L'homme sauvage et Julius Pingouin
Elles ont coulé, ces larmes amères, et maintenant je n’ai plus la force de me révolter. Mon désespoir furieux s’est changé en un morne accablement. Au cours de mes sanglots l’on m’a dépendu. Je suis assis par terre car mes jambes se refusent à la marche, mais cela m’est égal — tout m’est égal. Je n’ai plus aucun espoir d’avenir, aucune espérance d’évasion ; mais j’écris ceci pour me distraire, pour ne pas penser, pour terminer ce que j’ai commencé. Au dernier moment, avant de dire pour toujours adieu au monde civilisé, à une ingrate patrie, aux traîtres qui m’ont vendu et à tout ce que j’aime, (je repleure), par une voie quelconque, vers le dehors, je ferai parvenir ces lignes…
M. Barnabé Cruchot, délivré du kanguroo qui fait ses préparatifs de départ, vient de s’approcher de moi pour m’adresser une demande que je qualifierai de monstrueuse. Il m’a demandé de lui confier la présente œuvre afin qu’il la publie lui-même, une fois en liberté, comme écrite en collaboration. J’aurais la moitié des droits d’auteur !…
— Non, monsieur, ai-je répondu avec indignation, ce carnet est le fruit de mes veilles et la chair de ma chair et je ne veux pas que vous vous l’attribuassiez… J’aime mieux perdre tous les droits d’auteur, si l’on est assez injuste pour me ravir le prix de tant de peines… J’emploierai un moyen sûr, que me fournira l’inspiration du moment, pour que ce document tombe entre les mains de ceux-là qui pourront lui donner la publicité immense qu’il mérite… Je désire encore cette gloire posthume. Je veux que l’on sache quelle âme fut la mienne… Il faut que nul n’en ignore !…
— Monsieur, s’est-il écrié alors, vous me réduisez au désespoir !… Eh quoi, moi, Barnabé Cruchot, j’aurai tout fait pour lancer une si belle affaire et la gloire m’en serait ravie par un autre !… Moi, journaliste, j’aurai trompé tous mes confrères grâce à des ruses de peau-rouge, perdu d’innombrables parties au stupide jeu de la manille aux enchères avec vous et le disparu Églantine, écouté les discours fastidieux du crétin Méandre, dormi avec une répugnante et adipeuse concierge (moi qui ne goûte que les femmes maigres et distinguées), mangé un journal indigeste, été brutalisé sans trêve par un marsupial irrespectueux, au long de quinze interminables jours passés en un lieu inconfortable et parmi une canaille sans foi ni loi, j’aurai, dis-je, supporté tout cela avec la constance la plus parfaite pour qu’en fin de compte, ce soit un huissier qui relate tout ce qui s’est passé et en tire une gloire universelle !… Que pourront être les vagues descriptions que me fourniront une mémoire infidèle, que pourront être mes assertions faites de chic, puis-je dire, et même mes plus belles inventions, auprès des pages que je vous ai vu, jour par jour et heure par heure, écrire, et qui ont certes la vigoureuse et minutieuse véracité d’un rapport définitif, dont on ne peut douter…
Réfléchissez, cher maître Cormoran… réfléchissez… Je vous abandonnerai les trois quarts des droits d’auteur, et mettrai votre signature avant la mienne… Consentez, voyons…
— Non, monsieur, dis-je fermement.
— C’est bien, monsieur, dit-il alors, c’est bien… Vous ruinez ma carrière et vous me déshonorez. Je ne vous le pardonnerai jamais…
Et il partit.
Je le hais cet homme. Quand je pense qu’il ose songer à me ravir un succès qui sera immense, j’en suis sûr, d’après ses propres dires, je bous d’indignation. Et puis, il va être libre, tandis que moi… passons… passons…
3 heures. — L’Homme sauvage vient de recevoir un télégramme ainsi conçu :
Londres, 28-6-19-7-50.
Arriverai minuit exactement. Sincèrement.
Carnyby.
C’en est donc fait. Les derniers préparatifs s’effectuent. Les caisses de champagne offertes en remplacement de M. et de Mlle Méandre viennent d’arriver. Viennent d’arriver aussi, en sacs, les sommes déposées chez Me Gémissant ainsi que la caisse contenant l’habit et les accessoires d’académicien destinés à M. Jonathan Carnyby… Notons également quarante pipes destinées au sieur Panaris, que le diable brûle.
