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L'idée médicale dans les romans de Paul Bourget

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Et cette hérédité physique se prolonge et s'accumule comme chez cette «vieille lady en bonnet», qui a «des joues où il tient quatre générations de buveurs de porto»[42].

[42] La Terre promise, p. 130.

C'est encore l'hérédité physique qui donne ses «pieds larges» et ses «mains velues» à ce «butor riche» d'Albert Duvernay qui a été trop évidemment fabriqué «avec de l'épaisse étoffe humaine»[43].

[43] Le Fantôme (mars 1900-janvier 1901), p. 23 et 24.

C'est «avec notre sang et nos nerfs que nous avons un certain courage, autant dire avec notre hérédité»[44].

[44] Un Homme d'affaires, p. 50.

Chez Firmin Nortier, l'hérédité rurale se révèle par «la carrure des épaules hautes, la charpente lourde des gros os, la forte pesée du pied sur le sol»[45].—Alfred Chazel était «un fils du peuple, et, malgré l'affinement intellectuel de deux générations, l'origine paysanne reparaissait en lui à des gaucheries de gestes et d'attitude»[46].—Chez la baronne Ely, «cette hérédité avait pu seule pétrir le masque, magnifique à la fois et si fin, auquel une blancheur mate et chaude achevait de donner un vague reflet oriental»[47].

[45] Un Homme d'affaires, p. 7.

[46] Un Crime d'Amour, p. 172.

[47] Une Idylle tragique, p. 32.

Odile[48] est l'histoire dramatique du suicide héréditaire avec l'admirable description de la tentation de la mort et de l'effroi qu'elle cause à ces malheureux névrosés.

[48] Voyageuses; Odile, p. 203 à 248.


L'âge modifie les signes de cette hérédité physique. C'est ce que l'on voit chez Madame Castel à qui sa fille ressemble au point d'infliger une sorte de mélancolie à leurs amis. «D'une génération à l'autre, il y a eu comme une marche en avant du tempérament commun. La qualité dominante de la physionomie est devenue plus dominante, symbole visible d'un développement du caractère produit par l'hérédité. Trop fin déjà, le visage s'est affiné davantage; sensuel, il s'est matérialisé; volontaire, il s'est durci et séché. A l'époque où la vie a fait toute son œuvre, lorsque la mère a passé la soixantième année, la fille la quarantième, cette gradation dans les ressemblances devient comme palpable au contemplateur… l'aperception des fatalités du sang devient si lucide alors, que parfois elle tourne à l'angoisse»[49].

[49] Cruelle énigme (juillet-septembre 1884), p. 5. Voir aussi p. 20, 21, 22 et 83.

N'était la perfection du style, qui ne s'observe guère chez nous, ne diriez-vous pas ces lignes écrites par un biologiste?


L'hérédité purement morale éclate cruellement chez ce fils d'un aigrefin et d'une sainte, qui reproduit tous les vices du père et dont Claude Larcher raconte la douloureuse histoire[50].

[50] Physiologie de l'Amour moderne, p. 541.

«L'hérédité apparaît aussi comme un puissant modificateur de cet instinct (sexuel). Entre la fille d'un père chaste et celle d'un père qui a vécu, entre le fils d'une honnête femme et le fils d'une femme galante, il y a la même différence qu'entre les enfants d'un goutteux et ceux d'un phtisique»[51].

[51] Physiologie de l'Amour moderne, p. 359.

Et le philosophe Victor Ferrand le proclame: «qu'il y ait un atavisme moral, comme il y a un atavisme physique, une hérédité en retour des idées et des sentiments de nos aïeux, c'est un fait indiscutable»[52], à l'appui duquel je pourrais encore citer ce fils de voleur qui révèle son vrai père en allant, la nuit, dérober des bonbons à l'arbre de Noël du lendemain[53].

[52] L'Etape, p. 25.

[53] Le vrai Père (décembre 1894).


Le plus souvent l'hérédité n'est pas aussi dissociée et porte à la fois sur le physique et sur le moral. L'exemple le plus fouillé est certainement celui des Monneron.

