← Retour

L'homme sauvage et Julius Pingouin

16px
100%

Le Voyage
de
Julius Pingouin

L’on sait combien immensément fut surexcité, il y a deux ans, le monde entier par l’annonce qu’une nouvelle Toison d’Or, la seule depuis Jason, venait d’être signalée et que ce phénomène était à conquérir. Tous les journaux y consacrèrent leur première page et une partie de la seconde ; tous les gouvernements organisèrent des expéditions, et un furieux délire s’empara de tous les aventuriers épars sur le globe — lesquels, ivres du désir de s’approprier l’avantageuse merveille, donnèrent intégralement leurs énergies et beaucoup, leur vie, en tentatives isolées ou collectives. Or, on sait combien absentes étaient les indications précises, et à quel point contradictoires les opinions sur la situation du prodige. On n’a même jamais pu savoir de quelle source jaillissait l’initial signalement de la chose, mais le monde entier, sans exception, était fortement persuadé de son existence, et il y eut de la démence dans l’âme des hommes.

Cependant, vains furent les mieux combinés et les plus tenaces efforts.

Piteuses et bredouilles, les expéditions officielles rentrèrent simultanément ou successivement pour présenter de fallacieux et désespérés rapports et recevoir des blâmes. Découragés, s’en revinrent les aventuriers. Dans le silence, avec sollicitude, les journaux laissèrent la question, d’où, tant de jours, ils avaient tiré tant de copie et l’occasion de si belles ventes. Alors, quelques gens commencèrent à insinuer la possibilité d’un canard sorti du sein de la libre Amérique et il y eut encore des discussions.

Très bien.

Voilà maintenant que la Toison d’Or existait réellement et qu’un homme, un de nos compatriotes, le capitaine de bateau-mouche, Julius Pingouin, l’a trouvée en vérité. La relation suivante de son étonnant voyage nous est communiquée par — ainsi que le dit l’auteur lui-même dans son titre : « l’un des deux qui firent avec lui tout le voyage et prirent part à la découverte. »

Ce « l’un des deux » vient de rentrer parmi nous, pour y mourir sans doute de ses épreuves surhumaines. Nous livrons au public son récit. Des personnes le croiront mensonger, d’autres le jugeront considérablement enjolivé. Peu y ajouteront une foi intégrale. Nous, nous avons vu l’homme et nous sommes sûrs qu’il dit la vérité.

Relation véridique du voyage de Julius Pingouin, capitaine du bateau-mouche l’« Argonaute », à la recherche de la Toison d’Or, racontée par l’un des deux qui firent avec lui tout le voyage et prirent part à la découverte.

Je m’appelle… je ne sais plus comment, et personne n’a besoin de le savoir. Mon surnom est le « Homard » parce que le bon Dieu ou quelqu’un d’autre a mis dans mes bras et dans mes mains une force susceptible de rosser les plus vigoureux de mes contemporains. J’ai eu une bonne famille, de l’argent, de l’éducation et des jours meilleurs ; mais ils se sont barrés vers les ailleurs et de leur disparition définitive je me fous fortement. Ma personnalité en soi n’a du reste aucun intérêt. Je n’existe que dans mes rapports avec l’immense Julius Pingouin — homme prodigieux et méconnu, étouffé par les mauvaises destinées et l’aveuglement jaloux d’une société assez gourde pour avoir d’abord laissé sans emploi, et ensuite combattu lâchement, les forces incluses dans un génie de cette ampleur.

Devant Julius Pingouin, j’oublie la blague, l’indifférence et le dégoût dont trente-sept ans d’une vie plutôt orageuse m’ont permis de jouir envers tous les hommes et envers moi-même ; devant Julius Pingouin, je m’agenouille et je vénère. Que l’on ne me conte plus d’histoires apocryphes sur les faiseurs augustes et désintéressés de lois dont les applications varient selon la puissance de ceux qu’elles régissent — que l’on ne me rebatte plus les oreilles des exploits sanglants attribués aux capitaines fameux et accomplis par leurs soldats restés obscurs — que l’on cesse de me raser avec les relations des grandes découvertes faites par d’intrépides navigateurs que leurs gouvernements bourraient, avant, de toutes sortes d’appuis et, après, de toutes sortes d’honneurs — tout cela c’est, si j’ose dire, du chiqué… J’ai plus fort, j’ai plus habile, j’ai plus sublime, j’ai Julius Pingouin ! — et Lycurgue, et Magellan, et Bonaparte, furent bien peu auprès de ce dieu.

J’ai fait la noce donc, dans ma jeunesse. J’ai été soldat, j’ai été moine, j’ai été voleur, j’ai été professeur ; j’ai été bon, j’ai été méchant, j’ai été lâche, j’ai été brave. J’ai été tout ce que l’on peut être. J’ai vécu. Mais, et c’est ma gloire très chère et très radieuse, j’ai connu Julius Pingouin et j’ai cru en lui du premier coup, et il a eu la bonté, m’élisant parmi ses apôtres, de m’ouvrir sa grande âme pleine d’audace, pleine de sagacité, pleine de puissance, pleine de rêve…

O Julius Pingouin, géant égaré parmi des pygmées, lion silencieux secouant les barreaux de sa cage, aventurier sublime passant comme une flamme dévoratrice sur le vil fumier de l’humanité, permets que ton indigne disciple pleure en te saluant ! L’on a été injuste, plat, lâche et oppressif envers toi, cœur de héros ! L’on a entravé par les pires moyens ta marche surhumaine. Non seulement l’on t’a laissé seul, mais encore l’on t’a combattu, et la trahison germait autour de toi, et ta patrie fut une marâtre !…

Pourtant, lutteur invincible, tu as su persévérer, mais maintenant que moi je dis ce que tu fus, je sais que l’on conspire pour noyer la mémoire de si hauts faits dans le creux silence et l’oubli ! Mais je parlerai, je hurlerai, je glapirai ! J’écrirai avec de l’encre, avec mes larmes, avec mon sang, pour ne me taire que quand le vent furieux de l’universelle gloire fera sonner, aux quatre coins de la terre ronde, ton nom — car tu l’as trouvée, la Toison d’Or — ô Maître !


Et maintenant, je raconte :

Le 16 octobre de l’autre année, comme je crevais de faim et que je ne savais plus que faire, je suis entré dans les Bateaux-Mouches. J’ai embarqué sur le 318, comme receveur. Julius Pingouin était capitaine. Je le vis, je l’entendis et du premier coup, je fus son disciple, son admirateur, sa chose. En un instant je fus à lui. Ma gloire éternelle sera qu’il m’ait choisi comme second.

Tout le monde parlait de la Toison d’Or. Les expéditions partaient ou étaient parties. Julius Pingouin faisait son service et méditait.

Un jour, il me dit :

— Le Homard, mon vieux, je sais où est la Toison d’Or. J’ai trouvé une bouteille tombée d’un ballon en perdition. Dedans, il y avait un plan indiquant l’endroit. Je vais y aller. J’en ai assez de moisir comme ça. Tu vas venir avec moi.

C’était le 13 novembre. Il me dit encore :

— Écoute, on part ce soir. Au lieu de toucher à la dernière station, on forcera la vapeur et en avant ! Je suis sûr du pilote et des hommes d’en bas. Avec nous deux, l’amarreur et deux vieux amis que j’emmène, ça fera huit. Le bateau est bon, c’est tout ce qu’il nous faut. Le chauffeur veillera au charbon. Le pilote, aux instruments. Toi, tu vas acheter un baril de biscuits de mer, deux autres barils pour mettre de l’eau, un tonneau de bœuf salé, soixante-dix boîtes de sardines, du rhum, du café, et de la quinine. Tu feras tout embarquer à six heures pendant que nous dînerons. N’oublie pas ton couteau. Je vais m’occuper du drapeau et des revolvers. On sera en mer demain matin. Là, on trouvera tout ce qu’il faut. J’ai mon plan.

Je dis « Bon. » Je serais allé en enfer — s’il y en avait un — avec lui.

Ainsi fut décidée et préparée l’expédition.

Maintenant, je recopie le Journal du Bord que j’ai tenu avec sollicitude depuis ce moment-là.

Journal du bord de l’« Argonaute » (ancien bateau-mouche no 318).
Capitaine Julius Pingouin.

Le 13 novembre, à huit heures 45 minutes du soir, l’équipage du bateau-mouche no 318, commandé par le capitaine Julius Pingouin, s’est résolu à abandonner en masse son service et à se consacrer exclusivement, corps et âme, à l’expédition que ledit capitaine Pingouin se décide à entreprendre dans le but de conquérir la Toison d’Or. L’équipage étant réuni sur le pont, conjointement avec deux volontaires, le pavillon personnel du capitaine Pingouin — emblème représentant cet oiseau en blanc sur un fond noir — fut hissé en remplacement du sale torchon de la compagnie lequel fut jeté à l’eau. Ce déploiement du drapeau de l’expédition fut appuyé de dix-sept coups de revolver. Le bateau ensuite fut solennellement baptisé l’Argonaute ; une bande portant ce nom étant clouée sur l’arrière.

Enfin, l’équipage, ainsi que suit :

  • Le Homard, lieutenant ;
  • Bouture, pilote-timonier ;
  • Bayados, mécanicien ;
  • Cristallin, chauffeur ;
  • Constant Magloire, homme de bord ;

En plus, comme volontaires :

  • Dr Saturnin Glair, médecin ;
  • Joseph, mathématicien et géographe.

jura fidélité jusqu’à la mort entre les mains du capitaine Pingouin et appuya ce serment par sept forts hurrahs et l’absorption d’un verre de rhum mélangé à de la poudre à canon. Les sieurs Bouture et Magloire ne purent conserver cette mixture et la rendirent sur le champ aux flots limoneux.

Moi, le Homard, lieutenant, fus investi de la rédaction du présent « Journal de Bord ».


A ce moment, nous avions déjà dépassé d’une centaine de mètres les feux de ponton de la station terminus. Alors les voyageurs non débarqués aux autres escales et désireux de le faire en ce point extrême manifestèrent leur existence par une tumultueuse sortie de la cabine, où ils s’étaient réfugiés, vu le brouillard. Leur groupe (ils étaient sept ou huit) fit irruption sur le pont. A leur tête était un gros petit homme.

— Monsieur, rugit-il en s’adressant à moi, le Homard, pourquoi ne s’arrête-t-on pas ?

Julius Pingouin s’avança. Constant Magloire et moi étions à ses côtés avec nos revolvers. Il était calme et parla :

— On ne s’arrêtera jamais plus. Voilà : Je veux la Toison d’Or. Je vais la chercher. Que ceux qui ne sont pas des moules et qui en ont assez de moisir comme on fait ici, m’accompagnent. Le bon Dieu me les a envoyés, je suis disposé à les garder. On pourra crever ; mais on pourra gagner tout ce qu’il y a de bon dans le monde.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? hurla le gros petit homme. Est-ce que vous vous fichez de nous. Je m’appelle…

— De quoi, de quoi…? interrompit un organe éraillé. T’as pas fini de nous embêter, boudin pourri ? L’Rempart du Quartier Rouge, que j’m’appelle, moi, et pour un coup de tampon j’en crains pas six ensemble, et ç’lui qui m’sortira y l’est pas encore né. J’vas avec le capitaine. Je l’gobe. C’est un homme, ç’lui-là, et à la redresse. Je m’y connais. C’est-y que vous voulez de moi, m’sieur ? On est d’attaque.

En se dandinant, un hercule patibulaire, en casquette et foulard, s’avançait.

Pingouin lui serra la main.

— Je vous fais mon second, dit-il.

— Moi, bon nèg’e, toi, bon maît’e. Moi vouloi allé !

Et une sorte de babouin, marchand de nougat et vêtu d’oripeaux, gambada vers nous. Les autres voyageurs, cependant, formaient un groupe agité et interrogatif.

— Qu’est-ce qu’on fera des ceusses qui voudront pas y aller ?

— Et les bénévizes ? Gomment seront-ils rébardis ?

— Oh ! notablement, je pourrai propagancer le discours du Grand Dieu ?

— Est-ce qu’il y aura à manger ?

— Nonobstant que je dois regagner les régions de mon service.

— M’sieur, mes maîtres y m’attendent.

Et, par-dessus tout, vociférait le gros petit homme :

— Je ne veux pas ! je proteste ! le droit des gens, nom d’un tonneau !

— Veux-tu que je te casse la devanture ? proposait le Rempart. Le droit des gens, on s’asseoit dessus.

Cependant Julius Pingouin fit un geste et parla encore :

— Ceux qui ne voudront pas venir seront libres de débarquer.

— Où ça ? interrompit une voix.

— Dans l’eau naturellement. Nous n’allons pas compromettre la sécurité de l’expédition pour les affaires personnelles de gens que nous ne connaissons pas. Les bénéfices seront répartis entre les survivants, selon mon appréciation personnelle et les services rendus, sans que les familles des défunts y aient aucun droit. Naturellement, ils seront assez élevés pour que le moins bien partagé soit capable d’acheter la moitié du monde si cela lui fait plaisir, et d’avoir encore une jolie aisance, sans compter la gloire, la puissance et tout le reste. Pour la nourriture et les boissons, cela ne sera pas somptueux, mais on se rattrapera plus tard. Maintenant, vous avez cinq minutes pour vous décider. Je vous conseille de réfléchir. C’est une occasion d’être des hommes pour une fois, et ça n’a pas dû vous arriver souvent. Ce que j’en dis là, c’est pour vous. Moi, j’irai aussi bien tout seul. Rentrez dans la cabine.

Ils rentrèrent. Cinq minutes après, nous apprîmes qu’ils se joignaient à nous, sauf un.

Ils étaient cinq, savoir :

Le petit homme chauve ; un énorme Suisse, bête et bonasse ; un personnage grand, blond et norwégien, que nous connûmes ensuite pour un pasteur, et qui, par la suite également, nous rasa d’une façon peu commune en chantant des psaumes avec furie ou en les jouant sur une clarinette démontable, indépendamment qu’il buvait tout le rhum ; une marchande au panier ; une bonne à tout faire ; un pompier enfin, qui resta sans doute pour la bonne.

Le voyageur qui refusa de nous accompagner était un sergent de ville en uniforme.

— J’ai des ordres, faut que je m’en aille, répétait-il. Je serais très désireux de rester ; mais nonobstant j’ai des ordres, faut que je m’en aille.

Et il s’en alla.

— V’là un bon débarras, me confia le Rempart, et y en a encore un de trop.

Avec lui j’allai explorer la cabine. A ma stupeur, je découvris encore deux personnages.

D’abord, un homme maigre, vêtu d’un long vêtement jaunâtre, qui fumait sa pipe avec impassibilité et silence. Il n’avait pas partagé l’émoi de ses compagnons. Il ne répondit que par des signes de tête à mes questions et à ma proposition de se joindre à nous. Je crus comprendre qu’il acceptait et, en effet, il vint. Je trouvai aussi, sous une banquette, un employé des pompes funèbres qui dormait ivre-mort. Réveillé, non sans peine, il déclara qu’il voulait mourir si on le bougeait ; cependant, il accepta de vivre et de nous suivre, en apprenant que nous avions du rhum à bord.

Tout le monde fut réuni sur le pont et je couchai les voyageurs comme suit sur la liste de l’équipage :

Les voyageurs embarqués sur le bateau-mouche 318, anciennement, devenu l’Argonaute, sont invités à s’enrôler dans l’expédition ; acceptent :

Hippolyte, dit le Rempart du Quartier rouge, ex-souteneur, second du capitaine Julius Pingouin ;

Coco, nègre, ex-vendeur de nougat, gabier ;

Gustav J. K. S. Heysbergch Tantsticktor, ex-pasteur norwégien, fifre ;

Claudius Zafolin, pompier, conserve ses fonctions ;

Flaum, ex-courtier en faux diamants, cuisinier

Je cherchais en vain le gros petit homme chauve.

— Où donc est-il ? demandai-je au Rempart qui faisait l’appel.

— Il est parti, me dit-il, en ricanant, y disait déjà par derrière, du mal de m’sieur Pingouin. Alors, je l’ai aidé à partir. Y reviendra pas.

Je n’insistai point et poursuivis ma liste :

Ézéchiel Binaire, employé des pompes funèbres, conserve ses fonctions ;

X***, inconnu, conserve ses fonctions[18] ;

[18] Celui-là était l’Homme en Jaune, de qui le calme mutisme et la sereine indifférence défièrent tous les efforts.

