L'île des rêves: Aventures d'un Anglais qui s'ennuie
Poser sous les râteaux la sueur d'une année,
Et là, muets d'horreur, devant la destinée,
Suivre des yeux leur pain qui courait devant eux.
Gérard ne poussa pas l'exclamation du poëte:
Mais il envia plus d'un de ces paysans dont la roulette multipliait l'enjeu, et il jeta sur la table, avec un serrement de cœur, dissimulé dans le plus faux sourire qui ait jamais brillé sur des lèvres humaines, un de ses derniers louis, tiède encore d'un long contact, d'une étreinte désespérée.
III
Ce que rapporte une politesse bien placée.
Nous n'abuserons pas de la situation dramatique pour peindre les émotions de la circonstance. Ce qui importe, c'est de savoir que Gérard dut s'estimer très-heureux en amour, car son malheur au jeu fut complet. Il eut bientôt perdu ses cinquante francs.
—Vous ne jouez plus? dit le journaliste, qui perdait déjà la valeur du keepsake, et qui songeait à un second volume.
—Je ne suis pas en veine ce soir, répondit Gérard, dont les jambes tremblaient, et qui avait peur de s'évanouir.
Il se dégagea de la foule, et, au lieu de rentrer dans la salle de bal, il sortit et alla s'asseoir sous les arbres de la promenade, se cachant des groupes qui venaient écouter l'orchestre de la danse; là, il faut bien l'avouer, notre héros n'eut plus de courage. Le dépit, l'amertume, le sentiment de sa défaite l'étouffèrent: il pleura.
Les larmes sont une satisfaction que l'on s'accorde à soi-même, et si l'on doit proclamer heureux tous ceux qui pleurent, ce n'est pas parce qu'ils sont consolés, mais c'est parce qu'ils se consolent eux-mêmes. Les pleurs sont une revanche et un certificat d'innocence que l'homme accablé se décerne. Je suis bien à plaindre, se dit-il, puisque je pleure! et si je suis à plaindre, c'est que je mérite d'être consolé. De là, à s'estimer plus que les autres, en raison même de sa douleur, il n'y a pas loin, et Gérard ne manquait pas à cette loi égoïste. Il en voulait à Angèle de ce qu'il pleurait pour elle. Il avait des mouvements haineux d'amour.
—Oh! je la forcerai bien à m'épouser, se disait-il. Il serait par trop ridicule d'avoir tout quitté pour la suivre, et d'être laissé là parce que je me suis ruiné pour elle. Mais comment oser lui dire... que je n'ai plus un sou... pas même de quoi faire l'aumône? Oh! ce jeu, quelle sottise à moi de lui demander un aide! Après tout, l'amour et la roulette se devraient plus d'égards. Si j'osais, je mendierais... Je comprends le vol! Qu'y a-t-il, à cette heure où je souffre, entre une mauvaise action et moi?... La seule distance que remplirait une occasion.
Et Gérard, froissé dans ses espérances les plus vives et les plus douces, se sentant à la discrétion de la femme qu'il aimait, n'ayant aucun moyen de la contraindre, rougissant de lui devoir quelque chose, perdant d'un seul coup cette égalité apparente que son indomptable fierté d'artiste lui avait conquise, Gérard se mordait les poings, poussait des exclamations étouffées, et s'animait d'une formidable colère contre lui-même, contre la destinée, contre la baronne.
Après une heure d'épanchement dans la solitude, il se crut plus calme, et résolut de rentrer. Madame de Bligny avait remarqué son absence; elle était inquiète et un peu jalouse. Mais quand elle le vit, elle comprit à sa pâleur qu'il souffrait, et, dans un regard expressif, elle lui demanda pardon de l'avoir accusé.
—Qu'avez-vous, mon ami? lui dit-elle en allant vers lui.
—Rien... la fraîcheur de la nuit m'a saisi.
—Gérard, vous me cachez quelque chose.
—Moi, que puis-je vous cacher?
—Je ne sais, une mauvaise nouvelle, un duel.
—Un duel! reprit Gérard avec un peu d'ironie, oh! ce n'est pas le duel que vous supposez, madame, je me suis battu contre votre amour, et j'ai été vaincu.
—Vous êtes fou, mon ami! dit la Parisienne avec une compassion railleuse.
—C'est possible.
—Ah! je devine! s'écria Angèle, qui reconnut la vérité à certaine flétrissure des mains, à ce petit désordre des manchettes que causent toujours le maniement de l'argent et l'action du jeu. Vous avez joué, et...
—Et j'ai perdu, c'est exact; mais excusez-moi, mon amie, cette perte est insignifiante. Pourtant la persistance du sort m'a irrité. Je suis un mauvais joueur, je n'aime pas perdre. Voilà le motif de ma pâleur et de mon émotion.
—Je crois que vous me cachez quelque chose, dit Angèle en lui serrant les mains, et vous avez tort. Si quelque dette...
—Je ne dois rien... Ne parlons plus de cela, et dansons, si vous voulez.
—Non, je me sens fatiguée; je veux rentrer.
—Permettez que je vous reconduise.
Madame de Bligny était rêveuse. Cette douleur de Gérard lui semblait facile à interpréter; elle ne doutait pas qu'il n'y eût une question d'argent au fond de ce désespoir. L'épreuve touchait à son terme. Décidément l'artiste avait triomphé. Son orgueil qui n'avait jamais fléchi, son amour qui avait eu recours à toutes les luttes plutôt que d'accepter un bienfait, tout attestait le désintéressement de la passion.
—Gérard, lui dit-elle avec une sorte de gravité, laissez-moi vous dire que je vous aime plus que jamais. J'ai été cruelle envers vous peut-être; mais c'était pour mieux vous prouver mon estime. Venez me chercher demain matin. Nous aurons une longue conversation ensemble; nous avons tout notre bonheur à assurer.
Gérard ne put que répondre:
—A demain!
Il mit sur le front d'Angèle un respectueux baiser, et il la quitta brusquement.
—Elle m'a pris en pitié, se disait-il, j'ai lu dans ses yeux la compassion. Demain elle va m'offrir sa fortune avec sa main: c'est là mon rêve! Et pourtant je voudrais que cette offre ne vînt pas si justement à l'heure où j'en ai besoin; elle saura plus tard que je n'étais plus en mesure de refuser. L'humiliation pour moi sera complète.
Les scrupules de Gérard devenaient absurdes, et sa délicatesse était surtout de l'orgueil. Mais de toutes les tâches, la plus difficile pour l'homme est celle d'accepter simplement son bonheur. Il perd un temps précieux à minauder avec lui, et il a parfois des accès de fierté chevaleresques et pervers, dans lesquels il prétend mériter les bienfaits qui lui tombent du ciel. Gérard traversait une de ces crises folles. Il n'avait qu'à passer cette nuit-là dans l'enchantement, dans l'espérance; il aima mieux la consumer dans des enquêtes pénibles sur sa situation, sur la dépendance que sa pauvreté allait lui imposer.
Après avoir dit adieu à madame de Bligny, il revint à la Maison de conversation. Le bal n'était pas fini; on dansait et on jouait encore. L'artiste n'osa pas rentrer, mais il regarda les fenêtres du salon de la roulette, comme si l'une d'elles dût s'ouvrir, et comme si quelque joueur privilégié dût lui jeter de là tout une fortune, dont il avait grand besoin, pensait-il.
Personne n'ouvrit de fenêtre; il ne tomba aucune aumône, et Gérard, fort ému par avance de l'entretien qu'il devait avoir le lendemain, rentrait chez lui en baissant la tête, quand il remarqua, au détour d'une rue, une ombre masculine attachée à ses pas avec une persistance singulière. Nous ne commettrons pas la mauvaise plaisanterie d'affirmer que Gérard, ce soir-là, ne redoutait pas les voleurs. Il se retourna brusquement, vint droit à son ombre, et lui frappant sur l'épaule:
—Que me voulez-vous? lui demanda-t-il résolûment.
—Rien, si vous n'êtes pas celui que je cherche, répondit l'ombre avec un fort accent germanique; ce qui prouvait par surcroît, après le témoignage sensible du contact, que cette ombre n'était pas celle de l'artiste lui-même.
—Et, qui faut-il être pour vous satisfaire?
—Un jeune homme de bonne tournure qui se promenait tantôt dans les ruines du vieux château, en compagnie d'une charmante dame.
—Et si j'étais ce jeune homme? demanda Gérard.
—En ce cas, monsieur, j'affirmerais que je ne me suis pas trompé en croyant vous reconnaître, et je vous prierais de venir parler en toute hâte à mon maître, qui désire vivement vous entretenir.
—Quel est ton maître?
—Le baron Walter, un vieillard bien malade, que vous avez rencontré dans les ruines.
—Quoi! ce bonhomme un peu fou!
—Je ne sais pas si mon maître est fou, reprit gravement Fritz; mais je sais qu'il veut vous voir et qu'il m'a chargé de vous amener à lui en toute hâte.
—Mais je ne le connais pas du tout, dit Gérard d'assez mauvaise humeur, et comme je ne suis ni notaire, ni médecin, je n'ai rien à faire au lit d'un moribond.
Fritz garda le silence, il attendait un refus plus formel.
—A moins que ce ne soit pour me nommer son héritier, continua l'artiste, qui mêlait ses préoccupations d'argent à cet incident bizarre, et qui riait à moitié; auquel cas, mon cher, je te suivrais avec empressement.
—C'est peut-être pour cela, en effet, répliqua Fritz, qui s'inclina et qui passa devant, comme pour indiquer la route.
—Au surplus, la nuit est bonne pour les aventures, continua Gérard, je ne dormirai pas; allons visiter les mourants, c'est une œuvre méritoire.
A quelques pas de là, Gérard s'arrêta tout à coup.
—Es-tu bien sûr, demanda-t-il à Fritz, que ton maître soit un vieillard?
L'Allemand ne parut pas comprendre le sens de cette interrogation.
—Il me le semble, balbutia-t-il.
—C'est que si, par hasard, tu me menais à quelque jeune ou respectable dame, reprit l'artiste avec fatuité, je l'avoue, mon cher, que par égard pour ta maîtresse, il vaudrait mieux me laisser en route.
Fritz sourit et répondit avec dignité:
—Je suis père de famille, monsieur, et mon maître n'est pas une femme.
—Que peut-il me vouloir? se demanda Gérard, qui continua son chemin.
Le baron Walter occupait un appartement, meublé très-confortablement, à l'hôtel d'Angleterre. Gérard fut introduit dans un salon, où on le laissa seul pendant quelques minutes; puis, Fritz, qui avait été prévenir le malade, revint chercher notre héros, qu'il conduisit à la chambre du baron.
Gérard se laissait aller aux chances de cette aventure avec l'enthousiasme ironique d'un homme qui vient d'être profondément atteint et qui méprise le surcroît des petites misères humaines. La curiosité qui naissait en lui s'aiguisait en sarcasmes.
—Parbleu! se disait-il, je veux savoir quelle sotte mésaventure la chance qui m'a trahi au jeu me réserve encore!
Le vieillard essaya de se soulever sur son séant quand il le vit entrer; mais ses efforts furent vains, sa tête retomba sur l'oreiller.
Fritz s'approcha pour l'aider.
—Non, merci, murmura le baron, je n'ai pas besoin de toi, nous avons à causer, laisse-nous.
Fritz avança un fauteuil pour Gérard au pied du lit, ranima le feu dans le foyer, jeta un coup d'œil aux diverses potions ordonnées par le médecin et se retira.
—Monsieur, dit le mourant, en s'interrompant presque à chaque syllabe, je vous remercie d'être venu; vous m'enlevez une grande inquiétude de l'esprit; et si, comme je l'espère, vous voulez bien accepter la tâche que je prends la liberté de vous confier, je mourrai sans remords.
—Mais, monsieur, interrompit Gérard, vous ne me connaissez pas!
—Si, je vous connais bien, dit le moribond, en essayant de sourire et en secouant la tête, vous êtes la jeunesse, l'amour, l'illusion, par conséquent la candeur, la bonne foi, l'honneur. Oh! je vous connais bien!
—Mais tout cela n'est pas sur mon passe-port, dit Gérard. Avant de recevoir des confidences qui sont peut-être le résultat d'une prévention trop favorable, et par cela même dangereuse, j'ai besoin, monsieur le baron, de vous dire qui je suis: Je me nomme Gérard, je suis musicien; je ne vous assurerai pas que j'ai du talent, mais j'ai l'honneur d'avoir quelques ennemis qui travaillent à ma réputation.
—Artiste et amoureux! vous êtes complet, mon ami, dit le malade, et cette belle dame...
—Sera ma femme dans quelques jours, monsieur le baron, dit Gérard avec fierté.
—Oh! le beau rêve! Tâchez, mon ami, de ne pas vous éveiller, je ne pouvais choisir mieux, et je vous ai bien deviné! Moi, je suis le baron Walter, un vieil Allemand sentimental qui va faire bientôt son dernier voyage dans le bleu! J'ai aimé l'art et les artistes; j'ai aimé tout ce qui est aimable; maintenant il me faut aimer la mort. Après une existence assez orageuse, pendant laquelle j'essuyai bien des tempêtes, sans faire beaucoup de naufrages; je vais quitter la terre, en laissant une dette à payer... Oh! cette dette-là est sacrée. Je l'ai oubliée longtemps, mais le malheur m'a frappé et m'a averti. J'avais un fils légitime que j'aimais ardemment... Je l'aimais trop: c'était le témoignage d'une union heureuse et courte. Il y a quelques mois on m'apporta le cadavre de mon enfant blessé mortellement dans un duel... Je ne vous dirai pas combien je pleurai... mais je vous dirai que je meurs de sa mort. Après quelque temps d'un désespoir que la pensée d'une réunion prochaine finit par adoucir, comme j'allais prendre des dispositions pour distribuer ma fortune entre les diverses sociétés chorales de mon pays, je me demandai si je n'avais personne à frustrer, et si j'avais bien réellement le droit de disposer ainsi de mon bien. Cette question fut salutaire. Je me souvins alors que, parmi les orages d'une existence dont la passion était la boussole, j'avais abandonné, il y a quelque trente ans, une charmante femme, parce qu'elle m'attribuait avec obstination la paternité d'un enfant, dont je ne consentais pas à m'avouer le père. Un scrupule contraire à celui que j'avais ressenti autrefois me saisit. J'aimai cet enfant entrevu et repoussé, j'eus une vision de cette jeune mère si belle... Et puis c'était un péché de jeunesse que j'allais revoir... et j'ai eu une jeunesse dont les cendres sont encore chaudes. Je résolus de me mettre à la recherche de cet enfant et de lui léguer mon bien. Un de mes amis, auquel je donnai des instructions et qui avait plus de santé que moi, s'est mis en campagne. Il m'a écrit qu'il était en bonne voie, qu'il espérait m'amener mon fils dans quelques jours... Par malheur, je ne serai plus là, monsieur, quand cet héritier viendra frapper à la porte du père prodigue... Je sens que je meurs. Cette promenade de tantôt m'a achevé. J'ai voulu aspirer la vie. C'est une boisson désormais trop forte; elle m'a enivré, elle m'a tué. J'ai besoin de quelqu'un à qui je puisse confier mes dernières volontés. J'ai horreur des gens de loi, je ne les aime qu'en costume et dans des cortéges de féeries. Comme je cherchais dans mon esprit à qui je pourrais m'adresser, votre pensée m'est venue. Les amoureux, tant qu'ils aiment, ont toutes les vertus; ils sont chevaleresques et dévoués: un artiste surtout a des fiertés et des tendresses qui le rendent incapable d'une félonie... Monsieur, je vous le demande avec l'ardeur et l'insistance d'un mourant, voulez-vous accepter un dépôt? Si je meurs cette nuit ou demain, vous entrerez en possession de tous mes papiers, de tous mes effets; j'ai ma fortune là, réalisée dans ce portefeuille, prenez-la pour la remettre à mon fils. Il viendra, amené par mon ami Rosenheim; dites-lui que je le prie de me pardonner, et tâchez d'en faire votre ami.
Gérard s'était levé pâle et ému.
—Monsieur, dit-il, ce que vous me demandez là est impossible, je n'ai ni la liberté ni le temps d'accepter ce fidéicommis.
—Oh! vous serez libre demain soir, peut-être, ou dans deux jours. Rosenheim ne peut tarder; il devrait être ici, j'étais venu au-devant de lui jusqu'à Bade; mais je ne peux aller plus loin.
—Pourquoi ne pas confier ce dépôt à votre valet, à ce Fritz, qui me paraît dévoué?
—Fritz m'est dévoué, mais... je ne veux pas le tenter.
Gérard voulait s'écrier:
—Pourquoi me tentez-vous, moi?