M. le docteur Volière, avec un calme parfait, emballe sa garde-robe que l’on vient de lui envoyer et explique à l’Homme sauvage la manœuvre de la sonde œsophagique. M. Cruchot se promène de long en large et me lance de mauvais regards. Le sieur Truie a été détaché et on lui a remis son habit, mais le babouin l’a conduit au fond de l’appartement pour le tourmenter plus à l’aise jusqu’à la dernière minute… On entend les cris d’ici… Vieux pourceau, va !… Quand je pense qu’il m’a été préféré… Enfin n’insistons pas !…
6 heures. — Les papiers officiels viennent d’arriver. Je les dépouille avec l’aide de l’ourse brune et de Sylvain. Il y a le traité entre l’Homme sauvage et le gouvernement, les quittances et le certificat du sieur Panaris, l’acte de divorce de la concierge Armandine Cane. Ajoutons le brevet de consul général dans le Pacifique et celui de commandeur de la Légion d’honneur. Le gouvernement, dans sa lâcheté, a ajouté une croix en diamants et un autre brevet de cet ordre ridicule au nom de l’Homme sauvage afin de l’amadouer.
10 heures. — La nuit est profonde. En attendant le départ, tout le monde chante, rit et danse… L’on sable joyeusement le champagne… J’en bois aussi, ma foi. Je serais bien bête de m’en priver. La concierge, dans un buisson voisin, est la compagne du tamanoir et le vautour mange un baba au rhum.
Les lucioles répandent une clarté phosphorique… Le boa est enroulé, plein de joie, autour de mes pieds… Sale bête !!!…
Pourquoi cela, sale bête ?… Cher ami, bien plutôt. Il est content de me garder, voilà tout, et s’il est sur mes pieds c’est pour me tenir chaud… Ça fait plaisir d’être aimé comme ça. Mes douleurs morales commencent à s’apaiser… On ne sera peut-être pas si mal que cela dans cette île… En somme, la société que nous quittons n’est pas si attrayante… Un agent de police m’a dressé une contravention, le mois dernier, pour un tapis secoué trop tard…
Et puis, le métier d’huissier rapporte si peu… Cette île du Pacifique est peut-être tout à fait magnifique et… verdoyante… Si M. le docteur Volière, qui est un homme de sens profond et juste, a décidé de s’y rendre c’est que de sérieuses raisons l’y ont poussé évidemment… Il y a peut-être des moyens de faire fortune là-bas… Des mines, de charbon… ou… on ne sait pas… Et tout… Enfin nous verrons…
11 heures 40. — L’heure du départ approche. Une seule chose m’inquiète encore sérieusement. C’est le moyen de transport qui va nous être offert… L’Homme sauvage a bien parlé quelque part de voie aérienne, ce qui semblerait indiquer un ballon… Pourvu que ce soit sans danger… Mes yeux interrogent l’espace de tous les côtés.
11 heures 50. — Rien encore. Une attente fiévreuse nous énerve tous, sauf, naturellement, l’impassible Homme sauvage, l’insouciant Panaris, qui fume sa pipe, et le babouin qui, ayant ramené le sieur Truie au milieu de nous, est trop occupé à le tourmenter pour penser à quoi que ce soit d’autre.
On le comprend après tout. Ce vieux est si laid !…
11 heures 58. — Un point lumineux paraît à l’horizon et croît avec une prodigieuse rapidité. Il semble que ce soit un puissant phare qui volerait. J’entends monter d’en bas les rugissements de la foule qui l’a vu.
Minuit. — Comme sonne cette heure lugubre, au sein de la belle nuit d’été, la chose qui doit nous emmener s’est posée sur le toit avec un choc si formidable que la maison tout entière en a tressailli.
Un large trou fut percé en moins de rien dans le plafond. D’en haut une échelle se déroula. Les bagages furent hissés en un clin d’œil. Nous suivîmes. Comme, après un dernier regard sur ces lieux où j’ai tant souffert et où j’ai perdu, par une infâme trahison, mes dernières illusions sur le cœur humain, comme, dis-je, je mettais le pied sur le premier échelon je me sentis tirer par le pan qui reste à ma redingote. C’était M. Barnabé Cruchot.