Honorine Dupont, bonne à tout faire, conserve ses fonctions ;

Zoé nèfle, ex-marchande au panier, infirmière et lingère.

Tous ces voyageurs jurent fidélité au capitaine Pingouin et le reconnaissent comme souverain maître du navire, après Dieu, avec le droit de vie et de mort.

Il demeure entendu que, en cas de guerre, tout homme valide prendra les armes pour la défense de l’expédition. Sont dispensés de cette obligation :

Le docteur Saturnin Glair, facultativement, vu ses fonctions ; le pasteur Tantsticktor, vu ses convictions humanitaires et son emploi de fifre nécessaire dans la bataille ; le cuisinier Flaum, vu sa grosseur anormale et une lâcheté naturelle dont il se prévaut. Les deux femmes aideront le docteur Saturnin Glair à panser les blessés.

Le sieur Clodoald Résistant, sergent de ville, qui faisait partie des voyageurs, ayant déclaré que son service l’appelait ailleurs, fut débarqué dans la rivière suivant sa volonté, sous serment de ne révéler à personne ce qu’il aurait pu apprendre concernant l’expédition[19].

[19] Le brave Clodoald Résistant, devenu caporal de sergents de ville, fut retrouvé par nos soins : mais, immuablement fidèle à la parole donnée, il n’a jamais voulu dire un mot sur ce qu’il avait vu ou pas vu. Les efforts de tout le monde, depuis son supérieur hiérarchique jusqu’au chef de l’État, furent vains et son mutisme demeura absolu. L’avoir dans ces conditions, c’est comme si on ne l’avait pas.

N. de l’E.

Disparu sans donner son nom, un gros petit homme chauve, colérique, que l’on croit être un employé de mairie ou des postes[20].

[20] Nul ne put jamais savoir quel était l’état civil du malheureux gros petit homme chauve, colérique, ni quel fut son sort au juste. Il est vrai que le vague de cette description, qui peut s’appliquer généralement à tous les fonctionnaires publics et particulièrement aux employés des mairies et des postes, a entravé les recherches. Une prime de cinq mille francs est promise au gros petit homme chauve, colérique, s’il veut se faire connaître, au cas peu probable où il est encore de ce monde.

N. de l’E.

L’expédition ainsi constituée va de l’avant.


14 novembre, 5 heures du matin. — La nuit est encore obscure. J’écris à la lueur d’un fanal de combat. Nous allons atteindre l’embouchure du fleuve et le capitaine pense que la sale institution, qu’on appelle la douane, nous tourmentera au passage avec les bâtons avilissants que les sociétés civilisées ont en réserve pour les libres roues des gens de cœur. Julius Pingouin veut espérer que nous sortirons sans coup férir, mais, pour parer à toute éventualité, il a ordonné le branle-bas de combat. Chaque homme fut armé d’un revolver et d’un autre instrument tranchant ou contondant. Les femmes sont enfermées dans la cabine. Le docteur Saturnin, invité à les suivre, s’y est refusé, préférant rester pour voir le coup d’œil. Le pasteur Tantsticktor, étant donné son manque d’habitude des batailles, a été autorisé à s’embusquer dans le tambour de la machine sous la condition expresse que, pendant toute la durée de l’action, il jouera des psaumes guerriers sur son fifre, de toute sa force et sans s’arrêter. Le pilote Bouture reste naturellement sur son banc, et les hommes d’en bas, Bayados, mécanicien, et Cristallin, chauffeur, conservent leurs postes intérieurs. Les hommes disponibles ont ordre de se tenir prêts aux événements. Tout le monde doit affecter, jusqu’au signal que donnera le capitaine, une allure inoffensive et indifférente. Chacun reçoit un petit pingouin en calicot blanc et se l’épingle sur la poitrine, en signe de ralliement et emblème guerrier.

Je noterai que l’Homme en Jaune s’est refusé silencieusement, mais formellement, à s’armer d’une façon quelconque. Il n’a pas voulu davantage se mettre un pingouin. Il s’est contenté de rebourrer sa pipe et d’aller s’asseoir à l’avant.

Maintenant, nous attendons le combat. Nous espérons encore qu’il n’aura pas lieu ; mais la menace de l’action a impressionné diversement mes compagnons. Le pompier semble pâle et résolu. La jeune bonne à tout faire pleure à chaudes larmes. Coco, le nègre, s’est dépouillé des loques dont il est habituellement vêtu, afin, dit-il, de ne pas les abîmer ; il est nu comme un ver et gambade après s’être frotté d’un puant cambouis. Le pasteur Tantsticktor monte sa flûte en claquant des dents. Le gros coq Flaum a dû être remisé dans la cabine, avec les femmes, dans un état sanglotant et épouvanté qui fait pitié et dégoût. Il a offert la somme de un franc cinquante, à la marchande au panier Zoé Nèfle, pour qu’elle consente à lui prêter ses vêtements, afin qu’il soit mieux à l’abri. Cette grosse femme, qui faisait de la charpie avec les morceaux de sa chemise, qu’elle avait retirée et mise en pièces à cet usage, a refusé avec indignation et lui a reproché sa lâcheté. Le sieur Ezéchiel Binaire, croque-mort, totalement ivre, écrit son testament et puise en une bouteille de rhum un supplément d’intrépidité. Tout le reste de l’équipage va bien. Le Rempart montre une joie spéciale et jongle avec une barre d’acier, ancienne bielle de la machine, pesant 45 livres.

— Leur casser la figure, à ces chinois-là, me dit-il, ça sera plus rigolo que d’dégringoler des pantes, et ç’lui qui m’sortira, y l’est pas encore né.

L’aube vient, nous voici à l’embouchure du fleuve. La mer apparaît. Juste devant nous, barrant la liberté, la fortune et l’espace, il y a le garde-côtes de la douane. C’est l’heure de l’action.

— En avant ! commande Julius Pingouin.


Même jour, midi. — Nous sommes en pleine mer. Nous sommes vainqueurs.

Il a fallu se battre. Comme nous passions à sa hauteur, le garde-côtes des douaniers nous intima l’ordre de stopper. Pingouin obéit. Alors, deux grandes chaloupes vinrent à nous, montées par une vingtaine d’hommes et commandées par un officier des douanes.

Celui-ci monta à notre bord avec ses soldats. Il était grognon et goguenard.

— Eh bien ! eh bien ! dit-il, à notre capitaine, c’est comme ça qu’on s’en va ? Et les droits de sortie, est-ce qu’on les oublie ?

— Monsieur l’officier des douanes, dit Julius Pingouin, je n’ai pas de marchandises ; nous allons nous promener sur la mer et je n’ai rien à payer.

— Nous allons voir ça, dit l’officier. Où sont vos papiers, d’abord ? Et puis, on ne se promène pas à cette heure-là. C’est louche.

Coco, le nègre, voyant que l’affaire se gâtait, tenta une diversion ; elle fut malheureuse.

— Moi, bon nèg’e, dit-il, toi pas vouloi’e nougat ? Ça bon bagage, massa ! et il présentait son plateau.

— Est-ce que tu te fous de moi ? espèce de sale macaque, hurla l’officier furieux, en envoyant un coup de poing dans le plateau. Attends un peu ! Je vais commencer par te faire fouiller…

— Moi, bon nèg’e, dit Coco, moi tout nu, toi pas foufouille.

Il fit deux pas en arrière pour prendre du champ, puis, bondit. Sa tête atteignit l’officier au creux de la poitrine et le lança par-dessus bord.

— Fifre, jouez ! commanda Pingouin. En avant, vous autres !

— Cognez ! rugit le Rempart, qui se rua, sa barre à la main. Coco, t’as mon estime !

Nous nous précipitâmes ; nos revolvers entraient en jeu. Les douaniers nous chargeaient le sabre à la main. La mêlée fut bientôt générale. Le Rempart frappait comme un sourd et ceux-là que touchait sa barre ne se relevaient plus. Le nègre, avec sa tête, abattait les ennemis un à un. Il fut blessé à la figure. Cependant, M. Joseph, Magloire et le Pompier détruisaient à ma droite les hommes de la douane. Julius Pingouin et le Rempart, à ma gauche, n’avaient déjà plus d’adversaires. Au centre, aidé du jovial croque-mort, lequel, les manches de son habit noir retroussées, travaillait comme six, je fis place nette en peu de temps. Le fifre suraigu du pasteur couvrait les râles et les blasphèmes. Le gros Flaum, de la cabine, beuglait de peur tellement fort qu’on l’entendait malgré tout. La jeune Honorine, bonne à tout faire, miaulait tant qu’elle pouvait. Le docteur Saturnin pansait déjà le brave Coco. Quant à l’Homme en Jaune, serein et immobile, il fumait sa pipe sur une banquette, sans s’occuper de rien. Un douanier s’étant, au début de l’action, précipité sur lui, il l’avait, sans trop se déranger, tué avec son pied.

De nos ennemis, cependant, il ne restait rien.

— En avant, commanda Julius Pingouin. Au garde-côtes ! A l’abordage !

L’Argonaute fila de toute sa vitesse. En un clin d’œil, nous tombâmes sur le bateau des douanes. Il y eut encore un fort carnage, fait rapidement. Par malheur, le brave Magloire, ex-amarreur, y trouva la mort, par l’effet d’une balle dans la tête.

Nous ne laissâmes pas âme qui vive sur le bateau et, selon l’ordre de notre capitaine, nous nous transportâmes tous à son bord avec nos possessions, car il était plus confortable que l’Argonaute, dont nous lui donnâmes immédiatement le nom.

Nous défonçâmes alors trois barils de goudron sur l’ancien 318 de la Compagnie des Bateaux-Mouches, nous mîmes le feu, et nous filâmes. Derrière nous il brûlait très bien, torche fuligineuse, dans la brume, et, sur les quais, nous voyions avec nos lunettes une foule de gens qui regardaient le spectacle. Quand il sauta nous étions déjà loin.

A Constant Magloire, avec des larmes, nous fîmes les funérailles solennelles dues aux braves morts au champ d’honneur. Le pasteur, qu’on avait prié d’interrompre son fifre, dont il persistait à jouer avec une sorte d’ivresse, et qui semblait tout ahuri, récita d’une voix nerveuse des prières en langue étrangère, sur le corps que l’on immergea. Nous débarrassâmes ensuite le pont des cadavres en uniforme qui l’encombraient. Nous n’avions pas fait de blessés, sauf un homme sur lequel le Rempart avait marché et qui trépassa au bout de peu.

— Bon Dieu, dit Ezéchiel qui semblait dans son élément, en faisant basculer le corps d’un brigadier dans les flots, en v’là d’la belle ouvrage qu’est perdue.

Quand tout fut propre, nous déjeunâmes. Les femmes avaient fait la cuisine, le coq Flaum étant encore presque mort de peur.

— C’est curieux, remarqua gaiement le docteur, les combats ce n’est pas pire que la chirurgie. J’aime mieux un champ de bataille qu’un amphithéâtre. Il semble qu’il soit moins cruel de tuer que de guérir.

— Oh ! dit le pasteur, avec son accent, oh ! si notable quantité sont mourus qui auraient existencé lointain dans les années… Et le criement… et le saignement…

Il frissonna et but un plein verre de rhum.

— Moi grand famine, massa, gémissait le blessé Coco, qui était à la diète. Moi bon nèg’e, rien sous la dent.

— Il est comme moi, le négro, constata le Rempart, les émotions ça le creuse. Et il reprit une tranche de lard.

— Mon vieux, dit Ezéchiel Binaire, déjà ivre, mon vieux, c’est la vie…

Tel fut le glorieux début de notre tentative.


15 novembre. — Rien de particulier. La mer est calme, notre nouveau bateau se comporte bien. Il file environ douze nœuds à l’heure et peut aller jusqu’à quinze ou seize. Actuellement, le Rempart est de garde sur le pont. L’Homme en Jaune, impassible, mâchonne une chique et, par-dessus le bastingage qui est à six mètres de lui, salive dans la mer avec une précision et une force incroyables. Il a bien voulu abandonner sa pipe sur mon observation qu’on ne fumait pas à bord des navires de guerre. Ezéchiel Binaire l’a suivi dans cette voie. Ce croque-mort, pour l’instant, peint sur l’arrière du navire le nom : L’Argonaute, en blanc sur fond noir. Il y ajoute des agréments décoratifs, figurant des têtes de mort avec des ossements. Il chante une romance sentimentale qui vient jusqu’à moi. Le gros Flaum balaie, sous la direction de Zoé Nèfle. Le pompier visite la cale. La bonne à tout faire ne fait rien, et le pasteur Tantsticktor prononce un sermon incompréhensible, pour l’usage personnel du nègre Coco, lequel hurle et sanglote d’une âme réfractaire à tout autre sentiment que la faim, car sa diète ne cessera que ce soir, selon la décision du docteur Saturnin.

Le capitaine Pingouin est enfermé dans sa cabine et fait des calculs avec le docteur et M. Joseph. Celui-là, il faut que j’en parle. C’est un homme qui est distingué, ça se voit tout de suite. Et puis, bien de sa personne et pas manchot. Il ne parle pas beaucoup, mais on l’aime tout de même et on sent qu’on peut avoir confiance. Julius Pingouin m’en a touché un mot ce matin.

— Lieutenant le Homard, mon vieux, tu vois cet homme-là, m’a-t-il dit, eh bien, c’est un noble, un vrai, et pas une moule comme ils sont souvent, mais intelligent et sachant tout ce qu’on peut savoir… Et il a tout ce qu’il lui faut et il serait devenu célèbre, plus célèbre que n’importe qui dans ce qu’il aurait voulu… Eh bien, c’est pour une femme qu’il casse sa vie qui était toute faite et heureuse.

Ça t’épate, hein, qu’un homme si bien, qui a tout pour être aimé, souffre de ce côté-là… C’est pourtant comme ça… Notre réussite, ça ne l’intéresse pas, ça lui est égal. Il veut oublier, et, s’il ne peut pas, tu verras, il se fera tuer… Pour une femme, je ne peux pas t’en dire plus… Mais, tonnerre de Dieu, c’est vraiment malheureux.

Le Rempart vient d’interrompre le cours de mes réflexions en s’approchant de moi.

— M’sieur l’lieutenant le Homard, m’a-t-il dit, d’un air embarrassé, faut que j’vous confie quéque chose… Moi, voyez-vous, j’suis un type à la redresse. J’ai jamais flanché et ç’lui qui m’sortira y l’est pas encore né… c’est pour ça que j’suis venu avec vous, qu’êtes tous d’attaque, et qu’avez les foies attachés. Et, m’sieur Pingouin, j’l’aime comme si qu’il était mon père, pasce que j’en avais assez d’dégringoler les pantes et d’filer ma paillasse sur les Extérieurs et d’la corriger à coups de botte, même qu’elle est à l’hospice, pasce que j’ai tapé trop bas… Quéque vous voulez… On ne s’refait pas et moi j’suis vif… Et m’sieur Pingouin m’a tiré de là, sans m’connaître, sans l’savoir, qu’c’est le hasard ou la Providence… Et pis, j’sais pas, c’est pour lui-même… Y vous prend, c’type-là. J’y suis tout dévoué et, pour moi, y a que lui au monde… Et puis, j’vous l’dis, à vous, pasce que vous êtes un frère et que vous l’aimez bien aussi… Et alors, voilà : L’pilote Bouture est un espion des Juifs.

— Hein ? fis-je.

— Pour de sûr ! me répondit-il. Ça vous la coupe, moi itou ; mais c’est comme ça. Voyez-vous, hier, dans la nuit, avant qu’on n’colle un coup de torchon à ces espèces de sales flics aquatiques, il a allumé sa pipe avec une allumette qu’était pas de la régie, et qu’avait l’air d’une élumination… On sait c’qu’on sait…

— Comprends pas, dis-je.

— Mais si. Et le gros cuisinier y est p’têt ben pour quéque chose quoiqu’y soye si tourte… Pour l’autre, y a pas d’erreur… Vous trouvez qu’c’est naturel, vous, qu’on nous ait comme ça envoyé vingt douaniers du coup si y z’avaient rien su… Enfin, y a pas d’erreur, que j’vous dis, avec not’sale gouvernement… c’est un espion des Juifs.

— Si c’est un espion, c’est un espion des Jésuites et ça ne m’étonne pas, dit une voix à côté de nous — je reconnus le mécanicien Bayados — il poursuivit : Il n’y a que les Jésuites pour faire des cochonneries comme ça. On trouve leur main partout. Le cléricalisme, voilà l’ennemi.

— Moi, j’ai d’la religion, j’dis que c’est les Juifs, grogna le Rempart.

