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L'homme sauvage et Julius Pingouin

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17 décembre. — Cette nuit, par un temps clair, nous avons aperçu un moment, au loin dans l’Est, le feu à éclipse d’un phare puissant qui est certainement celui du cap Sud. C’est, sans doute, la dernière manifestation d’existence humaine, qu’il nous est donné de saluer pour bien longtemps, peut-être à jamais.


18 décembre. — Rien. Non plus que les 19 et 20 du même mois.


21 décembre. — Nous sommes singulièrement incommodés par une nuée d’insectes qui, depuis ce matin, couvre le pont du navire. Ce sont des sortes de poux volants, qu’une violente bourrasque a jetés sur nous, comme un nuage épais, en même temps qu’une odeur pestilentielle nous envahissait. Le docteur paraît fort inquiet de ce phénomène. L’infection s’est dissipée notablement au bout d’une heure ; mais les poux volants ont persisté en grand nombre, malgré tous nos efforts, et leur commerce n’est pas agréable.


22 décembre. — Hier, vers le soir, nous avons tous été saisis d’un accès d’une fièvre bizarre engendrée, dit le docteur, par les poux volants qui, maintenant, sont à peu près tous morts. Chez quelques-uns d’entre nous, l’atteinte du mal a été légère ; mais Cristallin et trois des nègres ont beaucoup souffert pendant près de deux heures avec vomissements, délire et perte de connaissance. Le docteur s’est montré d’un grand dévouement jusqu’à ce qu’il soit atteint lui-même, et cela avec tant de violence que nous craignîmes pour sa vie.


Même jour, 11 heures. — L’accès nous a repris ce matin avec une terrible énergie pour quelques-uns d’entre nous. Ont été pris très gravement : Cristallin et deux des nègres. Le docteur et le troisième nègre vont bien mieux au contraire et peuvent marcher. Pingouin, le Rempart, moi et le quatrième nègre, après avoir encore légèrement souffert, sommes maintenant dans un état supportable, sinon tout à fait normal.


Même jour, 4 heures. — L’un des nègres vient de mourir. On l’a jeté immédiatement à la mer. Un de ses camarades ne vaut guère mieux et Cristallin est à peu près sans connaissance. Le docteur, faible encore et grelottant, se montre très inquiet de cette maladie étrange. Toutes les expéditions qui, avant nous, se sont aventurées jusqu’ici, ont été frappées par cette terrible épidémie engendrée par les mêmes causes, et se sont trouvées décimées. Quelques-unes ont été totalement détruites. Les requins, qui ont dévoré le premier nègre, suivent l’Argonaute, dans l’espoir de nouvelles pâtures.

Voilà que le ciel se montre singulièrement cuivré. Vers l’horizon, dans l’atmosphère calme, des brumes montent en tourbillons spiralés et tout fait prévoir un coup de vent. Nous ne sommes que quatre pour lutter contre la tempête qui menace.


23 décembre. — Le coup de vent n’a pas eu la gravité que nous craignions. La nuit, cependant, a manqué de sécurité ; mais enfin, nous avons pu nous maintenir sans avaries graves et le danger est passé. Vers deux heures, est mort subitement celui des nègres qui semblait rétabli. Son camarade au contraire est tout à fait hors de danger ainsi que Cristallin qui a pu se lever et marcher. Le docteur est bien, quoique souffrant encore de douleurs aiguës.


24 décembre. — La température est douce. Une brise légère nous pousse dans notre direction. Nous avons déployé les voiles et elles aident puissamment à la marche du navire. Nous filons au moins quinze nœuds, ce qui est considérable. Les malades sont tout à fait rétablis et l’état moral est satisfaisant.


25 décembre. — Nous nous enfonçons toujours davantage dans cette mer inexplorée sans rencontrer les habituels obstacles que nos devanciers prétendent avoir trouvés. Le temps est beau mais se rafraîchit vers le soir. C’est Noël aujourd’hui et je me rappelle les Noëls de ma petite enfance et cela m’émeut, car voilà bien des années que je n’avais pensé à des choses de ce genre.


26 décembre. — Mer calme et glauque. Beaucoup d’oiseaux, ce qui semble indiquer la proximité d’une terre. Nulle côte à l’horizon.


