s’ouvrit à demi, très silencieusement, du battant de droite, et par son étroit bâillement on ne put qu’apercevoir une profonde ténèbre.
Le battant résista à une vigoureuse poussée qui voulait l’ouvrir davantage.
Il y eut une hésitation, c’était à qui n’entrerait pas. Cependant un reporter du journal anglais le Télégraphe sans fil, ayant crié de l’escalier qu’il s’offrait à entrer immédiatement et tout seul, le mouvement en avant se dessina.
Il était alors exactement quatre heures vingt huit minutes. Au dehors il faisait beau temps et les oiseaux chantaient.
Pénétra d’abord l’inspecteur de police Andréas, puis le commissaire Églantine, ensuite M. Volière, ensuite le journaliste Barnabé Cruchot précédant M. Truie et la concierge que suivaient Panaris, et, modestement huitième et dernier, l’huissier Cormoran. Le clerc, pris d’un mal subit, avait dû regagner précipitamment les régions basses de l’immeuble. L’inspecteur Trolay fut laissé à la garde de la porte, de l’escalier et des journalistes, avec quatorze gardiens de la paix sous ses ordres pour barrer les marches.
Ainsi donc, la troupe entra, et l’inspecteur Trolay resta sur le palier devant la porte ; mais la porte soudain, presque sur son nez, se ferma avec un haut vacarme, et l’on ne vit plus ceux qui étaient entrés.
Aucune clameur ne fut entendue, aucun mouvement ne se produisit, aucune réponse ne fut faite aux coups, d’abord timides, ensuite furieux, que l’inspecteur de police Trolay, avec le temps, prit sur lui de faire frapper par deux vigoureux gardiens de la paix à l’aide du pommeau de leurs armes.
L’on ne vit ni n’entendit rien, mais ceux qui étaient entrés ne ressortirent plus et la porte demeura close.
Ce groupe de citoyens si divers s’abolit ainsi, depuis le ministre jusqu’au serrurier, et n’exista plus pour la vie extérieure.
Ceux qui assistèrent à cette disparition, lorsqu’ils la comprirent définitive, connurent une angoisse étrange et discernèrent que quelque chose était changé et que des temps nouveaux se levaient sur le monde puisque étaient possibles de tels phénomènes.
Enfin, des journalistes, secouant la torpeur qui les maintenait, stupides, les yeux sur la porte, descendirent pour porter la nouvelle parmi la foule et parmi le monde.
D’autres restèrent et bivouaquèrent sur les marches. L’inspecteur de police Trolay envoya un gardien de la paix prévenir M. le préfet de police et lui-même demeura à garder la porte et à empêcher de monter les journalistes qui n’en avaient pas envie, car il connaissait son devoir.
LE CARNET DE MAITRE CORMORAN
(Nous reproduisons en entier le carnet de Me Cormoran, en y intercalant des notes succinctes rappelant les événements du dehors qui engendraient ou suivaient la tragédie, alors ignorée, du dedans.)
… Mardi 14 juin 19… — Je suis Cormoran, huissier, et ce qu’on va lire est la relation fidèle de tout ce qui nous est arrivé dans les domaines de l’Homme sauvage, depuis hier, 13 juin, que nous y sommes entrés.
Je me livre à ce travail pour me distraire un peu des horreurs de ma situation et surtout afin que nul n’en ignore et que la terre entière sache — si ce manuscrit ne s’ensevelit pas avec moi dans quelque catastrophe — quelle destinée fut la nôtre en ces lieux.
Et je commence par déclarer que mon espoir le plus cher est que la nation se lève sans attendre pour nous délivrer, si l’on nous retrouve vivants, et pour nous venger si le cours de nos carrières est interrompu par un trépas funeste et prématuré.
Que l’on ne s’attache point à la forme littéraire, peut-être insuffisante, de ces vagues notes jetées entre les spasmes d’une agonie mentale, sur un papier hasardeux. Que l’on sache seulement que j’écris, étant, sauf les bras, totalement ficelé et suspendu, par la boucle de mon pantalon et un crochet à suspension, au plafond d’une forêt vierge, si je puis dire. J’ai mon carnet dans ma main gauche et mon crayon dans ma main droite. Le reste de mon corps n’existe plus en tant qu’homme libre. L’on conçoit que cette position n’est pas favorable aux travaux intellectuels. En plus les horreurs auxquelles j’ai assisté et les tourments que m’inflige un boa constrictor, sans parler des affreux périls qui nous menacent constamment par le fait même de notre situation, m’ont fait à demi perdre la raison…
Mais je reprends mon récit au moment de notre entrée dans cet appartement funeste.
L’on sait à la suite de quels faits nous nous trouvâmes réunis, moi et mes compagnons d’infortune (car aucun de nous n’a échappé, sauf mon clerc Sidoine qui redescendit prétextant une indisposition subite que je crois mensongère) nous nous trouvâmes réunis, dis-je, le 13 juin 19… sur le palier du cinquième étage de la maison portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre. Nous devions, on le sait, pénétrer de gré ou de force dans l’appartement du soi-disant sieur Dubois chez qui, à la requête du sieur Méandre, chef de bureau, je devais opérer une saisie-arrêt. Nous étions huit — huit membres de la société, plus ou moins élevés sur l’échelle de la civilisation ; mais tous honorables. Parmi nous, brillaient M. le docteur Volière, vice-président du comité d’hygiène, et, plus haut que tous, le vénéré M. Truie, l’ancien ministre, le sénateur bien connu. Quand je songe que c’est sur des personnalités aussi marquantes, sur des hommes aussi profondément respectables, sur des personnages officiels que leur mission revêtait d’un lustre auguste, que l’attentat le plus monstrueux a eu lieu — a lieu encore — je me demande comment nos concitoyens pour nous délivrer n’ont pas déjà démoli cette maison pierre à pierre avec leurs ongles, et je douterais, oui, je douterais de la Providence, si ce n’était un blasphème… Mais revenons à notre récit.
L’on connaît certainement l’inutilité de mes coups à la porte maudite de cet appartement détesté, et combien furent vaines les sommations de M. le commissaire de police Églantine ainsi que les labeurs du serrurier Panaris. Ce n’est qu’après deux harangues éloquentes de M. le sénateur Truie que s’ouvrit l’un des battants, — satisfaction à nous donnée que nous attribuâmes à une soumission craintive alors qu’elle n’était que le fait de la plus atroce des perfidies.
La porte donc s’ouvrit, s’entr’ouvrit plutôt, et — un à un — nous pénétrâmes, moi, modestement huitième et dernier. Et, derrière moi, la porte retomba avec un haut et sinistre bruit. Alors, j’entendis dans mon oreille un ricanement pareil à celui d’un démon et, soudain, autour du groupe que nous formions, avant que nous ayons pu nous reconnaître, quelque chose se jeta qui, nous entourant au milieu du corps, nous attira avec une force immense les uns contre les autres. Instinctivement je portai la main sur ce lien inconnu — cela était gros, rond, froid et écailleux. J’ouvris la bouche pour un cri — une masse molle et gluante la remplit — les appels, les râles, les imprécations qui s’élevaient s’étouffèrent avec une pareille rapidité. J’avais la barbe de M. le commissaire de police Églantine dans l’oreille, j’avais le bec du parapluie de M. le docteur Volière dans le creux de l’estomac ; les hanches considérables de la concierge Armandine Cane m’opprimaient le ventre… J’étouffais, le lien me coupait en deux, je m’évanouis…
Lorsque je repris mes sens, le jour déclinait et ma stupeur fut sans bornes car je me trouvais dans les airs, complètement lié, sauf les bras, avec des bandes arrachées aux pans de ma propre redingote, et suspendu, ainsi que je pus m’en rendre compte, par la boucle de mon pantalon, à un crochet (évidemment destiné à une suspension) fixé au milieu de ce que je reconnus avec une certaine difficulté pour être un plafond, mais dans quel état, grand Dieu !…
Le plus étrange — ce qui me remplit de stupeur, d’épouvante, de stupidité — ce qui me fit douter de mon état de veille et de ma raison jusqu’à ce que je me souvinsse des incidents motivant la plainte de M. Méandre — le plus étrange c’est le spectacle qui m’entourait, qui m’entoure encore maintenant que j’écris ces lignes, qui m’entourera jusques à quand, ô Seigneur ? Je compris enfin. Le locataire de l’appartement, le soi-disant sieur Dubois, l’Homme sauvage, a fait des lieux par lui loués une reproduction des jungles de l’Inde, des forêts vierges de la Louisiane, de la brousse africaine ou du buisson australien. Je ne puis préciser, étant un homme paisible et religieux — ennemi des bêtes féroces et des longs voyages.
Dans ce local, détourné de sa destination primordiale qui était d’abriter l’existence vertueuse et sereine de quelque famille honorable, toutes les cloisons ont été abattues et toutes les pièces réunies forment un immense espace irrégulier et sauvage.
Le sol, qui est une épaisse couche de terre végétale, se montre couvert d’une herbe épaisse et nourrit une foule de végétaux de toute taille et de toute nature. Rappelant de faibles connaissances botaniques je reconnais le cocotier, le tamarinier, le palmier, le catalpa, le magnolier, le baobab, le cèdre, sans compter des espèces plus connues, telles que prunier, cerisier, cognassier, abricotier, pommier, oranger, laurier, presque tous chargés de fruits mûrissants. Les géants des forêts équatoriales, dont les branches se recourbent contre le plafond et forment une épaisse voûte, sont enlacés par une foule de lianes et autres plantes grimpantes où s’ouvrent çà et là d’éclatantes corolles. Des fougères géantes, des melons, des cactus épineux et d’autres de forme obscène, des azalées, des camélias, des buissons de roses sauvages, et une foule de végétaux à moi inconnus, croissent librement, vivaces et verdoyants sous ces dômes de verdure. Une source jaillit d’un rocher à ma droite et un jet d’eau élève son bruit musical et limpide derrière moi, dans le lointain de l’appartement où il y a, paraît-il, un jardin potager. Ainsi est formé un ruisselet gazouillant et tout envahi par les roseaux.
Je comprends maintenant d’où vient la vase qui s’épand chez M. Méandre et je m’étonne que les infiltrations qui, inévitablement, se produisent n’aient point encore dégradé davantage la maison.
Et cet appartement devait, selon les conditions du bail, être habité en bon père de famille !!!…
Une foule d’animaux, féroces pour la plupart, habitent cette forêt et y vivent en toute liberté. Je parlerai d’eux tout à l’heure ainsi que du maître du lieu — l’Homme sauvage lui-même.
Les fenêtres, je dois le remarquer, ont été toutes condamnées jusqu’à la moitié de leur hauteur, deux carreaux mobiles s’ouvrent au sommet pour donner de l’air et ne montrent que le ciel.
