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L'île des rêves: Aventures d'un Anglais qui s'ennuie

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—Vous avez raison, madame, lui dit-il avec tristesse, nous n'avons pas encore assez souffert, la mort nous unissait, la vie nous sépare. Adieu.

Il fit un pas pour sortir; mais s'arrêtant tout à coup:

—C'est pourtant un plus grand sacrilége de vous abandonner à une existence odieuse! Ah! si Gottlieb était là, je le prendrais pour juge entre lui et moi!

—Eh bien, dit Gertrude, avec une énergie placide qui étonnait, après la longue syncope dont elle sortait à peine: conduisez-moi à mon mari.

—Quoi! vous voulez?...

—Je veux qu'il sache que pendant qu'il m'abandonnait, vous me sauviez; que, quand il fuyait, vous accouriez, et que pouvant fuir ensemble, nous avons respecté les droits d'un homme qui ne les respectait plus lui-même, et fait notre devoir, quand même.

—Gertrude, y songez-vous?...

—Je ne veux pas que M. Gottlieb apprenne par d'autres que par moi ce qui s'est passé. Je veux que dans la solennité de cette nuit, mon cœur soit compris par vous et par lui. Après..... je pourrai mourir. Monsieur Wolff, appelez Marguerite.

Wolff alla chercher la vieille servante.

—Croyez-vous aux miracles, lui dit-il?

—Je crois en Dieu, répondit-elle.

—Eh bien, entrez et voyez.

Marguerite fut éblouie comme par une vision, en apercevant Gertrude debout, au milieu de la chambre, dans sa toilette de mariée. Elle crut à un mirage, à un sortilége, mais quand elle sentit dans les siennes les mains de la jeune femme; quand elle put l'embrasser; alors il fallut bien se rendre à l'évidence et remercier Dieu.

—Ah! je savais bien que j'avais trouvé les bonnes prières pour attendrir le ciel, s'écria la pauvre femme, dans un accès de pieux orgueil.

Wolff sourit.

—Ma bonne Marguerite, dit Gertrude, une autre fois, ne sois pas si prompte à me croire morte.

—Vous l'étiez! n'est-ce pas, monsieur Wolff? répliqua Marguerite.

—Eh bien! je pourrais l'être encore, de la même façon, sans que ce fût pour toujours. J'ai le secret de ressusciter. Marguerite, où est M. Gottlieb?

—Dans la maison du faubourg, sans doute.

—C'est bien, dit Gertrude; c'est là, en effet, que doit avoir lieu notre première rencontre. Venez, monsieur Wolff.

Et madame Gottlieb, s'enveloppant du voile qui avait été placé sur sa tête, fit quelques pas pour sortir.

—Où allez-vous ainsi, à pareille heure et dans ce costume? demanda Marguerite.

—Je vais retrouver mon mari, répondit Gertrude. Je vais le consoler, ajouta-t-elle en souriant.

—Mais vous êtes si faible.

—M. Wolff m'accompagnera jusque-là. Ne sois pas inquiète, Marguerite, et attends-nous!

Marguerite n'essayait plus de comprendre. Les émotions de la journée et celle qu'elle venait de ressentir par surcroît l'étourdissaient et l'accablaient. Elle tomba dans un fauteuil, et dit avec un soupir de lassitude:

—Jésus, Marie! que vais-je encore voir cette nuit!

Madame Gottlieb, affermissant son pas, descendit l'escalier et sortit de la maison, appuyée au bras de Wolff. La nuit était belle et douce, on était au printemps; la lune éclairait, et répandait comme une tenture argentée au-devant de Gertrude; une brise légère soulevait les extrémités de son voile et les faisait flotter comme des ailes.

—L'air des vivants a encore des douceurs pour moi, dit la jeune femme. Je respire plus à l'aise: je crois, monsieur Wolff, que je suis guérie!

Wolff ne répondit rien. Il pensait que la route n'était pas longue à parcourir; qu'ils seraient bientôt arrivés à la maison du faubourg; que M. Gottlieb reprendrait son bien, et qu'il se retrouverait seul, lui, avec son amour et ses regrets.

—Voyez donc, monsieur Wolff, comme les étoiles sont éclatantes! disait Gertrude; quelle nuit! Dans quelle étoile serais-je allée, si j'étais morte? Vous qui êtes un savant, vous me direz cela.

