L'idée médicale dans les romans de Paul Bourget
En affirmant ainsi l'élément individuel, c'est-à-dire l'existence personnelle du moi chez chacun, Paul Bourget se sépare complètement de Taine, pour qui, au contraire, les «génératrices» ont une influence absolue, nécessaire et fatale. Quand il étudie «la personnalité d'un écrivain ou d'un général», celui-ci ne procède «pas autrement qu'un chimiste placé devant un gaz ou qu'un physiologiste en train d'examiner un organisme»[85]. Pour Paul Bourget, tout cela n'est pas identique: dans l'organisme vivant il y a quelque chose de plus que dans le gaz: il y a une unité, un individu qui s'affirme encore bien mieux dans sa personnalité complète quand il s'agit de l'homme[86].
[85] Essais de Psychologie contemporaine; M. Taine, p. 171.
[86] Paul Bourget n'admet pas, avec Stendhal, que «le tempérament et le milieu font tout l'homme». Essais de Psychologie contemporaine: Stendhal, p. 215.
Vous voyez comme l'idée biologique se développe dans l'œuvre de Paul Bourget et comme elle se précise dans le sens de la doctrine vitaliste que Barthez et Bichat ont exposée au commencement du XIXe siècle et que Laënnec, Claude Bernard et Pasteur ont si magnifiquement complétée et couronnée, de cette doctrine qui ne veut pas confondre les phénomènes vitaux avec les phénomènes physicochimiques, ni l'individu vivant avec le cristal, et qui fait de la Biologie une science spéciale et bien distincte de la science des corps bruts.
10. Voilà l'homme biologiquement constitué dans ses quatre facteurs, l'hérédité, le milieu, les antécédents, l'élément personnel. L'homme est ainsi constitué comme une unité avec son psychisme personnel, sa liberté et sa responsabilité, responsabilité personnelle, familiale et sociale. Cette personnalité est si caractérisée, si particulière, que dans la même famille et dans le même milieu on rencontre souvent des génies et des névrosés, aboutissants bien différents de facteurs constitutifs identiques.
Ceci nous conduit à l'étude d'une autre loi biologique dont Paul Bourget a fait sa loi sociale: c'est l'inégalité native et originelle des hommes.
Pour le biologiste, les hommes naissent et vivent inégaux; ils sont inégaux en force héréditaire et personnelle, inégaux dans leurs organes, dans leurs fonctions, dans leur psychisme, dans leur sensibilité… en tout; pour le biologiste il n'y a pas deux hommes égaux.
Ce sont les philosophies spiritualistes et les religions qui enseignent l'idée d'égalité en introduisant l'idée de morale et de devoirs. Les grands devoirs sont les mêmes pour tous, tous doivent avoir les mêmes droits et la même liberté pour remplir ces devoirs. Donc toutes les âmes sont égales. Si, au point de vue biologique, les hommes sont inégaux, ils sont égaux au point de vue moral.
Une société doit avoir pour objectif idéal l'égalisation par en haut dans l'égalité des devoirs et non l'égalisation par en bas dans l'égalité des droits.
Se plaçant au seul point de vue biologique, le traducteur et commentateur du grand matérialiste Haeckel, Vacher de Lapouge l'a dit très nettement et très logiquement: «à la formule célèbre qui résume le christianisme laïcisé de la Révolution: Liberté, Egalité, Fraternité, nous répondrons: Déterminisme, Inégalité, Sélection»[87]. C'est ce qu'exprime Jean Weber quand il écrit: «la raison du plus fort est toujours la meilleure; cette proposition voudrait être une audace; ce n'est qu'une naïveté»[88].
[87] Ernest Haeckel. Le monisme, lien entre la religion et la science. Profession de foi d'un naturaliste. Préface et traduction de Vacher de Lapouge, 1897.
[88] Jean Weber. Citation d'Alfred Fouillée. Le Mouvement idéaliste et la réaction contre la science positive, 1896, p. 267.
Voilà la loi biologique, si elle n'est pas corrigée, humanisée par la loi morale. C'est ce qui m'a fait toujours énergiquement soutenir[89] que la Morale complète la Biologie, mais ne doit pas être ramenée et identifiée à la Biologie. La morale biologique, défendue aujourd'hui par tant de philosophes depuis Herbert Spencer, ne peut donner pour objectif à l'homme que le plaisir, le bonheur, l'accroissement et l'expansion de la vie de l'individu et de l'espèce. Or, cet objectif ne peut pas comporter l'obligation et s'imposer à la liberté. Et le plaisir de la vie accrue ne peut pas être donné comme sanction de l'acte bon; car trop souvent la peine et la douleur sont la seule récompense actuelle du devoir accompli.
