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L'île des rêves: Aventures d'un Anglais qui s'ennuie

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XI

Où le conteur règle ses comptes.

C'est ainsi, conclut Ottavio en soupirant, que se termine l'histoire du prince Bonifacio.

—Mon cher ami, dit aussitôt Stanislas Robert, je ne m'occuperai pas du plus ou moins de talent que tu as déployé dans ton récit; nous ne sommes pas ici pour nous faire des compliments ou des critiques de style; je tiens seulement à te déclarer que tu as fait beaucoup de concessions à ton auditoire et que je ne trouve pas dans ce conte l'âpreté des opinions et la fougue du patriote italien auquel j'ai voué une amitié éternelle.

—Je n'aime pas beaucoup cette absurde opération des cervelles, ajouta sir Olliver en bâillant un peu.

—L'épisode de Marta est trop abrégé, dit l'Allemande.

—Sans compter, ajouta madame Vernier, que vous prenez un plaisir odieux à vous moquer du parti de l'avenir. Ne voilà-t-il pas une belle épigramme: ce restaurateur français, ces jeunes gens qui se font berner! J'ai failli vous interrompre plus d'une fois et protester.

—Et vous, madame, demanda Ottavio à l'Espagnole, quel grief avez-vous contre mon récit?

—Aucun, monsieur, répondit madame Mendez avec un petit ton dédaigneux qui démentait ses paroles. Je reconnais aux auteurs le droit de tout dire et de se moquer de tout. Vous bafouez le pouvoir légitime, vous pouvez bien bafouer le jeu et les cartes.

—Y a-t-il encore quelqu'un pour m'accuser? demanda Ottavio en souriant.

—Moi je me lève pour ne pas rester seul indifférent ou complaisant, dit Frantz; je vous accuse de railler la science et l'utopie.

—Eh bien, mesdames et messieurs, je vais essayer de me disculper, reprit Ottavio. Je pourrais vous dire: L'air est doux, le soleil de cette île porte à la gaieté, j'ai commencé, pour vous plaire, sans bien savoir ce que je disais. Ce serait là l'excuse banale de la plupart des conteurs et des romanciers contemporains. Mais je puis bien vous avouer que je ne suis pas un auteur de profession. Mon conte est absurde et suffit à m'excuser au point de vue artistique; mais il a une intention, et cette intention-là me tient au cœur. Tu dis, mon cher peintre, que j'ai caché la fougue du patriote sous les indulgences du narrateur. Oh! c'est qu'à plusieurs milliers de lieues de la patrie l'amour du pays s'idéalise et court la chance de se débarrasser de la haine. Nous sommes des naufragés, et moi je suis le plus naufragé de vous tous. Je me fais humble, peu exigeant, soumis envers le ciel, gracieux pour les moindres brises qui passent, afin qu'une barque, qu'un radeau, qu'une planche me prenne en pitié et me ramène. Je ne veux pas qu'on dise de moi, et je ne voudrais pas qu'on dît de tous ceux qui sont comme moi, que l'exil nous donne des préjugés et des colères d'émigrés.

—Assez, assez, dit Stanislas Robert, qui voyait les yeux d'Ottavio s'allumer d'un éclair rempli de larmes, et qui craignait d'avoir blessé le cœur de son ami. Je comprends tout; tes raisons me suffisent.

—Je n'ai encore rien dit, répliqua Ottavio en riant. Tu y mets de la bonne volonté. Quant à vous, milord, vous n'aimez pas les cervelles. Cela dépend des goûts. Il vous est permis, d'ailleurs, de ne voir là qu'une fiction; et l'image d'une cervelle humaine n'est pas plus révoltante pour la délicatesse de nos instincts que l'image du cœur invoqué à chaque page des livres, à chaque ligne des prières. Quand vous offrez votre cœur à une dame, milord, lui offrez-vous bien cet affreux lambeau tout sanglant qui palpite dans votre poitrine, ou plutôt ne lui offrez-vous pas la quintessence de vos pensées? Les peintres qui représentent dans les tableaux de sainteté le cœur tout pantelant, tout dégouttant, couronné de ronces ou d'épines, font une chose extrêmement agréable à la piété des dames. Je suis convaincu que la señora Mendez a des images de cœurs découpées dans ses livres de prières. Pourquoi la cervelle, qui est le vrai cœur humain, puisqu'elle est l'instrument authentique de l'intelligence, et puisqu'on n'a jamais dit que les grandes pensées vinssent de la poitrine et de l'organe qui est placé sous les poumons, pourquoi la cervelle ne jouirait-elle pas des mêmes priviléges que cette masse charnue?...

—Assez, assez! dirent avec horreur toutes les dames à la fois.

—C'est pourtant du cœur que je parle. Mais il paraît qu'on ne me laissera pas me défendre aujourd'hui. Je proteste et je continue mon plaidoyer. Vous m'en voulez, madame la Française, de ce que je n'ai pas eu suffisamment de respect pour le parti de l'avenir. Prenez garde de m'accuser de blasphémer contre les idées! Les hommes sont des hommes, et toutes les faiblesses, toutes les ambitions, toutes les défaillances peuvent les atteindre. Il est donc permis de douter des hommes. J'en ai tant vu naître et tant vu mourir, des partis de l'avenir! Tous composés de héros qui, tous, individuellement, eussent donné leur sang, leur honneur même pour le triomphe de leur cause, et qui, réunis, avaient des heures d'oubli et de faiblesse incroyable! Les idées sont infaillibles, les partis ne le sont pas; et de même qu'on ne peut pas dire: Le parti des honnêtes gens! à l'exclusion des autres; de même on ne peut pas dire: Le parti qui ne se trompe jamais!

—Je viens te prêter main forte, mon cher Ottavio, interrompit Stanislas Robert. Je crois qu'il faut traiter les partis comme on traite les nations, c'est-à-dire les juger, les gronder, les avertir au besoin, les tourner même en ridicule; mais les aimer, les servir et s'en servir!

—D'ailleurs, ajouta Ottavio avec un peu de fierté, moi seul ici ai le droit d'être sévère: je paye de l'exil ce droit-là. Quant à mes plaisanteries sur le jeu, dont la señora Mendez a été blessée...

—Moi, en aucune façon; je me plaignais pour ne pas applaudir.

—Est-ce un compliment? dit Ottavio en riant. On m'a reproché aussi d'abréger les scènes d'amour. C'était par respect pour ceux d'entre nous qui ont aimé, qui aiment ou qui aimeront.—Et le jeune Italien promenait son regard doucement railleur sur l'assistance. D'ailleurs, les plus beaux propos en ce genre sont ceux qu'on rêve; et quand j'aurais multiplié la poésie, je serais encore resté bien loin des murmures qui ont dû charmer ou qui charmeront vos oreilles, mes belles dames. Quant à vous, mon cher monsieur Frantz, vous avez pris la défense des savants: je ne crois pas les avoir attaqués. Marforio ne fait tort à personne, et ses folies n'empiètent sur le domaine de qui que ce soit. Pour ce qui est de l'utopie, je l'ai maudite, comme celui qui maudit à jeun le vin dont il s'enivre à chaque repas. Moi, railler l'utopie! mais c'est elle qui me fait attendre un vaisseau, c'est elle qui m'empêche d'aller me plonger dans ces vagues azurées, plus sûres pour y enfouir un cœur que les vagues du ciel. Les vieux poëtes prétendaient qu'on ne pouvait aimer sa maîtresse sans la châtier. Je châtie l'utopie. Elle me fait assez souffrir, la chère infidèle!

Ottavio avait un rire mélancolique qui allait attrister l'auditoire.

—La cause est entendue! dit Stanislas Robert; te voilà suffisamment disculpé, mon cher rêveur; nous pouvons maintenant, mesdames et messieurs, l'applaudir en toute sûreté de conscience.

—Sans compter, dit madame Vernier, que monsieur Ottavio nous a fait la galanterie d'improviser, et qu'il n'avait pas de manuscrit en poche!

—Ceci, madame, m'a tout l'air d'une épigramme à mon adresse, reprit le peintre. Mais vous avez raison: Ottavio est un poëte; je ne suis qu'un misérable feuilletoniste.

—Il est tard, dit aussitôt sir Olliver.

—A votre montre, milord? demanda l'Espagnole.

—Non, repartit l'impitoyable Française, à l'estomac de Sa Seigneurie.

Sir Olliver rit de bon cœur. Il prenait goût aux épigrammes de madame Vernier sur son compte.

—Quand vous diriez vrai, où serait le mal? demanda-t-il solennellement. Le plaisir de manger, qui n'est qu'une fonction dans les pays peuplés, devient ici un devoir et presque un acte héroïque. Quand nous n'aurons plus de provisions et quand l'heure de nous entre-dévorer sera sonnée à tous nos estomacs, rirez-vous autant, ma belle Française?

—Oui, je rirai, pour mieux vous montrer mes dents et vous faire peur, repartit madame Julie Vernier.

—A table donc! dit le peintre. Ne bougez pas, mesdames, vos esclaves vont vous servir. Cueillons des feuilles!

Il nous importe peu de savoir comment la petite colonie s'acquitta d'un problème qui, pendant quelque temps encore, ne devait pas être difficile, et nous laisserons les habitants de l'île des Rêves commenter à la belle étoile la longue histoire du prince Bonifacio.