Une secrète pudeur retint ce cri; il se borna à dire:
—Attendre un jour ou deux n'est pas une si longue tentation.
—D'ailleurs, reprit le vieillard, j'ai mon idée, et la voici:
—Il se peut que Rosenheim, malgré ses espérances, revienne seul, que mon fils soit mort ou introuvable; dans ce cas, je veux que ma fortune serve à des gens dignes du bonheur. Vous la garderez, monsieur, vous en distrairez une part que j'ai indiquée pour mon ami Rosenheim; une seconde part pour Fritz, qui retournera dans son pays, et une troisième part, destinée aux sociétés chorales. Je veux que tous les ans on donne, en mémoire de moi, un petit concert dont l'écho me viendra sans doute à travers la tombe.
—Monsieur, dit Gérard, qui faisait de grands efforts pour dissimuler un tremblement dans la voix, je ne puis accepter, moi, inconnu, des chances pareilles... ma conscience...
—Quoi! votre conscience vous interdit de me rendre service? de me permettre un peu de repos à mes dernières heures... de me donner l'appui de votre probité... Allons, monsieur, n'ayez pas d'orgueil, c'est une bonne action que je vous offre, cédez à la tentation, je suis convaincu que celle que vous aimez vous conseillerait d'accepter.
—Soit! alors j'accepte, monsieur, dit Gérard, qui se sentait le front humide. Mais, permettez-moi de vous donner ma parole d'honneur que je remettrai fidèlement ce dépôt.
—A quoi bon jurer? interrompit le vieillard; si je ne me suis pas trompé, le serment est inutile; si vous devez me trahir, que vous importerait un parjure? Puisque vous le voulez, donnez-moi votre main; voici la mienne; Dieu nous voit et scelle entre nous un contrat dont il est le seul témoin et le seul juge. Maintenant, mon ami, prenez dans ce secrétaire-là ces deux portefeuilles, et causons.
Gérard obéit; mais, sans qu'il pût dire pourquoi, il était pâle, il tremblait, et il acceptait cette bonne action comme s'il se fût disposé à commettre un crime.
IV
Où l'on donne une excellente méthode pour devenir un coquin.
Le baron Walter mourut dans la nuit. Il avait remis à Gérard les titres de tous ses biens, et il avait dit à Fritz:
—Monsieur est le maître ici; obéis-lui comme tu m'obéirais, il saura récompenser ton zèle.
Fritz s'inclina sans étonnement. Le baron l'avait habitué aux surprises. Quand le vieillard fut mort, Gérard, debout au pied de son lit, le regarda longtemps. On eût dit qu'il interrogeait ce cadavre, voulant savoir si l'âme ne se cachait point quelque part pour le guetter et pour reparaître en l'accusant, s'il ne suivait pas les instructions reçues.
Il était grand jour. Les oiseaux chantaient dans les arbres. Ils savaient la mort d'un Allemand mélomane, et ils voulaient l'honorer par un petit oratorio. Gérard, brisé d'émotion, de fatigue, plus pâle que le drap blanc sur lequel reposait le vieux baron, songea à aller se reposer.
—Veille bien auprès de ton maître, dit-il à Fritz; je reviendrai pour ordonner le service funèbre. S'il arrivait d'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, de France, ou de je ne sais où, un ami de ton maître qui s'appelle Rosenheim, avec un jeune homme, fais-moi prévenir.
Gérard rentra chez lui; mais il ne put dormir. Il avait la fièvre. D'ailleurs, il lui restait beaucoup de choses à faire dans la journée même. Son rôle de fidéicommissaire l'obligeait à des soins envers le défunt; et puis Angèle l'attendait. Angèle! Pourquoi la pensée de la baronne de Bligny venait-elle se présenter comme un danger, comme une menace, depuis sa visite au baron de Walter? Il redoutait maintenant de revoir celle qu'il aimait et qui lui avait paru dans de si tendres dispositions à son égard. Il eût été ravi d'apprendre qu'elle était devenue invisible pour quelques jours seulement. C'est qu'au fond de lui, en dépit de lui, malgré tous les raisonnements, tous les efforts de son cœur, une voix terrible, inexorable, retentissante, une voix métallique, la voix des écus de l'Allemand lui chantait, lui criait:
Si M. Rosenheim revient seul, ou ne revient pas, tu hérites.
Il était, au premier abord, invraisemblable que M. Rosenheim ne revînt pas. Mais il était possible qu'il revînt seul; et alors Gérard se trouvait à la tête d'un bon gros million; il devenait aussi riche que la baronne, son égal, il pouvait l'épouser. Si, au contraire, l'héritier inconnu se présentait, il ne restait au pauvre artiste que l'âcreté d'une convoitise inutile, que l'amertume d'une terrible déconvenue.
Cette tentation, qui arrivait à l'heure la plus critique de son existence, le jetait dans de grandes perplexités. Fallait-il avouer tout à la baronne, l'associer à ses espérances, se ménager près d'elle des consolations, en cas de désappointement? Fallait-il lui dire: Attendez deux jours avant de m'accorder votre main! dans deux jours, je pourrai devenir votre mari sans que vous me fassiez l'aumône? Ou plutôt ne valait-il pas mieux accepter dès maintenant, enchaîner Angèle par sa promesse, et lui ménager la surprise d'un million comme une récompense?
Quand il descendait au fond de ses perplexités, Gérard se trouvait en présence de ces deux questions. Fallait-il confier à la baronne ses chances de fortune? Et quelle était la valeur réelle de ces chances? Ce dernier point, le plus sérieux, dominait et réglait tous les autres. Si les chances étaient nulles ou de peu de poids, il devenait inutile de les confier. Gérard, dans l'entretien suprême de la nuit, n'avait eu, relativement à la mission de l'ami Rosenheim, que de vagues confidences. Le baron Walter n'avait pu ou n'avait rien voulu lui dire de précis.
L'héritier allait-il venir? Les recherches seraient-elles infructueuses?
Il parut tout simple, en dehors de toute chicane de sa conscience, à Gérard, de souhaiter que l'ami Rosenheim ne rencontrât personne. Il fit des vœux insensés pour que cet enfant, peut-être abandonné, peut-être délaissé parmi les enfants trouvés, fût introuvable. Puis, quand il avait honte de cette ardeur, il revêtait hypocritement sa convoitise de prétextes plausibles. Il se disait que, chargé de la volonté expresse du baron, il avait besoin d'apporter un soin extrême, des scrupules rigoureux dans la remise de sa fortune. Il faudrait qu'on lui prouvât jusqu'à l'évidence, jusqu'à la démonstration la plus éblouissante, le lien du sang. Car, enfin, ce bon ami Rosenheim pouvait être un coquin, un intrigant, d'accord avec le premier venu, et il ne souffrirait pas, lui, Gérard, qu'on le frustrât d'un si bel héritage, ou plutôt qu'on manquât ainsi à la mémoire du baron, etc., etc.
Sur cette pente, et toujours poussé par la rage de la justice, Gérard en vint à ne plus admettre que comme une hypothèse invraisemblable l'arrivée de l'héritier et de l'ami Rosenheim. Il se trouvait si digne lui-même et investi si bien à propos de cette énorme fortune, que son imagination inventait tous les prétextes pour n'avoir pas à la rendre.
Cependant il fallait aller chez la baronne, qui l'attendait et qui avait promis de se prononcer.
Angèle attribua l'étrange pâleur et l'éclat des yeux de son ami à l'animation, peut-être à la fatigue du jeu. Mais elle ne parut ni alarmée, ni choquée; au contraire, elle sourit, et lui tendant les deux mains:
—A quelle église nous marierons-nous, Gérard?
Une larme parut dans les yeux du musicien.
—Angèle! Angèle! s'écria-t-il, vous êtes trop bonne pour moi. Avez-vous réfléchi à la détermination que vous prenez?
—Oui, et à moins que vous ne me refusiez, je persiste.
—Mais, voyez quelle disproportion de rang, de fortune!
—Gérard, si vous me poussez à bout, je vais me ruiner d'un coup, et me faire si pauvre que vous serez obligé de me faire l'aumône.
—Gardez-vous-en bien, Angèle! Laissez-moi plutôt devenir riche!
—Combien de temps vous faut-il pour cela? demanda la baronne en souriant, mais réellement froissée de l'insistance avec laquelle Gérard parlait fortune, quand elle parlait mariage.
—Je ne vous demande qu'un jour ou deux.
—Vous êtes fou, mon ami; je ne veux pas que vous retourniez au tapis vert.
—Il ne s'agit pas du jeu...
—Quoi! fabriqueriez-vous de la fausse monnaie? ou bien feriez-vous partie d'une bande de voleurs?
—Angèle, reprit Gérard, je suis fier, et je me sens pénétré d'une reconnaissance infinie quand je songe à votre amour. Cette main que vous m'offrez, c'est mon ambition, c'est ma gloire. Mais excusez des scrupules de délicatesse, ridicules et insensés. Il se passe dans ma vie quelque chose d'étrange. Une fortune m'est promise. Permettez-moi quelques jours d'attente. Si je deviens riche, j'accourrai déposer cette fortune à vos pieds. Si la fatalité veut que je reste pauvre, je serai vaincu et je viendrai vous demander pardon d'avoir eu un peu d'orgueil. Mais, au nom même de cet orgueil dont l'agonie commence et qui sera mort peut-être dans deux jours, accordez-moi un délai.
—Eh! mon cher, dit la baronne un peu piquée, prenez votre temps! je n'allais vite que pour vous!
—Soupçonnerait-elle ma détresse présente? se demanda Gérard. Dans ce cas, plus que jamais, je tiendrais à l'arrivée de M. Rosenheim.
—Angèle, reprit-il, j'ai votre amour: c'est le seul bien que je ne pourrais attendre patiemment. Ce qui me manque maintenant, ce n'est plus que votre fortune; je puis, je veux attendre cet accessoire.
—En vérité, pensa Angèle, il est incorrigible, il tient trop à m'humilier avec mon argent.
—Vous vous rappellerez, Gérard, que je n'ai plus de consentement à vous donner; je serai votre femme quand il vous plaira de m'accorder cet honneur.
—Ah! si je pouvais hâter les événements!
—Seulement, mon ami, ajouta la fine Parisienne avec un peu d'ironie, prenez garde de devenir trop riche. Ce serait moi qui rougirais à mon tour et qui n'oserais pas me marier.
—Raillez-moi, moquez-vous de moi, Angèle; un jour, vous saurez ce que j'ai souffert et vous m'estimerez plus.
—Vous tenez trop à l'estime, mon ami, et pas assez à l'amour.
—L'un ne vit pas sans l'autre.
—Vous êtes fou, dit la baronne en haussant les épaules et avec un rire un peu forcé.
Gérard eut peur; il se demanda s'il ne lâchait pas la proie pour l'ombre; si la vanité de se présenter avec un million, qui était d'ailleurs fort hypothétique, ne le poussait pas à froisser, à blesser un cœur aimant et à ajourner une dot considérable. Le million de madame de Bligny était là; il brillait dans ses yeux, il rayonnait sur sa main. Gérard n'avait qu'à s'incliner pour le prendre; un mot, un baiser, un regard et tout était dit.
La tentation était grande; mais la fatuité et l'orgueil murmurèrent de leur côté:
—Tu lui diras tout dans trois jours. Si tu restes pauvre, elle t'adorera pour tes scrupules; si tu deviens riche, elle trouvera ta surprise de fort bon goût. D'ailleurs elle cède peut-être à un accès de pitié. Elle a soupçonné tes pertes au jeu. Montre-lui que tu es supérieur à cet échec, et qu'elle ne soit pas ta femme par charité. Aie la coquetterie de la pauvreté; prends tes précautions pour n'être jamais humilié.
Gérard se croyait bien sage, en raisonnant ainsi, le pauvre fou! Il ne raconta pas à Angèle tous les incidents de la dernière partie de la nuit précédente; mais il parla de la mort du baron, de la confiance singulière que le vieil Allemand avait eue en lui, des devoirs que cette confiance lui imposait envers la mémoire du défunt, et de la possibilité d'un testament qui lui ferait des avantages.
Mais de ce malencontreux Rosenheim, et du plus malencontreux héritier, il ne dit mot. Je ne sais quelle force secrète paralysa sa langue toutes les fois qu'il fut tenté d'entrer dans ces détails. La baronne, encore une fois, fut choquée de le voir suspendre son mariage jusqu'à l'ouverture prétendue du testament. Elle lui dit assez froidement qu'il n'avait pas à se distraire de ses fonctions d'ordonnateur des pompes funèbres pour l'accompagner dans sa promenade, et elle le quitta, afin d'aller bouder seule, et en grande toilette, dans l'allée de Lichtenthal.
—Est-ce que je serais un imbécile? se demanda pour la seconde fois notre musicien. Ne risqué-je pas tout mon bonheur en prenant trop de précautions pour l'amour?
Mais cette réflexion, ce remords, au lieu de faire courir Gérard sur les pas de madame de Bligny, le cloua davantage à la place où il méditait, profondément absorbé dans ses calculs; s'attachant d'autant plus étroitement à l'idée d'hériter du baron, que cette espérance de fortune s'était jetée au travers de ses rêves et avait dérangé les plans de sa petite comédie d'amoureux; il devenait impatient de savoir à quoi s'en tenir.
Dix fois dans la journée il alla à l'hôtel d'Angleterre demander si quelque voyageur n'était pas arrivé. Il faisait des suppositions sur la figure probable de M. Rosenheim, et dans chaque physionomie inconnue il croyait le reconnaître.
—Jusqu'à quand me faudra-t-il l'attendre? se demandait-il, car enfin, il peut se faire que M. Rosenheim ne revienne pas: un accident, une mort subite peut interrompre son voyage. Le baron ne m'a pas dit l'âge de son ami; mais pour qu'il y eût entre eux une si grande intimité, une confiance si absolue, il fallait nécessairement qu'ils fussent contemporains. Or, voyager à cet âge-là, c'est imprudent. Du moins, je ne serai pas chargé d'enterrer M. Rosenheim. Mais encore, faut-il que je sache s'il est mort.
Et Gérard revenait sur ses pas, questionnait Fritz.
Fritz ne savait rien. M. Rosenheim lui était peu connu. Il n'était entré lui-même que depuis quelques années au service du baron. Il avait entendu vaguement parler du voyage, mais il ne pouvait pas dire si c'était pour l'Italie, l'Espagne, l'Angleterre, la France ou l'Amérique que M. Rosenheim était parti. Le baron avait brûlé ses lettres. Cet original avait pris une sorte de plaisir à remettre tout le dénoûment posthume de son existence aux mains de Gérard, sans indications, sans notes, sans une seule trace qui pût venir en aide à la bonne foi de son exécuteur testamentaire.
Toute la journée fut un tressaillement perpétuel. Gérard allait, venait, passait dans l'allée de Lichtenthal, saluait Angèle, lui parlait précipitamment de son amour, de son bonheur, puis la quittait brusquement pour courir au-devant d'un vieillard qu'il croyait être Rosenheim, ou d'un jeune homme qui lui paraissait ressembler vaguement, c'est-à-dire filialement au baron Walter. Ce fut une anxiété croissante qui menaçait d'atteindre au supplice.
Pour surcroît de douleur, Gérard, dont les rêveries avaient ordinairement une pente musicale, ne pouvait plus songer qu'à son fantastique million. Il l'entendait carillonner à ses oreilles. Les pièces d'or ou d'argent grimpaient dans sa tête, comme des notes, à des échelles de gammes. Il ne pouvait s'empêcher de calculer ce que cette énorme fortune, ajoutée à celle de la baronne, lui assurerait de beaux revenus. Soyons juste toutefois, l'artiste ne se laissait jamais étourdir par ce cauchemar; c'était pour procéder plus facilement à des chefs-d'œuvre qu'il calculait, et Angèle brillait toujours, au milieu de ces splendeurs rêvées, comme la reine, comme la raison de tout ce luxe.
La journée finit. Tous les courriers étaient arrivés. Aucun Rosenheim n'avait paru. Il sembla à Gérard qu'on lui enlevait un fardeau d'un million de la poitrine. Il respira, le sang circula plus librement, et ce fut alors qu'il s'aperçut qu'il avait remué, en imagination, des tas d'or, sans avoir un sou dans sa poche. Il alla à l'hôtel. Fritz, préparait les malles, tout en veillant avec décence sur la dépouille du vieux baron. Le fidèle valet devait partir le lendemain, après la cérémonie. Il osa réclamer sa part; mais avec tant d'ingénuité qu'on ne pouvait s'en fâcher.
—C'est juste, dit Gérard, en soupirant, tu n'attends personne, toi!
Fritz s'inclina.
—Pourquoi ne restes-tu pas avec moi? Je te prendrais à mon service.