[89] Voir: Les Limites de la Biologie. Bibliothèque de Philosophie contemporaine, 2e édit. 1903, p. 23.
Une seconde loi biologique s'impose en effet au physiologiste humain à côté de la loi de l'inégalité, c'est la loi de la douleur, la douleur pouvant accompagner normalement l'acte physiologique le plus régulier, le plus désirable au point de vue de la Biologie et pouvant être épargnée à l'acte le plus antiphysiologique, pouvant être remplacée même par le plaisir après un acte qui diminue la vie de l'individu et encore plus la vie de l'espèce.
Ces deux grandes lois biologiques de l'inégalité et de la douleur sont chères à Paul Bourget: nous en retrouvons partout la démonstration ou la discussion.
Il cite et rapproche: d'un côté, Taine, qui «comme tous les philosophes qui voient dans l'état un organisme, doit considérer et considère l'inégalité comme une loi essentielle de la société»[90]; de l'autre, Stendhal qui dit, par la bouche de Julien: «il n'y a pas de droit naturel… avant la loi, il n'y a de naturel que la force du lion ou le besoin de l'être qui a faim, qui a froid; le besoin en un mot…»[91]. Et Bourget ajoute: «apercevez-vous, à l'extrémité de cette œuvre, la plus complète que l'auteur ait laissée, poindre l'aube tragique du pessimisme?»
[90] Essais de Psychologie contemporaine; M. Taine, p. 188.
[91] Ibidem; Stendhal, p. 248.
Est-il besoin d'insister pour démontrer tous les combats livrés par Paul Bourget contre ce pessimisme et sa forme légère et plus dangereuse encore, le dilettantisme.
Relisez tout le premier chapitre de Cosmopolis et la dernière phrase du marquis à Dorsenne: «je ne sais pas pourquoi je vous aime tant, car au fond vous incarnez, vous aussi, un des vices d'esprit qui me fait le plus d'horreur, ce dilettantisme, mis à la mode par les disciples de M. Renan et qui est le fond du fond de la décadence. Mais vous en guérirez, j'en ai bon espoir. Vous êtes si jeune!»[92].
[92] Cosmopolis, p. 303.
C'est surtout dans le Disciple qu'est exposée cette doctrine de la morale biologique que je vous indiquais tout à l'heure. Robert Greslou l'applique jusqu'à l'absurde dans ses expérimentations psychologiques[93] qui le conduisent, non seulement au crime, mais à la lâcheté et au déshonneur. Et son maître Adrien Sixte, qui aurait mérité «aussi justement que le vénérable Emile Littré» d'être appelé un «Saint Laïque», est terrifié en voyant à quoi aboutissent, poussées à l'extrême dans la pratique, les doctrines qu'il a exposées dans ses livres «l'Anatomie de la volonté», la «Psychologie de Dieu»… C'est la morale évolutionniste de nos contemporains: «l'univers moral reproduit exactement l'univers physique»[94]. C'est la morale dont l'exposé souleva, on s'en souvient, un différend avec Anatole France[95].
[93] «La résolution de séduire cette enfant sans l'aimer, par pure curiosité de psychologue». Le Disciple, p. 120.
[94] Le Disciple, p. 22, 23, 41.
[95] Anatole France. La morale et la science. La Vie littéraire, 3e série, 1899, p. 59.
Il faut donc chercher ailleurs que dans la Biologie même le complément moral des lois de la vie humaine. Mais il ne faut pas, d'autre part, nier ces lois biologiques (que les lois morales complètent sans les détruire): la loi de l'inégalité et la loi de la douleur.
Dans la Préface manifeste qu'il a écrite pour la réédition de ses Romans, Paul Bourget écrit: «tout dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique est soumis à des lois» et, en tête de ces lois «inéluctables, auxquelles notre libre arbitre peut bien tenter de se soustraire, mais que nos révoltes ne changent pas, non plus que nos désirs», il place, à côté de «l'hérédité invincible de la race», «l'inégalité incorrigible des individus»[96].
[96] Œuvres complètes; Romans, t. I. Préface, 1900, p. VII.
De même, Ferrand proclame la nécessité de se soumettre à ces deux lois «vérifiées depuis l'origine des âges»: «l'inégalité et la douleur». On ne doit pas plus chanter:
que:
Car les lois biologiques de l'inégalité et de la douleur restent toujours pour former cette base et il est impossible même au «Demos Moloch» d'en faire table rase. L'arbre tout entier ne peut pas devenir fleur; les racines, le tronc et les branches ne peuvent pas cesser leurs fonctions respectives. «La science démontre que les deux lois de la vie, d'un bout à l'autre de l'univers, sont la continuité et la sélection…»[97].