J’interrompis.

— Que ce soient les Juifs ou les Jésuites, ça ne fait rien…

— Ça fait beaucoup au point de vue social, dit Bayados.

— Le point de vue social, repris-je, il faut le laisser de côté. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si l’un des nôtres est un traître. Moi, je ne crois pas. Dans tous les cas, il vaut mieux ne rien dire. Il ne faut pas parler de ça au capitaine, ni ébruiter l’affaire, surtout qu’en somme on ne sait rien. Vous n’avez pas de preuves, n’est-ce pas ? Faut pas être injuste. Surveillez Bouture avec moi ; s’il a déjà communiqué avec des feux, ou par d’autres moyens, il recommencera et on le pincera.

— Suffit, me dirent-ils. On se taira ; c’est juré, mais on ouvrira l’œil.

Ils me quittèrent tous les deux, et allèrent ouvrir, dans les régions basses de l’Argonaute, une discussion politique qui, je le crains, ne finira jamais.

Maintenant, je médite sur ce singulier phénomène. Je tâche de me souvenir des actes dudit Bouture. Cet homme-là ne m’inspire pas du tout confiance, je l’avoue. Gros et glabre, vêtu de bleu, il tient sa barre avec placidité. C’est un homme intelligent, bien au-dessus de sa position, m’a dit Pingouin. Je le trouve sournois. A-t-il donc été mis parmi nous pour ravir au capitaine ce plan providentiel tombé d’un ballon ?… D’où saurait-on que Pingouin le possède ? De qui, en réalité, Bouture serait-il l’instrument ? Que tentera-t-on contre nous ?…

Enfin, on verra. Il faut se garder à carreau et s’en remettre au destin.


Même jour ; 10 heures du soir. — Il vient d’y avoir un punch en l’honneur de la victoire d’hier. Le capitaine nous avait tous réunis dans la grande cabine. Il fit un discours et je suis sûr que maintenant chacun de nous est prêt à se laisser cuire à petit feu pour lui faire plaisir. Jamais je n’aurais cru qu’un homme pût en empoigner d’autres à ce point-là, rien qu’avec des mots. Il est vrai que cet homme est Julius Pingouin.

Sa harangue nous a rendus comme fous. Je la reproduis :

HARANGUE PRONONCÉE PAR LE CAPITAINE JULIUS PINGOUIN
à bord de l’Argonaute, le 14 novembre.

« J’ai à vous dire que je suis content de vous et que je vous estime. Je sais maintenant ce que vous pouvez faire. Tout le monde a bien marché, en bloc. Les exceptions, s’il y en a eu quelques petites, s’habitueront ou bien rendront d’autres services. Il ne faut mépriser personne. Tout le monde ne peut pas être un héros, et aucun ne peut être sûr qu’il le sera tous les jours. Nous avons gagné. Ça va bien. Je ne veux nommer personne parmi les vivants, quelque haut que furent les faits accomplis (ici, le capitaine lança un regard de félicitation vers le Rempart et Coco, le nègre, lesquels se rengorgèrent avec un air faussement modeste). Je parlerai seulement de celui qui est mort : Honneur à Constant Magloire ! Il est tombé le premier pour nous tous. Que la mémoire de ce brave soit vénérée. Beaucoup d’entre nous y passerons comme lui, c’est certain ; mais ça ne fait rien. Il ne faut pas avoir peur de la mort. On ne sait pas ce que c’est. Quand nous y serons, nous l’apprendrons ; mais tant qu’on est en vie, il faut vivre et non pas moisir sans regarder autre chose que le bout de son nez et son petit train-train confortable. Nous en avons assez des lâchetés, des principes, de la politique, de la misère et de la fosse d’égout où nous tournons toujours sans voir clair ni respirer. Quand on a du cœur au ventre, il faut le montrer et envoyer coucher tout ce qui vous empêche d’être un homme. Si le monde est aussi dégoûtant depuis le haut jusqu’en bas, sans compter ceux qui sont à côté, c’est parce qu’on parle trop et qu’on n’agit pas assez. L’humanité, maintenant, a une âme en feutre comme les rondelles des bocks, dans les cafés. Ça boit les rinçures, c’est mou et coriace. Personne ne sait marcher, s’il n’y a pas quelqu’un qui mène le mouvement à coups de botte. On n’ose plus tuer ; mais on filoute et on a de sales petits vices qui vous pourrissent par en dessous et on voudrait rendre tout le monde pareil à soi. C’est à vomir des cloportes ! Nous, nous agissons. Très bien ! Quand on veut aller quelque part, il faut y aller, et non pas ailleurs, comme une gourde, parce que le voisin vous le dit. Il faut vivre sa vie pour soi et non pas pour l’opinion des autres. Il faut savoir rire, pleurer, espérer, vouloir, souffrir, aimer, haïr, vivre et mourir. Et puis le reste, on s’en fout !…

« Regardez-vous maintenant, est-ce que vous n’êtes pas plus contents d’avoir fait ce que nous avons fait, que d’être restés tranquilles comme des empotés ?

« Est-ce que vous n’avez pas plus vécu, depuis deux jours, que pendant toute votre vie stupide d’avant, lorsque vous saviez que le lendemain serait comme la veille. Tout le monde le supporte pourtant. Vous me direz qu’il faut l’occasion. C’est entendu, mais, quand on a du sang dans les veines, on la fait naître ; on saisit ce qui passe. Il passe toujours quelque chose, et l’un mène à l’autre ; on prend l’habitude de remuer.

« Et puis, maintenant que vous l’avez trouvée, vous, l’occasion, il s’agit de ne pas la gâcher. Il faut réussir. Ça n’ira pas tout seul, vous pouvez y compter. On a déjà voulu nous arrêter, on essaiera encore, ça ne fait rien, nous irons tout de même. Soyons unis, voilà tout. Chacun pour tous. S’il y a des discussions on les réglera après. Pour l’instant, nous ne devons être qu’un seul homme, si nous voulons aller jusqu’à la fin, où nous trouverons l’indépendance. Il y en a qui tomberont en route. C’est un malheur. Marchons quand même. Pas de jalousie, pas de trahisons (ici, le Rempart lança un regard plein de soupçons menaçants sur le pilote Bouture), pas de lâchetés, pas d’hésitations, pas d’égoïsmes, — mais de la force, du dévouement, de la concorde, de l’entêtement, de la décision et à nous le monde ! Ayez confiance en moi, tonnerre de Dieu ! Je vous mènerai au bout, quand le diable y serait ! »


16 novembre. — Mer un peu houleuse par le fait d’une brise sud-ouest assez fraîche. La bonne à tout faire qui pleurniche, le pompier et le croque-mort ont le mal de mer. Pour mon compte personnel, j’ai eu des cauchemars toute la nuit, par l’effet du discours qu’a prononcé hier au soir le capitaine. Quel homme tout de même ! Je donnerais ma vie pour lui faire plaisir.


Les 18, 19 et 20 novembre. — Rien à signaler. Nous nous habituons progressivement à la société les uns des autres. Chacun fait ce qu’il doit faire. La bonne à tout faire paraît déjà fatiguée. L’Homme en Jaune ne fait rien et on ne s’habitue pas à lui. On ne peut pas s’habituer au néant, et il est pour nous comme s’il n’était pas.


21 novembre. — Nous sommes maintenant en dehors des eaux que parcourent les services réguliers de navigation. Depuis midi, nous dérivons pas mal, la machine ne fonctionnant plus à la suite d’une petite avarie qui demande quelques heures pour être réparée. Nous avons ainsi été emportés jusqu’en vue d’une masse de vapeurs fumeuses et jaunâtres, excessivement dense et nettement limitée par l’atmosphère extérieure, sans avoir, avec elle, aucun point commun. Cela a l’aspect d’une muraille brumeuse dont le faîte se perd dans les nues et qui fuit, à droite et à gauche, suivant une immense courbe.

Le docteur Saturnin Glair nous a dit que c’est là l’Ile Livide enveloppée du brouillard qui lui est propre. Le docteur nous raconte avoir jeté l’ancre, jadis, près de ses bords.

— Là, nous dit-il, règne toujours un furieux brouillard, jaunâtre et blême. Il est si épais qu’à travers sa lividité les objets sont à peine visibles et apparaissent vagues et étonnants. Ce brouillard traîne sur la peau comme une eau visqueuse, son parfum est fatigant et il rend ivres tous ceux qui le respirent. Quand un homme aborde dans cette île, qui nourrit des végétations surprenantes, et qu’il s’avance parmi ce funeste phénomène gazeux, voici, qu’à sa rencontre, vient son double — un autre lui-même — qui lui prend les mains avec affection et le fait demeurer debout devant lui. Alors, ils échangent, face à face, des paroles de vie et de mort et des confidences inconnues. Et, bien peu nombreux sont ceux qui, ayant connu cette aventure, souhaitent retourner ensuite vers leur existence antérieure et vers leur navire qu’ils ne savent plus retrouver. Et il y a eu des navires qui ne sont jamais sortis de cette ombre empoisonnée.

Je crois que c’est là le pays d’oubli, la terre des mangeurs de Lotus, dont parlent Homère et Tennyson. Je le crois ; mais je n’en suis pas sûr.

Lorsque le navire, sur lequel j’étais médecin, dut, pour éviter un coup de vent, se réfugier dans le calme périlleux et immuable du brouillard que vous voyez là-bas, lorsque, dis-je, notre navire dut s’y réfugier, le capitaine qui avait l’expérience de ces choses nous défendit positivement d’aller à terre. Malgré cela, cinq hommes, parmi lesquels trois passagers, débarquèrent, en cachette. Il y en eut un seul qui revint, et son visage et ses yeux et toute sa personne avaient pris la trouble pâleur de cette brume mortelle. Il ne dit pas ce qu’il avait connu dans cette île, ni ce qu’il savait de ses compagnons. Il semblait ivre de paresse et d’indifférence. Peu après il ne fut plus…

En écoutant ces choses, nous contemplions l’Ile Livide, ou plutôt le brouillard souverain qui l’enserrait de sa masse glauque. Le soir tombait alors et nous étions tout près de cette zone mystérieuse.

Nous ne pûmes repartir que trois heures plus tard.


Même jour, onze heures du soir. — Monsieur Joseph n’est plus avec nous. On s’en est aperçu à l’appel du soir. Il a laissé une lettre au capitaine. Je la copie :

« Julius Pingouin, pardonnez-moi. Je vous quitte. Je vous estime et je vous aime comme le plus grand des hommes que j’aie jamais connus. Je désire, de tout mon cœur, que vous réussissiez ; mais j’en ai assez de moi-même et, puisque l’occasion me tente, je vais essayer d’avoir ce qui, pour moi, est la Toison d’Or. »

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin, il a filé dans l’Ile Livide pour trouver l’Oubli. Avec ça qu’un mois de voyage ne le lui aurait pas donné !…

Aller le rechercher ?… Nous y resterions tous !… Je n’ai pas le droit… Et puis, après tout, si ça lui plaît…

En avant, vous autres !…

Pour une femme !… Un homme comme ça… Si c’est pas à vomir !… »

Et je vis qu’il pleurait.


22 novembre. — Néant.


23 novembre. — Ce matin, nous avons pêché un être singulier qui nageait dans notre sillage et nous faisait des signaux. Monté sur le pont, nous l’avons reconnu pour un homme ; mais dans quel état, bon Dieu ! De longs cheveux entremêlés d’algues et de coquillages, une peau toute rouge et écailleuse, et les doigts des pieds et des mains réunis par une espèce de membrane.

Il se mit à baragouiner une langue insensée où il entrait des mots de chaque pays. En nous y mettant tous, peu à peu, nous comprîmes. Voici ce qu’il disait :

— Je suis un grand héros. Je cherche la Vérité. Est-ce que vous ne l’auriez pas dans votre cargaison, par hasard ? — Non. Je vois bien que non ! Quel malheur !

Il sanglota :

— Il y a bien longtemps, dès ma jeunesse, je l’ai cherchée partout et sans pouvoir la trouver nulle part…

Pourtant j’ai étudié avec les hommes les plus intelligents, et aussi, avec les plus idiots, avec tous…

J’ai été partout ; depuis le haut jusqu’en bas, à droite et à gauche, en avant et en arrière, criant à tout le monde : Donnez-la-moi ! Et personne ne me l’a donnée. Ils ne l’avaient peut-être pas, ou bien ils la gardaient pour eux.

Quand j’ai été bien convaincu que je ne pourrais pas découvrir la Vérité sur la terre, je me suis résolu à essayer de l’attraper dans la mer. Alors, j’ai appris à vivre dans l’eau salée. Quand j’ai été bien habitué, je suis parti droit devant moi, face au soleil, emmené par la vague. Je nage toujours, je mange du poisson cru, je plonge très bien et mes mains sont devenues palmées.

Il éleva sa main droite.

— Superbe exemple de transformisme, dit le docteur, avec admiration. Cela me rappelle les rats des frigorifiques.

— Oui, dit l’Homme marin ; oui, moi aussi je connais le grand Darwin et ses théories ; je veux bien croire que je suis un singe ; mais je pense plutôt que je suis un poisson, et le doute me tourmente. Voilà de longues années que je n’ai pas coupé mes cheveux, car j’ai perdu mon canif. C’est affreux.

Il fit une pause et poursuivit :

— Voilà bien des temps ainsi que je flotte, roulé par les vagues de la puissante mer et l’explorant jusqu’au fond des abîmes, dans tous les sens. Mon cœur est presque brisé par le désespoir, et mon cerveau est tout disloqué à force d’avoir pensé ; mais je n’ai pas la Vérité. Je ne l’ai trouvée sur aucun navire, ni sur la pointe des mâts, ni dans le fond de la cale, ni dans l’âme des voyageurs. Les étoiles ne me l’ont pas dite, la nuit, quand je joignais, vers elles, mes mains de canard ; le soleil a ébloui, avec cruauté, mes yeux suppliants, mais ne m’a rien appris ; et la houle a chanté qu’elle ne savait pas ; et les poissons volants volent sans me répondre… O mon Dieu !…

Il s’arrêta encore et reprit :

— Que l’on me donne une chique. Très bien. Il la mâcha.

— Voilà pourtant qu’une aventure m’est arrivée, il y a des jours. Je criais vers un grand bateau, pour qu’on me prenne, pensant trouver la Vérité dans un de ses canons ; mais un gros homme galonné mit sa figure détestable par dessus l’arrière et me demanda ce que je pensais de l’affaire Dreyfus[21].

[21] En 1894, M. Alfred Dreyfus était capitaine d’artillerie, en garnison à Paris. Il fut poursuivi et condamné pour communication de documents secrets à une puissance étrangère. Par la suite, l’opinion, en France et dans le monde entier, fut vivement émue et partagée, au sujet du bien-fondé de cette condamnation.

Et je n’ai pas pu répondre, car je ne connais pas l’affaire Dreyfus ; et je ne sais pas s’il y a dedans la Vérité. Alors, le gros homme, avec méchanceté, refusa de me prendre et retira sa figure…

Le poisson humain souffla une seconde. Nous le regardions tous avec épouvante. Il poursuivit nettement :

— Alors voilà : Maintenant, j’ai voulu monter ici pour vous demander : Qu’est-ce que c’est que l’affaire Dreyfus ?

— Sors ! hurla Pingouin, d’une voix rauque. Fous le camp, assassin ! Pas un mot ! Par-dessus bord, et qu’on ne te revoie plus !

Nous sautâmes tous sur le misérable et, sans précautions, nous le lançâmes par-dessus bord, si bien qu’il ne contamina plus l’Argonaute de son effroyable présence.

— Puisse-t-il en crever, cria Pingouin, et, qu’ainsi crèvent tous ceux qui agiraient comme lui, tonnerre de Dieu !

Et il épongea la sueur, que l’émotion faisait couler sur son visage.

— Ça, c’est le danger le plus grand que nous ayons jamais couru, et que nous courrons jamais, me dit-il, après, quand nous fûmes seuls.


23 novembre. — Je crois réellement que le pilote Bouture se livre à des accointances louches. Cette nuit, comme je dormais dans mon hamac, le Rempart, qui était de quart sur le pont, vint me chercher en grand mystère. Une fois en haut, j’ai constaté l’existence, vers l’Orient, d’une étoile inconnue et bleuâtre, qui luisait dans les environs de Wéga et qui s’est éteinte tout à coup.

— Il y a un moment, elle était rouge, me dit le Rempart, et l’aut’chinois prend des notes.

