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L'idée médicale dans les romans de Paul Bourget

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L'IDÉE MÉDICALE
DANS LES
ROMANS DE PAUL BOURGET

Mesdames,
Messieurs,

1. Etrange, à première vue, doit vous paraître le choix de Paul Bourget pour étudier l'idée médicale dans une grande œuvre littéraire.

Et, en effet, vous ne trouverez, dans cette œuvre, ni des Romans médicaux comme ceux d'André Couvreur, ni des critiques de médecins comme celles de Léon Daudet, ni des thèses médicales comme chez Brieux ou chez de Curel, ni des descriptions de maladie comme celles de Zola…

Il faut la chercher, pour trouver l'idée médicale, dans les Romans de Paul Bourget. Mais, en la cherchant, on la trouve (c'est du moins ce que je voudrais vous prouver) et on la trouve partout dans ses œuvres, comme ces solides assises de fer qu'on découvre dans une belle maison en écartant les tentures et en grattant un peu les murailles.

Vous comprendrez qu'un marchand de fer trouve quelque plaisir à chercher et à montrer son métal professionnel à travers et derrière mille autres choses agréables qui le masquent gentiment, tandis qu'il n'en trouverait plus aucun à disserter sur l'ossature trop évidente et trop nue de la tour Eiffel.


2. Pour retrouver ainsi l'idée médicale dans l'œuvre de Paul Bourget, il faut donner à ce mot médical et au mot médecin, d'où il dérive, son sens le plus large et d'ailleurs le seul vrai.

Le médecin n'est pas, en effet (comme un vain peuple pense), un monsieur qui échange des ordonnances contre des honoraires. Le médecin est un homme qui étudie et doit connaître la vie humaine dans tous les détails de son évolution, à l'état de santé et à l'état de maladie. Car nul ne peut réparer l'horloge détraquée, s'il n'en connaît à fond le mécanisme intact dans son fonctionnement normal.

Et le médecin doit connaître l'homme vivant dans son unité totale, formée de l'union, souvent inextricable, du moral et du physique. Car, même pour le spiritualiste le plus orthodoxe[1], le corps étant encore l'outil indispensable de l'âme, tout se tient dans la vie de l'homme.

[1] Ceci pour prévenir les accusations que pourraient faire naître contre Paul Bourget, chez des superficiels, des passages comme celui-ci: «L'évêque d'Orléans avait signalé à la défiance des pères de famille le philosophe (Taine) coupable d'avoir écrit cette phrase hardie: «… le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et comme le sucre…», phrase plus paradoxale dans la forme que dans le fond; car éclairez-la d'un petit mot; mettez des produits psychologiques… et vous lui restituez son vrai sens». Essais de Psychologie contemporaine; M. Taine (1882), p. 152.

Aveugle et impuissant serait le médecin qui méconnaîtrait ces élémentaires principes.

Le médecin est donc le biologiste humain et, quand je parle d'étudier l'idée médicale dans l'œuvre de Paul Bourget, c'est l'idée biologique que je voulais dire.


3. Ces principes posés, j'aborde la dissection biologique des Romans de Paul Bourget en vous rappelant quelques-uns des types de médecin qu'on y rencontre.

Ils ne sont pas très nombreux. Un critique[2] n'en a trouvé que trois sur trois cent quatre-vingt-onze personnages mis en scène. On en trouvera davantage si on tient compte des simples esquisses. En tous cas, ils sont finement observés et joliment crayonnés.

[2] Jules Sageret.—Les grands convertis. Paul Bourget. La Revue, 1er et 15 novembre 1903, p. 297.

Voici d'abord un «praticien de quartier», le Dr Graux: «à côté des professeurs justement illustres auxquels le temps manque et des charlatans sans conscience que l'on doit supplier pour en obtenir des consultations de cent francs», il est un de ces «modestes docteurs qui tiennent le rôle, autrefois si fréquent, aujourd'hui si rare, du médecin de famille, toujours à portée et cependant discret, et qui, connaissant ses clients depuis des années, devenait naturellement leur ami et leur conseiller»[3].

[3] L'Etape (oct. 1901-mai 1902), p. 421.—Toutes les citations des œuvres de Paul Bourget sont faites sur l'édition in-8o pour les Romans parus dans les sept premiers volumes des Œuvres complètes, dans l'édition in-18 pour les suivants.

