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L'île des rêves: Aventures d'un Anglais qui s'ennuie

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...et la jeune fille entra tout d'un coup dans le laboratoire.

...et la jeune fille entra tout d'un coup dans le laboratoire.

Le docteur, la tête rejetée en arrière, la bouche ouverte, un pied placé sur un escabeau, tenant en main un bocal dans lequel s'agitaient d'horribles monstruosités, expliquait au pauvre Lorenzo, qui n'osait pas bâiller, comment ce vase renfermait peut-être le véritable homunculus, le génie familier de Joseph, François Borri le Milanais, qui avait été arrêté jadis par la sainte inquisition de Rome, pour avoir fait de la pierre philosophale, et qui mourut en prison pour avoir refusé d'en faire au profit de ses juges.

Lorenzo, triste, comme s'il eût écouté la lecture d'un poëme élégiaque, renversé dans son fauteuil, regardait le docteur et se demandait tout bas à quel moment il pourrait parler de son amour.

Heureusement pour lui, son amour incarné poussa vivement la porte, et la jeune fille, riant d'un rire mutin, entra tout d'un coup dans le laboratoire:

—Êtes-vous d'accord? dit-elle.

—D'accord! s'écria Marforio. Est-ce que par hasard, prince, vous voudriez susciter, encourager une opposition, une cabale contre mon grand système? parlez, dites-le!

—Moi! murmura Lorenzo, je viens vous demander le droit d'aimer Marta.

—Tiens! c'est vrai, répliqua le docteur Marforio, en replaçant le bocal pour prendre la main de sa fille, je l'avais oublié. Vous me parlez du droit? il me semble que vous l'avez un peu usurpé, mon prince. Sans rancune. Mais la fille du docteur Marforio ne peut pas être la femme du prince Lorenzo.

—Oh! je foule aux pieds les préjugés de ma naissance, dit Lorenzo d'un petit air révolutionnaire.

—Parbleu! et moi aussi, repartit le savant; mais j'entends que Marta soit la récompense de l'homme de génie qui me comprendra, et qui m'aidera à appliquer mon système au gouvernement des États.

Lorenzo pâlit; le bon jeune homme avait des scrupules. Il croyait que les sujets de son père ne lui appartenaient pas sans condition, et qu'il manquerait peut-être à ses devoirs d'héritier présomptif, en promettant de les livrer. On le voit, Lorenzo avait été mal élevé et ne connaissait pas ses droits, en s'exagérant ses devoirs.

—Monsieur le docteur, répondit-il gravement, ne faisons pas d'une question de bonheur intime une question de politique. Les destins de la principauté me sont chers; mais nous n'en sommes pas seuls les arbitres. Réglons ce qui nous intéresse personnellement; plus tard, nous verrons.

—Non, non, je ne me laisse pas leurrer repartit le docteur. Marta m'est tout aussi chère que peut l'être pour vous la principauté. D'ailleurs, vos affaires ne vont déjà pas si bien, mon prince, et je ne vois pas le grand sacrifice que vous auriez à faire, en me faisant agréer par Son Altesse Bonifacio. Soyez donc tranquille. Cela ne peut pas aller plus mal.

—Monsieur!...

—Quoi! n'est-il pas bien connu que vous payez vos fonctionnaires avec des petites images qui représentent de l'argent, mais qui n'en donnent pas; qu'une moitié de votre armée garde le lit, pour permettre à l'autre moitié de paraître en uniforme; que vous faites vendre au marché les légumes de la couronne, pour acheter des gants, et si je voulais faire le prophète, je vous prédirais l'écroulement prochain d'une monarchie sans argent, sans vigueur, sans talent, qui ne peut ni payer de la police pour les coquins, ni payer des spectacles pour les honnêtes gens.

—Mais, encore une fois, monsieur, qu'a de commun l'état de l'opinion avec mon amour?

—Comment! vous ne comprenez pas, jeune homme, repartit majestueusement le docteur, que je ne veux pas donner ma fille au premier prince venu? Je veux un gendre solide qui m'offre des garanties; et puis, enfin, je n'ai que cette occasion-là, une occasion superbe, unique, d'expérimenter en grand ma merveilleuse découverte, et vous voulez que j'y renonce! Ah! vous n'êtes qu'un égoïste.

Lorenzo regarda la fille du docteur d'un air navré. Il souffrait de ce débat ridicule, comme elle avait souffert déjà; mais il se mêlait à sa douleur un remords. Il pensait qu'à travers ces reproches grotesques, il y avait des vérités vraies, et qu'il était en effet un prince bien chétif, fils d'un père bien imprudent. Tout à coup, une autre idée fit diversion à celle-là. Lorenzo vit comme dans un éclair, le docteur Marforio, premier ministre du prince Bonifacio, et malgré le respect auquel son titre de prince du sang l'obligeait pour le chef de sa maison, il jugeait si bien son père, et le trouvait si parfaitement appareillé avec un compagnon comme maître Marforio, qu'en dépit de lui-même, un sourire effleura ses lèvres, sourire ironique et douloureux encore, et qu'il se sentit vaincu et prêt à toutes les concessions pour son amour.

Après tout, tant pis pour les habitants de la principauté; les peuples ont toujours les gouvernements qu'ils méritent; et puisqu'ils se laissaient mal administrer par Bonifacio XXIII, c'est qu'ils ne voulaient pas être mieux administrés. Leur donner Marforio pour premier ministre, c'était donc aller au-devant de leurs vœux et compléter le pouvoir.

Lorenzo avait laissé pendant au moins cinq minutes son bonheur en balance avec le bonheur de ses futurs sujets. C'était plus qu'un prince ordinaire n'eût tenté, et il avait bien acquis le droit maintenant de faire pencher le plateau du côté qui lui plairait; d'ailleurs, on voulait des réformes dans la principauté. Le docteur Marforio paraissait d'humeur à en faire de toutes les nuances et de tous les calibres. On pouvait essayer. Le parti des jeunes serait peut-être satisfait. Malgré ses folies, ce savant n'était pas un ignorant. Il avait émis une opinion dont la profonde justesse avait frappé Lorenzo. Soyez tranquille, avait-il dit, cela ne peut pas aller plus mal.—Cette considération, qui n'est pas toujours admissible dans les projets humains, était de nature à rassurer le prince héréditaire. C'est la raison qui fait essayer des remèdes de bonnes femmes. On pouvait essayer de l'utopie du bonhomme.

Et puis, enfin, Marta valait toutes les couronnes, toutes les principautés. Pour être le mari de la fille du docteur, le prince Lorenzo eût donné toute la gloire à laquelle il pouvait prétendre. Qui sait si, tout au fond de son âme, une petite voix ne chantait pas la chanson qui console d'avance de toutes les peines, de toutes les chutes, la chanson qui conseille d'aimer et d'être heureux, avant d'être riche et de régner?

Qu'importe que le vieux trône à clous dorés tombe en lambeaux et ne donne plus asile aux vers, pourvu qu'il puisse impunément, s'asseoir, le tendre poëte, le prince charmant, sur la mousse des grands bois, à côté de sa bien-aimée et lui dire: Oublions l'univers à condition que l'univers nous oublie? Qu'importe qu'il ne mette pas à son front la couronne héraldique, pourvu que personne ne l'empêche de cueillir la fleur des champs, de la respirer, de la mettre à sa boutonnière?

Lorenzo était né troubadour. Il n'y a plus aujourd'hui que très-peu de princes qui aient cette vocation; mais avant M. de Metternich, les cabinets européens offraient d'assez nombreuses variétés de cette espèce.

Lorenzo n'essaya donc pas de lutter plus longtemps. Il promit tout ce qu'on voulut, et risqua le bonheur de son peuple pour avoir le droit de venir répéter tous les jours à Marta combien il l'aimait. Il y a tous les jours des princes qui commettent la même imprudence, sans avoir le même prétexte. Le docteur promit en retour sa bénédiction. Marta ne promit rien; mais elle laissa prendre un baiser qui valait bien une province.

Quand l'héritier présomptif eut fait ses trois saluts, et quand la porte de la maison se fut refermée sur ses pas, maître Marforio eut un soupir de triomphe:

—Eh bien! dit-il à sa fille, es-tu contente?

Marta tomba dans les bras de son père.

—Il est bien, ton petit prince, reprit le docteur, il est surtout très-élégant. Quel bel habit! mais en revanche, il ne sait rien, tu m'avais trompé; il est ignorant comme un mouton.

Marta ne voulut pas contredire doublement son père; mais elle trouvait que Lorenzo en savait assez et que son habit lui allait mal. Ce dernier point, surtout, lui tenait au cœur; elle soupira.

—Va! console-toi, repartit le savant qui se trompa une fois de plus à ce soupir, je lui donnerai des leçons.

Marta se promit bien, au contraire, de préserver son fiancé des leçons paternelles. Elle suffirait à l'instruire de ce qu'il ignorait, c'est-à-dire de la meilleure façon de porter les dentelles, et de faire accommoder sa chevelure; à ces conditions-là son prince était parfait.

Ah! si les peuples n'étaient pas plus exigeants que la fille du docteur, on n'aurait besoin pour les mettre à la raison que de se servir du fer, j'entends du fer à papillotes!


IV

Une crise ministérielle.

Le prince Bonifacio XXIII ne se doutait guère du madrigal qui l'attendait, ni des visées ambitieuses du docteur Marforio. Je sais bien que comme il ne payait personne pour surveiller son fils, il avait les plus grandes chances d'être parfaitement renseigné. Pourtant, il ne le fut pas. Un jour, toutefois, un de ses chambellans se hasarda à lui dire qu'il croyait le jeune Lorenzo amoureux.

—Tant mieux! s'écria Bonifacio, avec le contentement d'un bon père et d'un bon roi, l'art d'aimer enseigne l'art de régner!

Cette parole méritait d'être recueillie, commentée par le journal officiel de la principauté, et de prendre place un jour dans la collection des bons mots et des réponses célèbres de Son Altesse. Mais Bonifacio n'aimait pas qu'on entretînt le public de ses affaires intimes, pas plus des plaisanteries échappées à sa bonne humeur que de sa santé; et quand il avait des indigestions, il ne mettait pas son point d'honneur à les raconter à ses sujets. La postérité devait donc ignorer les facéties débitées et les médecines prises par Son Altesse; et l'histoire de cette principauté eût été difficile à écrire, par suite de la réserve des journaux officiels, si le parti des jeunes dont j'ai déjà parlé n'avait suppléé à la négligence, à la modestie, ou au calcul du prince, par des notes secrètes, des mémoires et des pamphlets.

Bonifacio, en prince économe, aimait bien mieux une amourette pour les distractions de son héritier, que quelque autre passion qui eût exigé de la monnaie. Il savait qu'un des priviléges des princes, c'est de faire ou de promettre un si grand cadeau, en leur personne, qu'ils sont ensuite dispensés d'en faire d'autres; et il ne s'inquiétait en aucune façon de savoir le but et la raison des promenades quotidiennes de Lorenzo.

Un jour, Son Altesse était retirée dans son appartement, pour un travail secret avec son premier ministre, quand Lorenzo, résolu à remplir ses engagements envers le docteur, se décida à obtenir une audience.

On comprend, d'après les détails que j'ai donnés sur les finances et le peu d'étiquette en usage dans la cour, que les laquais n'encombraient pas les antichambres, et que si l'on s'attendait à y trouver des huissiers, c'étaient des huissiers pour saisir le mobilier de la couronne et non pas pour introduire les visiteurs.

Lorenzo ne vit personne qui pût l'annoncer, et après avoir gratté à plusieurs portes, et visité plusieurs chambres, il arriva à la salle dite du conseil, où Bonifacio XXIII, afin de ne rien laisser échapper des secrets de l'État, s'était retiré avec son ministre, en ayant soin d'ôter la clef de la serrure.

Mais les précautions excessives ont leur imprudence. Par le trou de la serrure, débarrassée de la clef, Lorenzo aperçut son auguste père, attablé devant son premier ministre, et sur le tapis du conseil étalant des cartes, qui par leur dimension pouvaient bien suffire à la topographie de la principauté, mais qui, en réalité, étaient des cartes à jouer.

Lorenzo, au lieu d'admirer la délicatesse infinie de ce bon prince, qui s'enfermait plutôt que de donner un mauvais exemple, se sentit pâlir de honte, et s'attrista de surprendre son père dans cette récréation. Je sais que le père Daniel assure que les cartes sont une école de diplomatie, et que le jeu de piquet, entre autres, enseigne l'art de gouverner les hommes; mais Lorenzo n'avait peut-être pas lu le père Daniel, et puis ce n'était peut-être pas le piquet que jouait son père. D'ailleurs, par les actes Lorenzo jugeait la théorie, et ne l'estimait guère. Il soupira tristement et se dit, au fond du cœur, qu'il venait proposer sans doute une autre folie pour guérir son père de celle-là. Le docteur Marforio jouerait bien à un autre jeu que celui des cartes, et Lorenzo n'était pas sans appréhension sur l'effet du grand système du docteur.

Bonifacio ne se livrait pas seulement à l'oubli des grandeurs terrestres en consentant à jouer avec son ministre; nous verrons qu'il avait son calcul. Le soir le jeu est une élégance; le jour c'est un abandon. Ne nous étonnons donc pas si Son Altesse, dans le huis clos absolu qu'elle s'assurait, se laissait aller à un débraillé de costume et d'allure que le terrible parti des jeunes eût flétri en termes énergiques, s'il l'eût connu; mais jusque-là le secret n'avait pas encore transpiré, et on ne savait pas que Bonifacio XXIII, dans la salle même où ses aïeux avaient si fièrement levé la tête et tenu leur rang, restait en simple veste de basin, sans poudre et sans cravate, pour donner audience à des rois qui s'appelaient: David, Alexandre, César, Charles et à des reines qui avaient nom Judith, Argine, Rachel et Pallas.

Mais, je le répète, ce jeu n'était pas seulement pour le prince une débauche, c'était aussi un principe d'économie politique; et son rêve, vu la pénurie des finances, était de regagner à ses ministres les maigres appointements qu'il était contraint de leur donner, quand il ne pouvait plus se borner à les leur promettre. Ce système financier, que je livre pour ce qu'il vaut, ne réussissait pas dans l'application, et précisément à l'heure où Lorenzo regardait par le trou de la serrure, Bonifacio s'alarmait intérieurement des charges énormes que son ministère imposait au budget, et se demandait s'il ne pourrait pas se passer de ministres, ces fonctionnaires étant un objet de luxe destiné aux représentations officielles, et la besogne qu'ils ne faisaient pas pouvant tout aussi bien être négligée sans eux.

Le premier ministre avait une chance bien irrespectueuse, et le prince n'était pas éloigné de croire qu'il possédait un chef de cabinet expert dans l'art de donner de bons yeux au hasard aveugle. Accuser ce fonctionnaire de haute tricherie, c'était une extrémité à laquelle le prince n'osait descendre sans avoir des preuves. En attendant, et bien qu'il ne fût pas de la famille de Henri IV, il faisait lui-même de vains efforts pour introduire quelque intelligence dans la répartition des atouts, et comme ses procédés étaient naïfs et inexpérimentés, le premier ministre les devinait et les déjouait, sans paraître les avoir soupçonnés; ce qui dépitait une fois de plus Bonifacio.

Lorenzo lut distinctement par le trou de la serrure les sentiments empreints sur la physionomie paternelle. Son Altesse n'était plus sérénissime; des plis orageux s'amassaient au-dessus de ses gros sourcils, et pour que rien ne manquât à l'image de la tempête, des gouttes énormes pleuvaient du front.

Bonifacio XXIII perdait avec une incroyable persistance; son premier ministre lui coûtait aussi cher que tous les autres à la fois; aussi jamais le sang n'était-il monté avec une fureur plus apoplectique à la tête du souverain. Il battait les cartes, dans le vrai sens du mot, les frottant avec une colère qui équivalait à une gourmade; comme il invoquait à son aide toute les ressources du savoir ou du hasard, Son Altesse empruntait au tabac à priser des excitations factices qui ne profitaient ni à son jeu, ni à son nez, ni à son jabot.

Le premier ministre était d'un embonpoint analogue à celui de son maître. D'une figure moins colorée, mais aussi joufflue, il faisait le digne pendant. L'un et l'autre eussent été complets, si par un coup de baguette une fée malicieuse, sans rien changer à leur corpulence, les eût changés eux-mêmes en porcelaine de la Chine. On eût dit deux monstrueux objets d'étagère descendus de leur place.

Lorenzo jugea le moment opportun. Son auguste père n'osait pas par dignité jeter les cartes au nez de son premier ministre, mais il devait être enchanté d'une distraction.

En conséquence, le prince héréditaire frappa quelques petits coups respectueux; les joueurs s'arrêtèrent, comme si un fil de marionnette les eût retenus brusquement par le bras. Bonifacio, qui était en train de distribuer les cartes, resta la main levée, la bouche béante; le ministre, après quelque hésitation, repoussa son fauteuil et vint demander par le trou de la serrure qui était là, et qui se permettait de troubler les délibérations du conseil intime.

Je dois avouer que pendant cette interrogation, le prince Bonifacio, avec une prestesse qui dénotait certaines aptitudes politiques, essaya de tourner le roi; mais tout en parlant, le premier ministre regardait son souverain; le geste compromettant fut surpris. Bonifacio jura bien qu'il ne pardonnerait jamais ce regard sournois et conçut une haine violente contre son adversaire, dont la perte fut résolue.

Lorenzo se nomma et demanda la permission d'entrer. Décidément le moment était bien choisi. En apprenant que l'importun était son fils, Bonifacio ramassa vivement les cartes et les enjeux et les glissa dans sa poitrine:

—Chut! pas un mot, dit-il à son ministre, vous me répondez du silence sur votre tête!

La menace était évidemment exagérée. Bonifacio ne tenait pas plus à la tête de son premier ministre, que le personnage de certaine comédie ne tenait au nez d'un marguillier. L'échafaud était aboli depuis longtemps dans la principauté, sans que personne (pas même parmi les voleurs) s'en fût trouvé plus mal et en eût réclamé la restauration. Mais il y a des formules banales, exagérées, qui existent ainsi depuis le commencement du monde, et qui sont à la disposition des princes et des sujets. C'est ainsi qu'on aime à faire jurer les gens sur leur tête, et à jurer soi-même sur son honneur. Cela ne prouve rien, cela n'engage pas; il semble que le parjure soit rendu plus facile par l'exagération ou par l'inanité de la caution du serment.

Le ministre prit donc la menace pour ce qu'elle valait. Il mit le doigt sur ses lèvres et promit le silence.

—J'espère que Votre Altesse sera plus heureuse une autre fois, murmura le courtisan, en s'inclinant devant son maître.

Ce compliment de condoléance fut une dernière goutte de vinaigre; Bonifacio redressa la tête et congédiant tout haut son ministre:

—C'est bien! c'est bien! lui dit-il, nous reparlerons de cela, j'examinerai l'affaire, et je vous ferai savoir ma volonté.

Le ministre sourit et se retira à reculons jusqu'à la porte. Quand il fut dehors, il osa rire aux éclats, en se couvrant la bouche pour cacher sa gaieté séditieuse; dans tous les pays du monde les murs des palais ont des oreilles; en Italie, même dans la principauté la plus débonnaire, ils peuvent avoir des yeux.

—Tout va bien, disait l'éminent fonctionnaire; jamais il ne pourra se rattraper. Si cela continue, je gagne un demi-siècle de ministère. A-t-il eu peur quand son benêt de fils est entré! en voilà un qui n'entend rien aux cartes et avec lequel le pouvoir sera sans profit!

Et sur cette réflexion qui consolidait son dévouement au prince régnant, le ministre rentra chez lui, où son secrétaire l'attendait avec des dés, pour refaire une partie analogue à celle qui venait d'être interrompue. Le chef du cabinet appliquait à ses subordonnés le système que le prince appliquait à son égard; et il payait ceux-là de la façon qu'il était payé par celui-ci. C'était peut-être là une des occasions où l'esprit de justice trouvait le plus facilement à se satisfaire.

Pendant ce temps, le prince Bonifacio, étanchant la sueur qui mettait à son front une couronne fluviale, et se rajustant un peu, interrogeait son fils.

—Qu'est-il donc arrivé de si grave, Lorenzo, que vous soyez venu m'interrompre au milieu de mes occupations les plus sérieuses?

Lorenzo ne broncha pas; il n'eut ni rougeur, ni sourire, et s'excusa d'avoir eu la témérité d'interrompre les travaux de son père.

—Oh! ce n'est pas que je sois embarrassé pour remettre à demain cette affaire et bien d'autres, dit le prince Bonifacio en souriant, mais quand on est en train!...

—Mon père, dit Lorenzo avec gravité en prenant le fauteuil laissé vacant par le ministre, j'ai à vous parler de deux choses qui vous sont chères, mon bonheur et le bonheur de vos sujets.

—Diable, l'entretien ne sera pas gai; allons, parle, mon fils, tu as des dettes et tu veux de l'argent, mais je n'en ai pas. J'expliquais précisément tout à l'heure à Colbertini un nouveau système de banque destiné à m'en fournir.

—Je ne vous demande pas d'argent, mon père, reprit Lorenzo avec un certain embarras, je ne veux pas être une charge pour le trésor.

—Une charge? quelle charge! ah ma foi, tu es bien bon, s'écria le prince saisi d'un accès de gaieté, tu ménages le trésor! il ne t'en sait pas gré, et ne profitera guère de ces bonnes dispositions. Tu n'as que des vertus inutiles, mon cher Lorenzo. Le beau mérite d'être économe à côté d'une caisse vide! ainsi, tu n'as pas des petites dettes? quand même ce seraient des dettes... de jeu, tu pourrais me les avouer. Je ne suis pas farouche, va!

Lorenzo savait bien que son père n'était pas farouche; mais comme pour ajouter un commentaire à ces paroles encourageantes, le prince tira vivement la main de sa poitrine, et la tendit à son fils. Ce geste violent et parfaitement inutile, puisqu'il n'apprenait rien que Lorenzo ne connût déjà, eut pour effet de remuer les cartes et les jetons dans leur retraite, et Bonifacio vit avec effroi une cascade de piques, de cœurs, de trèfles et de carreaux tomber de sa poitrine sur la table. C'était plus d'effusion qu'il n'en voulait d'abord laisser paraître.

Mais le joyeux prince n'était pas homme à rester abattu, ni à se déconcerter pour si peu.

—Tu vois précisément, mon fils, dit-il avec une certaine solennité, les pièces qui servaient, il y a un instant, à ma démonstration économique. Ne va pas croire au moins que ces instruments de plaisir.....

—Mon père, interrompit Lorenzo, presque malgré lui et avec un accent de doux reproche, je ne vous demande pas les secrets de l'État.

Il y avait dans ces paroles une ironie tempérée par le respect, qui alla droit au cœur du prince Bonifacio. Il s'élança de son fauteuil comme un ballon qui prend son essor.

—Au diable! s'écria-t-il, les réticences et le décorum! j'ai bien le droit de me montrer tel que je suis à mon enfant, à mon héritier, puisque je fais déjà cet honneur à des étrangers, à ce Colbertini, par exemple, que je déteste. Cet homme-là est depuis bien des années mon premier ministre, on le croit la clef de voûte de mon cabinet. Eh bien, entre nous, c'est un âne. Il m'assomme; sans compter que je le crois un peu fripon. Imagine-toi que tantôt, pour nous égayer, et pour régler un petit compte, nous avons joué aux cartes. Ne le dis à personne! le scélérat m'a gagné avec un acharnement, une persistance!.... Il y a des moments, Lorenzo, où je regrette de n'être pas un prince cruel; j'aurais du plaisir à faire souffrir ce Colbertini, à le tenailler, à le pincer jusqu'au sang. Mais on ne refait pas son caractère. Je suis pacifique, je suis bon, cela me ferait de la peine de trouver du plaisir à ces cruautés, voilà pourquoi je me contiens; mais si je pouvais lui jouer un bon tour à cet insupportable ministre!....

—Précisément, mon père, je viens vous demander sa place.

—Pour toi? c'est impossible! tu ne peux pas être mon ministre. Ce serait plus économique, j'en conviens; mais ce serait contraire aux usages, et je crois que cela écorniflerait la constitution. Or, tu comprends que je n'ai pas envie d'attenter à une constitution à laquelle je n'ai jamais touché.

