L'idée médicale dans les romans de Paul Bourget
De tout cela résultent trois principes:
1o Le moi est un et la personnalité est une; le dédoublement apparent du moi et de la personnalité correspond à la dissociation des centres psychiques et à l'apparition de fausses personnalités polygonales;
2o De même, dans tous les cas de dualisme sentimental, il n'y a jamais égalité de deux amours simultanés; un des amours reste toujours le vrai, le supérieur, l'autre étant l'inférieur, l'incomplet, le transitoire;
3o Quand ce dualisme sentimental se développe et atteint un certain degré, c'est un signe, chez le sujet, d'un état au moins extraphysiologique, pas entièrement normal, souvent même d'un état pathologique.
Cette doctrine me paraît s'adapter merveilleusement à l'œuvre entière de Paul Bourget qui en est comme imprégnée.
En tête de l'Irréparable, il proclame que c'est le «commentaire mondain et mélancolique de la doctrine de son maître en psychologie sur la multiplicité du moi»[121].
[121] L'Irréparable, p. 5.
Et en effet Taine se donne comme un bel exemple de dédoublement de personnalité: «j'ai fait deux parts de moi-même, dit-il: l'homme ordinaire qui boit, qui mange, qui fait ses affaires; qu'il ait des opinions, une conduite, des chapeaux et des gants comme le public, cela regarde le public. L'autre homme, à qui je permets l'accès de la philosophie, ne sait pas que ce public existe»[122].
[122] Essais de Psychologie contemporaine; M. Taine, p. 162.
Dans Joseph Monneron il y avait deux êtres: «l'un, le vrai, le moi raisonnable et raisonnant, constitué par les idées pures, l'homme en soi de la Déclaration des Droits; l'autre, l'animal inférieur, Médor, fait pour obéir au premier, comme le chien à son maître»[123].
[123] L'Etape, p. 236.
Médor est la Bête de Xavier de Maistre qui le conduit chez madame de Hautcastel quand l'autre veut aller à la Cour. Médor est notre polygone.
Chez Henry Bobetière, «comme chez Crémieu Dax, la poussée de l'inconscient était la plus forte aussitôt qu'il s'agissait de la chose publique»[124].
[124] Ibidem, p. 149.
De même, dans Robert Greslou, il y a toujours eu «deux personnes distinctes: une qui allait, venait, agissait, sentait, et une autre qui regardait la première aller, venir, agir, sentir, avec une impassible curiosité»[125].
[125] Le Disciple, p. 65.
François Vernantes semble, comme don Juan, «posséder plusieurs âmes» et plaisante sur ce qu'il appelle son «polypsychisme»[126].
[126] Pastels; Madame Bressuire, p. 386.
«Quelle singulière machine qu'une femme pourtant! on dirait qu'une cloison étanche sépare l'amoureuse et l'autre»[127].
[127] La Duchesse bleue, p. 376.
Vincy prend «une de ces décisions subites, qui révèlent un long travail de ce que les philosophes appellent barbarement l'inconscient, le subconscient, le subliminal. Le pédantisme de ces formules n'empêche pas qu'elles étiquettent le plus exact des faits»[128].
[128] Dernière Poésie (novembre 1900), p. 295.
Voilà bien toute la doctrine biologique de la dissociation des deux ordres de psychisme[129] et du dédoublement de la personnalité et l'application de cette doctrine à la pluralité des amours simultanés.
[129] Dans l'Ecran (p. 24), Paul Bourget discute même la théorie du fonctionnement séparé des deux hémisphères cérébraux pour expliquer ce dualisme.
D'autre part, Paul Bourget reconnaît le caractère extraphysiologique, souvent morbide, de ces dissociations et de ces dédoublements.
Ce n'est pas l'amour en lui-même qu'il considère comme une maladie, quoiqu'il en décrive la thérapeutique et malgré l'axiome de Claude Larcher: «l'amour est une maladie et le malade le plus sage, pour cette maladie là comme pour les autres, est celui qui, n'ayant jamais lu un livre de médecine, ne sait pas ce qu'il a et qui souffre sans penser, comme une bête»[130]; axiome qu'on peut comparer à la définition de Boissier de Sauvages: l'amour est une «maladie qui s'insinue entre les jeunes filles et les jeunes gens…», maladie dont il étudie les symptômes, le diagnostic, le pronostic et le traitement[131].
[130] Physiologie de l'Amour moderne, p. 526.
[131] Voir: Le Médecin de l'amour au temps de Marivaux. Etude sur Boissier de Sauvages, 1896.—La thèse de Sauvages (1724) portait ce titre: Dissertatio medica atque ludicra de Amore… utrum sit Amor medicabilis herbis?