Wolff cherchait vainement des mots. Il regardait les étoiles avec Gertrude et soupirait. Son cœur battait dans sa poitrine; encore quelques minutes, et il devait laisser échapper pour jamais le rêve qu'il escortait.

On arriva à la petite maison du faubourg.

—M. Gottlieb dort peut-être, dit Wolff avec ironie; nous allons le réveiller.

—Ne le calomniez pas, répondit Gertrude avec douceur; lui aussi souffre beaucoup, je le sais.

—Eh bien! voilà une visite qui va le consoler, reprit Wolff avec un accent dans lequel on sentait une fureur sourde. Et saisissant le marteau de la porte, il frappa deux coups avec violence.

—Vous frappez comme pour réveiller un mort, dit Gertrude.

—Je frappe au nom d'une morte et à la porte d'un tombeau.

Gertrude ne répondit rien. Des pas se faisaient entendre; on vit briller une lumière par le trou de la serrure.

—Il hésite à ouvrir, murmura Wolff; il a peur.

Mais comme s'il eût voulu démentir cette assertion, M. Gottlieb, qui en effet avait peur et se consultait, ouvrit résolument la porte, en avançant sa bougie, sans doute en guise d'arme offensive, au moins, contre les visions et les fantômes.

A la vue de sa femme, qu'il croyait étendue dans son cercueil, M. Gottlieb poussa un cri sourd; sa figure se contracta; jamais l'épouvante ne mit une empreinte plus rapide, plus énergique sur un visage. Il voulut parler, recula jusqu'au milieu du couloir, en agitant ses mains, et tout à coup tomba foudroyé.

Gertrude s'élança; Wolff ramassa la bougie échappée aux mains de M. Gottlieb. L'ancien joaillier étendu sans mouvement râlait sur le carreau.

—Un médecin! s'écria Gertrude, qui souleva la tête de son mari.

Wolff courut réveiller un médecin dans le voisinage. Celui-ci vint en toute hâte et fut assez surpris de trouver M. Gottlieb dans le couloir de sa maison, la tête appuyée sur les genoux de madame Gottlieb, couronnée comme au jour de ses noces et vêtue de blanc. Il tenta une saignée sans résultat, et porta avec l'aide de Wolff le corps de l'ancien joaillier sur un lit.

Le lendemain, tout le monde sut dans la ville que M. Gottlieb était mort de peur et qu'il croyait aux revenants.

—C'est étonnant! disait-on; lui, un esprit fort!

Il est vrai que c'était M. Gottlieb qui avait répandu sur lui-même cette opinion, à laquelle il donna lui-même un éclatant démenti.

Wolff n'eut pas de remords. Gertrude en ressentit de véritables; mais elle n'avait pas besoin de faire absoudre ses intentions, qui avaient été pures, et comme, en définitive, les actes ne sont pas responsables, aux yeux de la morale, des conséquences qui se produisent contrairement aux intentions, la conscience de madame Gottlieb finit par s'apaiser.

Gertrude et Wolff ne sont pas mariés; mais ils le seront dès leur retour, car ils voyagent. La vieille Marguerite les attend dans une jolie maison qu'on prépare pour eux. Ils ne veulent pas habiter la maison où Gertrude a failli mourir, ni la maison où M. Gottlieb est mort. C'est déjà bien assez pour leur délicatesse d'user de la fortune du joaillier, qui se trouva léguée à sa veuve par un testament en bonne forme.


COMMENT L'ILE DES RÊVES PERDIT SES HABITANTS.

—Telle est, dit Frantz en terminant, la véridique histoire d'un jeune homme qui ne s'appelle pas Wolff, avec une jeune femme qui ne s'appelle pas Gertrude. Excusez les fautes du narrateur. Il est bien fâché que son récit ait de l'analogie avec Roméo et Juliette et avec toutes les histoires de mortes ressuscitées; mais il se flatte que, sur un point pourtant, on voudra bien reconnaître de l'originalité à son histoire; c'est sur le respect du devoir, au détriment de la passion, respect qui, heureusement pour la morale, trouva sa récompense dans la fin dramatique de M. Gottlieb, qui porte, bien entendu, un autre nom dans la réalité, c'est-à-dire sur son épitaphe.

—Ce dernier trait est cruel, dit Stanislas Robert. C'est bien assez de la pierre qui clôt le sommeil de monsieur... Gottlieb, sans ajouter cette épigramme.

Pendant le récit de Frantz, madame Carolina Brenner avait tenu les yeux baissés; et une rougeur très-vive couvrait son visage.