—Je n'ai pas l'ambition des affaires, reprit Lorenzo; ce n'est pas pour moi que je sollicite.

—Ce n'est pas pour toi? tant mieux. Tu as un ministre à me proposer? soit, je l'accepte; je le nomme; tiens, voilà du papier, une plume; c'est Colbertini qui a taillé la plume. J'écris: «Moi, Bonifacio XXIII, etc., etc., je nomme par ces présentes le seigneur...» Comment s'appelle-t-il mon futur ministre?

—Marforio!

—Un joli nom! Je n'ai que des ministres en i, cela me changera. Je signe, j'applique mon cachet, l'affaire est faite; il est nommé. Que c'est donc beau la toute-puissance! une feuille de papier, une plume arrachée à une oie, une goutte d'encre, et on a un ministre. Il n'est pas si facile d'avoir un bon cuisinier! Ah ça, que fait-il cet homme d'État?

—Comment, mon père, vous ne connaissez pas le célèbre Marforio, la gloire de votre règne, le plus beau fleuron de votre couronne?

—Ma foi, non, je ne le connais pas. On est riche comme cela, sans s'en douter. J'ignorais que j'eusse cette merveille. Est-ce un chanteur, un danseur, un écuyer?

—C'est un savant, mon père, le plus grand savant...

—De la principauté? merci! cela ne veut pas dire grand'chose. Mais je n'en veux pas de ton savant. J'aime mieux mon imbécile de Colbertini. Il ne manquerait plus que cela pour être ennuyé! Rends-moi mon papier; j'annule la nomination. Un savant dans mon conseil! cela ferait disparate.

—Cependant, mon père, si vous connaissiez le docteur Marforio.

—Je ne veux pas le connaître! Un savant! il me brouillerait avec mon clergé, avec mon ministre de l'instruction publique. Et puis, il lui faudrait de l'argent, n'est-ce pas? des dotations, des colifichets, des cordons de toutes les nuances? Les savants ne vivent plus comme des anachorètes, et tu n'ignores pas, mon pauvre enfant, que j'ai les finances un peu délabrées. Si, du moins, il savait faire de la fausse monnaie, ton savant!...

—Il sait mieux que cela, mon père; il vous servira gratis. Il ne vous demande que le droit d'expérimenter sur quelques-uns de vos sujets un système de perfectionnement physique et moral dont il attend les plus grands résultats. Du reste, le docteur Marforio est gai; ce n'est pas un pédant, au contraire: c'est un homme aimable, spirituel, candide, un vieillard de bonnes manières.

—Alors, tu te trompes, ce n'est pas un savant. Mais un point me touche: il me servira pour rien. Voilà les bons serviteurs, les vrais, ceux qu'on ne saurait payer trop cher! Un ministre sans appointements! voilà une merveille! Sais-tu, d'ailleurs, que cela me donnerait un fameux lustre dans l'histoire; et quoique je me soucie peu, au fond, de cette muse bavarde, je ne serais pas fâché de savoir ce qu'elle dira de moi un jour: «Le grand prince Bonifacio XXIII avait su résoudre le problème de régner avec peu d'impôts et de se faire servir pour rien.» Entre nous, c'est tout juste ce que vaut le travail; mais puisqu'il serait mesquin de se priver de ministres, que c'est la mode d'en avoir, je me résigne à en supporter quelques-uns, pourvu qu'ils ne me coûtent pas cher et qu'ils aient de la tournure. A-t-il de la tournure, ton savant?

—Vous verrez, mon père.

—Eh bien! j'aime mieux, après tout, avoir quelques beaux ministres apparents et n'avoir pas à payer. Ah! Lorenzo! Lorenzo! puisses-tu n'apprendre que très-tard, n'apprendre jamais quels soucis donne le pouvoir suprême! Avec ton docteur Mar... Marfur...

—Marforio! mon père.

—Un joli nom! avec le docteur Marforio, j'ai résolu d'un coup le fameux problème économique que je m'épuisais à chercher avec ce traître de Colbertini. Puisque je ne le payerai pas, je n'aurai pas à lui jouer ses appointements aux cartes. C'est bien simple. Je suis décidé. Va me chercher mon nouveau ministre.

—Oui, mon père, j'y cours, dit Lorenzo, ravi du dénoûment de sa démarche.

—A propos, s'écria le prince, comment as-tu fait la connaissance de ton docteur Marforio?

Lorenzo, qui allait sortir, s'arrêta et rougit.

—Ceci, mon père, est la seconde partie de mon secret, celle qui tient à mon bonheur personnel. Puisque les intérêts de l'État sont réglés, je puis vous parler des miens. Le docteur a une charmante fille. Quand vous aurez vu Marta, mon père...

—Je suis plus bête que Colbertini! s'écria le bon prince en retombant dans son fauteuil avec un gros éclat de rire. Comment! je n'ai pas deviné tout de suite que tu me tendais un piége d'amoureux! Ah! mon gaillard, tu seras un grand politique! Ah ça, est-elle aussi jolie que son père est savant, la belle Marta?

—Mon père, vous la verrez, et je ne doute pas que quand vous aurez admiré sa candeur, ses grâces ingénues...

—Assez, assez! je connais la nomenclature. C'était déjà la même de mon temps. Mais ce n'est pas un ministre que tu me proposes, c'est toute une famille!

—Si vous le voulez bien, mon père, ne parlons aujourd'hui que du ministre.

—N'en parlons plus, au contraire, puisque c'est une chose convenue, bâclée. Après tout, j'en ai bonne opinion de ton savant, puisqu'il a l'esprit d'avoir une jolie fille. Porte-lui sa nomination, et dis un mot à l'office. Je donne un grand dîner. Le budget peut bien me faire ce petit cadeau sur les économies que je lui procure.

Lorenzo sortit et courut en toute hâte porter la grande nouvelle au docteur Marforio. Pendant ce temps, le prince Bonifacio continuait à s'essuyer le front et répétait:

—Quelle journée! quel travail! et l'on croit que je ne fais rien! Un ministère changé, un encouragement public donné à la science dans son personnage le plus éminent, Colbertini foudroyé, une économie réalisée, mes pertes au jeu glorieusement vengées! Que de choses en un jour! Si l'opposition n'est pas contente, elle aura tort.

Le prince Bonifacio avait raison. Les événements de la journée pouvaient réjouir l'opposition à plus d'un titre.

—Mais, se dit le prince au bout de quelques minutes, Colbertini ignore sa disgrâce. Hâtons-nous de la lui annoncer.

En conséquence de cette résolution qui n'était pas exempte de malice, le meilleur des hommes et le plus ingrat des princes écrivit à son adversaire de la matinée:

«Mon cher comte,

«Je n'ai eu jusqu'ici qu'à me louer de vos services, et j'éprouve une très-réelle satisfaction à vous donner ce témoignage, au moment où de graves considérations me forcent à vous laisser aller vers cette retraite que votre âge et vos travaux réclament impérieusement.

«Je n'oublierai jamais que vous avez été le confident de mes pensées les plus intimes. Souvenez-vous-en aussi.

«P.S. C'est le malheur des princes de rester insolvables envers ceux qui les ont le mieux servis. Je ne puis m'acquitter, mon cher comte. Mais je veux que le poids de ma dette me soit une occasion de penser toujours à vous.

«Sur ce, etc., etc.

Signé: BONIFACIO XXIII.

—Comprendra-t-il bien ce post-scriptum? demanda le prince Bonifacio avec une certaine inquiétude qui ressemblait à un remords. Je ne peux pas lui demander grâce pour la somme que j'ai perdue. Je la lui payerai, bien certainement, sur mes économies, quand j'en ferai. Mais s'il s'avise de me la réclamer, je le décrète d'accusation. Aux termes de la constitution, il est responsable de mes bévues; j'en trouverai bien quelques-unes d'assez solides pour le faire pendre. Voilà, d'ailleurs, un jeu de cartes qui commence le trésor des pièces à conviction.

Et pleinement rassuré par ces raisons d'État dont il ne sentait pas l'improbité, Son Altesse fit porter le fatal message et passa dans son cabinet de toilette pour se préparer à recevoir dignement le plus grand savant de sa principauté.


V

Les utopies du docteur Marforio.

L'entrevue du docteur et du prince mériterait les honneurs de la comédie. Bonifacio, malgré le sentiment de sa dignité personnelle et de sa dignité officielle, était un peu ému à la pensée d'avoir pour ministre un savant, un vrai savant. Ces diables de gens qui discutent du ciel et de la terre ont quelquefois envers les puissances de ce bas monde des familiarités et des dédains que le prince redoutait. Si son premier ministre allait devenir son maître! Je sais bien qu'après tout la question des émoluments pesait d'un grand poids dans l'esprit de Son Altesse, et que la perspective d'être servi gratis donnait à l'apparition du docteur Marforio le charme d'une délivrance. Sans appointements! ces deux mots rayonnaient comme le: sans dot! aux yeux de l'avare.

Marforio, de son côté, avait l'émotion d'un artisan du Grand Oeuvre qui touche au but suprême, et qui n'a plus qu'à tirer un léger rideau pour recevoir l'entier éblouissement de la vérité. Le ministère n'était qu'un moyen; la science était sa seule ambition. Peu lui importait d'être appelé Excellence, et de monter dans le vieux carrosse détraqué de Son Altesse. Pour lui, l'essentiel, c'était la possibilité de trouver des sujets d'expérience, de faire la nique aux préjugés, et de poser le pied sur le front d'airain de l'ignorance.

Jamais l'orgueil, la joie de participer aux choses divines n'avait mis plus de lueurs dans les yeux et sur le front d'un mortel. La perspective du triomphe avait attendri le cœur du docteur; il était devenu presque sentimental. Quand Lorenzo l'eut quitté, en lui recommandant de se hâter d'aller au palais, Marforio sentit ses jarrets s'amollir; il s'assit.

—Marta, ma fille, viens m'embrasser, dit-il à son enfant; et il lui donna un vrai baiser paternel.

—Allons, mon père, songez à votre toilette, répondit Marta, dont le cœur battait bien fort.

Le docteur endossa son plus bel habit, et regretta pendant quelques instants d'avoir négligé jusque-là le soin de sa personne.

—C'est un habit bleu de ciel brodé d'argent que je devrais avoir, se dit-il, un habit couleur du firmament. A partir d'aujourd'hui, j'entre au service de l'Être suprême, et le costume est un symbole.

Maria craignait que les honneurs ne rendissent son père un peu fou. La pauvre enfant était indulgente pour le passé. Elle voulut arranger elle-même la perruque de cérémonie sur les beaux cheveux gris de son père. Elle cousit les dentelles au jabot et les manchettes aux poignets, tout en accumulant les recommandations.

—Savez-vous comment on salue un prince? disait-elle, en époussetant le chapeau du docteur.

—Parbleu! je le saluerai en latin, en grec, en hébreu, dans toutes les langues passées, présentes, et j'oserai dire, futures.

—Ce n'est pas cela, mon père. Il y a une révérence à faire.

—Ne veux-tu pas que je prenne un maître à danser?

—Mon bon père, soyez patient et prudent. Le prince Bonifacio n'a jamais reçu de savants à la cour; il pourra manquer à ce qu'il vous doit; ne le rebutez pas!

—Sois tranquille, mon enfant, je sais quelle indulgence il faut avoir pour les grands du monde. Je l'épargnerai d'autant plus que ce n'est pas un aigle, ce bon Bonifacio!

—Surtout, mon père, ne répétez pas tout haut cette opinion-là, à la cour!

—Oh! j'imagine qu'elle doit y être répandue, et que Bonifacio lui-même ne s'aveugle pas à cet égard.

—Mais, s'il s'aveuglait, par hasard, mon bon père, ne lui ouvrez pas les yeux!

—Ne crains rien! As-tu encore quelque recommandation, petite prêcheuse?

—Ne soyez pas trop distrait. Il vous arrive de puiser dans la tabatière de votre interlocuteur, plus que celui-ci ne le voudrait; prenez garde à cela. Et puis, enfin, ne m'oubliez pas; et quand vous serez installé, pensez que vous avez laissé au logis votre enfant toute seule.

—Et mon laboratoire aussi; ne crains rien: si Bonifacio me comprend, dès demain j'installe tous mes instruments, et tu viens me rejoindre.

—Oh! non, mon père, moi je n'irai pas; je ne dois pas aller à la cour, répliqua vivement la jeune fille, en rougissant beaucoup.

—Sournoise, tu ne veux pas y aller encore? mais, quand tu seras princesse, tu ne pourras plus refuser d'y venir.

—Princesse! reprit la jeune fille avec effroi, ce mot-là me fait peur; pourvu que je sois toujours aimée, je bénirai Dieu.

—Et ton père, n'est-ce pas, qui t'aura conquis une couronne par son génie? Allons, adieu; je te raconterai ma visite, et je promets de te rapporter des bonbons de la cour; car on doit en manger à tous les repas.

Quand on vint annoncer à Son Altesse Bonifacio que le docteur Marforio l'attendait, le prince se cambra démesurément, fit ouvrir à deux battants les portes du salon où il donnait ses audiences, et s'avança avec majesté, en levant le pied et en tendant la jambe.

Le docteur ne voulait pas paraître ému devant un souverain dont il jugeait sévèrement les capacités publiques et privées; mais l'effort même qu'il fit pour rester calme donna à sa contenance une raideur et un embarras que Bonifacio interpréta précisément dans le sens de cette émotion. Il voulut se montrer courtois devant un savant si modeste.

—Parbleu! docteur, je suis enchanté de vous voir et de faire votre connaissance. Mon fils m'a dit qu'il vous était agréable de prendre une part du lourd fardeau du pouvoir. Je n'ai rien à refuser à mon fils, vous êtes ministre. Asseyons-nous et causons comme de vieux amis.

—J'avoue, prince, qu'en songeant au ministère, répondit Marforio, j'ai moins ressenti le puéril orgueil de gouverner les hommes, que l'ambition de doter le monde de mon système.

—Ah! oui, vous avez un système, une idée fixe. Nous allons en reparler. Je ne contrarie jamais mes ministres, moi; je les laisse libres d'agir et de faire ce qu'ils veulent, à la seule condition qu'ils ne m'ennuieront pas davantage. Taillez, rognez, amusez-vous; mais ne me demandez pas d'argent. Quant au gouvernement des hommes, entre nous, c'est bien peu de chose! avec deux ou trois leçons, vous en saurez autant que Machiavel! Ah! si les peuples avaient le temps de réfléchir, ils auraient des tentations de se passer de nous! Tenez! moi qui vous parle, je ne suis que le fils de mon père, Bonifacio XXII; eh bien, si je voulais m'en donner la peine, je pourrais jouer, tout comme un autre, mon rôle de grand homme; ce n'est pas la mer à boire. Seulement, j'avoue que c'est fatigant; et puis, cela rapporte si peu à l'artiste et au spectateur, que j'aime autant la lueur paisible de mon règne. Cela n'éblouit pas, mais cela suffit à éclairer.

—Vous êtes un philosophe, dit Marforio.

—Et vous, mon cher ministre, vous êtes un flatteur, ce qui prouve une première aptitude pour le métier de courtisan; je vous fais mon compliment. On dit que vous avez une jolie fille?

—Et vous, prince, vous avez un aimable fils.

—Oui, il est gentil, un peu timide; c'est la faute de son institutrice. Heureusement, je n'ai pas besoin de lui. Il fait les yeux doux à votre héritière, mon héritier.

—Prince, croyez que je ne suis pour rien...

—Parbleu! vous êtes un savant! Vous regardez sans doute les étoiles avec une grande lunette et vous ne voyez pas ce qui se passe à votre nez. C'est toujours comme cela.

—Si Votre Altesse daignait m'instruire des devoirs de ma charge, demanda le docteur, un peu décontenancé par les persiflages du prince.

—Vos devoirs? c'est de parapher les ordonnances que je signe, et, soyez tranquille, j'économise le papier, je n'en signe guère. C'est de s'asseoir à côté de moi, à table, d'être toujours de mon avis, excepté quand je suis du vôtre; car alors il faut avoir l'air de se résigner et de se courber, vaincu, sous le poids de mes raisons; et puis... Ma foi, j'ai oublié le reste. Mais le premier garçon de bureau du ministère vous dira cela. Règle générale, une seule condition est indispensable pour être mon ministre, la nomination. Puisque vous l'avez en poche, vous êtes un ministre aussi parfait que vos collègues. Il ne vous manque que le costume. Je vais le réclamer à Colbertini. Bien qu'il serve depuis vingt-cinq ans, je le crois encore mettable. Maintenant, mon cher docteur, que nous voilà liés l'un à l'autre, dites-moi donc, entre nous, là, franchement, ce que c'est que la science.

—Ce que c'est que la science? monseigneur! s'écria le docteur qui croyait trouver une occasion d'enfourcher son dada.

—Oui, je devine ce que vous allez me débiter. Des grands mots, des grandes phrases! Mais, nous autres, dont le métier est d'en apprendre et d'en réciter, nous ne sommes pas dupes de cette rhétorique. Je m'imagine que la science c'est comme le pouvoir, l'art de vivre du respect des autres et de s'en faire un joli petit édredon. Mais, vraiment, qu'est-ce que vous savez de plus que moi, par exemple?

—Il faudrait que Votre Altesse me renseignât sur ce qu'elle a étudié.

—Moi, je n'ai rien étudié, je m'en vante. J'ai joué autrefois très-agréablement de la viole; je ne suis pas sans adresse au bilboquet, et je manie les cartes sans trop de désavantage, excepté quand on me triche, ajouta Bonifacio avec amertume.

—Je ne sais rien de tout cela, moi, reprit avec fierté le pauvre docteur, qui trouvait son prince encore inférieur à la mauvaise opinion qu'il en avait; mais je connais l'origine du monde, je sais décomposer les éléments, combiner des forces inconnues.

—Et puis après? Connaissez-vous une meilleure façon de brûler le café, de donner moins de mélancolie aux heures qui suivent le repas? Avez-vous trouvé l'eau de Jouvence? Tant que la science ne pourra pas prolonger d'une heure le plaisir de vivre, ni ajouter une jouissance à la somme des prétendues félicités terrestres, elle sera, comme le pouvoir, le pis aller des ignorants.

—Eh bien! monseigneur, dit enfin le docteur Marforio, en redressant sa taille, en s'efforçant de se faire très-grand, pour se faire très-imposant, moi, votre ministre, je vous apporte précisément cette jouissance que vous regrettez. Cette eau de Jouvence que les jolies femmes désirent encore plus que les laides et dont bien des hommes chercheraient à s'abreuver, je l'ai fait jaillir et je vous l'offre; ce sera le payement de ma bienvenue.

—Vous pouvez rajeunir les gens? demanda Bonifacio avec une curiosité qui n'était pas désintéressée.

—Je n'efface pas les rides du front, et je ne fais pas refleurir les roses dans la neige, répliqua le docteur Marforio; mais je sais l'art, ou plutôt la science d'alléger le vol des années, d'empêcher toute action dévastatrice de la pensée sur le corps. Je prolonge la vie en la conservant. Cette flamme qui brûle en nous, je l'empêche de nous brûler.

—Parbleu! je serais curieux de voir cela, interrompit Bonifacio, qui ne comprenait pas bien, et qui se rendait à lui-même cette justice que jamais la pensée n'avait fatigué son corps.

—Le problème de vivre est le seul problème intéressant, continua le docteur. Chacun l'a abordé. Les uns ont inventé des philtres; d'autres ont prétendu rajeunir par des évocations et des sortiléges. Ma science est moins empirique; elle repose sur la philosophie la plus judicieuse; elle a puisé ses éléments dans la connaissance du corps et dans l'étude de l'âme. Un de mes confrères, un de ces demi-savants comme l'Allemagne en propose pour modèle à la France, le docteur Florentius ne prétend-il pas qu'il suffit de boire frais, de manger avec discernement, d'user modérément de toute chose pour vivre jusqu'à deux cents ans, terme extraordinaire, et jusqu'à cent cinquante ans, terme moyen?

—Deux cents ans! c'est joli, murmura Bonifacio.

—Bah! qu'est-ce que cela, repartit Marforio, si je vous donnais l'éternité?

—Je l'accepterais, mais à la condition que ce fût toujours gratis, dit en riant le prince.

—Si je supprimais d'un seul coup les querelles, les disputes, les guerres, qui sont des agents de destruction?

—Bravo! ce serait une économie pour mon budget et un grand sujet de joie pour mon ministre de la guerre, qui est d'un caractère très-pacifique. Mais, mon cher Marforio, si les hommes ne mouraient plus, est-ce qu'ils continueraient toujours à se multiplier? Je craindrais l'encombrement: la terre est petite.

—J'ai prévu le cas, continua gravement le docteur; il y a des esprits si mal faits qu'ils ne sont jamais contents de rien. Ceux-là commenceraient à s'impatienter de la vie vers quatre-vingt-dix-neuf ans, et se tueraient à cent vingt-cinq ans. D'ailleurs, je donne la possibilité de ne pas mourir, mais je n'impose pas la vie.

—Oui, je comprends, on est toujours libre de ne pas boire de l'élixir. Quant à moi, mon cher docteur, ne craignez rien, j'ai le caractère bien fait, l'âme robuste. Je m'accommodais de l'existence mesquine et bornée que je menais déjà. Je ne me lasserai jamais de l'existence sans bornes et sans limites que vous me promettez. Quand déboucherons-nous la bienheureuse fiole?

—L'incomparable mérite de mon système tient précisément à ceci, continua Marforio; je ne me sers ni de fiole, ni de pommade, ni de philtre. Je n'emploie que les seules ressources de l'humanité banale. Il suffira que je vive assez longtemps pour laisser des élèves, et que je trouve quelqu'un pour me faire jouir à mon tour du bienfait que j'aurai donné. Le salut du monde est à ce prix.

Per Bacco! vous allez devenir un ministre précieux.

—J'ai remarqué, reprit le docteur, que le sommeil, qui passe généralement pour le repos de l'âme et du corps, est bien souvent pour celle-là une fatigue qui influe sur celui-ci, la plus dangereuse, la plus traître de toutes les fatigues, puisque nous n'en avons pas conscience au moment même, et que nous ne pouvons ni y faire diversion, ni la suspendre.

—Je m'en étais toujours douté! s'écria Bonifacio. Je me réveille quelquefois la tête lourde, l'estomac pesant; les rêves troublent la digestion. Ah! si l'on pouvait dormir sans rêver!

—Vous touchez au point délicat, au pivot de mon système.

—Mon cher ministre, cette pénétration m'est habituelle. Faites-moi le plaisir de ne plus vous en étonner.

—Supprimer les rêves, continua Marforio, faire que le sommeil soit réellement ce qu'il devrait être, le repos, l'anéantissement de la pensée: ce serait doubler, tripler l'existence humaine. Combien de fois de pauvres dormeurs ne se sont-ils pas couchés avec des cheveux noirs et éveillés avec des cheveux blancs! Ils avaient vieilli de vingt ans dans un rêve. Remarquez, d'ailleurs, que les rêves sont des reflets des pensées du jour précédent ou des projections des pensées du jour qui doit suivre. Mais, d'ordinaire, ils sont inutiles au passé et à l'avenir; et on a regardé comme des miracles, comme des visitations célestes, tous les rêves qui ont eu un sens, qui ont contenu un avertissement logique. L'humanité a donc tout à gagner à ne plus rêver.

—Je ne verrais plus comme dans un cauchemar ce scélérat de Colbertini me gagnant sans cesse! soupira Bonifacio. Mais les rêves sont souvent des remords. Vous supprimez la conscience, mon bon Marforio?

—D'abord, ce serait assez commode aux hommes d'État, et je ne les engagerais pas à s'en plaindre, riposta Marforio; et puis qu'importent les remords, si je supprime les criminels?

—Vous avez raison, les remords seraient du superflu. Mais comment vous y prendrez-vous?

—Parbleu! c'est tout simple: l'homme ne vivant plus dans une excitation continuelle, et se reposant complétement la nuit de l'humanité qui lui pèse le jour, n'aura plus de tentations fâcheuses. Supprimer l'obstination, l'acharnement de la pensée, c'est supprimer les écarts, les excès, les ivresses, les vertiges de l'imagination.