— Maître Cormoran, implora-t-il, pour la dernière fois…
— Non, monsieur, dis-je, en me dégageant.
— Cœur de pierre, murmura-t-il.
Et il ajouta d’une voix sourde :
— Eh bien, je pars aussi.
— Non, monsieur, dit péremptoire, la voix inattendue de l’Homme sauvage qui était là.
— Si, monsieur, affirma M. Cruchot, qui avait tressauté.
— Non, monsieur, répliqua, plus nettement encore, l’Homme sauvage.
— Si, monsieur, ou bien je vais me jeter en bas, pour me briser le crâne sur le pavé.
Je ne veux pas vivre dans la société avec mon déshonneur…
Je crus voir une ombre de pitié dans les yeux de l’Homme sauvage.
— Venez donc, dit-il ; mais alors vous n’écrirez plus jamais.
M. Barnabé Cruchot ne répondit rien.
Je montai les échelons et, parvenant sur le toit de la maison, je me trouvai devant notre moyen de transport. C’est une sorte de grosse machine volante qui a deux grandes hélices en toile d’amiante et la forme générale d’un concombre. On monte dedans à l’aide d’un escalier en fer et elle est munie de forts projecteurs électriques, éteints pour l’instant et de tubes lance-torpilles.
M. Carnyby, je reconnais ma vision d’une nuit déchirante, s’y trouve avec deux nègres qui travaillent à l’arrimage, aidés des quatre esclaves gorilles qu’ils ont tout d’abord embrassés comme des frères.
Le départ s’opérera d’ici peu d’instants ; je l’attends, tout plein d’un calme et d’une intrépidité philosophique qui ne laissent pas que de m’étonner. Pour passer le temps, je regarde au-dessous de moi. Tous les abords de la maison sont gardés par la troupe, mais au delà, dans toutes les rues, aussi loin que la vue peut s’étendre, il y a une foule immense. Le fleuve est couvert d’embarcations de toute nature. La vaste place du Raisin Sec est particulièrement encombrée. L’on a dégagé la partie qui est proche du vieux Pont et par conséquent la plus près de nous. Un décuple rang de baïonnettes contient le flot humain qui vient déferler avec des hurlements variés, ou bien se tasse, et, bloc compacte, ne bouge. Des camelots, à tue-tête, beuglent le Plein Jour. Dans l’espace libre sont des groupes assez nombreux, membres du gouvernement, généraux dont les armes brillent et savants braquant sur le groupe insolite que nous formons, des télescopes ou des appareils photographiques[15].
[15] L’on sait qu’il ne fut pas possible, vu l’obscurité, d’obtenir quoi que ce soit de passable en fait de photographie. L’on n’osa envoyer vers le toit, pour l’éclairer, aucune projection lumineuse, dans la crainte de s’attirer en réponse des bombes à la mélinite.
Tout est prêt. L’Homme sauvage, qui était demeuré en bas jusqu’au dernier instant, vient de paraître sur le toit. Lui et M. Carnyby se congratulent. Nous allons partir…
Un instant encore. Le sieur Zéphirin est obligé de redescendre pour ramener le babouin qui, ivre de rage, ne peut se décider à se séparer de M. Truie… Il remonte avec le quadrumane qui tient encore une poignée (la dernière, je crois) des cheveux de sa victime. Tout est embarqué. Nous allons partir.
Un ordre bref. Nous partons. Je vais jeter…
Pas encore. Un moment m’appartient. Des incidents se passent.
L’intervention démente du sieur Méandre d’abord, qui, au moment où nous nous enlevions, jaillit on ne sait d’où et, sur le toit, pour nous arrêter, ivre de rage, se rue, hurlant :
— Je n’ai pas traité, moi ! Les lois ! Mon argent !!! Un homme de mon caractère !!!
Il veut saisir l’Homme sauvage, manque son coup et se voit lui-même saisi par les cheveux. C’est Panaris qui l’enlève dans sa main puissante. Il lui fait suivre notre essor un moment, le balance dans le vide et, au-dessus du fleuve, le lâche, raillant.