La vaste baie vitrée qui s’avance, ainsi qu’on peut voir du dehors, en terrasse a été laissée libre. Toujours ouverte, drapée de guirlandes verdoyantes, elle engendre un courant d’air permanent, qui n’est pas inutile pour l’aération mais qui peut devenir funeste aux gens qui sont aussi sensibles de la poitrine que moi.
Suspendu comme je suis, je me trouve à peu près au milieu de l’espace total. Des corniches dorées, bien que sales et envahies par la verdure, m’indiquent que j’occupe la place du lustre du salon… Le lustre du salon !!!… Je crois rêver !!! Un lustre au sein même de la nature la plus sauvage, là où des oiseaux voltigent, ou des moustiques bourdonnent et piquent, où des plantes grimpent déjà le long de mes membres et où j’entends le clapotis de l’eau sous le ventre de l’hippopotame ! — Car il me faut remarquer qu’un espace relativement vaste a été transformé en piscine à l’usage de l’un de ces pachydermes — jeune encore, il est vrai — et de ceux des naturels qui aiment la natation. C’est l’une des chambres sans doute que l’on aura revêtue de feuilles métalliques. Le ruisselet provenant des sources l’alimente et l’évier de la cuisine — de ce qui a été la cuisine — en reçoit le trop plein.
Cette pièce d’eau est vaseuse, profonde, fertile en plantes et en roseaux. Des animaux aquatiques : rats, serpents, tortues, loutres, l’habitent ; sans parler des salamandres, tritons, vers de vase et autre vermine de tous genres.
A ma droite est la porte qui donne du salon (le salon !) sur l’antichambre — laquelle antichambre est la seule pièce de l’appartement qui ait gardé son aspect premier et par laquelle nous avons été capturés. La porte qui y donne a été coupée à la moitié de sa hauteur, comme il est d’usage dans les étables pour aérer les animaux, sans qu’ils puissent sortir, mais ici c’est la partie haute qui sert de passage, le bas retient la terre… Tels sont les lieux où nous vivons depuis hier, si l’on peut appeler cela vivre…
Il me faut arriver maintenant au sujet le plus odieux, qui est la population même de l’appartement et le sort fait à chacun de nous — misérables captifs de monstres sans nom, aussi insolents que brutaux, aussi dénués de délicatesse que bien pourvus d’ingéniosité cruelle, estimables pourtant lorsqu’on envisage leur chef, l’Homme sauvage lui-même.
Et ici, qu’on me permette une remarque très importante : étant donné les faits monstrueux dont il ne craint pas d’assumer la responsabilité, l’on pourrait croire que ce sieur est aliéné. Il faut bannir cette idée : L’Homme sauvage n’est pas fou — je le proclame hautement. Il suffit de le voir, de l’entendre pour en être convaincu. Il suffit d’être en sa présence pour reconnaître dès le premier abord qu’il jouit d’une parfaite certitude d’esprit, d’une intelligence nette et effroyable.
Il n’est pas fou, il est impitoyable seulement ; il ne peut être fléchi et, devant lui, il faut laisser toute espérance. L’on conçoit facilement que plusieurs d’entre nous, dès les premiers instants, l’ont supplié de nous rendre la liberté. Des prières lui furent adressées qui auraient ému un tigre rugissant et des larmes coulèrent qui auraient amolli un roc — ce fut en vain.
L’Homme sauvage, sans mot dire, étendit sa main et nous montra, clouée au tronc d’un baobab, une planchette analogue à celle qui fut trouvée chez M. Méandre. Une pointe rougie avait tracé : Défense de parler, sans quoi l’on mange de la vase. Et comme M. Truie insistait, évoquant avec majesté les justes représailles d’une société si cruellement offensée en nos personnes, l’Homme sauvage fit un geste et l’une des brutes qui sont ses esclaves, dans la bouche ouverte du vénérable sénateur, tassa brusquement une poignée gluante, verdâtre, fétide. Je compris alors ce qui nous avait bâillonnés lors de notre capture… Mais je reviens à mon récit.
L’Homme sauvage, ai-je dit, n’est pas fou. Actuellement que j’écris ces lignes je le vois au travers du feuillage, à une faible distance. Il est assis au bord de la source. Il est maigre, barbu, musculeux, sardonique et calme. Il fume sa pipe. Son vêtement est simple. Rarement il parle. Parfois il lit des livres. A ses pieds est sa chèvre favorite. Une très jeune, très jolie, très caressante et très capricieuse chèvre qui ne le quitte que bien peu et pour laquelle il paraît avoir, sans doute pour imiter Robinson, une tendresse excessive…
Les autres membres de ce pandémonium sont :
1o Trois ou quatre créatures de formes vaguement humaines. Parfois bipèdes, le plus souvent quadrupèdes ou quadrumanes. Ils sont noirs, chevelus, velus, barbus et muets. Leur vigueur, leur agilité et leur adresse sont sans bornes. Ils servent de tout leur cœur l’Homme sauvage et semblent le vénérer et l’aimer au delà de l’expression. Il y en a un qui s’appelle Zéphirin, un autre quelque chose comme Venceslas ; les autres je ne sais pas encore. Ce sont peut-être des nègres ; mais plus probablement des gorilles.
2o D’un babouin de forte taille, aussi méchant que vicieux. L’être le plus haïssable que je connaisse.
3o D’une ourse brune et énorme, cachant sous une apparence bonasse un penchant féroce à la farce la plus cruelle.
4o Du tamanoir Samuel Clarke, grosse bête poilue et formidablement onglée qui a une grande queue traînante et une dégoûtante langue pareille à un ver noir qui se promènerait.
5o De l’hippopotame déjà signalé, peu existant en dehors de sa baignoire.
6o D’un kanguroo sauteur et dément, qui me cause des angoisses mortelles et des maux de cœur épouvantables par la façon qu’il a de s’élancer tout à coup d’un bout à l’autre de l’espace en me heurtant exprès pour me faire osciller, ce qui l’amuse.
7o De la chèvre qui s’appelle Angèle.
8o D’un boa constrictor qui est ma croix personnelle et sur lequel je reviendrai tout à l’heure.
9o D’un tatou, espèce de petit cochon à écailles et sans pattes qui, parfois, sort spasmodiquement d’une crevasse de rochers et y rentre tout de suite.
10o D’un vautour gypaète, hideux monstre à l’œil bleu pâle couvert d’une taie, et au col chauve et pelé.
Il y a en plus de ces principaux habitants du domaine une foule d’autres créatures moindres, soit comestibles et domestiques — lapins, cochons d’Inde, poules, pigeons, etc., soit sauvages — oiseaux-mouches, colibris, flamands, lézards, et insectes de toutes sortes, parmi lesquels je citerai une nuée de moustiques stridents et enragés qui piquent par les deux bouts et ne contribuent pas peu à nous rendre la vie intolérable.
Je ferai aussi mention des lucioles qui sont des manières de gros vers luisants ailés scintillant partout dans la nuit comme des étoiles. Ça, c’est joli et inoffensif.
Toute cette population grouillante, vivace, turbulente, existe fort naturellement dans la forêt, se livrant en toute liberté à ses besoins et à ses passions sans s’inquiéter de nous… ou plutôt, hélas ! en s’en inquiétant trop, car nous servons de jouets… Chacun de nous est la proie de l’un des monstres qui, s’occupant de lui plus particulièrement, lui rend, par tous les moyens, plus pénibles les pénibles heures de la captivité — à des degrés différents, cependant.
Pour mon compte personnel, je suis le jouet du boa constrictor. Cet ophidien ne me fait aucun mal, mais dès la première minute où nous fûmes en présence, il m’a voué une immense affection et ne peut souffrir d’être séparé de moi un instant. Toujours il est enlacé à une portion de mon individu et son poids, son contact, sa vue, sa présence me sont plus odieux que je ne saurais le dire. Quand je le repousse, avec un doux entêtement, avec l’air de reproche d’un dévouement méconnu, il se rapproche davantage, me fixant de ses yeux huileux et langoureux qui me donnent le vertige. — Et je n’ose insister car il me fait peur.
Plus spécialement horrible est le sort de M. le sénateur Truie. Il est près de moi, en manches de chemise, sans gilet ni chapeau et lié par le ventre au tronc d’un baobab. Le babouin est son maître et semble prendre à tâche de lui faire de la vie un fleuve constant de honte et de douleurs par des tourments raffinés, d’une nature si dégoûtante, si cruelle et si satanique que je ne peux m’y arrêter même une seconde. Croirait-on que le monstre a été jusqu’à dépouiller sa victime de sa cravate de commandeur de la Légion d’honneur pour s’en parer lui-même, la mettant à l’envers et que, en ce moment même, à cheval sur le corps de M. Truie renversé et fumant un des cigares qu’il lui a ravis, il s’exerce à produire des sons musicaux en frappant avec deux os son ventre comme un tambour… Je ne puis retenir mes larmes en voyant cela et en songeant que c’est un homme riche et considéré — un sénateur qui fut ministre et qui eût pu le redevenir à brève échéance que cette brute sans nom tourmente et avilit ainsi… Et lorsque je songe que ceci a lieu sous les yeux et avec le consentement d’un autre homme — d’un citoyen qui fut gouverné par celui-là même qu’il laisse outrager jusqu’à la mort — lorsque, dis-je, je songe à cela, une fureur sans limites me saisit et, bien que je sois d’une nature religieuse et débonnaire, je voudrais de mes propres ongles arracher de leurs orbites les yeux de l’Homme sauvage…
De M. Barnabé Cruchot le sort est cruel aussi. A l’aube, ce matin, l’un des esclaves gorilles l’amena devant l’Homme sauvage. Celui-ci tenait à la main un numéro du Plein Jour, daté du 12 juin, et contenant l’article qui fit tant de bruit. Il présenta avec un sourire sardonique ce journal déployé à M. Barnabé Cruchot dont j’entendais claquer les dents.
— Mange ! dit l’Homme sauvage.
Et sa voix ne souffrait pas que l’on hésitât. M. Barnabé Cruchot, la mort sur le visage, reçut le journal et en mangea les huit pages. Depuis, il semble fort malade et le kanguroo s’est emparé de lui, le tirant par les cheveux à sa suite dans ses courses furieuses et ses bonds prodigieux.
M. le docteur Volière, vice-président du comité d’hygiène, fut livré au tamanoir. Cette brute peu inventive s’est contentée de creuser un trou dans la terre et d’y enfouir sa victime dont la tête chauve dépasse seule. Parfois le vautour vient et la couve.
La destinée de M. Églantine est relativement meilleure. L’ourse brune lui accorde une liberté relative, se contentant de le tenir en laisse avec sa propre écharpe et de se faire, deux fois par jour, épucer soigneusement.