—Hum! dit le prince en respirant, comme un homme qu'on a contraint pour la première fois de faire un plongeon et qui cherche à prendre de l'air, je ne vois pas trop comment vous ferez.

—Le cerveau est l'instrument de la vie intellectuelle et morale, continua le docteur; j'ai découvert qu'il n'est pas l'agent principal de la vie physique.

—Je m'en suis toujours douté, interrompit Bonifacio en croisant les mains sur son estomac.

—En conséquence de cette découverte, reprit Marforio, je crois que si l'on pouvait refuser momentanément au cerveau les instruments qu'il fait agir, il ne travaillerait plus, et il laisserait le corps dans une immobilité profitable à l'organisme entier et au cerveau lui-même. Fort de cette conviction, j'ai expérimenté et voici mon résultat. Au moyen d'un délicat instrument, qui trancherait le fer comme un fruit, je pratique une incision circulaire dans la boîte osseuse, de manière à ce que le sommet du crâne puisse s'enlever comme un couvercle.

—Comme une tabatière qu'on ouvre, dit le prince, en saisissant une pincée de tabac dans une boîte d'écaille.

—Votre Altesse comprend parfaitement. Avec une cuiller faite d'un métal composé par moi, et après que j'ai paralysé par un narcotique les résistances de la volonté, j'enlève délicatement la cervelle; je laisse le cervelet qui suffit à la vie bestiale, et je dépose dans l'eau la plus limpide cette pauvre cervelle qui se baigne tout à son aise, et se pénètre de fraîcheur.

—C'est ainsi que nos fermiers font rafraîchir le beurre, dit Son Altesse qui avait un faible pour les comparaisons.

—Sans doute, repartit Marforio. Je laisse toute la nuit la cervelle se reposer de cette façon. Le corps, pendant ce temps, ne vit que d'une vie végétative. Le matin, au premier chant du coq, je pêche la cervelle dans le vase de cristal où je l'ai déposée; je la replace dans le crâne; je referme le couvercle, et l'homme se réveille et agit, pense, travaille, complétement délassé, rajeuni, sans aigreur, sans les influences fâcheuses que laissent les mauvais rêves et les sommeils pénibles.

—Voilà qui est prodigieux, s'écria Bonifacio. Mais croyez-vous le procédé infaillible?

—Infaillible.

—Je pensais qu'on ne touchait pas impunément à la cervelle.

—Autrefois, c'est possible, parce qu'on s'y prenait mal. Mais maintenant on a trouvé le moyen de manier et de pétrir les cerveaux comme on veut.

—Quel précieux ministre j'ai là! dit Bonifacio en riant.

—Vous comprenez qu'avec un pareil système, j'allonge la vie de toute la quantité qui se perdait dans le sommeil. C'est une lumière que je souffle tous les soirs et que je rallume tous les matins.

—Au lieu d'emprisonner les gens, demanda le prince, ne pourrait-on pas à l'avenir se contenter de leur prendre la cervelle pour un jour ou deux?

—Parfaitement.

—C'est fabuleux! c'est fabuleux! mon cher ami, votre système m'enchante, il est peut-être absurde, mais il doit être amusant. Nous verrons s'il n'offre pas des difficultés dans l'application. Mais sur qui avez-vous fait des expériences?

—Jusqu'à présent, je me suis contenté des morts...

—Ah bah! s'écria Son Altesse, en bondissant sur son siége; mais alors vous ne répondez pas des vivants?

—Au contraire, monseigneur, ceux-ci ont une complaisance qui facilite les expériences; d'ailleurs, j'allais ajouter que j'ai aussi expérimenté dans les maisons de fous, et les résultats obtenus dépassent toutes les prévisions de la science. C'est à confondre l'entendement.

—Vous avez guéri les fous?

—Oh! non, monseigneur! Si je les avais guéris, j'étais vaincu, puisque je changeais les conditions de vie morale de leur cervelle. J'ai remarqué que non-seulement ils étaient le lendemain aussi fous que la veille, mais qu'il y avait même une petite recrudescence, un progrès.

—Voilà qui est tout à fait péremptoire, dit le prince: vous me montrerez ces bienheureux fous, assez sages pour ne pas guérir. Mais sur qui allons-nous opérer?

—Je pensais que monseigneur serait enchanté de dormir sans mauvais rêves et de donner le bon exemple à ses sujets.

—Sans doute, sans doute; mais je ne serais pas fâché non plus d'avoir vu l'opération réussir sur mes ministres d'abord; je vous les abandonne.

—Monseigneur sera content.

—Eh bien, mon cher Marforio, je ne m'étais jamais douté que le dernier terme du progrès et le dernier mot de la science était de fêler les crânes! Je suis curieux de vous voir à l'œuvre; quand commençons-nous?

—Quand il plaira à Votre Altesse.

—Il faut que je prépare mon ministère à l'opération; ces gaillards-là n'auraient qu'à vouloir garder leurs cervelles intactes.

—Ah! monseigneur, croyez bien qu'ils ne tiennent pas à si peu de chose! Donnez-leur un titre, un hochet, et vous aurez toutes les cervelles de la principauté.

—Quel homme vous êtes! Vous franchissez d'un bond tous les échelons de la politique.

—Et vous, monseigneur, tous les abîmes de la science.

—Nous sommes faits pour nous entendre, mon bon Marforio.

—J'en ai l'espoir, monseigneur.

—Il ne me reste plus qu'à juger votre capacité à table. Mais j'ai de la confiance.

—Je la justifierai, monseigneur, dit Marforio qui ne se sentait pas d'aise, et qui, malgré la gravité des engagements pris par lui, eût dansé une sarabande au milieu du salon, s'il eût osé. Après tout, Richelieu dansait bien.

Bonifacio XXIII passa dans la salle du festin et présenta son nouveau ministre à ses collègues.

Marforio comprit du premier coup d'œil qu'il aurait facilement raison de ces excellentes gens. Ils n'avaient pas résisté à une vingtaine d'années de pouvoir et quelques-uns florissaient dans cet épaississement physique et moral qui était comme le but et la récompense des hautes fonctions exercées dans la principauté.

—Hein! dit Bonifacio tout bas à son premier ministre, quelles bonnes têtes!

Le docteur s'assit avec appétit. Mais en lui voyant manier avec vivacité son couteau qui jetait des étincelles, le prince se demanda si l'aimable docteur pensait à son système ou au somptueux dîner que le budget lui donnait.


VI

Comment le docteur Marforio livra son secret.

Le dîner fut gai. Le docteur, je l'ai dit, n'était pédant qu'à son heure, et l'heure était passée ce jour-là. Il tint tête au prince Bonifacio et à tout le ministère. Or, les collègues de Marforio n'étaient pas des gens incapables. Le ministre de la guerre notamment, qui se croyait obligé de représenter à lui seul toute la force militaire de la principauté, était une espèce de colosse, rouge comme un pivoine, orné de moustaches terribles, et buvant avec une intrépidité supérieure. Il ne dissimulait pas son dédain pour le savant, et, après avoir laborieusement cherché une plaisanterie, il finit par lui demander s'il avait inventé la poudre.

Cette facétie, qui se produisait avec des rires effroyables, se renouvela de minute en minute. Mais Marforio était d'une douceur admirable, et du coin de l'œil il prenait la mesure du crâne de son collègue et se disait tout bas:

—Au lieu de faire nager sa cervelle dans de l'eau, si je la plongeais dans le vin! ce serait son élément.

Le ministre de l'instruction publique était le plus modeste. Il avait peur de laisser voir son ignorance et ne soufflait mot.

Le ministre des finances calculait, à chaque plat nouveau qu'il voyait apporter, les dépenses du festin, et songeait à la banqueroute.

Il n'y avait pas de ministre des travaux publics, le prétexte même pour cet emploi ayant toujours manqué.

Le ministre de la justice était un pauvre gentilhomme ruiné qui s'était emparé, avec l'agrément de Bonifacio, du glaive de la loi pour n'en être point frappé, et qui n'avait trouvé d'autre moyen d'échapper aux procureurs et aux huissiers que de se faire leur général en chef. Il était inviolable, et ne destituait pas ceux qui n'essayaient pas de le poursuivre.

C'est ainsi qu'on trouvait dans toutes les branches du gouvernement un petit système de compensation et d'équilibre qui faisait que la machine, sans marcher réellement, paraissait se mouvoir.

Marforio, dans la conversation, glissa quelques mots de son système. Toutes Leurs Excellences ouvrirent de grands yeux. Chacun porta la main à son front, mais personne n'offrit sa tête. Bonifacio fut outré de cet égoïsme.

—Je ne prétends pas que ce soit des têtes sans cervelle, dit-il tout bas au docteur; car alors ils nous seraient inutiles; et ils auraient raison de nous refuser. Mais je vous affirme que ce sont des ingrats. Et on s'étonne qu'avec de pareils instruments je ne fasse pas des merveilles!

—Grisons-les, répliqua laconiquement Marforio.

—Ce sera difficile. Ils se sont tous exercés, comme Mithridate, à ne pas redouter le poison.

Marforio multiplia les rasades. Peut-être bien trouva-t-il le moyen de mêler quelque breuvage auxiliaire aux vins versés. Quoi qu'il en fût, sur la fin du repas, le ministre de la guerre pencha sa forte tête sur son assiette et ronfla comme un canon. Les autres ministres subirent à leur tour l'effet de la contagion, et bientôt il ne resta plus d'éveillés que le prince et le docteur.

—Enfin le moment est venu! s'écria à voix basse Son Altesse qui s'essuyait le front avec sa serviette.

Marforio aiguisait son instrument. Il fit monter une caisse mystérieuse qu'il avait eu soin d'apporter en venant prendre possession du ministère, et, après avoir verrouillé les portes, il fit les derniers préparatifs.

La scène était étrange. Bonifacio pâlissait.

—J'aurais dû demander l'expérience avant le dîner, murmura-t-il.

Marforio, calme, solennel, radieux comme un prophète, versait de l'eau dans des grands vases de cristal et mettait des petites étiquettes pour les reconnaître.

—Voici le ministre de la guerre, disait-il, voilà Son Excellence de l'instruction publique. Ce bocal est pour M. le ministre des finances.

—Dépêchez-vous, dépêchez-vous, disait Bonifacio avec une sérieuse émotion et d'une voix entrecoupée qui démontrait suffisamment que le dîner avait été une imprudence de Son Altesse.

—Voilà! je suis prêt! répondit Marforio en faisant étinceler devant les bougies le fameux instrument qui ouvrait les crânes.

—Par qui commencerai-je? demanda-t-il.

—Je n'en sais rien, répliqua Bonifacio dont la bonne âme ressentit tout à coup des scrupules. Si vous alliez leur faire du mal, mon cher ami!

—Je réponds du contraire, monseigneur.

—Il sera bien temps de vous contredire, quand vous les aurez tués ou rendus idiots!

Marforio sourit; il trouvait la dernière crainte par trop chimérique.

—J'offre ma vie pour caution, pour garant, dit-il fièrement.

—Allons! j'ai promis, répondit le prince en se résignant.

—Qui Votre Altesse veut-elle m'indiquer?

Bonifacio promena un regard mélancolique sur son ministère. Au fond, il se souciait aussi peu de l'un que de l'autre, et il les avait tous en fort médiocre estime; pourtant il ne voulait pas les sacrifier à la légère:

—Commencez par le ministre des finances, balbutia-t-il; c'est celui auquel je tiens le moins et que je remplacerai le plus aisément.

Marforio s'avança vers son sujet; mais, au moment de pratiquer l'incision circulaire, et pendant que Bonifacio, véritablement tremblant, se couvrait les yeux pour ne pas voir cet acte de haute témérité, le docteur s'arrêta:

—Prince, nous n'avons pas fait nos conditions. Je vous donne le secret de vivre. Croyez-vous que le sot orgueil d'être votre ministre suffise pour me récompenser?

—Qu'est-ce qu'il va me demander? se dit le prince. Je croyais, mon bon Marforio que tout cela était fait gratis?

—Aussi, n'est-ce pas pour moi que je stipule. Monseigneur, si je réussis, permettez au prince Lorenzo d'épouser ma fille.

—Ce n'est que cela! s'écria Bonifacio en dégonflant sa poitrine; j'ai eu peur. Je vous donne ma parole, mon cher docteur, que Lorenzo est libre; d'ailleurs, il régnera si tard, si tard, s'il règne jamais, que je n'offense guère mes aïeux en permettant cette mésalliance.

—J'accepte votre parole, dit Marforio, qui fit sauter lestement la perruque de son collègue des finances, et qui traça avec la pointe de son instrument une ligne autour du front.

Tremblant, agité, Bonifacio plongeait la tête dans sa serviette. Au bout de quelques secondes, n'entendant aucun bruit, il osa regarder et resta confondu du spectacle étrange qui s'offrit à lui. Le ministre des finances souriant et dormant du sommeil le plus profond était étendu dans son fauteuil. Son crâne était ouvert, une partie relevée permettait de voir qu'il était vide.

Marforio déposait avec les plus grands égards la cervelle de son collègue au fond du vase de cristal qui lui était destiné.

Un frisson d'admiration qui participait aussi de l'épouvante parcourut Son Altesse depuis les pieds jusqu'à la tête.

—C'est inouï! c'est inouï! répéta-t-elle plusieurs fois. Si je ne le voyais pas, je ne pourrais pas le croire.

—Votre Altesse peut s'assurer que son ministre est intact, et quand on lui referme le crâne, il n'a absolument rien de changé extérieurement.

Et Marforio donna un petit coup sec à la boîte osseuse dont le couvercle retomba avec un léger bruit.

—Il vit toujours? demanda Bonifacio.

—Tâtez son pouls! Écoutez sa respiration! Voyez même comme sa figure est embellie! Depuis que je lui ai retiré la pensée, il ne fait plus la grimace. Je suis convaincu, monseigneur, que votre ministre avait du chagrin!

—Pauvre Manfredi! cela serait-il possible? Est-ce qu'il prendrait à ce point mes intérêts? Il faudra lui enlever ce chagrin-là, mon cher Marforio.

—N'ayez aucune inquiétude! il le laissera au fond de l'eau.

—Si nous en restions là pour aujourd'hui?

—Impossible, monseigneur, demain mes collègues hésiteraient peut-être à boire et à bien dîner. J'ai hâte d'ailleurs de vous convaincre tout à fait.

La même opération fut donc renouvelée sur le ministre de la guerre, sur le ministre de la justice et sur le ministre de l'instruction publique. Marforio montra au prince que la vie n'avait pas été attaquée, et que ces éminents fonctionnaires, débarrassés du fardeau de leur pensée, prenaient dans le sommeil un air de béatitude incroyable. Bonifacio était vraiment jaloux du calme, de la bonne mine qu'ils avaient pendant leur repos, d'autant plus jaloux que lui n'était pas tranquille; s'il l'eût osé, il se fût offert tout de suite pour l'expérience; mais il réfléchit que l'expérience ne pourrait être complète et décisive à ses yeux que quand il aurait assisté au réveil; et il avait tout d'abord grand besoin de savoir comment on se trouvait le lendemain d'une opération si capitale.

—Mon cher Marforio, dit-il, vous êtes un grand homme. Vous illustrerez mon règne; et je désire apprendre au plus vite votre façon d'endormir les gens, pour vous rendre à mon tour le service que vous avez rendu aujourd'hui à mes pauvres ministres et que vous me rendrez demain.

—A quand le mariage de nos enfants, monseigneur, demanda Marforio?

—Quand vous voudrez. Arrangez cela avec Lorenzo.

Marforio s'inclina. Il triomphait modestement. L'immense orgueil qui dilatait sa poitrine craignait de se manifester devant ce prince ignorant. Il fut convenu que les cervelles des ministres seraient enfermées dans la salle du trésor. C'était une pièce inutile, dans laquelle personne n'entrait jamais. Il y avait pourtant un grand honneur dans cette assimilation des objets répandus dans l'eau avec les joyaux de la couronne. La clef de cette première retraite fut soigneusement retirée. Les corps furent transportés sur des lits. Aucun valet ne s'inquiéta au château des précautions prises par Bonifacio XXIII envers les ministres. Ce n'était pas la première fois qu'ils s'endormaient à table; mais c'était la première fois que, dans un cas pareil, ils dormaient ailleurs que sous la table. Bonifacio, en voyant partir le docteur, lui renouvela encore l'expression de son admiration sincère. Il était impatient de rajeunir à son tour, d'avoir une mine aussi fraîche, aussi reposée que celle de ses ministres.

Marforio, lui, était si gonflé qu'il avait la légèreté d'un ballon. Il revint à pied chez lui; c'était une dernière concession qu'il faisait à l'humanité, avant de s'élever définitivement au-dessus d'elle. Marta l'attendait sur le seuil de la maison. Je dois avouer qu'elle n'était pas seule à l'attendre, et que Lorenzo lui tenait compagnie.

—Réjouissez-vous, mes enfants, dit le bon Marforio, en embrassant sa fille. Marta, tu seras princesse, quand il plaira au joli prince que voici. Son Altesse a consenti au mariage; et moi, je suis, à partir de cet heureux jour, le plus grand savant du monde.

—Quoi! mon père n'a pas résisté? demanda Lorenzo, qui s'inquiéta fort peu de savoir si le système avait été mis à l'épreuve et si l'expérience avait réussi.

—Lui, me résister! repartit Marforio qui pensait trop à son récent succès pour s'apercevoir qu'on n'y pensait pas. Venez demain au château, mon ami Lorenzo, et vous verrez comment la science acquiert les titres de noblesse.

Sur ce, Marforio, qui avait fait un sacrifice suffisant aux émotions de famille et aux détails intérieurs, entra dans son laboratoire pour savourer tout à son aise la joie qui le débordait. Je respecterai ces épanchements inutiles à mon récit, et nous resterons, si vous le voulez bien, en compagnie des deux amoureux.

—Est-ce un rêve? Marta, demanda le sentimental Lorenzo.

—Je suis bien heureuse, murmurait la jeune fille, en remerciant du regard la lune et les étoiles.

—O Marta! je vous aime! et j'eusse sacrifié l'espoir d'une couronne à l'espoir d'être votre époux.

—Non, monseigneur, vous vous devez au bonheur de la principauté, et Dieu ne veut pas que j'aie besoin d'être égoïste pour vous aimer.

—Si vous saviez, Marta, comme ce titre de prince me semble presque ridicule avec cette autorité dérisoire et au milieu de ces oripeaux fanés! Au lieu de vous conduire à la cour, je voudrais la fuir avec vous.

—Je n'ai pas ces frayeurs, et comme je n'ai pas d'ambition, reprit Marta, avec un sourire qui éclairait jusqu'au fond de son cœur, je veux être princesse, puisque vous êtes prince, et je veux vous soutenir et vous donner confiance. Allons, mon ami, ne redoutons pas le bonheur. Puisqu'il vient, prenons-le!

—Marta, vous êtes la sagesse, comme vous êtes la beauté, dit Lorenzo, en appuyant ses lèvres sur les mains de la jeune fille.

—Adieu! mon prince, répondit-elle en s'échappant; sachez bien que quand je serai princesse, je détesterai les flatteurs.

Lorenzo ne protesta pas; il sourit et rentra au palais paternel, dont il avait toujours une clef sur lui.

Par suite des dispositions plus que tolérantes que j'ai mentionnées en commençant, Son Altesse Bonifacio XXIII n'avait pas de gardes pour veiller aux barrières de son Louvre. Il dormait tranquillement, sans avoir besoin qu'on fît sentinelle à sa porte; et comme il voulait que chacun chez lui se conformât à cette habitude, dès que le prince avait soufflé sa bougie, l'obscurité éteignait toutes les fenêtres, à tous les étages; depuis le grenier jusqu'à la loge du portier, tout le monde se mettait en mesure de dormir. Ceux qui avaient, par exception, le droit d'entrer ou de sortir de ce palais narcotisé, étaient obligés à porter constamment avec eux une clef particulière.

Ce détail, vous allez le voir, n'est pas étranger à mon récit; car, au moment où le prince Lorenzo introduisait son passe-partout dans la serrure, il sentit qu'à l'intérieur un autre passe-partout rencontrait et contrariait le sien. Quelqu'un cherchait à sortir de la même façon qu'il cherchait à entrer. Comme le résultat demandé par ces deux mouvements contradictoires était le même pour tous les deux, et qu'il s'agissait en définitive d'entrer et de sortir, et que, pour ce faire, l'ouverture de la porte était nécessaire, la porte s'ouvrit.

Une ombre, assez robuste pourtant pour qu'on la sentît au passage, essaya de se glisser entre la muraille et le prince Lorenzo.

—Qui êtes-vous? demanda résolûment notre héros.

Il savait bien que les voleurs n'avaient pas plus affaire la nuit que le jour dans le palais.

L'ombre, tenue en respect par la main fine et nerveuse du prince, parut décidée à garder le silence.

—Prenez garde, reprit ce dernier, je vais appeler, faire venir de la lumière, et je saurai bien, malgré vous...

—Monseigneur, ne faites pas de bruit, se hasarda enfin à répondre l'ombre en question.

—Quoi! c'est vous, Colbertini!

—Hélas! oui, monseigneur, c'est moi, reprit avec un soupir et un accent piteux le président du conseil dépossédé. C'est moi!

—Que faites-vous ici à pareille heure? demanda le prince.

—Mais, vous le voyez, monseigneur, je m'en vais comme un serviteur qu'on a chassé! Ah! voilà le prix de vingt-cinq années de bons services! Les princes sont des ingrats.

Lorenzo sourit et fut tenté de répondre:—Et les ministres, donc! On a toujours fait plus pour eux qu'ils n'ont fait pour le prince ou pour l'État.

Mais le prince héréditaire ne voulut pas entamer une discussion de philosophie politique.

—Il me semble, monsieur le comte, dit-il à Colbertini, que vous vous en allez bien tard. Tout le monde dort au château; de qui donc avez-vous pu prendre congé à cette heure?

—J'avais oublié quelques petits objets, murmura Colbertini.

Lorenzo fut frappé de l'embarras de l'ex-premier ministre. Il sentit un mystère. Bien que le palais de Bonifacio XXIII n'eût pas de chances pour devenir jamais un volcan, et bien que Colbertini, un peu machiavélique quand il tenait les cartes, ne le fût plus guère, lorsqu'il s'agissait seulement d'idées, Lorenzo craignit un complot, ou du moins une intrigue.

—Il se passe quelque chose, demanda-t-il vivement à l'ancien ministre et en essayant de le regarder en face; manœuvre que l'obscurité rendait fort difficile, mais qui réussit parfaitement, à cause du peu d'héroïsme de Colbertini.

—Sans doute, monseigneur, il se commet d'effroyables folies dans le château, et j'ai bien peur qu'avant peu un conseil de régence ne soit nécessaire à Son Altesse Sérénissime.

—M. le comte! dit sévèrement Lorenzo.

—Excusez-moi, monseigneur; mais, en vérité, c'est à faire douter de la raison en général et de celle qui préside aux destinées de l'État en particulier. Si vous saviez les horreurs, les abominables sorcelleries que l'on pratique. Ah! j'ai eu bien tort, quand j'étais ministre, de refuser l'établissement d'une inquisition dans la principauté. J'aurais le moyen de me venger.

—Vous venger, de qui donc? demanda Lorenzo avec hauteur.

—Oh! je n'accuse pas Son Altesse, se hâta de répliquer Colbertini, dont la première émotion se dissipait peu à peu. On a méconnu mes services, c'était un droit. Mais j'ai bien à mon tour le droit de haïr ce faux savant, ce sorcier, qui m'a remplacé à force d'intrigues, et qui aura tué avant quinze jours la moitié de la principauté, si on le laisse faire?

Lorenzo sourit et haussa les épaules. Comme il ignorait les premiers éléments du fameux système de Marforio, il n'admettait pas les intentions féroces attribuées à celui-ci.

—Vous êtes injuste, reprit-il. Le docteur vous remplace, mais ne vous a pas supplanté. Et je puis vous avouer que c'est moi qui, sans nourrir contre vous de sentiments hostiles, ai sollicité en sa faveur. Quant à ses prétendues cruautés...