—Ainsi, dit madame Vernier, les héros de l'histoire en question sont...

—Je m'oppose, s'écria Ottavio, à ce qu'on insiste pour forcer la modestie de M. Frantz à des détails et à des aveux qu'il a bien le droit de se réserver. Nous sommes ici pour raconter et non pas pour nous confesser.

—Je me suis bien confessée, moi! dit madame Mendez.

—Croyez-vous que la confession soit complète? demanda sir Olliver à la belle Espagnole.

—Oui, monsieur; que manque-t-il à votre curiosité?

—Rien, ou peu de chose: je voudrais savoir ce que vous pensez de l'histoire de la belle Gertrude et du jeune Wolff?

—Je vous comprends. Vous voulez savoir si la femme qui a sacrifié le devoir à ses passions sait rendre justice aux âmes héroïques qui sacrifient les passions au devoir rigoureux? Eh bien! soyez satisfait. Je m'incline, je m'avoue dépassée. M. Frantz aura achevé d'éclairer ma conscience.

—C'est un service que personne ne lui demandait, dit madame Vernier, avec un petit sourire ironique et en regardant Stanislas Robert.

—Qu'en savez-vous, madame? reprit la señora Mendez, avec un incomparable accent de fierté.

—A quoi bon ce débat! dit vivement le peintre; l'histoire de notre ami Frantz est fort touchante et passablement morale. J'y trouve cette vérité: c'est que l'amour est agréable à la Providence et que le mariage a souvent tort, aux yeux même de l'éternelle sagesse.

—Voyez-vous ce que c'est que le sophisme! dit Frantz en se récriant; M. Robert va nous prouver le contraire de ce que j'ai démontré.

—C'est que tout est vrai dans les histoires du cœur, dit Ottavio, et que chacun y trouve ce qu'il y met.

—En somme, dit sir Olliver, ce conte nous démontre une fois de plus l'inconvénient des inhumations trop précipitées.

—C'est-à-dire, ajouta madame Vernier, que ceux qui ont la fatuité de se croire morts vivent souvent fort bien.

—Prenez garde, milord, dit Stanislas Robert, dont l'humeur s'aigrissait sensiblement, ceci me semble une allusion directe, et une flèche à l'endroit de la cuirasse de pierre que vous portez sur l'estomac.

Sir Olliver sourit.

—Ne serait-ce pas l'occasion d'obtenir de milord l'accomplissement de sa promesse? reprit Ottavio. Nous nous sommes tous exécutés. Je propose de mettre sir Olliver en accusation, s'il hésite un jour de plus à remplir les engagements qu'il a pris envers ses sujets.

—Mes sujets sont de mauvais sujets, répondit l'Anglais en souriant. S'ils me forcent à remplir mon programme, je déclare le gouvernement impossible, et j'abdique.

—Soit, interrompit madame Vernier, abdiquez; mais alors, vous retombez dans la foule, et vous devez le payement de l'impôt, au profit de la communauté.

—Allons, je vois que je n'échapperai pas, reprit l'Anglais. A demain donc, mesdames, le récit assez peu circonstancié de mes aventures.

Sur ces mots, chacun se leva pour la promenade. Il n'était personne qui ne fût ému. Frantz et Carolina avaient sans doute à repasser entre eux, à vérifier et à rectifier les détails du récit du jeune Allemand. Ottavio marchait toujours avec son rêve. Madame Julie Vernier, qui, sans en parler à personne, s'était mise à la recherche des quelques mots anglais qu'elle eût appris autrefois, avait besoin de solitude pour étudier sa leçon, avant de demander un examen et une interrogation à sir Olliver. Ce dernier, qui perdait de jour en jour de sa misanthropie et qui commençait à trouver que la vie avait encore quelques bonnes promesses à faire, était allé mesurer et écorner les provisions. Stanislas resta seul avec Dolorida Mendez.

—Ne vous éloignez pas, madame, lui dit-il avec émotion.

—Est-ce que vous auriez un récit particulier à me faire? demanda l'Espagnole. Ce serait un vol à la communauté, je vous en préviens.

—Non, madame, répondit le jeune peintre; je n'ai rien à vous dire que vous n'ayez deviné. Est-ce pour flatter cet Allemand sentimental que vous lui avez avoué votre prétendue conversion?

—Je hais trop les flatteurs pour aimer la flatterie, repartit Dolorida. J'ai dit, comme toujours, la vérité.