En effet, Bouture observait avec une lunette et inscrivait des chiffres sur un calepin.

Quand il nous vit, il remit sans affectation son carnet dans sa poche…

Je suis perplexe. Faut-il prévenir le capitaine ? Je vais y penser cette nuit.


24 novembre. — J’ai parlé à Julius Pingouin. Il m’a arrêté aux premiers mots et m’a dit qu’il était sûr du pilote et que, du reste, c’était lui-même qui lui avait recommandé d’observer les astres.

— Mais l’étoile bleue ? ai-je dit.

— Bah ! un bolide ! me répondit notre capitaine. Je te le répète, mon vieux le Homard, Bouture est un homme sûr. Je lui ai sauvé la vie.

Il m’est dévoué, comme… toi, par exemple.

— Merci bien, ai-je répondu, vexé ; enfin on verra !


25 novembre. — Rien. Non plus que les 26, 27 et 28 du même mois.


29 novembre. — Fête de Saint-Saturnin. On la souhaite à notre docteur. Danses, chants, boissons, noce complète. Le cher homme, très ému, nous a embrassés avec effusion, sauf l’Homme en Jaune, qui ne s’y est pas prêté. Coco, ayant trop mangé après une furieuse bamboula, a dû rester couché immobile pendant quatorze heures, pour digérer comme un boa constrictor. Le pasteur Tantsticktor, ayant bu six bouteilles de rhum, a joué pendant toute la nuit, des psaumes sur sa clarinette.


30 novembre. — Triste événement. La jeune bonne à tout faire, Honorine Dupont, est morte aujourd’hui de surmenage. Elle laisse derrière elle un grand vide et les regrets sont unanimes.


1er décembre. — Rien. Tristesse générale.


2 décembre. — Une tempête furieuse. Nous sommes à deux doigts de notre perte. Le vent souffle avec rage et ainsi pendant toute cette abominable journée. Il s’apaise peu après le coucher du soleil ; mais une houle si affreuse lui succède que c’est un miracle de tous les instants que nous ne soyions pas engloutis.

Tout le monde a peur, sauf Pingouin. La lâcheté du gros Suisse est répugnante. La brave Zoé Nèfle, quoique fort émue elle-même, le remonte avec des claques.


11 heures soir. — Un malheur. L’Homme en Jaune est emporté par une lame. Il n’avait pas voulu quitter sa place, à l’avant. Il disparut sans un cri, emportant avec lui dans la mort l’imperméable secret de sa personnalité.


Minuit. — Il vient d’y avoir une reprise du vent, courte, mais si furieuse, que nous crûmes tous notre dernière heure venue. Le navire frémissait et craquait lugubrement, une de nos chaloupes fut fracassée, les abîmes s’ouvraient pour nous recevoir et la tempête, toujours plus violente, nous chassait devant elle avec un assourdissant fracas dans des ténèbres de poix, où des montagnes liquides s’élevaient et s’écroulaient comme pour nous ensevelir. Alors, apparut sur le pont le pasteur Tantsticktor. Tête nue, ses cheveux s’envolant dans le vent, il se dressa comme une apparition. Il tendit vers le ciel noir ses longs bras et, au milieu de l’épouvante, du vacarme et de la mort, il cria :

— Vénérablement, je me recommande ! Seigneur grand Dieu, je pousse à toi mon criement ! Les hommes seront mourus dans les mers, si tu ne t’occupes. Dans le périlleux, prends-les en apitoiement et sache combien ils sont dans le crime. Reste-leur des temps pour se repenter !

Il se mit à genoux et pria à haute voix dans un langage que je ne compris pas, sous les paquets de mer qui déferlaient sur lui. Alors… je crois que nous fîmes comme lui, presque tous et peut-être tous. Il faisait si noir qu’on ne se voyait pas. Et puis, ma foi, on sentait la mort à côté de soi et on ne regardait que de son côté.


3 décembre. — Au point du jour, la houle était un peu calmée. Le navire a pas mal souffert, mais pas autant qu’on aurait pu le croire.

Le vent, qui nous poussait dans notre direction, nous a fait faire du chemin bien qu’avec une déviation vers l’Est.

— Nous revenons de loin, constata le pilote Bouture… C’est curieux, les parages où nous sommes sont pourtant calmes, d’ordinaire.

— Faut croire qu’y ont changé de caractère, grogna le Rempart. C’est p’têt ben d’sa faute, à c’chinois-là, me confia-t-il à l’oreille…

Il est maintenant huit heures et demie. Coco est en vigie sur un mât.

— Bon massa, crie-t-il tout à coup, moi voi’ un bagage qu’est terre ferme !

Pingouin consulte sa carte.

— Ça, ça doit être une île déserte. On peut descendre un moment, ça reposera.

C’est, en effet, une vaste île qui paraît verdoyante et belle.

Nous débarquons avec la chaloupe. Nous sommes huit bien armés. Savoir :

Julius Pingouin, le docteur, moi le Homard, le Rempart, le pompier Zafolin, le pilote Bouture, Ezéchiel Binaire, le nègre Coco. Le navire étant laissé à la garde du brave Bayados et des autres.


Même date. Le soir. — D’abord, l’île n’est pas déserte. Il y a, dedans, une soixantaine d’individus, hommes et femmes.

Quand nous sommes arrivés, ils étaient dans un grand champ, en train d’arracher des pommes de terre. Ils travaillaient assis par terre, sans se parler, tout en se surveillant les uns les autres — une pomme de terre arrachée — un coup d’œil au voisin pour être sûr qu’il a aussi tiré la sienne — une pomme de terre — un coup d’œil. Ils allaient comme ça.

Tout à coup, sur un affreux mugissement de cor de chasse, qui partit d’une espèce de bâtisse qu’on voyait au loin, ils s’arrêtèrent tous et se reposèrent.

Après quelques minutes, nouveau mugissement. Ils reprirent leur travail — une pomme de terre — un coup d’œil au voisin — une pomme de terre — un coup d’œil, et ainsi de suite…

— Ils sont curieux à voir, constata le docteur.

— Ça doit être un asile de fous tranquilles, répondit Pingouin.

— Tranquilles ?… dit le docteur inquiet. Je ne m’y ferais pas.

Cependant, peu soucieux de nous montrer, nous avancions dans le bois vers les espèces de bâtisses dont j’ai parlé. Les arbres étaient assez beaux, mais Coco en semblait dégoûté.

— Ça, pas valoir cocotier natals, remarquait-il tristement.

Bientôt, nous arrivâmes aux maisons. Il y en avait cinq. Elles étaient immenses, crépies avec de la boue et plutôt sinistres d’aspect. Chacune d’elles, en haut de la porte, avait un mot gravé : Réfectoire.Dortoir.Atelier.Reproduction. La plus vaste, qui était aussi la plus abominable, parce qu’elle avait des ornements en forme de lèche-frite, s’intitulait : Maison Commune. En avant, entre deux mâts très hauts, était tendue une bande de toile sale sur laquelle il y avait écrit :

TOUS LES HOMMES NAISSENT ET DEMEURENT ÉGAUX.

Et personne nulle part.

Nous étions plutôt épatés. Le nez en l’air, nous regardions l’inscription et toutes choses, sans y rien comprendre.

— Ah ! ah ! citoyen, tu admires notre déclaration de principes ?

Cela fut dit, au docteur, par un homme maigre, vêtu d’habits trop larges, qui sortait de la grande maison du milieu.

— J’admire sans admirer, répondit le docteur. Il y manque quelque chose à votre déclaration.

— Il n’y manque rien, dit l’homme avec orgueil, c’est le critérium de la dignité humaine.

Le docteur ouvrit sur lui un œil étonné.

— C’est le… Comment avez-vous dit ? Le critérium de la… Très bien, vraiment très bien. Mais cela n’empêche pas qu’il y manque quelque chose. Il doit y avoir : égaux devant la loi. Sans cela elle n’a plus de sens.

— Il n’y a plus de lois, fit l’autre. Nous nous sommes dégagés de tous les liens odieux qu’a inventés la tyrannie pour asseoir son joug et opprimer la liberté naissante.

— Extraordinaire littérature, dit le docteur. Est-ce dans un livre que vous avez appris à parler ainsi ? et peut-on se le procurer quelque part ?

— J’ajouterai, citoyen, poursuivit l’homme, que tu m’étonnes en paraissant insinuer que tous les hommes ne sont pas égaux.

— J’ai paru insinuer cela ? dit le docteur.

— Oui. Or, je le proclame hautement, et nul mandataire d’une société libre ne me contredira : Tous les hommes sont égaux et de toutes les façons…

— Espèce de moule, interrompit le Rempart, si tu me collais une gifle, ça serait comme une mouche ; si je t’en collais une, ça te tuerait. Donc, t’es pas mon égal.

Cependant, l’insulaire poursuivait avec feu :

— Tous les hommes sont égaux. Plus de lois, plus de métiers, plus de maîtres, plus de capital, plus de patrons, plus de salaire avilissant, plus de despotisme, plus d’aristocratie vicieuse et de tyrannie cupide.

Il n’y a plus que des hommes libres, égaux, affranchis et conscients de leur dignité humaine.

— Très, très curieux, dit le docteur. Vous constituez, à ce que je vois, une colonie… oui ?…

— Parfaitement, citoyen, tu l’as dit et je t’en estime.

Tous les hommes sont frères. Chacun pour tout le monde, tout à tous. La grande aube de la libération et de l’affranchissement s’est levée pour nous et nous sommes délivrés de l’esclavage social.

— Très bien, dit le docteur, moi je comprends et j’admire. Mais voici un prince étranger — il montra Pingouin, — qui ne doit pas comprendre tout à fait. Il serait désireux que tu lui expliquasses dans le détail. Prends ces cinquante sous pour ta peine.

— Je suis aux ordres de monseigneur, dit l’autre, en mettant le chapeau à la main et les cinquante sous dans sa poche.

Il se retourna vers le docteur.

— Tu es un brave citoyen. Tous les hommes sont bons, braves et vertueux quand la civilisation ne les a pas pourris. L’humanité est essentiellement admirable.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin.

— D’abord, reprit le docteur, comment t’appelles-tu ?

— Je ne m’appelle pas. Il n’y a plus de noms. Je suis le no 29. D’un nom plus ou moins beau, on peut tirer orgueil, comme ces infâmes aristoc… hum… Un numéro, c’est un anonymat niveleur.

— Superbe, dit le docteur. Eh bien, no 29, dis-moi un peu pourquoi tu ne fais rien, tandis que tes frères travaillent ?

— Parce que c’est mon tour. Chacun à notre tour nous sommes homme public. C’est-à-dire que nous représentons le pouvoir exécutif.

— Qu’est-ce qu’il exécute ? demanda le docteur.

Cependant le croque-mort Ezéchiel Binaire, un peu ivre, interrogeait le no 29 :

— Dis donc, mon vieux, est-ce qu’y parlent tous aussi bien que toi, les autres ?

— Aussi bien, non, répondit l’homme flatté. Je suis de beaucoup le meilleur…

— C’est pas vrai, puisque vous êtes tous égaux. (Réflexion du Rempart.)

L’autre poursuivit : Vous avez eu de la veine de tomber sur moi, il y en a qui ne savent rien dire. Tout de même, il en existe bien une vingtaine avec qui on peut causer.

— Cré nom ! grommelait Binaire, ça doit être gai une fois qu’y sont lâchés ensemble.

— Mais le pouvoir exécutif, insistait le docteur, qu’est-ce qu’il exécute ?

— Il représente ses frères, dit l’autre avec majesté, et fait obéir aux décisions de l’Assemblée parlementaire.

— Il y a un Parlement ! dit le docteur, avec horreur. Qu’est-ce qui le compose ?

— Tout le monde. Il n’y a pas de raison pour que quelques-uns dirigent tous les autres. Nous sommes tous notre gouvernement. Les femmes naturellement siègent aussi ; elles sont nos égales. La salle du Parlement est la plus belle de la Maison Commune.

Il y a une séance tous les soirs. Chacun y parle le même nombre de minutes et possède la même autorité. Chacun, ici, est l’égal de l’autre. Tout le monde travaille de la même façon et fait, en même temps, la même ouvrage, selon la décision prise par le gouvernement. Tout le monde mange la même chose, à la même heure et en même quantité dans le réfectoire commun. Chacun dort, dans le dortoir commun, le même nombre d’heures que le voisin et dans un lit semblable. Tout le monde se divertit de la même façon et en même temps.

Tout est réglé. Il n’y a plus de volonté personnelle. Il n’y a plus de supériorité d’aucune sorte. Il n’y a plus de faibles condamnés à l’oppression inique. Il n’y a plus qu’une moyenne égalisée. Il n’y a plus que la justice, la vie pour tous, l’unification totale et complète des conditions d’existence. La tyrannie des forts, des riches et des puissants a cessé, puisqu’il n’y a plus de forts, de riches, ni de puissants. L’individu n’agit plus pour lui-même et par lui-même, la masse agit pour la masse.

L’homme a disparu. La société collective est tout.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin.

— Il n’y a plus de Dieu, dit l’autre. Il n’y a plus aucun des préjugés par lesquels on a trop longtemps maintenu dans les fers le plus grand nombre au profit d’une minorité vicieuse, cruelle, méprisable et jouisseuse.

— Et la liberté ? demanda le docteur.

— La liberté est plus complète que jamais puisque chacun fait ce que tout le monde a décidé de faire.

Nous avons ainsi nivelé les injustes supériorités et établi le droit primordial et imprescriptible à la vie que chaque être apporte en venant au monde.

— Très bien, dit le docteur ; mais alors il y a une entente parfaite dans votre Parlement ?

— Non. Il y a une opposition. Elle est composée de douze membres se renouvelant périodiquement. Ils ont pour mission de combattre les décrets adoptés et de refuser leur confiance au reste des membres. Ceux-ci doivent être d’accord.

— Puissant, remarqua le docteur. Vous formez une nation bien intéressante.

— Une nation ! dit l’autre, indigné, quel blasphème !… Nous ouvrons notre sein indistinctement aux citoyens du monde entier qui veulent connaître le bonheur d’être libres et égaux.

— Et, dit le docteur, en dehors de cette opposition… comment dirai-je ?… gouvernementale, il n’y a jamais de dissentiments graves ?

— Oh ! si, alors on se bat. La majorité veut toujours abaisser le nombre d’heures de travail et l’opposition ne s’oppose pas assez. Il y a quelque temps, on était descendu à vingt minutes par jour. Ce n’était pas suffisant. On mourait de faim. Il y eut un mouvement violent et on porta le temps de travail à quatre heures et demie. Il y eut une furieuse bataille au Parlement. Heureusement, l’homme public de service avait été marchand de vin et directeur d’une salle de réunions électorales. Il avait l’habitude et éteignit la lumière. Dans le noir, tout s’apaisa et, le lendemain, on recommença les délibérations.

— Très, très curieux, dit le docteur, ce système babouviste a toute mon approbation. Mais les malades ? qu’en faites-vous ?

— Chacun a droit à un jour et demi de maladie par mois. C’est la moyenne, qui ressort de nos statistiques. Ce jour-là, il ne fait rien et on le soigne. On a le droit aussi de se saoûler une fois par semaine. On a un bon pour cela.

— Et les mariages ?

— On ne se marie plus. Tu m’étonnes avec cette question, citoyen. Il n’y a pas de raison pour que des hommes et des femmes égaux aient des conjoints différents.

Et puis, avoir un conjoint, c’est avoir une propriété.

Or, la propriété c’est le vol. Le même raisonnement s’applique à chaque chose.

— Nous y viendrons tout à l’heure, reprit le docteur.

Vidons la question mariage d’abord. Comment faites-vous ? l’union libre ?

— Par exemple ! Quelles mœurs ! Fi donc ! Et l’égalité ? Non, non, plus de choix personnels, plus d’inclinations injustes et égoïstes, plus de jalousie, d’adultères, de vices, d’immoralité et de dépravation. Nous avons supprimé tout cela. Chaque homme ou femme reçoit par semaine un bon de jouissance, portant un numéro amené par le sort. Il y a deux tirages amenant deux séries de numéros pareils. Avec ce bon, chacun a droit, pour une nuit désignée également par le sort, à la personne portant le numéro correspondant.

Ainsi s’accomplit anonymement la grande œuvre de reproduction qui, seule, peut excuser ces pratiques. Je n’ai pas besoin de te dire, citoyen, qu’il y a une série de numéros hommes et une série de numéros femmes.

— Oui, les confusions pourraient amener des résultats fâcheux, dit le docteur.