Joseph Monneron, l'universitaire, «déclassé par en haut, grâce aux concours», est fils d'un cultivateur de Quintenas; sa femme a une mère indolente et un père équivoque, «rentier interlope de Nice, mi-courtier, mi-contrebandier». De là dérivent: l'hypocrisie et la vulgarité d'Antoine, l'ignoble tenue et la flétrissure précoce de Gaspard, l'incertitude et la morbidité de Jean, la sensibilité déréglée de Julie[54].

[54] L'Etape, p. 9, 63, 117, 215, 303.


Ainsi les hérédités se superposent et, formant un tout complexe, aboutissent à des produits divers, d'apparence contradictoire. Dans le Fantôme, l'hérédité paysanne tourne en rudesse chez Albert Duvernay et en bonhomie chez sa sœur.

De même, «l'atavisme de la servitude a ces deux effets qui ne sont contradictoires qu'en apparence: il produit des capacités insondables de sacrifice ou de perfidie. L'une et l'autre de ces dispositions morales se trouvaient incarnées dans le frère et dans la sœur. Ils s'étaient, comme il arrive quelquefois, distribué le double caractère de leur race: l'un en avait hérité toute la vertu d'immolation, l'autre toute la puissance d'hypocrisie»[55].

[55] Cosmopolis (mai-octobre 1892), p. 418.


Et, dans cette hérédité, pèsent naturellement les erreurs et les vices des ancêtres. Comme dit la Bible, «les fils seront punis pour les péchés des pères»[56].

[56] Cosmopolis, p. 572.

On comprend maintenant que le Disciple commence sa confession à son Maître, après son crime, par une longue analyse de ses hérédités[57], et que Paul Bourget conclue de toutes ses études: «On n'échappe pas à ses hérédités. On les subit, quoiqu'on en ait, par toutes les fibres dont on est tissé»[58].

[57] Le Disciple (septembre 1888-mai 1889), p. 65.

[58] L'Etape, p. 297.


Mais le biologiste ne doit pas uniquement constater les résultats bruts de l'hérédité; il doit étudier cette hérédité, dans son évolution, dans sa vie, dans la suite de ses transformations. Car, en passant d'une génération à l'autre, l'hérédité rencontre des agents modificateurs, comme le croisement et le milieu. Le biologiste doit analyser les lois de ces modifications que le temps apporte dans l'hérédité.


Une de ces lois qui a le plus frappé Paul Bourget est certainement celle-ci: pour favoriser l'amélioration et le perfectionnement de l'espèce, les transformations par l'hérédité doivent se faire lentement et progressivement; si on veut brûler les étapes, on n'a plus de progrès: l'individu régresse au contraire, soit au physique, soit au moral.

C'est ainsi que chez Joseph Monneron «le paysan est trop près», et Jean peut dire à son père: «on ne change pas de milieu et de classe sans que des troubles profonds se manifestent dans tout l'être, et nous avons changé de milieu et de classe, c'est un fait, puisque le grand-père Monneron est mort un paysan et que tu en as été un jusqu'à ta dixième année».

La grande culture a été donnée trop vite à son père. La durée lui «manque, et cette maturation antérieure de la race, sans laquelle le transfert de classe est trop dangereux». C'est pour cela qu'il paie la rançon de ce que Paul Bourget «appelle l'Erreur française, et qui n'est au fond, tout au fond, que cela: une méconnaissance des lois essentielles de la famille».[59]

[59] L'Etape, p. 44, 51, 458.

Vous voyez comme notre romancier tire des lois biologiques les lois sociales auxquelles il tient le plus. Nous comprendrons mieux cela quand nous aurons parlé des autres facteurs de la vie humaine et spécialement du milieu, sur lequel nous avons déjà empiété.


7. Le milieu, en Biologie humaine, est extrêmement complexe et il se complique d'autant plus que l'individu est plus cultivé et plus élevé.

Dans ce milieu, il faut nommer d'abord et surtout la famille, qui est la première éducatrice[60], le pays qui comprend la patrie et le petit pays (la province, la ville que l'on habite), les maîtres (maîtres de l'instruction et maîtres de l'éducation), la classe de la société dans laquelle on vit, et aussi d'une manière plus générale les contemporains (artistes, littérateurs, hommes politiques, collègues de la profession)…[61].