Le lendemain, quand on fut au rendez-vous général, sur la pelouse, on s'aperçut que personne n'avait pris d'engagement.

—Sir Olliver, dit le peintre, voilà l'occasion décisive. Exécutez-vous: racontez!

—Après ces dames, répondit l'Anglais.

—Comme nous vous détrônerons, reprit Stanislas Robert, quand nous le pourrons! A-t-on jamais vu un monarque plus entêté? Sir Olliver, je demande votre mise en jugement immédiate.

—Réservez-moi pour les moments critiques, dit l'Anglais avec un admirable sérieux; quand vous vous ennuierez il sera temps de m'accorder la parole.

—Pour nous distraire?

—Non, pour vous ennuyer jusqu'à la mort.

—Il me semble, dit le peintre, qui ne tenait que médiocrement aux contes et aux histoires de sir Olliver, que la présomption masculine a eu sa part suffisante. La modestie de ces dames pourrait se risquer.

Un grand silence accueillit cette insinuation.

—Je ne doute pas, continua Stanislas Robert, que la señora Mendez ne donne l'exemple à ces deux dames.

Dolorida, qui regardait beaucoup le jeune peintre, et qui paraissait lui avoir accordé une entière confiance depuis la promenade qu'ils avaient faite ensemble, Dolorida sembla réfléchir:

—Soit, dit-elle au bout de quelques minutes, je vous raconterai mon histoire. Je suis peu experte en matière d'allusions et de symboles; j'ai une franchise qui va droit au but. Mon récit ne sera donc ni long, ni compliqué.

—Est-ce pour moi, señora, que vous parlez ainsi? dit Ottavio.

—Est-ce pour moi, plutôt? demanda le peintre.

—C'est pour moi-même, messieurs, si vous le voulez bien. Vous avez fait vos préfaces, laissez-moi faire la mienne. Je sais qu'il s'est établi un système littéraire qui supprime les agréments du style comme superflus, et les agréments de l'idée comme inutiles. Voilà l'école à laquelle je veux appartenir. Un des avantages de l'art moderne, c'est qu'il a des combinaisons, des théories pour toutes les impuissances. M. Robert appartient à l'école sentimentale, M. Ottavio à l'école ironique. J'ai de la faiblesse pour l'école réaliste; c'est celle du premier venu littéraire qui écrit comme il parle, qui parle sans se gêner.

—Messieurs, je vous préviens que la señora est la plus habile d'entre nous, et que sa préface est la meilleure.

—Maintenant, écoutons son histoire, dit madame Julie Vernier.

La señora Mendez passa la main sur son front, pâlit un peu, regarda devant elle, en fronçant ses beaux sourcils, et commença ainsi:


LES INFORTUNES D'UNE DAME DE CŒUR.


Une bonne éducation.

Je ne vous dirai pas que j'appartiens à une illustre famille et que je descends en droite ligne du soleil. Mon père était un soldat, ma mère seule était de race. Mais les guenilles, qui vont assez bien aux hommes, vont mal aux femmes, et ma mère se trouvant orpheline, sans ressources et sans autre perspective que celle de mourir de faim, en pensant à des aïeux qui avaient regorgé d'or et de toutes choses, ma mère épousa un capitaine qui lui donna du pain... et des coups. Seulement, la pauvre âme mit sa fierté dans le silence, subit son sort et ne se plaignit jamais.

Se vengea-t-elle? Peut-être. Je voudrais, par piété filiale, vous laisser croire que ma mère était une sainte et que je ne lui ressemble pas. Mais je suis obligée, au contraire, de vous laisser supposer que le capitaine eut à se plaindre d'elle. Pourtant, comme il ne pouvait la battre sans cesse, il s'escrimait avec d'autres, et j'ai entendu dire que le deuil porté par ma mère n'était pas seulement une fantaisie de mode, une économie de toilette, mais aussi une muette et énergique protestation contre l'emploi de l'autorité conjugale portée jusqu'au meurtre. Il est bien convenu que le capitaine n'était pas un assassin, mais un duelliste.

Je fus le seul enfant de cette union orageuse. J'aurais pu en être la réconciliation, car mon père et ma mère m'adoraient également, et entreprirent l'un et l'autre mon éducation. Mais, hélas! au lieu de m'épanouir dans l'harmonie, je fus battue par tous les vents. Je me sers du mot battue avec intention.

Le capitaine m'emmenait quelquefois à la caserne, me faisait passer les troupes en revue et me disait:

—Quel dommage que tu ne sois pas un homme! ma petite Dolorida. Promets-moi au moins de n'être pas une femme, et de n'être ni frivole, ni coquette!

Je promettais à mon père tout ce qu'il voulait, tant j'avais de joie de toucher à son épée ornée de glands en or, tant j'étais fière d'être saluée par les soldats du capitaine.

Quand je rentrais auprès de ma mère, elle me dépouillait bien vite de tous mes habits, sous prétexte qu'ils sentaient le tabac. Elle me parlait de ses ancêtres, qui eussent rougi de voir leur petite-fille donner des poignées de main à des factionnaires, et elle me disait:

—Quel bonheur que tu sois une femme! Jure-moi, ma Dolorida bien-aimée, que tu porteras haut ton cœur, et que tu seras une femme digne de ce nom.

Je promettais à ma mère le contraire de ce que j'avais promis à mon père, mais avec une entière bonne foi. Tiraillée en sens contraire, forcée, malgré la plus invincible répugnance, de me mentir à moi-même, je sentais se développer en moi des forces contradictoires, pour ainsi dire; et à quinze ans j'étais la créature la plus passionnée, mais tout à la fois la plus rigide; complaisante pour les défauts de mon père, pleine de tendresse pour la résignation de ma mère.

Quand je parle de résignation, je n'entends pas par ce mot la soumission humble et discrète aux misères de ce monde; je n'entends pas l'immolation de la volonté, du caractère; j'entends ce pacte conclu par les âmes fières, qui jurent de boire leurs larmes, de cacher leurs douleurs sous un sourire, et de ne pas donner à la méchanceté, à la sottise humaine, le triomphe d'une intelligence élevée s'abîmant dans la douleur.

Telle était la résignation de ma mère. Elle se repentait d'avoir eu peur de la misère et de n'avoir pas eu peur du capitaine; mais si elle ne dissimulait pas à celui-ci son mépris et sa haine, si elle trouvait une joie sauvage à l'accabler de ses sarcasmes dans l'intimité, devant le monde elle souriait, ne permettait pas qu'on la plaignît et semblait prendre plaisir à faire admirer ma parfaite ressemblance avec mon père.

Celui-ci n'était pas un méchant homme. C'était un soldat plein d'honneur, c'est-à-dire décidé à mourir plutôt que de trahir son drapeau, mais ne se piquant pas d'une fidélité à toute épreuve dans l'accomplissement des engagements de l'ordre civil. C'est ainsi que je reconnus, à l'âge de raison, qu'il ne payait pas ses dettes et qu'il dissipait dans le jeu la meilleure partie de son revenu.

Le capitaine avait aimé ma mère, c'est-à-dire qu'il l'avait trouvée fort belle, qu'il avait été charmé de son grand air, de son attitude de reine, au milieu de sa pauvreté, et qu'il avait été ravi d'empêcher la descendante d'une vieille et noble famille de l'Estramadure de faire des ménages, ou de faire pis que cela.

Mais ma mère, après l'élan de reconnaissance pour le procédé du capitaine, n'avait pas pu tenir à ces habitudes de garnison, à ce pittoresque continu de langage et d'allures. Elle avait essayé d'abord de n'y pas songer; mais l'odeur de la pipe la poursuivait jusque dans sa chambre; mais les propos grossiers ne se laissaient pas intimider par elle, et quand elle voulut faire acte d'autorité, on lui répondit par des actes de tyrannie.

Que se passa-t-il alors? Il n'est pas rigoureusement du devoir d'une fille de vous le dire. J'ai entendu raconter depuis des histoires scandaleuses et dramatiques qui expliquent l'air de sombre résignation qui ne quittait pas ma mère, et, ainsi que je vous l'ai dit, le deuil qu'elle a constamment porté.

Ma mère était instruite et voulut m'instruire; mon père, qui me trouvait sinon jolie, du moins en passe de le devenir, prétendait qu'avec du jarret et des éclairs dans les yeux je pourrais être, sur un des théâtres de Madrid, de Londres ou de Paris, une piquante danseuse; que c'était un état productif, même en le faisant consciencieusement, et que, comme il n'avait pas de dot à donner à sa fille, il n'entendait pas qu'elle eût des prétentions.

Ma mère répondait que si à l'âge où l'on se marie je ne trouvais pas un honnête homme qui voulût de moi, je devais entrer dans un couvent, et qu'il était bon de m'orner l'esprit et la mémoire pour m'aider à accepter la réclusion.

J'étais tour à tour de l'avis de mon père et de l'avis de ma mère. Je dansais à ravir, j'écoutais avec des palpitations infinies le récit des fêtes qui attendent les grandes artistes, et quand, les joues enflammées, le regard brillant, je retournais auprès de ma mère, celle-ci me lançait dans des extases, dans des prières qui prolongeaient l'exaltation et finissaient par m'enivrer.