Fritz avoua qu'il avait, là-bas, à quelques lieues de la forêt Noire, une cousine aux joues roses, aux mains potelées, aux yeux de myosotis, qui l'attendait. Il avait désormais une dot et de quoi manger de la choucroûte.
Gérard ne fit aucune objection. D'ailleurs Fritz était un témoin. Et, sans savoir pourquoi, il aimait à se retrouver seul pour penser à son million, pour le contempler des yeux de la foi, et l'embrasser des lèvres de l'espérance. Sa fortune tout entière, en effet, gonflait deux gros portefeuilles. L'emprunt que leur fit Gérard pour acquitter le legs convenu envers Fritz diminua à peine leur embonpoint.
Ne sachant comment échapper aux idées singulières dont il se sentait obsédé, mordu par des désirs dont il avait honte, Gérard prit une résolution vraiment héroïque, mais qui prouvait, par son caractère même, le chemin que la gangrène de l'or avait fait en lui.
—Je passerai la nuit, se dit-il, seul, face à face avec le mort. Je veux que cette veillée austère me purifie et me débarrasse de mes agitations indignes.
En conséquence, Fritz alla dormir, en rêvant à sa cousine, et aux choux gigantesques que sa nouvelle position lui permettait de convoiter, et Gérard s'installa devant le visage bleu et grimaçant du baron Walter.
Mais cette faction courageuse devant la mort, après avoir, pendant la première heure, refroidi, glacé, contrarié les idées profanes de Gérard, finit, au contraire, par les alimenter: le besoin instinctif de se soustraire à cette contemplation, qui ne pouvait être pour son cœur la source d'émotions pieuses, le poussa dans des divagations de toutes sortes.
Il pensa plus que jamais à ses millions; et quand l'aurore fit glisser ses premiers rayons sur le front du musicien, aussi blême que le front du mort, voici à quelles pensées, presque criminelles, Gérard en était arrivé.
—Je suis maître absolu de cette fortune. Il dépend de moi seul que l'héritier hérite ou n'hérite pas. S'il arrive bientôt, je le soumettrai à une enquête sévère, et il faudra qu'il justifie bien de sa parenté pour que je me dessaisisse. D'ailleurs, je ne puis pas l'attendre indéfiniment. Si le baron Walter m'avait rencontré avant d'expédier son ami Rosenheim, il est probable qu'il n'eût pas songé à ce fils inconnu. Cette fortune m'est bien réellement destinée. Je ne m'en laisserai certainement pas dépouiller par le premier venu. Je déposerai ici en main sûre la part de M. Rosenheim; puis, je m'en irai. Angèle, qui ne comprend rien à mon retard, à mon hésitation, s'impatiente; je ne puis pas compromettre indéfiniment mon bonheur pour des gens que je ne connais pas, dont je n'ai pas de nouvelles, qui sont peut-être morts, etc., etc.
Bref, Gérard était presque convaincu qu'il pouvait toucher au million. Il ne pensait plus à l'arrivée de M. Rosenheim que comme à une injustice effroyable du sort, qu'il lui était permis, dans une certaine mesure, de conjurer.
Les obsèques du baron Walter furent dignes de la reconnaissance de Gérard. Celui-ci fit bien les choses, et tout le monde le loua hautement. On ne savait pas que le défunt payait et avait réglé ces détails avec lui. Le bruit se répandit bientôt dans Bade que le musicien français héritait. Fritz, qui réglait les dépenses, au nom de l'artiste, et qui l'avait vu toucher au portefeuille, raconta l'étrange caprice du baron. On causa de cette bizarre aventure. Personne ne parla des cohéritiers attendus; car personne ne connaissait ce revers cuisant de l'éclatante médaille.
Quand Gérard en grand deuil revint de l'enterrement, il remarqua qu'on le saluait avec déférence. Le journaliste au keepsake vint lui serrer la main.
—Bravo! mon cher, lui dit-il, je vous fais mon compliment. Ce vieux bonhomme si sec avait du bon. Vous gagnez plus avec les osselets qu'avec la roulette.
Les dames s'informèrent du héros du million. Elles le trouvèrent adorable, et Angèle qui apprit par la rumeur publique ce prodigieux événement envoya chercher Gérard en toute hâte, comme si elle avait eu peur qu'on le lui enlevât.
Gérard secoua de ses bottes la terre blanchâtre du cimetière, et s'empressa d'accourir, après avoir demandé encore une fois d'une voix tremblante si aucun étranger n'était arrivé. On lui répondit que non.
—Parbleu! se dit-il en route, si c'était une ironie! un piège, une malice de ce baron! Si ce Rosenheim n'existait pas! Fritz était bien vague sur ce point, quand je l'ai interrogé. Je lui en reparlerai ce soir.
Et, bien qu'il sût que le soir même Fritz ne devait plus être à Bade, puisqu'il avait reçu ses adieux, il se dit:
—C'est cela! j'interrogerai Fritz ce soir même!
En attendant, il alla répondre aux questions d'Angèle.
V
Ce que coûtent une chaumière et un cœur.
La baronne de Bligny avait appris les fastueuses proportions de l'héritage attribué à Gérard au moment même où le dépit qu'elle ressentait de l'étrange conduite de son compagnon de voyage lui conseillait presque une rupture. Elle était humiliée de ses hésitations, et trouvait que la mésalliance perdait de son charme vengeur si Gérard délibérait ainsi.
Son amour, composé de tous les éléments en discorde, n'avait pas les vertus évangéliques qui font tout souffrir, parce qu'on est disposé à tout pardonner.
—Je veux savoir, se dit-elle, si la prospérité le changera. Voilà une merveilleuse occasion d'éprouver son amour. Sa fierté excessive m'était suspecte; il n'a plus maintenant à faire le dédaigneux, ni à essayer le rôle de généreux; nous sommes égaux.
Et elle l'attendit avec son plus séduisant sourire, le cœur agité d'une émotion véritable, se préparant à lire son sort dans les premiers regards de Gérard.
Mais Gérard, pour des raisons que nous connaissons, n'avait pas le regard intelligible. Il sentait la rougeur et la pâleur se succéder sur son front, il écoutait avec des distractions perpétuelles, et répondait, au milieu d'une sorte de cliquetis intérieur qui l'assourdissait:
—Eh bien! mon ami, lui dit la baronne avec une grâce enchanteresse, il paraît que décidément nous n'aurons pas une chaumière, et que nous pouvons prétendre au palais d'une fée.
—Quoi! on vous a dit déjà?... balbutia Gérard.
—Oui, monsieur, j'ai appris par tout le monde ce que vous n'auriez pas dû me cacher; mais il paraît que monsieur hérite pour lui seul. Oh! le vilain avare!
—J'hérite! mais cela n'est pas encore sûr!
—Comment? est-ce que vous n'êtes pas investi? Est-ce qu'il y aurait des collatéraux? des cousines, peut-être, comme moi j'avais des cousins? Oh! je vous plaindrais alors!
—Non! non! je suis bien maître absolu, se hâta de reprendre Gérard, qui n'eût jamais consenti à parler de Rosenheim.
—Comme vous dites cela avec tristesse, mon ami! Il semble que ce bon vieillard qui voulait se faire bénir par nous, a, de son côté, porté bonheur à notre amour. Vos scrupules, vos fiertés n'ont plus de prétextes. Allons, riche vertueux, ayez le courage de votre fortune, et résignez-vous à m'apporter une grosse dot, si vous consentez toujours à m'épouser.
—Ah! Angèle, pourquoi raillez-vous? Je suis bien malheureux!
Et des larmes s'échappèrent des yeux de Gérard; c'était le dernier effort de sa probité qui râlait.
—Vous malheureux, quand vous acquérez l'indépendance envers le monde et envers moi-même; car je puis bien vous l'avouer maintenant que vous voilà riche, quelquefois, mon ami, je me demandais s'il n'y avait pas de l'imprudence dans nos projets de mariage. Je ne parle pas des calomnies, je les bravais volontiers; mais vous pouviez, à mon insu, vous sentir blessé. Je vous ai vu si prompt à repousser mes offres, que je redoutais, de votre part, de terribles accès de repentir. Notre mariage devient moins romanesque; mais il acquiert des chances positives de bonheur immuable. Je n'aurai pas à me défendre d'une mésalliance, ni vous d'une ambition d'argent.
—Quoi! madame, s'écria Gérard d'une voix étranglée, nous pouvions entendre ces accusations?
—Encore une fois, mon ami, je les aurais bravées. Mais vous pouviez en souffrir, tandis que maintenant nous nous résignerons, vous à ma fortune et moi à la vôtre.
—Ah! j'aimais mieux ma pauvreté, dit Gérard qui mentait, mais qui cherchait un prétexte aux soupirs et aux sanglots qui l'étouffaient.
—Moi aussi, peut-être, ajouta la baronne en souriant; mais que voulez-vous! ce sont là les coups du sort. Notre amour se prouvait par le désintéressement; il lui faudra trouver une autre façon de s'affirmer.
Gérard fut tenté de dire:
—Je renonce à la fortune, j'abandonne ce million pour rester pauvre.
Mais cette bouffée d'héroïsme se dissipa. Il réfléchit que répudier ce qui n'était pas encore à lui, c'était de l'exagération et du mauvais goût; il valait mieux le conserver.
—Quand serez-vous libre? lui demanda la baronne qui ne comprenait rien à ses silences, à ses interjections, et qui, voulant le pousser à bout, avait hâte de lui arracher un engagement.
—Libre! mais je le suis, dit Gérard.
—Ainsi, rien ne vous retient plus à Bade?
—Rien, ou peu de chose.
—Quel est ce peu de chose?
—Des comptes à régler, des dispositions à prendre pour satisfaire à la volonté du baron.
—Je croyais que toute votre fortune était en portefeuille, et que vous n'aviez qu'à l'emporter avec vous, dit négligemment madame de Bligny, comme s'il se fût agi d'une bagatelle.
—Sans doute, répondit Gérard, qui se laissait entraîner sur une pente fatale, mais qui ne se croyait pas coupable en s'imaginant qu'on lui ôtait la volonté.
—Eh bien! alors, puisque vous portez, heureux Bias, tout avec vous, enlevez-moi par surcroît et allons nous marier!
Angèle était d'une grâce irrésistible en parlant ainsi. Elle avait dans les yeux cet éclair à demi voilé de la provocation mutine.
Gérard fut vaincu. Comme M. Rosenheim n'avait pas donné signe de vie, il en conclut subitement qu'il était mort. Il lui était si facile de tuer son mandarin! Quant à l'héritier, pouvait-il le connaître? l'aller chercher?
—Vous avez raison, Angèle, s'écria-t-il avec force, comme s'il eût craint qu'on ne l'entendit pas; mais, en réalité, pour ne pas entendre les derniers et timides chuchotements de sa conscience. A quoi bon différer un bonheur qui ne dépend que de nous! partons. Je vais commander les chevaux. Dans une heure, nous serons en route; demain, si vous le voulez, nous serons mariés.
—On m'a indiqué, dit la baronne, tout près d'ici, une charmante retraite, un château à louer; c'est là que nous nous arrêterons, mon ami.
—Pourquoi ne pas rentrer en France, et pourquoi ne pas voyager encore?
—Parce que le voyage était un prétexte, et que nous n'avons plus besoin de courir les chemins; nous sommes arrivés.
—Angèle, demanda solennellement Gérard, m'aimez-vous?
—Votre question manque d'à-propos, répliqua la baronne; il me semble que je ne vous offre pas une preuve d'indifférence.
—M'aimez-vous, répéta Gérard, à ce point de tout braver pour moi?
—Que faut-il faire pour vous mériter? dit Angèle avec ironie.
—J'ai peur, ajouta Gérard en hésitant, que vous ne m'estimiez plus que je ne vaux. Si vous découvriez un jour...
—Quoi donc, mon ami? que vous avez tué ou volé? Je deviendrais alors une héroïne si intéressante, une victime de la perfidie humaine si digne de compassion, que je vous pardonnerais peut-être vos torts, en faveur des mérites qu'ils me donneraient. Mais ne parlons pas de ces enfantillages, Gérard, et partons.
—Dans une heure, je reviens vous prendre, s'écria l'artiste qui partit comme un fou.
D'abord, il erra dans les rues, sans savoir au juste où il allait; puis la réflexion lui vint, il courut à l'hôtel d'Angleterre, et demanda, en bégayant presque, si M. Rosenheim n'était pas arrivé.
—Je crois que oui, répondit un monsieur tout de noir habillé, un maître d'hôtel qui, habitué à tout promettre et à répondre affirmativement à toutes les questions, n'admettait pas qu'on dût rebuter un client.
Gérard se sentit défaillir; il s'appuya au mur, et voulut continuer ses questions; mais sa langue resta collée à son palais.
—Est-il seul? murmura-t-il avec un effort pénible.
—Je ne saurais trop vous le dire, répliqua le maître d'hôtel infaillible.
—Jacques, demanda-t-il à un garçon qui passait, quand et avec qui M. Rosenheim est-il arrivé?
—Rosenheim? je ne connais pas ce nom-là; nous n'avons pas de voyageur qui se nomme ainsi.
Gérard put respirer.
—Il me semble pourtant, reprit le maître d'hôtel, que j'ai entendu prononcer plusieurs fois ce nom-là!
—C'est peut-être par moi, insinua Gérard; voilà, depuis deux jours, la dixième fois que je viens le demander.
—C'est cela, sans doute, qui a fait confusion dans mon esprit. En ce cas, je ne crois pas maintenant que M. Rosenheim soit arrivé.
—Au diable l'important! se dit tout bas Gérard dont les dents claquaient.
—Toutefois, monsieur, nous allons regarder sur le livre des voyageurs, ajouta le maître d'hôtel.
Gérard consentit. On chercha sur le livre. M. Rosenheim n'y figurait pas.
—Je me suis trompé, monsieur, dit avec une modestie pleine d'assurance le majordome en habit noir. Mais puisque ce monsieur est attendu, il ne tardera sans doute pas. Je puis garantir qu'il sera ici par le premier courrier. J'ai remarqué, en effet, que les personnes ainsi annoncées...
Gérard était déjà dans la rue, laissant le maître d'hôtel continuer en monologue son raisonnement.
—Sauvé! sauvé! s'écriait le malheureux artiste. Je suis libre, je puis partir. Il n'arrivera pas, il n'arrivera plus. Quoi! si j'étais resté pauvre, Angèle n'eût cédé qu'à la pitié en m'épousant. Elle l'a avoué. Maintenant, nous sommes égaux; mon mariage n'est plus un calcul; le sien n'est plus une déchéance. Je pourrai donc braver ces insolents qui me toisaient tous les jours avec tant de mépris. Je suis riche, je suis millionnaire. Qui osera dire que cet argent n'est pas à moi? personne. Le baron Walter m'a désigné, dans son cœur, comme héritier, et les réserves qu'il a faites en faveur d'un inconnu sont soumises à mon appréciation. C'est moi qui suis seul juge. D'ailleurs, tant pis pour eux, je ne puis pas m'immobiliser ici. Ils sont en retard; je suis forcé de partir.
Et s'étourdissant ainsi par des sophismes, s'aveuglant par des lueurs chimériques, pour mieux dissimuler la route dans laquelle il s'engageait, Gérard n'admettait plus la possibilité d'une restitution. Le sort en était jeté; la fortune était à lui.
Il mit sous enveloppe la part réservée à M. Rosenheim, la confia au propriétaire de l'hôtel d'Angleterre, et, comme il fait bon prendre des précautions envers des gens que l'appât d'une grosse somme pourrait tenter, Gérard se fit donner un reçu.
Une heure après, il était, à côté de madame de Bligny, dans une berline de voyage qui les emportait avec rapidité. A mesure qu'on s'éloignait de Bade, Gérard, d'abord soucieux, inquiet, fiévreux, reprenait sa gaieté. Le remords s'évanouissait avec les tourbillons de poussière qui s'envolaient derrière chaque roue de la voiture. Il ne voyait plus que comme dans un brouillard la figure du vieux baron; et, comme il n'avait jamais vu M. Rosenheim, il ne pouvait pas s'imaginer ce revendicateur hypothétique.
La réalité, pour lui, était cette femme charmante, enlevée à ses préjugés, qui le nommait son mari; c'était ce luxe dont il croyait avoir acquis le droit d'user et de jouir. La réalité, c'était son rêve de fortune et de gloire; car les mélodies lui revenaient à l'esprit; il se sentait de l'inspiration.
Je sais bien que quelquefois un spasme l'étreignait à la gorge, que quelque chose de semblable à un sanglot se tordait dans sa poitrine et montait jusqu'à ses lèvres; mais c'étaient là des mouvements nerveux, sans raison et sans conséquence, dont il était le premier à se moquer, et qui échappaient à Angèle.