Tout autre est le Dr Louvet[4], le médecin mondain avec son salon d'attente, meublé «comme un musée, avec la prodigalité de bibelots particulière aux installations modernes». Il appartient à «cette génération de savants, hommes du monde, qui vont à l'hôpital le matin, reçoivent leurs clients l'après-midi et trouvent le moyen d'avoir de l'esprit, comme des oisifs, dans un salon, à dix heures du soir». Aussi, «ont-ils l'intelligence de préparer aux longues attentes de leurs belles malades un décor où elles retrouvent un peu de ce qu'elles ont laissé au logis, une face des choses semblable à celle qui leur est coutumière», tandis que, dans le cabinet du docteur, il n'y a que des livres, «contraste habilement cherché par Louvet, metteur en scène aussi habile qu'il était bon diagnosticien»; Louvet, «ce mince avec un air de mignon de Henri III. Je l'appelle toujours Louvetsky, parce qu'il ne soigne que des Russes»[5].

[4] Un Crime d'amour (oct. 1885-janvier 1886), p. 208.

[5] Mensonges (février-octobre 1887), p. 38.

Tout à côté, on peut placer le Dr Noirot, qui a été interne à Bicêtre, «infiniment cynique et intelligent, méthodique et doucement implacable, avec un air d'employé plutôt que de médecin… Matérialiste outrageux, expliquant la sensibilité humaine par les plus dégradantes hypothèses, Noirot donne l'exemple des vertus les plus délicates, cousues à l'âme la plus gangrenée de négations. Avec cela, observateur très habile, mais qui ne croit guère à la médecine, il s'est fait, depuis des années, une spécialité du massage… et gagne soixante mille francs par an»[6].

[6] Physiologie de l'Amour moderne (mai 1888-septembre 1889), p. 550 et suivantes.

Chaque matin, il masse soigneusement le baron Desforges, surveille son hygiène quotidienne et ne lui permet que trois cigares par jour. «On digère avec ses jambes», répète-t-il au baron; «le massage, c'est du Liebig d'exercice»[7]. Ce Noirot assiste[8] «au souper triste» dans lequel, chez Marguerite Percy, on devait manger du boudin blanc et rire avec les camarades, et dans lequel il y a tant de «silences glacés» et de «rires faux». A la sortie, il émet des théories bizarres sur la nécessité de la grande vie pour la viveuse, comme la morphine et l'alcool sont nécessaires à ceux qui s'y sont habitués, et raconte la sauvage vengeance de Corsègues, qui brûle sa femme, en plein Paris, comme au Malabar. C'est un grand «original», ce Noirot, «un médecin qui n'a jamais voulu être décoré et qui n'essaie les remèdes nouveaux que lorsqu'il en est sûr»[9].

[7] La Duchesse bleue (déc. 1893-juin 1898), p. 445.

[8] Mensonges, pp. 116, 251, 257.

[9] Physiologie de l'Amour moderne, p. 487 à 504.


Je n'insiste pas sur quelques types secondaires, comme: le médecin qui, ayant le génie de la statistique, s'applique, dans un hôpital de femmes, à dresser la liste des déflorateurs[10];—le docteur Ch., qui dénonce si justement le danger des vices de l'enfance[11];—Auguste Dupuy, ce timide médecin de province, qui, abandonné par sa femme, la reprend quand son amant l'a quittée, et élève avec tendresse l'enfant de l'adultère[12];—le médecin de quartier qui entretient Madame Malvina Raulet[13];—le médecin sans clients, qui est député et enlève à Poyanne son siège de conseiller général[14];—le professeur Teresi et l'autre médecin sicilien «recommandé par l'hôtelier»[15];—le médecin américain, qui prescrit à son neurasthénique un voyage «aux îles du Pacifique: quarante jours sans télégraphe et sans téléphone»[16];—le docteur Léon Pacotte, qui enseigne et pratique si bien l'hygiène, a soixante-dix ans et a enterré Dupuytren, Broussais et Orfila qui l'avaient condamné comme phtisique, et dirige si intelligemment l'éducation et le redressement moral des enfants[17];—le docteur berrichon, qui est le médecin de George Sand, et son camarade, le docteur Le Prieux, qui, «dans le canton de Chevagnes…, comptait autant de prétendus cousins, c'est-à-dire de clients presque gratuits, que cette Sologne bourbonnaise compte de hameaux»[18];—le pauvre médicastre de Noyelles, «si comiquement inquiet sur l'avenir de sa plus fructueuse visite»[19]

[10] Ibidem, p. 337.