27 décembre. — Nous avons passé, cette nuit, en vue d’un grand volcan couronné d’un panache rougeâtre. Ce doit être le Terror, dont l’existence, signalée par quelques navigateurs, a été fortement contestée. Nulle expédition n’a pu s’avancer plus avant, ou du moins n’a pu revenir pour le dire. L’endroit, du reste, est effroyablement dangereux par ses récifs, entre lesquels l’Argonaute évolue avec difficulté. Les passages sont si étroits, la mer si violente, que c’est un miracle de tous les instants que nous ne soyons pas brisés et engloutis.

Julius Pingouin est à la barre et, autour de nous, hurlent des vagues puissamment hautes et écumeuses.


28 décembre. — Nous sommes sortis des récifs et nous avançons dans une mer tranquille et sombre, sous un ciel pluvieux. Le docteur a été saisi, ce matin, par un léger retour de fièvre, mais cela n’a eu ni durée, ni gravité.


29 décembre. — Temps sombre. Rien de spécial.


30 décembre, 11 heures 1/2 du soir. — Quelque chose vient d’arriver, dont il faut que je parle. Vers neuf heures, nous étions réunis dans la cabine depuis quelques instants, Pingouin, le docteur et moi, laissant l’un des nègres surveiller la barre. Le Rempart dormait dans son hamac. Cristallin et le second nègre étaient à la machine.

Nous parlions, je ne sais plus de quoi, lorsque, tout à coup s’ouvrit la porte de notre cabine et, fit irruption, le nègre que nous avions laissé en haut. Son visage était couleur de cendre. Il bégayait dans sa langue incompréhensible et nous faisait signe de monter sur le pont. Nous le suivîmes. Alors, dans une nuit tranquille et livide, le nègre nous indiqua l’avant du bateau, et là, à son ancienne place, fumant sa pipe et tel qu’il était de son vivant, se tenait assis l’Homme en Jaune.

Une seconde, nous demeurâmes immobiles ; puis, Pingouin se précipita vers l’apparence de cet homme, qui s’était noyé une nuit de tempête. Quand le capitaine fut à deux pas, elle s’envola de l’autre côté. Pingouin s’y jeta. Elle revint à sa première place. Honteux de mon hésitation, je courus sur elle, mais quand j’en fus à proximité, elle n’était plus là. Alors, j’eus une douloureuse nausée, car je sentais l’odeur de son tabac et nul d’entre nous n’avait fumé depuis des jours.

Pingouin me prit par le bras et nous nous retirâmes à l’écart avec le docteur, qui était demeuré en place, tout blême et les cheveux hérissés. A l’avant, il y avait de nouveau l’Homme en Jaune, impassible et fumant sa pipe.

— C’est signe de mort, dis-je à demi-voix, à Julius Pingouin.

— Je le sais, me répondit-il. Il garda, un moment, le silence. Je crois que c’est pour moi qu’il vient ; mais il ne m’aura pas comme ça. S’il réussit, pourtant, écoute-moi, le Homard, tu continueras de toutes tes forces vers la Toison d’Or. Quand elle sera trouvée, et que tu reviendras avec le triomphe, alors je veux que tu aies, chez toi, un de ces oiseaux qui portent mon nom. Tu lui donneras la meilleure place et la première, tu lui mettras, au cou, un collier en or à grelot et tu le laisseras se promener comme il voudra. Et tous les ans, le jour anniversaire de notre départ, tu donneras, pour lui, une grande fête, où il sera couronné.

Voilà ce que tu feras en mémoire de Julius Pingouin, que tu auras connu…

Tout à coup, le docteur éclata en un grand rire, en nous montrant l’avant, d’où l’Homme en Jaune avait disparu. A ce rire succéda une voix que nous reconnûmes avec peine pour la voix du savant docteur Saturnin Glair.

— Çà, c’est un peu trop fort, disait-il. Où est l’explication ? Qu’on me la donne, si quelqu’un l’a ! Je veux comprendre ! Que nous l’ayons vu, c’est signe que nous avons de bons yeux, très bien. Mais qu’il s’en aille ainsi, sans prendre congé, voilà qui passe mon intelligence ! J’ai vu bien des choses étonnantes, et je les ai toujours comprises logiquement… Mais celle-là ?… ah ! non, non ! elle est un peu trop forte !… Un peu plus forte encore que notre expédition… Vieil imbécile, va, à ton âge !… pourquoi n’es-tu pas resté tranquille, au coin de ton feu. Rien ne vaut un bon dîner, un bon lit et une jolie femme… La science, c’est de la blague ! les découvertes, c’est de la blague ! la Toison d’Or, c’est de la blague !…

— Il est fou, me dit Pingouin dans l’oreille d’une voix si basse que je l’entendis à peine.