La baronne prenait son bonheur avec plus de calme. Quelque chose lui déplaisait dans ce mariage. Elle avait voulu une union disproportionnée, et voilà que son héros ne lui laissait pas le mérite de l'enrichir. Il avait été pauvre, il est vrai; elle avait pu apprécier son courage, son désintéressement, son amour. Mais enfin il était désormais un millionnaire!
Le mariage fut contracté selon la loyale promesse de la baronne dès qu'il se trouva un moyen légal et expéditif de conclure. La lune de miel, c'est-à-dire ce qui en restait, s'écoula dans un charmant château, loué pour la fin de la saison, à dix lieues de Bade. Les premiers temps de ce séjour furent un apaisement réciproque.
Angèle n'avait plus à choisir; elle n'avait qu'à s'arranger, pour être heureuse, avec le mari de son choix. Gérard se voyait préservé et défendu par son mariage. Il lui semblait que son bonheur le rendait inviolable, et que ce Rosenheim tant redouté, s'il se montrait, reculerait et s'attendrirait devant une union pareille. Il osa, dans les premiers jours, se laisser aller avec insouciance, avec oubli, aux charmes de sa vie nouvelle. Des promenades, de longues causeries insensées et sublimes, des improvisations au piano dans lesquelles Gérard épanchait son cœur, des coquetteries à huis-clos, tous les enfantillages, toutes les piétés, toutes les gourmandises du bonheur occupèrent les premiers jours.
Une fois pourtant, Angèle, qui se promenait au bras de Gérard, lui dit en bâillant un peu:
—Je voudrais bien savoir ce qui se passe.
—Ne le sais-tu pas? répondit Gérard qui était, ce matin-là, un peu rêveur; le monde n'a pas changé depuis notre retraite. Est-ce que la solitude te pèse?
—Non; mais enfin il est bon de ne pas vivre en ermites. Si nous retournions à Bade?
—Pourquoi faire?
—C'est là, mon ami, que nous nous sommes juré d'être l'un à l'autre; c'est là que tu as rencontré un bienfaiteur.
—Un bienfaiteur! s'écria Gérard qui bondit comme si ce mot eût été une injure. Oh! je ne lui demandais pas son bienfait; il pouvait le garder.
—Tu ne le lui demandais pas, sans doute; tu étais trop généreux, trop désintéressé. Mais enfin tu l'as reçu, et j'avoue que, pour ma part, je ne suis pas ingrate. On est fou quand on rêve une chaumière. Il n'y a pas d'assez beau palais pour le bonheur. J'ai toujours trouvé impossible qu'on s'estimât heureux d'un grenier, surtout quand on a vingt ans! Remercions Dieu, mon ami; il nous a protégés, et ce vieillard nous a bénis.
Gérard était taciturne. Il pensait que cette femme adorable, qui l'estimait pour son désintéressement, le repousserait avec horreur si elle savait la vérité, et ne verrait plus en lui qu'un escroc de la plus basse espèce. Il avait violé la parole donnée à un mourant; il avait manqué à sa propre conscience.
—Angèle, dit-il en essayant de sourire, si le baron Walter s'était trompé en me laissant cette fortune, si je découvrais qu'il m'a pris pour un autre!
—Eh bien, il faudrait te dépouiller pour cet autre; mais quelle vraisemblance! il ne s'est pas trompé!
—Aussi n'ai-je rien à craindre, conclut Gérard.
Un silence suivit cet échange de paroles. Peu de temps après, Angèle reprit:
—Je suis en train de te découvrir un défaut, Gérard.
—Oh! si tu n'en vois qu'un, tu ne vois rien.
—C'est que celui-là est capital. Tu aimes l'argent.
—Moi! s'écria l'artiste qui sentit le froid de la peur le pénétrer jusqu'aux os.
—Oui, tu es avare. Je remarque que tu dépenses avec peine, et que tu enfouirais volontiers le million du bonhomme Walter pour n'y pas toucher.
—Quelle plaisanterie! dit Gérard. Je le jetterais bien plutôt par les fenêtres, ce million-là.
—Ne le jetons pas et ne l'enfouissons pas, mais profitons-en, mon ami.
Ces entretiens se renouvelaient fréquemment. Angèle s'étonnait et riait parfois des allures embarrassées de son mari en présence de sa nouvelle fortune. Elle attribuait à une inexpérience, à une sorte de pudeur de nouvel enrichi ce qui tenait à d'autres sentiments. Elle en riait; mais parfois elle s'en alarmait: elle se demandait si cette âme d'artiste n'était pas tout simplement une âme de thésauriseur. Ses craintes, à cet égard, au lieu de diminuer, augmentèrent encore quand elle vit, au bout de quelque temps, que Gérard affectait dans sa toilette, dans tout ce qui tenait à lui personnellement, une simplicité, une sorte d'abandon, réservant tout le luxe pour sa femme; et quand elle remarqua, parmi ses papiers de musique, des chiffres, des calculs qui lui prouvaient qu'au lieu d'user ses revenus, son mari les capitalisait et se livrait à des placements, entretenant avec des agents de change de Paris une correspondance fort active.
L'humeur de Gérard changeait aussi beaucoup. Plus d'abandon, de douce intimité. Il paraissait inquiet, toujours aux aguets. Les sonnettes le faisaient bondir. Il prétendit que c'était à cause de leur timbre criard qui agitait ses nerfs artistiques; mais on eut beau changer, le timbre n'y faisait rien.
Après trois mois, ce couple si gracieux, si touchant, si digne d'envie quand le baron Walter lui demandait sa bénédiction, eût fait pitié. Angèle, triste, fière dans ses désillusions, cachant ses blessures et ne laissant pas paraître de repentir pour un mariage qu'elle avait voulu, en était arrivée à craindre pour la raison de Gérard, tant elle trouvait d'agitation, de fièvre continue dans celui-ci. Le musicien pliait sous le remords. Il avait honte de lui et, en même temps, il se sentait attiré, fasciné par cette fortune dont il n'osait se séparer. Il avait résolu de la doubler en peu de temps par des spéculations, s'imaginant qu'il aurait la conscience plus libre s'il rendait le million intact, tout en l'ayant préalablement utilisé pour s'enrichir lui-même; mais ses spéculations n'étaient pas toujours heureuses. Il perdait au lieu de gagner, et alors à l'angoisse de se sentir contraint de restituer à la première apparition de Rosenheim se joignait l'horreur de penser qu'il ne pourrait pas même rendre intacte une fortune qu'il avait intentionnellement volée.
Tels étaient la situation d'Angèle et de Gérard, et le supplice de ce dernier quand, un beau jour, il résolut d'en finir avec ses remords et, au besoin, avec la vie.
VI
Où la vertu n'obtient que ce qu'elle mérite.
Le courage manquait à Gérard, précisément à l'heure où il semblait logiquement devoir lui rester. Car enfin, puisque M. Rosenheim avait eu devant lui le temps nécessaire pour aller en Amérique et en revenir, et qu'il n'était pas revenu d'une simple excursion en Europe; puisque Gérard n'avait pas reçu la visite de l'héritier, et que sa retraite à lui, Gérard, dont il n'avait pas fait un mystère impénétrable, n'avait pas encore été troublée, tout portait à croire que l'héritage lui était bien et dûment acquis, et qu'il n'aurait plus de comptes à rendre.
Pourtant jamais l'existence ne lui avait paru si odieuse. Sa sensibilité excitée, irritée par la pensée perpétuelle de l'acte honteux qu'il avait commis, était arrivée à un paroxysme qui le précipitait dans des abattements et dans des désespoirs terribles au moindre choc extérieur. Angèle avait peur de lui. Hâve, les cheveux en désordre, les vêtements négligés, craignant de dépenser, pour se vêtir, la fortune indûment acquise, errant tout le jour, n'osant tenter aucune démarche pour se dépouiller de cet héritage et ne voulant pas le garder, Gérard se sentit au fond de l'abîme, quand, un soir, il remarqua dans les yeux d'Angèle un vague effroi mêlé d'un peu de mépris.
C'était à la fin du dîner; les deux époux étaient silencieux l'un devant l'autre. Gérard comptait sur ses doigts. Angèle soupirait en le regardant.
—Que peut-il avoir? se demandait-elle. Quel mystère? Est-ce un crime? une faiblesse? mon ami, lui dit-elle enfin, est-ce que tu composes?
—Non, je calcule.
—Je n'ai pas épousé un artiste, se disait-elle avec découragement, mais un banquier.
—Vous avez épousé un millionnaire, madame, dit gravement et bêtement Gérard.
—Eh! qui vous parle de votre million? qui songe à vous le disputer? En vérité, mon ami, on dirait que vous m'avez fait trop d'honneur en m'associant à votre fortune.
Ces mots furent prononcés avec une ironie stridente.
Gérard, si absorbé qu'il fût, ne s'y trompa point.
—Pardon, Angèle, répliqua-t-il avec douceur, je suis bien malheureux. Je ne suis pas habitué à manier une fortune pareille...
—Prenez un intendant, mon ami, un comptable, qui vous voudrez; débarrassez-vous de tous ces ennuis qui vous rendent fort maussade. Ou bien, si vous ne pouvez pas porter le fardeau de nos deux fortunes, prenez la vôtre, laissez-moi la mienne, et séparons-nous.
—Nous séparer! c'est vous, c'est toi, Angèle, qui as prononcé ce mot pour la première fois!
—Parce que c'est moi, monsieur, qui ai commis la faute de vous forcer presque à m'épouser. Il est bien juste que vous ayant enchaîné, je vous délivre.
—Me délivrer! tu ne sais pas ce je ferais de ma liberté.
—Vous ne pouvez pas en faire un plus mauvais usage que celui que vous faites aujourd'hui de votre prison.
—Vous êtes cruelle, madame.
—Moi! je suis juste. On dirait, mon ami, que nous jouons un proverbe: le Savetier et le Financier. Depuis que vous avez un trésor vous ne chantez plus. A votre place, j'irais rendre au financier son argent dont je ne sais que faire. Je vous aimais mieux au temps de vos chansons. Elles n'étaient pas toujours gaies, mais du moins leur tristesse n'était pas sans charme. Tandis que cette hypocondrie du million!... c'est à faire périr d'ennui. Ce baron Walter est un esprit satanique, un personnage d'Hoffmann. Il a vu deux êtres qui paraissaient ou qui voulaient s'aimer.—Vite, a-t-il dit, troublons cette joie!—Il a réussi. Dites donc, Gérard, est-ce que le baron n'aurait pas laissé par mégarde quelque héritier auquel vous pourriez repasser l'héritage?
Gérard ne voulut pas en entendre davantage. Il se leva comme un fou et sortit de la salle. Angèle ne put retenir une larme en le suivant des yeux.
—Je sens que je l'aimais bien, se dit-elle...
Quant au malheureux musicien, il courut dans le jardin.
—C'est fini! c'est fini! répétait-il à chaque pas, je n'ai plus qu'à mourir. Le mépris de moi-même, le mépris d'Angèle, c'est trop. Je ne veux plus de la vie au prix de cette torture.
Quand la course l'eut un peu calmé, il monta dans sa chambre, s'y enferma, et se tenant la tête dans les deux mains, il essaya de réfléchir.
—Avant de mourir, se dit-il, il faut que je répare ma faute; mais comment? Où trouver cet insaisissable Rosenheim? Et quand je l'aurai trouvé, où rencontrer l'héritier véritable, s'ils ne se sont pas vus? Ah! qu'importe? je ne veux plus de cette fortune, pas même de la part que m'a faite cet infernal baron. Je vais emporter tout à la maison de jeu. Je jouerai tout. Si je perds, c'est bien! Je n'aurai qu'à me tuer. Si je gagne, je dépose intacte toute la somme que j'ai reçue, j'envoie le reste à ma mère, et je meurs. Dans les deux cas, la mort est au bout... Mais Angèle! écrivons-lui d'abord la vérité. Quand je serai mort pour l'honneur, elle excusera peut-être le crime commis pour l'amour. Gérard, un peu calmé par cette résolution, écrivit, en effet, une longue lettre à sa femme. Il lui raconta tout dans les plus entiers détails; il n'omit rien de ses tentations, de ses troubles, de ses remords. Quand il eut achevé cette lettre humide de ses larmes, froissée par ses baisers, il la cacheta, la plaça sur la cheminée, d'une façon apparente, prit une paire de pistolets, un portefeuille rempli des valeurs de la succession, et sortit.
En passant sous les fenêtres d'Angèle, il vit de la lumière.
—Elle pleure peut-être, dit-il, va! tu deviendras libre, tu seras veuve encore une fois; j'aurai été un mauvais rêve dans ta vie. Mais on sort des rêves. La réalité seule ne cède qu'à la mort. Adieu! adieu!
Et il envoyait les baisers les plus ardents à la fenêtre éclairée.
Il n'était que huit heures du soir. Gérard se rendit à la station voisine, et à neuf heures le chemin de fer le déposait à Bade. Il se précipita vers la maison de conversation, entra, en heurtant tout le monde, chercha une place autour du tapis vert; puis, dans sa préoccupation, voulant mettre devant lui son portefeuille, il chercha dans la poche de droite, au lieu de puiser dans la poche de gauche, et tira un de ses pistolets qu'il plaça sur la table.
—Prenez donc garde, monsieur, vous vous trompez, lui dit à l'oreille un de ses voisins.
—Vous croyez, répondit Gérard, qui remit avec le plus beau sang-froid son pistolet dans sa poche, et tira, sans se tromper de nouveau, le portefeuille qui renfermait sa fortune.
—Diable! il paraît que vous êtes en fonds aujourd'hui, s'écria une voix derrière lui.
Gérard tressaillit, se retourna, et reconnut le journaliste au keepsake.
—Vous ici? demanda-t-il.
—Parbleu! vous y êtes bien! La saison n'est pas finie; nous avons encore au moins huit jours. Je viens tenter la chance avec le prix d'un second volume que j'ai promis. Mais, si je perds, je suis bien décidé à m'en tenir là, d'autant plus que les éditeurs commencent à se blaser sur les souvenirs des eaux.
—Eh bien, mon cher ami, dit Gérard, mettez-vous à côté de moi et tentons la fortune de concert.
—Oh! vous! vous pouvez perdre, reprit le journaliste en s'attablant, car il paraît que vous vous noyez dans le Pactole! Avez-vous lu le beau feuilleton que j'ai fait sur votre mariage, sans vous nommer tout à fait, bien entendu? car moi je ne suis pas de ces chroniqueurs comme il y en a tant; je suis discret. Je ne nomme jamais les héros des histoires que je raconte.
—Eh bien, si vous restez jusqu'à la fin de la nuit, je vous promets une histoire fort intéressante pour votre prochain courrier, dit Gérard en souriant.
—Ah! bah! un scandale?
—Non, une expiation! vous verrez. Mais, silence! laissez-moi faire mon jeu!
Et Gérard prit quelques billets de mille francs qu'il déposa devant lui.
—A propos, lui dit encore le journaliste, j'étais tantôt à l'hôtel d'Angleterre, quand on vous a demandé. Le maître de l'établissement était d'abord fort embarrassé pour donner votre adresse. Mais il s'est rappelé que vous aviez loué le château de X*** pour passer votre lune de miel, heureux gaillard!
Gérard avait pâli affreusement. Par un mouvement rapide, il amena à lui les billets de banque qu'il éparpillait sur la table, comme s'il eût craint que les regards des assistants ne les missent en feu.
—Ah! on m'a demandé! balbutia-t-il en cherchant sa salive et comme s'il étranglait.
—Oui, deux voyageurs.
—Deux voyageurs! un Allemand peut-être!
—Ma foi, oui, un Allemand; il s'est nommé, je crois; il s'appelle Ros...
—Rosenheim, s'écria Gérard en se dressant tout à coup.
—C'est, en effet, ce nom-là!... Mais, qu'avez-vous donc? Eh bien, vous ne jouez pas?...
Gérard écartait la foule et sortait du salon sans entendre. Quand il fut dehors, il chancela et fut obligé de s'asseoir sur les marches du perron.
—Il est arrivé, disait-il; voilà l'expiation! Eh bien, j'aime mieux qu'il en soit ainsi. Je serai plus libre de mourir, quand j'aurai tout restitué.
Après quelques minutes de repos, il rassembla tout son courage et parvint en se traînant, en s'arrêtant à chaque pas, en s'appuyant aux murailles, jusqu'à l'hôtel d'Angleterre. Le même maître d'hôtel, qui lui avait donné, quelques semaines auparavant, une si violente émotion, vint encore, avec le même sourire, au-devant de lui.
—M. Rosenheim! hurla Gérard qui s'était préparé, pendant toute la route, à articuler ce nom.
—Il est ici, monsieur, répondit l'infaillible maître d'hôtel.
—Conduisez-moi vers lui, murmura le pauvre artiste qui craignait de tomber raide mort.