Non, Paul Bourget ne regarde pas l'amour comme une maladie. Ce qu'il considère comme une maladie, c'est la dissociation sentimentale, aboutissant au dualisme ou à la multiplicité des amours simultanés.
Ici c'est une «anomalie d'âme si criminellement pathologique»[132]. Ailleurs ce sont des «difformités» dans la «façon de sentir» qui entraînent cette «singulière» et «détestable» «complication d'âme»[133]. Dans la Dédicace de la Duchesse bleue à Madame Mathilde Sérao il dit nettement: «poussé à ce degré, ce phénomène de dédoublement devient une déformation morale presque monstrueuse, à laquelle il faut maintenir son caractère d'exception»[134].
[132] Le Fantôme, p. 8.
[133] L'Inutile science, p. 193-194.
[134] La Duchesse bleue, p. 331.
Donc, vous le voyez, sur tous ces points encore, l'œuvre de Paul Bourget est conforme à la doctrine biologique: il admet la dissociation des psychismes, le caractère anormal des dissociés, et il s'appuie sur ces idées pour expliquer les «complications sentimentales» de ses héros.
12. On peut donc conclure, ce me semble, que l'idée médicale ou biologique, loin de rester étrangère aux Romans de Paul Bourget, les pénètre et les imprègne intimement: une dissection, même rapide, permet de la bien mettre en lumière.
Mais il faut se garder de dépasser cette conclusion et de dire que ces Romans sont des œuvres biologiques ou médicales.
Paul Bourget est certainement un des auteurs qui ont le mieux compris et limité les rapports de la science et de la littérature[135].
[135] Voir, sur les rapports de la Biologie avec la Littérature et les Arts, le chapitre V des Limites de la Biologie, p. 74.
Il avait déjà étudié cette question, pour la poésie, à propos de Leconte de Lisle[136]. Il parle des poèmes scientifiques de Sully Prudhomme, montre que le littérateur doit se documenter, le vrai étant la source du beau; mais pour écrire un poème, il faut «des yeux de poète ouverts sur des hypothèses de science»[137]. Les formules du savant «expliquent» les phénomènes, elles ne les «représentent» pas. Or, «cette représentation colorée et vivante des choses est précisément le caractère propre de l'esprit poétique»[138].
[136] Essais de Psychologie contemporaine; Leconte de Lisle, 1884, p. 339 et 361.
[137] Ibidem, p. 341.
[138] «Un poète, c'est-à-dire le contraire d'un médecin et d'un philosophe». Mensonges, p. 53.
Cela s'applique admirablement au Roman.
Comme dit très bien Lanson[139], si un Roman peut être vrai à la façon d'un tableau de Léonard ou de Rembrandt, il ne saurait l'être à la façon d'une démonstration de Laplace ou d'une expérience de Pasteur. Et on peut appliquer au Roman cette phrase de Brunetière: «l'imitation de la nature ne saurait être le terme de l'art de peindre et, pour admirer, selon le mot de Pascal, les imitations des choses dont nous n'admirons pas les originaux, il faut que la pensée de l'artiste ait démêlé en elles quelque chose de caché, d'intime et d'ultérieur, que n'y discernait pas le regard du vulgaire»[140].
[139] Lanson. La Littérature et la Science, in Hommes et Livres. Etudes morales et littéraires, 1895.
[140] Brunetière. La Renaissance de l'idéalisme, 1896, p. 63-66.
Le Roman est une œuvre d'art et non une œuvre de science. Il y a «des qualités indispensables, malgré tout, à cet art du Roman qui ne saurait se réduire à la dissertation pure»[141].
[141] Nouveaux Pastels; Monsieur Legrimaudet, p. 149.
Le Roman ne doit pas donner seulement la sensation du Vrai comme un exposé scientifique; il doit donner l'émotion du Beau et l'émotion du Bien.
C'est là ce que produisent les Romans de Paul Bourget: il nous présente des cas biologiques; soit. Mais il les peint, au lieu de les décrire; il fait vivre[142] ses personnages et nous avons toujours, à la lecture, l'impression du vrai et du faux, la nette distinction de ce qui est beau et de ce qui ne l'est pas, de ce qui est moral et de ce qui ne l'est pas, dans le tableau que nous venons de lire.
[142] Paul Bourget se calomnie quand, parlant de la limitation du Roman d'analyse, il dit qu'il lui manque le coloris de la vie en mouvement. La Duchesse bleue. Préface à Madame Mathilde Sérao, p. 329.
Telle est bien l'idée que se fait Paul Bourget de son Roman qu'il appelle le Roman d'analyse au lieu de lui donner «le nom équivoque de psychologique»[143].