— Pas fou du tout ! hurla le docteur. Guéri bien plutôt, de la maladie que nous avons tous, et qui en a fait crever tant, des camarades… Ha !… Ha !… Ha !… L’Homme en Jaune, et Joseph, et Bouture assassiné, et le pasteur, et les douaniers, et tous les autres, tous pour toi… Ils y sont tous, je te dis, dans le sillage, dans les nuages, dans le vent. Écoute-les t’appeler, capitaine Pingouin. Donne-leur ton âme en fer, va ! ça vaudra mieux !… Non, j’irai à ta place. Je suis un héros, moi aussi !…

Il extravaguait furieusement. Nous le fîmes descendre et enfin il dormit. Maintenant, j’écris ceci et bientôt je vais aller remplacer Pingouin à la barre et revoir l’Homme en Jaune qui est revenu.


31 décembre. — Pendant des heures, je suis demeuré à la barre, avec cette figure étonnante, qui restait tranquille à l’avant.

Ce matin, le docteur semblait plus calme ; mais aussitôt qu’il parla, nous vîmes que sa raison était partie pour toujours.

Notre voyage continue sans périls matériels. Le temps est doux ; mais le ciel est exceptionnellement nuageux.


Même jour, le soir. — Vers la nuit, l’Homme en Jaune revint. Nous l’attendions, si je puis dire.

— Il faut le laisser tranquille, avait dit Pingouin, et aller de son côté le moins possible.

Le docteur, malgré tous nos efforts, alla s’asseoir à côté de la figure à l’avant et il lui parlait familièrement. L’autre ne bougeait pas et fumait.

L’odeur de son tabac nous était apportée par le vent léger.

— Rends-la-moi, disait le docteur, avec insistance, en parlant de quelque chose d’inconnu… Qu’est-ce que tu veux en faire ? Voyons ? Tu ne peux pas t’en servir là-bas, rends-la-moi. Sois bon garçon, rends-la-moi. Tu sais bien qu’ils ont besoin de moi, ici, et que, sans elle, rien ne va… Je te la remettrai après, je te le promets… Quand ils auront été au bout et qu’ils pourront se passer de moi. Quand on est au bout, on s’arrête et on revient ; tu me retrouveras à ce moment-là… C’est quelques jours de crédit, tu peux me rendre ce petit service… Ne sois pas si exigeant… Pense donc combien c’est pénible de ne plus l’avoir avec moi, je m’y étais habitué, il y a si longtemps que je l’avais à mon service… Tu sais bien…

Il baissa la voix et nous n’entendîmes plus. Ainsi, il parlait à cette apparence, qui n’avait rien de terrestre, je pense, et qui ne voulait pas se laisser convaincre.

Au bout d’un long temps, le docteur revint vers nous, laissant l’autre.

— J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la ravoir, dit-il, sans expliquer de quoi il parlait, mais il ne veut rien entendre. Il a une tête en bois, ce n’est pas de ma faute. — Il baissa la voix. — Demain je me préparerai d’avance… et j’aurai ce qu’il faut pour lui donner à réfléchir…


1er janvier. — Rien de particulier. Le bateau va bien.

Le docteur a passé une partie de la journée enfermé dans sa cabine. Il semble beaucoup plus maître de lui. Il nous a dit, d’un ton très raisonnable, qu’il se sentait un peu malade et énervé, mais que c’était un reste de fièvre et qu’il préparait une potion à prendre le soir afin de se soulager.

Pingouin espère que l’accès est en grande partie dissipé et ne se renouvellera pas.


Même jour, 9 heures. — Comme la nuit s’établissait, fumeuse et livide, comme toutes les nuits dans ces contrées, l’Homme en Jaune vint occuper sa place habituelle. Sa venue nous était déjà familière. Il est tellement et en tous points identique à ce qu’il était avant sa disparition, que je pense parfois…

....... .......... ...

Comme j’écrivais les précédentes lignes, le docteur parut sur le pont et s’avança vers la figure assise à l’avant.