— Un homme de ton caractère, on l’envoie au bain… Et pis c’est moi que je l’a bardée…
Et Méandre tombe perpendiculairement avec un grand hurlement et, dans l’eau vaseuse, s’immerge, suffoque, barbote[16].
[16] L’honorable chef de bureau n’avait jamais consenti à abandonner ses revendications et à faire, comme il disait, « litière des sentiments de dignité d’un homme de son caractère ». Il déclarait souvent que l’on pouvait bien faire tuer qui on voulait, si cela était nécessaire, mais qu’il lui fallait l’argent que le tribunal lui avait légalement accordé. Il adressa plusieurs pétitions dans ce sens au chef de l’État, aux ministres, aux Chambres et à tout le monde. Comme l’on passa outre et qu’il apprit en plus la demande qu’avait faite de lui l’Homme sauvage, désireux de le livrer aux bêtes, il devint à peu près fou de rage et se résolut à agir par lui-même ; décision qui le conduisit à son insensée tentative sur le toit — laquelle ne lui rapporta, outre les sensations de la chute et celles du bain, qu’une pleurésie qui le mit au lit pendant cent vingt-huit jours, et qui ruina pour toujours sa constitution.
Ensuite notre arrêt au-dessus de la place du Raisin Sec, avec projections électriques sur la foule et dispension à pleines mains, par l’Homme sauvage et M. Carnyby d’or monnayé, ce qui provoque des bousculades[17].
[17] Les bousculades dont parle maître Cormoran étaient la furieuse bataille que se livra, pour ramasser l’or, tout le monde, sans exception, depuis le chef de l’État jusqu’aux marmitons, en passant par les ministres, les soldats, les policiers et les curieux de toutes les nations ; au cours de laquelle bataille, huit cent quarante et une personnes, sans parler des blessés et des estropiés, trouvèrent une mort improductive et sans gloire.
Enfin, et tout à coup, comme nous contemplons ce spectacle, l’ordre de l’Homme sauvage :
— Retournons. L’on a oublié le tatou !
Notre retour alors, à grande vitesse, notre heurt contre la vérandah, si violent que la maison cette fois chancelle avec un craquement sinistre et que toutes les vitres se brisent, nous laissant voir M. Truie, assis par terre auprès de son baobab, et couvrant de baisers et de larmes le tatou qu’il tient dans ses bras.
Zéphirin se précipite et les rapporte. Il est temps. L’immeuble portant le numéro 3 du quai Bois l’Encre, derrière lui, s’écroule en un confus décombre, une indescriptible ruine.
Nous repartons. Le babouin, grinçant des dents, ressaisit sa victime que l’Homme sauvage, soucieux de la foi jurée, décide d’abandonner sur le toit du ministère du Commerce qui nous offrira aussi une surface commode pour rectifier notre arrimage dérangé.
Nous y sommes en ce moment même. L’on a débarqué Truie qui ne veut plus nous quitter, pour le lier à une cheminée. Cela me suggère une idée magnifique :
Je vais lui attacher au cou le présent carnet. Il est plus que gâteux et ne saura même pas ce que c’est. Mon œuvre ainsi sera en sûreté et parviendra à la postérité…
Je prépare la ficelle et amarre le précieux document que je complète d’un crayon hâtif. Nous allons quitter le toit. Truie agite vers nous ses mains comme un petit enfant et, tout pleurant et bavant, bégaie :
— Au revoir… au revoir…
— Le revoir ? — Ah ben non, crottin ! proteste Panaris qui regagne la machine.
Je marche sur ses pas… C’est la fin…
Adieu, cruelle patrie, tu ne sais pas ce que tu perds en moi…
Ici finit le carnet de Me Cormoran. Ce document fut trouvé, le lendemain matin du départ, suspendu avec une ficelle au cou de M. le sénateur Truie qu’un couvreur, d’un toit voisin, vit et signala.
Le sénateur, tellement gâteux qu’on dut immédiatement le mener aux hospices où il finit ses jours, dormait, attaché à sa cheminée, et dans son sommeil, il pleurait et agitait encore ses mains séniles vers le point de l’horizon par où s’était éloignée, allant aux îles inconnues, la grande machine à forme de concombre, et l’Homme sauvage qu’elle portait avec sa fortune.
31 mars 1901.