[11] Ibidem, p. 362.

[12] Physiologie de l'Amour moderne, p. 590.

[13] Mensonges, p. 190.

[14] Un Cœur de femme (décembre 1889-juillet 1890), p. 378.

[15] La Terre promise (septembre 1891-avril 1892), p. 178 et 184.

[16] Voyageuses (juillet 1897); Deux Ménages, p. 87.

[17] Le Talisman (avril 1898), p. 283.

[18] Le Luxe des autres (décembre 1899-février 1900), p. 91 et 93.

[19] Un Cas de conscience. The New-York Herald, édition européenne, numéro de Noël, 20 décembre 1903, p. 19.

Je signale le «profil perdu» de l'étudiante russe, Sofia, dont le «projet était de retourner en Russie, de pratiquer sa science dans son village et de contribuer à la propagande des idées occidentales parmi les paysans…, inexplicable fille, qui parlait de l'amour, de la maternité, de la mort, dans des termes d'un matérialisme scientifique et à qui nulle bouche d'homme n'avait seulement baisé la main»[20]…, «nihiliste, athée et vierge», comme l'étudiant d'Oxford[21].

[20] Profils perdus (1880-1881); Ancien Portrait, p. 253 et 256.

[21] Ibidem; Autre Anglaise, p. 274.


Eugène Corbières mérite aussi une mention spéciale par sa manière de comprendre la médecine.

Ce qui l'a décidé «à prendre cette voie, c'est le besoin de certitude». Son esprit «a comme faim et soif de quelque chose de positif, d'indiscutable. Les sciences naturelles donnent cela». Il lui a semblé que «la médecine, comprise d'une façon un peu haute», est «parmi les sciences naturelles la branche qui se prête à une application pratique telle que cette application soit acceptable dans toutes les hypothèses» philosophiques. Le médecin «est l'altruiste par excellence. Il est dans le vrai quel que soit le postulat métaphysique auquel nous nous rangions». Comme tout grand médecin, il a «une exceptionnelle capacité d'affirmation personnelle, de décision immédiate, de parti pris effectif». Ce métier comporte, «si l'on peut dire, un empoignement direct de la réalité». Corbières permet de constater «cette vertu presque militaire de la discipline médicale» et, un jour, «ses collègues l'ont vu, avec une stupeur que les années n'ont pas dissipée, brusquement, peu de temps après les trois morts survenues coup sur coup, quitter sa place enviée de médecin des hôpitaux, sa magnifique clientèle parisienne, la certitude de tous les honneurs, pour entrer dans la congrégation des frères de Saint-Jean-de-Dieu, vouée, comme on sait, au service des malades…»[22].

[22] L'Echéance (décembre 1898), p. 9 à 11, 59 et 78.

Tout récent[23] est le croquis de cet interne de Trousseau, le héros de cette tragédie de scrupule, qui formule et applique si bien ce grand principe de déontologie: «pour un médecin, le grand devoir, et qui prime tous les autres, c'est le service du malade. Le médecin ne doit connaître que cela, ne voir que cela». Il ne doit jamais céder «à la tentation d'interposer son rôle au chevet du patient». Il doit n'avoir jamais d'autre mesure de ses actes «que la lutte avec la maladie, quel que fût le malade et sans aucun souci des conséquences».

[23] Un Cas de conscience, p. 19.


Je termine par le spécialiste du système nerveux que Paul Bourget symbolise dans le professeur Salvan et l'étudiant Bobetière.

«Conservé par une existence continûment active et ascétique…, mince et robuste, avec une tête petite, dont le masque saisissant et glabre rappelait la face napoléonienne de son maître Charcot…», Salvan associe, «comme jadis Trousseau, un beau talent d'écrire aux plus solides qualités de clinicien et d'anatomiste. Plus fameux que connu, ses immenses travaux l'ont toujours éloigné des salons… Ce manieur de misères humaines» est un «sensible, malgré des allures volontiers brusques qu'explique son métier de neurologue…»[24].

[24] L'Eau profonde (décembre 1902), p. 74, 138, 141.