Vous croyez sans doute que, dans cet intérieur bizarre, avec ces tendresses hostiles qui se disputaient mon cœur, en n'étant d'accord que pour développer mon imagination, je dus me pervertir? Détrompez-vous. Cette gymnastique violente me donnait des appétits; mais une idée qui naquit de bonne heure et qui s'incrusta dans ma cervelle pour n'en plus sortir, me préserva de l'abîme qui attend les femmes élevées comme je le fus. Ma mère me répétait si souvent le conseil d'être fière, et mon père me recommandait si souvent d'être un homme, que je devins femme sans avoir été jeune fille et sans avoir passé par ces rêves qui amollissent l'âme et conseillent l'amour.

La plus étrange corruption, la plus inouïe, me défendit contre toutes les autres. Les livres me devinrent odieux, parce qu'ils parlaient tous du drame de deux cœurs invinciblement attirés l'un vers l'autre et empêchés longtemps de s'unir. Il me semblait que tous les mariages devaient ressembler à celui de mon père et de ma mère; et, si cela était, je jurais bien de ne jamais me marier.

En grandissant, je recherchais plus volontiers la société de mon père que celle de ma mère, non pas que j'aimasse moins celle-ci! Je crois, au contraire, que s'il eût fallu lui donner une grande preuve d'affection, j'aurais dépensé pour elle tout ce trésor, toute cette fureur de tendresse que je sentais vaguement s'amasser en moi. Le capitaine m'associait à des distractions bruyantes. Avec lui je n'étais jamais tentée de réfléchir, de méditer, et je n'étais pas exposée aux piéges du sentiment. Nous montions à cheval pendant toute la journée, et le soir je venais m'accouder au coin d'une table et regarder jouer mon père.

Cela peut vous sembler étrange, et vous allez concevoir de moi une idée bien défavorable; mais le jeu remplaçait tout et me préservait de tout: une passion sans objet qui me donnait la fièvre se satisfaisait par les dés et par les cartes. Ma mère essaya de lutter: elle fut vaincue. Lorsqu'elle me conseillait d'utiliser autrement mes soirées, je lui répondais que l'amour platonique du roi de carreau et du roi de trèfle devait la rassurer sur l'effet de ces heures, et je la conjurais de me laisser me préserver à ma manière des malheurs qui l'avaient accablée.

—Je n'aimerai jamais personne, lui disais-je; laissez-moi aimer quelque chose.

Mon père était ravi de m'avoir pour complice. Il était joueur effréné. Combien de nuits n'ai-je point passées à regarder les cartes tomber une à une sur le tapis! Mes mains aimaient à remuer les jetons. Peu à peu, je remplis des vides, je devins utile quand un partenaire manquait, et le capitaine, qui mettait une petite bourse à ma disposition, fit de moi un sujet distingué.

Toutes les parties n'avaient pas lieu à la maison. Le capitaine passait quelquefois des nuits dehors. Ces nuits-là je ne dormais pas et j'avais d'effroyables insomnies, dont je me consolais en entendant, le matin, le récit des prouesses ou des malheurs de la veillée. Je conjurais mon père de m'emmener avec lui.

—N'ayez pas peur, lui disais-je: je suis un homme, un page; je ne m'offusquerai pas des jurons que je pourrai entendre, et j'imagine que je vous porterai bonheur.

Je ne sais pas si ce fut cette dernière raison qui triompha des scrupules du capitaine. Mais je sais bien qu'il finit par consentir, qu'il me donna un costume d'homme, et que je le suivis dans les cabarets illustres et dans les cercles où il allait jouer.

Oh! les douces jeunes filles qui n'ont jamais quitté l'œil maternel et qui, gardées par une tendresse vigilante, s'épanouissent saintement à l'ombre du foyer domestique, les jeunes filles auxquelles l'amour et la piété du ménage sont révélés dans de chastes leçons sont bien heureuses, et n'ont pas plus tard ces âpres souvenirs qui dessèchent et troublent la vie! Mais j'ai besoin de vous le répéter souvent, pour ne pas vous faire horreur: je devenais une joueuse, sans que ma pureté implacable se sentît menacée sur d'autres points; je mettais un certain héroïsme de jeune fille dans le culte de cette passion, qui me préservait des autres.

J'allais donc partout avec mon père; je ne sais pas s'il me fallait traverser d'autres scandales que celui du jeu, et si je ne coudoyais pas d'autres vices dans ces tripots; mais je sais bien que je ne voyais que les cartes, et que, quand j'évoque ces effroyables souvenirs, j'ai l'éblouissement des bougies éclairant les enjeux, les mains flétries, les visages pâles, et que je n'aperçois rien au delà du cercle des joueurs penchés sur le tapis vert.

Ma mère n'essaya pas de lutter; elle avait un sombre désespoir. Elle se demandait s'il valait mieux que je fusse ainsi qu'exposée aux entraînements dont elle ne s'était pas assez bien défendue. Quant au mariage, j'en semblais fort éloignée, lorsqu'une catastrophe vint me mettre plus tôt que je ne le redoutais face à face avec la vie et avec le devoir.


II

Où l'on prouve que toutes les dettes de jeu ne sont pas des dettes d'honneur.

Une nuit, dans un des cercles où mon père avait établi son quartier général, je remarquai que la veine se déclarait avec une persistance fâcheuse contre le capitaine: il perdait plus que d'habitude, et il perdait trop pour lui, pour ses maigres appointements, pour ses ressources possibles. Malgré moi, et bien que tous mes instincts me portassent à soutenir, à encourager fièrement la lutte, j'exhortai mon père à s'arrêter, à remettre la revanche à une autre nuit.

—Reculer, dit-il avec fureur, jamais! va te coucher, rassure ta mère, pauvre colombe effarouchée, si ce spectacle viril te fait peur.

Je m'étais levée, pâle et frémissante, pour fuir et pour entraîner mon père. Son sarcasme me défiait. Je craignis de paraître lâche; je me rassis en comprimant les battements de mon cœur, et j'assistai avec angoisse à cette partie, à ce duel dont je pressentais vaguement l'issue fatale.

Ce que le capitaine perdit sur parole, sur son honneur, comme on dit, je ne me le rappelle plus bien; mais ce que je sais, c'est qu'il lui était impossible de payer, en abandonnant même pendant vingt ans toute sa solde. Son adversaire était un certain capitaine de cavalerie nommé Lopez, qui, dit-on, se vengeait sur la bourse du mari de son échec auprès du cœur de la femme. Mon père se sentit perdu. Au fond de l'abîme, une lueur de raison traversa son ivresse, il voulut se disposer à partir.

—Déjà, dit en raillant le capitaine Lopez.

—Je n'ai plus rien à jouer, et vous n'êtes pas le diable pour accepter mon âme comme enjeu, répondit mon père.

—Fi! je suis trop bon chrétien pour vouloir disputer une âme, repartit Lopez; mais, si vous le voulez, je vous joue tout ce que vous avez perdu contre le joli petit page que vous avez là.

Le capitaine me désignait en parlant ainsi. Je me dressai avec une inexprimable colère; mais mon père, moins par horreur peut-être de cette cynique provocation que pour satisfaire sa rancune, avait jeté les cartes au visage de son adversaire, en oubliant, je crois, de retirer sa main.

Le capitaine Lopez devint horriblement pâle.

—Vous n'êtes qu'un escroc, dit-il à mon père; car de toutes les façons maintenant vous me faites banqueroute, soit que je vous tue, ou soit que ma mort vous donne quittance. Je devrais, pour vous punir, n'accepter un duel qu'après que vous vous serez acquitté.

—Lâche! si tu faisais cela, je t'assassinerais! rugit mon père.

—Allons! je suis trop bon, répondit Lopez en se levant, demain vous recevrez mes témoins.

—Non pas demain, à l'instant même!

—Vous êtes pressé! je veux bien encore; quoique les cartes m'aient fatigué le poignet; où sont vos témoins?

—Je n'en veux pas d'autre que Dolorida, dit mon père, qui avait les lèvres pleines d'écume.

—Vous êtes fou! un enfant, une jeune fille!

—Regardez-la, misérable, et voyez si le cœur doit lui manquer.

Je vous avouerai, mes amis, qu'en effet j'étais muette et droite comme une statue, et qu'on eût pu faire honneur à mon courage de ce qui venait surtout de ma surprise et de mon effroi. Je n'ai jamais eu ces petites faiblesses qui se trahissent par des cris ou qui se résolvent en évanouissements. La singulière éducation que j'ai reçue m'a un peu bronzée: en tout cas, je faisais un appel si désespéré à ma volonté et à mon énergie, qu'il n'est pas tout à fait étonnant que j'eusse assisté avec une apparente impassibilité à la scène rapide qui venait de se passer.

Les autres personnes qui jouaient dans le cercle voulurent s'interposer; mais il était difficile d'éviter une rencontre entre deux soldats, et il était impossible d'amener l'un ou l'autre à des excuses. Mon père se prétendait l'offensé, à cause du défi grossier de Lopez, défi qui était, disait-il, une injure à sa fille et à lui. Lopez montrait sa joue considérablement rouge et ne voulait pas concéder qu'il eût des torts à se reprocher.