— Eh bien, lui dit-il, as-tu réfléchi ? Es-tu plus raisonnable qu’hier… Voyons… hein ?… Allons, donne-la-moi, va, sois gentil, tu n’y perdras rien… Je te la demande pour une heure — une heure seulement, là, que je puisse arranger mes affaires… Une heure, tu ne peux pas me refuser cela… Tu ne sais pas comme tu me fais souffrir… Tu ne penses pas à tout, prends garde… Tu vois cette fiole ?… C’est moi qui l’ai préparée et c’est diablement mauvais, je t’en préviens… Eh bien, je vais compter jusqu’à dix, et, si tu ne me l’as pas rendue, — tu me comprends, n’est-ce pas ?

Je commence… Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf… dix… Ça y est… Veux-tu ? Non !… Eh bien, attrape et va au diable !

Et le docteur Saturnin Glair vida sa fiole et tomba mort. Nous courûmes. Mais, pour lui, il n’y avait plus rien à faire d’autre qu’à jeter son corps à la mer, ce qui eut lieu.

Alors, l’Homme en Jaune s’en alla et ne revint plus.


2 janvier. — Je viens de m’apercevoir que, depuis hier, nous sommes dans une année nouvelle. Je n’y avais pas fait attention et, après tout, cela n’a aucune importance. Le monde des hommes n’existe plus pour nous ; ma foi on s’en passe facilement…

Nous voici réduits à quatre par la fin du docteur.

Nos deux nègres commencent, il est vrai, à nous rendre beaucoup de services. Ils sont intelligents et, maintenant, peuvent à peu près nous comprendre et même bégayer quelques mots. Pour plus de commodité, le chauffeur-mécanicien Cristallin, avec qui ils servent à tour de rôle, leur a donné des noms : Bergami, pour l’un, et Frise-Poulet, pour l’autre. Impossible de savoir pourquoi il a choisi ceux-là, par exemple.


3 janvier. — Depuis hier, nous sommes engagés dans un détroit bizarre, entièrement resserré entre deux hautes murailles de pierre rouge, et si tortueux, que l’on ne peut voir à plus de cent mètres en avant et en arrière. Les roches sont effroyables, nues et sinistres. Entre elles, le flot tourbillonne.

En haut des murailles, repose un nuage épais qui nous cache le ciel et à travers lequel il nous semble parfois entrevoir de petites figures vivantes se pencher pour nous observer ; mais ce n’est peut-être qu’une illusion.

Il fait un froid assez vif, dans ces bas-fonds, où le soleil ne descend jamais et un cruel malaise nous fait désirer de revoir bientôt la mer libre.


4 janvier, 5 heures du matin. — La nuit a été, est encore si intensément sombre, que nous n’avancions qu’avec la plus grande prudence dans ce passage inconnu, entre ces remparts funestes qui nous ont accompagnés jusqu’à quatre heures du matin. Nous reconnûmes alors que, de nouveau, nous étions en pleine mer.

L’obscurité est toujours aussi complète, mais le danger est à peu près dissipé.

— Nous avons marché de nuit, malgré le péril, me dit Pingouin, parce que, à l’orifice de ce détroit, existe un terrible tourbillon, plus puissant, dix fois, que le maelström norwégien et que l’on ne peut franchir, vu les mouvements de la marée, qu’à l’heure précise où nous avons passé.

— Comment savez-vous cela, capitaine ? lui demandai-je, étonné.

— Je le sais, dit-il, et il descendit.

Cela se trouve probablement sur le plan. Sans ce document miraculeux et sans la puissance et la direction de Pingouin, nulle expédition du monde ne pourrait songer à faire ce que nous avons fait.

Et je suis fier, même si je dois mourir sans pouvoir arriver jusqu’à la Toison d’Or, d’avoir accompli de si grandes choses.


Même jour, 10 heures du matin. — Tout à coup, vers six heures, les ténèbres s’évanouirent et firent place à la clarté totale du jour. Nous étions, et nous sommes encore, dans un paysage marin vraiment singulier. La mer est, uniformément, rose saumon et le ciel, partout, vert pomme. Il n’y a ni soleil, ni nuage ; mais de tous côtés, la même lumière verte et crue.

— Tiens, all’est rigolo, c’te mer, déclara le Rempart.

— Elle est ridicule, dis-je, mécontent.

— Elle me fait peur, dit Cristallin, et il descendit vers sa machine.