A propos de Bobetière qui veut aussi se spécialiser dans l'étude des maladies nerveuses, Paul Bourget dit: «s'il est un ordre de connaissances qui doive ramener un esprit à la vérité sociale, il semble bien que ce soit celui-là, qui nous fait toucher du doigt la fragilité de la pensée, l'équilibre instable de la volonté, l'irrésistible et constante pesée sur nous des influences héréditaires. Le problème de la politique consistant à faire vivre ensemble des hommes, il se ramène ou devrait se ramener, pour un neurologue, à l'art de diriger vers le bien commun et de neutraliser pour le moindre mal une majorité d'impulsifs, de dégénérés et de candidats à la manie»[25].

[25] L'Etape, p. 148.

Vous voyez que Paul Bourget comprend le médecin et son rôle par le grand côté[26]; il proclame les relations de l'idée médicale avec les problèmes qu'il discute dans ses Romans.

[26] «Il en est du vrai prêtre comme du vrai médecin. L'un et l'autre, devant un malade ou de corps ou d'âme, abolissent en eux d'instinct tout ce qui n'est pas leur fonction». (Une Confession, janvier 1897, p. 227).


4. Aussi aime-t-il les médecins et les biologistes; et il ne s'en cache pas. Il les cite, emploie leur langage, leur emprunte des comparaisons.

Il intitule Physiologie sa belle étude de l'Amour moderne et c'est de la définition du Dictionnaire de médecine de Nysten que part Claude Larcher pour déduire ses axiomes si curieux[27].

[27] Physiologie de l'Amour moderne, p. 327.

Il cite volontiers Claude Bernard, Pasteur, Jules Soury, Magendie, Flourens, Beaunis, Dieulafoy, Legrand du Saulle, Brière de Boismont…, dédie Un cœur de femme à Albert Robin…

C'est à un confrère[28] qu'il emprunte cette fière devise: «où descendrions-nous sans la noble douleur?».

[28] L'Etape, p. 422.

Exposant la théorie du Roman d'analyse[29], il «assimile le moraliste au clinicien» et montre que, dans la littérature supérieure, comme en médecine, il faut d'abord faire de l'anatomie et de la physiologie (analyse) avant le diagnostic (synthèse) et avant la thérapeutique (applications).

[29] Œuvres complètes; Romans, t. I (septembre 1900), p. VIII.

René Vincy se sait «atteint» de «romantisme analytique» et développe son mal «comme un médecin qui cultiverait sa maladie par amour d'un beau cas». «Ce que Claude Bernard faisait avec ses chiens, ce que Pasteur fait avec ses lapins», il le fait avec son cœur et lui injecte «tous les virus de l'âme humaine»[30].

[30] Mensonges, p. 75, 300.

Dans un grand nombre de passages, Paul Bourget compare les maladies de l'âme à celles du corps, décrit «leurs heures de convalescence[31], leurs crises, leur thérapeutique…»[32].

[31] Une Idylle tragique (avril 1895-février 1896), p. 311.

[32] Physiologie de l'Amour moderne, p. 548. Titre du chapitre: Thérapeutique de l'amour.—«La psychologie est à l'éthique ce que l'anatomie est à la thérapeutique». (Essais de Psychologie contemporaine, Préface de 1899, p. X).

Il décrit souvent, et fort exactement, des types pathologiques[33] et conclut: «notre être moral subit les mêmes lois que notre être physique»[34].

[33] Voir notamment des passages: sur les névroses (Un Crime d'amour, p. 247 et suiv.; Physiologie de l'Amour moderne, p. 332, 442 et 443; L'Etape, p. 336; Une Idylle tragique, p. 298); sur la neurasthénie (nervous exhaustion) d'un Américain: «la rançon d'une existence de hard work à tuer un Européen en quelques mois» (Voyageuses; Deux ménages, p. 63); sur une tuberculeuse (La Terre promise, p. 102); sur un cardiaque (Un Homme d'affaires, octobre 1900, p. 29); sur l'hygiène du viveur Casal (Un Cœur de femme, p. 359); sur l'artériosclérose (Mensonges, p. 21); sur un cas d'aphasie avec hémiplégie droite et les traits tirés à gauche (André Cornelis, avril-novembre 1886, p. 352); sur la télépathie (Nouveaux Pastels. Dix portraits d'homme, 1890; Autre joueur, p. 344); sur le spiritisme (Mensonges, p. 37); sur le rêve (La Duchesse bleue, p. 542; Un Cœur de femme, p. 315); sur les avariés scrofuleux (La Duchesse bleue, p. 372; Physiologie de l'Amour moderne, p. 366 et 531: le «mal dont Voltaire accuse si plaisamment Christophe Colomb»); sur les fous (Ibidem, p. 522, LXXVI); sur les rapports de l'estomac et du système nerveux (Ibidem, p. 554)… Dans l'Echéance (p. 43), il y a une excellente description de l'alcoolique, de sa «loquacité… si douloureuse à suivre, tant on la sent morbide, qui tour à tour précipite ou cherche les mots», qui est «la première forme de ce qui sera, dans trois mois, dans huit jours, demain, le délire expansif avec le dérèglement de sa gloriole et de ses vantardises»… et de ces «hésitations dans l'attaque des mots qui révèlent l'aphasie latente»,—dans Un Cas de conscience (p. 20), la description du mal de Bright, de l'urémie convulsive et de leur traitement…