Il faut bien le dire, d'ailleurs, il n'y avait pas dans ce tripot un seul homme d'assez de sang-froid ou d'une autorité morale assez sérieuse pour faire entendre le langage du bon sens. Le duel fut convenu, et on décida qu'il aurait lieu sur l'heure. Je ne fus pas le témoin de mon père; on lui en donna deux, malgré lui, et l'on offrit de me reconduire chez ma mère; mais j'insistai en termes si nets, si brefs, si absolus, que l'on me permit d'assister au combat.

Ces mœurs sont étranges, et il paraît sinon impossible, du moins fort peu croyable qu'une jeune fille joue un pareil rôle dans un drame qui met en jeu la vie de son père; mais je vous répète que mon caractère avait reçu une empreinte qui n'était pas banale, et je me hâte de vous faire remarquer que la passion du jeu déprave vite et change les conditions normales de la vie. Dans cette atmosphère embrasée, les préjugés ou les convenances du monde n'ont plus d'espace ni d'air. Le jeu nivelle les âges, les sexes et les rangs. Les dés et les cartes sont les plus énergiques égalitaires. Jamais, jusqu'à l'insulte du capitaine Lopez, ma fierté de jeune fille n'avait eu à rougir dans ce milieu équivoque, où les passions de mon père et ma passion naissante m'entraînaient chaque soir. Il est bien évident que j'aurais pu entendre un langage qui n'était pas toujours correct ni décent; mais je venais là pour voir jouer et non pour écouter. On ne faisait donc pas attention, ordinairement, à cette jeune fille déguisée en homme; et les mœurs excentriques que donne le jeu autorisaient ma présence à côté d'une table et sur le terrain.

On alla dans un jardin, derrière la maison. La nuit touchait à sa fin. Le ciel se décolorait à l'horizon; mais comme c'était pendant une des plus belles nuits de l'été, on eût pu se battre à la clarté de la lune.

Quand je vis tirer les épées de leurs fourreaux et choisir le terrain; quand le capitaine Lopez et mon père eurent mis bas leurs habits, l'impénétrable cuirasse que je portais autour du cœur parut s'entr'ouvrir; une émotion tendre me pénétra; un spasme, un sanglot me vint aux lèvres. Je joignis les mains avec ferveur et je priai de toutes les ardeurs de mon âme pour la vie de mon père. Je l'aimais bien alors!

Je n'ai jamais grimacé les sentiments que je ne ressentais pas, et il n'existe pas sous le ciel une créature qui puisse me reprocher d'avoir dissimulé la haine ou l'amitié. Je puis confesser que jusqu'à cet incident je me plaisais dans la compagnie de mon père, sans m'être jamais demandé si je l'aimais; il était pour moi plutôt un camarade, un instituteur de jeu qu'un tuteur respectable et sacré. Je lui en voulais de ses brutalités envers ma mère; je lui en voulais aussi peut-être des vices qu'il me donnait, et je n'avais jamais éprouvé pour lui de véritable tendresse.

Mais au moment où je le vis ramasser une épée pour défendre sa vie, j'eus un élan, un soulèvement de tout mon être; quelque chose de tendre, de doux, d'inconnu, se dilata dans mon cœur. J'eus l'intuition rapide des douleurs et des miséricordes de la femme; je me sentis bien réellement la fille de l'homme qui allait se battre, et je jure Dieu que mon oraison fut dite avec des larmes secrètes qui ne vinrent sans doute pas à mes yeux, mais qui m'inondèrent le cœur.

Je priais des lèvres et de l'âme; mais je regardais avidement. Mon père, après quelques passes heureuses dans lesquelles il avait blessé son adversaire, chancela et porta la main à sa poitrine.

Je courus à lui.

—Je ne t'ai pas vengée! murmura-t-il en tombant.

Je crois que le premier instinct de ma douleur, ou plutôt de ma colère, eût été de me précipiter sur l'épée et de m'en servir pour assassiner le capitaine Lopez; mais le sang qui couvrait la poitrine de mon père me pénétra d'horreur. Je me mis à genoux devant lui, j'essayai avec mes mains de fermer la plaie, j'appelai au secours. J'étais seule dans le jardin; les témoins, des soldats familiarisés avec des scènes de ce genre, étaient allés chercher un médecin. Quant au capitaine Lopez, il s'était approché et avait regardé sa victime avec un regard de curiosité triste; peut-être avait-il pensé que son tour viendrait aussi, et il était parti en soupirant.

Je ne pleurais pas: j'ai les larmes rebelles. Je n'ai jamais d'ailleurs lutté beaucoup dans aucune circonstance pour les faire couler. Au rebours d'une héroïne de Lope de Vega, je n'ai pas les yeux enfants. J'arrachai l'herbe autour de moi; je la posai comme une première compresse sur la blessure, et avec mon mouchoir j'essayai d'arrêter le sang.

Mon père était évanoui; au bout de quelques instants il revint à lui.

—Tu as du courage, Dolorida, me dit-il en s'interrompant à chaque mot pour respirer. Ah! si tu étais un homme!

—Que me demanderiez-vous?

—De jouer et d'acquitter mes dettes, reprit le capitaine: les dettes de sang et les dettes d'honneur; quoique j'aie peut-être assez payé!...

—Ne pensez pas à cela, mon père.

—A quoi donc veux-tu que je pense? A Dieu, n'est-ce pas? Tu as raison, je ne l'offenserai plus; je vais m'efforcer de rentrer en grâce.

Le médecin arrivait et trouva mon père qui essayait de joindre les mains et de balbutier des prières.

—Allons, vous vous êtes conduit en brave et vous mourez en chrétien, dit-il.

Le jour était venu; il éclairait cette scène de mort. On voulut faire un brancard; mais mon père s'y opposa.

—Je ne veux pas qu'on dise que je suis mort dans mon lit. Ceci est mon champ de bataille. Docteur, vous reconduirez cette enfant. Et toi, ma fille, prends garde de t'enrhumer. Tu m'excuseras auprès de ta mère; tu lui diras que je me serais battu pour elle, comme je me suis battu pour toi. Vous me ferez une petite place dans vos oraisons.

Le médecin, qui avait examiné la blessure, défendit à mon père de parler; mais celui-ci, dont le visage se contractait horriblement, fit signe que la défense devenait inutile et qu'il ne pourrait bientôt plus rien dire. En effet, un quart d'heure environ après ces paroles, qui furent les dernières prononcées, mon père s'efforça de se retourner sur le côté et rendit le dernier soupir.

Pour déjouer les premières informations de la police, on cacha le cadavre, et le médecin me ramena vers ma mère.

Celle-ci n'était pas couchée, ou plutôt elle était debout depuis les premières lueurs. Elle ne s'opposait pas à ces sorties dans lesquelles j'accompagnais mon père. Elle savait que la résistance à cet égard eût attisé les passions qu'elle redoutait. Mais quand je rentrais épuisée, fatiguée, pleine de ce dégoût que laisse toujours une nuit de jeu, elle me caressait, et s'efforçait toujours de profiter de ma lassitude pour me donner des conseils.

Ce matin-là, je ne sais quel pressentiment l'agitait; aussi, quand elle m'aperçut avec mes mains rougies elle ne m'interrogea pas; elle tomba à genoux, comprenant qu'elle était veuve et que j'étais orpheline.

Je me suis souvent demandé depuis si, malgré elle, en priant pour son mari, ma mère n'adressa pas quelque discrète action de grâces au ciel. Cette mort la délivrait d'un esclavage horrible et lui donnait le droit et le devoir de m'aimer seule, à son aise, tout entière. Le soir de ce jour, mes travestissements d'homme étaient brûlés, et il ne restait plus une carte dans toute la maison. Hélas! il ne restait pas non plus beaucoup d'argent, et quand on eut payé des cierges pour l'église, acheté une robe de deuil pour moi, il se trouva quelques pauvres pièces pour le pain d'une semaine.

J'avais eu l'intention, dans le jardin, sur le cadavre de mon père, de faire le serment de ne jamais me laisser tenter par le jeu. Je ne sais quel incident m'empêcha, dans ce moment, d'accomplir cet acte solennel. Depuis, j'y songeai bien, mais je craignis d'attacher trop d'importance, trop de gravité à une résolution morale; et il y eût eu dans ce serment, pris par moi contre moi, une défiance de ma force que je ne consentais pas volontiers à subir.


III

Parallèle entre le suicide et le mariage.

Notre situation n'était pas brillante. La misère nous apparaissait si proche, que l'épouvante paralysait toute notre volonté. Ma mère parla de travail: je la laissai dire. Je prévoyais cette épreuve; mais le travail répugnait à ma fierté et me faisait l'effet d'une prison. Il n'y avait pourtant pas à choisir; l'alternative était rigoureuse: ou le pain du labeur pénible et quotidien, ou le pain du vice et de la charité. Le premier paraissait trop dur, le second me semblait hideux; je ne voulais ni me courber ni m'avilir. Une indomptable fierté remplaçait dans mon cœur toutes les vertus qu'on avait craint de développer. Ma mère me supplia; mais je m'obstinai, muette et résignée, à attendre.

Qu'attendais-je? Un hasard, un coup du ciel, une fortune; l'instinct de la joueuse se montrait en moi: je comptais sur la chance; c'était de la folie. Mais l'éducation que j'avais reçue me donnait des forces insurmontables, pour me roidir dans une détermination.