Du serrurier Panaris je n’ai rien à dire car je ne l’ai pas encore revu. Je tremble en songeant au sort qui a dû être réservé à ce malheureux prolétaire — soupçonné sans doute de trahison pour l’affaire de la porte et dont la vie n’est pas protégée comme la nôtre par l’importance des fonctions que nous occupons dans la société — chose qui, malgré tout, j’en suis sûr, impressionne l’Homme sauvage et l’empêche seule peut-être de nous immoler.
De la femme Armandine Cane, concierge, je ne dirai rien… rien… rien… Cette malheureuse n’a plus d’honneur, tout le monde le lui a ravi par tous les moyens possibles — qu’on ne m’en demande pas davantage… Je rougis déjà en écrivant ces lignes.
Il me faut enregistrer encore la position déplorable de l’inspecteur de police Andréas. Il a été immergé dans la piscine en punition, à ce que j’ai compris, de la résistance désespérée qu’il a opposée au moment de sa capture et au cours de laquelle il a tiré trois coups de revolver sur l’esclave gorille Venceslas. Les balles tuèrent seulement un cochon d’Inde, et Andréas, qui est doué pourtant d’une vigueur fameuse, fut terrassé en moins de rien par son adversaire dont la puissance musculaire semble réellement ne point connaître de limites. Andréas ensuite fut lié et mis à tremper sous la surveillance de l’hippopotame qui s’appelle Jocko.
Notre nourriture se compose de viande à peu près crue (il fait, paraît-il, trop chaud pour prendre le temps de tout cuire) et de quelques œufs nature. Ce matin on m’a permis de brouter une salade. Ceux d’entre nous qui sont privés de l’usage de leurs mains, sont emboqués deux fois le jour par les monstres qui s’occupent d’eux. Pour mon compte, le sieur Zéphirin, à l’aide d’une perche, me fourre dans la bouche les odieux comestibles. Quelle nourriture pour un homme qui a un mauvais estomac !… Une eau saumâtre est notre boisson…
Je m’arrête pour aujourd’hui. Il est tard et la lumière du soleil décline. Je suis fatigué d’avoir écrit aussi longtemps mais je remercie le Seigneur de m’avoir donné de tous temps le goût des belles lettres, ce qui me permet de trouver un dérivatif à mes souffrances de toute nature. Je continuerai ce journal tant que durera — ce sera bref, je pense — notre incarcération. Mon carnet est épais et neuf. Je tirerai de ces pages une grande consolation et plus tard, je l’espère, quelque gloire par leur mise au jour.
Mercredi, 15 juin. — Je ne sais comment je trouve la force d’écrire. Le plus horrible, le plus inhumain, le plus insensé péril est suspendu sur nos têtes depuis ce matin. Réellement, ceux qui désirent nous délivrer et qui, dans ce but, adoptent les moyens les plus extrêmes devraient peser un peu plus leurs déterminations et songer aux effroyables résultats qu’elles peuvent avoir pour nous, lamentables victimes.
Je ne sais quel est l’esprit funeste qui a imaginé d’établir un embargo sur les provisions de bouche qui devaient ravitailler cette place. Celui-là a agi comme notre pire ennemi. Il a fait de notre position, qui était déjà cruelle, un gril où nous brûlons des plus intolérables angoisses.
C’est aujourd’hui, mercredi 15 juin, que la chose eut lieu. Pendant toute la soirée d’hier quelques petits bruits, semblant provenir de l’escalier, nous avaient donné quelque espérance, mais ils cessèrent sans résultat[1].
[1] Les quelques petits bruits dont parle maître Cormoran étaient les rugissements et les coups terribles du bélier à vapeur, à l’aide duquel l’on essaya, sans succès, d’enfoncer la porte. Cette tentative, on le sait, fut la première qui fut faite pour la libération des prisonniers, dont la capture et le sort inconnu causaient une horreur et une curiosité si universelles. L’insuccès amena M. le ministre de l’Intérieur à essayer de la famine, malgré l’opposition des fournisseurs, lesquels, appuyés par les membres de l’extrême gauche (le leader de l’opposition Ganglion prononça à ce sujet un discours fameux), protestaient contre ce qu’ils appelaient une « atteinte à la liberté du travail ». Les effets désastreux qui faillirent suivre, et qu’on verra plus loin, amenèrent la chute du ministère.
Il fut remplacé au pouvoir par la combinaison connue sous le nom de « ministère de combat » parce que c’est sous son règne que les moyens violents furent employés — et parce qu’elle fut présidée par M. le général Crampon, ministre de la guerre.
Ce matin, lorsque l’heure approcha de recevoir les provisions, le nègre gorille Zéphirin qui était alors de service alla comme d’habitude ouvrir d’abord la grille, puis la porte matelassée, puis le petit guichet en haut à gauche de la porte extérieure. Alors il passa le clairon. Bientôt cet instrument produisit une fanfare inhabituelle. L’air joué était :
qui fit connaître au prudent monstre que ce n’était point là le souffle sans péril de l’un des fournisseurs. N’ouvrant pas le grand guichet, il retira le clairon et observa l’extérieur. Un homme s’approcha alors et une forte voix retentit qui cria, au nom de la loi, des choses que je ne pus entendre entièrement mais où se discernait suffisamment cette communication que la venue des nourritures serait suspendue jusqu’à la fin de la rébellion ou tout au moins jusqu’à la libération des prisonniers.
Déjà mon cœur bondissait d’espoir ; mais un coup sourd interrompit la voix. C’était Zéphirin qui, à travers le petit guichet, en haut, à gauche, frappait le messager du gouvernement avec son poing[2].
[2] Celui que frappa le monstre Zéphirin fut l’honorable M. Druide, sous-chef de la sûreté. Ce fonctionnaire tomba mort, victime de son devoir, sous le coup terrible qui lui fit éclater le crâne et jaillir la cervelle. L’on se souvient de l’émotion immense que souleva ce meurtre sans nom, et des splendides funérailles, auxquelles s’associa la population tout entière, qui furent faites à la victime.
Puis, tout fut refermé, et deux minutes après l’Homme sauvage se dressa sous moi, taciturne et fumant sa pipe. Il me fixait de son œil froid. Je ne savais ce qui allait se passer. Allait-il, curieux de ma littérature, m’enlever mon carnet, le lire, se blesser des quelques expressions un peu vives qui m’ont été dictées par la mauvaise humeur…? Des gouttes de sueur coulaient de mon front sur la terre.
L’Homme sauvage se recula un peu pour éviter d’en être mouillé. Il ôta sa pipe de sa bouche.
— Huissier, écris, me dit-il. Et le calme délibéré de sa voix incisive me glaça de terreur comme dans l’attente de nouveaux et plus effroyables malheurs, prêts à fondre sur nos têtes.
Je brandis mon crayon en manifestation d’obéissance. Il est le maître après tout et peut-être, dans son intellectualité supérieure — car on ne peut nier qu’il soit d’une intellectualité supérieure — agit-il dans un but hautement humain et philanthropique…
L’Homme sauvage donc voulut bien me dicter ce qui suit :
ULTIMATUM.
« Si dès demain matin — mets la date, me dit l’Homme sauvage, et j’obéis — 16 juin 19… n’est pas levé l’embargo qui pèse sur les vivres — lesquels devront arriver comme de coutume — l’on commencera à manger les prisonniers. (Je tremblais violemment, le crayon faillit tomber de mes doigts. Je continuai, fasciné par l’œil de l’Homme.) Sera mangé d’abord le sieur…
L’Homme sauvage jeta un regard investigateur sur nous.
— Comment s’appelle ce gros-là ? me demanda-t-il en désignant M. le commissaire de police qui écoutait, béant.
— Églantine, dis-je.
L’Homme sauvage reprit sa dictée.
— Sera mangé d’abord le sieur Églantine parce que jeune encore, gras et bien en point. Ensuite, Andréas, qui macère. Après, Truie, sénateur (en entendant ce nom, le babouin sauta sur sa victime qui sanglotait, et la secoua en grinçant des dents) ; et les autres ainsi de suite.
Et j’écrivis cette atrocité, pouvant à peine en concevoir la réalité. Et des gémissements, bientôt étouffés, s’élevèrent de divers côtés, car mes malheureux compagnons avaient entendu. M. Églantine, à la veille d’un sort si affreux, s’était trouvé mal ; mais l’ourse, mécontente, le rappela à la vie en le griffant.
— Signe, me dit l’Homme sauvage.
Et je mis :
« Signé : L’Homme Sauvage.
Pour écriture conforme à la dictée :
Cormoran, greffier-huissier.
Et je ne pus m’empêcher d’ajouter en dessous de ma signature :
« Pour l’amour de Dieu, que l’on rétablisse les approvisionnements. Il le ferait comme il le dit. C. »[3]
[3] L’effet produit au dehors par cet ultimatum — ainsi rédigé et ainsi signé, avec la touchante requête additionnelle — fut quelque chose qui atteignit à la démence.
Le ministère en fut jeté par terre du coup. Tous les gouvernements s’en sentirent ébranlés ; et tous les partis s’en emparèrent, dans tous les pays, pour s’en faire une arme contre leurs adversaires. Le monde entier en délira et, de partout, s’organisèrent des caravanes qui marchèrent sur le quartier du Raisin-Sec, tandis que, de tous les points du globe, des trains de plaisir et des bateaux, frétés exprès, arrivaient à toute vapeur, avec d’innombrables catastrophes, pour déverser des foules bigarrées, aux langages inconnus, soucieuses d’apercevoir, du lointain, la célèbre maison que gardait jour et nuit un corps d’armée…
La Presse, en cette occasion, montra ce qu’elle pouvait être, mue par quelque chose qui en valait la peine… Elle atteignit alors à l’apogée de sa puissance, et ses reporters firent des prodiges de valeur, car sans nombre furent les nouvelles sensationnelles qu’ils inventèrent pour enfler le volume des faits réels — en faisant une salade si parfaite qu’il faut renoncer à distinguer les uns des autres. Cependant que sans cesse, comme une mer en furie, de jour en jour et de plus en plus, montait et se multipliait le tirage des journaux…
Mais, ô M. Barnabé Cruchot, vous, le plus illustre et le premier père d’une si belle affaire, vous n’étiez plus là pour recueillir le fruit de vos labeurs et tant de gloire fut perdue pour vous !…
Puis je fondis en larmes.