—Ainsi, vous retournerez en Espagne?

—Probablement, monsieur.

—Pourquoi dites-vous probablement?

—Parce qu'il est possible que nous ne sortions jamais de cette île, ou bien que, sortant, nous soyons exposés à d'autres naufrages plus dangereux. L'onde est perfide.

—C'est ce que Shakspeare disait aussi de la femme.

—Shakspeare avait raison; mais je ne vois pas ce que son épigramme peut avoir à trancher ici.

—Vous feignez de ne pas comprendre, Dolorida?

—Eh, monsieur! laissez-moi feindre, repartit résolûment l'Espagnole. Mais non, puisque vous m'y contraignez, parlons sans parabole. Vous êtes un honnête et loyal compagnon d'infortune. Vous avez du cœur, de l'intelligence; je ne doute pas que vous n'ayez un grand talent. Mais que prétendez-vous? tromper cette inquiétude qui m'agite et qui m'a suivie sur cette terre lointaine? donner un indestructible aliment à ce feu qui me consume? Vous voulez, parce que vous avez aussi brûlé vos lèvres à quelques-unes des passions qui me dévorent, vous charger de mon repos? Ce serait une téméraire entreprise, mon ami, qui ne profiterait à aucun des deux. Vous gagneriez mon mal, et la paix que vous m'offrez ne me tente pas assez. Oh! ne m'interrompez pas. Je pourrais peut-être vous aimer; mais cet amour deviendrait pour tous deux le châtiment de notre imprudence. D'abord, si peu que je tienne à M. Mendez, c'est, croyez-le bien, un fâcheux et inquiétant souvenir que celui d'un honnête homme qu'on a quitté parce qu'il a été généreux, et qu'on abandonne, parce qu'il a été confiant. J'ai cru que l'oubli était possible. Mais je sens que le remords peut devenir pour moi une passion à laquelle je m'intéresserai comme au jeu. Ne troublons pas davantage le cours de nos deux existences. Vous êtes jeune, vous reviendrez en France, mûri par les voyages, fortifié, bronzé par l'expérience, et j'aurai été peut-être une goutte d'acide dans le bain de cuivre que votre âme aura subi. Moi, je retournerai en Espagne, je me soumettrai humblement au devoir. Ces deux amoureux naïfs m'ont donné un bon conseil. Si le devoir me pèse trop, c'est que décidément j'aurai été mal élevée et que je ne mérite ni l'estime, ni le pardon d'un honnête homme; alors, j'irai dans un cloître, ou bien je verrai s'il a plu dans le Mançanarez.

—Ah! quel amour serait le vôtre! s'écria Robert.

—Voilà une exclamation que je voudrais entendre proférer par mon mari, dit Dolorida avec un superbe sourire.

—Se peut-il que vous l'aimiez un jour! dit le peintre.

—Je ne sais si cela se peut; mais je souhaite que cela se puisse.

—Je vous suivrai, madame.

—Vous aurez tort, mon ami; car ma porte, là-bas, en Espagne, ne ferme pas seulement à clef, elle ferme aussi à deux verrous.

—Mais hier, mais les jours précédents, vous sembliez m'encourager.

—Des reproches? reprit avec hauteur Dolorida. Si j'ai été coquette, j'ai eu tort et je vous en demande pardon. Allons, monsieur Robert, donnez-moi la main; soyons amis; c'est la seule façon de nous revoir un jour. Mais ne nous aimons pas autrement. Je mets ma fierté à rentrer chez mon mari la tête haute.

—Vous n'y resterez pas, je vous en préviens.

—Que vous importe! vous savez où j'irais en sortant. Assez sur ce point, mon ami. Cette île est déjà trop peuplée et les médisances commencent à y courir. On va dire du mal de nous dans le voisinage, si nous continuons.

Stanislas Robert vit bien que tout était fini; qu'il se fatiguerait vainement à insister; il soupira, salua l'Espagnole et alla confier ses chagrins à son ami Ottavio.

Les aventures de sir Olliver alléchaient vivement la curiosité; aussi, le lendemain, mit-on un empressement, plus grand encore que les jours précédents à se trouver à l'endroit ordinaire du Décaméron.

—Voyez, mesdames, quelle coquetterie l'île des Rêves déploie pour écouter son souverain, dit madame Julie Vernier. Jamais les arbres n'ont été si verts, et il me semble que les perroquets font silence.....