Ma mère n'essaya pas de lutter; mais elle s'y prit de la meilleure façon pour que je cédasse. Elle chercha de l'ouvrage pour elle, en trouva, et sortit un matin pour le rapporter à la maison. Quand je vis que, sans m'adresser un reproche, un seul mot de blâme, une exhortation, la pauvre femme travaillait pour nous deux, je rougis et je jurai de me tuer.

Tout ce que je vous raconte là doit vous sembler absurde, mais c'est ma vie. On s'était appliqué à faire de moi un être qui restait femme par la persistance de la volonté, et qui n'avait plus les douces résignations, les tendresses de la femme.

J'avais jusqu'à présent une seule passion: l'amour de la richesse, de la puissance. Je me considérais comme déchue de mon rang et j'aspirais à y remonter. Mais comme les souverains infatués de leur droit, qui comptent sur un miracle, sur une coopération du ciel, j'aspirais par mes rêves, sans agir; et, comme je vous l'ai dit, une souillure m'eût semblé payer trop cher toutes les richesses et toutes les couronnes du monde.

Je n'étais pas avare; je ne l'ai jamais été; j'ai remué avec frénésie des piles d'or et des diamants. Eh bien, j'ai eu des convoitises qui me serraient les dents et me crispaient les poings; mais je voulais la richesse pour la dépenser et non pour l'enfouir. Le travail ne m'eût promis que le pain de chaque jour et la médiocrité; voilà pourquoi je ne voulais pas du travail. Mais comme il ne m'était pas possible de demander ma splendeur à autre chose, je me considérai comme vaincue, et à dix-huit ans, avec toute ma beauté (laissez-moi convenir que j'étais belle), sans avoir aimé, sans avoir eu de remords, et sans avoir de fautes à effacer; pure, mais obstinément attachée à mon rêve, je résolus de mourir.

Profitant d'un moment où ma mère était sortie, je quittai la maison; je traversai Madrid, et dépassant les portes de la ville, je me dirigeai vers le Mançanarez, bien décidée à m'y jeter. Je ne me demandai pas si le fleuve aurait la complaisance ce jour-là d'avoir assez d'eau pour me noyer. Je marchai résolûment, ne craignant rien dans l'obscurité, et ne regrettant rien de la vie; mon affection pour ma mère, quoique réelle, ne me sollicitait pas et ne me retenait pas. Mon Dieu, je puis l'avouer, je n'aimais peut-être personne!

Comme il n'était pas convenable de mourir sans avoir fait ma prière du soir, j'entrai dans une église, qui se trouva sur ma route, et je demandai à Dieu la permission d'aller plus tôt vers lui qu'il ne paraissait me l'avoir ordonné. Je lui demandai en même temps de ne pas trop souffrir et d'être préservée des regards indiscrets quand je serais morte. L'idéal pour moi, c'était de disparaître sans être retrouvée.

J'étais dévote, et mes prédispositions de joueuse me poussaient à la superstition. Il ne me suffisait pas d'avoir prié; je voulais une réponse, un oracle en quelque sorte.

Dans une chapelle devant laquelle je m'étais agenouillée, quelques petits cierges se consumaient et faisaient de leur mieux pour enfumer un magnifique tableau qui était au-dessus, et auquel on attribuait une vertu miraculeuse. Je remarquai un des cierges, celui qui touchait à sa fin, et je me dis: S'il s'éteint avant que ma prière soit dite, c'est que Dieu me permet de me tuer. Je ne trichai pas, je dis loyalement les prières que j'avais l'habitude de dire; mais avant que la dernière fût terminée, il se fit un vide dans les étoiles de la chapelle, et un petit filet de fumée, plus opaque que les autres, monta entre les blancs cierges. C'était ma réponse. Je crus voir mon âme s'exhaler et se perdre dans le sein de Dieu. Mon parti était irrévocablement pris; je n'avais plus ni à hésiter, ni à reculer, ni à m'effrayer. Le bon Dieu était pour moi.

Croisant donc ma mante avec une résolution énergique, je sortis de l'église et je continuai ma route, le cœur entièrement allégé, aspirant l'air avec force, et marchant à la mort comme à la réalisation de mes plus beaux rêves.

Le Mançanarez n'a pas des bords engageants. Cette nuit-là, la lune, éclairant comme un soleil anglais, me montrait toute l'aridité du rivage, et je voyais distinctement, au fond du fleuve, les gros cailloux sur lesquels se briserait ma tête. Je me promenai quelque temps, cherchant un endroit un peu moins à sec, et attendant qu'un nuage voilât la lune dont l'opiniâtre espionnage me gênait beaucoup. Enfin, je parvins à un endroit où un petit murmure annonçait de l'eau, et me tenant debout au bord du fleuve, rejetant ma mante, les bras croisés, j'attendis le signal que devait me donner l'obscurité. Au moment où, profitant d'une légère éclipse, j'allais m'élancer, je me sentis retenue par le bras. Je me retournai brusquement et me trouvai face à face avec un homme encore jeune qui me regardait avec compassion.

Je n'attendis pas qu'il m'interrogeât:

—De quel droit me retenez-vous? Passez votre chemin, dis-je rudement à l'inconnu.

—Un peu de patience, señorita, me répondit-on avec une voix légèrement railleuse. Je vous laisserai continuer votre... promenade, quand j'en connaîtrai le motif.

—Vous êtes bien curieux?

De quel droit me retenez-vous? dis-je rudement à l'inconnu....

De quel droit me retenez-vous? dis-je rudement à l'inconnu....

—Non, je suis journaliste, et demain, en annonçant à Madrid le suicide d'une jeune et jolie jeune fille, je devrai, pour l'enseignement de la foule et pour son amusement, expliquer les raisons, donner la généalogie de la victime. Veuillez m'excuser, señorita, je suis l'esclave des faits divers.

Le sang-froid poli avec lequel ces propos étaient débités me fit sourire:

—Et si je consens à vous donner ces détails, monsieur, me laisserez-vous libre? continuai-je, en raillant à mon tour.

—Quel droit ai-je sur vous, señorita? Vous serez parfaitement libre.

—Eh bien, monsieur, répliquai-je, je viens chercher la mort, parce que je suis pauvre et que je ne veux pas mendier.

—Vous tuer pour si peu! jolie comme vous l'êtes! demanda mon interlocuteur.

—C'est précisément parce que je suis jolie que je me tue. L'argent serait trop dur à gagner.

Je parlai sans doute avec une énergie sincère; le jeune homme en fut frappé et garda quelques instants le silence.

—Êtes-vous satisfait, monsieur? lui demandai-je.

—Encore une ou deux questions, señorita, et je me retire.

—J'écoute.

—La misère vous répugne, je le conçois; on n'est pas maître absolument de ses instincts. Vous préférez l'honneur à la richesse; c'est là un sentiment fier et tout-puissant. Mais il y a autre chose que les guenilles et que la honte, pardon de vous dire cela: il y a le travail.

—Et si le travail me fait peur! si je me sens faite pour autre chose que pour l'esclavage des artisans! si avec des aspirations vers la fortune et vers la gloire, j'aime mieux la mort que le dégoût d'une existence manquée ou que la flétrissure d'une lutte inégale!

—Il y a des batailles, señorita, qui se perdent faute d'alliés et qu'on peut gagner lorsqu'on est deux!

Je regardai le jeune homme qui me parlait ainsi: la lune, un instant obscurcie, éclairait en plein son visage. Sans être beau, cet inconnu avait un air d'intelligence et de courage qui me frappa. Je prenais plaisir à causer avec lui.

—Vous me parlez d'alliés; je n'en veux pas, répondis-je; les alliés se payent et je suis pauvre.

—Vous n'êtes pas pauvre d'amour, señorita, puisque vous venez jeter toutes vos économies dans le fleuve; et un peu de monnaie suffirait.

Je souris, sans être offensée. Cette plaisanterie était un hommage.

—J'ai peur de l'amour comme du travail, monsieur.

—Alors vous avez raison, señorita; vous n'êtes bonne à rien sur la terre; je vous fais mes adieux et j'assiste à votre départ.

Ce persiflage me provoquait à la riposte.

—C'est un plaisir cruel, monsieur, que d'assister à l'agonie, à la mort d'une jeune fille; puisque vous avez promis de ne pas me sauver, continuez votre chemin.

—C'est précisément pour être bien sûr que vous ne vous sauverez pas que je reste, dit le jeune homme sur le même ton. Si le Mançanarez ne veut pas de vous, j'ai un autre genre de suicide à vous proposer.

—Quel est-il? Nommez-le tout de suite. Je le préférerai peut-être.

—C'est le mariage!

—Monsieur, vous vous moquez de moi.

—Dieu m'en garde, señorita, puisque je m'expose à être pris au mot.

—Le mariage, dites-vous, et c'est vous sans doute...

—Oui, señorita, c'est moi qui me porte en concurrence avec le Mançanarez! Oh! je le vaux bien, pour la pauvreté!

—C'est possible, répondis-je avec un peu de gaieté; mais vous ne me briserez pas la tête et vous ne me débarrasserez pas de ma misère.

—Peut-être!

—Comment?