[60] «Quand une femme se donne à un homme, ce dernier, s'il était poli, enverrait ses cartes au père et à la mère de sa nouvelle maîtresse, en écrivant au-dessous de son nom, comme il sied: avec mille remerciements. Quatre-vingt-dix fois sur cent il la leur doit». (Physiologie de l'Amour moderne, p. 382).

[61] Chez Poyanne, l'influence du milieu professionnel, du métier, reprend ses droits dans les heures de crise. (Un Cœur de femme, p. 382).

Les noms seuls que je viens de prononcer vous rappellent immédiatement une série de passages dans lesquels Paul Bourget proclame l'influence du milieu sur la vie humaine.


«Notre destinée n'est, du petit au grand, que notre caractère projeté au dehors, et ce caractère lui-même n'est, en dernière analyse, qu'une résultante des vastes faits généraux qui ont gouverné le développement de notre individualité: notre patrie, le moment de son histoire, ses mœurs, les idées qui flottent dans son air»[62]; et, immédiatement après ses hérédités, le Disciple analyse son milieu d'idées[63].

[62] L'Etape, p. 67.

[63] Le Disciple, p. 83.

Dans la magnifique Etude qu'il a consacrée à son maître Taine[64], Paul Bourget analyse avec le plus grand soin son milieu. «Tout système se rattache en effet par le plus étroit lien aux autres productions de l'époque dans laquelle il a paru». On ne peut même pas s'empêcher de penser que, quoiqu'ils ne soient pas contemporains, Paul Bourget a un peu décrit, dans cette Etude, le milieu dans lequel il s'est formé lui-même (à condition d'ajouter Taine aux maîtres éducateurs), milieu que caractérisent surtout l'influence des progrès des sciences, l'envahissement des méthodes scientifiques et l'amour des faits.

[64] Essais de Psychologie contemporaine; M. Taine, p. 164, 169.

Dans cette même Etude, Paul Bourget écrit sur «l'illustre et infortuné Spinoza»: «si le pauvre petit juif, poitrinaire et ombrageux, n'avait pas été maudit par ses frères en religion, persécuté par sa famille, dédaigné par la jeune fille qu'il devait épouser, s'il n'avait senti, dès son adolescence, la table de fer de la réalité peser sur sa personne et la meurtrir, certes il n'aurait pas écrit avec une soif si évidente d'abdication, avec une telle horreur des vains désirs, les terribles phrases où se complaît son stoïcisme intellectuel: «ni dans sa façon d'exister, ni dans sa façon d'agir, la nature n'a de principe d'où elle parte ou de but auquel elle tende»; et cette autre qui, rapprochée du consolant Pater noster qui es in cælis de l'Evangile, prend toute sa force de cruel fatalisme: «celui qui aime Dieu ne peut pas faire d'effort afin que Dieu l'aime en retour»[65].

[65] Essais de Psychologie contemporaine; M. Taine, p. 166.

Ce milieu a lui-même une hérédité, il est fait des influences antérieures. A travers les deux volumes d'Etudes psychologiques «circule» cette thèse «que les états de l'âme particuliers à une génération nouvelle étaient enveloppés en germe dans les théories et les rêves de la génération précédente».


Comme pour l'hérédité, le biologiste étudie et détermine les conditions dans lesquelles cette influence du milieu est bonne et salutaire pour le développement et l'expansion de la vie humaine. Une de ces conditions a particulièrement frappé Paul Bourget, c'est la continuité et l'unité d'action de ce milieu. Il faut donc, pour favoriser le progrès biologique, que l'être vivant ne change pas trop souvent ni trop brusquement de milieu: dans ce dernier cas, il se développe des désharmonies et des contradictions qui sont des éléments de diminution dans la vie.

En transportant cette loi biologique dans la sociologie, on en déduit que la grande condition du progrès pour une société d'hommes est de constituer fortement une nation et une race, tandis que le déracinement et le cosmopolitisme facilitent la régression et la décadence.