—Ah! M. Rosenheim! ce voyageur arrivé de France! Je confondais avec un autre, reprit le prototype du maître d'hôtel. Il était ici il y a une demi-heure; mais comme il a appris que M. Gérard, son ami, n'habitait plus Bade, il a pris le premier convoi du chemin de fer, et maintenant il doit être arrivé à X..., où ils avaient hâte d'arriver.
—M. Rosenheim n'était pas seul, n'est-ce pas?
—Non, monsieur, ils étaient deux.
—C'est bien cela, se dit Gérard qui se dirigeait vers la porte. Il avait avec lui un jeune homme?
—Je n'ai pas vu ce jeune homme, mais j'ai vu une dame... peut-être madame Rosenheim!
—Une femme! c'était une femme que je volais et que je ruinais, pensa le pauvre artiste avec un mouvement d'horreur. Je suis souffrant, monsieur, et je crains de n'avoir pas la force de me rendre à la station; veuillez me faire conduire.
—Précisément, monsieur, voilà les voyageurs qui partent.
Quelques minutes après, Gérard était à la station, et prenait le chemin de fer qui le ramenait chez lui.
Quand il eut quitté le convoi, au village de ***, et quand il aperçut de loin le château où M. de Rosenheim l'attendait sans doute, le courage, qui semblait l'abandonner, lui revint tout à coup comme par enchantement.
—Soyons un homme, se dit-il. J'ai commis une lâcheté, mais je vais la réparer. Probablement l'arrivée de ces étrangers a tout appris à Angèle, si la curiosité ne l'a pas conduite dans ma chambre, et si elle n'a pas lu ma lettre. Quand j'aurai remis à ce Rosenheim et à cette femme la fortune qui leur revient, je demanderai pardon à Angèle, et j'accomplirai ma résolution. Mais la seule façon de lutter contre le mépris, c'est d'être inflexible envers moi-même, et de ne pas craindre de m'humilier par un aveu... Avouer? est-ce que je puis faire autrement? Ah! j'éprouve, à l'approche de l'expiation, un bien-être, un apaisement! L'honnêteté est donc quelque chose!
Tout en parlant, Gérard s'avançait à grands pas. Il regardait avec attendrissement cette maison où il avait pensé trouver tant de bonheur, où toute sa vie, toute son ambition étaient concentrées. Il lui semblait que la nuit mettait des ombres plus obscures sur la façade, comme si elle la couvrait déjà de deuil.
—Ce deuil, se disait-il, qui le portera? Angèle, oui, pendant quelque temps, parce qu'elle m'a aimé et qu'elle me plaindra. Et puis parce que le noir lui va bien! Mais peu à peu, elle m'oubliera. Qui sait? elle se remariera encore! Je ne resterai plus dans son souvenir que comme quelques mois de cauchemar ou de maladie. On dira: Il méritait d'être un honnête homme, mais la vanité en fit un coquin! Et ce sera tout. Personne ne me pleurera, excepté, là-bas, ma mère.
Il était devant une barrière en bois qui fermait l'entrée du parc.
—Allons, dit-il, je ne repasserai plus par ce chemin.
Il arriva, par une allée couverte, jusqu'au château. La fenêtre d'Angèle n'avait plus de lumière.
—Ne les aurait-elle pas vus? se demanda-t-il. Aurait-on respecté sa retraite? ou plutôt, n'est-elle pas dans ma chambre occupée à lire ma lettre de ce soir? Après tout, il est bien tard; Rosenheim n'a peut-être pas voulu nous déranger à minuit; il pensait bien que je ne lui échapperais pas... C'est cela! on ne sait rien encore. Rentrons; et, au point du jour, j'irai trouver Rosenheim.
—D'où venez-vous donc, mon ami? lui demanda tout à coup une voix argentine, au-dessus de sa tête.
Gérard leva les yeux. Angèle était à sa fenêtre. Elle avait éteint la lumière, afin de le mieux guetter sans doute. Il trouva, aux douces paroles de sa femme, un effroyable accent d'ironie.
—D'où je viens? dit-il: de me promener.
—Pourquoi sortir si longtemps, si tard, et nous exposer à des inquiétudes? continua Angèle avec la même douceur. En votre absence, il nous est venu des hôtes.
Gérard sentit son sang lui monter au cerveau:
—Je vais être frappé d'apoplexie, pensa-t-il; tant mieux, cela évitera toute explication.
—Eh bien, vous ne répondez pas, monsieur, continua Angèle. Hâtez-vous, car nos voyageurs sont fatigués, et je crains bien que dans quelques minutes vous ne puissiez plus leur parler; je les ai laissés dans la bibliothèque.
Gérard ne s'appartenait plus. Il n'avait plus de volonté. Une force invincible le poussait: il entra, gravit l'escalier comme un automate en faisant retentir les marches sous ses pas, et il arriva devant la porte de la bibliothèque; là, il se dit tout bas:
—Dieu ne veut pas que je meure avant la honte. Que sa volonté soit faite!
Puis, poussant la porte entr'ouverte, il entra.
Une exclamation joyeuse et un cri retentirent à la fois. Une femme se précipita dans ses bras:
—Gérard! mon enfant! comme tu as tardé! lui dit-elle.
—Ma mère! vous ici? s'écria Gérard, qui sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.
—Oui, moi, qui ai voulu accompagner M. Rosenheim.
A ce nom, Gérard baisa convulsivement le front de sa mère, et se tourna vers le terrible M. Rosenheim.
C'était une honnête figure d'Allemand, au menton carré, aux joues rondes, aux cheveux grisonnants, aplatis sur les tempes. Si jamais la vengeance eut un aspect paterne, ce fut bien quand elle prit un masque pareil. Gérard voulut s'avancer, il était blême, ses lèvres s'agitèrent sans qu'il pût dire un mot.
—Remettez-vous, mon cher monsieur, dit M. Rosenheim, en lui serrant les deux mains. Nous commencions à craindre de ne pas vous embrasser ce soir. Ah! vous pouvez vous vanter de m'avoir fait faire un terrible voyage... d'autant plus que mon voyage était inutile. Ah ça! expliquez-moi donc par quel moyen miraculeux mon vieil ami Walter a découvert que vous étiez son fils...
—Son fils, dit Gérard, qui se sentit touché par une étincelle électrique, et qui ne sut pas s'il devait crier ou rire.
—Oui, son fils, ajouta madame Gérard en s'avançant. Tu ne m'as jamais parlé de ton père, mon enfant; tu ne voulais pas me faire rougir. Moi j'avais changé mon nom de théâtre, celui que je portais quand je jouais à Francfort. Je croyais que le passé était à jamais derrière nous. Je ne pensais guère qu'un jour on viendrait me le remettre sous les yeux, en me demandant mon nom. Mais je ne m'en plains pas, puisque tu trouves une fortune... Mais comment as-tu su que le baron Walter?...
—Je n'en sais rien, le hasard, quelque chose de mystérieux; mais je suis bien son fils, n'est-ce pas ma mère? n'est-ce pas, monsieur?
Le vieux Rosenheim sourit sans répondre; il semblait dire: demandez à votre mère. Madame Gérard renouvela ses protestations, et en quelques mots mit son fils au courant. Quant à celui-ci, écrasé, épuisé d'émotions, il avait peur maintenant de mourir de joie, de suffoquer. Il faisait des efforts inouïs pour retrouver son sang-froid.
—C'est égal, dit le vieil Allemand, c'est mal à vous, mon ami, de n'avoir pas écrit à votre mère que vous saviez tout, que monsieur Walter était mort, et que vous héritiez. Vous me laissez ma part dans un coin, et puis bon voyage! Vous partez sans me dire où vous allez. Ah! les amoureux! les beaux égoïstes! Mais nous vous pardonnons. Savez-vous, mon ami, que j'ai eu toutes les peines du monde à trouver madame votre mère, et que sans un feuilleton qui racontait votre aventure avec le baron, en vous désignant presque, je n'aurais jamais été sur la voie: je m'informai, je questionnai; j'eus votre nom, votre adresse. Je trouvai madame votre mère; elle m'avoua tout, et nous voilà.....
—Ah! mon ami! ah! ma mère! si vous saviez quelle joie! Pourquoi ma femme n'est-elle pas là?
—Ta femme, mon fils, je t'en parlerai; elle se plaint un peu de toi; elle t'a cherché dans toute la maison, dans ta chambre.....
—Dans ma chambre? interrompit Gérard qui se souvint de sa lettre d'adieu. Il courut comme un fou, et faillit mourir de joie en retrouvant sur la cheminée la lettre non ouverte, le cachet intact.
—Dieu soit loué, dit-il en tombant à genoux et en joignant les mains avec ferveur, elle ne saura rien. Le secret de ma honte restera dans mon cœur.
Il se releva comme un ressuscité. La vie, une vie nouvelle l'envahissait par tous les pores. Après avoir embrassé mille fois sa mère, causé et fumé avec M. Rosenheim, il alla doucement frapper à la porte de sa femme.
—Qui est là? dit Angèle.
—Un coupable, un suppliant qui est à genoux, et qui va se tuer si tu ne pardonnes pas au plus sincère repentir.
Il entendit un bruit de verrou. Angèle ouvrit la porte, et, à demi vêtue, se jeta dans ses bras.
—Tu es guéri, lui demanda-t-elle, bien vrai?
—Regarde! et il essuyait ses yeux pleins de larmes avec les jolis doigts de sa femme.
Le lendemain, comme un gai rayon du soleil entrait dans la chambre:
—Voyons, dit la jeune femme, me raconteras-tu le sujet de ta mélancolie passée, de ta sombre humeur?
—C'est impossible, balbutia Gérard.
—Pourquoi? Il n'y a qu'une infidélité que tu ne puisses pas m'avouer.
Gérard eut une vision. Il lui sembla que le moyen de racheter sa faute et de s'attacher invinciblement à jamais le cœur d'Angèle, c'était de tout lui avouer. Il eut la noble confiance de lui raconter tout.
—Ce n'est que cela, dit Angèle qui avait pourtant pâli un peu à ce récit. Comment! je pouvais te perdre! comment! cette nuit même! Oh! tu ne m'aimais pas. Si, au contraire, je te pardonne ta vilaine action, parce que tu m'aimais et que tu voulais mourir. Va! ne crains pas que je te reproche jamais cette faute; tu as souffert, tu as lutté; c'était moi qui, par mes coquetteries, te poussais à l'abîme.
Et Angèle attendrie serra avec force son mari contre son cœur. Quelques instants après:
—A quoi tient la vertu? reprit-elle en souriant. Dire que je pouvais être la femme d'un coquin!
Angèle ouvrit la porte et se jeta dans ses bras.
—Dites la veuve!
Gérard et Angèle furent-ils heureux? eurent-ils beaucoup d'enfants? Je l'ignore; mais je le présume. Il y a quelques semaines, Angèle, m'a-t-on affirmé, disait avec la coquetterie d'une Parisienne ennuyée d'être heureuse à une de ses amies qui vantait les mariages d'argent:
—Ah! la vie est une série de déceptions; il n'y a pas de joie complète. On croit faire la fortune d'un pauvre artiste sans le sou, et on épouse un millionnaire!
Je connais beaucoup de femmes à Paris et ailleurs qui ne craindraient pas d'affronter cette déception.
VII
Où l'on dégage la moralité de l'histoire.
Stanislas Robert, en finissant, crut devoir s'incliner avec modestie, comme s'il eût voulu récuser d'avance l'explosion des bravos. Mais le succès avait été trop réel, et chacun des auditeurs était trop vivement préoccupé de l'idée de chercher un sens, un secret, un aveu, dans ce récit, pour donner place aux applaudissements vulgaires. Personne ne battit des mains, chacun interrogea à son tour:
—Êtes-vous bien certain qu'Angèle ait angéliquement pardonné à son mari? demanda madame Julie Vernier. Pour moi, j'en doute.
—Et moi je n'en doute pas, interrompit la señora Mendez: la passion vraie purifie tout.
—Pour ma part, insinua sir Olliver, je ne crois pas à la passion des artistes ni au pardon des dames.
—S'il y avait eu moins de vanité et par conséquent plus d'amour réel dans cette union, dit Frantz, les tentations ignobles n'auraient pas effleuré votre héros. Tout le monde peut aimer, même les artistes, et l'amour vrai ne conseille jamais de bassesse.
—Vous êtes sévère, dit le peintre.
—Que t'importe? reprit Ottavio, tu nous as déclaré que ce n'était pas là ton histoire.
—Sans doute, mais j'en suis l'historien; et si la moralité vous en semble immorale, je deviens complice.
—Et vous, que pensez-vous de votre héros? demanda vivement l'Espagnole.
—Oh! vous ne m'embarrassez guère. J'en pense du mal. Mais je crois que, pendant son intervalle de coquinerie, il fut un escroc naïf. Les subtilités de raisonnement prouvent la profondeur de ses remords et son honnêteté primitive.
—Décidément, il y a de l'indulgence dans votre sévérité, reprit la Française.
—Je vois, mesdames et messieurs, dit le peintre en souriant, que si vous ne me soupçonnez pas d'être à la fois mon historien et mon héros, vous êtes disposés à croire que j'ai prêté quelque chose de moi à mon personnage. Eh bien, je l'avoue, je lui ai prêté... ma bourse. Je lui ressemble par le désir de la fortune et de la gloire. Quant au reste, l'analogie n'est pas saisissante. Je ne suis pas marié, je n'ai pas hérité de millions, et la femme qui doit me tendre le rameau d'or est encore inconnue. Mais il y a des rêves qui ont la violence des souvenirs. Je me suis souvent demandé si la grande probité qui gesticule pour cent mille francs offerts en public, et qui se livre à des mouvements d'Hippocrate refusant les présents d'Artaxercès, pour quelques billets de banque, n'avait pas plus d'héroïsme quand elle se cramponnait seule, dans le silence et dans le secret de la conscience, à quelques dernières branches de la vertu. J'ai voulu, avant de m'embarquer pour l'Australie, me raconter la maladie du million. Cette histoire n'est pas authentique, et pourtant elle est vraie. Je ne sais pas si le musicien en question n'est pas un peintre ou un littérateur; mais je sais qu'il y a tous les jours, à toute heure, quelque part, un malheureux, affamé de joie, ivre d'orgueil, qui fait les yeux doux à un coffre-fort, et qui adore d'un amour platonique les petites images de la Banque. La limite exacte de l'intérêt et de la passion désintéressée; le point où le sentiment n'est plus un calcul, et où le calcul devient un sentiment; voilà la véritable terre inconnue. C'est un petit essai de géographie morale que j'ai voulu tenter. Ne voyez pas autre chose dans mon récit.
—Tant pis! dit en soupirant la belle Dolorida.
—Voilà un tant pis que je place dans mon cœur avec le pas encore d'hier matin, répondit en riant Stanislas Robert. Je suis bien désolé de n'avoir aucune peccadille honteuse à confesser. Mais l'occasion m'a peut-être manqué, et si vous voulez bien m'honorer d'une mauvaise opinion!.....
—Mais si ce n'est pas votre histoire que vous nous avez racontée, nous n'avons pas fait assez honneur à votre imagination. Applaudissons, mesdames, dit madame Vernier.
—Hourra! s'écria l'Anglais.
Tout l'auditoire applaudit; Stanislas se leva et fit un grand salut.
—Je suis on ne peut plus sensible à cette marque désintéressée d'approbation que vous attendez sans doute aussi de moi, et que je promets de rendre à chacun de vous à l'occasion.
—Le traître! Il doute de tout, dit en souriant le mélancolique Frantz.
—Vous voyez bien que non, puisque je crois tout possible, au contraire.
—Vous ne doutez pas du moins de la puissance de l'or? demanda l'Espagnole.
—Je ne doute pas non plus, madame, de la puissance de l'amour.
—Mais, qui l'emporte du cœur ou de l'argent?
—Parbleu! vous me posez là, en plaisantant, la grande question moderne. Voilà, au fond, tout le problème social. On se dispute dans toutes les langues, et l'on s'égorgille sous toutes les latitudes, pour savoir qui l'emportera, ou du cœur, qui s'appelle, à l'occasion, la patrie, la justice, la liberté; ou de l'argent, qui s'appelle communément l'égoïsme, la tyrannie, l'orgie. Il n'y a pas de questions politiques; il n'y a que des questions sentimentales. Aimer ou haïr! voilà l'alternative des peuples et des rois.
—Enfin, êtes-vous pour l'amour ou pour la haine? demanda encore l'Espagnole.
—Je vous dirai volontiers ce que Figaro écrivait sur ses tablettes, en changeant seulement les termes:
Se partagent mon cœur;
Si l'une est ma maîtresse,
L'autre est mon serviteur.