Cependant, ces flots inattendus sont habités par une quantité d’êtres tout à fait imbéciles. Des rats écailleux se jouent en sautillant et en tourbillonnant dans notre sillage ; des tortues énormes, avec des cous de trois mètres et des yeux mobiles sur pédoncules, se promènent gravement à la surface de l’eau, sans y enfoncer ; de grandes algues ouvrent des fleurs gélatineuses où butinent des coquillages volants. Des chauves-souris aquatiques, des poissons ailés, en multitude, décrivent des courbes autour du navire et s’établissent déjà dans nos mâts pour s’y accoupler, y construire des nids, et nous assourdir de leurs ramages discordants… Je passe tout le reste, plus stupide encore.

— C’est tout à fait drôle, dit Pingouin, il faut sonder, on ramènera peut-être quelque chose d’intéressant.

Nous sondons. La profondeur est moyenne. La sonde rapporte des objets non prévus.

1o Un coquillage d’un blanc laiteux, bivalve. Il s’ouvre, nous montrant une figure aux yeux fermés qui reproduit des traits humains, toujours mobiles et différents, où passe la ressemblance d’une foule de gens que nous avons connus ; puis, il saute tout à coup à la mer et nous laisse.

2o Un corset très élégant, en soie violette, avec des bouffettes, et roulé dans un numéro du Journal Officiel.

— Tiens, il y a z’eu z’un adultère gouvernemental, par ici, émet le Rempart, qui semble tout en joie.

3o Une masse rougeâtre, ayant des analogies avec une éponge ; elle se gonfle progressivement en produisant une douce musique, puis éclate en infectant.

4o Un fer à cheval détérioré, qui mesure quatre-vingt-trois centimètres d’une corne à l’autre.

— Ça, dit Cristallin, ça a été fabriqué pour une bête d’avant l’déluge. Comme qui dirait un canasson d’l’âge de pierre…

— Un fer à cheval d’l’âge de pierre… Pocheté va, pourquoi pas d’l’âge de boue… ça serait bien l’mot avec not’ sale gouvernement, dit le Rempart.

5o Rien du tout. Un monstre vorace des bas-fonds s’est nourri sans doute de notre sonde et file avec, car la ligne nous est arrachée des mains et se brise. C’est dommage.

— C’est p’têt’ bien l’souteneur honoraire, dit le Rempart… Ben oui, l’Homme-Poisson, ç’lui qui cherchait la Vérité, — faut-y en avoir une couche !…

— Continuons tranquillement, notre route, dit Pingouin, nous sommes dans le bon chemin.

Et puis, il ne faut pas s’émouvoir si on rencontre des choses extraordinaires. Il n’y a que le manque d’habitude qui les fait trouver comme ça…

Voyez l’Homme en Jaune. On s’y faisait très bien.


La mer est toujours rose saumon et le ciel toujours vert pomme. Et nous sommes dans un carnaval insensé. Maintenant, les tortues qui se promènent à la surface des flots sont debout sur leur arrière-train, lisent un journal et s’appuient sur une canne ; des phoques se montrent avec une épaisse chevelure et un violon dont ils jouent ; des espèces de livres gélatineux volent comme des parachutes, des canards avec une tête en fer-blanc à jour barbottent partout. On voit flotter de gentils petits squares, pareils à ceux des grandes villes, bien ratissés et déserts. Des navets gigantesques et jaunâtres émergent et pivotent avec une rapidité vertigineuse, en répandant, soit des parfums délicieux, soit des puanteurs pour lesquelles il n’y a pas d’expression. Des enfants bleu clair se rangent en ligne de chaque côté du navire et jouent au bilboquet avec leur tête qu’un cordon bleu attache à leur taille et qu’ils rattrapent sur leur cou. Une troupe de babouins à nageoires, décorés jusque dans le dos, vernissent au pinceau la surface de la mer, avec une jolie laque rose et grimacent en se dépêchant. Protégeant leur labeur, une pancarte au bout d’une perche, porte ces mots : « Société animale des Beaux-Arts. » Des pieuvres ouvrent de grands yeux rêveurs et brandissent, au bout de leurs tentacules, de petits drapeaux. J’y vois écrit : « Journée de huit heures. » Des langoustes énormes font une course à pied, d’autres les excitent avec des cris affreux ; la gagnante reçoit une médaille. Un serpent de mer joue de l’orgue de barbarie avec sa queue. Des morues tiennent un meeting et s’écrient « Vive le Roy ! » Des raies indolentes déploient en éventail leur queue d’écureuil ; des congres multicolores sonnent du clairon ; deux hippocampes ont un duel à la lance ; un cochon marin tire à l’arc ; une grenouille, habillée en facteur, distribue des lettres ; un cachalot sort de l’eau et s’envole. Par-dessus tout, bourdonnent les coquillages les plus variés…

Tout cela est terriblement drôle et nous rend malades de rire, mais au fond, je ne sais pas si cela nous amuse tant que cela.