—Tenez, señorita, reprit le jeune inconnu, je ne vous connais que depuis cinq minutes; je ne vous ai jamais vue, et je puis même convenir qu'en ce moment encore je vous vois fort mal. Eh bien, je crois que le hasard, la Providence, si vous voulez, nous a mis sur la route l'un de l'autre. Vous avez de l'ambition et moi aussi; vous avez de la fierté, je ne suis pas d'une humilité parfaite; vous êtes pure, moi je me souviens avec plaisir que je l'ai été. Associons-nous honnêtement, en mariant nos deux misères. J'ai du pain, c'est déjà beaucoup; j'aurai quelque chose de plus dans quelque temps, car je travaille, soit dit sans reproche, et la politique me fait de belles promesses. Consentez, ou du moins réfléchissez.

Il y avait dans cette brusque déclaration une allure romanesque qui me plaisait. Je n'avais jamais aimé et je ne sentais rien en moi qui pût m'assurer que j'aimerais ou que je pourrais aimer cet inconnu, mais son esprit, sa résolution prompte me tentaient. Et puis, en définitive, le Mançanarez était toujours là, à quelque distance de Madrid; il ne fallait pas une heure pour s'y rendre; je restais toujours libre de m'y jeter mariée, aussi facilement que je me fusse noyée jeune fille. Mes instincts de joueuse s'éveillèrent. C'était un jeu que me proposait cet inconnu, un jeu de grand hasard sans doute. Mais j'aurais eu horreur de la vie arrangée mesquinement, d'un mariage prosaïque. A vrai dire je n'avais jamais songé au mariage. Si j'avais pu traverser la vie, m'y mêler, comme une amazone, seule, sans amour, vierge de tout sentiment, j'eusse repoussé bien loin toute proposition de mariage, toute parole d'amour. Mais j'avais conscience de ma faiblesse sociale qui raillait si cruellement mon ambition, et je me disais que ce jeune homme était peut-être un ami, un partenaire prédestiné.

Pourtant je ne voulus pas faire céder ma résolution devant des paroles. Je pris encore le hasard pour arbitre. J'avais au cou une médaille bénite. Je l'ai encore, elle ne m'a jamais quittée. Je l'enlevai rapidement.

—Monsieur, dis-je à l'inconnu, permettez-moi de me recueillir avant de vous répondre.

Il salua et s'éloigna de quelques pas.

Je tenais et je retournais la médaille en question dans ma main:—Si c'est l'effigie de la madone que j'aperçois d'abord, je refuse, me dis-je intérieurement, si c'est la légende, j'accepte!

Mon cœur battait. Je n'osais pas prier. J'ouvris la main toute grande; la lune qui mit un rayon sur la pièce me fit lire distinctement le verset de psaume qui y était gravé. J'avais perdu; du moins j'interprétais ainsi le sort.

Je m'avançai vers le jeune homme.

—J'accepte, monsieur, lui dis-je, en principe, l'offre que vous m'avez faite.

—En principe?

—Oui, je me réserve d'y renoncer si les détails d'application laissaient quelque chose à désirer.

—C'est-à-dire que dans le cas où vous découvririez que je suis un coquin, un aventurier et que je vous ai indignement trompée, vous en reviendriez à votre première idée.

—Vous avez de la pénétration, repris-je en riant. Oui, vous dites vrai, je suis fiancée avec le Mançanarez et avec vous dès ce moment.

—Je ne crains pas mon rival, dit l'inconnu.

—Revenons à Madrid; ma mère doit être inquiète.

Le jeune homme m'offrit son bras avec respect, s'abstint pendant la route de toute espèce de propos galants, et se conduisit comme s'il eût eu la reine d'Espagne à son bras. Comme nous rentrions dans la ville par la porte de Ségovie:

—Vous ne m'avez pas demandé mon nom? dis-je à l'inconnu.

Il sourit.

—C'est une façon indirecte de me demander le mien, señorita. Je me nomme Alonzo Mendez.

—Mais je vous connais, monsieur, vous avez un nom déjà célèbre.

En effet, M. Mendez s'était acquis par la littérature et par la politique un commencement de réputation; c'était un journaliste honnête, habile, ambitieux, qu'on redoutait pour sa raillerie, qu'on estimait pour sa probité, mais qu'on n'aimait pas. Mon père, qui avait des opinions de soldat, c'est-à-dire très-hostiles aux hommes de plume et d'intelligence, s'était exprimé plusieurs fois sur le compte de M. Mendez avec une brutalité qui me revint en mémoire et qui m'avait rendue parfois très-curieuse de connaître cet écrivain tant discuté.

Ma mère était rentrée, et était dans une horrible inquiétude. En ne me trouvant plus au logis, elle n'avait pas pensé au suicide; mais elle avait cru que ma répugnance pour le travail et mes goûts de luxe et d'indépendance m'avaient emportée pour jamais loin de sa pauvre chambre. Elle priait et pleurait quand je frappai.

—C'est toi, Dolorida? demanda la pauvre femme d'une voix étranglée par les larmes, à travers la porte:

—Oui, c'est moi, ouvrez, ma mère.

Elle fut surprise de me trouver en compagnie d'un jeune homme; mais il y avait tant de convenance et de dignité dans l'attitude de M. Mendez, je portais le front si haut, que ma mère eut un cri de joie.

—Merci, mon Dieu! dit-elle en joignant les mains; j'avais calomnié mon enfant. D'où viens-tu donc, Dolorida?

J'allais avouer que je revenais du Mançanarez, quand je compris que ma fuite avait été bien cruelle et bien ingrate; je ne voulus pas ajouter une douleur aux tortures que ma mère avait subies.

—Je viens de chercher un mari, répondis-je en souriant. Ma mère, je vous présente M. Alonzo Mendez, qui sollicite l'honneur d'entrer dans notre famille.

—Qu'est-ce que cela veut dire? demanda ma mère en fronçant le sourcil.

—Rien que la vérité la plus exacte, reprit M. Mendez en s'inclinant. Au surplus, c'est assez que la première rencontre ait eu lieu ce soir; je me borne à vous prier, madame, d'autoriser des visites dont vous connaissez le but loyal.

Ma mère ne savait trop que permettre; elle autorisa la recherche de M. Mendez; et quand il fut parti, elle voulut savoir dans les plus grands détails tout ce qui s'était passé. Je fis ce récit.

—Hélas! dit ma mère quand j'eus fini, tu as un orgueil qui t'a sauvée aujourd'hui, qui demain peut-être te perdra.

—Me perdre! repartis-je avec éclat. Si vous entendez par ce mot la vie avec la honte, je puis vous assurer que je ne cours aucun danger; si vous voulez parler de la mort, il est possible, en effet, que je me perde, un jour ou l'autre.

—Dolorida, reprit ma mère, je ne te demande qu'un serment: jure-moi sur le Christ, jure-moi sur ton salut éternel que si tu épouses M. Mendez, tu lui seras fidèle et que tu resteras jusqu'à la fin une honnête femme.

—Je le jure, dis-je en levant la tête: si j'épouse cet honnête homme, je vivrai comme une honnête femme; si je me trompe, je jure de mourir plutôt que de déchoir à mes yeux.

—C'est assez, mon enfant; tu ne mens pas et tu ne mentiras jamais; j'accepte la caution de ta franchise.


IV

Un ménage honnête.

Je n'aimais pas M. Mendez. J'avais été surprise de sa rencontre; j'avais été touchée de ses offres; mais je ne ressentais pas pour lui cette affection enthousiaste qui doit être l'amour. Il revint le lendemain; je le retrouvai, comme la veille, poli, discret, doucement ironique. Il m'expliqua sa vie; au bout de quelques jours, il me laissa comprendre que ce n'était pas non plus pour obéir à l'entraînement d'une passion irrésistible qu'il m'avait demandée en mariage. Ambitieux et résolu à parvenir, il s'effrayait parfois de se trouver seul dans la mêlée. L'idée d'une compagne lui était venue, comme l'idée d'une alliance pour son cœur et pour son esprit. Mais il ne voulait donner son nom qu'à un caractère éprouvé, qu'à une conscience droite. Il s'était dit au premier aspect que j'étais sans doute tout cela, et il m'avait fait la singulière proposition que je vous ai rapportée, encouragé surtout par l'étrangeté de la rencontre et par la solennité de l'heure.

Je sus gré au journaliste de sa confiance. Un grimacier de paroles galantes m'eût fait horreur. Ce prétendant de sang-froid, qui m'estimait, me parut un homme digne d'estime. Après une semaine de visites, je consentis, ou plutôt je ratifiai mon premier consentement, et, un mois après ma rencontre au bord du Mançanarez, je me mariai.

M. Mendez était modeste quand il parlait de sa pauvreté. Comparée à la nôtre, sa misère était relativement du luxe. J'entrai dans un appartement convenablement meublé: j'atteignis tout d'un coup à une espèce de rang. Les relations de mon mari, en attirant chez lui des hommes politiques, me permettaient de faire les honneurs d'un salon. J'eus un jour de réception; je sus bientôt dire mon mot sur les événements quotidiens, sur les crises ministérielles; et plus d'un pronunciamento s'écrivit sur mon guéridon. J'étais naturellement entourée d'hommages. Quelques-uns même prirent un accent assez tendre pour que j'eusse le droit de les repousser et de m'en moquer.

Quand nous nous retrouvions seuls, mon mari et moi, nous nous amusions de ces galanteries. Mendez me conseillait de ménager celui-ci, de rudoyer impitoyablement celui-là. Bien assuré de mon honneur et de ma loyauté, mon mari voulait que j'eusse de la prudence dans la vertu, et que sans m'exposer personnellement, je n'exposasse pas tout à fait son influence.