—Ah! c'est vous, monseigneur, repartit Colbertini d'un ton aigre. Je souhaite que vous ne vous repentiez pas un jour de l'imprudence que vous avez commise. Mais comme je ne veux pas que vous m'accusiez de calomnie, venez, venez, je vais vous montrer les premiers actes du nouveau ministre.

Lorenzo ne comprenait rien à la vivacité de Colbertini; je veux dire que tout en admettant le dépit, le ressentiment du ministre évincé, il ne soupçonnait rien des prétextes que celui-ci mettait en avant pour colorer sa vengeance. Tout le monde, je l'ai dit, dormait dans le palais. Lorenzo et l'ex-ministre marchèrent quelque temps à tâtons; puis l'héritier présomptif trouva une cachette, où son domestique avait la précaution de lui placer tous les soirs un briquet et un flambeau, et bientôt les deux interlocuteurs purent se regarder tout à leur aise.

—Comme vous êtes pâle! dit Lorenzo à Colbertini.

—Monseigneur va le devenir autant que moi, répliqua le ministre d'un air pincé.

On monta vers les appartements solennels. Quand on fut arrivé à la salle du trésor, Colbertini tira d'une de ses poches une petite clef qu'il introduisit rapidement dans la serrure.

—Entrez, monseigneur, dit-il.

Lorenzo se demanda s'il allait constater un déficit dans les joyaux de la couronne; mais la présence d'un trésor l'eût beaucoup plus étonné que son absence. Il regarda et ne vit rien que quelques vases de cristal emplis d'eau.

—Eh bien? demanda-t-il.

—Eh bien, monseigneur, voici tout ce qui reste de mes anciens collègues. Et Colbertini montrait les cervelles qui blanchissaient dans l'eau.

Lorenzo s'approcha avec sa bougie, et lut les inscriptions placées par Marforio au bas de chaque bocal.

—Qu'est-ce que cela veut dire?

—Cela veut dire, monseigneur, reprit d'un ton hypocritement lamentable l'ancien président du conseil, que vous avez livré le sort de la principauté à un fou, à un démoniaque, et que sa première œuvre a été ce meurtre sacrilége.

—C'est impossible!

—Impossible, dites-vous! Je n'invoque que le témoignage de mes yeux. Justement alarmé pour le bien public de la destitution qui me frappait, je venais présenter à Son Altesse les humbles suppliques des administrés qui me connaissent, quand j'appris que monseigneur Bonifacio s'était retiré et enfermé avec son ministère. Une curiosité fort désintéressée, je vous le jure, et qui ne songeait qu'au bonheur de tous, me suggéra l'idée de regarder par le trou de la serrure.

—Tiens! dit Lorenzo, il paraît que c'est ainsi qu'on observe les ministres. C'est par le trou de la serrure que je vous ai aperçu ce matin travaillant avec mon père, vous savez?

Colbertini rougit un peu.

—Nos occupations du moins étaient inoffensives, reprit-il avec un mouvement d'orgueil. Monseigneur sait bien que si des ministres ne s'enfermaient jamais avec leur souverain, le vulgaire n'aurait pas confiance dans le pouvoir. Cela fait partie de l'art de régner. Mais jugez de mon épouvante quand j'ai vu, comme je vous vois, monseigneur, cet abominable savant mutiler les fronts de mes anciens collègues, leur ouvrir le crâne et en retirer ces cervelles qu'il destine sans doute à quelque œuvre diabolique.

Lorenzo regarda tour à tour Colbertini et les bocaux et se sentit fort troublé. Il y avait, dans ce mystère, un mélange de grotesque et d'horrible qui répugnait à la raison, mais qui n'était pas incompatible avec les extravagances du docteur.

—Où sont les cadavres, demanda le prince?

—Vous doutez encore, reprit l'ancien ministre qui conduisit Lorenzo vers le lit de repos sur lequel les membres du conseil étaient couchés.

—Regardez cette ligne sanglante autour du crâne, dit Colbertini; voilà la trace du meurtre.

Lorenzo se sentit pris de vertige; il eut pourtant l'effroyable courage de toucher à un de ces crânes vides et de l'entrouvrir. Colbertini triomphait; un forfait inouï dans les fastes de la principauté avait été commis de complicité par son père et par son futur beau-père. L'honneur, l'amour, la puissance, tout croulait à la fois, et c'était lui, qui, dans l'intérêt égoïste de sa passion, avait facilité ce meurtre.

Ce pauvre jeune homme, qui avait sur le pouvoir des idées romanesques, et qui s'imaginait que l'inviolabilité de la vie humaine était le premier, le plus sacré des devoirs d'un souverain, ce pauvre cœur de vingt ans éclata tout à coup en sanglots; il se laissa tomber dans un fauteuil.

—Tout est perdu! murmura-t-il, ah! Colbertini, qu'ai-je fait?

Il faut être juste envers l'ancien président du conseil, cette douleur le désarma complétement; et il n'eut plus que le ferme désir de tirer le prince et la principauté de l'embarras dans lequel les mettait cette sauvage expérience. Comme sa rentrée au pouvoir était tout naturellement un des moyens les plus efficaces, on ne s'étonnera pas qu'il y eût songé immédiatement.

—Non, tout n'est pas perdu... encore, monseigneur, dit-il à Lorenzo avec un accent d'humble compassion. Il n'y a de moins que quelques personnages peu essentiels à l'équilibre de l'État. La mort de ces bonnes gens est un malheur sans doute; mais un malheur dont ils sont les premières, et je devrais dire les seules victimes. Que le secret demeure entre nous et qu'on dise au public qu'ils ont été frappés à table d'apoplexie, le public le croira. Nous ferons comprendre à votre auguste père que les jeux de cartes sont des jeux plus inoffensifs; nous mettrons Marforio dans la maison des fous, et si vous le voulez, prince, nous obtiendrons de Son Altesse Bonifacio XXIII qu'elle abdique entre vos mains: nous administrerons alors la principauté pour la plus grande gloire du règne de Lorenzo; et cet accident est le point de départ d'une ère de rénovation.

Lorenzo hochait la tête et paraissait approuver; mais il n'avait pas entendu, ni par conséquent compris un seul mot de tout le discours du ministre. Il pensait à son amour compromis et pleurait tout bas la perte de sa fiancée, beaucoup plus que la perte des hauts fonctionnaires.

—J'attends vos ordres, monseigneur, dit enfin Colbertini.

—Mes ordres, répondit le prince en sortant de sa rêverie, que voulez-vous que j'ordonne? D'ensevelir ces cadavres; de faire disparaître ces horribles vestiges. La nuit nous protége au moins; réveillez, dans le château, quelque serviteur dévoué, faites-vous aider par lui, et demain, je me charge de tout auprès de mon père. Monsieur le comte, vous êtes dévoué à la dynastie: jurez-moi le secret.

Colbertini hésita un peu à jurer. Mais comme c'était un esprit faux, il pensa qu'un serment politique n'engage que ceux qui le reçoivent et nullement celui qui le prête; en conséquence il promit tout haut d'ensevelir dans sa mémoire les mystères de cette nuit; mais il se promit tout bas de les révéler à l'occasion, si l'on ne se hâtait pas de lui rendre son portefeuille et de l'inviter à reconstituer un conseil.

Lorenzo était candide; il reçut le serment et y crut; il avait hâte de se soustraire au vilain spectacle que la salle du trésor lui offrait dans ce moment; il se retira bien triste, inconsolable, plein de remords, s'accusant de tous ces sortiléges et voyant la douce figure de Marta s'éloigner et disparaître dans des nuages sanglants.

J'affirme que le prince héréditaire fit un cruel apprentissage du rang suprême dans cette nuit-là; il ne se coucha pas, il resta jusqu'au point du jour accoudé à sa fenêtre, laissant tomber ses larmes sur le pavé de la rue et se lamentant comme fils, comme prince, comme amant, avec une ardeur qui eût provoqué l'enthousiasme du parti de l'avenir, s'il avait pu voir cette pieuse et sainte douleur.

—Que dira-t-on demain quand on saura que tout le ministère est mort et enterré? se demandait vingt fois par heure le pauvre prince. Croira-t-on à cette fausse apoplexie? Comment mon père, lui si doux, si humain, a-t-il consenti à cette boucherie? Comment le docteur l'a-t-il demandée? Pauvre Marta! Que va-t-elle devenir? Qu'ai-je fait en réclamant le ministère pour Marforio? Voilà donc son système! des pratiques superstitieuses qui rappellent les époques les plus barbares. Oh! la science! Elle ne vaut pas un simple élan du cœur, et l'inspiration quotidienne de la conscience. Quel bonheur que Colbertini se soit trouvé là, juste à point pour m'avertir! Mais pourquoi était-il là? Il y a là-dessous un mystère que j'éclaircirai. Pourvu qu'il trouve quelqu'un de discret pour l'aider!... Je n'ai pas osé rester là, j'avais peur de ces cadavres qui ont servi de jouet. Dans quelques heures ils seront enterrés; je fonderai une messe expiatoire, j'irai trouver mon père; mais Marta! que va-t-elle devenir?

Au fond de ses remords, de ses agitations, c'était toujours le nom de sa fiancée qu'il retrouvait comme la pointe la plus aiguë, comme le glaive le plus acéré qui pût entrer dans sa poitrine!

Vers le matin, brisé par cette nuit d'insomnie, Lorenzo se regarda dans un miroir, et se fit peur à lui-même, tant il se trouva pâle.

—Colbertini avait raison, j'ai plus pâli que lui; je prends mon visage de prince. Oh! le bonheur des autres, quel pesant souci!

Ce jeune et charmant égoïste oublia d'ajouter à cette réflexion: que le bonheur des autres est surtout une tâche difficile, quand le bonheur individuel s'y mêle, et s'en mêle, c'est-à-dire, le contrarie. Ajoutons que le bonheur de la principauté et même le salut des âmes que Lorenzo croyait mises à mort par le procédé de Marforio, le préoccupaient beaucoup moins que la question de savoir si son mariage avec la fille du docteur n'était pas à jamais compromis; on trouve toujours et partout des ministres en y mettant le prix. Mais l'amour, qui peut le remplacer?

—Heureusement, dit en soupirant Lorenzo pour résumer toutes ses méditations et toutes ses angoisses de la nuit, heureusement que les morts sont enterrés, que Colbertini sera discret et que j'ai réparé tout le mal.

Je puis, sans anticiper sur les faits, assurer que le prince se trompait au moins sur deux points; il avait tout aggravé et n'avait rien réparé; quant à Colbertini, sa discrétion était plus que problématique, et peut-être bien qu'en jurant de garder le silence, il avait suivi les instructions du révérend père Sanchez, lequel assure qu'on peut se dispenser de tenir un serment, en estropiant les mots, quand on jure; en disant, par exemple: uro, je brûle, au lieu de juro, je jure. Il est hors de doute que s'il avait dit qu'il brûlait, Colbertini était dans la vérité la plus exacte; car il brûlait de ressaisir le pouvoir.

Pour ce qui est de l'ensevelissement des morts, nous verrons comment il s'était acquitté de cette tâche. En attendant, je puis bien vous avouer que la présence du ministre à une heure assez avancée de la soirée, dans le palais du prince, tenait au désir immodéré de Colbertini de savoir au juste ce qu'il avait mal appris par le trou de la serrure; et quand le hasard lui fit rencontrer Lorenzo, il partait en ruminant une effroyable vengeance, à laquelle rien ne pouvait évidemment l'avoir fait renoncer.


VII

Où la fortune du docteur Marforio atteint son apogée.

Lorenzo avait été plusieurs fois tenté, dans la nuit, de s'échapper du palais, de courir chez le docteur et de lui dire:

—Fuyez, disparaissez avec vos mains teintes de sang; ne touchez pas à votre fille et laissez-la-moi.

Mais pour parler au docteur avant l'heure de son lever, il fallait le réveiller, faire du bruit, causer peut-être le scandale qu'on voulait empêcher. Lorenzo était timide devant l'esclandre; il resta décemment chez lui jusqu'à l'heure où Bonifacio permettait qu'on remuât et qu'on donnât signe de vie dans le palais. Mais dès qu'il entendit demander le premier déjeuner de Son Altesse, laquelle faisait plusieurs déjeuners, Lorenzo descendit en toute hâte et courut vers la demeure du savant.

Il le rencontra à moitié chemin, radieux, superbe, plus endimanché que jamais, ayant sur la figure cette illumination particulière aux fous et aux hommes de génie, qui fait souvent confondre les uns avec les autres. Benvenuto Cellini raconte, dans ses Mémoires, qu'arrivé au point culminant de sa carrière, il portait autour du visage une auréole parfaitement distincte dans l'ombre. Il assure que ses amis ne s'y trompaient pas. Les ennemis, bien entendu, n'y voyaient goutte.

L'auréole du docteur Marforio pouvait éblouir ses ennemis eux-mêmes. Lorenzo était loin de compter parmi les détracteurs du savant, bien que sa foi se sentît considérablement ébranlée. Il vit cette lueur et soupira.

Marforio tendit les bras au jeune prince; il eût voulu pouvoir étreindre l'univers entier, tant son triomphe lui dilatait l'âme.

—Ah! jeune homme, lui dit-il, le jour qui commence datera dans les fastes de la principauté.

—Hélas! soupira Lorenzo qui ne savait comment entamer la série de ses reproches et de ses recommandations.

—Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, continua le docteur; une si grande émotion, à mon âge!

—Je n'ai pas dormi non plus, reprit Lorenzo.

—En effet, monseigneur, le clair de lune a déteint sur votre visage. Douce insomnie que celle des amoureux! Allez raconter vos soupirs à ma fille; quant à moi, je suis pressé.

—Où allez-vous?

—Parbleu! au palais!

—Au nom de votre honneur et de Marta, je vous en conjure, n'y allez pas.

—Pourquoi donc?

—Vous me le demandez, docteur, après les étranges folies dans lesquelles vous avez entraîné mon père? Ah! le premier coupable, c'est moi, qui vous ai écouté, qui vous ai recommandé; mais nous nous repentirons, nous expierons ensemble, n'est-ce pas, docteur?

—Expier? mais quoi? Nous repentir? de quoi donc?

—Ah! docteur! vous, un homme si bon, si doux, si inoffensif!

—N'allez-vous pas ajouter si bête! Voyons, quel crime ai-je commis?

—Et le meurtre d'hier au soir! dit Lorenzo d'une voix vibrante à l'oreille du docteur.

Celui-ci haussa les épaules. Cette insouciance était un signe de folie. Lorenzo essaya pourtant de faire entrer le remords dans le cœur sanguinaire de Marforio.

—Se peut-il que la science pousse au mépris des lois les plus saintes de la nature? Vous, docteur, tuer de sang-froid!

—Mais qui ai-je donc tué? demanda le docteur en souriant et en continuant d'avancer malgré les efforts de Lorenzo qui le retenait doucement par le bras.

—Qui vous avez tué? Et les ministres de mon père?

—Ah! ah! vous croyez que je les ai tués? Eh bien! venez avec moi, mon jeune ami, et je vous ferai voir des merveilles!

—Docteur, je vous en conjure, n'allez pas au palais. Fuyez, quittez la ville; la rumeur publique sera prompte à vous accuser; je crains que le secret n'ait pas été gardé aussi religieusement que je l'avais espéré. Épargnez-nous la douleur de vous voir accusé, convaincu de meurtre.

—Ah! que vous êtes plaisant, mon prince, avec votre mine effrayée. J'avais bien raison de dire que vous étiez un ignorant! Mais sachez donc que vos précieux ministres ne courent aucun risque.

—Hélas! je le sais, ils n'en courent malheureusement plus aucun.

—Comme vous dites cela! Venez les voir dans leur bon sommeil, et vous m'en direz des nouvelles.

—Encore une fois, il est inutile, docteur, que nous allions au palais. Vous n'y trouverez plus rien.

—Comment?

—J'ai fait disparaître les preuves de vos sinistres erreurs.

—Quoi? que voulez-vous dire?

—Que j'ai fait respectueusement enterrer les ministres...

—Est-ce possible? s'écria Marforio qui bondit sur lui-même avec une fureur dont on ne l'eût jamais cru capable. Triple fou que j'étais de me confier à des princes! Mais l'assassin, c'est vous! mais le meurtrier, c'est vous! Ah! ah! mon Dieu! vous avez raison, je suis perdu! une si belle expérience!

Et Marforio, agitant les bras, tirant sa barbe, se livrant à un désordre de gestes qui dénotait la tempête, marchait en toute hâte vers le palais. Lorenzo s'efforçait de le suivre, essayant de le calmer et de le ramener à des sentiments moins barbares.

—N'avez-vous pas de honte, docteur, de ne regretter que l'expérience, quand vous avez tué...

—Mais je n'avais tué personne! Ils vivaient, ils dormaient; vous les avez enterrés tout vifs.

—Pourtant, dit Lorenzo que cette assurance étonnait sans le troubler, ces crânes ouverts, ces cervelles retirées?

—Ne voilà-t-il pas une preuve? Est-ce qu'on meurt parce que la tête a une fêlure? Est-ce que leur cervelle était indispensable? Pour l'usage qu'ils en faisaient!

—Vous osez rire, docteur?

—Moi! mais regardez donc si je ris, répliqua brusquement Marforio en forçant Lorenzo à se mettre devant lui face à face et en laissant voir ses yeux pleins d'éclairs et pleins de larmes. Vous m'avez déshonoré, prince, et vous avez tué ceux que j'allais sauver!

—Pourtant, balbutia le prince qui se sentit pris de terreur, j'ai bien vu... Et Colbertini, de son côté...

—Ah! Colbertini! c'est lui, le traître, qui pour se venger a tout fait! Ces pauvres collègues! enterrés! Que faire? on ne voudra pas me croire!

Lorenzo marchait, tout haletant, à côté de Marforio qui avait pris sa course. Enfin, n'y tenant plus et suffoqué, le prince s'arrêta. Mais les jarrets et les poumons du docteur n'étaient pas à bout. La crainte de voir échouer son expérience, et, d'un autre côté, un espoir d'autant plus ardent qu'il était plus illusoire, plus insensé, le précipitaient vers le château. Il tenait son chapeau d'une main, dénouait de l'autre sa cravate et courait à belles enjambées. Tout à coup il s'arrêta, et se retournant vers Lorenzo:

—Si vous leur aviez tâté le pouls! cria-t-il d'une voix étranglée.

Lorenzo soupira et ne put s'empêcher de s'avouer à lui-même qu'il avait en effet oublié de tâter le pouls aux ministres en question; mais comment supposer qu'il n'était pas superflu de tâter le pouls à des gens dont on venait de voir les cervelles nager dans l'eau!

L'indignation du docteur, la singulière assurance qu'il avait mise à protester jusqu'au bout de l'innocuité de son système, frappèrent Lorenzo.

—Mon Dieu! se dit tout à coup le bon jeune homme, si j'avais été le meurtrier! si par un phénomène improbable, mais possible, cette opération n'avait pas eu les conséquences que Colbertini m'avait fait entrevoir! Et maintenant ils sont en terre! Quel horrible châtiment le ciel inflige à mon égoïsme! C'est parce que j'ai voulu faire passer la raison de mon amour avant la raison d'État, c'est parce que j'ai voulu que Marforio fût ministre, que tout ce désordre est dans la principauté. Ah! Marta, ange d'innocence! pourras-tu me regarder sans horreur?

Lorenzo exagérait un peu; car son imprudence, à lui, partait du plus généreux et du plus religieux mouvement du cœur. Il ne pouvait avoir eu que le tort de faire enterrer un peu trop tôt des gens véritablement exposés. Le seul coupable, c'était toujours le docteur. Colbertini, s'il avait tâté le pouls, n'était pas sans reproche. Mais lui, Lorenzo, que pouvait-il avoir sur la conscience? la responsabilité d'une inhumation trop précipitée, tout au plus. Mais outre qu'il n'existait probablement pas dans la principauté de règlements sur les délais légaux à accorder aux sépultures, il en était du soin de différer l'enterrement comme de la précaution de tâter le pouls. Soins superflus, précaution dérisoire!

Lorenzo, pour un prince, attachait donc trop d'importance à des détails secondaires. Il était louable sur un seul point, louable sans restriction, sans réserve: il n'avait pas une joie, pas un chagrin qu'il ne fît tout aussitôt une invocation à Marta. Son amour était le pôle immuable vers lequel toutes ses pensées se tournaient, et il était impossible d'obéir plus complétement aux exigences de sa dignité d'amoureux.

Mais si l'amour satisfait la conscience, il n'a jamais eu dans les rapports sociaux et dans les rapports politiques la valeur d'un principe. L'on comprend, par exemple, que dans un intérêt d'ambition, d'orgueil, un prince écorne la loi morale: cela s'appelle un acte vigoureux qu'on applaudit s'il réussit, qu'on blâme s'il échoue; les peuples ont l'enthousiasme facile pour les événements engendrés par la cupidité et la soif des honneurs. Mais qu'un joli petit prince, comme Lorenzo, s'avise de prendre l'amour pour inspiration et pour guide; qu'il subordonne sa conduite à ce sentiment naturel, humain, sublime, personne ne comprendra; parce qu'il est bien convenu que le cœur n'a rien à voir, n'a rien à dire dans le maniement des hommes, et que l'art de régner, quoi qu'en disait le bon Bonifacio qui ne s'y connaissait guère, n'est pas du tout la même chose que l'art d'aimer.

Lorenzo avait donc un grand poids sur le cœur, et sentait peser sur lui toute la terre amoncelée sur les pauvres ministres. Que dirait-on dans la principauté quand on saurait les événements étranges de la veille? à qui en appeler? devant qui défendre son père, Marforio et lui-même?

Le prince s'était assis sur un banc de pierre dans une rue déserte, et là il méditait douloureusement. Il était entre le palais et la maison du docteur, à peu près comme l'âne biblique entre les deux picotins. Ce n'était pas, grand Dieu! que dans les circonstances ordinaires l'attrait fût égal des deux côtés; mais si les doux yeux de Maria l'appelaient à gauche, du côté du cœur, l'honneur, le devoir l'appelaient à droite. Que faire? Il y avait bien un troisième parti, le parti des poltrons, que les grands politiques eussent recommandé au prince: c'était de n'aller ni à droite, ni à gauche, mais de marcher devant lui et de s'en aller à l'aventure. Lorenzo, âme droite et candide, répugnait à ce moyen, et après bien des soupirs, bien des hélas! bien des défaillances et des éblouissements, il résolut de marcher droit au danger, d'affronter tout ce péril, et d'aller d'ailleurs prêter un peu d'aide à son père et au docteur, que l'escapade de Colbertini avait mis dans le plus terrible embarras.

Lorenzo n'osait regarder de loin le palais paternel, il en avait horreur; il fut tout surpris, quand il ne fut plus qu'à dix pas, de n'entendre aucune rumeur. Un cuisinier, qui plumait une volaille sur le seuil de la porte principale, chantait, en faisant envoler le duvet de sa victime. Je ne sais trop dire pourquoi, mais la vue de la chair blanche du poulet donna la chair de poule à Lorenzo. Était-ce en évoquant le souvenir des ministres? ou bien était-ce seulement parce que ces préparatifs de gala (on ne plumait pas tous les jours dans la maison de Bonifacio XXIII) concordaient mal avec le deuil du prince? Quoi qu'il en fût, Lorenzo, blanc comme ses manchettes, franchit le seuil avec un battement de cœur terrible, et gravit l'escalier en se tenant à la muraille.

Comme il atteignait le premier étage, il entendit un cri, puis deux, puis trois; puis une porte s'ouvrit avec violence dans la galerie à laquelle aboutissait l'escalier, et le docteur Marforio, les habits en désordre, la perruque rejetée en arrière, passa devant Lorenzo, et entra dans l'appartement de Son Altesse.

—Il est fou! le désespoir l'a achevé, pensa le prince.

Au même instant, par la porte qui venait de donner passage à Marforio, un homme sortit. Était-ce un homme? un spectre? une apparition? Lorenzo ne put le dire. Mais tout son sang se figea dans ses veines; il se crut changé en statue. Le ministre de la guerre, ou l'ombre du ministre de la guerre, s'avançait lentement, gravement, marquant le pas en quelque sorte. Derrière lui venaient ses collègues; pas un ne manquait; tous, le visage frais, un sourire sur les lèvres, une petite ligne rouge au milieu du front, défilaient et pénétraient dans l'appartement de Bonifacio.