— Nous sommes dans la bonne route, dit Pingouin, allons toujours.

Nous allons ; mais les ténèbres tombent, comme un manteau, aussi vite qu’était venu le jour.

Un astre bleu pâle, que nous prenons pour la lune, à l’horizon se montre, noyé à demi dans la mer, où il redescend bientôt. L’obscurité nous saisit et, en même temps, un vent furieux s’élève pour continuer jusqu’au matin.


5 et 6 janvier. — Vent violent et lutte contre les éléments. La mer est normale mais très rude. Le soleil, qui s’est levé avec un éclat jaune et maladif, projette peu de lumière et de chaleur. Nous avançons toujours ; mais notre provision de charbon commence à baisser.


7 janvier. — Le vent un peu tombé nous laisse du repos. Autour de nous, il n’y a que la mer. Rien à signaler. Les événements passés, même les plus récents, flottent pour nous dans un éloignement prodigieux. Il nous semble que dix années se sont écoulées depuis notre passage dans cette mer rose, sous un ciel vert. Il nous semble que mille ans, goutte à goutte, sont tombés sur nous depuis le soir de notre embarquement… Et je me demande si, en vérité, nous avons vécu les aventures que j’ai rapportées, et qui ne sont plus que des ombres dans ma mémoire…


9 janvier. — Nous sommes dans des parages si lointains et si inconnus que les sentiments humains y sont la proie de mouvements surnaturels. Nous connaissons des impressions vagues et inexprimables, et, certes, elles n’ont aucune parenté avec les sensations des habitants de la terre… Pourtant, nous avançons toujours, sans faiblesse…


10 janvier. — Je désespère de rendre les sentiments qu’engendre ce ciel fuligineux, cette brume traînant visqueusement comme un chiffon mouillé, cette mer huileuse aux vagues molles… A quoi bon essayer d’exprimer, puisque je n’ai pas de mots… Il y a des lueurs étranges qui semblent trouer des vapeurs lourdes… Mes compagnons sont fatigués… Je ne sais pourquoi j’écris ceci. Nul ne pourra le lire… Les jours de ma vie humaine sont rejetés dans une antiquité surnaturelle. Je pense que des années ont passé dans ce voyage, que j’ai notées comme des jours… Nous sommes aux confins du monde et je me demande avec stupeur comment nous avons fait pour y parvenir…


12 janvier. — Le vent est nul. Nous avançons. De mauvaises pensées nous assaillent à regarder cette mer uniforme qui ne finit jamais et ce ciel désert sous son rideau troué… Et des bruits étonnants flottent et répercutent dans nos oreilles des voix que nous savons…


Maintenant, il y a dans ce brouillard si puissant qui nous enserre, des faces pour nous contempler et s’évanouir… Une fut spécialement odieuse, qui se traîna des heures à notre suite. Apparence aux cheveux blancs…


Il y a une morne indifférence autour de nous. Le jour et la nuit ont fini d’être… Une ombre progressive descend d’heure en heure… A présent, je ne trouve plus ce qui nous a menés ici.

Je connais que nous ne sortirons plus de ces vapeurs accablantes et que, dans cet océan illimité, qui ne conduit à rien d’autre qu’à lui-même, il n’y a rien. Et cela m’est égal. Je sens que mon âme a changé et, aussi, sans doute, celle de mes compagnons.


15 janvier. — Un péril nouveau nous a contraints à l’énergie et à l’effort pour sauver notre vie… Dans l’obscurité indécise, au loin, vers l’horizon, il y avait deux lueurs blanches et jumelles, d’une intensité variable mais toujours croissante. On reconnut que c’était deux volcans séparés par un chenal peu large.

Pingouin bondit sur le pont.

— Debout, cria-t-il. Préparez-vous. Il faut passer entre les volcans. C’est la seule route !