Ce billet passa de mes mains dans celles du sieur Venceslas qui l’alla jeter à travers le petit guichet en haut à gauche. Nous en verrons l’effet demain matin… Aujourd’hui, des lapins et des poules apaisent notre faim, mais après… Devrai-je voir se consommer sur M. Églantine avec qui, si souvent, j’ai joué à la manille à notre petit café du « Bock Rafraîchissant », le plus odieux des attentats ? Devrai-je participer à un repas composé de ses membres palpitants, de sa viande crue ?… Horreur !… Devrai-je moi-même plus tard… Ho ! superlatif de l’horreur !… Mon tour viendra-t-il ? En dernier sans doute… Je suis si maigre et déjà âgé… Et puis je sers de scribe… Et je n’ai jamais offensé personne ici, si je suis venu, c’est que mon ministère m’y forçait… L’Homme sauvage, dans sa magnanimité, ne voudra pas…
Hélas ! je sens bien au fond de moi-même qu’il voudra, qu’un moment viendra où, immolé, dépecé, ce qui fut Cormoran, le maître de mon étude, connaîtra comme illicite tombeau…
Je frissonne, je brûle, je sens une sueur glacée qui bout sur ma peau ardente… Une immense angoisse, pire que la mort tenaille mon âme… mon âme immortelle !… Elle est immortelle, mon âme ! C’est entendu, je m’en fous !… Et mon corps ? mon corps mortel, charnu, comestible… Ha !… Ha !… Ha !… une joie de damné m’hallucine ! Je me vois rôti, bouilli, farci, en pâté, en daube, en cervelas !… mais non, l’on me mangera tout cru !!!…
Je sors d’un long évanouissement. Je reprends mes sens pour retomber dans une horreur indescriptible. Je ne puis détacher ma pensée, qui y trouve je ne sais quels âcres délices, des exquis mirotons que me cuisinait ma servante Pulchérie. Je caresse le boa avec égarement pour m’attirer sa bienveillance. Je me sens prêt à demeurer ainsi pendu pendant plusieurs années. Je ferai tout ce qu’on voudra… mais je ne veux pas mourir ! je ne veux pas mourir !…
D’affreuses images m’enveloppent de cauchemars délirants si, brisé de fatigue, je m’endors un moment… Quelle angoisse… quelle angoisse ! Une peur frénétique assiège mon pauvre esprit. Je prie éperdument le Bon Dieu… J’ai blasphémé, je me suis révolté tout à l’heure. A quoi bon ?… Ne sommes-nous pas tous dans la main de celui qui est le Maître des Maîtres, qui est le Fort des Forts, qui est le Bon des Bons !… Dans notre infortune, Seigneur, ayez pitié de nous, ne nous rejetez pas loin de votre bouche, comme un vomissement ! Du fond de notre détresse, nous crions vers l’Agneau pour que l’Agneau nous sauve !
Jeudi 16. — L’Agneau nous a sauvés ! Il y a quelques instants — ô son trois fois adorable et adoré, ô musique plus délicieuse que celle par quoi les sirènes charmèrent Ulysse — il y a quelques instants, le clairon a retenti jouant :
Et c’était le boucher et la viande. Les autres fournisseurs suivirent.
Les premiers moments furent d’une joie délirante. Par la suite pourtant je ne pus me garder d’une pensée d’amertume. Du dehors ne faisait-on donc rien pour nous et une soumission si complète et si parfaite aux ordres de l’Homme sauvage n’indiquait-elle pas à quel point l’on était peu certain de nous délivrer avant un terme fort long[4].
[4] C’est ce jour-là même que le conseil des ministres, réuni en séance extraordinaire, décida, sur la proposition de M. le général Crampon, d’attaquer la place de bas en haut par une perforation faite dans l’un des plafonds de M. Méandre…
C’est vers cette époque aussi que fut fondée, à Chicago, avec la commandite de Jonathan Carnyby, le milliardaire connu sous le nom de « Roi de l’Esturgeon », la grande agence de paris qui, durant toute la durée de l’affaire, tint à la cote la plus haute toutes les sommes que l’on voulut engager contre l’Homme sauvage, M. Carnyby se déclarant intimement persuadé que l’Homme sauvage tiendrait jusqu’au bout.
Enfin je chasse cette mauvaise pensée. Nous sommes saufs. Je ne mangerai pas de M. Églantine et l’on ne me mangera pas. C’est là le principal…
10 heures 1/2, même jour. — L’on vient de nous faire pâturer. La brute Sylvain — l’un des gorilles — à l’aide d’une perche, m’a emboqué ma portion avec tant de hâte que j’ai failli étouffer et suis resté pendant un temps à deux doigts de la mort, avec un morceau de veau cru dans chaque main et un autre dans la bouche — lequel était si gros que je ne pouvais ressaisir mon souffle.
Le babouin s’amuse à faire sauter M. le sénateur Truie après chaque bouchée. Il lui a lié les mains derrière le dos et, posté lui-même sur une branche, il laisse pendiller au bout d’une ficelle les morceaux que l’infortuné sénateur doit saisir au vol avec les dents. Le monstre en même temps se gorge d’éclairs au café dont il a importé une cargaison sur son arbre. Le spectacle est déchirant ; mais j’éprouve une grande joie en songeant que nous ne serons pas mangés.
Le boa pourtant m’ennuie considérablement car, prenant les attentions que dans mon angoisse je lui ai prodiguées pour les marques d’une affection sincère, il ne me laisse plus une minute de repos.
Vendredi 17. — J’ai vu aujourd’hui, pour la première fois depuis le commencement de notre captivité, le sieur Panaris, serrurier. Il était libre, vêtu seulement d’un caleçon et de son tablier de cuir. Il paraissait en fort bons termes avec les nègres gorilles qui faisaient avec lui une partie de saut de mouton.
Quelque temps après, comme il passait, seul et fumant sa pipe, sous moi, je lui demandai à demi-voix s’il travaillait à notre délivrance. Mais, ayant ôté sa pipe infâme de sa bouche et salivé sur le visage de M. le sénateur Truie qui était prostré par l’effet d’une digestion pénible, cet être que je me refuse à appeler humain, me répondit brutalement :
— Fous-moi la paix, espèce d’andouille ! On est très bien ici. Et puis, pour forcer la porte, c’est macache. Faudrait d’z’éléphants. C’est moi que je l’a bardée.
Il me semblait ivre. Il alla s’asseoir au bord du ruisseau et se mit à pêcher à la ligne en fredonnant des refrains orduriers.
Je n’insistai pas, me réservant de flétrir hautement une si révoltante conduite et de dénoncer un tel monstre à l’abomination de tout ce qui est civilisé sur la terre.
P. S. Le détestable serpent ne cesse de m’abreuver de ses attentions qui me rendent le repos impossible. Enlacé à moi, il me lèche maintenant avec sa petite langue froide, visqueuse et bifide, et ses yeux vernis, métalliques et langoureux me fixent, implorant passionnément je ne sais quoi.
Quelle vie !
Samedi 18. — La nuit dernière, comme un silence solennel régnait, troublé seulement comme d’habitude par des gémissements, vers deux heures du matin, je crois, un rugissement de douleur, tout à coup, jaillit de la baignoire de l’hippopotame où Andréas, l’inspecteur de police, est toujours immergé. C’était ce malheureux qui le poussait. A la lueur tremblante des lucioles accourues, deux des nègres-gorilles le retirèrent et l’on s’aperçut qu’il était grièvement blessé au pied droit.
Un vague bruit d’eau s’écoulant retentit alors et le niveau du petit lac baissa brusquement. Au bout d’un quart d’heure environ, le bruit cessa, et les eaux, renouvelées par le ruisseau, reprirent peu à peu leur niveau. Andréas fut pansé par l’Homme sauvage lui-même et on le coucha par terre ; mais il entra au bout de peu de temps dans le délire et je crains qu’il ne succombe malgré les soins que lui prodigue M. le docteur Volière, déterré pour la circonstance. Je ne puis comprendre ce qui s’est passé[5].
[5] Ce que maître Cormoran ne pouvait savoir c’est la tentative qui fut faite par le plafond de M. Méandre, et dont nous avons parlé plus haut. Par malheur, le forage eut lieu précisément au centre du plafond situé au-dessous de la chambre piscine. L’on sait que M. l’ingénieur en chef des ponts et chaussées et M. le colonel des pompiers, qui dirigeaient conjointement l’opération, furent noyés sur place, avec quatorze de leurs hommes, par le déluge vaseux qui se fit jour avec une prodigieuse impétuosité, et que l’on eut beaucoup de peine à arrêter en rebouchant le trou pour éviter de plus grands malheurs.
L’on n’osa persister, ne sachant si tout l’appartement d’au-dessus n’était pas un lac… C’est le lendemain soir que l’on reçut télégraphiquement la proposition du mathématicien suédois, qui demandait à entrer par le toit avec des scaphandriers… L’inexplicable opposition de la société protectrice des animaux, qui déclara que son immeuble était assez dégradé comme cela et qu’elle se refusait à le laisser abîmer davantage, dut faire rejeter cette tentative.
C’est alors que l’on pensa, en désespoir de cause, à une dernière et furieuse attaque contre la porte avec des pièces d’artillerie de montagne.
Il est maintenant trois heures de l’après-midi environ, le temps au dehors est fort beau…
Que je voudrais être dans ma petite propriété de la banlieue, coiffé d’un panama et regardant passer le chemin de fer. De telles délices ne sont plus pour moi, hélas ! mais rien que de les rêver m’est doux…
Un spectacle sans nom me ramène cependant à la réalité. Le sénateur Truie, toujours la proie de l’injurieux babouin, souffre des tourments à nuls autres seconds. Je ne puis qualifier ce que je vois. L’on ne saurait imaginer jusqu’où va, dans le mal, l’infernal génie de ce quadrumane. Croirait-on qu’il a, secondé par l’infernal serrurier, étendu sur le dos sa malheureuse victime en lui liant les membres à quatre piquets, et que monté maintenant sur une haute branche il s’exerce, j’ose à peine l’écrire, à lui souffler sur la figure des boulettes de papier mâché. Pendant ce temps, l’infâme Panaris, fumant son éternelle pipe, reproche à M. Truie ses millions, son ventre, ses ouvriers mourant de faim dans les mines, de soi-disant concussions et d’immondes débauches tout à fait imaginaires, j’en suis sûr, qu’il peint avec les termes les plus crus. Il entremêle le tout de raisonnements philosophiques sur l’inégalité des conditions et boit de grands coups à même une bouteille de cognac qu’il a déterrée, je ne sais où. M. le commissaire de police Églantine est assis à peu de distance, occupé à tuer des puces dans la fourrure épaisse de l’ourse qui sommeille à ses pieds.
Les yeux du magistrat se lèvent parfois vers le spectacle odieux que je viens de décrire et des pleurs de pitié et d’impuissante rage coulent sur sa figure amaigrie comme ils coulent en ce moment même sur la mienne. Le serrurier odieux les voit, ces larmes sur mes joues, et il feint une violente compassion. Par une pantomime grotesque il s’accuse de ma douleur et, mettant un genou en terre, il se frappe la poitrine et se prosterne, semblant implorer son pardon.