«Les races perdent beaucoup plus qu'elles ne gagnent à quitter le coin de terre où elles ont grandi. Ce que nous pouvons appeler proprement une famille, au vieux et beau sens du mot, a toujours été constitué, au moins dans notre Occident, par une longue vie héréditaire sur un même point du sol. Pour que la plante humaine croisse solide, et capable de porter des rejetons plus solides encore, il est nécessaire qu'elle absorbe en elle, par un travail puissant, quotidien et obscur, la sève physique et morale d'un endroit unique[66]». Et Paul Bourget évoque le souvenir (rappelé par Maurice Barrès dans les Déracinés) de Taine aimant à se diriger vers un arbre adolescent et vigoureux du square des Invalides, en disant: «allons voir cet être bien portant»[67].

[66] Essais de Psychologie contemporaine; Stendhal (1882), p. 241.

[67] Ibidem; M. Taine. Appendice G, p. 202.

L'Etape montre l'importance sociale qu'a «l'âge de la race»[68]; le Disciple montre les terribles effets d'un brusque changement de milieu[69]; l'idée de Cosmopolis est la permanence de la race ballottée dans les milieux les plus variés et les plus hétérogènes[70]; dans Fausse manœuvre, c'est la désharmonie et les contradictions du terrien déraciné de sa province et vivant à Paris[71]; dans le Portrait du doge, c'est le choc de deux races dans cette belle scène où se heurtent et pensent si différemment le noble Français et l'Américain riche…[72].

[68] L'Etape, p. 105.

[69] Le Disciple, p. 108.

[70] Le baron Hafner est le type du cosmopolite qui traverse une série de milieux.

[71] Fausse manœuvre (mai 1903), p. 343.

[72] Le Portrait du doge (décembre 1897), p. 265.

Toute cette doctrine de l'utilité de la permanence et de la durée du milieu est symbolisée dans ce passage du Timée que Jean Monneron évoque dans ses pénibles méditations[73]: «Alors, dans ce temple de Saïs, entouré par le Nil, un des plus avancés en âge parmi les prêtres dit au voyageur: O Solon, vous autres Grecs, vous serez toujours des enfants et il n'y a pas un Grec digne du beau nom de vieillard.—Et Solon demanda: Que veux-tu dire?—Que vous êtes très jeunes quant à vos âmes, répondit le prêtre. Vous n'y possédez aucune vieille doctrine, transmise par les aïeux, aucun enseignement donné de siècle en siècle par des têtes blanchies…».

[73] L'Etape, p. 306.

Pour faire une forte race, une grande nation, il faut ne pas mériter le reproche de Platon; il faut avoir l'unité, la durée, la permanence du milieu.

Il faut beaucoup d'hommes encadrés et racinés. Le milieu n'est pas un décor inerte; c'est un cadre qui vit et qui intervient dans la facture du tableau.

Voilà une autre des grandes lois sociologiques de Paul Bourget qui a, elle aussi, une base absolument biologique.


8. L'hérédité et le milieu ne sont pas les seuls facteurs de l'individualité humaine. A chaque moment de son existence, cette individualité dépend encore des antécédents du sujet, des moments antérieurs de sa vie personnelle.

Le mot de Gœthe «le présent a tous les droits» n'est pas absolu. Le passé intervient constamment dans notre vie actuelle. Et Paul Bourget symbolise cette loi biologique dans cette jolie légende de l'âme du purgatoire qui ne pourra «entrer au ciel qu'après être revenue sur la terre à tous les endroits où, vivante, ses pas s'étaient posés, afin d'effacer toutes les traces de ses démarches coupables, afin de recueillir tous les vestiges de ses actions vertueuses».

Nous sommes ainsi forcés «de remettre sans cesse nos pas dans nos pas, et il nous faut retrouver, aux détours désappris de nos anciens chemins, le fantôme de l'homme que nous fûmes un jour!»[74].

[74] Les Pas dans les pas (décembre 1902), p. 203.


A l'appui de cette loi de Biologie physicomorale nous n'avons pas seulement les six tragédies morales qui forment le Recueil «les Pas dans les pas» pour établir que «tout se paie» dans le corps et dans l'esprit. Nous retrouvons l'application et la démonstration de ce principe dans une série d'autres romans.