—J'entends, repartit gaiement madame Vernier, vous vous inclinez devant la richesse, et l'amour s'incline devant vous. Vous voulez être à la fois don Juan et le marquis de Carabas.
—Je n'ai pas dit cela; c'est Beaumarchais qui m'a trompé par sa comparaison. Je voulais faire comprendre que l'amour et l'argent sont deux pouvoirs, et que je suis pour l'équilibre des pouvoirs.
—L'argent est la chambre des lords, dit sir Olliver avec un accent qui faisait de sa plaisanterie un calembour, et l'amour est la chambre des communes.
—L'amour, dit Ottavio avec un peu d'ironie, n'est souvent qu'une chambre étoilée; on y débite de beaux discours et de plates homélies; on y rend des sentences despotiques; on y condamne à mort; et l'argent est la prison où l'amour met ses victimes.
—Prenez garde d'embrouiller le débat par des définitions, reprit la jeune Française. L'amour se prouve et ne se définit pas.
—Nous n'avons pourtant rien de mieux à faire qu'à définir, dit le peintre.
Les dames sourirent.
—L'amour, dit l'Allemande en levant ses beaux yeux au ciel, mais de façon à rencontrer le regard de Frantz, c'est l'Ile des Rêves; on y aborde parfois, comme dans un naufrage, mais les fleurs y sont plus belles, la verdure y est plus douce que partout ailleurs. On y vit par l'espérance.
—Et on court aussi le risque d'y mourir de faim, ajouta sir Olliver, qui n'avait encore fait que deux repas depuis le matin.
—Complétez l'image par ce détail: on y écoute des histoires saugrenues, et on y rêve des histoires merveilleuses, repartit Stanislas.
—Vous êtes modeste, monsieur, dit la señora Mendez.
—Nous verrons à la fin. A ce propos, j'ai donné bravement l'exemple; qui veut me suivre?
Il se fit un profond silence.
—Sir Olliver n'avait-il pas promis?..... demanda Ottavio, après quelques minutes.
—Je promets toujours, dit l'Anglais.
—Ottavio, mon ami, tu t'es trahi, reprit Stanislas. Invoquer la complaisance de sir Olliver, c'est offrir la sienne.
—Je veux bien, répondit Ottavio; mais je ne sais pas d'histoires sentimentales.
—Eh bien, les histoires tristes ne font pas peur aux beaux yeux, n'est-ce pas, mesdames? Tu as toute la nuit pour réfléchir et pour préparer ton improvisation, à moins que, comme moi, tu n'aies pris la précaution d'un manuscrit.
—Dieu m'en garde!
—Ainsi, voilà qui est convenu, demain, à pareille heure, nous nous réunissons pour entendre Ottavio.
Le rendez-vous donné était le signal qui dispersait les habitants de l'île. Sir Olliver put aller, sans scandale, se livrer à une collation qui lui manquait. Madame Vernier le vit partir et devina ses projets:
—Bon appétit, lui dit-elle en riant.
Sir Olliver rougit, mais envoya un salut amical à la jeune Française qui l'avait compris, et, s'il l'eût osé, il lui eût offert une part de son goûter.
Ottavio resta couché sur l'herbe, et rêva jusqu'à la nuit.
Frantz et Carolina se mirent en quête de myosotis. Quant à la señora Mendez, elle s'approcha de Stanislas.
—Vous êtes joueur! lui dit-elle avec vivacité.
—Je l'ai été.
—Vous avez perdu beaucoup?
—Et souvent! oui, señora.
—Suis-je indiscrète en vous demandant la confidence de quelques-unes de vos émotions?
—En aucune façon. Et Stanislas lut dans les yeux ardents de l'Espagnole une curiosité presque fébrile. Est-ce que, vous aussi, señora, vous avez joué?
Dolorida poussa un profond soupir.
—Tenez, lui dit-elle, je suis Espagnole, c'est-à-dire catholique fervente. J'ai aimé Dieu avec passion; eh bien, j'en étais arrivée à le prier, d'une façon sacrilége, sur ce chapelet.
Et la belle madame Mendez tira de son sein un chapelet en ivoire dont chaque grain était formé d'un dé à jouer.
—Combien de fois, dit-elle, tandis que, d'une main, je touchais les cartes ou les enjeux, n'ai-je pas serré, de l'autre, ce chapelet contre ma poitrine, mêlant des prières folles à des calculs, invoquant tout bas, avec des supplications grotesques, le Dieu que j'offensais en croyant l'adorer! Oui, j'ai joué beaucoup; et je jouerais encore si..... Mais je vous dirai cela plus tard. Je veux que vous m'estimiez un peu avant de tout savoir.
—Vous estimer? ce n'est rien, dit Stanislas avec une galanterie empressée; je veux.....
—Oh! pas de fadeurs, monsieur le Français; je vous parle sans coquetterie; parlez-moi sans compliments. Je vous étudie depuis que le naufrage nous a réunis dans cette île. J'ai confiance en votre caractère. J'ai pensé qu'un artiste saurait comprendre les bizarreries, les excentricités qui feraient peur à nos campagnons..... Voilà pourquoi je vous demande des confidences.
—Rien de plus naturel, reprit le jeune peintre en souriant. Écoutez-moi donc.
Nous n'avons pas les mêmes raisons que la señora pour nous initier, plus que nous ne l'avons fait jusqu'ici, aux secrets de M. Stanislas Robert; et nous n'avons pas besoin d'écouter son récit pour apprendre plus tard les aventures de la belle Espagnole. Laissons donc les nouveaux amis à leur promenade, et revenons au rendez-vous général pris pour le lendemain.
Ce fut avec empressement que la petite colonie se réunit sur l'herbe. Le Décaméron devenait la vie normale. Ottavio ne se fit pas prier.
—Je ne vous raconterai pas, dit-il, quand il vit tous les auditeurs assemblés, une histoire sentimentale ou dramatique; c'est un conte, si vous le permettez, un véritable conte, absurde, fantasque, que je veux vous offrir. J'ai fait un pacte avec l'invraisemblable; je mourrais de la vie réelle; je vis de la vie de l'imagination; d'ailleurs, ce conte peut devenir de l'histoire.
—Espérons-le pour l'histoire! dit Stanislas. Tu es dans ton droit, mon cher Ottavio. Arioste et Boccace sont tes ancêtres.
—Prends garde, mon ami, tu vas me faire tort auprès de ces dames.
—Ottavio, tu abuses de la préface.
—C'est toi qui m'as donné l'exemple.
—Moi, c'était bien différent; je commençais; mais toi, qui viens après moi, tu avais un point de comparaison favorable; je nie ton excuse.
Ottavio ne voulut pas prolonger ce petit assaut de modestie; il se mit en mesure de tenir son engagement, et il débuta ainsi.
LE PRINCE BONIFACIO.
I
Où l'on prouve qu'il est difficile à un père de contenter tout le monde et son fils.
Il y avait une fois un prince, nommé Bonifacio, qui était bien le meilleur des hommes et le plus détestable des princes.
Je ne veux médire ni de l'humanité ni du pouvoir; mais il est certain que les vertus privées du prince Bonifacio nuisaient à ses vertus publiques, et qu'étant doué d'une bonté fabuleuse, il ne voulait pas qu'on forçât ses sujets à payer l'impôt, les voleurs à qui la prison pourrait être malsaine à rester sous les verrous, les soldats qui avaient affaire chez eux à rester sous les armes; et que, par suite de ces concessions, l'administration des finances, celle de la justice et celle de l'armée étaient dans un fâcheux état.
Or, tout le monde sait que, sans argent, les princes italiens n'ont pas de Suisses, et que tous les princes de la terre n'ont pas de serviteurs dévoués. Il est également constant que la justice a besoin d'être administrée, ne serait-ce que comme on administre les coups de bâton, et il n'est personne qui ignore qu'une armée est aussi indispensable à un ministre de la guerre qu'un lièvre pour faire un civet.
Mais le prince n'était pas un rigoureux observateur des formes monarchiques. Il en prenait à son aise, et tolérait qu'on agît de la même façon à son égard. Ses sujets ne le chicanaient pas à propos d'une vieille charte octroyée jadis par un de ses ancêtres, et lui, de son côté, se fût reproché amèrement de réclamer de ses apathiques administrés ce qu'il était en droit strict d'en obtenir. Une tolérance mutuelle confondait les devoirs, et les rênes du gouvernement formaient un écheveau assez embrouillé, que personne ne songeait à dévider.
Avec un pareil système, le prince Bonifacio était fort endetté, et il était obligé de recourir à de nombreux emprunts pour faire réparer les cheminées de son château. Le peuple n'était guère plus riche; l'argent qui ne circulait pas s'entassait dans les coffres de quelques financiers; les petits bourgeois se plaignaient du mauvais état des chemins qui conduisaient de la capitale aux guinguettes des environs, sans faire cette réflexion, que les belles routes se font avec de bons impôts autant qu'avec de bons cailloux.
Mais cet axiome était inconnu dans la principauté. Les ponts et chaussées n'avaient pas de représentants, et c'étaient les piétinements des passants qui traçaient les chemins.
Le prince Bonifacio XXIII se croyait néanmoins le bienfaiteur de son peuple, mais il n'en tirait pas vanité. Il demandait tous les matins à son surintendant de la police si tout le monde faisait ses quatre repas par jour; c'était là pour lui un scrupule de conscience. Le surintendant, dont la table était bien pourvue, rassurait le prince, et celui-ci, enchanté de réaliser à si peu de frais l'utopie de la poule au pot, digérait sans trouble et s'endormait sans cauchemar. On a pu dire de lui sur son épitaphe (la seule épitaphe princière véridique) qu'il ne cessait de rêver au bonheur de son peuple. Le sommeil étant en effet l'état le plus ordinaire du prince, les rêves étaient le seul travail de son intelligence; encore ne rêvait-il que parce qu'il ne pouvait s'empêcher de rêver, et ce travail était-il involontaire.
J'ai oublié de vous dire que les États du prince Bonifacio sont depuis longtemps effacés de la carte d'Italie. C'est donc un vieux conte que je vous débite, et les amateurs de synchronismes pourraient placer le règne du souverain en question parallèlement à l'histoire du roi d'Yvetot.
Tout allait donc mal dans la principauté. Cette négligence, en mettant l'incurie dans le gouvernement, mettait le désordre dans la société, non pas un désordre tumultueux, les habitants étant d'un naturel paisible, mais un désordre silencieux, pacifique, qui inclinait doucement, doucement la principauté vers la hideuse banqueroute.
Quelques esprits un peu plus vigoureusement trempés, des fils de famille qui avaient été élevés dans de grandes capitales, à Monaco, par exemple, ou qui avaient humé l'air vivifiant de quelque puissante république, comme celle de San-Marin, essayaient bien de susciter de l'opposition. Ils voulurent fonder un journal. Personne ne les empêcha. Mais la liberté étant poussée à ses dernières limites, et ce qu'on pouvait écrire restant toujours inférieur à ce qu'on pouvait dire, personne n'éprouvait le besoin de se déranger pour lire une feuille mal imprimée. Les fondateurs du journal n'eurent qu'un abonné payant, le prince Bonifacio; encore payait-il mal, et était-on obligé de lui présenter vingt fois la quittance avant d'en obtenir le montant.
Le parti de l'avenir était désespéré. Susciter une révolution, c'était un moyen fort cruel, qui répugnait aux mœurs douces de ces bons jeunes gens; d'ailleurs, il n'y avait pas de garde nationale dans la principauté. Et puis, pour avoir l'apparence d'un combat sérieux, il eût fallu recourir aux procédés en usage dans les pièces militaires, faire servir les mêmes figurants à représenter l'armée du prince et l'armée de la révolution. Or, ce moyen, excellent pour l'illusion du regard, est détestable dans la pratique révolutionnaire.
On avait bien essayé de mettre dans les intérêts du progrès le ministre de la cuisine du prince. Mais ce haut fonctionnaire ne voulait pas changer de régime, et redoutait les gens de l'opposition, comme s'ils eussent dû imposer le brouet noir, universel.
Bonifacio XXIII, averti de ces murmures de quelques-uns de ses plus jeunes sujets, prenait plaisir à ces velléités insurrectionnelles; il regretta beaucoup le journal, quand celui-ci, pour satisfaire à la demande de ses nombreux abonnés, cessa de paraître; surtout à cause des charades que cet organe de l'avenir avait cru devoir publier à la fin de chaque numéro, pour stimuler le zèle des abonnés et des patriotes. Mais il ne vint pas à l'idée du prince qu'il pouvait y avoir quelque satisfaction à accorder à ces jeunes gens.
Bonifacio était un homme d'habitudes; il voulait mourir dans son pli. Depuis vingt-cinq ans, il avait les mêmes ministres et la même garde-robe. Il lui était impossible de changer de mode.
—Après moi, disait-il, mon fils fera ce qu'il voudra.
Cela valait mieux que de dire: après moi le déluge. Mais Bonifacio parlait ainsi pour se débarrasser de toute réflexion; car il était, au fond, très-éloigné de l'idée de mourir et de laisser la place à son fils. Il aimait trop ce dernier, pour lui souhaiter un deuil aussi cuisant que le deuil d'un père, et il dormait trop bien sur son trône, pour songer à aller dormir sur le froid oreiller de ses ancêtres.
Quand je parle du trône, c'est par pure fiction. Bonifacio avait, depuis longtemps, prêté son trône classique, pour augmenter les accessoires du théâtre de la capitale, et le siége royal était une figure de rhétorique, absolument comme le fauteuil d'un académicien.
Bonifacio, je viens de vous le dire, avait un fils; il n'en avait jamais eu qu'un. Le ciel avait eu égard à l'apathie du prince, et n'avait pas voulu compliquer le gouvernement de ses États du gouvernement d'une famille un peu nombreuse. D'ailleurs, la princesse mère était morte quelques jours après la naissance de l'héritier présomptif, à la suite du repas des relevailles, qui avait été trop copieux.
Bonifacio avait pleuré sa femme comme un homme qui n'a pas l'habitude de pleurer, c'est-à-dire abondamment, bruyamment. Puis, il s'était consolé tout à coup, en vertu de cette loi de dynamique qui nous remet promptement en équilibre quand un brusque accident nous a dérangés, et qui fait que les caractères soumis à l'habitude en reviennent toujours à leurs antécédents. L'habitude du prince étant d'être heureux, il le redevint promptement.
Satisfait d'avoir un fils, de ne pas craindre que son sceptre tombât en quenouille, le prince s'en tenait à cet héritage légitime, et dérogeait à la dignité de son rang sur ce point, qu'il ne voulait pas de bâtards. Libre de la compagne qu'il conduisait de la main droite, il ne songea pas à embarrasser sa main gauche, et il mit ses deux mains dans ses poches, ou les croisa sur son ventre, avec la béatitude du meilleur des hommes, dans la meilleure des positions terrestres.
Lorenzo, le jeune prince, avait vingt ans. Il était beau comme un prince de conte de fées; ce n'était pas du tout le portrait de son père. Élevé jusqu'à l'âge de douze ans sous des habits de fille, pour économiser à la liste civile la dépense d'un précepteur, il avait eu une institutrice française qui s'était plu à développer en lui les sentiments tendres. Elle ne lui avait rien dit des devoirs constitutionnels d'un souverain, et si elle lui avait lu Télémaque, le jeune héritier s'était beaucoup moins préoccupé des sentences de gouvernement que de l'histoire de la nymphe Eucharis. Il connaissait tous les romans français, et ne demandait pas mieux que d'en faire à son tour en réalité.
Lorenzo était aussi libre que tous les sujets de son père, et les loisirs infinis que lui laissait l'absence de toute profession, ou même de tout semblant de profession sociale, il les employait à rêver, à se promener mélancoliquement, et à passer sous une certaine fenêtre de la ville, à certaines heures de la journée. Je n'affirmerais pas que Lorenzo ne commît point en secret des petits vers; je crois même, à parler franchement, qu'il était d'une certaine force sur l'art d'Apollon; mais il n'osait confier à personne, j'entends à personne de son sexe, les essais de sa muse. Son Altesse Bonifacio XXIII eût éclaté de rire et se fût bien moquée de ces goûts romanesques.
Le jeune prince aimait son père; mais on peut avouer qu'il eût voulu aimer un père un peu moins gras, un peu moins comique, un peu moins insoucieux des choses célestes et des choses terrestres, d'une majesté plus sévère, d'une bonté plus grave.
Le pauvre Lorenzo était un insuffisant convive; il n'entendait rien aux dés ni aux cartes. Comme le conseil des ministres se tenait à table et qu'on délibérait des affaires de l'État entre la poire et le fromage, Lorenzo voulait toujours dîner seul, à l'écart, par respect pour les secrets d'État. Quelquefois Bonifacio regardait en soupirant la place vide de son héritier présomptif, et disait, en faisant emplir son verre par son premier ministre:
—Lorenzo me désole; il n'entend rien à la politique!