Ce petit calcul me fit sourire d'abord; peu à peu il me donna quelque impatience; car je le retrouvais partout et sous toutes les formes, et c'est ici l'occasion de définir M. Alonzo Mendez et d'apprécier au juste le bonheur et la paix de mon ménage.

Mon mari était ambitieux, sans lâcheté; il n'avait pas fait sur ma beauté d'ignobles calculs, et je crois qu'il était aussi honnête qu'un homme peut l'être; mais il avait pensé qu'une femme jeune et se révélant à ses côtés l'aiderait sans doute à faire meilleure figure dans le monde et lui donnerait un prestige que son talent et son esprit ne suffisaient pas toujours à lui garantir. Il avait peut-être cru trouver en moi la promesse d'une de ces muses de la politique qui savent embellir les questions de portefeuille et idéaliser par un sourire le trafic des votes électoraux; car il est bien évident que la probité de M. Mendez ne l'empêchait pas de manœuvrer, selon l'usage, dans l'intérêt de son parti.

Quoi qu'il en fût de tous les calculs décents et avouables, après tout, de mon mari, il est certain qu'il m'avait épousée pour plusieurs motifs, parmi lesquels l'amour n'entrait pour rien. Je ne dis pas qu'une pitié, qui lui fit illusion, ne lui suggéra pas ses premières paroles, et qu'une fois engagé, il ne voulut pas reculer. Ce que je tiens à bien vous faire comprendre, c'est que notre intimité fut douce, mais resta froide; que je n'eus jamais le pressentiment d'une tendresse plus vive que la reconnaissance; et que lui, de son côté, courtois, affable, égal, ne fit jamais un effort pour me donner ou pour se donner à lui-même les illusions de l'amour.

Notre mariage avait été un mariage de curiosité réciproque, de défi loyal et chevaleresque; notre ménage fut dans les premiers temps un échange d'estime.

Ah! Dieu vous préserve d'estimer quelqu'un, mesdames! et vous, messieurs, Dieu vous préserve d'être seulement estimés! Rien d'horrible pour une âme jeune, ardente, neuve, comme la mienne, que cette estime qui coupe les ailes à tout enthousiasme, qui fait vivre loin du ciel, sur le terrain battu où tout le monde marche. Je suis née pour les passions. L'influence de mon père, les douleurs de ma mère m'avaient fait comprendre les orages, et m'en avaient préservée; mais j'avais au fond de l'âme un besoin d'ivresse, d'émotions, que les devoirs de la vie mondaine irritaient jusqu'au dégoût. Ce terre-à-terre élégant, ce petit vol à mi-côte, ces ambitions subtiles que je voyais se machiner et s'écrouler à côté de moi, commencèrent par me distraire et finirent par me lasser. Au bout d'un an, dans la position la plus enviée, épouse d'un mari qui faisait son chemin et qu'on désignait comme un des futurs orateurs de la nouvelle chambre; mais épouse sans enfants, condamnée à l'oisiveté, m'ennuyant des livres qui m'affamaient sans me rassasier, j'étais plus malheureuse que la nuit où j'étais allée fièrement m'offrir à la mort.

M. Mendez était trop intelligent, trop perspicace pour ne pas s'apercevoir de cette disposition; il m'en parla franchement, doucement, comme un médecin qui cause avec sa malade.

—Vous vous ennuyez? me dit-il.

—C'est vrai.

—Mais que voulez-vous de moi?

—Rien. Je préfère mon ennui à toutes les distractions que vous pourriez m'offrir.

M. Mendez souriait tristement, m'accusait d'être une mauvaise tête, allait à ses affaires et me rapportait une loge pour le théâtre, un livre nouveau; quelquefois, quand il était le plus mal inspiré, une parure, un bijou que je jetais dans un coin.

Je vous raconte mon cœur, je ne prétends pas vous l'expliquer ni vous en déduire logiquement les raisons et les principes; ce que je sais, c'est que j'avais en moi un volcan qui s'exhalait en fumée et qui voulait se répandre en lave, et que, me débattant dans cette implacable prison des convenances mondaines, j'aspirais après je ne sais quelle liberté turbulente dont il m'était impossible de dire le nom.

Je me confesse et je dois tout dire: j'eus des tentations; quelquefois je m'approchais de l'abîme pour en mesurer la profondeur et je me demandais si le désordre, en me faisant oublier, en m'enlevant à la régularité de la vie, ne me rendrait pas plus heureuse; mais ces faiblesses passaient vite. Je mettais mon point d'honneur à garder le serment que j'avais prêté. J'avais juré d'être une honnête femme et de rester fidèle à M. Mendez; je n'ai pas failli à cet engagement, je n'ai pas même songé sérieusement à y manquer.

Mon mari fut nommé député; sa fortune financière, secondée par sa fortune politique, s'était accrue; les modestes réceptions que j'avais présidées jusque-là devinrent des soirées élégantes où l'on entendit des artistes, où l'on joua.

La première fois que je vis dresser une table de jeu, un frisson m'agita; quand j'entendis remuer de l'or, j'eus un éblouissement et je pensai à la mort de mon père. M. Mendez crut remarquer en moi de la répugnance pour ces distractions:

—Il le faut bien, me dit-il, le monde devient un tripot; je vous ai fait votre caisse de jeu, Dolorida, il est convenable que vous présidiez.

—Prenez garde! monsieur, lui dis-je, moitié riant, moitié épouvantée, je suis la fille d'un joueur.

—Oh! je connais votre volonté! D'ailleurs, la femme de M. Mendez a trop le sentiment de l'honneur pour faire jamais d'un plaisir un vice et d'une distraction une passion.

Quand on en appelait, dans ce temps-là, à ma fierté, on était toujours sûr de me convaincre. Je m'imaginai, en effet, que le jeu serait sans danger pour moi, et ne voulant pas me redouter moi-même plus que ne me redoutait mon mari, je laissai jouer, ou plutôt je commençai à faire jouer chez moi.

Ces parties, forcément contenues par le monde, circonscrites d'ailleurs dans leur durée, me mirent en appétit sans me corrompre, et elles eussent été sans péril si tout s'était borné aux tables de jeu qu'on dressait et que je présidais chez moi.

Rappelez-vous que j'avais dans l'âme, ou simplement dans les veines, une ardeur sans but, une flamme sans aliment; qu'épouse, sans enfants d'un homme que j'estimais seulement, j'avais besoin de vivre, de tromper mon inquiétude, d'aimer enfin quelque chose. La politique m'avait tentée, mais je la trouvai mesquine; la religion m'attira; mais elle ne suffit pas à me consoler de l'inconnu; et la dévotion, exaltée, fiévreuse, qui me faisait courir aux églises, avait une impatience bien éloignée du recueillement. Je ne cherche pas à m'excuser; j'explique les causes d'une indomptable passion. Il me fallait un désordre; la régularité m'étouffait; la vie normale, paisible, m'eût poussée au suicide. J'avais juré de rester fidèle à mon mari; je tins mon serment en trompant l'amour sans cause qui me consumait, et en m'éprenant d'une tendresse folle, insensée, pour les grâces du roi de carreau, du roi de trèfle et du roi de pique.

Il semble que la frénésie du jeu soit une exception dans le cœur de la femme. J'ai reconnu souvent la preuve du contraire. Le jeu est une passion féminine que les hommes nous empruntent. La mobilité des sensations, leur âpreté, la futilité des prétextes qui les font naître, sont des mirages décisifs pour la femme qui fuit l'ennui et qui n'a pas devant elle, pour l'arrêter, quelque infranchissable barrière, comme le berceau d'un enfant.

Je me sentis devenir joueuse, d'abord avec effroi, puis avec un indicible mouvement de triomphe. Je comprenais, au début de cette vilaine passion, que j'avais un tort d'improbité en quelque sorte envers mon mari; puis peu à peu les joies farouches, les terreurs convulsives, les spasmes que donne le jeu, me firent tout oublier, tout méconnaître; je me laissai aller au torrent, au vertige, ne discutant plus avec ma conscience et l'étouffant sous ce sophisme: M. Mendez doit être bien heureux que je lui sois infidèle seulement pour les cartes!

Le jeu du monde ne me suffit bientôt plus. Je veux dire le jeu du monde décent et officiel dans lequel la position de M. Mendez me donnait droit d'entrée et droit de préséance. Je me laissai inviter par quelques femmes de cette société intermédiaire qui sert de transition entre la bonne et la mauvaise société. Dans ces salons, où j'entrai en rougissant un peu et où mon mari me vit aller avec peine, je fis des connaissances qui m'amenèrent à descendre encore plus dans l'échelle des concessions; et, au bout de trois mois, j'avais franchi toute la distance qui sépare le grand monde des tripots les plus suspects.

Vous comprenez que j'abrége. Je ne vous initie pas, détails par détails, à tout ce drame de ma chute. Mon mari, indulgent d'abord pour les distractions qu'il avait autorisées, qu'il avait demandées même, souriait à mes premières ardeurs.

—Si vous abordiez la politique avec cette passion, me disait-il, vous seriez une femme de génie.