— Ainsi, poursuivit l’autre, tout est pour le mieux. La chose a lieu dans la maison de reproduction que vous voyez là, à droite. Les deux numéros correspondants vont évidemment, chaque fois, à des personnes différentes. Les femmes passent plus souvent que les hommes, car il y en a moins. Nous n’avons pu remédier à cette petite inégalité entre les sexes, mais elle est bien légère. Il est naturellement interdit de céder ou de changer son numéro. Ainsi se trouve établi un roulement…

— Oh ! dit le pudibond pompier Zafolin, en s’écartant.

— Admirable ! fit le docteur. Et les enfants ?

— Les enfants ? Évidemment, ils sont délivrés de l’abusive autorité paternelle. Les enfants sont élevés tous ensemble sans connaître leurs parents qui ne les connaissent pas. Ils ne connaissent que le devoir civique. Ils sont fils de la société. Chaque femme les surveille à son tour. On évite ainsi la tendance fâcheuse à l’individualisme que fait naître la famille.

On coupe aussi dans son pied ce sentiment ignoble qui pousse l’homme à dépouiller son semblable pour enrichir son enfant. Son enfant ! Encore la propriété !

— Ah ! oui, dit le docteur. A qui donc appartiennent la terre, les moissons, les instruments, les provisions, tout enfin ?

— A tous, naturellement, répondit l’Homme 29, avec orgueil.

— Et de quoi peut disposer chacun ?

— De rien, puisque tout est à tous.

— Précieux pour chacun… Et lequel d’entre vous fut l’architecte de ces monuments… intéressants ?…

Le docteur désignait les maisons de boue.

— Tu veux railler, citoyen, répondit le 29, avec dignité et mépris. Je vois que tu en es encore aux vains préjugés du luxe et de la décoration. Ces maisons sont faites pour nous abriter du froid et de la pluie ; elles remplissent suffisamment cet office ; on ne peut rien demander de plus. Les recherches de l’élégance sont le fait des sociétés gâtées par le capitalisme et roulant sur la pente des décadences. Nous, nous formons un monde nouveau, dénué de préjugés, dénué de faiblesses, dénué de raffinements. L’art, le luxe — de l’inutilité, voilà ce que c’est ; de l’injustice, puisque tout le monde n’en possède pas autant — de la supériorité pour quelques-uns, puisque l’on exalte l’inégale beauté que nous arriverons à faire disparaître par une parfaite communauté de vie et un mélange constant des individus pour la reproduction… Nous ne voulons plus rien qui rappelle la tyrannie, le despotisme, le passé odieux de souffrance, de misère, d’oppression. Avant nous, il n’y avait rien. Telle est notre volonté. Nous nous refusons à recueillir les vestiges des âges disparus dans leur fange.

Après un naufrage, une caisse de tableaux échoua sur notre rivage. Ils étaient d’une magnificence ignoble. Peut-on se nourrir d’un tableau ? Je te le demande, citoyen ? Alors la colonie, réunie en Assemblée parlementaire solennelle, décida de consacrer ces odieux produits des civilisations corrompues à la proclamation de la Vérité et de la Justice. Ces tableaux, regarde-les, ils composent, cousus ensemble, la bande sur laquelle notre déclaration de principes recouvre les immoraux sujets qu’un détestable inutile avait passé des années à parfaire, au lieu de travailler pour ses semblables.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin.

— Les cadres, on les brûla. Cela t’explique, continua l’Homme 29, en parlant au docteur, la simplicité vertueuse de ces constructions que tu raillais. Elles sont belles puisqu’elles sont utiles.

— Moi, je les trouve pas mal, murmurait le naïf Zafolin, a ressemblent à des casernes.

L’insulaire entendit et bondit.

— Des casernes ! Des casernes !… Malheureux, serais-tu un vil partisan de la tyrannie prétorienne ! Des casernes ! mais cela implique une armée ! une armée, comprends-tu ? — une armée. — Des hommes éduqués pour tuer leurs semblables, l’abomination de la barbarie !…

— Ben oui, murmurait Zafolin intimidé, nonobstant que si vous aviez la guerre…

— La guerre ! L’Homme 29 rit superbement — la guerre ici ?… Elle serait bien impossible, puisque nous n’avons pas d’armée, puisque nous n’en voulons à aucun prix, puisque nous n’en aurons jamais…

Il triomphait. Le pompier ahuri par ce raisonnement bilatéral se retira de la conversation mais il murmurait :

— Nonobstant qu’il a d’drôles d’idées, le particulier, des fois qu’on supprimerait les pompiers, ça n’empêcherait pas les incendies.

Cependant, le docteur questionnait :

— Et vous n’avez jamais eu de criminels dans votre âge d’or ?

— Malheureusement si. La figure de l’Homme 29 s’altéra. Cinq d’entre nous ont dû être condamnés aux travaux forcés.

— Ben, vous y êtes tous, remarqua Binaire, en aparté.

L’Homme continua sans entendre :

— Deux sont galériens sur la chaloupe qui nous sert à traverser une petite baie, qui est à l’Ouest. Les autres…

— Eh bien ? dit le docteur.

— Il y a un homme et deux femmes. L’une des femmes s’est enfuie avec l’homme qui était déjà son complice. Ils sont dans les bois. L’homme est bûcheron et pêcheur. Il nous fournit du bois et du poisson en échange d’autres choses.

— Et qu’avait-elle fait cette femme ? interrogea le docteur.

— Oh ! c’était une grande coupable. Elle avait refusé de participer aux bons de jouissance et à leurs conséquences. Elle avait refusé d’entrer avec son numéro dans la maison de reproduction, disant qu’elle aimait ce jeune homme qui est avec elle.

Lui, ne voulait pas être de notre avis… il était insurgé contre la liberté… et voulait faire ce qui lui plaisait. Il était dangereux et intelligent. L’intelligence, c’est la mort de l’Égalité. Il a défendu la jeune femme et nous a menacés de sa hache. Alors, on les a laissés tranquilles, mais ils sont privés de leurs droits de citoyens et ne peuvent plus faire partie du Parlement, ce qui est affreux.

— Je le crois, dit le docteur. Et l’autre femme ?

— Elle avait un enfant et voulait le garder. On le lui a pris, naturellement, car il faut faire du bien aux gens malgré eux. Pour détruire ses mauvais sentiments on l’a condamnée au bout de quelque temps à soigner tous les enfants de la colonie. Nous espérions anéantir par ce moyen son affection égoïste en la dispersant. Par malheur, au bout de trois jours, elle a cru reconnaître son fils et elle s’est sauvée en l’emportant. Après, elle est revenue, disant qu’elle croyait s’être trompée et qu’elle voulait prendre son vrai enfant. Elle était très, très excitée et menaçait de nous tuer tous. On a eu de la peine à la chasser. Le bûcheron l’a recueillie, elle rôdait toujours par ici, criant pour avoir son enfant que personne ne pouvait reconnaître. Elle était devenue folle furieuse et elle est morte.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin.

— Parlons des galériens de la chaloupe, dit le docteur.

— L’un est un infâme réactionnaire. Il a demandé une culotte plus large que la sienne, sous prétexte qu’il était très gras. Naturellement, on ne la lui a pas donnée. Tous nos vêtements sont taillés sur un modèle moyen. Il n’y a pas de raison pour que les uns usent plus d’étoffe que les autres, puisque tout le monde en fabrique la même quantité.

Je ne pus m’empêcher d’interrompre l’insulaire 29.

— Mais, dis-je, en travaillant plus n’a-t-on pas le droit…?

Il me regarda avec mépris.

— On ne peut pas travailler plus, dit-il. Ce serait injuste, puisque tous les hommes sont égaux. Ce misérable le savait bien et sa demande de culotte n’avait pas d’autre but que de susciter un soulèvement et l’avènement d’une restauration monarchique.

— Naturellement, puisqu’y veut pas ête sans culotte, c’est un royalisse. (Réflexion du Rempart.)

— Quant au quatrième — la voix de l’Homme s’altéra — je ne puis en parler qu’en pleurant. C’était un apôtre quand nous le connûmes. C’est lui qui nous a appris à penser et à parler.

« Vous êtes mes égaux, disait-il, le hasard m’a permis d’en apprendre plus que vous, je veux vous inculquer mon savoir. »

Et il nous enseigna les principes de la Justice, de la Dignité, de la Vérité. Il nous fit ce que nous sommes.

Avant, nous étions un ramassis sans frein ni liberté. Maintenant… Voyez vous-même. C’est lui qui nous a appris la valeur intégrale de ce grand mot : Égalité. Eh bien, cet esprit tout rayonnant de Lumière et de Vérité a succombé dans les plus funestes erreurs. Il a voulu trahir ses frères. Il s’est refusé à les suivre dans la voie du progrès. Quels désirs insensés le poursuivaient, rêvait-il la dictature ?… Je ne sais. Un jour maudit vint où, en pleine Assemblée parlementaire, il dit que nous allions trop loin, que nous devenions des tyrans les uns pour les autres, qu’il n’y avait pas d’égalité absolue et que la liberté était de faire ce qu’on voulait, sans entraver la liberté du voisin. Il s’est frappé la poitrine en s’accusant d’avoir fait notre malheur et de nous avoir rendus stupides. Nous avons été si indignés, — surtout qu’il parlait plus longtemps que son nombre de minutes, premier pas vers la tyrannie, — que nous avons sauté sur lui pour le faire taire. Il criait encore en nous demandant pardon et en se disant prêt au martyre.

Nous avons dû l’envoyer aux galères sur la chaloupe.

— Bien fait, dit Pingouin, c’est lui l’auteur responsable.

— Nous avons voulu plusieurs fois les amnistier tous, continuait l’Homme 29, et leur rendre, s’ils voulaient se soumettre, leur place au Parlement, et le délicieux exercice de leurs droits civiques.

Mais ils sont endurcis dans le crime. Le bûcheron menace de nous tuer avec sa hache si on parle, à la jeune femme qui vit avec lui, des bons de jouissance et de la Maison de reproduction. Le réactionnaire veut bien rentrer dans le sein de la société ; mais il ne cesse de réclamer une culotte de plus en plus large. Quant à l’autre, il se refuse à nous voir et sans doute il est devenu fou, car il répète constamment : « Que la première des libertés est la liberté de ne pas être libre. » Ce qui est incompréhensible.

— Faut-il être gourde, dit le Rempart.

— Personne n’est gourde, dit l’Homme, tous les hommes sont égaux.

— Tonnerre de Dieu, dit Pingouin, tu es plus bête que nature ! Va me chercher un encrier ou je te tue.

Le Rempart saisit, de sa main de fer, le bras du 29 tout stupéfait.

— T’es mon égal, s’écria-t-il, ça n’empêche pas qu’y faut obéir à m’sieur Pingouin ou que j’t’aplatis comme un pou !

On eut l’encrier, Coco, grimpant sur un des mâts, avait descendu la bande à l’inscription, et, sur les ordres du capitaine, je la modifiai en mettant :

TOUS LES HOMMES NAISSENT ET DEMEURENT INÉGAUX.

On la remonta.

— Maintenant, dit Pingouin à l’Homme, dis-moi ton vrai nom. Ton numéro me dégoûte.

— Du… Durand, répondit l’autre, claquant des dents.

— Ah ! Eh bien, Durand, appelle tes imbéciles de compagnons.

Le sieur Durand, plein de terreur, souffla trois fois dans une espèce de cor de chasse et en tira les sons épouvantables que nous avions déjà entendus. Bientôt, nous vîmes venir les insulaires.

— Va au-devant d’eux ; fais-les ranger devant moi et qu’ils se taisent ou je les fusille, ordonna Pingouin.

Durand 29 obéit. Les autres aussi. Ils étaient plutôt laids et sales. Une apparence uniforme d’abrutissement leur donnait une sorte d’air de famille.

Leurs habits étaient en bure brune. Les petits maigres y flottaient comme des goujons dans un baquet, les grands gros avaient l’air d’être en costume de natation.

Épouvantés par nos fusils, frappés d’étonnement par la carrure du Rempart, qui jonglait avec sa bielle, domptés en un instant par le regard de Julius Pingouin, ils se tassèrent silencieusement devant nous.

Pingouin monta sur une pierre et parla :

— Imbéciles, dit-il, voyez cette inscription. Je l’ai modifiée selon la Vérité. Méditez-la, telle qu’elle est, si vos cervelles d’idiots sont encore capables de méditer quelque chose.

Je pourrais vous faire assommer ou fusiller ; mais vous êtes plus à plaindre qu’à blâmer. Ce qu’il faudrait changer, c’est bien moins les conditions de la vie que vos cœurs envieux, fourbes, vicieux et lâches. Je vous conseille de couper la tête, malgré son repentir, à celui qui vous a insufflé les sornettes sur lesquelles vous avez basé votre règlement de vie. Je vous conseille de vous faire diriger par le bûcheron qui me semble raisonnable. Il faut cesser les obscénités de votre Maison de reproduction et laisser les enfants aux parents, et chacun à la place qui lui convient. Il faudrait surtout vous aimer les uns les autres, mais cela c’est impossible…

Je m’en vais, je vous ai assez vus. J’en ai dit suffisamment pour vous ramener à la vie et à la liberté, si c’est encore faisable. Il vous faudrait quelqu’un pour vous gouverner à coups de botte — Coco par exemple.

— Bon massa, moi pas vouloir ! dit Coco avec terreur.

— Mais il ne veut pas et puis j’aime mieux le garder avec moi, poursuivit Pingouin. Je m’en vais. Je repasserai dans quelques mois. Si cela ne va pas mieux, j’en fusillerai un sur deux.

Nous partîmes en bon ordre, laissant la consternation. Coco était tout gris de frayeur.

Nous retrouvâmes l’Argonaute ; et maintenant, neuf heures du soir, nous voguons librement vers l’Avenir, l’Espérance et la Toison d’Or.


4 décembre. — Temps splendide. Bonne marche.

Rien de neuf. Coco seulement nous a tenus en éveil la moitié de la nuit par les hurlements affreux qu’il a jetés au cours d’un cauchemar.

Il se croyait roi des gens de l’île. Il se débattait en criant :

— Bon massa, bon massa, moi préfère aller guillotine. Moi bon nèg’e ! pas vouloir bagage là.

On l’a calmé, non sans peine, avec de l’eau sucrée à la fleur d’oranger dont il a bu un litre. Ce matin, il est encore tout triste.


5 décembre. — Rien.


6 décembre. — Scène violente aujourd’hui. Il paraîtrait que le sieur Flaum s’est attiré l’inimitié du chauffeur Cristallin. Celui-ci, vers midi, jaillissant de la chambre de chauffe, se précipita dans la cuisine. Il s’arma d’un couteau, en jeta un autre aux pieds du gros Suisse et lui cria :

— Misérable ! j’ai assez souffert ! L’heure de l’action est venue. Défends ta vie et disputons-nous, en braves, l’amour de Zoé Nèfle.

Cet homme, jusque-là rangé, aurait conçu, durant les heures de son labeur ardent, une furieuse passion pour la brave marchande des quatre saisons. Celle-ci, n’ayant pas répondu à sa flamme, il avait cru trouver les raisons de cette insensibilité dans son amour pour le cuisinier. Ce dernier était épouvanté.

— Monsié, monsié, criait-il, en trottant de ci de là, autant que le lui permettait sa corpulence, et poursuivi par le chauffeur ivre de rage. Vous êdes vou ! J’ai bas ti dout fait la gour, à badame Dèfle. J’ai des bœurs bures !…

Mais déjà Cristallin l’avait saisi ; le Rempart, heureusement accouru, l’enleva à bras tendus et évita un malheur. Zoé Nèfle, en même temps, intervenait énergiquement.

— Mon garçon, dit-elle à Cristallin, faudrait voir à museler tes sentiments ; tu vas me faire le plaisir de redescendre à tes fourneaux, et plus vite que ça. C’est toi qui l’es, le fourneau. On n’est pas jaloux d’un magot comme ça, et puis on ne compromet pas une honnête femme quand on n’a pas de droits sur elle. Si tu crois que c’est le moyen de me plaire davantage, tu te trompes. Faudrait pas recommencer, parce que j’en parlerais au capitaine. A-t-on jamais vu !…

Et elle s’éloigna, digne, laissant le calme amené par le nom respecté du capitaine Pingouin.

— Je crois qu’elle a z’évu pour moi, un tendre sentiment, me confia, ivre-mort, le croque-mort Binaire, à l’oreille. C’est une digne et belle phâme !