[97] L'Etape, passim.
J'arrête ces citations et je vous demande pardon de l'austérité de ces derniers développements. Mais il m'a paru impossible de ne pas montrer combien biologique est la base des grandes lois de l'inégalité et de la douleur qui se retrouvent partout dans les Romans de Paul Bourget et combien évidente apparaît, dans ces Romans, la nécessité de compléter, chez l'homme, les lois de la Biologie par les lois d'une morale distincte et séparée.
11. Pour passer à un sujet moins austère, au moins en apparence, je vais étudier la part de l'idée biologique dans la manière dont Paul Bourget envisage et étudie l'amour, ce sentiment qu'il excelle à analyser de mille manières charmantes.
Ne vous effarouchez pas, Mesdames, de me voir aborder ce chapitre.
Peut-on étudier Paul Bourget sans parler de l'amour? La plupart de ses héros ne pourraient-ils pas dire comme Thérèse de Sauve: «Vivre sans aimer, est-ce vivre?»[98].
[98] Nouveaux Pastels; Jacques Molan, p. 393.
Croyez d'ailleurs que je ne vais pas vous parler, sur un sujet aussi délicat, la langue brutale du physiologiste ou du médecin. Je ne vous parlerai sur l'amour que la langue même de Paul Bourget, que vous appréciez toutes si bien.
Même dans cette langue, je ne vous développerai pas toutes les idées de Claude Larcher et les déductions qu'il tire de cette définition de Nysten dans laquelle est signalée l'association de l'instinct de destruction comme une aberration fréquente de l'amour[99], idées que développe aussi Adrien Sixte quand il soutient «que l'instinct de la destruction et celui de l'amour s'éveillent ensemble chez le mâle»[100].
[99] Physiologie de l'Amour moderne, p. 327.
[100] Le Disciple, p. 50.
Certes ce serait bien là une étude biologique qui appartient à notre sujet. Mais ce côté trop physiologique nous entraînerait très loin et j'aime mieux consacrer les quelques moments que vous voulez bien me donner encore, à étudier le fondement biologique de ce que Paul Bourget aime tant à étudier et étudie si bien sous le nom de Complications sentimentales[101]: le dualisme ou la multiplicité dans l'amour.
[101] Complications sentimentales (1897).
L'amour, ce sentiment si envahissant, si exclusif, si jaloux, qui s'empare si complètement de l'être tout entier, peut-il avoir plusieurs objets simultanés?
Je ne parle pas bien entendu des amours divers, paternel, filial, patriotique…, qui font si bon ménage ensemble; je parle de l'amour tout court, le «grand amour» comme dit Elie Laurence[102].
[102] Deuxième Amour, p. 229.
Cet amour là, on le comprend s'appliquant à plusieurs objets successivement. Ce n'est pas encore là la question.
Mais comment l'âme, une et indivisible, peut-elle se donner toute entière à deux personnes à la fois? Cruelle énigme! Problème psychologique, grave entre tous, qui me paraît insoluble en dehors de l'explication biologique.
D'abord le fait est matériellement établi dans une série de Romans de Paul Bourget.
Les exemples masculins sont peu gracieux et moins démonstratifs, à cause de «l'irréductible différence qui sépare le point de vue masculin et celui de la femme, pour ce qui touche aux choses de l'amour»[103].
[103] Sauvetage, p. 289.
Je vous citerai cependant Bertrand d'Aydie qui superpose à son amour pour Madame de Sarliève un autre amour pour l'Amie écran Madame de Lautrec[104].
[104] L'Ecran (août 1897).
«Ce que je garde depuis deux ans au fond de mon cœur et qui doit en sortir, dit Boleslas à sa femme, c'est qu'à travers ces funestes entraînements, je n'ai jamais cessé de vous aimer»[105].—Henriette «ne savait pas qu'un homme peut mentir à une femme qu'il aime et l'aimer autant, l'aimer davantage, avec une ardeur avivée par le remords»[106].
[105] Cosmopolis, p. 505.
[106] La Terre promise, p. 174.
Je vous citerai enfin cet affreux Jacques Molan qui aime à la fois la Duchesse bleue et Madame de Bonnivet, autorise chez Madame de Bonnivet cette soirée dans laquelle la pauvre duchesse bleue dit des vers devant sa rivale et, renouvelant la scène d'Adrienne Lecouvreur devant la duchesse de Bouillon et Maurice de Saxe, récite du Racine et stigmatise
Le dilettante se contente de sourire et plus tard il finit par faire avec cette scène une pièce qu'il fait jouer par la même duchesse bleue, devenue courtisane.