[143] La Terre promise. Préface à Ferdinand Brunetière (octobre 1892), p. 6.
Il combat la doctrine de Taine, d'après laquelle le roman est «maintenant une grande enquête sur l'homme, sur toutes les variétés, toutes les situations, toutes les floraisons, toutes les dégénérescences de la nature humaine»[144]; doctrine d'où découle toute «l'esthétique des écrivains et des naturalistes».
[144] Préface du tome I des Romans in Œuvres complètes, p. V.
«Le pessimisme le plus découragé est le dernier mot de cette littérature d'enquête». Bourget veut échapper à ce «fanatisme de la science»[145] qu'il constate chez Taine. Il veut, comme Pascal, opposer «l'ordre de l'esprit et l'ordre du cœur à cet univers aveugle et impassible, qui peut nous broyer, mais qui ne peut que cela»[146].
[145] «Pour le physiologiste, le drame moral où avaient failli sombrer la raison et la foi d'Henriette n'était que cela: un accident de névrose en train de passer ainsi qu'il était venu, par un phénomène d'hypnotisme subjectif… La faiblesse de telles hypothèses est qu'elles n'expliquent rien de ce qui constitue le fond même de la vie de l'âme». (La Terre promise, p. 244).
[146] Essais de Psychologie contemporaine; M. Taine, p. 181-182.
Certainement la «science moderne fournit aux curieux de l'anatomie mentale des documents et des méthodes d'une incomparable supériorité»[147]; mais une «œuvre de littérature, M. Taine lui-même le remarque excellemment, se rapproche de la science; elle n'est pas de la science»[148].
[147] La Terre promise, p. 7.
[148] Préface du tome I des Romans, p. VIII.—Ceci enlève sa valeur à la critique de Jules Sageret qui a relevé une erreur zoologique dans Outre-mer (t. II, p. 210): Paul Bourget donne quatre crocs au serpent à sonnettes ou crotale, alors qu'il n'en a que deux.—Cela confirme que les livres de Paul Bourget ne sont pas des ouvrages d'histoire naturelle. Adrien Sixte avait répondu déjà à Marius Dumoulin lui démontrant une grave erreur dans son «Anatomie de la volonté» que «ce point de détail n'intéressait pas l'ensemble de la thèse». (Le Disciple, p. 48).
Le Roman d'analyse n'est pas un Roman de dissection scientifique. «Tout ce que l'on dissèque est mort», tandis qu'il étudie «des crises de la vie vivante».
«Les lois imposées au romancier par les diverses esthétiques se ramènent en définitive à une seule: donner une impression personnelle de la vie»[149].
[149] Cruelle Enigme. Dédicace à M. Henry James, p. 3.
Le Roman est une «psychologie vivante», ne décrivant jamais le fait brut objectif, mais le peignant toujours à travers l'âme du romancier; «même la description du paysage le plus résolument plastique n'est-elle pas une transcription d'un état de l'âme?»[150]. «Toute narration d'un fait extérieur n'est jamais que la copie de l'impression que nous produit ce fait et toujours une part d'interprétation individuelle s'insinue dans le tableau le plus systématiquement objectif»[151].
[150] La Terre promise, p. 8, 9 et 6.
[151] Ibidem, p. 9.
Donc, et ceci résume admirablement les rapports du Roman et de la Biologie, le romancier doit avoir uniquement le «souci de doubler la soie brillante de l'imagination avec l'étoffe solide de la science»[152].
[152] Essais de Psychologie contemporaine; M. Taine, p. 181.
Nous revenons ainsi à l'idée annoncée au début de cette Conférence: la Biologie dans les Romans de Paul Bourget est la charpente de fer qui soutient l'édifice; mais ce qui fait la beauté de l'édifice, ce sont les tentures et les œuvres d'art qui, à profusion, revêtent et masquent cette ossature, c'est surtout la vie dont on a animé ces appartements.
Il ne nous reste plus donc, en finissant, qu'à présenter publiquement nos excuses à Paul Bourget pour cette dissection maladroite de son œuvre si bien agencée et si impressionnante.
Oubliez, Mesdames, cette œuvre de cuistre.
Remettez tous ses atours à ce squelette si misérablement dévêtu. Remettez en place les magnifiques tapisseries et les charmants bibelots…
Oubliez ma Conférence et relisez Bourget; non plus au radioscope et avec les rayons Rœntgen, mais en suçant ses livres comme des fleurs, suivant le précepte de Byron[153]… Vous y trouverez plaisir extrême et grand profit.
[153] Essais de Psychologie contemporaine; Stendhal, p. 237.