Les dix histoires de Recommencements sont «toutes un commentaire d'après nature d'une même vérité, formulée par le philosophe: la vie est une grande recommenceuse»[75].

[75] Recommencements. Dédicace à Charles de Pomairols (14 janvier 1897), p. 1.

L'Echéance, toute entière, n'est que l'illustration de cet «étrange dicton où les Italiens… ont résumé, avec leur vive imagination, le retour de la faute sur celui qui l'a commise: la saetta gira, gira, disent-ils, la flèche tourne, torna adosso a chi la tira et elle retombe sur qui la tire». Et ainsi on voit «combien est exact le Tout se paie de Napoléon à Sainte-Hélène, par quels détours le châtiment poursuit et rejoint la faute et que le hasard n'est le plus souvent qu'une forme inattendue de l'expiation»[76].

[76] L'Echéance, p. 25 et 6.

L'idée mère d'André Cornelis repose sur le crime commis par le mystérieux Crawford (est-ce là ou dans Neptunevale[77] que madame Humbert a pris le nom de son mystérieux millionnaire?) et l'influence que ce crime exerce sur l'assassin et sur le fils de la victime: c'est l'analyse psychologique de la logique implacable des choses.

[77] Voyageuses; Neptunevale, p. 87 à 160.

Une des bases d'Une Idylle tragique est certainement ce passé de la baronne Ely, qui se dresse à tout instant et lui fait dire: «Hautefeuille et moi nous nous aimons avec un fantôme entre nous, qu'il ne voit pas, mais que je vois si bien»[78]. Et plus tard, quand Olivier du Prat a été tué, «un mort est entre ces deux vivants, qui, jamais, jamais, ne s'en ira», comme entre les héros du Roman comique d'Anatole France.

[78] Une Idylle tragique, p. 137.

Dans le Roman qui porte ce nom même, le Fantôme de la mère antérieurement aimée se dresse constamment devant Etienne Malclerc et, quand il a épousé la fille, lui donne la sensation de l'inceste.

Francis Nayrac, de la Terre promise, est écrasé par «son impuissance à s'échapper de ce passé qui refluait sur lui toujours, comme la marée reflue sur le malheureux qu'elle a une fois surpris, le renversant d'un coup de lame lorsqu'il se relève, l'enveloppant de houle quand il court, l'aveuglant d'écume quand il cherche un rocher où s'appuyer, l'assourdissant de clameurs quand il appelle». Et, vaincu, il s'écrie: «c'est donc vrai que l'on ne refait pas sa vie? c'est donc vrai que notre passé nous poursuit sans cesse dans notre avenir?»[79].

[79] La Terre promise, p. 197, 252.

C'est ce même passé, mais plus aimable, que René Vincy évoque et objective dans cette chanson en deux strophes «que la bonne Madame Ethorel avait qualifiée de sonnet»:

Le spectre d'une ancienne année
M'est apparu, tenant aux doigts
Une blanche rose fanée,
Et murmurant à demi-voix:
Où donc est ton cœur d'autrefois?[80]

[80] Mensonges, p. 121.

Et ce n'est pas seulement le passé moral qui saisit ainsi constamment notre présent et notre lendemain. C'est aussi le passé physique. Les maladies de l'enfance, de l'adolescence, des années précédentes gouvernent, je pourrais dire tyrannisent, notre santé ultérieure. Il y a des maladies qui créent en nous ce que nous appelons en médecine des tempéraments morbides, c'est-à-dire qu'on vit toute sa vie ultérieure en arthritique ou en avarié.

Et, à cause de l'intrication si souvent signalée du physique et du moral, nos antécédents physiques pèsent sur notre vie morale. C'est ainsi que vous comprendrez Paul Bourget parlant de l'influence du lard, du fromage et des pommes de terre sur un sentiment, qui est certainement des plus élevés mais des plus complexes, l'amour. Et, en effet, sur la manière de comprendre l'amour influent les éléments physiques qui paraissent le plus distants: «la nourriture», «la boisson», «les occupations», «l'air respiré»…

«Un laboureur, nourri de lard, de fromage et de pommes de terre, qui peine tout le jour, qui n'ouvre jamais un livre, quand il est assailli par la puberté, comme une bête, vers ses dix-huit ans, peut-il être comparé à ce que nous étions, vous ou moi» (c'est Claude Larcher qui parle), «à cet âge où notre innocence valait à peu près celle d'un capitaine de hussards?»[81].