Puis, il se retourna vers Zafolin et lui glissa sans doute quelques détails légers car le pudibond pompier s’écarta en rougissant.

L’incident prit fin, et personne n’en parla à Julius Pingouin car il ne plaisante pas sur les querelles intestines.


7 décembre. — Fâcheuse nouvelle. — Nous manquons d’eau. On s’en est aperçu ce matin. Selon toutes probabilités, elle a dû s’écouler pendant la tempête, il y a cinq jours. Il est inconcevable que le cuisinier, dont c’est la fonction, ne s’en soit pas rendu compte plus tôt. Le capitaine l’a sévèrement admonesté. Le Suisse prétend qu’il a inspecté plusieurs fois et que tout était bien. C’est assez probable, car il est très régulier dans son service et on n’a qu’à se louer de lui.

Toujours est-il qu’il nous faut maintenant aborder quelque part pour renouveler notre provision. Nous ne devons pas être fort éloignés de la terre et c’est heureux, car ce qui reste d’eau suffit à peine pour deux ou trois jours. Bouture prétend que nous pourrons débarquer demain. Il connaît fort bien ces parages où il a déjà navigué.


Même jour, 6 heures. — Coco signale la côte. Bouture affirme la connaître parfaitement. Il nous dirige vers une petite baie bien abritée. Un lac d’eau douce est, paraît-il, à quelques milles vers l’ouest, dans les terres, et sert fréquemment à renouveler la provision des baleiniers qui passent par ici. C’est ainsi que notre pilote a pu connaître sa situation. Il est un homme précieux et je crois que nos préventions contre lui étaient mal fondées.


8 décembre. — Nous sommes à l’ancre, en face d’une côte verdoyante. Des collines s’élèvent à une assez faible distance. Le lac est dans leur vallée, à deux heures de marche, droit à l’ouest. Le lieu est désert et se trouve à un immense éloignement de tout endroit habité.

Les deux chaloupes sont mises à l’eau, chargées de tonneaux vides et d’une claie à roues pour les transporter. Neuf d’entre nous y prennent place, bien armés. Savoir :

Julius Pingouin, moi le Homard, le Révérend, le Docteur, Coco, le Pompier, Binaire, le Rempart, Bayados. Ces deux derniers discutent politique à voix basse.

Bouture, Flaum, Cristallin et Zoé Nèfle gardent le navire.


Même date, 9 heures du soir. — Nous revenons — ceux qui reviennent. Jamais je n’oublierai cette journée.

En débarquant, le matin, sur la côte où Bouture nous avait conduits, la joie de vivre nous emplissait le cœur. La terre était belle et fertile. Entre de hauts et magnifiques arbres qui nous abritaient des rayons du soleil, un chemin presque tracé menait vers l’ouest. Nous nous y engageâmes, remorquant gaiement notre claie chargée des barriques vides et de quelques provisions.

La marche n’était pas fatigante et quand nous fûmes au lac, vers onze heures du matin, nous pûmes admirer un site enchanteur. Nous étions dans une vallée tout entourée de collines verdoyantes et dont la seule issue était le chemin que nous venions de parcourir. Une cascade descendait à l’est et tombait dans le lac d’où s’échappait une petite rivière qui serpentait vers la côte. Le lac était d’une grande pureté. Des oiseaux s’envolaient au-dessus et de grands arbres l’entouraient.

Coco semblait dans l’enthousiasme.

— Cocotiers semblables à cocotiers natals, s’écriait-il. Ça pays à Coco. Coco content !

— Les travaillages du Providence ils est confortables admirativement, constata le pasteur Tantsticktor ; et il prit sa clarinette.

Nous avions rempli nos tonneaux, nous avions déjeuné, il faisait chaud.

— On peut dormir, dit Pingouin, mais il faut une sentinelle.

— Coco veillera, proposa le nègre avec empressement.

Pour notre malheur, nous acceptâmes. Cinq minutes après, nous étions dans l’herbe, à dormir très bien. Une piqûre sur le nez, tout à coup m’éveilla. C’était un moustique. Je regardais vaguement autour de moi, prêt à me rendormir, mais en un instant je fus sur pieds.

— Aux armes ! hurlai-je.

Je voyais une troupe nombreuse de douaniers, traversant silencieusement la rivière pour nous barrer la route.

Coco avait disparu, emporté sans doute par sa passion pour les cocotiers.

Mes compagnons, en un instant, furent debout.

Pingouin examina d’un coup d’œil la situation. Elle n’était pas brillante. En arrière, nous avions le lac ; à droite la forêt, presque impénétrable ; à gauche, la colline ; en avant, la liberté, et les douaniers barrant la route.

— C’est grave, dit Pingouin. Tant pis, il faut lâcher les barriques. A la forêt !…

Nous allions nous précipiter. Inutile. Les uniformes verts se montraient aussi à droite, nous enveloppant.

— Nous sommes perdus, dit Pingouin. Ils sont au moins cent cinquante.

— C’est ç’chinois de Bouture, dit le Rempart. Y nous a amenés ici et les aura prévenus avec ses sales étoiles. Si je l’tenais ! Coco nous a plaqués ; j’aurais pas cru ça. Heureusement que j’ai ma bielle !

Et il brandit sa barre de fer dont il ne se sépare jamais.

Cependant, les douaniers avaient fait halte. Nous étions en peloton serré, le fusil à l’épaule. Un parlementaire — un officier — sortit des rangs ennemis. Il agitait un drapeau blanc.

— Il faut voir ce qu’ils veulent, dit Pingouin — mais écoute, le Homard, — il baissa la voix — j’ai le plan cousu dans un étui de cuir et pendu à mon cou, sous ma vareuse. Si je meurs et que tu t’en tires, tu tâcheras de le prendre et d’arriver sans moi.

— Sans vous ! ah bien non, par exemple ! répondis-je, tout bouleversé.

— Si. Il faut y aller. Tâche de réussir. Il faut trouver la Toison d’Or, n’importe comment… Tonnerre de Dieu, j’aurais aimé y aller, tout de même ! Enfin, pense au plan. J’ai eu tort de le prendre ; j’aurais dû le laisser au navire…

Cependant, le parlementaire de la douane se mit à nous haranguer.

Il prononça un discours sur le devoir, l’horreur de la rébellion, la miséricorde du gouvernement.

Il nous fit remarquer qu’il ne fallait pas songer à nous défendre. Il finit, en nous disant que nous étions tous au ban du monde entier et condamnés à mort, mais qu’il nous proposait, pour éviter l’effusion du sang, de nous laisser libres si nous consentions à lui livrer notre capitaine, Julius Pingouin.

— Sacré nom ! hurlai-je.

— Chinois ! grogna le Rempart, si je te tenais…

Pingouin réfléchit un instant, puis nous dit :

— Je n’ai pas le droit de vous faire tous tuer pour moi, je vais me livrer…

— J’irai avec vous. J’aime mieux crever que de vous lâcher, m’sieur Pingouin, riposta le Rempart.

— Je casse la tête au premier qui bouge, déclarai-je.

— Voyons, Pingouin, ça n’est pas sérieux, dit le docteur, avec reproche.

— On d’mande pas ça à des hommes comme nous, déclara Binaire.

Et tous les autres étaient du même avis.

— Nous refusons, enfant de macaque, espèce de flic aquatique ! hurla le Rempart — et, si tu étais plus près, je t’apprendrais à insulter les personnes, avec des crachats sur ta sale figure !

— Très bien, dit l’officier, rouge de colère, nous allons en finir.

Mais alors, nous écarta et se montra en avant de nous, le pasteur norwégien Gustav J. K. S. Heysbergch Tantsticktor. Il agitait son mouchoir. Il marchait la tête nue, calme, en plein soleil. Ses vêtements noirs pendaient autour de lui et ses cheveux blonds étaient rejetés en arrière. Il s’arrêta et parla aux douaniers.

— Militaires très honorifiques, dit-il, il ne faut pas, car cela n’est pas le juste. Voilà que vous êtes en nombre de cent et beaucoup plus, et eux, huit en tout. Ils n’ont rien fait avant que le premier attaquement jadis, les excite. Et, maintenant, celui-là que vous voulez être livré, est un qui mesure les plus antiques.

Songez que le saignement reviendra contre vos descendances et que vous serez une journée devant le grand Dieu qui est terrible dans son furie. Et, devant Lui, il n’y aura ni galonnement, ni honneurs, ni mensonges, ni prévariquements, ni excuses, mais rien que les âmes à vous, toutes sans habits et dans le nudité véritable. Donc, je vous dis fortement : Retirez-vous et laissez eux rejoindre son occupation sans qu’il y ait massacrage…

Ainsi, il parlait. Mais alors, dans les rangs des douaniers, je ne sais quelle brute qui aurait mérité qu’on la brûlât toute vive fit feu sur le pasteur Tantsticktor et l’atteignit en pleine poitrine. Le pasteur tourna sur lui-même et tomba en criant :

— Seigneur grand Dieu, je suis mourru ! Il fit un soubresaut encore et expira.

— Assassins ! hurla le Rempart, en déchargeant son fusil.

— Baissez-vous, commanda Pingouin, et puis feu ! et en avant, à l’arme blanche !

La décharge générale des douaniers passa par-dessus nous ; mais déjà nous avions fait feu et nous étions sur eux. Sous notre furieuse poussée, leur troupe s’ouvrit pour se refermer en nous enveloppant.

On entendait des coups sourds avec les râles des morts et des mourants. Les hommes de la douane, autour de nous, s’abattaient comme des feuilles. J’en tuai vingt pour ma part. Le Rempart pouvait dénombrer ses victimes par dizaines et Binaire, le croque-mort, excessivement gai, semblait un tigre au carnage. Bayados et le pompier étaient méthodiques dans la destruction et le docteur demeurait calme et terrible avec sa haute taille, ses cheveux gris et son fusil qui tournoyait sans relâche, massue meurtrière. Quant à Pingouin, ce n’était plus un homme, les rangs des douaniers s’effondraient sous son assaut comme les épis d’un champ sous la charge d’un sanglier.

— En avant ! hurlait-il, on passera !

Nous passions, en effet. Déjà, entre nous et la route libératrice, il n’y avait plus que quelques hommes prêts à fuir. Le reste de la troupe, en arrière, ne pouvait nous joindre tant notre mouvement était rapide, et aucun des nôtres n’était tombé encore. Mais voici que dans cette route même parut, accourant au pas gymnastique, une nouvelle troupe ennemie, forte d’au moins cent hommes. Ils furent sur nous en un instant. Alors nous ne vîmes plus devant nous que la mort. Nous y marchâmes en combattant, voulant à chaque pas accroître, de nouveaux cadavres, le cortège de nos funérailles. Le carnage que nous fîmes est innombrable. Chacun de nous était une machine à tuer. Pingouin ne peut se décrire. Je sentais en mon bras la force d’une multitude. Le Rempart, couvert de sang, établi au plus fort des douaniers, combattait avec la puissance d’un élément. Sa barre de fer, dans sa main effroyable, avec un râle sinistre, tourbillonnait autour de lui, semant la mort. Mais il y avait toujours de nouveaux adversaires.

— Quand y en a plus, y en a encore, me dit le brave garçon, avec des pleurs de rage, à un moment où, derrière un monceau de cadavres et couvrant le docteur renversé, nous voyions fondre sur nous, un nouveau détachement d’adversaires. Il ajouta :

— C’que j’regrette, c’est de ne pas pouvoir servir Bouture avant de crever… Et aïe donc !

Et la barre de fer en tua trois d’un coup.

Cependant, le brave Binaire, ayant fait une immense hécatombe, s’abattait frappé à mort sur le corps du pompier Zafolin percé de coups. Pingouin était tombé trois fois, et, trois fois, s’était relevé ; le sang coulait de son front. Je reçus un coup de sabre dans l’épaule. Nous commencions à nous fatiguer. Les troupes ennemies se renouvelaient toujours.

— Ils sont trop, dit Julius Pingouin, c’est la fin…

Mais voici que, tout à coup, s’éleva des bois un épouvantable hurlement. Et une nuée de démons noirs, armés de massues, jaillit en bondissant.

A leur tête se ruait Coco. Ils attaquaient avec furie nos adversaires, les massacrant en grande joie. Les douaniers, surpris, débordés, terrifiés, hésitèrent, se débandèrent, voulurent fuir, mais les nègres les enveloppaient, les tassaient, les abattaient. Et nous, installés au cœur même de leur troupe, nous avions des forces nouvelles. Alors le carnage eut lieu.

— Grâce ! pitié ! hurlaient les vaincus, en jetant leurs armes. Mais nous n’avions pas de pitié et nous travaillions sans mot dire. Quand il n’y en eut plus, nous nous arrêtâmes, las et sanglants.

Coco, tout content, vint près de Pingouin.

— Bon massa, dit-il, toi satisfait. Moi touvé z’amis dans gands bois et avoi amené eux pour défende bon massa et gagné butin. Eux, sales bêtes — il désignait les douaniers étendus — avoi’ voulu foufouille Coco.

Cependant, nous nous lavions dans le lac. Les eaux étaient rouges de sang. Le docteur, remis du coup qui l’avait étourdi, pansait nos blessures qui étaient légères.

Les nègres, pendant ce temps, avaient dépouillé les morts et les blessés. Les gémissements de ceux-ci se mêlaient au bruit de la brise dans le feuillage. Ils étaient nus, sanglants, et leurs vainqueurs les crucifiaient.

— Non, dit Pingouin à Coco, ne les faites pas souffrir inutilement.

Alors, les nègres se contentèrent de leur couper la tête.

— Nèg’es très obéissants, me dit Coco, et bien baves gens. Moi leu avoi dit bon massa Pingouin ête Bon Dieu et vous gands saints…

Le capitaine nous rassemblait, en hâte de quitter ces lieux si beaux, devenus semblables à quelque boucherie. On reconnut alors l’absence du mécanicien Bayados. Après des recherches, on le découvrit, respirant à peine, sous un monceau de morts. Le docteur sonda les plaies, avec une grimace de mauvais augure.

— Eh bien ? dit Pingouin.

— Fini, répliqua seulement le docteur.

Nous étions prêts à partir, mais Coco ne se montra pas disposé à nous accompagner.

— Bon massa, dit-il à Pingouin, bons z’amis nèg’s avoi’ nommé Coco empé’eu pour génie militaire. Li va fondé belle dynastie avec petites femmes qu’a touvées. Li aime bien mieux ça qu’êt’e empé’eu blancs idiots, dans île. Et pis, Coco se fiche Toison d’Oo. Li connaît pas ça. Li aime bien mieux vadouille dans cocotiés.

— Alors, tu vas nous quitter ?

— Voui, dit Coco. Coco aime bien bon massa ; mais li peut pas désespéré z’amis, en étant pas empé’eu’ et li veut pas être empé’eu’ blancs idiots. Et pis, aime bien beaucoup vadouille dans cocotiés. Coco va donné, à bon massa, six nèg’es pou’ traîné voiture à eau, porté massa Bayados et ramé chaloupe et aller chéché Toison d’Oo à sa place. Eux, faut coups de botte pour tavaillé, un peu ivrognes, mais bons nèg’es.

Nous lui dîmes adieu, nous partîmes. Trois des nègres donnés par Coco tiraient la claie chargée des tonneaux d’eau.

— On va retrouver Bouture, me dit, avec un sourire féroce, le Rempart qui avait la joue enveloppée… eh bien, m’sieu le Homard, est-ce que vous êtes convaincu que c’est bien un espion des Juifs ?

— Non, des Jésuites, murmura Bayados agonisant porté par des nègres.

— Ça ne fait rien, dit le Rempart… Y a un compte à régler. J’suis défiguré, moi, faut que ça se paie.

Pingouin demeurait sombre.

Nous atteignîmes la chaloupe. Bientôt, nous fûmes à l’Argonaute. Là, un spectacle inattendu nous était préparé, car le pilote Bouture était étendu, garrotté sur un banc. Le vieux Cristallin le surveillait, tout en jouant aux cartes avec Zoé Nèfle. Le chauffeur nous apprit que, peu après notre départ, le pilote lui avait ordonné de se préparer à mener le bateau ailleurs, prétendant que c’était l’ordre du capitaine. Sur le refus du chauffeur, il avait insisté et avait tenté finalement de le corrompre avec des offres d’argent. Alors, Cristallin, aidé par Zoé Nèfle, l’avait terrassé et attaché.

Quand le traître nous revit, sur sa face il y eut de la rage et de l’épouvante mais il demeura calme.