[34] Deuxième Amour (octobre-novembre 1883), p. 139.

Les analogies de la physiologie et de la psychologie sont indiscutables; comme dit Taine, «la littérature est une Psychologie vivante»[35]. Donc, rien de plus intimement lié que le Roman et la Biologie.

[35] Essais de Psychologie contemporaine, p. X.


Voilà l'opinion de Paul Bourget sur la personne, la langue et la méthode des médecins et des biologistes. Cela nous fait prévoir son opinion sur leurs doctrines.


5. Au fond, pour le biologiste, la vie d'un homme, à un moment donné de son existence, est résultante de quatre facteurs: l'hérédité, le milieu, le passé individuel et l'élément personnel (ce dernier facteur étant difficile à analyser scientifiquement, mais indiscutable dans son existence).

Je crois qu'il va être facile de vous montrer le compte que tient Paul Bourget de ces quatre facteurs dans la composition de ses personnages.


6. Les Romans de Paul Bourget sont d'abord dominés, d'un bout à l'autre, par l'idée de l'hérédité, morale et physique; les deux parties de l'hérédité pouvant s'associer (le plus souvent) ou se dissocier suivant les cas; «cette dure loi de l'hérédité qui veut que nos tares physiques se retrouvent chez nos enfants et non moins sûrement nos tares sentimentales»[36].

[36] Sauvetage (octobre 1897), p. 336.


Si Francis Nayrac ne peut pas atteindre la Terre promise, c'est à cause de cette hérédité physique qui lui fait reconnaître sa fille. Les anciens romanciers auraient parlé de la voix du sang. Ici la base de la reconnaissance est toute biologique et Francis «voit son sang», tandis que sa fille est attirée, non vers ce père qu'elle ne reconnaît pas, mais vers la fiancée de son père, la rivale de sa mère[37]. Toute la complication psychologique est ainsi à base biologique.

[37] La Terre promise, p. 90, 131.

C'est encore la ressemblance physique qui fait connaître le père de Noémie Hurtrel[38]. Une grande partie des tortures que subit Bassigny vient de la ressemblance physique entre sa fille naturelle qui ne le connaît pas et sa fille légitime qu'il a perdue[39]. Pierre Fauchery retrouve dans «une enfant de vingt ans, le portrait, l'hallucinant portrait de celle qu'il a voulu épouser trente ans auparavant»[40].

[38] L'Irréparable (mai-juin 1883).

[39] Sauvetage.

[40] L'Age de l'Amour (novembre 1896), p. 108.

Les Le Prieux, chez lesquels se passe un de ces Drames de famille qui sont si puissamment fouillés, sont tous dominés par l'hérédité physique. Le père, «avec sa tête plus large que longue, sa face presque plate et que termine un menton rond, avec ses cheveux lisses et qui restent châtains dans leur grisonnement, ses yeux bruns, son cou puissant, ses épaules horizontales, son torse épais, sa taille courte, toute sa personne ramassée et trapue, présente un type accompli de ce paysan celte, qui occupait cette partie de la France à l'époque où César y parut».—La mère «gardait cet admirable type méridional, qui prend, lorsqu'il est très pur, des finesses et des élégances de médaille grecque…; son front, petit et rond, se rattachait à son nez par cette ligne presque droite qui a tant de noblesse, et sa petite tête laissait deviner, sous d'épais cheveux noirs, cette construction d'un ovale allongé, où se perpétue la race de cet homo mediterraneus, de ce souple et fin dolichocéphale brun, louangé par les anthropologistes…».—«Jamais le mélange de deux sangs ne fut plus visible» que chez la fille…[41].

[41] Le Luxe des autres, p. 89, 99, 118.


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