J'aime mieux insister sur les exemples féminins, bien plus intéressants et impossibles à expliquer par une simple sécheresse de cœur.
Dualiste: cette charmante Thérèse de Sauve qui aime si complètement Hubert Liauran et va retrouver le comte de La Croix-Firmin à Trouville. «Quelle monstrueuse énigme! Comment, avec cet amour divin dans son cœur, avait-elle pu faire ce qu'elle avait fait?»[107].—Thérèse de Sauve «avait trompé ce garçon qu'elle adorait, entraînée par un caprice de sexualité qu'elle ne comprenait plus elle-même»[108].
[107] Cruelle énigme, p. 87.
[108] Nouveaux Pastels; Jacques Molan, p. 367.
Dualiste: Madame de Tillières qui aime à la fois Poyanne et Casal, au point d'étonner celui-ci qui dit «non, c'est impossible; on n'a pas de place en soi pour deux amours» et au point de trembler également pour ses deux amis quand elle apprend qu'ils vont se battre[109].
[109] Un Cœur de femme, p. 500 et 450 («Vous deux!») et tout le chapitre «Dualisme», p. 392.
Dualistes: la baronne Ely[110] et Claire de Welde[111] dont le second amant est le «seul», l'«unique» amour, du vivant du premier.
[110] Une Idylle tragique.
[111] Deuxième Amour.
Dualiste: cette grande dame anglaise qui s'est fait recevoir au Flirting club et s'y rend d'autant plus joyeuse et en train qu'elle est plus rassurée sur la santé de son mari. «Quand il est souffrant, comme ces derniers jours, je n'ai plus le cœur à flirter»[112].
[112] Profils perdus (1880-1881); Flirting Club, p. 264.
Dualiste et même plus: Clémentine de Ravigny qui aime d'abord le comte de Miossens, puis le député Michel Favanne, épouse le premier, aime Videville, Edmond de Bonnivet…; cela fait quatre, dont deux au moins occupent son cœur en même temps. Ce qui fait dire d'elle au peintre Miraut: c'est «très alliance russe, cet attelage à trois; cela s'appelle une troïka, n'est-il pas vrai?», tandis que Favanne s'écriait: «est-ce qu'on cesse jamais d'aimer, quand on aime véritablement»[113] comme Pierre Fauchery disait: «l'homme ne cesse jamais d'aimer le même être»[114].
[113] L'Inutile science (janvier 1897), p. 256 et 187.
[114] L'Age de l'amour, p. 96.
De tous ces faits, Paul Bourget formule lui-même la conclusion: «il faut croire que la dualité sentimentale, si coupable dans ses conséquences et qui représente un tel abus de l'âme d'autrui, correspond, dans certaines natures complexes, à de profonds besoins et que cette anomalie est leur vraie manière de sentir»[115].
[115] L'Ecran, p. 23.
Voilà le fait brutal, plus facile à établir et à analyser qu'à expliquer, au moins en psychologie pure.
On essaie des explications en opposant les mots cœur, tête, sens: on aime l'un avec le cœur, un autre avec la tête, ou bien un troisième avec les sens.
Ainsi, d'après Claude Larcher, les modernes aiment avec leur cerveau, sont des cérébraux[116]. Chez Thérèse de Sauve, c'est «le duel de la chair et de l'esprit». «Thérèse avait des sens en même temps qu'un cœur et… le divorce s'établissait à de certaines heures entre les besoins de ce cœur et la tyrannie de ces sens»[117].
[116] Physiologie de l'Amour moderne, p. 367 et 398.
[117] Cruelle énigme, p. 128 et 109.
Mais on ne peut employer ces mots que par métaphore. Si on leur donne leur signification scientifique, cela ne veut plus rien dire. On n'aime jamais avec son organe-cœur, on ne peut pas aimer sans ses sens-organes. Un biologiste est obligé d'avoir un langage plus précis et il énonce alors la théorie suivante.
L'âme ou, si l'on préfère, la personne humaine vraie, élevée, libre et responsable reste une et indivisible toujours et partout, quelles que soient les contradictions de ses actes et de ses sentiments. La multiplicité des actes vient de l'outil qui, lui, est complexe et divisible, et spécialement des centres nerveux, qui sont l'agent indispensable et inévitable de l'amour, même le plus élevé et le plus complet.
Même dans l'amour platonique, dont Philippe d'Audiguier est un si bel exemple, dans cet amour, «à qui le scepticisme a donné un brevet de chimère en le baptisant du nom d'un philosophe»[118], même dans l'amour platonique les centres nerveux jouent un rôle considérable.