Lorenzo n'osa pas adresser la parole à ces apparences de ministres; et, quand elles eurent disparu, il essuya son visage, soupira, leva les yeux au ciel, cherchant dans l'air une solution, un renseignement qui lui permît de décider qui était fou, de lui ou de Marforio.

Il n'était pas sorti de sa stupeur quand une voix se fit entendre à son oreille:

—Gardez-vous de rien dire, monseigneur. Tout est pour le mieux!

C'était Colbertini qui, lui aussi, avait assisté au défilé, et qui, sans être moins surpris que Lorenzo, dissimulait davantage.

—Ah! c'est vous, répondit le prince avec un soupir d'allégement. Expliquez-moi cette vision: les cadavres de cette nuit?

—N'étaient point des cadavres, monseigneur; je m'en suis aperçu au dernier moment. Je n'ai pas abusé de la facilité qui m'était donnée pour me venger. J'aurais pu profiter du prétexte et faire enterrer dans l'état où je les trouvais mes anciens collègues.

—Quelle horreur!

—O prince! en politique, on se tue souvent pour moins que cela et d'une façon plus cruelle. Mais j'ai réfléchi. S'il y a quelque sorcellerie, pourquoi ne l'aiderais-je pas à se montrer? Maître Marforio empiète sur les droits de la Providence. Grand bien lui fasse! ce n'est pas moi qui l'empêcherai, et je suis curieux de voir jusqu'où il ira.

Colbertini se frottait les mains avec une satisfaction mesquine, qui prouvait que, chez cet homme d'État, les passions ne s'élevaient jamais à des hauteurs impersonnelles.

—Ainsi, demanda Lorenzo stupéfait, ils sont bien vivants?

—Sans aucun doute, monseigneur, je leur ai parlé, et je vous atteste qu'ils n'ont rien de changé, je puis ajouter: malheureusement pour eux!

—C'est étrange! murmura le prince héréditaire que ce phénomène jetait dans des tourbillons et qui ne savait que dire et que penser.

Colbertini s'inclina et se hâta de descendre l'escalier du palais. Il se croyait suffisamment dégagé du serment de discrétion. Il avait promis de ne pas révéler la mort des ministres; mais il n'avait pas juré de taire l'état singulier dans lequel il les trouvait; et pour faire germer sa vengeance, il n'était pas fâché de semer partout dans la ville l'annonce des prodiges accomplis par son successeur; c'était à la fois donner une preuve apparente de générosité et créer des impossibilités futures pour le pauvre Marforio. Un ministre obligé de gouverner par des miracles continuels ne peut rester longtemps au pouvoir; s'il n'est pas crucifié, il est bafoué. Et l'une et l'autre des deux alternatives plaisaient à Colbertini.

—Allons, dit enfin Lorenzo dès qu'il fut seul, ne réfléchissons pas; vivons au milieu de ces sortiléges; ne discutons rien! La raison est exposée à de grandes erreurs. Le cœur seul est infaillible. N'écoutons, ne suivons que mon cœur. O Marta! dans cet océan de doutes où me jettent des événements si bizarres, si inexplicables, tu es mon phare de salut, mon étoile!

Et après cette invocation qui résumait et complétait toujours les diverses opérations de son esprit, Lorenzo voulut se donner le spectacle complet des ministres ressuscités; il aimait mieux les appeler ainsi, croyant plutôt au miracle de la résurrection qu'à celui de la vie sans cervelle. On riait, on parlait à haute voix dans les appartements de Bonifacio. Quand Lorenzo entra, Marforio était dans les bras de son souverain; et comme ces deux obésités ne pouvaient pas facilement s'étreindre, elles se rapprochaient par le haut du corps, en s'éloignant par la base.

—Viens, mon fils, dit l'excellent prince, salue dans ton père le monarque le plus heureux de l'Italie, et dans ton beau-père le savant le plus infaillible.

Lorenzo eut un frisson en pensant à Colbertini et à l'idée d'enterrer les ministres.

Ceux-ci, un peu abasourdis de l'étonnement dont ils étaient l'objet, comprenant à grand'peine ce qui s'était passé et ce qu'on s'obstinait à leur raconter, ne sachant pas s'ils devaient se fâcher ou se réjouir, étaient là, béats et béants, tournant de temps en temps la tête pour s'assurer qu'elle était bien fermée.

Le ministre de la guerre, moins calme que les autres, se secouait un peu.

—Ce n'est rien, ce n'est rien, lui disait Marforio pour le rassurer. Il sera entré un peu d'eau dans le crâne; je m'y prendrai mieux demain. Colbertini leur avait tâté le pouls, ajouta le docteur à demi-voix, en marchant vers Lorenzo. Chut! ne parlez pas de nos terreurs, ils s'en épouvanteraient.

Et se redressant, comme s'il n'eût pas craint de se heurter au firmament, Marforio exhalait un orgueil, resplendissait d'une joie qui échappent à toute analyse. Bonifacio cherchait des formules, des exclamations.

—O renversement de toutes les lois humaines! ô glorieuse usurpation des droits de la Providence! Marforio, mon ami, je t'autorise à te laisser tutoyer par moi; tu es plus que mon ministre, tu es mon ombre, mon satellite, mon alter ego, le surintendant de ma cervelle. Je vais créer tout exprès un ordre, une décoration, et tu en seras le premier, le seul décoré. Je veux que les populations de ma principauté se ressentent de l'heureux événement qui vient de s'accomplir. Qu'elles me demandent ce qu'elles voudront et je le leur donne immédiatement. Si une constitution peut leur faire plaisir, je leur en donne une ou deux de plus. Je veux être prodigue, pour signaler un phénomène si étourdissant. Mon bon Marforio, tu m'ouvriras le crâne quand tu voudras, et celui de Lorenzo.

—Mon père, je n'ai pas d'ambition, dit Lorenzo, qui ne se souciait que médiocrement de mieux dormir et qui tenait trop à ses rêveries pour ne pas tenir également à ses rêves.

—A l'âge de Lorenzo et quand on est amoureux, répliqua d'un petit air miséricordieux le bon Marforio, on ne songe guère à économiser la vie et le repos. Plus tard, il y songera.

Les ministres écoutaient ce débordement d'expansion de leur souverain et de leur collègue sans s'y mêler autrement que par un faible sourire. Ils n'avaient pas une conviction bien assise; et, je le répète, ils passaient avec des petits gestes furtifs et inquiets leurs doigts autour du front pour s'assurer que la fermeture était hermétique.

—Oh! c'est solide, disait Marforio.

—Vous vous rappelez, n'est-ce pas, nos conversations d'hier? demandait Bonifacio, pour s'assurer que la mémoire n'avait pas changé.

Et les complaisants ministres, répondant aussitôt, répétaient, dans les mêmes termes, les opinions qu'ils avaient exprimées la veille.

—C'est merveilleux! merveilleux! ne cessait de dire Bonifacio.

—Est-ce que cela recommencera tous les soirs? demanda le ministre de la guerre.

—Certainement, reprit Marforio, vous en trouvez-vous mal?

—Jusqu'à présent, non; j'ai dormi comme à quinze ans, mais j'ai quelque léger embarras.

—Oui, oui, je sais, un peu d'eau! ce n'est rien... Une première fois, vous comprenez, on ne prend pas toutes les précautions.

Cette remarque judicieuse fit trembler tout le ministère. En effet, on ne prend pas bien ses précautions une première fois, et ils auraient pu courir des risques autrement sérieux.

En somme, le système du docteur fut jugé, acclamé. Il y eut fête au palais, mais une fête dont on ne voulut pas dire trop haut le motif. Marforio craignait les contrefacteurs maladroits, et il eut été dangereux de mettre à la portée du premier venu un moyen d'endormir, qui fournissait en même temps le meilleur moyen d'empêcher le réveil.

On but à la santé des ministres. Ceux-ci, ménageant leur cerveau et excitant leur cervelet, tinrent tête à l'ovation. Je vous fais grâce des plaisanteries qui égayèrent le repas. Marforio fut étouffé d'embrassements. Il n'est pas jusqu'à Lorenzo qui, contraint de se rendre à l'évidence, n'eût son petit mot louangeur et son grain d'encens.

Colbertini, qui n'avait pas de raison d'être discret, était allé colporter partout la nouvelle de ce prodigieux événement. Le soir tout le monde sut que Marforio avait dérobé les secrets de Dieu. Une manifestation populaire, qui tourna à l'honneur de la science, fut immédiatement organisée. Le parti des jeunes, irrité de longue date contre Colbertini, fut enchanté d'exalter son successeur. D'ailleurs, il y avait, au premier aspect, dans l'application de la science et de la physiologie au gouvernement des États, la réalisation d'une grande idée. Ce n'était plus l'influence du nom, la prépondérance de la fortune qui décidaient de l'aptitude aux affaires, c'était la science, dans son expression la plus élevée. Et quelle science! celle qui touchait à l'instrument de l'intelligence lui-même, qui en modifiait les ressorts, qui prenait en pitié les fatigues, les consomptions de l'esprit.

Quelques bonnes gens, habitués, par suite de leur costume, à voir tout en noir, hochèrent la tête et crièrent au matérialisme. On les laissa crier; mais on opposa ce miracle au miracle de saint Janvier. Personne ne douta de la possibilité de déplacer les cervelles. Le fameux parti des jeunes décida que l'invraisemblable était le vrai; que le progrès se manifestait par des coups pareils; qu'il n'y avait pas lieu de douter; et, je le répète, personne ne douta. On poussa le fanatisme jusqu'à déclarer que les ministres avaient bien mérité de la patrie.

Des poëtes composèrent des cantates sans être payés, ce qui ne se voit qu'en Italie. Des chanteurs les chantèrent sans y être contraints. Ce fut un beau jour pour les États de Bonifacio XXIII.

Si vous me demandez mon opinion personnelle sur le prétendu sortilége, je ne serai pas éloigné de croire, comme les gens bien pensants de la principauté, que ce merveilleux résultat était logique. Il rentre dans la catégorie des phénomènes dont il ne faut plus se moquer, par ce seul prétexte qu'ils sont moquables. Il n'était pas plus absurde de croire à ce sommeil forcé qu'à des tables tournantes, valsantes, parlantes; et Marforio devait-il paraître beaucoup plus fou aux sceptiques de son temps en se vantant de faire vivre et prospérer des gens sans cervelle, que s'il avait prétendu leur faire lire un grimoire par l'épigastre, ou s'il avait évoqué Satan, Socrate, Platon et les ancêtres de Bonifacio, et fait passer leur âme dans une cruche ou dans une cuvette?

C'est par égard pour le bon sens que les savants ne nous en font pas voir de toutes les couleurs; et puis c'est qu'ils perdent quelquefois à étudier le temps qu'ils pourraient utiliser à enseigner. Mais tout le monde est d'accord en principe qu'ils font de l'univers entier ce qu'ils veulent, et il était ridicule autrefois de leur contester un seul miracle. Aussi ne perdait-on pas le temps à les réfuter, et quand leurs miracles n'étaient pas au goût du jour, aimait-on mieux les mettre à mort et les torturer que les chicaner.

L'adoucissement des mœurs a détruit cet argument; et si messieurs les savants ne trébuchaient pas au seuil des académies et n'aimaient pas les croix, les pensions, les titres, comme de simples ignorants, ils deviendraient bien vite les dispensateurs de la pluie, du beau temps, de la chaleur et du froid. Fort heureusement pour la liberté du vulgaire, l'ambition du ridicule compense dans l'esprit des hommes de science l'ambition de la vérité; et ils rétablissent, sans le vouloir, l'égalité entre eux et les imbéciles, précisément quand ils deviennent de très-grands personnages.

Qui sait à quelle autorité morale Marforio aurait pu prétendre, s'il eût pu consentir à ne point avoir d'autorité positive! Un homme qui avait fait une si grande révolution dans la physiologie et donné une si furieuse entorse à la routine pouvait découvrir, avec un peu d'effort, la navigation aérienne et le moyen d'aborder dans la lune. Mais les délices de Capoue attendaient Marforio, et le progrès ne fut pas accéléré dans sa marche autant qu'on aurait pu l'espérer ou le craindre.

L'union du jeune Lorenzo et de la belle Marta était une conséquence si naturelle de la pleine réussite du fameux système, qu'il n'y eut plus qu'à commander les cierges et les violons. Bonifacio tenait beaucoup plus à l'existence qu'à la naissance. Il ne craignit pas d'humilier ses aïeux en bénissant dans sa bru la fille d'un académicien. Il pensa que cette mésalliance serait agréable à son peuple.

Je dois avouer qu'elle ne lui fut pas désagréable, car il n'y songea que tout juste assez pour voir passer le cortége et admirer la grâce et l'éclatante jeunesse des époux. Les ministres à la cervelle mobile furent l'objet de l'examen, de l'attention publique. On ne se lassait pas de leur trouver bon air, bonne façon; ils causaient, comme des personnes naturelles; les gens à imagination vive prétendaient même qu'ils avaient acquis de l'esprit. Mais Marforio lui-même n'allait pas si loin dans son enthousiasme.

—A moins, disait-il, que l'eau pure n'ait des qualités qu'on n'a pas encore soupçonnées! Car il est impossible que ces messieurs acquièrent, en réfléchissant moins, des vertus spirituelles qui leur ont toujours fait défaut, quand ils avaient, nuit et jour, le libre exercice de leurs facultés.

Trois jours après les noces de l'héritier présomptif, Bonifacio XXIII, qui voyait que ses ministres engraissaient, rajeunissaient et n'éprouvaient aucun ennui, consentit à confier son auguste front au bistouri du docteur.

—Surtout, lui dit-il, avant d'avaler le narcotique nécessaire, ne sois pas trop ému; oublie la dignité de mon front, et dis-toi bien que ton souverain n'est plus que ton sujet.

Marforio n'était pas ému. Il scalpait avec une dextérité incroyable; la cervelle de Son Altesse alla dans l'eau comme les autres; la seule distinction que le docteur lui accorda fut un vase un peu plus orné que les autres; mais pour la dimension, la couleur, la pesanteur, la cervelle de Bonifacio XXIII n'avait absolument rien qui pût la faire trouver différente de celle du premier crâne venu.

—O égalité! dit Marforio en voyant baigner dans l'eau l'instrument des pensées de son prince.

Le lendemain de son premier sommeil, Bonifacio fut ravi et se promena dans sa capitale, pour bien montrer à ses sujets qu'il était un illustre exemple de la supériorité du système de son premier ministre, et qu'il ne reculait devant rien pour encourager les sciences, accélérer le progrès et ajouter aux éléments de bonheur et de civilisation de la principauté.

Mais sur ce dernier point le doute commençait à naître; et le parti des jeunes, perfidement excité par Colbertini, qui en était devenu l'âme, après en avoir été pendant si longtemps la terreur et la bête noire, le parti des jeunes commençait à murmurer, et à se demander si, de toutes les utopies, celles de la science n'étaient pas les plus vaines, et s'il y avait d'autres moyens empiriques de faire le bonheur des peuples que de les laisser libres et de les aimer avec intelligence.

Je vais vous montrer par quelles manœuvres Colbertini voulait prendre sa revanche et faire expier à Marforio sa gloire et son ambition.


VIII

Où l'on démontre que les plus grands savants ne peuvent pas tout prévoir.

Les ministres de Bonifacio et Bonifacio lui-même se trouvaient fort bien de l'opération subie; ils s'éveillaient sans fatigue; à peine si quelquefois un petit peu d'air s'infiltrant dans le crâne mal fermé les faisait souvenir de leur fêlure. Marforio prenait les plus grandes précautions pour qu'il ne restât pas une goutte d'eau dans les interstices de la masse cérébrale; la salle du trésor était un sanctuaire qui préservait admirablement les bocaux sacrés; personne, excepté Colbertini, n'avait de clef de cette retraite. Nous verrons que l'exception était fâcheuse et combien Lorenzo eut à se repentir de n'avoir pas réclamé cette clef, lors de sa rencontre avec l'ancien premier ministre.

Un jour, un véritable et sérieux danger menaça le gouvernement: un chat fut subrepticement introduit dans le palais, et fut trouvé miaulant et grattant à la porte de la salle du trésor. Marforio frémit en songeant au péril que les augustes cervelles auraient pu courir. Des précautions furent prises en conséquence, sans qu'il fût possible d'en expliquer le motif. Les passions mauvaises n'auraient pas manqué de profiter du renseignement; et le régicide, mis à la portée des chats, serait devenu un instrument d'opposition formidable.

On se contenta de charger la police de distribuer des boulettes malsaines dans tous les coins du palais, et l'on fit griller les fenêtres de la salle du trésor.

Ces dangers violents n'étaient pas, au surplus, le seul ni le plus grand inconvénient du système; on ne tarda pas à constater le singulier phénomène que voici:

Le cerveau, interrompant brusquement le petit travail de la réflexion par une mort apparente de quelques heures, revenait, en reprenant ses fonctions, au point de départ de la veille. La mémoire ne souffrait pas de cette interruption violente; mais la mémoire seule lui survivait, la mémoire stérile, sans acquisition nouvelle. On s'aperçut (quand je dis on, je pense à Lorenzo comme observateur bienveillant, et à Colbertini comme espion), on s'aperçut peu à peu que les ministres et le prince en gagnant du repos avaient perdu ce privilége commun à tous et qui fait découvrir instantanément au réveil l'idée vainement cherchée avant la nuit.

Marforio avait supprimé la fatigue, cela était incontestable; mais il avait aussi supprimé le travail.

Le ministre de l'instruction publique était, au jour où il subit l'opération, en train de rédiger une circulaire à ses administrés pour leur recommander un abécédaire qui venait d'être publié, après quinze années de préparation, par une académie du voisinage. L'infortuné ministre s'était arrêté, avant d'aller souper, à une phrase très-difficile, dans laquelle il cherchait à expliquer, ce qu'il n'avait jamais bien su, l'utilité de la lecture. Quand le lendemain Son Excellence, reposée, calmée, rafraîchie, voulut continuer sa phrase, il lui fut impossible de trouver autre chose que ce qui était déjà. Il s'était fait un temps d'arrêt dans son intelligence.

Cette circulation incessante de la sève intellectuelle qui accumule dans le sommeil les forces que l'activité dépensera dans le réveil, était interrompue et ne pouvait plus se rétablir. Il recommençait tous les jours la même besogne et tous les jours il la quittait de la même façon, au même endroit, avec le même mot.

Le ministre de la guerre donna un exemple tout pareil. Il examinait, pour en doter la musique de l'année, un système de mirliton fort ingénieux; mais l'intraitable ministre n'avait voulu autoriser cet instrument qu'après avoir appris à en jouer lui-même; il paraît même qu'il avait fait jusque-là des progrès assez rapides. Après l'opération en question, il s'obstina à chantonner le même refrain, sans pouvoir en sortir.

Les autres ministres et Bonifacio XXIII éprouvèrent le même effet de cette lacune volontaire qu'ils creusaient dans leur existence morale. Le plus petit effort de l'esprit leur devenait inutile; on les eût dits attachés à une œuvre de Pénélope; toutes les nuits un lutin défaisait le dessin tracé le jour et il fallait le recommencer.

Lorenzo, inquiet de ce résultat, demanda un remède à Marforio. Mais son beau-père se mit à rire; il s'était déclaré infaillible, et la meilleure preuve qu'il pût donner de son infaillibilité, c'était de ne pas consentir à reconnaître une erreur.

—De quoi te mêles-tu? jeune homme, dit-il à son gendre. Ai-je jamais prétendu qu'ils auraient tous plus d'esprit après l'opération qu'ils n'en avaient auparavant. Ils étaient bêtes; ils le sont restés. Le respect m'empêche de te dire que ton père n'était guère plus fort. Trouve-moi un homme d'esprit qui consente à se laisser opérer, et s'il devient stupide ton objection aura de la valeur.

Cette réponse était préremptoire. Où trouver en effet un homme d'esprit qui consentît à se laisser manier la cervelle?

L'héritier présomptif, qui n'avait jamais eu d'enthousiasme pour l'utopie de son beau-père, croyait de son devoir de garder le secret le plus absolu sur les observations critiques auxquelles il se livrait, et de veiller en même temps à ce que l'insuffisance des hommes du gouvernement ne transpirât pas trop au dehors. Il assistait aux rares séances du conseil; s'il y avait un décret à rendre, une mesure à prendre, il s'efforçait d'enlever une décision aux tâtonnements des ministres et du souverain.

Le public ne se fût jamais aperçu de l'immobilité intellectuelle qui résultait du fameux système, si Colbertini n'avait pris soin de la faire remarquer au parti des jeunes, et si ce parti ne s'était empressé de s'en étonner et de s'en indigner tout haut. La foule, qui voyait la mine florissante de Bonifacio et qui ne se sentait pas plus gênée dans ses allures qu'auparavant, admirait l'adresse de Marforio et ne réclamait rien.

Peu lui importait cette paralysie organisée; on n'augmentait pas les impôts; et si on ne faisait rien pour elle, on ne lui demandait rien. Mais vous savez que l'opinion publique ne se manifesterait jamais avec force, s'il n'y avait pas des gens de précaution pour l'éveiller, la mettre sur la route des protestations, et pour lui trouver un mot d'ordre, une formule. C'était précisément là la mission du parti des jeunes. Il allait stimuler l'apathie des habitants, et leur démontrait qu'au lieu de se trouver heureux, ils devaient se croire très-malheureux, puisqu'ils étaient très-mal administrés.

Cette propagande utile fut un peu lente à agir, et peut-être n'eût-elle jamais abouti, sans un singulier renfort qui lui vint de France dans la personne d'un cabaretier. Il s'établit une hôtellerie nouvelle, dont les vins et la bonne chère, en accélérant la vie dans les jeunes cervelles, donnèrent plus d'accent et plus de feu aux remontrances. La mauvaise humeur que l'on conçut contre les anciens restaurants monta jusqu'au pouvoir.

Il est de la fatalité des gouvernements absolus (fussent-ils paternels, comme croyait l'être le gouvernement de Bonifacio XXIII) d'être responsables de tout, du mauvais temps et des épidémies, comme de la misère et des souffrances morales. Visant au rôle de la Providence, ils en assument les charges, en voulant en recueillir les profits. N'excitant pas, n'encourageant pas l'initiative individuelle, ils sont comptables envers chaque individu de sa part d'activité et de son libre arbitre. Il est injuste, selon les lois éternelles, de leur en vouloir de la grêle, de la pluie, de la peste; mais il est logique de leur demander raison du peu de secours moral ou matériel que chacun trouve en soi pour résister au fléau ou s'en consoler.

Je vous demande pardon de cette petite boutade un peu solennelle pour l'histoire de la principauté en question. Mais l'histoire a des principes immuables, et c'est surtout dans un conte qu'il faut les invoquer.

Le parti des jeunes faisait donc de superbes dîners et d'éloquentes protestations. Il fulminait contre l'engourdissement séculaire du pays, et parlait avec irrévérence du fameux système de Marforio qu'il avait d'abord acclamé, et des têtes fêlées du ministère dont il se moquait. Les murs étaient couverts de caricatures où l'opération des cervelles était commentée et traitée de la belle manière.

Je vous laisse à juger si Lorenzo était triste de cette opposition qui grossissait de jour en jour. Accordons-lui cette justice, que son mariage ne l'avait pas rendu égoïste. Retiré dans un coin du palais paternel, il vivait dans une extase quotidienne, et il ne s'interrompait de répéter à Marta les plus doux noms et les plus doux vers qu'il pût imaginer, que pour la serrer tendrement sur son cœur, en bénissant Dieu de l'avoir béni. Mais une douleur aiguë se mêlait à cette ivresse. Lorenzo pensait parfois que son bonheur était la récompense et le résultat des utopies de Marforio, et il craignait toujours quelque catastrophe. Aussi, bien qu'il n'eût pas le moindre goût pour le pouvoir, et surtout pour un pouvoir impuissant et ridicule, il essayait, comme je l'ai dit plus haut, de s'occuper un peu des affaires dont personne ne s'occupait, et chaque soir, avec Marta, qui n'était pas de mauvais conseil, il causait à la belle étoile, sur une terrasse du château, du malheur irréparable d'être l'héritier présomptif d'une révolution imminente.