—Alors, taisons-nous, interrompit assez brusquement madame Mendez qui sympathisait de moins en moins avec la jeune Française.

Madame Vernier ne répliqua pas; mais elle regarda madame Mendez avec cet indéfinissable sourire de dédain qui sera toujours la meilleure revanche et la plus spirituelle réponse des Parisiennes.

—Mesdames, dit sir Olliver qui s'était habillé et ganté comme s'il eût dû monter à la tribune du parlement, je vais vous raconter sans réticences.....

—Diable! il faudrait peut-être des réticences, dit Stanislas Robert, qui ne s'amusait plus du Décaméron.

—On n'interrompt pas l'orateur, s'écria madame Vernier, laissez parler sir Olliver. Milord, continuez.

—Mesdames, je vais vous raconter sans réticences.....

A ce moment, une formidable détonation fit tressaillir tout l'auditoire.

—C'est le canon! un navire! un navire!

Et tout le monde de courir vers le rivage. Sir Olliver ne bougea pas; il mit seulement son lorgnon dans l'œil et essaya d'apercevoir quelque chose à travers les branches.

—Eh bien! vous ne venez pas, milord? lui dit Ottavio, en se disposant à rejoindre toute la colonie.

—Non; je veux savoir auparavant si c'est le capitaine Michel; car si c'était le capitaine Michel, mon capitaine, à moi, je ne partirais pas.

—Espérons que ce n'est pas lui, milord; et Ottavio descendit vers la plage.

Ce n'était pas le Cyclope, mais bien le navire qui avait, quelques jours auparavant, déposé dans l'île, pour cause d'avarie, les personnages de ce récit, moins sir Olliver. Je ne peindrai pas les cris, les acclamations qui accueillirent le canot du capitaine.

—Enfin! disaient Frantz et madame Carolina Brenner, qui pensaient à l'Allemagne.

—Quel bonheur! murmurait Stanislas Robert, qui voulait appeler l'île des Rêves l'île des Déceptions.

—Dieu soit loué! répétait la señora Mendez qui trouvait dans l'arrivée du vaisseau l'avantage d'affermir plus rapidement dans sa résolution.

Ottavio ne disait rien, mais il dévorait l'étendue, comme s'il eût suffi d'un regard pour arriver à l'extrémité de l'horizon.

—Sauvés, mon Dieu! sauvés, répétait à chaque instant la Française.

—Eh bien, comment va la santé? demanda le capitaine à ses naufragés.

—Mais vous voyez que nous n'avons pas dépéri, répondit madame Vernier.

—Nous nous sommes même multipliés, ajouta Robert. Vous nous avez débarqués six, vous nous reprendrez sept.

—Comment? dit en riant le capitaine.

—Il paraît que l'île produit des Anglais. Vous l'ignoriez donc?

—Farceur!

—Demandez plutôt à ces dames!

Tout en discourant, on était avancé un peu dans l'île. Sir Olliver apparut alors, assis au même endroit, impassible, lorgnant toujours, la bouche encore ouverte par les mots qu'il avait laissés passer.

—C'est ma foi vrai, dit le capitaine. Quel est ce monsieur?

—Le roi de cette île, comme nous avons l'honneur de vous le dire, capitaine.

—Il n'a pas l'air féroce.

—Oh! nous l'avons apprivoisé.

—Comment?

—En lui racontant des histoires.

Le capitaine aimait à rire; il en profita pour rire à grands éclats.

—Ah ça! messieurs et mesdames, dans une heure nous nous embarquons. Vous ne vous êtes pas trop ennuyés, hein?

—Non! non! répondit-on de toutes parts, avec une petite moue un peu douteuse.

—Ma foi, capitaine, il était temps que vous vinssiez, dit Ottavio; les rapports devenaient fort diplomatiques, et un peu plus, conflagration générale! Quant au vieux monde, il nous a paru à tous beaucoup moins laid, depuis que nous y avons songé dans la solitude; chacun de nous le reverra avec plaisir.

On s'était approché de sir Olliver.

—Milord, dit Ottavio, ce n'est pas le capitaine Michel.

—Alors je pars, répondit l'Anglais en se levant.

Au bout d'une heure, tous les préparatifs d'embarquement étaient terminés; les approvisionnements et les ustensiles de sir Olliver furent soigneusement emballés par lui; quand il eut fini, l'Anglais tira Stanislas Robert à l'écart:

—Je voudrais vous demander un conseil.