[81] Physiologie de l'Amour moderne, p. 358.

Tous ces passages (et j'aurais pu en rapprocher beaucoup d'autres) suffisent à vous montrer de quelle admirable manière Paul Bourget développe cette idée biologique et montre, dans chaque cas, l'importance de ce que nous appelons, dans une observation médicale, les antécédents personnels du sujet.


9. Le dernier facteur de l'individualité humaine comprend pour le biologiste tous les autres éléments, inconnus ou mal connus, qui ne sont ni l'hérédité, ni le milieu, ni les antécédents, et qu'on appelle, faute de meilleur mot, l'élément personnel.

La preuve de cet élément est donnée par ce fait que les facteurs déjà étudiés n'ont pas un résultat fatal et nécessaire; il y a dans les faits vitaux une contingence indiscutable, en rapport avec la plus grande complexité de la structure et qui distingue les êtres vivants des corps bruts.

Quand on étudie un phénomène physique ou chimique, on peut, en connaissant bien les corps mis en présence, les conditions de chaleur, de lumière, de milieu ambiant, déterminer exactement et prévoir ce qui se produira. Pour l'être vivant, il n'en est pas de même.

Cet imprévu, cet aléa dans le résultat augmentent d'autant plus que l'être vivant a un organisme plus compliqué, est plus élevé dans l'échelle. Chez l'homme, cette complexité est au maximum et l'élément personnel, la cote individuelle prend une importance d'autant plus grande qu'il faut, de plus, tenir compte ici de l'élément psychique et de l'élément moral, facteurs capitaux qui varient tellement d'un individu à un autre.

Voilà donc la loi de Biologie humaine à laquelle les faits conduisent naturellement: deux individus ayant les mêmes hérédités, le même milieu et les mêmes antécédents ne sont pas nécessairement les mêmes à un moment donné de leur existence.

Paul Bourget a nettement appliqué, démontré et illustré cette loi.


Le meilleur exemple est certainement encore cette famille Monneron, dans laquelle dans les mêmes conditions de famille et d'éducation, on voit se développer: Gaspard, un dépravé précoce et un grossier; Antoine, viveur et faussaire; Julie, criminelle aussi, mais avec plus de distinction et d'élévation dans l'esprit; Jean, un vaillant et un fort;—les uns étant ainsi bien inférieurs, le dernier étant supérieur à leurs hérédités et à leur milieu.

Nous pourrions prendre dans d'autres Romans des exemples des corrections que cet élément individuel peut apporter aux autres facteurs.

Perron Dumenil, fils d'un avocat d'affaires et d'origine plébéienne, manœuvre «de manière qu'il a vécu et qu'il est mort membre du Jockey! Il est vrai qu'il datait d'une des élections du siège» et «avait traversé les lignes prussiennes pour venir poser sa candidature dans le seul ballottage où il eût quelque chance d'être élu»[82].

[82] Le Cob rouan (mars 1903), p. 206.

C'est l'élément individuel qui fait d'Hubert Liauran un jeune homme «comme les autres», malgré l'éducation exceptionnelle que lui ont donnée sa mère et sa grand'mère, deux saintes[83].

[83] Cruelle Enigme, p. 127.

C'est la lutte de l'élément individuel contre les autres facteurs qui produit les nombreuses contradictions présentées par Rumesnil, à la fois «gentilhomme, chatouilleux sur le point d'honneur comme un raffiné de l'ancien régime», «idéaliste humanitaire» qui préside l'Union Tolstoï, fondation socialiste, pense, comme un duc anticlérical ou un marquis voltairien, «contre son milieu» et, en même temps, séduit Julie et organise tout pour la rendre criminelle. C'est encore la lutte de cet élément individuel qui donne à Joseph Monneron «cette infaillible logique dans le faux» qui, avec l'instruction complète d'un éducateur national, lui fait si mal réussir l'éducation de sa propre famille[84].

[84] L'Etape, p. 129, 167 et 269.


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