Son brave homme de père et de souverain se trouvait le plus heureux des monarques, et éprouvait un contentement inouï quand Marforio lui avait remis le matin sa cervelle en place. Lorenzo essayait vainement de faire entrer une idée ou l'ombre d'une idée dans cette pauvre tête. L'intelligence, qui reprenait chaque jour son mouvement, son tic-tac, comme un moulin arrêté pendant la nuit, n'avait plus d'élan, plus de force; elle n'avait plus ce mystérieux travail de la nuit qui est peut-être le seul véritable, le seul profitable. Lorenzo reconnaissait que le sommeil n'est pas le réparateur, mais l'initiateur solennel et tout-puissant, et il conjurait Marforio et les têtes fêlées de vouloir bien renoncer au bain d'eau froide. Mais le savant ne voulait pas en démordre, et les sujets de l'expérience s'accommodaient trop bien de l'inactivité pour y renoncer.

Un jour l'opposition en corps sollicita une audience de Bonifacio XXIII, et vint lui exposer respectueusement ses griefs. Le prince reçut avec le plus charmant sourire la députation; il était entouré de ses ministres, et jamais la béatitude n'eut des représentants plus frais, plus roses, plus convaincus.

Bonifacio ne comprit pas un mot de tout ce qu'on lui débita; il prit avec son inaltérable bonne humeur la pancarte qu'on lui tendit et qui, rédigée dans la fameuse hôtellerie française dont j'ai parlé plus haut, avait, d'un côté, le menu du dernier dîner de l'opposition, et, de l'autre, les demandes les plus urgentes du parti des jeunes.

L'éclairage, le balayage des rues, la mise en vigueur d'une constitution un peu délaissée, quelques idées de réforme aussi simples que modérées, formaient tout le programme. Bonifacio promit d'en délibérer en conseil, et, en effet, il en délibéra; mais, par une erreur bien excusable, il avait pris la pancarte du mauvais côté, et ce fut sur le menu du dîner qu'il disserta congrûment avec ses ministres, sans pouvoir tomber d'accord. Je dois ajouter que Marforio n'assistait jamais au conseil. Il avait trop de choses à étudier pour cela, et Lorenzo, espérant que des griefs aussi plausibles et aussi faciles à satisfaire pouvaient être discutés même par des cerveaux fêlés, voulant d'ailleurs s'assurer une dernière fois de ce qu'il y avait à attendre de son père et de ses ministres, s'abstint de cette délibération.

Le lendemain et les jours suivants, la députation se représenta; on la reçut avec le même sourire, on lui fit dans les mêmes termes les mêmes promesses, on recommença les mêmes délibérations, pour arriver au même néant. C'en était fait; l'opposition se disposa à agir énergiquement, et Lorenzo comprit que s'il n'intervenait pas, la couronne de son père était menacée.

Le jeune prince ne tenait guère au pouvoir pour le pouvoir; mais s'il avait des goûts modestes, il avait aussi le sentiment d'un double devoir; comme héritier présomptif et comme fils, il devait défendre les droits de Bonifacio. Il eût été bien heureux, l'innocent troubadour, de quitter le palais en serrant sous son bras le bras charmant de Maria et d'aller avec sa douce compagne oublier, dans quelque poétique retraite, la méchanceté des gouvernés et la sottise des gouvernants. Il ne connaissait pas cette formule que les philosophes de la romance n'avaient pas encore inventée: Une chaumière et un cœur, mais il en avait le sentiment, je devrais dire le pressentiment.

Ah! si par un miracle dont il eût été reconnaissant envers Marforio, la principauté avait pu s'évanouir dans l'air, comme s'évanouissent les châteaux des fées; s'il avait pu se retrouver seul, avec sa chère Marta, sous les ombres de quelque retraite comme celles que l'Arioste a dépeintes, quelle vie poétique! quel madrigal en duo! Mais son rêve devait demeurer blotti dans son âme, comme un papillon qui n'a pas de fleurs; et il lui fallait s'occuper de ces personnages grotesques, Marforio et les ministres, sans oublier que son auguste père ne se séparait pas assez dans son esprit des caricatures de son entourage.

Lorenzo eut une conférence avec le chef du parti des jeunes. Il promit d'user de toute son influence pour que les espérances de progrès ne fussent pas toujours déçues; il s'engagea, au nom du gouvernement, à produire quelque chose de nouveau qui satisferait la curiosité publique et qui ne tromperait pas l'attente des patriotes.

Lorenzo sentait la témérité de ses engagements; mais depuis le jour fatal où, n'écoutant que son amour, il avait introduit Marforio chez son père, il se disait solidaire du bien et du mal qui se commettaient dans la principauté; d'un autre côté, si peu prince qu'il voulût être, il l'était encore trop pour ne pas tomber dans le défaut des princes et pour ne pas promettre plus qu'il n'osait et qu'il pouvait tenir.

Un événement extraordinaire sembla le tirer d'inquiétude et donner ample satisfaction au parti des jeunes.

Marforio venait tous les matins très-ponctuellement visiter les bocaux confiés à ses soins, en retirer le mieux qu'il pouvait les cervelles de Son Altesse et de Leurs Excellences, et les replacer toutes dans leurs boîtes respectives. C'était la seule occasion qu'il voulût conserver de fréquenter ses collègues.

Un jour, le docteur s'était acquitté de sa tâche avec l'attention accoutumée, et après avoir hermétiquement fermé les têtes des éminents fonctionnaires dont il réglait les mouvements intellectuels, il était rentré dans son laboratoire pour continuer une série d'expériences fort curieuses, quand Lorenzo, essoufflé, courut après lui et vint frapper à sa porte.

—Eh bien! qu'y a-t-il encore? demanda le savant, surpris de l'émotion de son gendre.

—Oh! rassurez-vous, murmura Lorenzo naïvement, Marta n'est pas malade.

Le pauvre prince s'imaginait que le premier cri du père était pour sa fille; il oubliait que le père était un savant.

—Il ne s'agit pas de ma fille. Est-ce qu'on aurait voulu encore enterrer mes sujets?

—Non, répliqua Lorenzo; mais êtes-vous bien sûr, docteur, de ne pas vous être trompé ce matin en remettant chaque cerveau dans sa boîte?

—Très-sûr; les précautions que je prends me garantissent contre toute surprise.

—Alors il se passe un phénomène inexplicable et que je vous conjure de venir voir. Mon père et ses ministres ont des idées toutes nouvelles, des goûts différents de leurs goûts habituels.

—C'est tout simple, interrompit Marforio, rougissant d'orgueil, le progrès est accompli. Vous doutiez de la rénovation de l'intelligence; je savais bien, moi, qu'à un moment donné, l'instrument reposé aurait des accents différents de ceux qu'il rendait autrefois.

—Il n'est pas possible, docteur, qu'une flûte, parce qu'elle aura dormi quinze jours, vous joue des airs de violon!

—Ouais! Vous devenez railleur, mon gendre! Il vous sied bien de vous moquer de ce que vous ne comprenez pas!

—Oh! je ne me moque pas, je vous jure, j'ai trop peur, dit Lorenzo.

—Peur de quoi?

—Peur de cette activité qui succède à cette atonie.

—Bah! je vous démontrerai que tout cela est logique.

Lorenzo secoua la tête et revint au palais avec Marforio.

Il se passait en effet une scène fort étrange et que toute la science du docteur allait peut-être se trouver impuissante à expliquer.


IX

Où les ministres commencent à travailler.

Quand j'ai parlé des sinécures constituées au profit de chaque ministre de Bonifacio, je n'ai pas exagéré; mais il est bien évident que cette inaction n'empêchait pas qu'il y eût une organisation, des bureaux, des employés, du papier et des plumes et que chaque ministre eût à recevoir les compliments de ses subordonnés au jour de l'an, et à leur donner des semonces de temps en temps pour faire croire à un travail. Bonifacio n'eût pas demandé mieux, cela ressort assez de ce récit, que de congédier tous les ministres et tous les employés du ministère. L'équilibre du budget était un idéal insuffisant pour lui. Il en poursuivait la légèreté absolue, la volatilisation, en quelque sorte. Mais si disposé qu'il fût aux économies et à la simplification du pouvoir, le prince était contraint à un décorum officiel envers ses voisins. Le respect humain, je devrais dire le respect souverain, l'obligeait à des complications dispendieuses dont il gémissait.

C'est une des particularités de l'Italie, que chaque État peut y aspirer individuellement à la liberté, mais ne peut s'affranchir de l'obligation de rendre des comptes à la curiosité du voisin. La terre où fleurit l'oranger est contrainte à l'humiliation de mettre ses fleurs sous le nez des étrangers pour que ceux-ci règlent leur bonne humeur sur le plus ou moins de parfum qui s'exhale. On n'a jamais su pourquoi, mais ce pays des fées est continuellement exposé aux accidents qui poursuivent les princes charmants dans les féeries; quand il veut s'asseoir, quatre ou cinq bras tiraillent son siége sous le prétexte de s'assurer de sa solidité. Veut-il manger; avant qu'il ait porté un morceau à ses lèvres, quatre ou cinq bras se lèvent et retiennent la bouchée, sous le prétexte que l'Europe est intéressée à la bonne digestion du convive. C'est sans doute pour que l'Italie soit maîtresse chez elle qu'il s'est formé des sociétés de charbonniers. On sait que le charbonnier n'aime pas en général qu'on commande chez lui.

Du temps de Bonifacio XXIII, les charbonniers n'avaient pas encore noirci l'horizon; mais la curiosité des voisins était déjà excessive, et c'était déjà pour la satisfaire que le père de Lorenzo gardait ses ministres. On l'eût contraint par la violence à faire comme les autres petits potentats du voisinage et à avoir des ministres allemands, s'il n'en avait pas eu d'italiens. Les formes et les formules, voilà un des grands principes de l'équilibre européen! Bridoison y entendait quelque chose. Quant au sentiment, il n'a jamais rien à voir. Bonifacio pouvait tailler, rogner, scalper les ministres et les sujets; mais il devait avoir des ministres. C'était déjà bien assez qu'on lui passât sa jovialité, sa tolérance de bonne humeur. Depuis longtemps on l'eût contraint à la tristesse, si un judicieux prélat, en tournée diplomatique dans la principauté, n'avait fait remarquer que la bonhomie de Bonifacio, au lieu de profiter à la liberté, comme on le craignait, faisait les affaires de la licence, ce qui était bien différent.

En effet, la liberté, parmi tous ses inconvénients, a celui d'être d'un fâcheux exemple; elle ne justifie pas non plus toujours une intervention. La licence, au contraire, a cela d'avantageux qu'elle met les États de celui qui en est atteint à la disposition du premier redresseur de torts du voisinage, en goût de conquête. Les qualités aimables de Bonifacio n'effarouchaient donc pas les tyrans du voisinage; l'ordre par le travail, l'activité par la liberté les eussent mis dans d'autres dispositions à son égard.

Je ne m'étends sur ces considérations qui retardent le dénoûment de mon histoire que pour faire comprendre comment Bonifacio, obligé d'avoir des ministres, avait par conséquent des employés de ministères, et comment ces derniers furent très-surpris un certain jour du changement qui s'était opéré dans les idées de chacun de leurs ministres.

Le ministre de la guerre, qui commençait tous les matins ses prétendus travaux par des études sur le fameux modèle de mirliton, demanda ce jour-là pourquoi les abécédaires n'étaient pas distribués. Il y eut une stupéfaction profonde dans les bureaux. Distribuer des abécédaires à l'armée! Vouloir que les soldats sussent lire, et probablement écrire. Quelle innovation! Quel progrès! Créer des baïonnettes intelligentes! quelle idée hardie, mais imprudente!

Un quart d'heure après, le bruit s'était répandu dans la ville que le gros ministre de la guerre cachait un esprit fort alerte dans son épaisse enveloppe et qu'il déployait une prodigieuse activité.

Un phénomène en sens inverse, mais également extraordinaire avait lieu au ministère de l'instruction publique. Le ministre était entré en fredonnant des couplets galants, qui constituaient l'air national de la principauté, et s'était informé auprès des inspecteurs de l'état des mirlitons. Là il n'était plus question d'abécédaires, mais de ces curieux instruments à pelure d'oignon qui devaient donner une musique agréable et économique à la principauté.

Les employés se regardaient en ouvrant des yeux démesurés; ils pensèrent que la musique allait prendre sans doute dans le programme de l'éducation une importance méconnue jusque-là, et un chef zélé expédia tout aussitôt une circulaire aux écoles de la principauté pour recommander l'étude du mirliton avant toutes choses, la volonté de Son Excellence étant expresse à cet égard.

Le ministre de la justice ne parlait que de sommes à toucher, ce qui alarma et scandalisa d'abord un peu ses employés, lesquels eurent la crainte que la vénalité du ministre ne se décelât par ces propos financiers. Mais ils finirent par penser qu'il s'agissait plutôt d'augmenter leurs appointements, et cette nouvelle manière d'envisager la question changea en enthousiasme les premières défiances. Encore un ministre dont les dispositions furent publiées, commentées, et, quand on le pouvait, énergiquement prônées!

Le ministre des finances, lui, si attristé d'ordinaire par le problème insoluble de son budget, se trouva d'une gaieté charmante. Il fit venir son trésorier et lui parla pendant une heure, le rire sur les lèvres, de corde, de pendaison, de prison, de gendarme; si bien que le trésorier s'imagina qu'on allait faire rendre gorge à tous les détenteurs de deniers, aux financiers qui profitaient de la détresse du prince et des embarras du peuple, et que ce bruit répandu rapidement, s'il fit pâlir quelques traitants, suscita dans la foule une explosion de bravos.

Le parti des jeunes, qui était bien jeune, se laissa prendre à ces rumeurs.

—Enfin, disait-il, voilà le gouvernement qui va marcher; ce n'est pas sans peine! Comme l'opposition atteint toujours son but! Décidément Marforio est un grand savant!

Lorenzo ne fut pas le dernier à entendre parler des résolutions toutes nouvelles des ministres de son père. Il alla trouver celui-ci. Bonifacio était, comme d'habitude, frais, rose, souriant, assis près d'une fenêtre, occupé à regarder des petits poissons rouges s'ébattre dans l'eau. Par une affinité singulière et qu'il ne s'expliquait pas, depuis quelque temps il s'était pris d'une belle passion pour l'eau claire et pour les bocaux.

Lorenzo interrogea; mais le prince ignorait tout. Un conseil des ministres fut immédiatement convoqué. Les Excellences arrivèrent avec une allure qui ressemblait à l'ivresse. Elles sautillaient et secouaient toutes la tête, comme si, avec la cervelle, on eût enfermé une ruche dans chacun des crânes.

—Eh bien! qu'y a-t-il? demanda Bonifacio; vous avez des façons singulières aujourd'hui, mes chers amis; calmez-vous et causons.

Lorenzo, par faveur spéciale, était souvent admis à l'honneur, d'assister au conseil. Tous les ministres prirent alors la parole à la fois, et la confusion la plus étrange, la plus comique, en même temps que la plus effrayante, signala cette conférence. Le ministre de la guerre croyait administrer l'instruction publique. Le ministre de l'instruction publique parlait de la guerre. Le ministre des finances ne voulait entendre parler que de la justice, et le ministre de la justice cherchait querelle à Bonifacio pour ses dépenses de table.

Non-seulement les rôles semblaient intervertis et les personnalités paraissaient changées, mais chacun des ministres n'avait pas tellement abdiqué son ancien caractère, qu'il ne restât quelque chose, soit dans le geste, soit dans les allures, soit dans les paroles, de son état primitif, et ces restes d'habitude ajoutaient au désordre et à la cacophonie.

—Qu'est-ce qu'ils ont donc? se demandait Bonifacio, dont la placidité se maintenait avec peine au milieu de ce tohu-bohu.

—J'ai peur qu'il ne soit arrivé quelque chose pendant la nuit, disait Lorenzo, qui ne voulait pourtant pas trop alarmer son père sur les inconvénients du système de Marforio.

—J'ai envie de les destituer tous, reprenait Son Altesse. Ils m'ennuient avec leurs bourdonnements et leurs façons d'empiéter sur les devoirs les uns des autres.

—Attendez, mon père, jusqu'à l'arrivée du docteur; lui seul peut expliquer et guérir la fièvre qui les agite.

Nous savons comment Lorenzo, plus ému qu'il ne l'avait laissé croire à son père, alla chercher Marforio; comment celui-ci le suivit en raillant les terreurs du jeune prince; mais nous devons ajouter que le savant lui-même fut un peu abasourdi du tumulte au milieu duquel il tomba.

Les ministres piétinaient en se promenant et ne tarissaient pas; c'était un flux de paroles qui grossissait toujours, comme ces horloges dont le ressort se brise et dont on entend le mouvement se dérouler avec bruit; toutes ces cervelles détraquées avaient un mouvement rapide, bruyant, qui finissait par se communiquer au corps. Les figures étaient pourpres; la sueur perlait sur tous les fronts. Évidemment la folie marquait et prenait ses victimes.

Marforio, en dépit de sa confiance, ressentit quelque crainte. Je dis qu'il eut peur, je ne dis pas qu'il ressentit l'ombre d'un remords. Il tâta le pouls aux différents ministres, essaya de comprendre quelque chose à leurs discours interminables et confondus.

—Quelqu'un est entré dans la salle du trésor, dit-il enfin après avoir réfléchi.

—Personne, dit Bonifacio.

—Et moi, dit Lorenzo, je suis de l'avis du docteur, et je crois, en effet, qu'un imprudent et un traître a osé toucher aux bocaux.

—Si je savais son nom! s'écria Son Altesse.

Lorenzo, par prudence ou par un reste de pitié, n'osa pas livrer encore le nom de Colbertini.

—Qu'est-ce qu'on leur a fait? demanda Bonifacio sérieusement inquiet et en portant les deux mains à son front.

—Parbleu! on a changé les étiquettes et on m'a exposé à changer les cervelles de maîtres.

—Quelle horreur! s'écria le prince; et ce malheur pouvait m'arriver!

—Heureusement qu'il n'y avait personne contre qui l'on pût échanger la cervelle de Votre Altesse.

Cette réponse, que Bonifacio interpréta comme une flatterie, le calma un peu.

—Il faudrait aviser, dit-il.

—Sans doute, répliqua Marforio, quoique au fond, en y réfléchissant, je ne sois pas absolument fâché de l'expérience nouvelle qui m'est offerte.

—Hum! mon cher premier ministre, vous expérimentez trop.

—Laissez faire, monseigneur, il n'y a pas de danger. L'essentiel, n'est-ce pas, c'est qu'ils vivent.

—Sans doute.

—Eh bien! les gaillards m'ont l'air robuste.

—Oui, mais cette fièvre?

—Bah! quand ils parleraient un peu trop! ils gardent depuis tant d'années le silence.

—Sans doute, mais ce charivari?

—Bouchez-vous les oreilles. D'ailleurs, est-ce que Votre Altesse a l'habitude de les écouter?

—Je n'en sais rien; ils n'ont jamais rien dit. Mais comment ne pas les entendre? Et puis, que pensera le public?

—Ce que pensera le public! repartit Marforio, qui avait parfois des accès de pénétration. Il sera enchanté; il vous accusait de gouverner avec des muets; il ne pourra, certes, plus en dire autant. Le public prend le tumulte pour le travail, les paroles pour des faits; il n'aime au fond que le changement, et se soucie fort peu du progrès, pourvu qu'on lui renouvelle de temps en temps ses affiches, ses programmes. C'est un maniaque dont l'estomac ne peut manger qu'une nourriture, mais qui veut qu'on lui change fréquemment les assiettes.

—Hein! Lorenzo, dit le prince ravi de cette boutade, quel homme d'État que ton beau-père!

—Mais que prétendez-vous obtenir? demanda Lorenzo, qui n'était pas aussi prompt que son père à avoir confiance et à se distraire de son inquiétude.

—Je n'en sais rien, répliqua Marforio; mais j'augure bien. Si mon système allait prendre un développement auquel je n'avais pas songé d'abord! Le hasard est le grand initiateur, comme il est souvent le grand secret des triomphes. Est-ce que vous croyez qu'il me serait impossible de donner au même homme plusieurs intelligences à la fois? Du moment que la cervelle consent à n'avoir plus l'importance exclusive que les ignorants de savants lui attribuaient autrefois, pourquoi ne pourrait-elle pas, en voyageant à travers différents crânes, acquérir des idées? Ce sont là des conjectures, mais des conjectures qui reposent sur l'expérience.

—Je ne tiens pas, pour ma part, à apprendre quelque chose, dit Bonifacio.

—Mais, objecta Lorenzo, comment la cervelle, en occupant des places vides, peut-elle acquérir des idées?

—J'attendais cette remarque, dit Marforio. Mon cher, l'intelligence se modifie selon l'espace, l'air et la configuration de la boîte qui l'enferme. Le crâne est le cabinet d'étude, et tout le monde sait que, selon qu'on peut s'étendre, bâiller, se remuer à droite, à gauche, un cabinet vous inspire plus ou moins. Il y a d'ailleurs des habitudes du corps, des dispositions du cervelet qui influent à leur tour sur la cervelle.

—Mais s'ils allaient devenir fous? dit Lorenzo en montrant le ministère tout entier, qui chuchotait, s'agitait, se démenait, en parlant à tort et à travers.

—Il sera toujours temps de les calmer s'ils vont trop loin, dit Marforio.

—Ainsi, mon cher, demanda le prince, votre avis?...

—Mon avis est qu'ils sont bien comme cela, qu'il faut les laisser, que la Providence, en permettant cette confusion, m'a mis sans doute sur la trace d'une nouvelle découverte, et que j'aurai là une nouvelle occasion d'ajouter à la gloire de votre règne et au prestige de la principauté.

Lorenzo, voyant que son père allait consentir à prolonger cette dangereuse comédie, voulut intervenir; mais Bonifacio ne le laissa pas parler.

—Puisque l'expérience est commencée, autant vaut la laisser achever, dit-il. Mon bon Marforio, prends-y garde. Ne donne pas trop d'idées à mes ministres. Ils sont assez amusants dans cette ivresse qui les tient; mais ils font bien du bruit.

—Cela se calmera, répondit Marforio avec autorité; ils ne sont pas encore habitués à ce changement de cervelle.

Lorenzo s'était enfui. Le malheureux prince avait peur de perdre la tête.

—Ah! dans quel cabanon me faut-il vivre? murmurait-il en levant les bras au ciel. O Marta! se peut-il que l'amour le plus pur et le plus loyal ait eu des conséquences si odieuses et si grotesques?

Nous savons déjà que Lorenzo faisait du nom de Marta sa première et sa dernière invocation dans l'embarras; mais, fidèle aux sentiments qui l'avaient fait aspirer à la main de la fille du docteur, le plus délicat des princes et le plus malheureux des héritiers présomptifs ne songeait point à regretter son amour. Il déplorait seulement que le bonheur de la principauté ne fût pas une conséquence de son bonheur intime, et que sa pastorale eût un si fâcheux dénoûment.

Il sentait bien d'ailleurs qu'il n'était pas au bout de ses épreuves. Marforio était infatigable et intraitable. Le docteur devait trouver toujours, même dans les échecs, la confirmation de son infaillibilité. Jusqu'où Lorenzo verrait-il descendre la majesté souveraine dans la personne de son père? Et c'était lui, lui seul, lui Lorenzo, qui avait voulu qu'on donnât le ministère à Marforio! C'était lui qui avait indirectement causé tout ce désordre! Il ne pouvait s'en prendre à personne; et il n'avait, hélas! personne sur qui il pût se venger. Pourtant, en y réfléchissant un peu, Lorenzo se dit que Colbertini, si c'était réellement lui qui avait changé les étiquettes des bocaux, avait une terrible responsabilité à assumer; et comme il fallait que quelqu'un payât pour tout le monde, et même pour Lorenzo, par une logique assez ordinaire de la vie et faite particulièrement pour l'usage des princes il fut convenu que Colbertini recevrait un châtiment exemplaire.

Colbertini, qui avait été pendant plus de vingt-cinq ans ministre, n'ignorait pas la façon de raisonner des souverains; il avait prévu que Lorenzo, quoique parfait relativement, ne renoncerait pas au plaisir de lui faire expier les torts, c'est-à-dire les imprudences du château. En conséquence, après avoir joué à Marforio le tour que nous venons de voir, il s'était prudemment caché, et avait mis en sûreté la fameuse clef de la salle du trésor que l'héritier présomptif avait eu la maladresse de ne pas lui réclamer.