Puis, comme illuminé par une révélation, il bondit, appelle du geste Venceslas qui se gratte au bord de la source et, se faisant faire la courte échelle, parvient jusqu’à ma hauteur. Alors, entre mes dents, il fourre le goulot de la bouteille qu’il n’a pas lâchée et me force à ingurgiter une forte dose. Quelle brute infâme !…
L’alcool, sur mon organisme débilité et déshabitué, produit un effet aussi prompt qu’intense. Je me sens nébuleux… La tête me tourne… Je suis content… Nous sortirons bientôt… Comme il fait beau… Comme on est bien sur l’herbe avec une petite amie… A la requête du sieur Méandre… Ah ! ah ! je vois la concierge… C’est une belle femme… Moi aussi… Tout tourne… tout tourne… J’ai mal au cœur… Oh ! là, là ! L’Homme sauvage… J’ai rien bu… Le boa… Il est saoûl… Liberté, Égalité… Je m’en fous !… A boire !!![6]
[6] Ces dernières phrases avaient été effacées par maître Cormoran lui-même ; mais comme on a pu lire, malgré les barres au crayon, on a cru bon de les publier, afin de montrer à quel point un homme honorable, dans une position si affreuse et sous certaines influences, pouvait sortir de son caractère ! La provenance de l’alcool s’explique par ce fait que plusieurs bouteilles en avaient été jointes aux approvisionnements — avec l’espoir que l’ivresse favoriserait l’entrée de la place. Cela n’eut pas de succès. Une méthode d’empoisonnement général, proposée par M. le Dr Bain, professeur de philanthropie comparée à Strasbourg, fut repoussée, eu égard à la haute situation sociale de quelques-uns des prisonniers. Fut aussi repoussée, pour la même raison, la proposition faite par M. le capitaine Souffle de torpiller la maison.
Dimanche 19. — J’ai dormi mal et longtemps, perturbé par l’alcool que le détestable Panaris m’avait forcé d’absorber et ainsi je n’ai pu, dès le matin du saint jour, élever mon âme vers le Seigneur Dieu… Que sa miséricorde ne se détourne pas de moi cependant. J’en ai plus besoin que jamais.
L’infortuné Andréas est mort à l’aube dans les convulsions horribles du tétanos et malgré les soins empressés que lui a prodigués M. le docteur Volière qui, je dois le remarquer, semble supporter nos épreuves avec une singulière constance. Il n’oppose qu’un calme serein à tous les malheurs qui nous accablent et, après la mort d’Andréas, il se laissa réensevelir sans mot dire par le tamanoir.
Suivant les ordres de l’Homme sauvage, j’écrivis sur un papier ces mots :
Et ce papier fut fixé sur la poitrine de l’inspecteur de police décédé. Ensuite, sans même permettre à M. Églantine d’adresser un dernier adieu à son brave et malheureux subordonné, on poussa le corps sur le palier par le grand guichet, en bas, à droite… Que les hommes lui donnent une sépulture glorieuse et chrétienne. Que son âme renaisse pour la vie éternelle à la lumière de l’Agneau !…
Et encore une fois que le Seigneur Dieu étende sur nous tous qui vivons encore sa main protectrice car nos semblables paraissent nous abandonner…
Même jour, 5 heures. — Je viens de comprendre, après des jours et des jours de supplications à moi adressées et tout à fait hiéroglyphiques, ce que me veut le boa constrictor. Il veut que je lui gratte la tête et le cou avec mes ongles. C’est insensé, mais c’est ainsi. Sa mimique, d’abord persuasive, puis furibonde, ne m’a pas laissé d’alternative et je le gratte. Moi, Cormoran, huissier assermenté, créature faite à l’image de Dieu, je pends par la boucle de mon pantalon et je gratte un boa dans le cou !…
Lundi 20. — Je suis malade. La viande crue que je mange me cause des perturbations intérieures. Dans ma position, c’est terrible. Que le ciel me pardonne, mais je commence à souhaiter la mort…
M. le sénateur Truie vient de se révolter contre son bourreau. Il tenta de le gifler, se roula par terre et rua. Il l’insultait en même temps.
— Babouin ! crapule ! concussionnaire ! sénateur ! criait-il.
Le quadrumane vexé le mordit cruellement.
Mardi 21. — L’obstiné constrictor pend toujours à mon cou. Excédé par son poids, la chaleur intense et mes souffrances, j’ai à peine la force d’écrire. D’étranges visions traversent une veille encauchemardée. Le vautour vient de se poser sur ma tête. Il battit des ailes, me lança un jet de guano dans le cou, me donna un bon coup de bec sur l’oreille gauche et me dit :
— Tu es un rigolo, toi, c’est pour ça que je t’aime !
Puis il s’envola. Je n’ai pas la force de méditer sur ce bizarre incident. Je dors, je rêve, je veille, je souffre. Je ne vois plus mes compagnons d’infortune. C’est à peine si je suis vivant.
Même jour, 6 heures. — Un espoir me redonne quelques forces. Un bruit léger me parvient de l’escalier. Serait-ce une nouvelle tentative faite pour nous délivrer ? Il en est temps. M. le sénateur Truie n’a plus qu’un souffle de vie. M. Églantine, tenu en laisse par l’ourse, vient de passer sous moi en me disant :
— Maître Cormoran, je vous dis adieu… Je sens que je vais mourir.
Les larmes là-dessus me sont jaillies des yeux… Au reste je n’en puis plus.
Le pesant boa dort sur mon dos et digère un lapin que je sens descendre le long de son tube digestif. Quelle vie, Seigneur !
Mercredi 22. — Encore un espoir déçu. Les bruits entendus hier étaient bien les préludes d’une désespérée tentative faite pour nous délivrer. Hélas ! déjouée par le génie de l’Homme sauvage, elle n’a même pu être commencée — avortant misérablement sans nous donner un espoir et nous laissant plus faibles et plus découragés, avec une conscience plus nette et plus forte que jamais, de la puissance immense de notre maître… Je la raconte.
Ce matin, comme le boucher venait de passer de la viande, quelqu’un d’inconnu, au travers du petit guichet en haut, à gauche, qui n’était pas encore refermé, cria vers nous dans un porte-voix :
— Deux pièces de montagne sont en batterie sur le palier. Dans cinq minutes elles tireront[7].
[7] On sait que cette tentative, que maître Cormoran qualifie justement de désespérée, ne fut faite qu’à la dernière extrémité et pour satisfaire l’opinion publique que la restitution, par l’Homme sauvage, du cadavre d’Andréas avait rendue enragée. La maison tout entière avait été préalablement évacuée.
La sensation fut assez générale. Le babouin cessa pour un moment de vernir à la cire le crâne de M. Truie gisant et, du lointain de l’espace, le serrurier Panaris accourut au petit trot.
— Ça n’a pas d’importance, grommelait d’une voix pâteuse cet être ivre. La porte, elle s’en fout. C’est moi que je l’a bardée…
Cependant l’Homme sauvage était dressé sous moi, toujours calme et le visage plissé en un sourire sardonique.
— Huissier, commanda-t-il, écris.
Et il dicta :
« Il y a, derrière la porte, soixante et onze bombes à la mélinite. Si le canon tire, tout sautera.
Signé : L’Homme sauvage.
Pour écriture conforme à la dictée,
Cormoran, huissier-greffier. »
Je ne voyais aucune bombe pourtant, et personne n’en apportait. Quand même, droits et frétillants sur mon crâne étaient mes cheveux et ma langue toute sèche dans ma bouche.
Le papier passa dans les mains de l’Homme sauvage et il le présenta au sénateur Truie que l’on releva pour la circonstance.
— Certifie, commanda l’Homme sauvage.
Le pauvre M. Truie, à qui l’excès de sa terreur rendait quelques forces, regarda éperdument autour de lui.
— Où, où… sont-elles ? balbutia-t-il.
— Quoi ? demanda froidement l’Homme sauvage, le fascinant de son œil.
— Les… les… bombes ? gémit la victime.
— Ça, c’est pas ton affaire, espèce de boîte à crottin, hurla Panaris intervenant. Y en a, j’les ai vues !… Et pis, si y en a pas, y en a tout de même !
Et M. Truie, ahuri par cette argumentation singulière, écrivit d’une main tremblante :
« C’est vrai. Il y a soixante et onze bombes à la mélinite. Par pitié que l’on pense à nous et à toute la ville.
Signé : Truie, sénateur. »
Et il se mit à pleurer.
— Quel porc, murmura avec mépris le nauséabond serrurier, pendant que le babouin sautait sur sa victime.
Le billet fut jeté à travers le petit guichet, en haut, à gauche. Et, immédiatement, tous ceux qui étaient au dehors dégringolèrent l’escalier, en un moment, je suppose, vu le bruit.
Mais le guichet se referma et toute communication cessa avec l’extérieur. Nous n’entendîmes plus parler du canon et demeurâmes seuls avec nos douleurs, avec nos bourreaux. Et nous sommes plus désespérés que jamais[8].
[8] C’est à la suite de cette tentative et du douloureux post-scriptum de M. Truie que le leader de l’opposition, Ganglion, posa, à M. le général Crampon, président du Conseil, une question qui fut transformée en interpellation. Dans son discours, des plus violents, il alla jusqu’à accuser le gouvernement d’être complice de l’Homme sauvage et de vouloir, avec son aide, se débarrasser définitivement de M. le sénateur Truie et des secrets compromettants que ce personnage était censé posséder. Le ministère fut mis en minorité par 517 voix contre 7 (les siennes). La combinaison qui lui succéda au pouvoir fut composée et présidée par M. Sorgue, ministre de l’Intérieur. Il reçut des Chambres le mandat impératif d’en finir, dans les quarante-huit heures, avec l’Homme sauvage.
Jeudi 23. — Une chaleur accablante règne depuis ce matin et ne contribue pas peu à augmenter nos souffrances. La moitié des habitants de l’appartement passe son temps dans la piscine. J’ai supplié dans les termes les plus touchants l’Homme sauvage de me rendre à la vie civilisée, mais il ne m’a répondu que par un signe négatif de la tête, et le serrurier abominable qui est notre plus cruel ennemi et qui circule maintenant complètement nu à travers la forêt, m’a indiqué la planchette portant la phrase prohibitive :
Défense de parler, sans quoi l’on mangera de la vase.
En même temps, il brandissait une pleine poignée de boue horrible mêlée de fumier.
Je me suis tu, la rage dans le cœur, et le sieur Venceslas a bien voulu me jeter dessus un plein seau d’eau. Il faut croire que tout sentiment de pitié n’est pas mort en lui.
Dans la nuit du même jour. — Je ne sais pas l’heure. L’obscurité est profonde.