La désolation du prince nécessitait quelques rasades; et c'est ainsi que Lorenzo faisait à la fois le malheur et le bonheur de son père.
«Le conseil des ministres se tenait à table»
Le parti des mécontents, qui se réunissait dans une hôtellerie médiocrement fournie, et qui, par conséquent, paralysé dans son essor par l'insuffisance de la carte et la mauvaise qualité des vins ne pouvait pas s'élever jusqu'à la conspiration, le parti des jeunes avait voulu enrôler Lorenzo et s'en faire un chef, c'est-à-dire un instrument. Mais Lorenzo avait décliné cet honneur par devoir; seulement, il avait cru bon d'essayer plusieurs fois d'exciter dans l'esprit de son père quelque activité, quelque désir de progrès.
—Ta! ta! ta! répondait Bonifacio, que me demandes-tu? Que je crée à mes sujets d'autres besoins que ceux qu'ils satisfont? Ce serait courir la chance de les rendre malheureux. Est-ce que je les tyrannise?
—Non, mon père; mais la sollicitude...
—Ne veux-tu pas, d'un autre côté, que je me mette la tête à l'envers pour leur procurer des distractions? Je les laisse tranquilles; qu'ils agissent de même à mon égard; et vive la liberté!
Lorenzo quittait son père avec découragement. Cette liberté des nonchalants qu'il entendait si plaisamment évoquer était l'ironie, la parodie de cette belle et forte liberté qui a l'initiative et l'activité, et il rougissait de honte en pensant que son pays n'occupait qu'un rôle ridicule dans l'histoire, et en voyant le vide se faire peu à peu dans les finances, et le trouble dans les esprits.
Ce n'est pas, je le répète, que monseigneur Lorenzo eût des idées de gouvernement. Mais il avait du cœur, et il y a toujours dans la tendresse, quelle qu'elle soit, une sorte d'illumination qui porte bonheur à la prévoyance. Le jeune prince eût été fort embarrassé de soumettre ses plans de réforme, mais il sentait confusément qu'il y avait autre chose encore à faire qu'à ne rien faire, et que l'abandon n'est pas un principe.
D'ailleurs, il avait des idées accessoires. Ainsi il n'était pas belliqueux, mais il voulait une petite armée:
—Nous l'emploierions à des carrousels, disait-il au ministre de la guerre pour l'exhorter à appuyer ses projets.
Or, le ministre n'avait aucune raison pour préférer le travail à une sinécure, et il n'appuyait pas le moins du monde les propositions de Lorenzo.
—Développons alors les arts de la paix, essayait de dire le poëte Lorenzo; créons une académie, des jeux Floraux.
Mais le ministre des beaux-arts et des belles-lettres était un joyeux compère qui n'aimait pas l'ennui et qui, sous prétexte de bibliothèque, faisait collection de toutes les œuvres grivoises de l'Italie.
Enfin, quand il avait échoué dans toutes les propositions de l'ordre moral, Lorenzo finissait par demander à son auguste père qu'au moins on fît balayer et éclairer les rues.
Car, j'ai honte de le dire, la capitale de la principauté était un cloaque, et, la nuit, on s'y fût heurté à toutes les murailles, si les gens dévots n'avaient eu l'idée d'allumer de petites veilleuses devant les statues de la bonne Vierge, nichées à tous les coins de rues. Grâce à ce système, qui pouvait servir à repousser le reproche d'obscurantisme que les gens sans foi se permettent encore, on pouvait rentrer chez soi sans courir le risque d'être plus d'une heure à trouver sa porte.
Mais Bonifacio XXIII ne voulait pas qu'on balayât les ordures; il fallait, disait-il, songer à tout le monde; et les chiens errants ne méritaient pas qu'on les privât des restes amoncelés auprès des bornes. Quant aux réverbères et aux lanternes, il les considérait comme des inventions funestes. Voici son raisonnement:
—La nuit, tous les honnêtes gens doivent dormir chez eux; or, quand on dort, on n'a pas besoin de lumière. Si je laissais éclairer les rues, je ne pourrais pas empêcher qu'on s'y promenât; or, en s'y promenant, on pourrait faire du bruit et éveiller ceux qui dorment.
Il semblait que le sommeil fût le but de la vie, et que le prince Bonifacio n'eût d'autre tâche que de veiller à ce que personne ne veillât.
Lorenzo était bien triste de cette résistance passive, d'autant plus triste qu'il était dans cette disposition d'âme où l'on veut faire le bien, non-seulement pour le bien, mais pour la beauté.
Lorenzo avait la faiblesse qui n'épargne pas toujours les princes: il était amoureux.
II
Où l'on apprend ce qu'un savant ne sait jamais.
Ce n'était ni d'une bergère, ni d'une princesse que Lorenzo était épris. Sous ce rapport, il manquait à la fois à son éducation romanesque et à sa position d'héritier présomptif. Je sais bien qu'il ne tenait qu'à lui de prier sa divinité d'endosser le costume de bergère: les métamorphoses n'étaient pas plus difficiles que cela. Mais Lorenzo n'eût pas osé exprimer ce vœu, et Marta n'y eût peut-être pas accédé. Il eût été plus facile encore de devenir une princesse; mais je dois déclarer que dans la sincérité de son culte Lorenzo ne songeait ni au charme des inégalités, ni au prestige du rang.
Il aimait Marta, parce qu'il l'aimait. Cette raison est péremptoire en amour. Toutes les subtilités ne prévaudront jamais contre elle.
Un jour qu'il se promenait dans les champs, guettant des rimes, il rencontra la jeune fille qui cueillait des simples. Le sort de Lorenzo fut instantanément fixé. Le doux rayon des yeux noirs de Marta, la façon chaste et fière dont elle fit la révérence, en saluant l'héritier de son souverain, le petit sourire compatissant qu'elle laissa voir au beau jeune homme un peu pâli par l'ennui, tout charma et conquit Lorenzo. Se jeter aux pieds de Marta, lui déclarer sa flamme, et la menacer de se passer dans l'estomac une petite épée mignonne qui faisait joujou à son côté, c'était là le conseil que lui donnaient ses lectures et les souvenirs de son institutrice française. Mais le véritable amour rend indépendant. Lorenzo fut lui, pour exprimer des sentiments loyaux et sincères. Il aborda simplement la jeune fille, et fut simplement accueilli. La botanique les fiança, sans qu'ils se fussent avoué qu'ils s'aimaient, et quand l'un voulut le dire, et l'autre l'avouer, il se trouva que la déclaration était inutile. Ils se regardèrent, rougirent et échangèrent leurs deux cœurs dans une pression de main.
Marta était la fille d'un savant, maître Marforio. Elle avait perdu sa mère à l'âge où Lorenzo avait perdu la sienne.
Les deux orphelins se trouvaient une parenté dans ce deuil dont ils n'étaient pas encore consolés. L'un et l'autre se sentaient aussi libres que s'ils eussent été seuls au monde, le savant se montrant aussi négligent de ses devoirs de père que le prince Bonifacio.
Marta et Lorenzo faisaient de longues promenades, et Dieu sait qu'aucun amour plus innocent ne refléta jamais l'azur du ciel; mais, au bout d'un mois, Lorenzo demanda à sa fiancée le droit de lui rendre visite dans la maison paternelle, et jura solennellement, sur la dernière touffe de fleurs qu'ils avaient cueillie ensemble, qu'il aimerait mieux renoncer au trône que de renoncer à l'espoir d'avoir Marta pour femme.
La jeune fille était trop ignorante des choses de ce monde pour apprécier à sa juste valeur le serment naïf de Lorenzo, et pour se dire que le prince ne s'engageait peut-être pas à grand'chose, le trône de ses pères étant fort vermoulu et passablement exposé. Elle reçut de bonne foi cet engagement de bonne foi et promit à Lorenzo d'obtenir l'agrément de son père.
Je commence mon récit précisément le jour où Marta doit traiter cette délicate question avec le moins délicat des confidents.
Maître Marforio passait, aux yeux de quelques personnes, et surtout aux siens, qu'il croyait infaillibles, pour le plus grand savant de l'Italie. Je ne contredirai pas sa mémoire; et je suis disposé, après que je vous aurai raconté ses erreurs et ses folies, à admettre qu'il fut en effet un grand savant, un de ceux qui ne doutent de rien et qui n'admettent le bon Dieu que pour prendre plaisir à lui dérober ses secrets.
Maître Marforio avait tout scruté, tout analysé, tout fait passer par l'alambic de son laboratoire, et tout fait réduire dans la cornue de son intelligence. Mais cet abus de l'investigation ne lui avait pas porté malheur, comme au docteur Faust. Il était, au fond, d'un assez aimable caractère. Bien différent de quelques-uns des savants de son temps, et de beaucoup de savants qui l'ont suivi, il n'était pédantesque et sentencieux qu'à ses heures, quand il plongeait dans quelque problème difficile; mais sa bonne humeur surnageait toujours, comme l'arche de Noé sur les abîmes. Un mécompte le stimulait sans l'irriter. D'ailleurs, pouvait-il admettre des mécomptes? Sa barbe avait blanchi, mais sans que son front se fût sillonné de rides trop profondes. Le travail sédentaire l'avait engraissé; et il est de notoriété académique que lorsqu'un savant prend du ventre, il est sauvé de l'hypocondrie et de toutes les influences malsaines.
Maître Marforio passait pour sorcier; et tout en riant de cette renommée qui n'était peut-être pas sans danger en Italie, il n'était pas éloigné de croire qu'il avait le don des miracles.
—Qui sait? disait-il parfois, je n'ai jamais essayé.
Sur ce point, maître Marforio se trompait; il avait fait un miracle: Marta était bien l'œuvre la plus prodigieuse de ce savant infaillible.
Comment cette jolie créature, si douce, si simple, si bien prise dans sa taille et d'une âme si candide, comment cette harmonieuse statue de l'innocence pouvait-elle le nommer son père? C'était là un problème à confondre, mais qui ne confondait pas maître Marforio, parce qu'il n'y songeait guère. D'ailleurs, lui qui avait trouvé le secret de faire fleurir des roses sans rosiers, il n'eût pas été embarrassé pour revendiquer ce parterre embaumé de toutes les vertus, fleuri de toutes les grâces. Sa fille était classée, dans la série de ses œuvres, entre une expérience de chimie ou d'alchimie et une opération de physique.
Le cabinet du docteur Marforio eût réjoui un peintre et épouvanté un commissaire-priseur. Tout s'y trouvait entassé, confondu, c'était le chaos. Des squelettes couchés sur des livres, comme la mort sur la vie; des fleurs pêle-mêle avec des monstres empaillés, des réchauds et des télescopes, et au milieu de tout cela ces ensevelisseuses infatigables, les araignées, couvrant de leurs sombres suaires les livres, les fleurs, les instruments, tous les débris, comme l'ironie du progrès qui efface et qui nivelle les instruments du passé.
A côté de ce sanctuaire officiel, dans lequel il donnait ses audiences, le docteur Marforio avait un mystérieux réduit dans lequel personne, j'ose dire personne de vivant, n'était entré. Ce qui se passait dans ce laboratoire, nul n'a pu le dire. C'était, pour l'innocente Marta, comme le cabinet de la Barbe-Bleue. La jeune fille ne croyait pas qu'il y eût des femmes méchamment mises à mort par son père, mais elle savait que pour une œuvre étrange, inouïe, dont le secret ne lui avait pas été confié, maître Marforio faisait commerce avec le fossoyeur, et que celui-ci entrait et ressortait quelquefois avec de lourds fardeaux.
Au reste, l'œuvre, quelle qu'elle fût, ne donnait aucun remords au savant; il était même, après chacune de ces visites passablement sinistres, d'une gaieté étourdissante. Il se frottait les mains, il se tapait sur le ventre, il se tiraillait la barbe:
—Bravo! bravo! murmurait-il, tout va bien! l'humanité marche à son cycle de rénovation. Paracelse n'était qu'un niais; la pierre philosophale n'est qu'un caillou. Isaac le Hollandais, Basile Valentin, et tous ceux qui ont prétendu faire vivre l'humanité au delà du terme, voudront ressusciter pour jouir de ma découverte. L'homunculus était une chimère. L'homme ne crée pas, mais il peut conserver; il ne donne pas la vie, il la garde. C'est le feu sacré.
Un jour donc, au beau milieu d'un de ces monologues qui se renouvelaient quotidiennement, avec quelques variantes, le docteur Marforio entendit frapper à la porte de son cabinet.
—Entrez, dit-il.
Marta, le sourire sur les lèvres, et un peu de rougeur sur le front, apparut, sans oser franchir le seuil.
—C'est toi, ma fille, demanda le savant avec un véritable étonnement et un petit ton solennel. Qu'y a-t-il de nouveau? quel motif si grave?
—Mon père, je voulais d'abord vous embrasser. Depuis quelque temps vous ne me regardez plus, vous ne songez plus à moi!
—J'ai tort, je le confesse, dit le docteur en entr'ouvrant sa barbe blanche pour laisser passer un baiser. La vue de l'innocence est un bon conseil et une précieuse inspiration. J'ai tort, ô mon étoile! Virgo virginea! Albert le Grand ordonne aux humains de vivre loin des hommes; il n'a pas dit loin des jeunes filles. Je te permets de venir me dire bonjour tous les matins, miroir du firmament, et tous les matins je te bénirai.
En parlant ainsi avec sa volubilité ordinaire, le docteur Marforio avait attiré Marta et lui déposait, avec componction, le plus banal des baisers paternels sur son beau front, entre les bandeaux de ses longs cheveux noirs.
—Eh bien! es-tu contente, fillette? lui demanda-t-il après cette faveur, et en faisant mine de la congédier.
Marta hésitait à parler. Il lui semblait sacrilége de livrer le pur et cher secret de son âme, qu'un éclat de rire accueillerait sans doute. Elle restait au milieu du cabinet, immobile, courbant la tête, et traçant avec son doigt des lignes bizarres et impossibles dans la poussière qui couvrait un gros livre placé près d'elle sur un bahut.
Fort heureusement, le docteur Marforio, s'il n'entendait pas grand'chose à l'art de provoquer des confidences, était d'une loquacité commode pour les auditeurs timides; il leur donnait le temps de se remettre et de ressaisir leurs idées. Les savants ont parfois de ces utilités de circonstance.
—Que veux-tu de moi? dit-il à sa fille; tu n'es pas encore à l'âge où l'on a besoin de refaire l'écrin de la nature. Te faudrait-il un élixir pour garder, conserver ta chevelure? Les savants à venir, les chimistes allemands ou français s'épuiseront en vains efforts pour trouver l'eau ou la pommade qui arrête la chute des cheveux. J'emporterai ce secret avec moi. Te faut-il de l'émail pour tes dents? du vermillon pour tes joues? Je t'en demanderais plutôt, charme de ma vie. Parle: je puis t'ouvrir l'infini; car je dispense la beauté éternelle, immuable! Ah! j'avoue qu'il m'en coûterait pourtant, continua le docteur, en devenant pensif, d'essayer sur toi certaine opération. La main me tremblerait peut-être... Marta, as-tu confiance en ton père? es-tu persuadée, comme il convient de l'être, qu'il est le plus grand savant de la principauté, un des plus grands savants de l'Italie, et par conséquent un des plus grands savants du monde? Si je te disais: Ma mignonne, je vais, avec un petit instrument dont il ne faut pas t'effrayer, te faire là, au front, une incision légère, dont il ne faut pas prendre souci; donner avec une jolie petite scie un ou deux petits coups à ton joli crâne; dis, mon étoile, aurais-tu peur?
Marta ouvrait de grands yeux et regardait son père: elle avait peur réellement, mais d'être obligée de reconnaître que son illustre père était fou. La pauvre enfant n'entendait rien à la science, ni aux savants.
—Mais il ne s'agit pas de cela, balbutia-t-elle.
—De quoi donc alors s'agit-il? C'est vrai, j'ai tort, primavera! T'offrir de la jeunesse, c'est souhaiter des zéphyrs pour le printemps et des roses pour le mois de mai. Que veux-tu? Ton cœur soupirerait-il après quelque rêve impossible? Si ce n'est que cela, tu l'auras. Ou bien, fille d'une mortelle, te faudrait-il seulement l'amour d'un mortel, et viendrais-tu, pauvre fleur modeste, invisible aux regards, me demander un philtre, pour être vue et pour être aimée?
Marta ne put s'empêcher de sourire; son père effleurait son secret; mais la jeune fille ne venait pas chercher de philtre; son regard était un assez puissant alchimiste qui avait fait la besogne.