Je sais bien que Lorenzo aurait pu conseiller à son père de faire changer la serrure de la salle en question. Mais on ne s'avise jamais de tout, et si les princes étaient infaillibles, il n'y aurait jamais de dynastie en péril, de catastrophe, de révolution, de restauration, et le monde s'ennuierait bien.

Colbertini se réservait de se montrer au moment critique. Il espérait bien que les sortiléges de Marforio ne prévaudraient pas toujours contre la politique traditionnelle. Il avait rendu par ses intrigues le parti des jeunes fort exigeant, et il pensait que le ministère et Bonifacio lui-même ne résisteraient pas toujours aux exigences de cette opposition. Quant à l'opposition, Colbertini, en fait de nouveautés, pensait lui offrir les vieux programmes et la bercer des vieux contes d'autrefois, rajeunis pour l'occasion; d'ailleurs, rien ne calme et ne désarme un parti comme le triomphe, et on n'en a jamais vu un seul qui ait persisté dans l'inflexibilité de sa ligne après avoir été admis à participer aux affaires.

Tel était le calcul de Colbertini. Pour manquer de grandeur et de générosité, il ne manquait pas de certaines chances; mais, par une inexplicable illusion du pays, par un de ces mirages qui ravissent les peuples, par une de ces utopies qui dépassent toutes les probabilités, le piége tendu à Marforio servait à sa gloire, et le fameux bouleversement des cervelles déterminait une explosion d'espérance et d'enthousiasme dont Colbertini était stupéfait.

Les distinctions à établir entre le génie et la folie sont difficiles dans tous les temps, sous toutes les latitudes et avec tous les caractères; mais dans une principauté comme celle de Bonifacio, elles étaient impossibles; les termes de comparaison manquaient pour le génie, et ils étaient trop fréquents pour la folie: on n'y faisait plus attention. C'est pourquoi les extravagances du ministère, au lieu d'épouvanter le parti de la jeunesse, lui donnaient confiance. On ne parlait que des innovations, des améliorations introduites par les différents ministres.

Tous les soldats se promenaient, un cahier à la main, en épelant leurs lettres. Les factions, déjà si rares, étaient définitivement remplacées par des heures d'étude; et quand les défenseurs de la patrie s'arrêtaient à la porte d'un cabaret, ce n'était que pour le plaisir, purement intellectuel, de déchiffrer l'enseigne.

Les professeurs de l'université (ai-je dit qu'il y avait une université? Je ne sais pas; en tous cas, vous serez bien aise de l'apprendre), les professeurs de l'université se coiffaient sur l'oreille et prenaient des petits airs conquérants les plus belliqueux du monde. On ne rencontrait plus les étudiants que rangés par pelotons, et défilant avec des mirlitons gigantesques. Le mirliton était devenu l'instrument d'Apollon. Le ministre de l'instruction publique avait inventé un mirliton rayé dont l'éclat se faisait entendre à une très-grande distance.

Les financiers, depuis que leur ministre avait troqué sa cervelle contre celle du ministre de la justice, étaient encouragés à l'étude des lois, et cette disposition causait un grand émoi dans la population. Les uns prétendaient que les hommes d'argent trouveraient dans l'arsenal législatif des moyens d'augmenter leurs perfidies et leurs ressources; les autres, au contraire, assuraient que l'étude des lois était l'enseignement le plus moral et le plus utile. Mais ce débat était lui-même un symptôme de progrès; et si les usuriers avaient diminué, l'avantage eût été incontestable; mais c'était déjà beaucoup pour la réalité qu'on pût le contester.

Quant au ministre de la justice, il n'était préoccupé que de la question financière. Il ne voulait pas que les plaideurs payassent les épices, et il contraignait les avocats à indemniser leurs clients du temps qu'ils leur faisaient perdre, de l'ennui qu'ils leur causaient, et du mal qu'ils faisaient penser d'eux en en disant trop de bien. Le peuple applaudissait à ce système; mais les procureurs étaient furieux. Une excentricité fort bouffonne, et qui dépassait réellement le but, était celle-ci: toutes les fois qu'un magistrat dénonçait et poursuivait un délinquant, il était obligé de déposer une grosse somme d'argent, pour que le prévenu, dans le cas où il aurait été injustement poursuivi et où il aurait été victime de dénonciations calomnieuses ou d'un zèle maladroit, fût largement indemnisé.

Le peuple, bien entendu, battait des mains à ce système de précaution et de responsabilité; mais les vieux jurisconsultes hochaient la tête et prétendaient que le métier devenait impossible, et que la justice cessait d'exister du moment qu'on lui imposait l'obligation de n'être jamais injuste.

Mais les murmures, les critiques disparaissaient dans le chœur général. Comme on remuait beaucoup de questions, on paraissait en résoudre beaucoup. Le parti des jeunes était dépassé. Il avait de la peine à coordonner ses idées et à se faire une opinion précise sur ces réformes qui attaquaient tout à la fois; car je ne parle là que des points principaux, et il est bien évident que les ministres touchaient à tout.

Bonifacio s'amusait; il ne se fatiguait pas la tête à comprendre, à prévoir; il regardait, riait des mécontents, souriait aux flatteurs, faisait tous ses repas avec la ponctualité accoutumée, avait supprimé les conseils des ministres depuis qu'il était impossible de s'entendre et de se concerter, et passait précisément aux yeux de ses sujets pour travailler un peu, depuis qu'il avait renoncé à l'ombre même du travail.

Marforio étudiait, et se félicitait chaque jour de cette nouvelle expérience.

—Comment ne l'avais-je pas prévu? se disait-il tous les matins, en remettant les cervelles dans les crânes désignés par Colbertini.

Au bout de quelques jours, quand il fut bien établi que les changements de domicile étaient sans danger pour les cerveaux, et quand la fièvre des ministres se fut en quelque sorte régularisée, le docteur prit plaisir à bouleverser les étiquettes, ou plutôt à les supprimer et à laisser au hasard la distribution des organes qu'il plaçait et déplaçait. Ce fut l'apogée du triomphe pour le savant, le signal d'une recrudescence incendiaire pour l'activité des ministres, et par suite pour la civilisation de la principauté. Les décrets, les mesures, les changements se multipliaient, se succédaient, se contredisaient avec une rapidité vertigineuse.

—Nous allons trop vite, disait parfois Bonifacio.

—Ce n'est que le commencement, répondait Marforio enivré.

Et toute la principauté paraissait piquée de la tarentule. Comme les cerveaux des ministres ne faisaient que transporter les idées dont ils étaient imprégnés, mais ne les augmentaient pas, le mouvement n'était en définitive qu'un déplacement continuel. Ainsi les mirlitons, après avoir été ordonnés aux professeurs, l'étaient aux magistrats qui rendaient la justice sur des airs de tontaine et tonton. Puis, les collecteurs d'impôts venaient à leur tour percevoir les deniers publics en s'accompagnant de ces mélodieux instruments. Chaque ministre, au hasard de la distribution des cervelles, ordonnait, défendait, révoquait ce qu'un autre semblait avoir ordonné, défendu, révoqué la veille. Quelquefois les crânes rentraient en possession de leurs cerveaux légitimes; ces jours-là étaient des jours de repos; mais on eût dit que Marforio s'arrangeait pour qu'ils fussent rares.

Pendant qu'une sorte de délire remuait les destins de la principauté, Lorenzo triste, et ne trouvant pas dans son bonheur l'oubli de ses inquiétudes politiques, ne cessait de demander au ciel, avec de ferventes extases auxquelles Marta s'associait, le retour ou plutôt la venue du bon sens et de la raison. Prière superflue que le ciel ne devait pas exaucer!

On eût dit que la Providence se plaisait à cette débauche de gouvernement et qu'elle encourageait avec ironie cet imbroglio sans issue logique.

Colbertini était le seul qui ne fût pas dupe. Il s'impatientait dans sa retraite, et se mordait les poings à la pensée de voir accepter comme un progrès, comme une marche ascendante, ce piétinement des administrateurs et des habitants de la principauté. Je vais vous raconter par suite de quelle imprudence, en croyant ouvrir les abîmes, il ferma toutes les crevasses du volcan révolutionnaire, et de quelle façon, en voulant se rendre nécessaire, il se rendit inutile. Ce sera d'ailleurs le dénoûment hypothétique, j'allais dire l'apothéose de ce conte instructif et moral.

Je dis le dénoûment hypothétique, parce qu'il est bien constant que rien ne se dénoue dans la vie, et que l'histoire d'un État, si minime que soit ce dernier sur la carte du monde, change, se modifie, mais ne se fixe pas dans un sort invariable. La principauté n'existe plus telle que Bonifacio XXIII l'avait reçue de Bonifacio XXII, et elle a subi bien des destinées contraires; mais le sol y est aussi riche qu'autrefois; les femmes y sont belles comme jadis; on y trouve encore le parti des jeunes et le parti des anciens; mais le parti des jeunes a vieilli, il ne se contente plus des apparences; il n'a plus besoin d'un cuisinier français pour vouloir et pouvoir, et la lutte est beaucoup plus sérieuse qu'au temps passé. Il y aurait donc encore des drames à raconter, si ce récit était une série d'annales, au lieu d'être un épisode; c'est donc pour obéir à une pure hypothèse que je vais terminer par l'exposé de la dernière catastrophe du ministère.


X

Où les ministres font le bonheur du peuple, en n'y travaillant plus.

Tout allait donc sur un rhythme violent dans la principauté; mais l'illusion, loin de décroître, allait en augmentant, et la popularité de Bonifacio avait atteint des limites qui défiaient l'ingratitude. Quant à Marforio, il commençait à vouloir ménager le bon Dieu, dans ces expériences, et se promettait toujours de ne plus tant empiéter sur ses priviléges, dans la crainte d'exciter à la fin son dépit. Ce sentiment était si naïf de la part du bon docteur, qu'on ne saurait y voir un blasphème.

Hélas! Marforio ne se doutait guère que l'impuissance et la vanité de la science allaient lui être démontrées d'une façon terrible par un ignorant!

Un matin, le docteur venait de pénétrer, avec l'air radieux qui ne le quittait plus, dans la salle du trésor, pour procéder à ses importantes fonctions, quand tout à coup il en sortit en poussant un grand cri, et il vint tomber à la porte des appartements de Lorenzo.

L'héritier présomptif, dont le mariage n'avait pas augmenté les occupations et qui avait toujours beaucoup de loisirs, se préparait à sortir avec Marta pour une exploration botanique; il continuait à se perfectionner dans l'étude des simples; comme si ce dût être le meilleur moyen d'apprendre à gouverner les hommes!

Le docteur était étendu par terre sans mouvement. Marta l'aperçut la première et se précipitant sur lui essaya de le soulever, de lui faire respirer des sels, tout en pleurant et en interrogeant par des paroles entrecoupées Lorenzo, qui n'en savait pas plus qu'elle.

—Mon père, mon père, disait-elle en sanglotant, qu'avez-vous? Que vous est-il arrivé?

Marforio se remit peu à peu, et comme Lorenzo avait appelé des valets pour le transporter, il fit signe à son gendre qu'il voulait être seul avec lui. Quand tout le monde se fut éloigné:

—Ah! mon cher Lorenzo, lui dit-il en soupirant, mon dernier jour est arrivé.

—Que s'est-il donc passé? Est-ce une disgrâce?

—Vous l'avez dit, une disgrâce, mais la plus cruelle, la plus inattendue, la disgrâce de la science; je suis déshonoré, je n'ai plus qu'à mourir.

—Vous m'effrayez, dit Lorenzo, qui pensa au fameux système, parlez vite.

—Eh bien! mon enfant, oh! je n'y survivrai pas! Un horrible complot a été tramé contre le prince, contre le ministère et contre moi. On était jaloux de ma gloire.

—Parlez! docteur, parlez!

—Je viens d'aller, selon l'obligation que je me suis imposée, et à laquelle, vous le savez, je n'ai jamais manqué, pour placer les cervelles dans les crânes. J'avais pour aujourd'hui un si beau projet!

—Eh bien! demanda Lorenzo, tout haletant d'impatience!

—Eh bien! je trouve comme d'habitude la porte hermétiquement fermée, rien extérieurement n'annonce l'horrible découverte... J'entre.

—Après! Voyons! Dépêchez-vous.

—Je vais droit à la table où se trouvent les bocaux et...

—Quoi donc? mon Dieu!

—Et je ne trouve plus rien; les bocaux sont vides.

—Même celui...

—Oui, même celui qui avait l'honneur de contenir la cervelle de Son Altesse.

—Vous avez peut-être mal vu, balbutia Lorenzo, qui se sentait pris d'épouvante et qui se retenait au bord de l'abîme.

—Oh! j'ai bien cherché! Alors j'ai compris que c'en était fait de ma gloire, et j'ai cru que j'allais mourir! Oh! mon ami, continua Marforio en tombant dans les bras de son gendre, on va croire que j'étais un charlatan. Voilà mon expérience manquée, mon système devenu la risée des ignorants.

Lorenzo n'osait mesurer toute la profondeur du gouffre que ce vol insigne creusait sous ses pieds. Il entraîna le savant vers la salle du trésor. On fouilla dans toutes les armoires. Les bocaux étincelants, mais vides, semblaient rire, sous les rayons du soleil, aux angoisses des visiteurs. Lorenzo sentit ses genoux trembler; ce bon petit prince héréditaire pleurait sincèrement Bonifacio, et ne songeait guère à inaugurer son règne.

—Mon père, mon pauvre père, dit-il, en se couvrant le visage!

—Hélas! reprit piteusement Marforio, il ne se doute pas du malheur qui lui arrive.

La remarque avait un caractère si affreusement grotesque que Lorenzo surpris et choqué regarda son beau-père.

—Oui, continua le savant, il dort là bien tranquille, sans savoir qu'il ne retrouvera pas sa cervelle au réveil.

—Il dort, balbutia Lorenzo, c'est vrai.

—Parbleu! croyez-vous qu'il soit mort? repartit Marforio, qui trouvait dans cette faible contradiction un petit élément de réconfort.

—Mais s'il vit, tout est sauvé, s'écria le bon prince, qui ne songeait qu'à ses craintes filiales.

—Il vit, tous les ministres vivent; mais ne leur demandez ni réflexion, ni pensée, ni même une parodie d'intelligence; ils vivent comme des automates, sans parole distincte; ils vivront ainsi, quelques mois ou quelques années, je ne sais au juste; car je n'avais jamais pu faire cette dernière expérience.

—Venez! venez! Marforio, dit le jeune prince avec animation, tout n'est peut-être pas perdu.

On se rendit dans la salle où les ministres et le souverain avaient l'habitude de goûter leur sommeil sans conscience. En ouvrant la porte, on entendit un grondement sourd et rhythmé qui attestait l'ardeur avec laquelle les augustes personnages s'acquittaient de leur tâche et faisaient honneur au savant qui les endormait. Lorenzo soupira; ce ronflement candide était l'image de la confiance et de l'innocence. Bonifacio souriait: il s'était probablement endormi avec le sourire qu'il ne devait plus quitter.

Marforio et Lorenzo debout, graves, recueillis, réfléchissaient.

—Il me vient une idée, dit le docteur.

—J'en ai une aussi, ajouta Lorenzo avec un soupir: voyons la vôtre.

—Eh bien, tout peut encore se réparer. Mais quelques sacrifices sont nécessaires. Nous savons par les phénomènes qui se produisent depuis peu que les cervelles convenablement enlevées servent indistinctement aux premiers corps venus. Je vais aller trouver quelques pauvres diables que la pensée importune, des ambitieux qui visent au pouvoir, des philosophes qui rêvent le gouvernement. Je leur offrirai, moyennant une récompense, la possession de la puissance et des honneurs. Je leur ouvrirai le crâne, et j'apporterai ici des cervelles toutes neuves qui seront peut-être bien dépaysées d'abord, mais qui introduiront du moins de la variété dans le conseil.

—Oh! voilà assez d'expériences, dit Lorenzo. Voilà assez de tentatives et de tentations sacrilèges.

—Ah! mon gendre, reprit avec animation Marforio exalté par la perspective d'une nouvelle lutte scientifique, vous doutez de votre beau-père! Vous faites injure à son système!

Lorenzo aurait pu répondre qu'il y avait bien de quoi; mais il suivait avec trop d'attention un projet qui naissait et se développait en lui, pour attacher de l'importance aux récriminations et aux offres de Marforio.

—Pensez donc, mon prince, à l'immense avantage de cette nouvelle combinaison, disait le savant. Les ministres deviennent des passe-partout. Nous leur donnons les idées, je veux dire les intelligences nécessaires au bonheur de la principauté. Le gouvernement devient bien réellement le représentant de l'opinion, puisque, selon les circonstances, nous transvasons dans le crâne des ministres les cervelles des chefs de l'opinion, si ceux-ci consentent, bien entendu. Dès qu'une cervelle aura produit ce qu'on en attendait, on la rendra à son premier possesseur. L'État, pour peu que la mode de ce système prospère un peu, se fonde sur la participation de tous au pouvoir. Mais comme le peuple a besoin de s'habituer aux visages de ceux qui le gouvernent, et pour éviter la confusion des physionomies, autant que pour garder un décorum invariable, les cervelles passeront, mais les ministres ne passeront point.

Marforio, déjà consolé, se frottait les mains devant cette perspective et se voyait déjà le dispensateur de la vie sociale dans la principauté. Son bistouri devenait un sceptre.

Lorenzo, nous l'avons dit, suivait son idée et n'écoutait pas le docteur. Il pensait à Marta, et se rappelant les conseils que cette chère âme, que cette bonté vaillante lui avait donnés souvent, il concevait un projet hardi, qui mûrissait dans sa tête et qui le rendait de plus en plus grave, à mesure que la réalisation lui paraissait vraisemblable. Comme Marforio ne recevait pas de réponse et ne trouvait pas dans son gendre l'enthousiasme sur lequel il croyait pouvoir compter, il lui toucha le coude.

—Eh bien! qu'en pensez-vous? lui demanda-t-il.

—Je pense, dit Lorenzo avec une douce fermeté et un effort visible, que Dieu ne veut pas qu'on empiète davantage sur son domaine. En permettant qu'un ennemi attente à votre œuvre, il nous avertit d'interrompre ces opérations, cette boucherie...

—Boucherie! s'écria Marforio indigné. Ah! mon gendre, vous ne méritiez pas ma fille!

—Excusez-moi, dit Lorenzo, je suis ignorant. Mais j'ai des devoirs à remplir comme prince et je veux les remplir. Tant que mon père a paru agir de sa propre volonté, j'ai dû m'incliner devant ses fantaisies, tout en les regrettant peut-être. Aujourd'hui je crois qu'il est de mon honneur et de l'intérêt de la principauté de me substituer à la pensée morte.

—Dites à la pensée absente et perdue; car enfin on les trouvera peut-être ces cervelles! Si nous les faisions afficher!

—Oh! Colbertini (car c'est lui qui a fait le coup, sans aucun doute), Colbertini doit avoir pris ses précautions. Le traître se sera vengé. Pourquoi ai-je oublié de lui demander la clef?

—Avouez aussi, mon prince, qu'on ne laisse pas la clef de sa maison à l'ennemi qu'on a chassé; vous voulez régner et vous débutez ainsi!

—J'ai eu tort, c'est vrai. Mais le moment est venu de tout réparer, et je sens que je suis à la hauteur de ma tâche. Marforio, promettez-vous de me seconder en toute chose, de garder le plus inviolable secret?

—Et je devrai renoncer à mes expériences? dit le savant avec tristesse.

—N'êtes-vous pas contraint d'y renoncer? De qui obtiendriez-vous l'autorisation de poursuivre vos épreuves? Si vous ne m'aidez pas, je laisse la curiosité, l'indignation publique s'informer et suivre leur cours. Et avec la perte de votre système, c'est l'honneur que vous perdez.

—Oh! sauvons l'honneur de la science avant tout! s'écria Marforio. Que faudra-t-il faire?

—Je vous l'ai dit: me garder le secret et m'aider à entretenir la principauté dans une illusion qui, j'en ai l'espoir, ne sera pas préjudiciable à ses intérêts.

—Oh! oh! l'appétit du pouvoir vous viendrait-il, mon gendre?

—Dites l'appétit du dévouement. Vous m'assurez que les corps étendus là peuvent vivre encore?

—Sans doute; puisqu'ils dorment, ils peuvent s'éveiller.

—Et en s'éveillant?

—Ils auront la même figure, la même allure qu'à l'ordinaire; seulement ce seront de belles têtes, sans cervelles. Pour quelques-uns, ce changement sera insignifiant.

—Et vous croyez qu'à moins de regarder dans la tête, on ne s'apercevra pas de... ce qui manque.

—Pourvu qu'on ne les interroge pas, le vide ne sera pas constaté.

—Eh bien, Marforio, réveillez-les; je penserai, j'agirai pour eux. Mais prenez bien garde que jamais personne ne se doute de la vérité. Il y va de notre honneur, peut-être aussi de la vie.

—Ma foi, mon gendre, cette nouvelle manière d'utiliser la péripétie que ce diable de Colbertini nous a ménagée me plaît assez. Vous allez voir si je suis à la hauteur de votre rôle. Par le Grand Albert, je jure de garder le secret.

Marforio s'approcha des ministres et de Bonifacio, et interrompit leur sommeil. Alors il se passa une chose effrayante, dont Lorenzo garda toujours une terreur profonde. Les corps se levèrent, s'habillèrent, marchèrent, bâillèrent, sourirent, se dilatèrent, ouvrirent la bouche comme pour parler, mais sans prononcer de parole. Le prince voulut prendre la main de son père; Bonifacio se laissa faire et sourit. Par un instinct machinal, le ministère se mit à la suite de son souverain, et ce cortège silencieux, marchant à pas comptés, en frappant les dalles de marbre de la galerie, se rendit à la salle à manger. C'était le premier travail ordinaire de la journée. Comme celui-là rentrait dans l'instinct animal, il fut ponctuellement rempli. Le déjeuner fut grave. Les valets regardaient et ne comprenaient rien à ce silence inaccoutumé. Depuis quelque temps surtout les réunions étaient fort bruyantes. Lorenzo, assis à la droite de son père, commençait sa comédie de prince et mentait pour la bonne cause; il se penchait respectueusement vers Bonifacio, paraissait en recevoir des ordres qu'il transmettait immédiatement.

Vers la fin du repas, une rumeur monta de la rue. Le peuple, secrètement soulevé par Colbertini et ses agents, demandait à voir son souverain. Le bruit avait couru qu'il était malade, mort peut-être, et que les manœuvres de Marforio avaient compromis les jours d'un prince et d'un ministère qui étaient en train de conquérir la popularité.

Lorenzo prit son père par le bras, fit un signe à Marforio et se leva. Tout le ministère, mû comme par un ressort, se leva aussitôt. Les deux princes, suivis des ministres, s'avancèrent vers le balcon. Des acclamations frénétiques les accueillirent. Dès qu'un peu de silence put s'établir, Lorenzo demanda la parole.

—Chers amis, dit-il à la populace, mon père est trop ému de votre touchant témoignage de sympathie pour parler; il me charge de vous remercier en son nom, et de vous annoncer que tous vos vœux seront comblés.

Un frémissement de joie courut dans la foule. Marforio, placé derrière Bonifacio, le poussa légèrement par le haut du corps, et Son Altesse se pencha et salua. Immobiles et roulant de grands yeux, les ministres tenaient la droite et la gauche de leur souverain.

—Oui, continua Lorenzo, les réformes, longtemps ajournées, seront aujourd'hui même exécutées. Les rues vont désormais recevoir un éclairage qui fera du jour le clair de lune de la nuit. (Applaudissements.) Plus d'ordures sur le pavé! Les impôts sur les objets de consommation seront l'objet d'un examen, et tout fait espérer qu'ils seront incessamment abolis.

Les cris de Vive Bonifacio se firent entendre; Marforio lui-même fut violemment acclamé. Quant à Lorenzo, on avait remarqué dans son accent, dans son attitude, une contrainte, un chagrin, qu'on interpréta comme du dépit, et l'on se dispensa de l'associer aux témoignages de gratitude dont le pouvoir était l'objet. Le jeune prince accepta ce premier mécompte comme un augure favorable.