J’écris vaguement à la lueur d’une mouche à feu qui est posée sur mon papier. Un fait vient de se passer qui me remplit d’une immense émotion, qui m’agite de sentiments si contraires que je ne puis attendre pour le confier à ce carnet, mon meilleur, mon seul ami ; comme si, en l’écrivant, j’en déchargeais mon âme que torturent de poignantes alternatives de doute, de terreur et de délirante joie… Tout à l’heure, suffoqué par le boa qui, ayant glissé, me strangulait, je me suis réveillé en sursaut d’un sommeil plein comme d’habitude de cauchemars et de visions affreuses. Alors, j’ai entendu des voix et j’ai, dans l’ombre, entrevu l’Homme sauvage assis près de la source et causant, dans une langue étrangère, avec un personnage installé à ses côtés. Ce personnage n’était aucun des habitants de l’appartement. — C’était un homme venu du dehors. — Un homme assez gros, vêtu de gris et coiffé d’un chapeau de paille. Son visage était large, rasé, résolu. Il fumait un gros cigare qui, à chaque aspiration, l’éclairait d’un reflet rouge, et il en avait offert un autre à l’Homme sauvage. Ils paraissaient tous deux parfaitement d’accord. Je fus stupéfié. Je crus d’abord à une hallucination, à la continuation d’un rêve… mais non, je sentais l’odeur du tabac de la Havane, je me pinçais vigoureusement et cela me faisait mal… Je ne rêvais donc pas… Qu’était, que pouvait être celui-là qui parlait avec l’Homme sauvage ? Que n’aurais-je pas donné pour comprendre ce qu’ils disaient… Incarnait-il la délivrance ? Mais alors pourquoi ce mystère ?… Ne représentait-il pas bien plutôt quelque épouvantable et nouveau péril… Comment était-il entré ? Qu’allait-il nous faire ?… N’allait-il pas nous ?… La traite des blancs m’a traversé l’esprit… Est-ce un marchand d’hommes… ou plutôt… O Dieu, serait-ce possible !… Non, pas cela !… Tout… mais pas cela !… Ce serait trop horrible !… Et, l’angoisse me suffoquant à cette dernière pensée, je pendis évanoui… Il y a peu d’instants que j’ai repris mes sens, toujours en pleine ténèbre. Tout a disparu maintenant et je ne vois plus le visiteur inconnu — pourtant je sens encore l’odeur de son tabac de la Havane, et, comme je l’ai dit, j’écris ceci pour m’en décharger l’âme… A présent je vais tâcher de me rendormir et de n’y plus penser — c’est trop horrible, et à la fois si plein d’une espérance radieuse[9].
[9] L’incident, auquel se rapportent ces lignes de Me Cormoran, n’est pas l’un des moins singuliers de cette extraordinaire affaire. Dans l’après-midi du jeudi 24 juin, un monsieur se présenta aux autorités compétentes, et demanda à entrer en pourparlers avec l’Homme sauvage. Quand, le prenant pour un fou, vu cette demande, on se fut contenté de lui répondre que la chose ne pouvait pas se faire, il déclara qu’il s’appelait Jonathan Carnyby, était le milliardaire américain connu sous le nom de Roi de l’Esturgeon, et que — pour lui — rien n’était impossible ! Il voulait offrir à l’Homme sauvage de lui céder une ou deux de ses îles, dans le Pacifique, avec le transport gratuit pour lui et ses compagnons, en échange de son installation, telle qu’elle était. Il avait l’intention, lui, Carnyby, après avoir acheté l’immeuble, d’en faire une maison-réclame pour ses conserves d’esturgeon. L’on ne répondit que par le rire à cette extraordinaire proposition, que l’on prit pour celle d’un mystificateur ou d’un aliéné, bien que M. Jonathan Carnyby ait donné toutes les preuves désirables de son identité. Ce gentleman, irrité, déclara alors qu’il se rendait de ce pas chez l’Homme sauvage (?) et qu’une fois qu’il aurait son consentement on verrait bien !
Il revint le lendemain, disant qu’il avait parlé à l’Homme sauvage, et que celui-ci, qui était un homme parfait sous tous les rapports, consentait. Naturellement, l’on n’en crut rien, et l’on pria M. Jonathan Carnyby (en admettant que la personne à qui l’on parlait fût ce gentleman) d’aller porter ses mystifications ailleurs. M. Carnyby s’en fut alors, en proie à une colère violente, et en traitant M. le secrétaire général du ministère de l’Intérieur de « gros ventre bas sur pattes » (allusion blessante à la conformation de ce monsieur), « d’ensanglanté cochon » et « d’esturgeon avarié dans une boîte à conserves ». Il se rendit alors à Londres où, dans le journal « Liberty enlightening the World » il publia un récit circonstancié de sa tentative, avec cette appréciation, que la seule personne raisonnable et courtoise qu’il ait rencontrée au cours de son voyage était l’Homme sauvage, qu’il s’honorait d’appeler son ami. Cela fut, généralement, pris pour un tissu de mensonges ; mais il est curieux de constater que ce récit s’accorde tout à fait avec le carnet de Me Cormoran, et que ce dernier a fait un portrait exact de M. Carnyby, et place sa visite à la date où ce gentleman prétend l’avoir faite. M. Carnyby aurait-il donc réellement pénétré chez l’Homme sauvage ?
Vendredi 24. — La chaleur ne connaît plus de bornes et nos souffrances sont intolérables. Les débris de ma redingote, pour mes épaules, sont plus pesants qu’un manteau de plomb ; ma sueur ruisselle sur le sol et l’inexorable boa, sans trêve ni merci, exige que je le gratte. J’ai commencé ce matin à 5 heures 35 et à 11 heures 10 je grattais encore.
En grattant, je me rappelais, avec des sentiments frénétiques, ce que j’ai vu cette nuit. Mais je n’ose m’appesantir là-dessus…
Une bataille éclate au-dessous de moi. M. le journaliste Barnabé Cruchot, las d’être traîné par les cheveux à la suite du kanguroo bondissant, s’est arraché de ses pattes. Alors, ayant extrait de sa poche son portefeuille et de son portefeuille un coupe-file, il le mit sous les yeux du marsupial en exigeant, au nom de la presse du monde entier, qu’on lui ouvrît la porte afin qu’il allât faire sa copie. Son adversaire le jeta par terre, lui ravit son portefeuille pour le mettre dans sa poche abdominale et sa chaîne de montre pour s’en faire un tour de cou. Puis, ressaisissant sa victime par les cheveux, d’un puissant bond il s’élança dans les airs pour retomber au centre même de l’étang où tous deux disparurent dans un rejaillissement vaseux.
Le boa, en même temps, sortait du bain, tout gluant et visqueux. Il remonte maintenant jusqu’à moi, en grande hâte, pour être gratté, et je reprends cette tâche ridicule…
Deux heures ont passé et maintenant il dort. Je vais en faire autant. Je voudrais boire un grand bock de bière bien fraîche et sans faux-col…
Même jour, six heures du soir. — Encore une tentative faite du dehors. En vain naturellement. L’on voulut, avec d’immenses échelles, opérer, à ce que j’ai compris, une descente par les fenêtres. Aussitôt que l’Homme sauvage en fut averti par Panaris l’immonde, en vigie sous la vérandah, il vint vers moi.
— Cormoran, dit-il, écris.
Et il dicta :
« Il y a toujours soixante et onze bombes à la mélinite ; que l’on ne l’oublie pas. Si l’on insistait tout pourrait bien sauter.
Signé : L’Homme sauvage.
Pour écriture conforme à la dictée :
Cormoran, huissier-greffier. »
Ce papier me fut pris et Panaris, l’ayant attaché à la montre de M. Truie pour le lester, le jeta par une fenêtre aux pieds d’un groupe de personnages que le détestable serrurier déclara avoir reconnu pour des ministres « à leurs sales gueules ».
Ainsi s’exprima cet irrespectueux sacripant et, presque tout de suite, les échelles disparurent de l’horizon qu’elles occupaient. Avec ce moyen de défense, l’Homme sauvage est à l’abri de toute atteinte et il n’y a pas d’espoir que la place soit jamais prise de force. Ce qui est le plus affreux c’est que je crois fermement qu’il n’y a jamais eu de bombes et que c’est un procédé d’intimidation imaginé et appliqué avec le plus grand succès pour terrifier le dehors et nous-mêmes… Car, après tout… on ne sait pas… elles y sont peut-être ces bombes — et quelle catastrophe ![10]
[10] Cette tentative, faite au moyen d’échelles flottantes que manœuvraient des grues électriques, fut le dernier effort tenté pour entrer de vive force dans la place. La nouvelle annonce des soixante et onze bombes à la mélinite produisit un surnaturel et subit effet de terreur — tellement que tous les citoyens, dans le rayon d’un kilomètre, désertèrent leurs habitations. Chose étrange ! pourtant, le nombre des curieux qui se pressaient autour du périlleux immeuble crût, dans des proportions notables, attiré sans doute qu’était le monde par l’espoir de voir la catastrophe annoncée ! C’est le lendemain, 26 juin, que le Parlement jeta par terre le ministère présidé par M. Sorgue. La combinaison suivante, avec M. Caressé, président du Conseil et ministre de la Justice, reçut le mandat de traiter immédiatement et se mit à en étudier les moyens — regrettant amèrement l’absence de M. Jonathan Carnyby, à qui des télégrammes pleins d’offres et d’excuses furent adressés, signés de M. le secrétaire général du ministère de l’Intérieur.
Samedi 25. — M. Églantine a disparu. Je viens de l’apprendre, me réveillant après quelques heures d’un pénible sommeil plus épuisant que l’insomnie. Ce matin, l’ourse n’a plus trouvé à son côté le commissaire de police qui s’y trouvait la veille.
Voilà tout ce que je sais. Voilà tout ce que nous savons, puis-je dire, car personne ne semble connaître la vérité… Je tremble en songeant que l’une des bêtes féroces qui nous entourent a peut-être assassiné dans un accès de rage notre malheureux ami. Je me souviens, qu’avant-hier, je ne dirai pas pour quel indigne motif, il avait eu une altercation violente avec Samuel Clarke, le tamanoir.
Ce dernier monstre a-t-il profité des ombres de la nuit pour l’immoler et enfouir son corps en quelque abîme ignoré ? Je frémis à cette odieuse pensée et j’aime mieux croire que M. Églantine, menant à bien un plan d’évasion sans doute préparé de longue main, a gagné le dehors. Le dehors ! ô mon Dieu que je l’envie… Ce qui corrobore cette idée c’est que tout le monde, sauf naturellement l’impassible Homme sauvage, semble fort étonné de cette disparition. En plus, je viens de voir passer le tamanoir sur qui portaient mes soupçons. Il avait l’air fort serein et tout à fait incapable de s’être souillé d’un sang innocent. Peut-être l’évasion de M. Églantine, que je me plais à imaginer libre et faisant partout des conférences en faveur de notre délivrance, sera-t-elle la base de notre salut définitif[11].