—Ah! ah! dit le docteur Marforio, qui vit le sourire de son enfant, j'ai deviné! Euréka! A nous autres savants rien n'échappe. Tu veux un philtre, Marta? c'est une grande imprudence, il ne faut pas jouer avec les philtres. Heureusement que je suis toujours là, pour te guérir, pour te sauver; et il ne me déplaît pas que tu coures un danger, pour mieux prouver combien je suis infaillible.
—Mais, mon père, je n'ai plus besoin de philtre.
Et la jeune fille, riant et rougissant à la fois, appuya sur le mot plus, pour aider son secret à sortir.
Le docteur Marforio, bien que savant, n'était pas absolument étranger aux choses de ce monde. Il avait des instants lucides; c'était un reste d'infériorité. Hélas! qui peut se flatter d'être parfait? D'ailleurs, il avait peut-être été jeune aussi. A l'âge où la science est une muse et n'est pas encore une épouse acariâtre et exclusive, il avait peut-être expérimenté quelque chose d'analogue à l'amour. Il comprit donc la réclamation de sa fille, et faisant un mouvement de surprise qui n'attestait pas une profonde stupéfaction:
—Ah! ah! tu t'es permis?... au fait, pourquoi pas? te l'avais-je défendu?... Alors, explique-moi ce que tu viens me demander.
Marta, sensiblement rassurée par ces façons qu'elle trouva paternelles, avoua le nom de Lorenzo et exposa le vœu timide de l'héritier présomptif.
—Un prince, s'écria le docteur avec un gros rire, ce n'est qu'un prince! J'avais peur que ce ne fût Apollon en personne. Tu méritais mieux que cela, ma fille. Je sais bien qu'il eût été difficile de trouver quelque chose de mieux dans la principauté.
—Mon père, murmura la jeune fille, avec un geste suppliant, vous vous moquez de moi!
—Eh bien! ne rions plus, reprit le joyeux savant. Que veux-tu faire de ton petit prince, ma petite fille? et que veux-tu que j'en fasse? Il craindrait peut-être d'humilier sa dynastie, vouée par tradition à l'inutilité, s'il soufflait mes fourneaux. D'ailleurs, Albert le Grand, dans son huitième précepte, dit expressément: «L'homme qui rêve au grand œuvre évitera d'avoir aucun rapport avec les princes et les seigneurs.» Est-ce que tu voudrais me faire échouer si près du port?
Marta n'y songeait guère; elle avait bien envie d'interrompre son père pour lui faire remarquer qu'il ne s'agissait pas de lui, mais d'elle seule; que Lorenzo n'adorait pas le savant, mais la fille du savant, et qu'elle ne venait pas demander l'office de souffleur pour son héros. Mais la jeune fille, sans être à même de s'avouer que les savants en général ont un égoïsme implacable, savait par expérience filiale que le docteur Marforio avait une façon toute particulière de juger les événements quotidiens, et que c'était peine perdue de vouloir l'intéresser longtemps à autre chose qu'à son laboratoire. Elle soupira donc et continua d'écouter:
—Il est gentil, ton oiseau de romance, n'est-ce pas, ma mignonne? Eh bien! il ferait une triste figure au milieu de mes hiboux empaillés. Lâche le fil qui le retient par les ailes. Laisse-le s'envoler, Marta, et je te trouverai un beau savant qui se fera mon élève, et qui épousera ma doctrine en même temps que ma fille.
Marta ne savait plus trop si elle devait rire ou pleurer. Elle était fort émue.
—J'aime Lorenzo et je n'aimerai jamais que lui, dit-elle enfin.
—Paroles de jeune fille, feuilles légères qu'emporte le vent! comme dit Ovide.
—Lorenzo m'aime aussi, mon père. Et d'ailleurs, s'il est prince, il n'en est pas plus ignorant pour cela.
L'amour est l'école de la diplomatie; la dernière république française l'avait bien prouvé en créant une école d'administration. Marta devenait habile.
—Que sait-il, ton beau prince? demanda le docteur avec une raillerie qui n'était pas exempte de curiosité.
—Oh! nous n'avons pas causé de science, repartit Marta; mais nous avons causé de vous, mon père, et Lorenzo vous admire.
L'encens ne perd jamais son parfum. Le docteur Marforio sourit. Mais on ne l'avait pas encore assez flatté.
—Eh bien! s'il admire ton père, je n'admire pas le sien, moi. Son Excellence Bonifacio XXIII est une brute dont les fourneaux ne servent qu'à la cuisine. Ah! s'il avait compris les savants! quel prince! et quelle principauté! avec lui j'aurais pu expérimenter en grand mon système. Et tu veux que le fils d'un pareil prince, d'un bouffon qui ne s'occupe pas de moi, tu veux que l'héritier de la sottise soit autre chose qu'un sot! un joli sot, si tu veux, mais un sot.
—Je ne veux rien, mon père, dit Marta, qui se rassurait depuis quelques minutes et qui entrevoyait le triomphe. Je n'entends rien à la politique; mais je suis certaine que Lorenzo a de l'esprit, et qu'il aime assez la science pour faire aimer les savants par son père, s'il veut s'en donner la peine.
—Ne dirait-on pas qu'il faudrait un Cicéron pour prouver ce que je vaux? reprit le docteur en haussant les épaules; mais tu crois sérieusement, ma fille, que ton prince, s'il voulait...
—Il est irrésistible, mon père.
—Pour les jeunes filles? soit; mais pour le prince Bonifacio?
—Les bons pères n'ont rien à refuser à leurs enfants, dit Marta en appuyant son front avec câlinerie contre l'épaule du docteur.
—Bonifacio est donc un bon père? demanda maître Marforio en riant. Eh bien, alors, c'est la seule vertu qu'il ait oublié de laisser perdre. Tu peux dire à Lorenzo que ma maison lui est ouverte.
—Merci, mon père, dit Marta avec effusion.
—Tu seras princesse, à la condition que ton prince est ou deviendra savant. C'est peut-être le grand alchimiste des cœurs qui a préparé tout ce petit roman sentimental, pour que je sois mis à même de présider aux destinées de cette principauté; il y a une femme au début de toutes les grandes choses; mais ce serait manquer d'égards à la fortune que de lui céder sur un point. Tu ne seras princesse que le jour où je serai premier ministre de Bonifacio.
—Vous m'effrayez, mon père!
—C'est bon signe! Tant pis pour toi, ma mignonne, si tu me rends ambitieux. J'ai aussi mon amour en tête. Tu as ton prince, je veux avoir le mien.
Marta soupira et sourit. Lorenzo pouvait venir; voilà ce qui la ravissait; mais ces conditions burlesques, mais ces prétentions du savant lui paraissaient gâter ou compromettre le joli poëme qu'elle sentait vivre et chanter dans son cœur.
Quant au docteur, il était d'une gaieté à faire trembler un médecin d'aliénés. Il voyait distinctement son étoile s'élever à l'horizon. Et, bien qu'il fût pénible de n'être premier ministre que d'une principauté microscopique, il était impatient d'entendre sonner l'heure où la principauté, chétive comme État, deviendrait un gigantesque laboratoire, où les habitants seraient ses sujets d'analyse, le ministère son réchaud et le prince Bonifacio son soufflet de forge. Quant à l'ambition d'avoir pour gendre le prince héréditaire, il n'y songeait guère; et quant au bonheur pur et simple de sa fille, il n'y songeait pas.
Le docteur Marforio était un trop grand savant pour s'abaisser à ces sentiments vulgaires.
III
La politique du sentiment et le sentiment de la politique.
Lorenzo fut prévenu des dispositions favorables du docteur, et, aussi ému que s'il se fût agi d'entrer, botté, éperonné, cravache en main, dans le parlement pour lui dire: Messieurs, l'État, c'est vous! il endossa son plus bel habit, se fit poudrer, parfumer, dévalisa les joyaux de la couronne afin de trouver une épingle passable, et s'étudia pendant une heure à gâter ses charmes naturels.
J'ai remarqué souvent combien la nécessité des relations sociales, en intervenant dans un poëme, expose au ridicule les héros les mieux intentionnés.
C'est ainsi que Lorenzo était un bon jeune homme, plein de cœur et d'esprit. Si le ciel, au lieu de le faire naître prince héréditaire d'une couronne compromise, lui avait permis d'avoir un état utile et productif, il n'est pas douteux qu'il n'eût fait son chemin. Dans ses promenades de sentiment, que nul ne surveillait, il avait agi avec toute la délicatesse souhaitable, et Marta ne pouvait pas imaginer pour lui de plus beau costume que l'habit de soie gris perle, un peu usé, qu'elle lui voyait dans leurs rencontres de tous les jours. Mais l'inspiration, le sentiment de l'harmonie extérieure qui ne faisait jamais défaut au prince, dans les rôles d'amoureux, sembla l'abandonner, quand il eut à préméditer son entrevue avec le docteur. Il sortait de son cadre. Comme il allait se mesurer avec les prétentions de la sottise, je me trompe, de la science, il crut nécessaire de mettre de la vanité dans son extérieur. Il voulut se faire très-beau, et conséquemment il se fit très-laid. Le séraphin se travestit en élégant râpé. Il emprunta des manchettes et un jabot à la garde-robe de son père, et il mit les jarretières du couronnement pour séduire maître Marforio.
Cette absence de goût est assez ordinaire chez les gens d'imagination et de beaux sentiments; je n'en veux pour preuve que l'affublement grotesque de toutes les muses contemporaines. Mais, au fond, elle n'était pas aussi hors de propos qu'on pourrait le croire. Si Marta devait souffrir des travestissements de son amoureux, le docteur devait en ressentir un très-vif mouvement d'orgueil; et comme il s'agissait moins de séduire la jeune fille que son père, il pouvait bien se faire que Lorenzo fût un fin connaisseur de l'âme humaine, au lieu d'être simplement un amoureux naïf, naïvement endimanché.
Quelle belle dissertation je pourrais entamer ici sur la dignité, l'opportunité, l'éloquence du costume, même du costume le plus laid! On ne sait pas assez combien il y a de prestige dans un habit de cérémonie. Un général gagnerait-il une bataille en robe de chambre? Les plaideurs se trouveraient-ils bien jugés par un juge qui n'aurait pas sa robe, et par un Minos qui garderait son bonnet de nuit?
Les proverbes, qui sont à la vérité ce que les remèdes de bonnes femmes sont à la grande médecine, les proverbes sont des mensonges spécieux. Mais de tous le plus faux est assurément celui qui prétend que l'habit ne fait pas le moine. L'inventeur de cet axiome ne connaît pas l'Italie en particulier et ne connaît pas l'humanité en général. Quelle différence entre un fonctionnaire et un administré, si ce n'est le costume? Et combien de diplomates qui seraient reconnus incapables si on leur refusait un habit chamarré pour la foule et de bons cuisiniers pour leurs collègues!
Maître Marforio n'était pas très-rigoureux sur l'étiquette; mais il était trop de fois académicien pour ne pas tenir à une certaine pompe artificielle. Quand il vit Lorenzo lui faire trois saluts, et se présenter à lui avec un estomac chargé de dentelles, des mains chargées de bijoux et le dos voûté sous un habit de gala, le savant s'épanouit; il eut presque une velléité de coquetterie à son tour. Mais comme il savait bien que son génie était sa plus belle parure et que sa gloire répandait des lueurs sur son costume, il ne s'inquiéta pas autrement de réparer le désordre de sa toilette, et il fit trois pas au-devant du prince pour le recevoir.
Marta, la pauvre enfant, s'était enfuie. Son amoureux lui déplaisait ce jour-là. Il ressemblait au prince Bonifacio, et elle ne retrouvait plus dans sa cravate empesée les lignes charmantes de ce joli cou flexible qui s'inclinait avec tant de grâce de côté, quand ils marchaient seuls, ensemble, par les petits chemins verts de la campagne. Les mains de Lorenzo, si mignonnes, si déliées du poignet, dont elle se moquait toujours, tant elle les trouvait jolies, les mains disparaissaient gauchement sous de gros parements enjolivés de guipures, et le malheureux, qui n'avait rien respecté de lui-même ce jour-là, avait glissé à ses doigts de grosses bagues de prélat qui achevaient de le déformer. Sa bouche seule, n'étant pas couverte, n'avait pas changé et gardait toujours dans la sinuosité de deux lèvres d'une bonne grosseur, mais d'un irréprochable dessin, ce faible et adorable sourire qui poursuivait Marta dans ses rêveries et surtout dans ses rêves. Sans cette bouche-là, elle l'eût pris en horreur; mais le moyen d'en vouloir à ce sourire qui lui demanda pardon et auquel elle pardonna?
Lorenzo avait affiché tant de respect dans sa toilette gothique et officielle, il était si ému en abordant le docteur, que celui-ci oublia tout à coup le motif de l'entrevue et traita l'héritier présomptif comme un simple bachelier qui vient solliciter la faveur d'un grade universitaire ou d'un examen. Il ne lui laissa pas le temps de balbutier les quelques paroles d'introduction et d'excuse que le prince avait récitées tout le long de la route, pour mieux s'habituer à les dire et pour n'en pas manquer l'effet, et il le questionna ex abrupto sur ses connaissances physiques, sur ses prédispositions à la chimie, voire à l'astronomie.
Lorenzo ne s'attendait guère à cette épreuve; je crois même que, s'y fût-il attendu, l'épreuve aurait été la même. Le peu que le jeune prince avait appris de physique ne valait pas la peine d'être retenu, et le peu qu'il avait retenu d'astronomie ne valait pas la peine d'être répété. Sa science, sa vraie science, c'était celle qui commence par les invocations et les extases, qui parle aux choses, mais ne les interroge pas, qui dit aux fleurs, aux herbes, aux horizons, aux étoiles:—Je vous aime!—mais non pas:—Qui êtes-vous? d'où venez-vous? Lorenzo arrivait, le cœur gonflé dans son vieil habit de cérémonie, pour dire au docteur:—Laissez-moi adorer Marta! et voici que le docteur lui demandait son opinion sur la transmutation des métaux, sur les frères de la Rose-Croix, sur le microcosme, sur tout, excepté sur l'état de son cœur.
Lorenzo avoua modestement qu'il ne savait rien; que, destiné au pouvoir, on avait voulu le préserver des systèmes, des partis pris, des préjugés, et le rendre inaccessible à l'erreur, en lui défendant de chercher la vérité, mais qu'il ne demandait pas mieux que de courir le danger d'apprendre.
—Ah! jeune homme! lui dit familièrement le docteur, que cette démarche vous honore! Les sciences ne sont point ingrates. On les croit maussades et rechignées; mais elles sont comme ces vieilles sorcières des légendes qui veulent être domptées par la force, et qui livrent ensuite au vainqueur une jeune et blanche fiancée.
Au mot de fiancée, Lorenzo rougit. C'était peut-être une allusion à l'objet de sa visite. Il voulut tenter un effort, et prononça le nom de Marta. Mais Marforio était en selle sur son hippogriffe et continuait à galoper.
—Vous règnerez un jour, jeune homme, vous aurez charge d'âmes, il vous faudra combiner des milliers de volontés, et vous ne savez pas combiner ensemble deux éléments inertes! Vous aurez des finances en mauvais état à administrer, et vous ne savez pas faire de l'or! Vous enverrez peut-être des hommes à la guerre; au moins une fois dans votre règne, vous ferez tuer de braves gens qui ne demanderont pas mieux que de vivre, pour satisfaire le tempérament de quelques conseillers bilieux, ou pour amuser les enfants qui aiment les tambours et les défilés, et vous ne savez pas comment on peut empêcher de mourir et faire peur à la mort! Dérision! dérision! Qu'est-ce qu'un prince qui peut troubler l'ordre moral et qui n'a pas de droits sur l'ordre physique? qui prend la responsabilité du bonheur de tout un peuple et qui ne sait ni prévoir une famine, ni empêcher une tempête? Ah! jeune homme, jeune homme, pourquoi êtes-vous prince?
Lorenzo aurait pu répondre:—Parce que mon père est prince et s'appelle Bonifacio XXIII.—Il n'y a pas de meilleure raison que celle-là, et les enfants légitimes sont le principe et les garants de la légitimité.
Mais Lorenzo fut d'autant moins tenté de répondre que le docteur, qui l'interrogeait toujours, ne lui laissait pas le loisir de placer un mot. Au bout d'une heure de cette conversation, Marta, qui attendait, pleine d'anxiété et de trouble, le résultat de la conférence, et qui avait cru devoir, par un sentiment de respect et de pudeur, s'abstenir d'y assister, et même de l'écouter, Marta, qui ne trouvait pas Lorenzo assez laid pour qu'elle renonçât à l'espoir de le trouver beau le lendemain, se décida à venir frapper hardiment à la porte du laboratoire; et comme personne ne répondait et qu'elle entendait son père discourir, elle tourna la clef dans la serrure et entra pour mieux entendre.