—Tant mieux, dit-il, ils seront plus faciles à tromper.

Le cortège quitta le balcon et se dirigea vers la salle du conseil. Là chacun prit la place qui lui était habituelle. Lorenzo veilla à ce que les ministres ne manquassent de rien, et sortit avec Marforio, en fermant soigneusement la porte, et en ayant soin encore d'emporter la clef. Il poussa même la précaution plus loin. Il tâcha de faire trouver dans une caserne quelques soldats qui n'eussent pas oublié le maniement des armes et qui n'eussent pas vendu les fourniments de l'État, pour acheter des rubans à leurs fiancées; il les fit venir et leur dit:

—Son Altesse travaille et travaillera longtemps. Elle ne veut pas être dérangée; en conséquence, elle vous enjoint de poser une sentinelle à la porte de la salle du conseil. Vous devez empêcher par tous les moyens possibles, même par les armes, qui que ce soit de pénétrer dans l'appartement. Colbertini sera bien fin, ajouta-t-il intérieurement, s'il déjoue ces précautions.

Colbertini n'y songeait guère. La police fut mise à ses trousses; mais il ne faudrait pas conclure de l'inutilité des recherches qu'il se cacha avec, beaucoup de soin. Il avait suivi la manifestation quasi séditieuse dont il était l'instigateur. L'apparition de Bonifacio et de ses ministres au balcon du palais le terrassa.

—Décidément, se dit-il, il y a là-dessous du sortilège.

Il n'osa pas avouer la coupable spoliation qu'il avait commise. C'était un gros attentat, et il pouvait payer de sa tête la cervelle de Bonifacio. Il jugea plus prudent de devancer la justice du peuple, et il partit immédiatement pour la frontière, où l'attendait un capucin de ses amis, auquel il avait promis une part dans le maniement des affaires, si la trame qu'il avait ourdie aboutissait. Il avait eu soin d'envoyer en partant un petit paquet à Marforio. C'était une lettre avec une clef.

«Traître, disait la lettre, tu l'emportes! mais pas pour longtemps! Je vais armer contre toi toutes les foudres célestes. Prie le diable qui t'inspire de te faire échapper à la sainte inquisition.»

Marforio rit beaucoup de ce billet.

—Le sot! dit-il, il se prétend un homme d'État, et il se fâche! il s'avoue vaincu.

Lorenzo, brisé d'émotion, s'était empressé d'aller tout raconter à Marta.

—J'ai menti à la face de Dieu et des hommes, lui dit-il en la voyant, voilà mon métier qui commence. Ah! tu m'aideras de ta sagesse et de tes conseils.

—Je t'aiderai de mes prières et de mon amour, répondit Marta.

La lutte si courageusement entreprise par le prince héréditaire se continua le lendemain et les jours suivants, Dieu sait avec quelles terreurs, quelles précautions infinies, non-seulement sans que rien trahît l'effort généreux de Lorenzo, mais encore avec un succès qui dépassa ses espérances. Il levait, il couchait, il faisait boire et manger son père et les ministres; puis, quand il les avait tous convenablement mis sous clef, il travaillait avec Marta et, suivant les inspirations de leurs deux cœurs, il administrait.

Qu'il commît quelques fautes et que les illusions généreuses de son âme le fissent continuellement tomber dans des pièges et dans des erreurs énormes, je l'admets; mais il y avait une bonne volonté si active et une intention si droite que les fautes portaient en elles leur remède, et que le bien se produisait toujours. Lorenzo, bien entendu, laissait toute la gloire à son père, et le peuple continuait à ne lui savoir gré de rien, au contraire.

Une ère de prospérité commença pour les États de Bonifacio XXIII. Ce fut le plus glorieux moment de son règne. Ce fut à partir de cette époque que ses ministres et lui acquirent les titres dont l'histoire n'a jamais voulu rendre le dépôt. On trouvait à ces hommes sans cervelle tout le génie, toute la maturité qu'on leur eût refusés quelques semaines auparavant. La parfaite dignité avec laquelle ces automates de chair et d'os figuraient dans les cérémonies, ce qu'ils gagnaient en éloquence depuis qu'ils ne parlaient plus, et en sagacité depuis qu'ils ne pensaient pas, combla les vœux du parti des jeunes. Il s'était réjoui de la période bruyante, agissante; il se réjouit davantage encore de cette taciturnité. Bonifacio devint un politique, supérieur à Machiavel. Des sentences, auxquelles Lorenzo n'était pas étranger, commencèrent à circuler. Les uns affirmaient que l'empire du monde appartient aux flegmatiques; les autres se réjouissaient de ce que le règne des bavardages avait cessé. Comme Bonifacio était inabordable et comme il marchait toujours au milieu d'une haie de serviteurs dévoués, il devenait impossible de lui parler. Pourtant des mots profonds et sublimes lui furent attribués. Lorenzo se mettait l'esprit à l'envers pour les inventer.

Sans qu'on touchât à une seule des libertés dont le peuple avait cru jouir jusque-là, parce qu'il les avait gaspillées, l'ordre s'établit peu à peu. Une émulation singulière se manifesta entre le prince et ses sujets. Chacun voulut travailler, puisque le chef de l'État travaillait. Au bout de six mois, Bonifacio passait la revue d'une jolie petite armée, équilibrait les budgets autrement qu'en se servant de quelques belles phrases comme balanciers, encourageait les affaires sans faire tort aux travaux intellectuels, et réalisait... tout ce qu'il n'avait jamais rêvé.

Cette prospérité emplissait de joie et d'un secret orgueil le cœur de Lorenzo.

—Mon gendre, vous êtes un grand homme, lui disait Marforio, un peu moins présomptueux depuis sa déconvenue.

—Que je suis heureuse de t'aimer! lui disait Marta.

—Et quand je pense que le public attribue tout cela aux gros corps qui digèrent là-bas, reprenait le savant.

—Tant mieux, ajoutait Lorenzo en souriant. J'ai tous les profits du pouvoir sans en avoir les inconvénients; je fais le bien et je n'ai pas de louangeurs à récompenser.

Marforio était plus ménagé que Lorenzo par l'ingratitude. On allait même jusqu'à lui attribuer, sinon tout le bien qui s'accomplissait, du moins l'initiative féconde dont on recueillait maintenant les résultats. Mais peu à peu, à mesure que la satisfaction publique s'augmentait, Bonifacio devenait le seul objet d'estime et d'amour. Ce bon roi, si paternel et si recueilli, cette pensée mystérieuse, qui se manifestait par des bienfaits, était l'objet d'un culte qui variait ses formes sans s'épuiser jamais. Les monuments en l'honneur du souverain, les statues, avec ou sans robinets d'eau, décorèrent la capitale.

Quant à Lorenzo, c'était à peine si l'on se rappelait son existence. On n'en parlait que comme d'un jeune prince naïf qui avait fait un sot mariage. Car les peuples les plus démocrates pour eux-mêmes adorent l'aristocratie des unions princières, et sont humiliés d'une mésalliance de leurs chefs, faite souvent pour leur gloire. Ce bon jeune homme, si pur et si poétique, passait pour un nigaud. Il en riait et trouvait une satisfaction véritable et piquante dans cette injustice qu'il avait cherchée. Sa piété filiale, qui n'avait pas de dédommagement à recevoir du côté de son père, s'excitait et s'alimentait encore; et n'ayant ni flatteurs pour corrompre ses inspirations, ni rivaux pour défier son zèle et le porter aux prouesses dangereuses, il continuait à faire le bien tranquillement, loyalement, saintement, pour la seule joie de faire aimer son père et d'être aimé de Marta qui, de son côté, ne restait pas étrangère à l'accroissement de la population et à la consolidation de la dynastie.

Les bons rois devraient être immortels. Mais c'est une question de savoir si la perpétuité ne corrompt pas les plus précieuses vertus, et si les peuples qui se fatiguaient d'Aristide ne se révolteraient pas à la fin contre un souverain immuable dans sa justice comme dans sa durée. Les nations ont un faible et une tendresse pour les princes qui sont bons diables; on n'a jamais entendu dire qu'elles en aient choyé, sous le prétexte qu'ils étaient bons dieux.

Bonifacio XXIII semblait assuré de vivre longtemps, surtout depuis qu'il ne vivait plus, je veux dire depuis que le souci de son intelligence n'effleurait plus l'ombre de son corps; mais, et c'est ici que la fragilité de la science se montre avec éclat, toutes les conjectures de Marforio furent déjouées, et l'on remarqua avec stupeur dans l'intimité du château que la santé de Son Altesse et la santé de Leurs Excellences les ministres déclinaient rapidement. Rien n'était pourtant changé dans la régularité des fonctions automatiques de ces illustres personnages: ils faisaient leurs quatre ou cinq repas par jour avec la même abondance et la même exactitude. Leur sommeil et leurs promenades n'étaient point troublés; ils végétaient dans cette locomotion somnambulique, sans chagrins, sans douleurs. Mais, en dépit de l'excellente hygiène à laquelle ils étaient soumis, on vit leurs yeux s'entourer d'un cercle de bistre, leurs joues devenir creuses, leur taille se courber, leur démarche se ralentir. Marforio crut d'abord à un malaise passager. Mais il comprit bientôt que la mort allait le vaincre, et que sa présomption scientifique était sur le point de recevoir un conseil de modestie.

Lorenzo pressentit ce dénoûment sans douleur; non pas que l'ambition de succéder à son père altérât ses sentiments de tendresse filiale; mais depuis longtemps il portait le deuil secret de Bonifacio, et cet automate sans parole et sans amitié, qui buvait et qui mangeait à côté de lui, lui paraissait une effigie de son père, mais n'était plus son père.

Tout ce qu'on peut déployer de ressources ingénieuses pour prolonger la vie, Marforio l'essaya en faveur du prince et de ses ministres.

—C'est monstrueux, disait-il, ces coquins-là ont fait un pacte avec Colbertini. Puisqu'ils ne pensent plus, de quoi diable peuvent-ils mourir?

Ils mouraient précisément de ne plus penser, et c'était là ce que ne voulait pas reconnaître Marforio. Il avait peine à admettre que la matière, pour s'épanouir et pour durer, eût besoin de l'intelligence; il ne comprenait pas qu'il y a dans l'idée, dans la vie morale, un foyer, la vie même; et de même qu'on voit des corps chétifs se maintenir et persister longtemps au seuil de la tombe, parce que l'énergie de la volonté ou de l'imagination fait peur en quelque sorte à la matière et à la mort, de même on voit les corps les plus robustes s'affaisser et dépérir quand la flamme intérieure ne les soutient et ne les illumine pas.

Bonifacio n'était qu'un cadavre animé, un de ces sépulcres blanchis et mis à neuf dont parlent les Écritures. Ses ministres ne valaient pas mieux.

Marforio se désolait et se démenait; dans les rares circonstances où l'exhibition publique du gouvernement était une nécessité, on fardait Son Altesse et Leurs Excellences; mais ce petit mensonge, ce masque était une ironie de plus et n'empêchait pas l'active décomposition de s'attaquer à ces hauts et puissants personnages.

Le peuple, quand il apercevait son souverain, criait à tue-tête: Vive Bonifacio. Mais si la voix du peuple est la voix de Dieu, elle n'était pas, en tout cas, la réponse du ciel aux questions que s'adressait le docteur.

Au bout de quelques mois, tous les fards, tous les cosmétiques furent impuissants à dissimuler les ravages de la décrépitude. Lorenzo, qui craignait que dans le premier moment de sa douleur la nation ne se portât à quelques excès contre Marforio, faisait répandre le bruit de l'indisposition, puis de la maladie du prince. Les églises furent alors assiégées. On brûla des cierges à tous les saints du calendrier, ce qui n'était pas trop. On fit des pèlerinages à quelques endroits de plaisance où des industriels avaient établi de pieuses guinguettes. Des charlatans s'offrirent avec des remèdes héroïques. On supplia dans des adresses éloquentes le père du peuple de moins travailler. Le parti de l'avenir, qui s'était un peu débandé, se réorganisa et lança contre Lorenzo des brochures et des manifestes, en accusant ce jeune homme égoïste de laisser tout le soin des affaires à son père.

—Ah! les nigauds, disait Marforio, dont l'humeur s'aigrissait visiblement et qui jurait de ne pas survivre à l'échec de son système, ils ne savent pas ce qu'ils disent, et quand ils sauront que c'est vous, mon gendre, qui avez tout fait, tout gouverné!

—Ils ne le sauront jamais, répondait Lorenzo; puis-je avouer, pouvons-nous avouer que nous les avons trompés?

Un matin, les cloches sonnèrent un glas funèbre. C'étaient de belles cloches neuves qui venaient d'être installées et qui passaient pour un cadeau de Bonifacio. Tous les habitants éclatèrent en sanglots et ne remarquèrent le doux son des cloches que pour dire avec désolation que leur souverain ne les entendrait pas.

Quelques heures auparavant, Son Altesse était passée de vie à trépas, sans douleur. Le cadavre était hideux à voir, tant la matière se hâtait de se dissoudre. Mais Bonifacio fut enterré, avec son sourire qui ne l'avait plus quitté.

Les ministres ne valaient guère mieux. Il en mourut un en même temps que le prince; les autres suivirent dans la semaine, comme des serviteurs fidèles. On n'annonça qu'en plaçant des intervalles entre chaque décès cette fin du gouvernement modèle.

Je ne vous décrirai pas les magnificences relatives des funérailles qui furent faites à Bonifacio. Ce fut une date mémorable, et comme les grandes douleurs ne vont jamais sans de grands tiraillements d'estomac, il y eut des repas splendides qui faisaient croire, au premier aspect, que la principauté célébrait une noce.

Lorenzo, pâle et triste, comme jamais prince héréditaire ne le fut au convoi de son prédécesseur (ce dernier fût-il son père), conduisait le sinistre cortège. Marforio, comme premier ministre, était contraint d'y assister; mais, à vrai dire, ce fut ce jour-là que sa charge lui pesa le plus, ou, pour mieux dire, qu'elle lui pesa véritablement. Car c'était quelque chose de plus qu'un prince, fût-il Alexandre, ou César, ou Bonifacio XXIII, qu'il voyait enterrer, c'était tout l'effort de la science, toute la découverte, toute l'œuvre de son génie. Le pauvre savant se disait bien en manière de consolation:

—Si l'infâme Colbertini n'avait pas enlevé les cervelles, peut-être eussent-ils vécu!

Mais il y avait dans ce regret la condamnation même de son système. Car, du moment que les cervelles soutenaient le corps, elles n'en étaient plus l'agent destructeur et pernicieux.

Lorenzo ne fit pas sentir à son beau-père la contradiction formelle qui existait entre ses théories et ses soupirs; il était lui-même aux prises avec de sérieuses difficultés qui allaient mettre encore une fois son courage à l'épreuve.

Le lendemain des funérailles, des placards séditieux furent trouvés apposés au coin des rues, entre les images de la bonne Vierge qui étaient au-dessus et les tas d'ordures qui étaient au-dessous. Dans ces affiches on protestait contre l'élévation de Lorenzo au trône occupé par ses pères. On ne proposait pas à la principauté de se passer de souverain; c'eût été un moyen trop radical et qui ne pouvait venir à la pensée du parti de l'avenir fortement imbu du passé; mais, selon la mode antique des petits États d'Italie, on proposait d'aller patriotiquement offrir l'argent, les récoltes, les soldats et tous les autres biens de la principauté à un vieux souverain étranger, qui, n'ayant absolument aucun droit à l'héritage de Bonifacio, se montrerait sans doute reconnaissant de celui qu'on lui accorderait.

Colbertini était pour quelque chose dans la rédaction de ce programme. Depuis qu'il était tombé du pouvoir, cet homme d'État était regardé comme infaillible; cette erreur est assez commune. Ajoutez qu'il était émigré, et que les peuples, sans pitié pour l'exil, ont une assez grande considération pour la fuite. Le traître se vengeait de ses successeurs et du prince. Il n'osa pas réclamer le payement de la dette contractée envers lui par feu Bonifacio; mais il pensait bien se la faire payer par le prince désigné dans les proclamations.

Lorenzo eût été bien heureux de quitter le palais, d'abdiquer les honneurs; mais il avait des devoirs à remplir, un héritage à réclamer et à défendre; il essaya de résister pacifiquement, de faire des promesses. Mais quelles promesses pouvait-il faire qui ne fussent au-dessous de la réalité dont son père avait si libéralement comblé ses peuples? Quand il parlait d'agir de son mieux, on lui riait au nez, en lui disant qu'il était incapable d'agir mieux et aussi bien que Bonifacio XXIII, dont l'exemple avait été stérile pour lui; il l'avait bien prouvé.

On sait tout ce que ce modèle des fils et des princes modestes, en même temps que des héritiers, aurait pu répondre; mais c'était précisément son silence qui faisait à ses propres yeux sa gloire et son mérite. Il ne voulait pas régner en flétrissant son père. Comment d'ailleurs dire au peuple qu'on l'avait trompé, et l'initier à cette horrible et sinistre comédie que Lorenzo avait jouée? Comment lui prouver que tous ces ministres morts ou mourants étaient des marionnettes?

Lorenzo essaya de lutter en prince; il envoya nettoyer les murailles des placards séditieux qui les couvraient; la révolte armée n'attendait que ce signal. On cria à la tyrannie. Les instincts de ce jeune voluptueux (on l'appelait ainsi parce qu'il s'était hâté de se marier légitimement, au lieu de se contenter des folles amours permises à son âge), les instincts du jeune voluptueux se montraient enfin dans toute leur perversité; et alors, les réverbères que Lorenzo avait fait mettre dans chaque rue furent arrachés et furent lancés comme des projectiles contre son palais; on se servit pour la première fois contre lui des beaux fusils tout neufs qu'il avait fait distribuer à la garde civique. Le sang eût coulé, si Lorenzo, suffisamment édifié sur les sentiments de reconnaissance de la principauté envers son père, n'eût pas renoncé à se faire convaincre davantage des services qu'il avait rendus lui-même sous le nom de Bonifacio XXIII. Il comprit la difficulté du pouvoir monarchique et s'avoua humblement qu'il n'était pas assez ambitieux pour commencer par canonner ses sujets, afin de les forcer au bonheur qu'il se sentait capable de leur procurer.

—Les scélérats! disait Marforio, qui n'était pourtant pas enveloppé dans la disgrâce, je voudrais les pendre tous.

—Ou leur enlever la cervelle, n'est-ce pas? ajoutait Lorenzo.

Non, docteur, continuait-il, ils sont logiques. Les peuples ne se payent pas de conjectures, d'hypothèses; ils ont une ingratitude qui est la condition de leur indépendance; et s'ils subissaient toute une dynastie d'imbéciles, en souvenir d'un bienfait rendu, ils seraient toujours sous le joug. On les dompte par la force, on les séduit par la pompe, on leur plaît par la ruse; mais on les ennuie par la bonne volonté sans apparat. Je ne suis pas un conquérant; j'ai des goûts simples, et je ne peux ni ne veux les tromper. Il est donc juste qu'ils s'imaginent perdre tout à la mort de mon père, dont les œuvres sont récentes, et qu'ils se défient de moi qui ne ressemble pas à mon père.

—Mais, mon gendre, puisque c'est vous qui régniez si bien!

—Ah! voilà ce qu'il ne faut pas leur dire; est-ce qu'ils me croiraient d'ailleurs? Allons! Marforio, prenons-en notre parti. Un acte de violence, un crime d'État, excusable aux yeux de l'histoire, odieux pour ma conscience, pourrait me maintenir. Je ne suis pas assez certain d'être infaillible pour commettre cet attentat.

Le bon Marforio ne comprenait pas ces subtilités.

—Vous ne parlez pas en prince, dit-il, véritablement indigné.

—Je parle en citoyen.

—Tu parles en honnête-homme, dit Marta, en se jetant au cou de son mari.

C'était en effet un très-honnête homme que le prince Lorenzo. Fallait-il attribuer à l'éducation reçue de l'institutrice française, à la lecture de Télémaque ou à sa vocation poétique le développement de ces instincts de candeur et de bonne foi? C'est ce que je ne pourrais affirmer, dans la crainte de suggérer un moyen inefficace aux princes tentés d'être honnêtes. Ce que je puis dire, c'est qu'il aima mieux renoncer au pouvoir que de le revendiquer par la force, et qu'il quitta la principauté sans laisser une goutte de sang derrière lui.

Dès qu'on apprit le départ de ce prince incapable, un hourra salua la délivrance. La générosité même de Lorenzo lui fut imputée à crime. Les peuples révoltés chassent d'ordinaire les princes qui leur résistent et méprisent ceux qui ne leur résistent pas. Un prince qui ne savait pas défendre sa couronne ne méritait pas de la porter. Son horreur de la guerre civile passa pour de la pusillanimité. On alla offrir le pouvoir au souverain étranger dont il a été question. Celui-ci s'empressa de gratifier ses nouveaux sujets d'une partie de ses dettes, et fit peu de jours après son entrée dans la capitale.

Il fut reçu, complimenté par Colbertini, qu'il nomma son premier chambellan, les ministres ayant été supprimés par une mesure radicale qui dut faire tressaillir Bonifacio dans sa tombe; si bien que l'infâme Colbertini eut le droit de porter suspendue à un cordon cette fameuse clef de la salle des trésors qui lui avait permis enfin d'accomplir sa vengeance.

Quant au parti de l'avenir, le nouveau souverain qui lui devait sa couronne s'empressa de le disperser et de le menacer du carcere duro s'il se reformait jamais.

Comme il avait mal agi par pur patriotisme, il dut sans doute se déclarer satisfait de cette récompense.

Lorenzo était exilé; mais il avait avec lui l'amour et la liberté, et cela suffisait pour lui redonner une patrie idéale. Il emmena le bon Marforio et vint en France, où le sol est particulièrement hospitalier pour les princes exotiques. Au surplus, ce titre de prince, Lorenzo le laissa sommeiller; il était pauvre et avait besoin de travailler: les prétentions héréditaires n'étaient plus de mise. Il étudia, devint en quelques mois un naturaliste des plus distingués, publia plusieurs mémoires, concourut dans des luttes scientifiques et conquit plusieurs fois des couronnes qui ne changeaient rien à l'équilibre européen. Il ne faut pas croire, toutefois, qu'en quittant la principauté, Lorenzo eût renoncé à son affection pour elle. Il sembla, au contraire, qu'il l'aimait mieux depuis qu'il l'avait perdue. Il y songeait nuit et jour, et s'il s'efforçait de s'instruire, s'il appliquait toute son âme à former le cœur de ses enfants, c'est qu'il pensait qu'en cas de retour il fallait rendre à son pays des citoyens dévoués qui eussent tout oublié et tout appris.

Marforio continua de poursuivre des chimères; mais il remarqua que le sol de la France les rend plus fugitives; il renonça à expérimenter sur les cervelles, les Français préférant de beaucoup les fêlures naturelles du crâne à celles que le docteur pouvait pratiquer; il se résigna à de moindres problèmes et borna son ambition à la quadrature du cercle et à la pierre philosophale.

Lorenzo vécut heureux. La patrie absente donnait à son bonheur domestique cette mélancolie, cette tristesse qui met au frais, pour ainsi dire, les parfums de l'âme et les empêche de s'évaporer. Il eut des enfants beaux comme Marta et bons comme lui. Il s'appliqua à leur donner une conscience droite et inflexible, le sentiment de l'honneur et la passion du devoir; il leur apprit qu'ils étaient princes, et leur raconta son histoire, pour les préserver des vaines ambitions. Peut-être eut-il un tort que je dois confesser pour lui, et dont il ne se repentit pas en mourant: il éleva ses fils dans des utopies et leur persuada, par exemple, que les peuples sont les maîtres de leurs destinées, que les princes ne sont pas indispensables à la prospérité des États, et que la justice et la liberté sont plus nécessaires que le pain et les fêtes du cirque. Ces paradoxes, qui faisaient doucement calomnier Lorenzo par son entourage et l'accuser de républicanisme, ont malheureusement porté leurs fruits et semblent condamner les enfants de Lorenzo à un bien long exil, car ils ont juré de ne rentrer dans leur pays que quand l'Italie serait libre des Alpes jusqu'à l'Adriatique.


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