[11] Cet espoir ne reposait sur rien de solide, puisque M. le commissaire de police Églantine n’était pas plus à l’extérieur qu’à l’intérieur et que nul ne le revit plus jamais. Sa disparition fut complète et définitive. Elle constitue l’un des plus douloureux mystères de cette affaire. Il fut impossible de l’élucider et les suppositions les plus contraires furent avancées par tout le monde sans persuader personne. Le fait surtout n’ayant été connu que par la suite et alors qu’aucune enquête n’était plus possible. Il est généralement admis toutefois que M. Églantine, tentant une évasion par l’une des fenêtres avec la complicité fallacieuse de l’un des monstres (l’on a nommé sans aucune preuve le serrurier Panaris) tomba dans le fleuve et s’y noya, si bien que son corps, emporté par les eaux, est allé nourrir les poissons quelque part dans la mer profonde. In pace requiescat.
Dimanche 26. — Ce jour prendra place parmi les plus affreux… Du dehors, aucune nouvelle. Au dedans, des tourments sans nom. Le boa d’abord, l’infernal, incommode et entêté boa constrictor. Et puis, M. Truie, tombé complètement dans une démence sénile, hurlant à la lune absente, comme un chien dégoûté de la vie, tandis que son bourreau le torture toujours sans que je puisse savoir s’il veut le faire taire ou augmenter de force et de durée ses plaintes. Et puis, la chaleur tropicale, accablante, orageuse… rendant fous les moustiques qui me rendent fou moi-même.
— Et puis, un long saignement de nez venu pour m’affaiblir encore… Et puis, tout…
Et puis, toujours et par-dessus tout, la plainte monotone et déchirante de M. Truie gâteux, supplicié… Vraiment, oh ! vraiment, je tourne des regards de tendresse vers la mort libératrice !
Lundi 27. — Je crois que nous touchons à la fin de nos maux. Pardonnez-moi, Seigneur, pendant que je me livrais à un impie désir de trépas vous prépariez les voies pour notre délivrance. Cette fois, je le pense, nous ne serons pas déçus ; mais je n’ai plus la force de m’enthousiasmer, d’espérer même avec quelque ardeur. Tant de fois je l’ai fait en vain…
Des propositions de paix pourtant nous sont faites positivement… L’on aurait bien dû commencer par là au lieu de nous laisser souffrir mille morts pendant si longtemps et de couvrir de ridicule le monde civilisé tout entier par tant d’attaques infructueuses où se montrèrent impuissantes toutes les forces des sciences civiles et militaires… Ne récriminons cependant pas ; mais remercions le bon Dieu et racontons les faits.
Ce matin, par l’entremise du garçon boucher nous furent transmis, en même temps que notre ration de viande, un pli ministériel et un télégramme venu de Londres. L’Homme sauvage ouvrant le télégramme le lut avec une calme satisfaction.
Comme il était en dessous de moi et que j’ai, Dieu merci, conservé sur mon nez, malgré tous les tourments, mes excellentes lunettes, je pus lire par-dessus son épaule.
Voici la teneur de ce télégramme :
Londres 27-6-19-22-33.
Jonathan Carnyby enchanté victoire signalée d’Homme sauvage qu’il s’honore d’appeler son plus cher ami. Offre toujours passionnément île dans Pacifique. Prépare moyen transport qu’il guidera lui-même et amènera à moment que Homme sauvage voudra bien télégraphier par retour.
Signé : Jonathan Carnyby, roi Esturgeon[12].
[12] Ce télégramme était accompagné d’un autre qui le convoyait — ordonnant expressément au « gros ventre bas sur pattes » de l’Intérieur de remettre à son adresse, fidèlement, et tout de suite, le pli destiné à M. l’Homme sauvage — lui interdisant, en outre et pour toujours, d’essayer d’entrer en relation, de quelque façon que ce soit, avec M. Carnyby — car ce gentleman, dans son esprit, le considérait comme un esturgeon avarié dans une boîte à conserves — c’est-à-dire la pire chose qui soit au monde.
L’Homme sauvage ensuite ouvrit le pli ministériel où étaient incluses les 46 pages format in-8o contenant les offres du gouvernement. L’Homme sauvage n’y jetant qu’un coup d’œil, les envoya vers le kanguroo qui s’en nourrit, les dérobant ainsi à la curiosité de M. Barnabé Cruchot lequel tenta vainement de s’en emparer.
L’Homme sauvage pourtant souriait et me dicta l’ultimatum suivant, — le serrurier Panaris étant à sa gauche, la chèvre à sa droite, Venceslas en arrière, à cheval sur l’hippopotame ruisselant de vase et le tatou hors de son trou pour écouter aussi :
ULTIMATUM
CONDITIONS GÉNÉRALES
Article I. — On ne parlera plus, en aucune façon, des ridicules poursuites intentées contre l’Homme sauvage, ni des petits incidents qui en ont marqué le cours.
Art. II. — L’Homme sauvage sera libre de se rendre sans être inquiété dans l’île que M. Jonathan Carnyby, roi de l’Esturgeon, met à sa disposition dans le Pacifique. Dans cette île, il vivra avec ses amis sans être en butte à aucune action judiciaire ou militaire. Et on l’y laissera parfaitement tranquille.
Art. III. — Une cravate de commandeur de la Légion d’honneur, un brevet de caporalissisme des armées de terre et de mer, et les passeports de consul général dans le Pacifique, seront mis à la disposition de l’Homme sauvage afin qu’il puisse s’en servir pour reconnaître la gracieuseté de M. Jonathan Carnyby.
Art. IV. — La somme déposée chez Me Gémissant, notaire, rue Poire-Pourrie, par l’Homme sauvage, sera reversée intégralement entre les mains de ce dernier en espèces métalliques et ayant cours.
Auxquelles conditions générales l’Homme sauvage s’engage à abandonner pour toujours, par la voie aérienne, l’appartement par lui loué à la Société protectrice des animaux, au cinquième étage de la maison portant le numéro 3 du quai Bois l’Encre. Il veut bien ne réclamer aucune indemnité pour la résiliation anticipée de son bail. Il fait un don gracieux, aux malades des hôpitaux, des comestibles et meubles qui remplissent cet appartement. Il emportera cependant ses soixante et onze bombes à la mélinite qu’il se réserve de jeter au moment de son départ sur la foule si elle n’est pas convenable.
Le tout sous les conditions additionnelles suivantes :
1. — Le sieur Méandre et sa fille, qui joue la Prière d’une Vierge sur le piano, seront versés entre les mains de l’Homme sauvage pour être livrés aux bêtes.
2. — Le sieur Panaris, serrurier, qui se refuse à quitter la compagnie de l’Homme sauvage et de ses amis, recevra quittance en bonne et due forme de toutes ses dettes, notamment de celles qu’il a contractées chez le mastroquet Foutré auquel il déclare une fois de plus qu’il a soupé de sa fiole et dormi avec sa femme. On délivrera de plus à ce serrurier un certificat constatant que c’était lui qui avait bardé la porte et que pour la forcer ce fut macache.
3. — Le sénateur Truie demeurera la propriété exclusive du babouin qui l’a entouré de ses soins pendant sa villégiature chez l’Homme sauvage, l’a plusieurs fois arraché à la mort au cours d’indigestions quotidiennes provoquées par la gloutonnerie de ce membre du Parlement, et l’aime tant qu’il préférerait le trépas à une séparation.
4. — La concierge Armandine Cane ne rejoindra plus son mari. Elle préfère rester dans le nouveau cercle de connaissances qu’elle a su se former et dont les mœurs lui conviennent davantage. Au reste, elle sera bientôt mère. On voudra donc bien prononcer son divorce afin qu’elle puisse convoler en justes noces de nouveau, si cela lui convient.
Ici s’éleva, interruptrice, la voix de M. le docteur Volière, toujours dans son trou. A ma connaissance, c’est la première fois qu’il parlait et son organe, bien qu’étouffé à demi par les plumes du vautour qui lui couvait le crâne avec soin et minutie, était net et grave. Il appelait :
— Monsieur !
— Hein ? fit l’Homme sauvage.
— Monsieur, dit le docteur Volière, je désire aller avec vous dans votre île du Pacifique. Je souhaite étudier la faune, la flore et la pomone de ces contrées australes. Et puis vous me semblez un galant homme et vos procédés d’hygiène m’intéressent. Je serais flatté d’être votre compagnon.
— Cela me fera plaisir, dit l’Homme sauvage.
— Merci, répondit M. Volière, alors que l’on me déterre et que le gypaète cesse de me couver, cela me donne la migraine.
La chose eut lieu tout de suite. Je suis encore frappé de stupeur par une telle demande de la part d’un homme que j’avais toujours tenu pour posé et raisonnable. Je crains bien, que, à force de le couver, le vautour n’ait rendu fou l’honorable vice-président du Comité d’hygiène. Cependant l’Homme sauvage reprit sa dictée.
5. — M. le docteur Volière restera aussi. Il désire qu’on lui fasse tenir dans le plus bref délai tous ses instruments et appareils, ainsi que sa garde-robe complète.
— Qu’on n’oublie pas les faux-cols, remarqua le docteur à demi déterré.
J’ajoutai cette remarque et l’ultimatum prit fin sur les deux articles suivants :
6. — Le télégramme ci-joint devra être transmis immédiatement à son adresse.
7. — La réponse au présent ultimatum devra être faite avant minuit, aujourd’hui, par la voie du petit guichet en haut à gauche qui s’ouvrira pour la circonstance[13].
[13] L’on sait les débats passionnés que soulevèrent les articles de cet ultimatum, et comment ils furent discutés, point par point, dans une séance du Parlement qui dura depuis neuf heures et demie du matin jusqu’à six heures et demie le lendemain — au cours de laquelle séance trois ministères se succédèrent et furent renversés coup sur coup — avant que soit atteint le résultat désirable et que soit rédigée la réponse que l’on fit tenir immédiatement à l’Homme sauvage.
Signé : L’Homme sauvage.
Pour écriture conforme à la dictée :
Cormoran, Huissier-greffier.
Pour approbation des articles les concernant :
Dr Volière, vice-président du Comité d’hygiène ;
Panaris, serrurier-libertaire qu’a bardé la porte ;
Armandine Cane, ex-concierge ;
Pour M. le sénateur Truie, empêché :
le Babouin : (*)
L’Homme sauvage me prit cet ultimatum.
— Le télégramme, maintenant, dit-il.
Jonathan Carnyby, roi Esturgeon ;
Londres, W.-Z.
Homme sauvage remercie cher ami Carnyby. Accepte. Désire moyen transport pour mardi 28, minuit. Sincèrement.
Signé : L’Homme sauvage.
Et, emporté par l’habitude, j’ajoutai :
Pour écriture conforme à la dictée :
Cormoran, huissier-greffier.
— Imbécile, me dit l’Homme sauvage en lisant, pourtant il laissa tout[14].
[14] M. Carnyby fit encadrer ce télégramme dans un cadre de platine incrusté de rubis et d’opales pour le placer au lieu d’honneur de sa collection de curiosités. Dans un testament en bonne forme, il en faisait don au musée des grandes découvertes, installé à Chicago sur le lac Michigan et récemment inauguré.