—Parlez, milord.

—Je voudrais bien épouser madame Vernier.

—Tout de suite? c'est impossible. Avant l'arrivée du capitaine, je n'aurais pas dit non; mais, maintenant, la société officielle est représentée, il faut plus de formalités.

—Vous plaisantez; je veux seulement dire que je l'épouserai quand nous serons en Angleterre ou en France.

—Eh bien! alors, pourquoi m'en parlez-vous maintenant?

—C'est pour avoir votre avis.

—Mais il me semble que celui de madame Vernier importe davantage.

—Non, vous êtes de bon conseil.

—Pour les autres, peut-être, répondit avec un peu de mélancolie le jeune peintre; mais pour moi, non. Eh bien! milord, si le cœur vous le dit, épousez madame Vernier.

—Oh! je suis bien aise que vous soyez de cet avis.

—Et si je n'avais pas été de cet avis?

—J'aurais agi de même, mais j'en aurais été contrarié.

—Je m'en doutais! milord, vous cessez d'être excentrique; vous faites comme tout le monde.

—Et vous croyez que madame Vernier consentira?...

—J'en suis sûr. Au surplus, vous allez être fixé.

Sir Olliver et Stanislas Robert se rapprochèrent des dames.

—Madame Vernier, demanda le peintre, allez-vous toujours en Australie?

—Je n'en sais rien, répondit la Française, cela dépend...

—Est-ce que vous n'aimeriez pas mieux vous perfectionner dans la langue anglaise? voilà milord qui vous offre...

—Des leçons?

—Non, sa main.

—Vous avez une façon de brusquer les dénoûments, reprit en riant madame Vernier.

—Ne nous avez-vous pas dit que votre existence avait été un vaudeville jusqu'ici? Eh bien! nous la terminerons comme un vaudeville.

Madame Vernier sourit et tendit son ombrelle à sir Olliver:

—Tenez, milord, portez-moi cela!

C'était un aveu; sir Olliver devint aussi rouge que ses cheveux.

Stanislas s'approcha de madame Mendez:

—Vous le voyez, lui dit-il à demi-voix, Frantz et Carolina, sir Olliver et madame Vernier, deux couples! quatre heureux! il n'y a qu'à nous que l'île des Rêves n'aura pas porté bonheur.

—Ingrat! N'est-ce donc rien que l'amitié? répondit Dolorida.

—Tu te plains! Et moi, dit d'une voix profonde Ottavio, qui avait entendu, que dirai-je donc? moi que personne n'attend, moi qui nourris dans mon cœur un amour impossible, une chimère, moi qui n'ai plus de patrie, même dans mon pays!

—Oh! toi, tu as l'espoir de te faire tuer, un de ces jours, pour la liberté!

—Eh bien! nigaud, fais de même et viens avec moi! Cette passion en vaut bien une autre!

Sir Olliver tenait à laisser de ses nouvelles au capitaine du Cyclope. Il se fit donc aider par le jeune peintre, et il plaça dans l'endroit le plus apparent du rivage une perche avec une enveloppe gigantesque à l'extrémité.

Tout le monde descendit dans le canot, et quelques instants après, le Décaméron, avec armes et bagages, s'installait sur le navire.

—Dites donc, monsieur le capitaine, demanda madame Vernier, il ne nous arrivera plus d'accidents en route, j'espère? Votre coquille est solide?

—J'en réponds, madame.

—Tant mieux! dit madame Vernier; car vous portez mon cœur et sa fortune!

—Tant pis! dit sir Olliver; je ne serais pas fâché d'avoir l'émotion d'un second naufrage.

—Si ce sont des émotions qu'il vous faut, milord, je vous en donnerai, n'ayez pas peur, répondit la jeune veuve.

Milord, complétement rassuré par cette menace, qui comblait ses vœux, daigna rire tout à fait. Le vaisseau leva l'ancre, et bientôt l'île des Rêves disparut à l'horizon.

Le lendemain, presque à la même heure, un autre navire s'approcha de la côte, mais sur un point différent. Il ne donna pas de signal, il ne tira pas le canon. C'était le Cyclope.

—Mes enfants, dit le capitaine Michel, pas de brutalité: essayons de surprendre doucement milord dans ses méditations.