En un instant, nous fûmes au travail, installant la pompe à bras pour inonder le pont. Nous approchions. Les volcans étaient en une éruption furieuse et toutes les lueurs dont ils ruisselaient, les torrents de leurs laves et les prodigieuses colonnes embrasées qu’ils lançaient au ciel rayonnaient du même éclat uniforme, blanc comme la neige.

— En avant, cria Pingouin, du courage !

— On va se réchauffer, ricana le Rempart.

Le navire avançait à toute vitesse. Le capitaine tenait la barre. Cristallin était à sa machine. Les deux nègres manœuvraient la pompe dont je dirigeais les jets et le Rempart nous inondait tous avec un seau.

Alors, dans le tumulte et le vacarme, dans le tourbillon vaporeux de la mer convulsée, sous la pluie de feu et de mort, il fallut se jeter et l’embrasement terrible nous saisit. La chaleur devint effroyable, les mâts étaient en flammes, notre peau cuisait, nous ne respirions qu’une brûlure mortelle. Un des nègres fut tué par un bloc enflammé…

— Plus vite ! commanda Pingouin par-dessus le fracas, plus vite ! nous sommes presque au milieu !

Mais Cristallin se montra sur le pont :

— Il n’y a plus de charbon, dit-il.

— Tonnerre de Dieu ! hurla Pingouin, à la hache ! Qu’on brûle le navire, qu’on brûle les mâts, qu’on brûle les vivres, le pétrole, le goudron ! Il faut passer ou mourir !

Déjà, nous dépecions à grands coups de hache les bois de l’Argonaute ; on abattait ce qui restait des mâts. Dans le foyer grésillaient les jambons, les huiles. La machine ronflait furieusement. On marchait. Le bois s’ajouta. L’Argonaute, en flammes, était rasé comme un ponton mais filait avec une prodigieuse vélocité et nous étions passés. Non sans peine, on éteignit l’incendie du bord et déjà la lumière blanche des volcans devenait lointaine. Cependant, notre vitesse se ralentissait. Alors, reparut le vieux Cristallin.

— Il n’y a plus de charbon, dit-il, il n’y a plus de bois, bientôt il n’y aura plus de navire. Faut s’arrêter… Moi, j’en ai assez…

— Du courage, dit Pingouin, tout va bien, nous sommes dans la route…

— C’est trop tard, il n’y a plus rien, répondit le vieux chauffeur… Faut s’arrêter… Moi j’en ai assez…

Et il s’assit sur le pont, mettant sa tête dans ses mains.

Je lui pris le bras, mais son corps se renversa lourdement de côté et m’échappa. Nous reconnûmes que son âme l’avait quitté.

Nous ne pouvions rester sur l’Argonaute. On mit à l’eau la grande chaloupe qui n’avait pas trop souffert et qui fut chargée de tout ce qu’on pouvait emporter d’utile. Je pris avec moi le présent Livre de Bord. Nous mîmes le feu au vieux navire et nous le quittâmes. Julius Pingouin fut le dernier et, comme il descendait dans la chaloupe, je vis sur sa figure une sorte de désespoir.

L’Argonaute brûlait, éclairant avec des lueurs rougeâtres notre chemin dans les ténèbres.

Julius Pingouin nous dit :

— C’est maintenant qu’il faut avoir un cœur fort. De ceux qui sont partis, nous restons trois seulement… Nous devons arriver au but. Si nous mourons avant, très bien. Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Je crois que vous pensez de même… Quel que soit le résultat, nous avons accompli ce que nul homme n’a accompli.

— Si on jetait une bouteille à la mer avec des notes ? dis-je.

— Non, dit Pingouin. Si nous triomphons on saura tout… Sinon, c’est inutile.

— Et on triomphera ! hurla le Rempart. M’sieur Pingouin, je suis à vous jusqu’à la mort… Et aïe donc ! On va ramer, ça nous réchauffera !

Tous trois nous nous serrâmes la main d’un cœur assuré et aussi celle du brave nègre Frise-Poulet qui ramait déjà de toutes ses forces.

Et maintenant, depuis des heures, nous sommes établis du mieux possible dans cette chaloupe. L’obscurité autour de nous est profonde ; un seul fanal nous éclaire à peine car il nous faut ménager l’huile. Pingouin consulte son plan et tient la barre. Nous nous relayons aux rames avec une seule idée qui est comme une ivresse, — avancer.


16 janvier. — Nous ramons toujours. La mer est de suie. Il fait très froid. Aucun incident ne peut être signalé.