Le jour tombait. Nous étions tous sur le pont, sauf le vieux Bayados qui se mourait dans la cabine. Il n’y avait pas de vent, la mer était tranquille et son râle montait jusqu’à nous.

Julius Pingouin fit délier le pilote.

— Pilote Bouture, dit-il, tu as trahi.

— J’ai trahi, dit Bouture, tue-moi.

— Oui, dit Pingouin, il y a des morts. Tu dois mourir.

— Ça m’est égal, dit Bouture ; cinquante fois j’ai risqué ma vie pour le quart de ce qu’on m’offrait pour te livrer. Je regrette que le coup soit raté, voilà tout ; mais un autre que moi réussira. Vous n’arriverez jamais. Le monde entier est contre vous. Vous crèverez tous, c’est mon plaisir.

Le capitaine prit son revolver.

— Es-tu prêt ? demanda-t-il.

— Pingouin ! dit le docteur, en lui saisissant le bras.

— Laisse-moi, dit le capitaine. Il faut ce qu’il faut. Cet homme a trahi.

Et il lui cassa la tête.

— Par-dessus bord, dit Julius Pingouin, en poussant du pied le cadavre.

Il descendit dans sa cabine.

Nous obéîmes. Les requins, qui tournaient autour du navire, se partagèrent le corps.


Maintenant, il est dix heures du soir. Je suis à la barre et seul sur le pont. La nuit est nuageuse et livide. Le navire marche à toute allure et j’entends encore le râle du vieux Bayados qui achève de mourir. Ma blessure me brûle. Je crois que j’ai la fièvre. Je regarde la mer. Les requins alléchés nagent dans notre sillage. Il y a une houle courte et chaque vague semble un sépulcre ouvert d’où sort un spectre qui s’élève un moment et se rejette en arrière sous la dalle qui retombe. Jamais encore je n’ai vu cela et je me souviens que de vieux matelots m’ont dit que c’était signe de mort. Je pense aux dernières paroles de Bouture : « Jamais vous n’arriverez, vous crèverez tous, c’est mon plaisir. » Je pense à tous ceux d’entre nous qui sont disparus. A l’Homme en Jaune surtout, qui a péri dans le mystère, et qui a son tombeau quelque part dans l’Océan. Par-dessus tout, je suis obsédé par l’idée de ce qui est en bas, près du moribond, tirant son âme par le bras pour l’emmener je ne sais où… Voilà que j’ai peur à être seul ainsi. Je me cramponne, mes dents claquent, j’ai la sueur de l’agonie sur le front, et j’aimerais mieux n’importe quoi que la terreur désespérée qui me tord le cœur et m’enlève jusqu’à la force de bouger… Mais, tout à coup, à mon côté, se trouve Jules Pingouin. Il pose sa main sur mon épaule et il me dit :

— Je suis là. Il faut être fort. Il faut espérer et avoir confiance. Il y a un Dieu pour tout le monde.

En bas, le râle cesse. L’homme est mort.


9 décembre. — Nous sommes tous dispos et pleins de courage, ce matin. L’effroyable journée d’hier, loin de nous abattre, nous a donné de nouvelles forces, par la grandeur des périls vaincus et la façon presque miraculeuse dont nous avons triomphé. Je dois, certes, mon énergie présente à Julius Pingouin. Il en est peut-être de même pour mes compagnons. Nous sommes pourtant terriblement diminués. De dix-sept que nous étions au départ, nous restons sept seulement.

Savoir : Julius Pingouin, capitaine ; moi, le Homard, lieutenant ; le docteur Saturnin Glair ; Hippolyte, dit le Rempart du Quartier Rouge ; le chauffeur Cristallin ; Flaum, le cuisinier ; et la brave Zoé Nèfle qui nous aime tous comme ses enfants et qui est vraiment de premier ordre. J’ajoute les six nègres, don de Coco ; ceux-ci, malheureusement, ne peuvent pas encore beaucoup nous servir. Nous les employons comme chauffeurs, rameurs à l’occasion, et l’un d’eux tient le gouvernail. Pingouin ou moi, le relayons quand il faut. Ils sont bons garçons et joyeux, mais, comme dit Coco, plutôt feignants et un peu goinfres.

Il est à craindre aussi, je dois le dire, que nous ne conservions pas longtemps, parmi nous, le cuisinier Flaum. Ce pauvre gros homme est très malade. Il vomit et étouffe que c’en est attristant. L’autre jour, au moment où le traître Bouture a expié, il s’est évanoui de faiblesse et d’émotion. Ce matin, comme il passait à mon côté, tout jaune et traînant son ventre affaissé :

— Eh bien, ça ne va donc pas ? lui ai-je demandé.

— Non, monsié le Hobard, m’a-t-il dit mélancoliquement. Je suis pien balade, j’irai bas chusqu’au pout. Che vais bourrir, je grois… Quel balheur ! Chaurais dant voulu drouver avec fous et le gabidaine Bingouin la Doison t’Or !

— Allons, allons, du courage, lui dis-je.

— Ui, j’en ai, mais c’êdre la fie qui s’en fa !…

Et le pauvre gros homme redescendit.


10 décembre. — Nous avons, vers midi, croisé un grand navire qui nous a fait des signaux. Pingouin a répondu. Ils avaient à nous donner deux nouvelles qui révolutionnent le monde et qu’ils pensaient être ignorées de nous, ce qui était vrai.

Nous lûmes :

I. — « Nouveau champion cycliste du monde est Mémorin. A battu Croisillon trente centimètres dans course vingt-cinq jours. »

II. — « Président République assassiné coup de marteau par charcutier républicain. »

— Je m’en fous, dit Pingouin, en refermant sa lunette.

— Merci, fit-il signaler, tout va bien à bord.

Nous poursuivîmes notre route. L’Argonaute va bien. Le temps est beau ; mais nos provisions commencent à baisser singulièrement et il nous faudra songer à nous ravitailler. Le Port International extrême est à quatre jours de mer à peu près. Nous y toucherons avec les précautions convenables et nous y acquerrons ce qu’il nous faut. Alors, il n’y aura plus qu’à aller de l’avant. Nous quitterons les confins du monde habité pour entrer dans l’inconnu ; mais nous avons Julius Pingouin et un plan.

A ce sujet, le capitaine m’a fait venir aujourd’hui dans sa cabine.

— Le Homard, m’a-t-il dit, je me suis résolu après l’histoire de l’autre jour, à laisser le plan ici.

L’avoir sur moi, c’est dangereux. Je l’ai mis dans le petit coffre-fort qui est là, scellé dans la paroi. Il est en sûreté. Pour l’avoir, il faudrait démolir le navire ; et puis il n’y a que toi et le docteur pour le savoir. S’il m’arrive malheur, vous pourrez le retrouver. Il ne faut pas qu’une chose comme ça disparaisse avec un homme. Le chiffre pour ouvrir la serrure est 318, le numéro que nous avions aux bateaux-mouches… Le ressort est en dessous à gauche.

Maintenant, parlons d’autre chose. Tu sais qu’il nous faut absolument des provisions. J’ai réfléchi : C’est très joli de toucher au Port International mais on nous sait par ici, après le dernier combat.

Il doit y avoir une police de tous les diables pour les navires…

Il vaudrait peut-être mieux attaquer un bateau de commerce et prendre ce qu’il nous faut…

Je sais bien que cela n’est pas très régulier ; mais ma foi, quand on a un but… As-tu une idée ?

Ici, la voix du docteur nous appela en haut. Il venait de capturer un pigeon voyageur qui s’était abattu, fatigué, sur le pont de l’Argonaute. Le pigeon portait la lettre suivante, écrite en clair sur papier pelure.

Le commandant du croiseur Destruction, à Son Excellence, le Gouverneur du Port International.

« Selon les ordres de Votre Excellence, nous avons fait route vers la côte, dans les eaux de laquelle devait se trouver, avec son navire, le pirate Julius Pingouin. Débarquant sans avoir rien pu découvrir d’anormal, nous avons appris de la bouche même de l’empereur nègre Coco premier, souverain des naturels du pays, la destruction récente et complète de la troupe de Julius Pingouin et la mort du pirate lui-même, tué par la main de Coco premier, qui l’avait attaqué avec ses nègres. Nous avons pu voir, décorant le palais du souverain, selon la coutume du pays, la tête des principaux complices de Julius Pingouin et la sienne propre que nous avons identifiée à l’aide du signalement à nous remis.

« Le potentat noir nous déclara avoir incendié le navire-pirate l’Argonaute. Les hommes restés à bord y avaient péri, sauf deux, échappés par miracle, et qui furent remis entre nos mains. En vertu du code maritime, et en dépit des subterfuges qu’ils employaient, se prétendant soldats des douanes et seuls survivants d’une troupe envoyée contre le pirate et détruite par lui, nous les fîmes pendre à notre vergue.

« Nous n’avons pu, malgré toutes nos recherches, apprendre quoi que ce soit au sujet du plan que devait posséder Pingouin. Ou bien ce document a disparu avec le navire, ou bien il n’a jamais existé et l’expédition n’aurait été, ce qui est probable, qu’une simple entreprise de piraterie.

« Dans ces conditions, nous avons cru devoir remettre à Coco premier la somme de vingt-cinq mille francs en or, promise à celui qui amènerait la perte du fameux pirate et de son expédition ; somme dont le monarque nous a délivré un reçu régulier.

« Nous demeurons, de Votre Excellence, le dévoué serviteur.

Signé : commandant Walrus. »

— Très, très curieux, dit le docteur ; ce commandant Walrus me paraît doué d’une perspicacité peu commune et d’un esprit critique des plus éclairés. Son opinion au sujet du plan qui n’a jamais existé est spécialement ingénieuse.

— C’est Coco, qui l’est, ingénieur, remarqua le Rempart… Quelle vieille ficelle… Li bon nèg’e, li avoi’ bonne tête su z’épaules…

— Il nous sauve à peu près la vie, dit Pingouin. Maintenant, on peut aborder au port en toute sûreté.

On va laisser reposer le pigeon ; demain matin, on le lâchera ; il arrivera un jour et demi avant nous ; c’est ce qu’il faut. Il n’y aura qu’à coller une bande à l’arrière, pour changer le nom du navire.

Le Homard deviendra le capitaine Litière, commandant l’Albatros ; c’est l’ancien nom de l’Argonaute et j’ai retrouvé les papiers…

— Et puis, ni vu, ni connu. On fait peau neuve puisqu’on est mort, s’exclama le Rempart. Cré nom ! c’est pas mal inventé ça.

Cependant, le capitaine redescendit avec le docteur, vers sa cabine.

— Ça, me dit le Rempart, c’est le roi des hommes ; on se ferait hacher pour lui ; y en a pas deux pareils.

Y sait toujours ce qu’y faut faire… Y connaît tout… Y l’est plus fort que Christophe Colomb qu’a découvert l’Amérique en faisant tenir un œuf sur sa pointe…


11 décembre. — Tout va bien à bord. Rien de particulier si ce n’est que le pauvre Flaum va plus mal chaque jour… Ce matin encore, on l’a trouvé évanoui la tête dans une casserole. Le docteur le remonte de son mieux, mais il ne peut pas arriver à comprendre la maladie qu’il a, et croit que l’air de la mer lui est pernicieux.


12 décembre, 9 heures du matin. — Nous lâchons le pigeon voyageur. Il monte et file immédiatement dans la direction du Port International. L’Argonaute est devenu l’Albatros. Le capitaine l’a fait laver du haut en bas par les nègres et on a peint à neuf les boiseries du pont. Il ne se ressemble plus. Les papiers du bord sont prêts. Officiellement, je suis Arsène Litière, commandant l’Albatros. Nous verrons la terre, sans doute, demain dans la matinée.


Même jour, 6 heures. — Nous venons de croiser un grand navire de commerce avec qui nous avons échangé des signaux. Rien appris de particulier.


13 décembre. — Il y a un mois juste que nous sommes en route. Pour fêter cet anniversaire, nous avons soupé un peu plus somptueusement que de coutume. Au dessert, le docteur Saturnin a porté la santé de Julius Pingouin. A son tour, Julius Pingouin a porté la santé de l’équipage de l’Argonaute.

— Camarades, a-t-il dit, je lève mon verre pour vous. Vous êtes des braves. La mort en a pris beaucoup parmi nous. Je les salue, et surtout le pasteur Tantsticktor, qui nous a montré un exemple sublime. Ceux qui sont morts connaissent le repos, on peut le croire ; mais pour nous qui vivons, il faut lutter. Le plus dur est à faire, car, après notre escale, ce ne sera plus des hommes qu’il faudra combattre, mais l’inconnu… Ça ne fait rien, nous arriverons, soyez-en sûrs, et ce sera le triomphe. J’ai confiance en vous, ayez confiance en moi.


14 décembre. — Nous pensions être en vue du port avant le soir ; mais il est maintenant neuf heures et il n’y a rien de nouveau.


15 décembre, 5 heures du matin. — Nous venons de jeter l’ancre dans le Port International. Je passe sur les rasoirs administratifs, sanitaires et autres, avec lesquels on entrave la liberté de tout le monde d’aller quelque part. Il n’y a pas eu d’accrocs.

A huit heures, Pingouin part dans la petite chaloupe pour s’occuper des approvisionnements. Il emmène le Rempart, et deux nègres rament. Pingouin voudrait en avoir fini aujourd’hui même, pour repartir demain.


11 heures 1/2 du matin, même jour. — Je ne sais plus où j’en suis. Peu après le départ de Pingouin, comme nous étions tranquillement à nos affaires, un individu amené par une barque où ramaient deux Malais, a fait irruption à notre bord. Il est tombé sur le docteur, qui lisait un journal, et, en un clin d’œil, l’a contraint à l’écouter.

— Illustre monsieur, lui a-t-il dit, savant voyageur, enviable propriétaire de ce séduisant yacht de plaisance, dont je salue aussi le vaillant capitaine (ça, c’était pour moi), permettez, à votre humble serviteur, de déposer ses hommages à vos pieds.

Un instant, il regarda fixement le docteur ; puis continua, sans qu’on pût l’en empêcher.

— Vous êtes de mon pays, homme magnanime.

Oui, j’en suis sûr, je le sens, mon instinct me le révèle et mon instinct ne me trompe pas…

Ah ! malheureux et coupables sont ceux qui, exilés loin des leurs par la destinée, sur cette terre, trop étroite pour les âmes avides d’infini, — malheureux et coupables sont ceux qui peuvent rencontrer un enfant de cette mère commune qu’est la patrie, sans que leur œil s’humecte, que leur cœur batte, que leurs bras s’ouvrent, et que leur voix profère, en balbutiant de tendresse, les plus doux noms ! Moi, je n’en suis pas, de ces cœurs de pierre (il se frappa la poitrine), et je vous ai deviné ! Béni soit ce jour qui me donne une si douce joie…

Mais, je veux abréger mon discours, monsieur et cher compatriote, il ne me faut pas abuser de vos moments précieux. Je vais être bref… J’ai, à votre service, à ce titre si glorieux de compatriote… Trois ans déjà, monsieur, que j’ai quitté la mère-patrie ; trois ans que je n’ai revu son ciel azuré, entendu prononcer par toutes les bouches sa douce langue, fertile en génies si variés, connu les joies de l’amitié, de l’amour, — car on ne peut aimer loin du pays qui est le vôtre, surtout quand on a laissé son cœur en fermage auprès d’une tendre beauté… Ah ! je m’émeus, pardonnez !

Si vous avez aimé, si vous aimez encore, si vous avez laissé, au loin, celle qui… Si son mouchoir trempé de larmes, agité sur la jetée… Mais que vous dis-je ? Vous l’avez emmenée peut-être ? Elle est là, sans doute, dans un de ces délicieux wigwams maritimes… Mais, pardonnez de nouveau… Je me sens indiscret… C’est la joie de revoir quelqu’un de mon pays, d’entendre sa voix très chère. O jours de la jeunesse, du calme et de l’innocence, souvenirs patriarcaux et enfantins, que vous êtes doux ensemble et cruels, au cœur de l’exilé !

Ainsi, il discourait sans souffler, et songer à l’arrêter eût été de la folie. Cela dura une heure vingt. J’étais dans un demi-sommeil. Le docteur, tout à coup, se leva :

— Assez ! cria-t-il de toutes ses forces. En voilà assez ! Vous vendez quelque chose ? Quoi ? Je veux le savoir. Proposez vos saletés et que ce soit fini !

— Illustre protecteur du négoce exportateur, répondit l’autre avec bienveillance, j’ai hâte de vous satisfaire.