Bientôt, un canot dans lequel Michel, Pharamond et quatre matelots prirent place, se détacha du navire et vint s'amarrer aux grands arbres qui plongeaient leurs branches dans l'Océan. L'équipage sortit avec précaution, se glissa dans l'île, qu'il se mit à explorer avec soin. Mais sir Olliver était invisible. Bientôt des traces se firent remarquer.

—Dites donc, capitaine, il est venu de la société ici, dit Pharamond. Si ce sont des voisins en visite, sir Olliver a dû passer un mauvais quart d'heure.

Michel pâlit.

—Allons donc! c'est histoire de rire, ce que je dis là. Ah ça! il s'est donc enterré, s'il s'est tué, cet animal d'Anglais!

Et Pharamond, autorisé à faire du bruit, se mit à rivaliser de son mieux avec le chant du coq ou le bêlement du mouton. Mais les échos seuls répondirent aux accents de Pharamond.

—Est-ce qu'il serait devenu sourd? dit le matelot.

Michel était triste; il craignait que sa mystification n'eût eu un dénoûment plus sérieux qu'il ne l'avait prévu. Comme on s'approchait du rivage, la perche dressée dans le sable, avec son papier, se révéla aux regards.

—Capitaine, voilà un renseignement, dit Pharamond.

On enleva la lettre, qui portait pour suscription: Au capitaine Michel. Voici ce qu'elle contenait:

«Sir Olliver Brandon, etc., etc., etc. (Suivaient deux lignes de titres et de dénominations), a l'honneur de vous faire part de son mariage avec madame veuve Louise Vernier.

«P. S. Sir Olliver est désolé de ne pouvoir inviter tout l'équipage du Cyclope à son repas de noce. Il regrette notamment de ne pouvoir donner au matelot Pharamond, dont il a pu apprécier la gentillesse et les bonnes manières, une boîte de bonbons. Il compte bien se dédommager à la première rencontre.»

—Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Michel assez surpris.

—Cela veut dire qu'il se moque de vous, grommela Pharamond.

—Allons! en route et ne perdons pas de temps, dit Michel. Puisqu'il est parti, bon voyage! Mes amis, ma femme et mes filles m'attendent: ne laissons pas refroidir la soupe.

Jamais le capitaine n'avait été si familier: tout l'équipage en fit la remarque. Mais il était évident que c'était une façon de dissimuler sa mauvaise humeur. Le Cyclope déploya ses voiles, leva ses ancres, et prit sa course pour le vieux monde, c'est-à-dire pour le monde toujours nouveau, toujours renouvelé.


Un auteur bien appris, comme un gouvernement bien réglé, a une excellente police à ses ordres et doit compte au public de la destinée de tous les héros qu'il a mis en scène. Réglons donc ce compte, qui n'embarrasse pas notre conscience.

Pour commencer par les derniers venus, nous dirons que le matelot Pharamond navigue toujours et n'a pas gagné sous le rapport du bon ton et de l'aménité. Il déteste les Anglais, et il n'est pas étranger aux bruits de guerre et de descente en Angleterre qui circulent de temps en temps.

Le capitaine Michel est au comble de ses vœux. Il a la goutte. Il emploie les loisirs de sa retraite à découper en papier les profils des plus fameux monuments qu'il a contemplés, dans le cours de ses diverses navigations. Il tient plus que jamais à bien marier ses filles. Voilà pourquoi celles-ci continuent à honorer sainte Catherine.

Sir Olliver voyage toujours; mais maintenant c'est afin de s'ennuyer un peu. Sa femme lui donne trop d'émotions, et il se plaint d'être trop heureux. Quand on se rappellera que le bonheur de sir Olliver a toujours consisté à souffrir et à éprouver des mécomptes, personne ne l'enviera plus. Milady est toujours charmante, piquante, réjouie. Elle sait assez l'anglais et elle apprend l'italien. Est-ce en souvenir d'Ottavio?

Stanislas Robert a suivi le conseil d'Ottavio. Ils ne sont pas morts; mais ils se sont déjà battus pour leur cause et ils se battront sans doute encore.

Frantz et sa femme vivent en Allemagne, qu'ils ne songent plus à quitter. Je ne sais combien d'enfants ils ont déjà fait baptiser, mais à coup sûr ils n'en sont plus à leur premier.

Quant à la señora Mendez, elle est en Espagne. Elle a résolu le problème de la paix et de la concorde dans le foyer conjugal. Elle a rendu son mari joueur, mais en donnant à leur passion un caractère plus moderne et plus décent: c'est à la Bourse qu'ils jouent tous les deux!

FIN.

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