19 janvier. — Oui, je pense que nous sommes le 19 janvier. Mais la montre du capitaine s’est arrêtée tout à coup et je n’ai aucun moyen pour apprécier le temps au milieu de cette nuit constante et effroyable qui nous étreint toujours plus cruellement. Le froid est vif.


Des heures et des heures, des journées et des journées, certainement, se sont écoulées depuis que nous voguons ainsi dans cette mer… Notre boussole est devenue immobile… Nous ne savons rien. Nous errons à l’aventure parmi des ténèbres toujours plus profondes… L’eau elle-même possède la couleur de l’encre…

Nous ramons désespérément pour aller en avant, sans savoir où, sans oser nous arrêter, sans penser et sans espérer… Julius Pingouin, à la faible lueur du fanal, regarde son plan qui ne peut plus rien nous apprendre…


Des temps encore… D’un accord muet, nous avons cessé l’inutile labeur des rames… Parfois, l’un de nous les ressaisit dans un accès de furieuse épouvante ; mais il cesse bientôt et retombe dans le silence et dans l’immobilité.


Une fatigue découragée nous accable. Le froid est le plus impitoyable que j’aie jamais souffert… Nous sentons qu’autour de nous la vie n’est plus. Les ténèbres sont un vêtement de poix qui nous étouffe… La tache blême que fait notre falot nous empêche seule de mourir sans doute ; mais bientôt, nous ne pourrons plus l’alimenter…


Nous sommes engourdis dans un calme de mort. Nous avons mis dans la lampe les dernières gouttes d’huile et, avant peu, elles seront consumées… Julius Pingouin ne parle plus pour nous encourager… Voici que commence à tomber sur nous une neige affreuse qui est noire comme les ténèbres…

Elle tombe sans arrêt, nous ensevelissant avec une lenteur suffocante et glacée… Le silence éternel nous écrase…

Je pense que l’heure finale vient, car la lueur du falot maintenant s’affaiblit peu à peu… Et ces lignes sont les dernières sans doute qu’il me sera permis d’écrire…


Le flambeau s’éteignit. Avec lui trépassa le nègre Frise-Poulet… Alors ce fut pour nous l’attente enivrante de la mort… Mais un bruit naquit au loin qui grandit prodigieusement vite. Déjà sur nous était une montagne noire et liquide qui rugissait avec la voix du tonnerre et qui nous emporta, brisés et inconscients, dans sa course vertigineuse…

Après, ce fut un choc et l’immobilité — et, autour de nous, un jour cuivré tombait des nuages dans une vallée où nous étions par terre. Pingouin m’appelait. Le sol de la vallée était rouge et poli comme du corail, semblables étaient les collines, et semblable le tronc des arbres dont les feuilles étaient en cristal et les larges fleurs en velours noir.

— Par là, dit le capitaine, en indiquant la plus haute des collines qu’un nuage rougeâtre couronnait.

Nous montâmes pendant des heures, avec une fatigue effroyable. Nous tombions, nos pieds saignaient et les feuilles aiguës se brisaient dans notre chair. Nous regardions Pingouin. Tout déchiré et sanglant comme nous, il paraissait transfiguré.

— Encore un effort, cria-t-il. Il nous saisit par le bras. Sa force vint en nous. Le sommet fut atteint et la masse nuageuse franchie.


La falaise était d’une éclatante blancheur. Circulairement, elle allait à droite et à gauche, et nous étions en haut. Il y avait un ciel pâle et lumineux comme le diamant et, là-bas, un astre inconnu d’où ruisselaient des splendeurs. Et une mer immobile baignait le pied de la falaise avec ses flots surnaturels qui étaient en or pur.

Julius Pingouin avait le visage d’un dieu.

— En avant ! cria-t-il. En avant ! Dans le soleil !

Il se jeta du haut en bas et s’engloutit.

Alors, dans le mouvement, le son et la lumière, toutes choses tournèrent et cessèrent d’être pour nos sens… Et je ne sais plus…


Maintenant, le Rempart est dieu, à cause de sa force, parmi ces peuplades sauvages qui, dans la suite, nous recueillirent sur la grève sablonneuse de leurs îles désolées. Moi, je suis revenu, et il m’a fallu très longtemps, car ce lieu, où nous nous réveillâmes à la vie de la terre, est tout au bout du monde.

24 décembre 1901.

FIN

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