[118] Le Fantôme, p. 37.
Ce principe posé, je vous rappelle que les centres nerveux sont un tout complexe et divisible, formé d'une série de centres secondaires distincts, depuis la partie la plus inférieure de la moelle jusqu'aux parties les plus élevées du cerveau. Les centres cérébraux qui président aux fonctions de la pensée, aux fonctions psychiques, se subdivisent eux-mêmes et nous distinguons les centres du psychisme supérieur, du moi conscient, libre et responsable (ce que j'appelle le centre O) et les centres du psychisme inférieur, des actes inconscients et automatiques (ce que j'appelle le polygone[119]).
[119] Le Dr L. Laurent, après avoir appliqué le schéma du polygone à l'étude très fine de la psychologie des sourciers, vient, dans un travail encore inédit (Essais sur le mécanisme de l'inconscient. Peut-on reconnaître aux sciences dites divinatoires une base réellement scientifique?) de l'appliquer à l'étude de certaines divinations et à l'intuition de la physiognomonie, qui fait rapidement porter à O des jugements sur les personnes, sympathiques ou antipathiques, portant veine ou malchance, jugements dont le polygone a préparé les «Considérant», à l'insu de O.—Cela peut s'appliquer aux intuitions et aux pressentiments, si bien décrits dans l'Adversaire (mai 1895).
Normalement, pour chaque fonction, ces deux ordres de centres collaborent, entrent en activité synergiquement. Mais dans bien des cas leur action peut se dissocier: les centres psychiques inférieurs et les centres psychiques supérieurs fonctionnent séparément et distinctement, quand on est distrait ou quand on dort, par exemple, Archimède sortant tout nu de son bain marche avec ses centres psychiques inférieurs, tandis qu'il trouve son problème et crie Eurêka avec son centre O. Quand vous dormez, votre centre psychique supérieur se repose et votre polygone rêve.
Cette dissociation des deux ordres de centres psychiques est plus accentuée dans des états extraphysiologiques, qui ne sont pas encore la maladie, comme le sommeil provoqué de l'hypnotisme et l'état de transe des médiums. Enfin cette même dissociation peut devenir un véritable état morbide et constitue le fond de certaines névroses comme le somnambulisme et l'hystérie.
Dans tous ces états de dissociation, il y a ce que l'on appelle dédoublement de la personnalité.
Vous rappelez-vous la Nuit de Décembre:
Comme Musset, Gœthe, Guy de Maupassant, ont vu leur double venir au-devant d'eux, leur parler, leur dicter[120]…
[120] Voir Paul Sollier. Les Phénomènes d'autoscopie. Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1903.—Chez François Vernantes, l'«incapacité d'agir provenait de l'hypertrophie d'une puissance très spéciale: l'imagination de la vie intérieure. Il se voyait vivre et sentir avec une telle acuité que cela lui suffisait. Son action était au-dessus de lui et l'excès de l'analyse personnelle absorbait toute sa sève». (Pastels; Madame Bressuire, juin 1884, p. 64).
Au fond, il est inexact d'appeler cela des dédoublements de la personnalité. La vraie personnalité est une et indivisible; elle reste avec les centres supérieurs, pendant que les centres polygonaux, dissociés, forment des personnalités fausses, artificielles, surajoutées, plus ou moins anormales ou même morbides.
Tout ce que je viens de dire s'applique à l'amour qui est une fonction cérébrale psychique. L'amour vrai, complet et normal a pour organe l'ensemble des centres psychiques, supérieurs et inférieurs, unis et synergiques. Mais chez certaines personnes il y a dissociation entre les deux ordres de centres et alors il y a comme un dédoublement de la personne aimante: l'amour vrai restant celui des centres supérieurs, un ou plusieurs autres amours adventices, accidentels, incomplets, mais souvent très impérieux et trop obéis, se développent dans le polygone.
Les actes passionnels sont souvent automatiques et polygonaux; on comprend donc un amour polygonal à côté de l'amour vrai et complet du psychisme supérieur.
C'est l'unité du mot amour qui fait la confusion. Quand Thérèse de Sauve va à Trouville, elle continue à n'aimer vraiment qu'Hubert Liauran. L'acte polygonal par lequel elle se livre à La Croix-Firmin ne devrait pas être appelé amour; de même que l'hypnotisée à qui vous imposez dans le sommeil une personnalité de général reste couturière tout en commandant à des troupes imaginaires; sa personnalité vraie et antérieure n'a pas changé malgré ce déguisement polygonal.