J’ai l’honneur de représenter, dans ce centre international, l’une des plus importantes maisons de la métropole. Cette maison saura vous fournir, par mon entremise, dans les meilleures conditions, à titre de publicité, car avec un compatriote, je ne voudrais pas faire une affaire, les plus réputées et les plus authentiques marques de ce produit, glorieux entre tous, qui a contribué à répandre à l’égal des plus brillants succès militaires, politiques, artistiques, scientifiques ou commerciaux, le nom et la considération de notre cher pays sur toute la surface du globe. J’ai nommé le vin. Le vin, ce nom, monsieur, doit être prononcé le front nu, avec recueillement et respect, avec douceur et passion…

Il allait toujours, victorieux et inébranlable. Après le vin, il parla des ronds de serviettes ; il en vendait aussi. Puis des tuyaux d’arrosage ; c’était sa gloire.

Il célébra alors les baleines de parapluies démontables, susceptibles de devenir cure-dents, chaînes de montre ou porte-plume ; seul, il en était dépositaire. Il avait tout dans sa barque…

Une heure passa encore, il fallait prendre un parti.

Le docteur se pencha vers moi.

— Il faut réagir, me dit-il d’une voix faible, ou nous sommes perdus. Appelez Cristallin. Il pourra peut-être nous défaire de lui.

Secouant la torpeur mortelle qui m’accablait, j’appelai Cristallin. Il monta de la machine, tout sale et noirâtre. En lui était notre espérance. Mais, à peine l’aperçut-il, que l’homme vint à sa rencontre avec un doux sourire.

— Honorable travailleur, lui dit-il, vous qui, semblable à Vulcain, régnez aux lieux ardents où le feu combat l’élément humide et engendre la puissante vapeur, votre labeur est bien salissant. Cette circonstance, combien je la bénis, qui me permet de vous porter un appui désintéressé, car je ne veux pas faire une affaire avec un compatriote et agirai avec vous à titre de publicité.

Je suis seul représentant de notre plus importante maison pour la fabrication du savon. Ce produit extra, gloire de notre grand port commercial, je vous le fournirai dans les meilleures conditions d’excellence et de prix, car, je ne saurais trop le répéter, le soin des affaires s’oblitère chez moi, lorsque je suis en rapport avec un des fils de notre beau pays, de notre pays, qui…

Mais, Cristallin en avait assez et dégringola, plus vite qu’il ne l’avait monté, l’escalier de la machine, nous laissant seuls et sans ressources. Alors, le docteur, animé par la grandeur du péril et la résolution du furieux désespoir, se leva.

— Monsieur, dit-il, plus un mot. Vous vendez du vin ? Très bien. Donnez-m’en huit paniers… Là — posez-les là… Des ronds de serviettes ? On ne peut mieux. — J’en prends deux douzaines — à côté du vin. Des tuyaux d’arrosage ? six mètres — avec une lance. Des baleines de parapluies démontables, cure-dents, cure-oreilles ? etc. — Parfait. — Mettez-en quinze. — Le savon ? — Un pain. — Est-ce tout…?

Encore des oiseaux empaillés ? Je ne m’y oppose pas. Donnez-moi ce pétrel que je vois dans votre barque… Non, pas celui-là — l’autre — qui a les ailes repliées — il tiendra moins de place… Fourrez-le là. — Merci beaucoup. — C’est tout pour aujourd’hui ? Allons, tant mieux. Combien ? Huit cent quarante-deux francs vingt-cinq ? C’est pour rien. Voilà l’argent. Vous avez votre compte, n’est-ce pas ? Oui. — Eh bien, maintenant, vous voyez ce canon ? — Partez ! qu’il n’y ait pas de sang ici ! — Partez sans dire un mot, sans retourner la tête, et ne revenez plus si vous tenez à la vie, car, ma parole d’honneur, je ferai torpiller votre sale barque avant même qu’elle soit à moitié chemin !

L’homme disparut. Le docteur, très pâle, s’appuya au bordage.

— Quelle séance, murmura-t-il, abattu.

Cependant, nous nous préparons à rejoindre Julius Pingouin et le Rempart, car l’heure approche où ils doivent nous attendre.


Même jour, 4 heures 1/2. — Je viens de rentrer à bord dans la petite chaloupe pour surveiller l’arrivage des vivres.

Pendant ce temps, le Rempart doit être en train de boxer. Il lui est arrivé une drôle d’aventure. Ce matin, comme il se promenait sur le port avec Pingouin, il a été rencontré par un reporter du grand journal américain Little Frog, qui l’a pris pour le fameux boxeur Duck que l’on attendait justement ici. Pingouin a vu tout de suite l’avantage qu’on en pouvait tirer pour notre sécurité complète et il a dit au Rempart de laisser aller l’erreur et de jouer le rôle du boxeur. Notre ami a tout ce qu’il faut pour cela. L’américain, enchanté de l’avoir trouvé le premier, l’a interviewé sur-le-champ. Le Rempart, qui ne sait pas un mot d’anglais, répondait par gestes à tort et à travers. Pingouin expliquait qu’il avait une extinction de voix et parlait pour lui quand il le fallait. Le journaliste a emmené le champion déjeuner avec lui, ne voulant pas le lâcher d’une semelle de peur qu’on ne le lui ravisse.

Un match a été organisé immédiatement, pour ce tantôt, Pingouin ayant déclaré que l’honorable Duck avait des affaires l’obligeant à partir demain matin.

Au moment même où j’écris ces lignes, le Rempart boxe. Je ne voudrais pas être à la place de ses adversaires.

Ce matin, vers onze heures et demie, nous avons été rejoindre Pingouin à terre. — Sont restés : Cristallin, qui a dit que ça le dégoûtait de marcher, et le pauvre cuisinier qui était trop malade. J’avoue que ça m’a fait plaisir, pour une fois, de déjeuner sur une table immobile.

Après, nous avons fait nos derniers achats et je suis revenu pour surveiller, laissant Pingouin, le docteur et Zoé, assister aux exploits du Rempart. Il paraît qu’il y a déjà six cent mille francs d’engagés sur lui, rien que pour sa prestance, car on l’a exhibé à moitié nu. C’est flatteur.

Quand les magots qui amènent nos ravitaillements en auront fini, je retournerai à terre rejoindre le capitaine.

J’espère que nous pourrons partir demain matin.


16 décembre. — Nous sommes en mer de nouveau. Notre séjour d’une journée dans le Port International aura été plutôt accidenté.

D’abord, quand j’ai quitté le navire, vers sept heures, Flaum a voulu m’accompagner. Il semblait dans un état voisin de l’agonie. Une fois en présence de Pingouin, qui nous attendait sur le port, il lui dit d’une voix faible :

— Monsié le Gabidaine, je suis balade à bourir, j’ai eu à beine la vorce de fenir jusqu’ici, dans la pargue. Je peux plus rebardir avec fous. Che peux blus vaire mon zervice et je fous emparrasse. J’ai peaugoup de beine, gar moi aussi chaurais foulu droufer le Doison t’Or et fous agombagner ; mais je beux bas. J’aime bieux bourir izi. Je suis vadigué de zouvrir.

— Je crois que cela vaudra mieux, dit Pingouin, ému. Je le regrette, vous êtes un brave homme et vous nous manquerez beaucoup.

Il le prit à part :

— Comment allez-vous vivre ? Avez-vous de l’argent ?

— Bas beaugoup ; bais je verai assez. J’ai drende-deux vrancs. Je dâcherai te droufer tes gombadriodes pour me blazer quand je serai guéri…

— En attendant, il ne faut pas mourir de faim. Prenez cela, — il lui donna une somme. Et pas un mot, à qui que ce soit, sur notre expédition. On saura tout, si nous triomphons ; au cas contraire, on ne saura rien du tout.

— Bas un bot — Che le chure ; mon barole t’honneur ! J’aimerais pien mieux me vaire duer.

Le docteur, pendant ce temps, nous racontait les hauts faits du Rempart. De son poing épouvantable, le sourire sur les lèvres, il avait défoncé la poitrine du premier de ses adversaires. Le second, abattu ensuite d’un coup sur la face, était resté deux heures sans connaissance.

— Et pourtant, j’ai fait attention à ne pas taper trop fort, avait confié notre champion au docteur.

Le troisième, un nègre, s’était retiré sans réclamer sa part.

Une foule délirante et enthousiaste avait alors porté en triomphe le Rempart en l’acclamant aux cris de « Duck à jamais ». La popularité de ce dernier boxeur a immensément crû sans qu’il s’en doute. Un superbe banquet, sans compter d’autres résultats plus avantageux, avait été offert à notre ami, et il le présidait, à ce moment même, décoré de la ceinture d’honneur qu’on lui avait décernée. Toujours muet et répondant toujours par gestes, aux questions qu’on lui posait, il a été tout le temps admirable. Pingouin lui a recommandé d’être sur le quai, à dix heures précises, pour regagner avec nous l’Albatros, et, dans tous les cas, de rentrer avant deux heures de la nuit, car nous partirons peu après le jour.

— Allons dîner, termina le docteur.

Le repas fut plutôt calme. D’abord, cela nous faisait quelque chose de laisser comme ça, malade et seul, le gros Flaum, qui avait l’air d’un enterrement… Ensuite, je crois que nous nous disions tous que c’était là le dernier repos avant la grande lutte, quelque chose comme une veillée des armes avant la bataille où il faut vaincre ou mourir… Et, ma foi, ça nous rendait un peu sérieux, bien que je ne pense pas qu’aucun de nous soit un lâche…

Vers neuf heures, comme nous fumions nos cigares, quelque chose de nouveau eut lieu.

La porte de notre salle s’ouvrit tout à coup et entra un homme. Il était ivre ; mais convenable et solennel. Il vint, oscilla une ou deux fois, reprit son équilibre, et me parla.

— Suis : Nèfle, dit-il en appuyant son index sur sa poitrine. Veux ma femme.

— Hein ? fis-je.

— Suis : Nèfle, répéta-t-il. Veux ma femme.

— Ah, mon Dieu ! Antonin ! s’exclama Zoé Nèfle. Qu’est-ce que tu fais ici ? Ça c’est trop fort !

— Te cherche, répliqua l’autre avec majesté. Bien content de te revoir… Bien content. Triste sans toi. Chaussettes percées. Et puis, sœur morte. Enfants à élever. Peux pas tout seul. Ai mis hôpital et suis parti te chercher.

Zoé semblait stupéfaite…

— En voilà des nouvelles, disait-elle. Comment as-tu fait pour me trouver ? Et tu es encore ivre…

— Rien bu, répondit l’autre. Désespoir. Tu viens ?…

— Mais, comment saviez-vous que votre femme était avec nous ? demandai-je.

— Savais pas, dit-il. Hasard. Amené par Providence. Électricien sur paquebot. — Il se frappa de nouveau la poitrine. — Débarqué ici. Vu Zoé par vitre. Suis bien content… Soif, ajouta-t-il.

Je lui donnai un verre, Zoé était très agitée.

— C’est renversant, disait-elle… Venir par hasard… Et les enfants ? Lui encore, il pourrait rester seul — jamais je n’ai pu l’empêcher de boire…

L’hôpital, c’est dégoûtant… Et puis, il est venu de si loin pour me chercher… sans rien savoir… Y a pas… il faut que je parte… Mais qui est-ce qui raccommodera vos affaires ?… Et la Toison d’Or ?… Moi aussi, j’aurais voulu la trouver !… M’sieur Pingouin, je vous suis utile, n’est-ce pas ? J’veux pas vous laisser… Non… la peine que ça me fait !… Et ce pauvre homme qui est tout content de me revoir !… Je ne sais plus… M’sieur Pingouin, qu’est-ce que je dois faire ?

— Allez avec lui, dit Pingouin. Si je reviens, nous nous reverrons.

Et il l’embrassa tandis qu’elle sanglotait.

— Tu viens, répéta Nèfle, qui avait fini sa bouteille.

— Adieu ! nous cria-t-elle. Au revoir ! Je m’en vais. Et elle se sauva. Nèfle suivit.

Nous restâmes dans le silence.

— Il est dix heures, dit tout à coup le capitaine, partons.

Sur la jetée, le Rempart n’était pas.

— Regagnons l’Argonaute, dit Julius Pingouin. Il aura été retenu. Il a dit qu’il rentrerait seul plus tard, s’il n’était pas là à l’heure juste.

Encore des adieux. Ceux de Flaum, notre cuisinier.

— Je suis pien drisde ! répétait le gros homme, qui voulut nous embrasser tous.

Notre barque, sur la mer calme, s’éloignait de la jetée déserte d’où le Suisse nous regardait.

— Gabidaine Bingouin ! cria-t-il tout à coup d’une voix forte, quand nous fûmes à une quarantaine de mètres.

Nous nous arrêtâmes.

— Gabidaine Bingouin, répéta-t-il, de toutes ses forces, tu as bris des vezies bour des landernes, les hommes bour des héros et moi bour in impécile. Bouture était ine pête et moi j’ai ton zegret. Refenez pas en arrière ou j’abbelle la police, qui est là dout brès. Je vais maindenand gonsdiduer une zoziété pour drouver le Doison t’Or.

Regarde don blan !

Et il agitait un parchemin.

— Tonnerre de Dieu ! dit Pingouin. En arrière !

— Bas un moufement, cria Flaum. Je zuis le blus vort. Je te bréviens, avin que…

La phrase ne fut pas achevée. Une forme athlétique se dressa derrière lui, une main arracha de sa main le plan, et, du Rempart, le poing, comme la foudre, descendit sur le crâne du traître et l’enfonça. Flaum étendit les bras et tomba à la mer, bœuf assommé.

— Te v’là servi, mon vieux, j’arrive à temps, railla la voix rauque du Rempart, qui piqua une tête et nous rejoignit à la nage, le plan entre les dents. Il le remit au capitaine, qui lui serra la main sans parler.

— V’là une bonne journée, nous confia le Rempart, qui semblait un peu éméché. Ç’lui qui m’sortira y l’est pas encore né. Y m’ont fichu un gueuleton à tout casser. J’ai touché quéque chose comme vingt mille balles en pus d’une ceinture tout ce qu’y a d’chouette et d’l’honneur. On en ferait son ordinaire de c’truc-là.

Bientôt, nous fûmes au navire. Pingouin, dans sa cabine, constata que le coffre-fort avait été ouvert. Cristallin ne s’était aperçu de rien, ayant dormi tout le temps.

Pingouin plia le plan et le remit dans son étui de cuir.

— Je ne m’en sépare plus, dit-il, et je me demande comment l’autre a pu ouvrir le coffre. Vraiment, le Rempart est arrivé à temps.

Nous nous préparâmes à partir sans plus attendre, bien qu’il nous manquât encore la moitié de notre combustible. Il faut ajouter que deux des nègres fournis par Coco ont déserté.

Maintenant, il est dix heures du matin. Nous avons depuis longtemps perdu du vue la terre. Nous ne devons plus toucher à aucun lieu connu. Guidés par notre plan et Julius Pingouin, nous allons droit à la Toison d’Or. Le capitaine pense que, dans un mois environ, nous atteindrons la région où elle doit régner. Il faut pour cela que la rapidité de notre voyage ne soit pas entravée et nous devons tenir compte des difficultés inconnues de ces mers si extraordinaires, où nul navigateur n’a pu jusqu’à ce jour s’avancer bien loin et dont on dit qu’elles ne mènent à rien d’autre qu’elles-mêmes.

Nous sommes pleins de confiance et de force. Nous ne sommes plus — sans compter les nègres — que cinq, il est vrai ; mais ces cinq, sûrs les uns des autres et sûrs d’eux-mêmes, fortifiés par les épreuves et la grandeur des difficultés vaincues, en valent cent, soit dit sans nous flatter. Flaum et Zoé, bien que leur disparition soit gênante au point de vue service, nous auraient, sans doute, par la suite, encombrés fortement.

Le vieux Cristallin, l’infatigable chauffeur mécanicien, est particulièrement satisfait de l’exécution du cuisinier ; ce dernier, paraît-il, au temps où Cristallin était amoureux de Zoé, lui aurait fait signer un désistement de sa part de prise dans la Toison d’Or, en paiement d’une rivière en faux diamants avec laquelle Cristallin espérait capter l’amour de la lingère. Je n’ai pas compris grand’chose à l’histoire un peu embrouillée que le chauffeur m’a racontée là-dessus ; mais ce qui est tout à fait drôle c’est que Flaum n’ayant pas la parure sur lui ne devait la livrer qu’après le voyage.

Chargement de la publicité...