Ces papiers furent transmis au dehors et l’on nous fit manger.
J’attends la réponse avec une impatience fébrile ; mon cœur, je l’avoue, nage dans la joie. Libres !… Demain soir nous serons libres !!! Chacune de mes pensées, chacun de mes gestes est une action de grâces… Merci, merci mon Dieu !… Une délirante allégresse m’enveloppe, enveloppe tout le monde, il me semble… M. Truie, seul, est abattu ; mais je pense que cela est imputable au gâtisme et non à la conscience du sort qui le menace, car il est certes incapable de comprendre quoi que ce soit en dehors des cruautés du babouin, son bourreau.
L’hippopotame aussi me semble de mauvaise humeur. Le caractère de ce pachyderme, du reste, est excessivement acariâtre. La chèvre est toute joyeuse. Le boa, pour moi, se montre plus caressant que jamais. Il ne me demande plus de le gratter ; mais il me lèche tout le temps avec sa petite langue froide, bifide et visqueuse et m’implore de ses yeux glacés, vernis et langoureux… Lorsque je songe que je vais abandonner pour toujours ce détestable compagnon, ma joie ne connaît plus de bornes.
La nuit suivante, heure incertaine. — Je suis en train de prendre part, bien contre mon gré, on peut le penser, à une saturnale insensée… C’est, paraît-il, l’anniversaire de la naissance du babouin et on lui souhaite sa fête. L’on a accroché au tronc du baobab une forte lampe électrique venue de je ne sais quelle réserve, et, à sa lueur éclatante, le sabbat a commencé peu après minuit.
Le babouin, qui faisait semblant de dormir, fut réveillé par le clairon dans lequel soufflait son cher ami, l’immonde Panaris. Les nègres gorilles étaient là, entourant M. Truie qu’on avait forcé à cueillir un bouquet et qui venait, tremblant de peur, de gâtisme et d’ivresse, l’offrir à son bourreau. Le babouin l’embrassa trois fois, en le pinçant, puis sauta sur son dos pour recevoir les diverses personnalités qui en ce moment même viennent lui présenter leur vœux. L’impudent quadrumane, grimaçant en grande joie, les reçoit, feignant la surprise et la confusion. Pendant ce temps, l’infâme serrurier tire de son clairon les sons les plus épouvantables que j’aie jamais entendus, les gorilles dansent une bamboula effrénée et il me faut moi-même frapper en cadence avec une clef rouillée sur le couvercle d’un seau de toilette, ce qui fait que je dois cesser d’écrire… L’alcool, est-il besoin de le dire, coule à flots…
Après une scène démente, ils viennent enfin de se coucher, harassés, et ronflent, laissant le babouin cuver sa lourde ivresse sur M. Truie qui est son oreiller. Je vais essayer de prendre un peu de repos…
Hélas non ! pas encore ! Le boa se traîne vers moi et comme, ayant bu, il a imaginé de fumer la pipe, ce qui ne lui réussit pas, il a le mal de mer et je dois le soigner ! Quelle vie ! Enfin, c’est la dernière nuit…
Mardi 28. — 6 heures 50 du matin. — La réponse vient d’arriver comme l’orage, qui a éclaté peu après le jour, était dans toute sa force. — (Je le vis naître, cet orage, le boa ne m’ayant permis de dormir qu’au moment où le tonnerre me l’interdisait.) L’Homme sauvage, nu sur la vérandah, se laissait doucher par la pluie. Il prit connaissance de cette réponse et je vis un léger sourire sur ses lèvres.
— Cormoran, me dit-il, écris :
« Accepté. Je pars ce soir minuit. »
Signé : L’Homme sauvage.
Pour écriture conforme à la dictée :
Cormoran, huissier-greffier.
Et je crus pouvoir ajouter :
« Merci, chers amis du dehors qui nous rendez à nos fonctions, à la liberté, à la vie.
Merci du fond du cœur. »
C……
Mon billet fut transmis au dehors et l’Homme sauvage retourna à sa douche.
Je me sens saturé d’une joie à nulle autre seconde. Je puis dire que je savoure mes derniers instants de captivité. Tout le monde autour de moi paraît plein de bonheur. L’allégresse est universelle. Le boa seul me semble un peu triste… C’est de me quitter… Pauvre bête. Il est gentil en somme et cela me fait quelque chose de penser qu’il m’aime tant. Croirait-on que M. Truie lui-même sommeille en souriant et bavant comme un petit enfant. Je plains beaucoup ce pauvre vieillard, condamné ainsi à demeurer avec tant de monstres (car certainement son sort est fixé), mais enfin il faut bien que l’un de nous se dévoue pour les autres… Et puis, il est tellement habitué à ses tourments que s’ils cessaient, cela lui manquerait peut-être…
Et puis il est si gâteux…
Je serais curieux tout de même de voir la réponse faite par nos gouvernants — par nos libérateurs que je ne glorifierai jamais assez — à l’ultimatum que j’ai écrit. Cette réponse justement gît — un papier ministre dûment scellé — en dessous de moi. M. Barnabé Cruchot, qui me semble tout agité, a déjà plusieurs fois tenté de s’en emparer pour le lire ; mais son tyran, le kanguroo, s’est fait un malin plaisir de l’en empêcher… Panaris passe, peut-être voudra-t-il consentir à me donner l’objet de ma curiosité…
Je viens de lui adresser ma requête. Cet être brutal me pria d’abord de « maçonner ma crevasse » — mais il ramassa le papier pour le lire lui-même… Tout-à-coup sa figure s’éclaira d’un muet ricanement, et me criant :
— Pour sûr que j’te la passe ! — Ça c’est chouette !
Il me tend la lettre libératrice et bourre sa pipe. Je le remercie chaleureusement de sa gracieuseté inattendue. J’ouvre. Je lis :
Ce 28 juin 19…
Réponse du gouvernement à l’ultimatum de l’homme sauvage.
Au nom du Pays, de la Loi, du Parlement.
Article unique. — Les conditions posées sont admises en bloc — sauf les exceptions suivantes :
a. M. Méandre et sa fille Adélaïde, qui joue sur le piano la Prière d’une Vierge, ne seront pas versés entre les mains de l’Homme sauvage pour être livrés aux bêtes.
On offre en place trente-cinq caisses de vin de champagne extra-sec et de première marque.
b. Le brevet et l’uniforme de caporalissisme des armées de terre et de mer ne seront pas mis à la disposition de l’Homme sauvage pour être attribués à l’honorable M. Jonathan Carnyby, car ils sont déjà en mains et leur titulaire actuel ne veut à aucun prix s’en séparer. Or il ne peut y avoir qu’un seul caporalissisme des armées de terre et de mer.
On offre en place un brevet d’académicien avec l’habit brodé en vert, le bicorne et l’épée (cette distinction confère le titre de colonel).
La place de consul général dans le Pacifique et la cravate de commandeur de la Légion d’honneur sont accordées.
c. L’on ne peut accepter d’abandonner M. Truie, cela ferait du tort au gouvernement.
On offre en place… Haah !!!
(Les 28 lignes suivantes sont de la main du serrurier Panaris.)
« L’vieux Cormoran — qui m’a saisi dans le temps c’qui fait que j’y en veux, — vient d’me lâcher son carnet sur la cafetière en s’évanouillant. Ça fait que j’colle sur son papier c’qui l’a z’ému, mais j’rigole tellement que j’sais pas si qu’on pourra lire. Y a dix minutes qu’y m’a demandé d’y passer l’papier ous’ qu’est la réponse. Turellement, j’l’avais envoyé coucher, mais j’ai voulu lire et pis alors j’y ai passé pour voir sa poire.
V’là c’qui y a. Je l’copie.
« L’on ne peut accepter d’abandonner M. le sénateur Truie (qué culot ! un vieux sagouin comme ça, sénateur !) ; on offre en place, Me Cormoran, huissier… »
Non c’que j’me tords !… C’est là-dessus qu’y s’est évanouillé… Ça m’dégoûte un brin d’l’avoir avec nous, mais tout de même d’voir sa hure c’est à s’crever !… J’l’oublierai jamais… J’aime mieux ça que vingt-cinq mélécass’s ! Y s’réveille… J’y recolle son papier et je m’assois pasque j’rigole trop…
Et pis j’suis bien content d’dévisser d’ici avec M. l’Homme sauvage, qu’est le plus bath type qu’j’ai jamais vu — et d’pus entendre parler des sales vaches qui nous gouvernent… Vive la sociale !!!…
Panaris, serrurier libertaire qu’a bardé la porte, qu’y faudrait d’z’éléphants. »
(Le carnet reprend de la main de Me Cormoran.)
Dieu ! n’est-ce pas un cauchemar ? Il y a eu des êtres, portant le nom d’humains, qui furent assez cruels pour condamner l’un des leurs à un sort si funeste… Moi, Cormoran, l’on me voue en holocauste ! L’on préfère me rejeter du sein de la civilisation que d’abandonner ce misérable Truie — loque gâteuse et inutile, tandis que moi — dans toute la force de l’âge et du talent… Honte !… Honte !… Il fallait délivrer tout le monde ou nous laisser tous mourir… Nous ne formons qu’un tout homogène — il fallait reconquérir ce tout au prix de n’importe quels sacrifices… N’en sauver qu’une partie c’est ne rien sauver…
Hommes vils qui m’avez vendu, puissiez-vous être vendus à votre tour… Nouveaux Judas, je vous souhaite pour un crime si affreux l’expiation qu’a subie l’ancien. Oui, criminels lâches, bas et hypocrites j’appelle sur vos têtes toutes les infortunes dans cette vie en attendant la justice de Dieu dans l’autre. La justice du Dieu très terrible qui vous criera : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » et vous rejettera loin de sa bouche comme un vomissement.
Hélas ! hélas ! c’est donc vrai que je vais rester dans une telle compagnie… Avec cet Homme sauvage qui me fascine et me dicte des choses, alors que, naguère encore, c’était moi qui dictais… Avec ces monstres brutaux et libidineux qui ne m’épargnent rien de leurs fureurs ni de leurs vices… Avec ce boa surtout — cet ophidien maudit, plus tenace qu’une fille de joie, plus exigeant qu’un cocher de fiacre, plus caressant qu’un employé désirant une augmentation… Horreur !
Je n’habiterai donc plus ma gentille petite maison de la banlieue d’où l’on voit passer le chemin de fer, je ne mangerai plus les mirotons aux délicieux oignons que cuisine Pulchérie, ma servante, je ne boirai plus de grands bocks de bière fraîche et mousseuse, je ne saisirai plus personne, je ne jouerai plus à la manille aux enchères, je ne… Je ne serai plus en un mot l’huissier Cormoran — je serai un déplorable spectre marchant à travers une vie ruinée vers une tombe nauséabonde.
… Ah ! laissons, laissons nos larmes couler !