Je souriais aussi et je me sentais flattée; j'étais fière de dépenser pour mon plaisir une activité et un talent que je dédaignais d'employer pour mon ambition ou pour ma vanité.

Quand M. Mendez comprit que j'étais entraînée, il eut sans doute des remords, et il me présenta, avec une bienveillance sensée, avec une amitié ferme et respectueuse, des observations qui me firent plaisir en me donnant le sentiment de la peur que mes passions pourraient inspirer. Mon mari devenait riche et ne me mesurait pas l'argent. J'usai de cette faculté; je perdis beaucoup, je perdis trop. M. Mendez alors eut l'imprudence de me parler avec plus d'autorité. Il voulut faire appel à son droit. Il évoqua la nuit de notre rencontre et me convainquit d'ingratitude.

Ces reproches, trop fondés pour être adressés à une âme orgueilleuse, loin de me ramener à la soumission, m'irritèrent et m'affranchirent. L'autorité me contraignit à la révolte; je subissais mal un patronage, une tutelle bienveillante: l'idée d'une lutte me séduisit. Dès ce moment, commença pour moi l'existence horrible, haletante, qui a décidé de mon sort et qui a fini par un double naufrage.


V

L'infidèle par fidélité.

Le jeu est comme l'ivresse: il ne garde pas longtemps des précautions hypocrites, et il faut qu'il s'exerce à la face du ciel. Je ne me contraignis pas, puisque mon mari, le seul qui eût le droit de se plaindre, s'était plaint et ne m'avait pas convaincue. Je fis du jeu mon occupation, ma mission, mon but.

—La société m'ennuie; les intérêts chétifs ou menteurs qu'on y discute me révoltent, disais-je à mon mari. Vos succès d'homme politique ne suffisent pas à me donner l'ivresse. Je suis une créature maudite: j'avais à choisir entre l'exemple de mon père et celui de ma mère. J'ai fait comme le capitaine; mais je tiendrai le serment que j'ai fait à ma mère.

Quelquefois M. Mendez hochait la tête et semblait croire que je m'abaisserais jusqu'à mentir à ce serment lui-même. Ses doutes m'exaspéraient.

—Quand vous m'aurez ruiné et déshonoré, madame, me disait avec un superbe sang-froid M. Mendez, je crois que nous ferons bien de retourner ensemble, bras dessus bras dessous, au Mançanarez.

La ruine, je n'y croyais pas; l'autre déshonneur, je ne pouvais pas le redouter, et je haussais les épaules.

—Ne craignez rien, monsieur, répondais-je à M. Mendez; le jour où vos prédictions sinistres devraient avoir raison, je vous épargnerai une scène pathétique, et vous pourrez porter mon deuil.

Les ressources personnelles devinrent bientôt insuffisantes pour alimenter le jeu. J'eus recours aux emprunts, aux trafics, à la mise en gage, à la vente de mes bijoux, à de petits vols conjugaux. Je connus et je bus jusqu'à la lie cette humiliation d'aller frapper à la porte des usuriers, des complices de nos passions cachées. Je vécus de privations: je n'avais plus le sentiment du luxe, de la toilette; d'ailleurs, je vendais tout à l'occasion et je me contentais d'oripeaux fanés qui eussent rebuté des mendiants. Me reprochant le pain que je mangeais dans le domicile conjugal, je subissais de gaieté de cœur la faim et ses tortures, comme si ces macérations, souffertes par fierté, dussent me rendre la chance favorable! Ah! les superstitions des joueurs, je les ai toutes connues, toutes pratiquées. Des cierges brûlés aux églises, des auspices tirés des moindres incidents, les dates, les chiffres cabalistiques, les jours de telle ou telle semaine, la façon de m'asseoir, de toucher aux dés ou aux cartes, tout prit pour moi une importance énorme. J'allais quelquefois, avec des transports de piété sacrilége, me jeter à genoux devant un crucifix, lui demandant la réussite de combinaisons insensées, et mêlant des actes de foi à d'odieux calculs. On me procura des dés fameux par les gains énormes qu'ils avaient rapportés. J'en fis un chapelet; je devins folle, tant j'adorais réellement les figures peintes sur les cartes; toutes les manies, tous les enfantillages me devinrent habituels.

Ma mère essaya de m'arrêter sur cette pente. Je lui répondis avec vivacité, en faisant allusion aux torts qu'elle avait eus autrefois envers son mari, et que je n'aurais pas envers le mien. La pauvre femme prit un prétexte pour quitter Madrid, et peu de temps après se retira dans une communauté.

Le désordre que cette passion introduisit dans mon ménage, la réputation singulière que j'acquis dans le monde furent un coup sensible, le plus terrible peut-être qu'il put recevoir, pour M. Mendez. Cet homme d'esprit et de bon sens, ambitieux, avait compté que je serais l'élément romanesque, sentimental, poétique de sa vie; mais il s'épouvanta de l'abîme que je creusais sous ses pas. Il craignit de recourir aux moyens extrêmes, d'employer la violence légale; il attendit l'occasion de me faire un piége de ma passion elle-même, et de me sauver par l'orgueil qui m'avait perdue. En conséquence, il s'abstint de tout reproche, il n'essaya pas de lutter, et parut prendre son parti de ma conduite. D'ailleurs, si l'on parlait dans Madrid de ma passion pour le jeu, si la position de mon mari rendait la curiosité plus impitoyable, la médisance me savait et me reconnaissait inattaquable sous d'autres rapports, et l'étrangeté de ce vice, adopté par l'amour exclusif de lui-même, me donnait une sorte de prestige qui n'était pas exempt de consolation pour M. Mendez, et qui me permettait de lever la tête.

Je ne vous fais pas un cours de morale; je n'insisterai donc pas sur les nuits que je passais au jeu dans des maisons que les honnêtes femmes ne fréquentaient sans doute pas et où j'étais peut-être la seule qui n'eût rien autre chose que le jeu en vue et qui allât jouer pour le seul plaisir de perdre ou de gagner. Combien de fois ne suis-je pas rentrée vers l'aurore, pâle, enfiévrée, mais jurant de me venger, concevant des jalousies meurtrières pour un joueur plus heureux que moi! La probité peut résister au jeu, mais la probité de fait seulement. Il y a une improbité d'intention ou de circonstance qui déprave intérieurement le joueur. Je veux dire qu'on se considérerait comme un lâche de tricher manifestement, mais qu'on pactise volontiers avec certaines exigences; et celui qui se met devant un tapis pour courir la chance de perdre ce qu'il n'a pas, en essayant de gagner à un autre ce qu'il a, suscite une lutte inégale pour son adversaire, trop avantageuse pour lui-même, et manque évidemment à l'honneur étroit, à l'inflexible probité.

Tous ces beaux sentiments, toutes ces belles sentences me sont revenues depuis à l'esprit. A cette époque, je n'analysais pas philosophiquement mes sensations. Je jouais, sans vouloir penser à autre chose qu'au jeu.

L'hiver dernier, le carnaval fut brillant à Madrid. Jamais on ne donna tant de bals, et jamais on n'eut tant d'empressement à s'amuser. Les travestissements surtout, les travestissements rigoureux, furent à la mode, et l'on remit en honneur l'habitude de se masquer et le respect des masques. Il suffisait que le maître de la maison sût à peu près à quoi s'en tenir sur l'identité des personnes, pour que les conviés eussent le droit absolu de s'habiller et d'agir à leur aise et à leur fantaisie.

J'allai dans le monde. Mon mari fut d'une docilité charmante pour m'y conduire, et d'une complaisance plus grande encore pour m'y laisser longtemps, toutes les fois qu'il put constater que je ne m'y ennuyais pas. Mes moyens de combattre l'ennui, pour n'être pas variés, n'en étaient pas moins très-infaillibles: je jouais.

Une nuit, le duc de R... donnait une grande fête, d'autant plus superbe, qu'il s'agissait de dissimuler des intrigues électorales et de faire danser les invités sur le petit volcan d'une crise ministérielle. Mon mari était un homme politique trop important pour ne pas assister à ce bal, et il tenait trop à cacher le motif de sa présence pour ne pas m'y amener. Le costume était obligatoire. Je me souviens que j'étais déguisée en bohémienne et que j'avais des sequins d'or dans les cheveux.

—Prenez garde, me dit, avec un peu d'ironie, M. Mendez au moment de monter en voiture; n'allez pas jouer toute votre parure.

J'essayai de rire.

—Vous êtes une énigme, monsieur, répondis-je, et il y a des moments où je ne sais pas au juste si je dois me réjouir ou m'offusquer de votre façon d'agir.

—Señora, je suis un mari modèle, repartit d'un ton singulier M. Mendez.

Mon mari était costumé en officier du temps de Philippe II. Il portait une petite dague suspendue à son pourpoint de velours noir.

—Vous êtes tout à fait beau et terrible dans cette toilette, lui dis-je.

—N'est-ce pas? j'ai l'air farouche. Voici le poignard pour me venger de l'infidèle.

J'éclatai de rire, mais je trouvai un insupportable accent de malice à mon époux. Nous nous masquâmes en montant l'escalier du duc de R..., et après quelques tours dans les galeries où l'on dansait, M. Mendez dégagea doucement mon bras du sien, me salua et me dit:

—Je reconnais là-bas le futur président du conseil; j'ai à lui parler. Permettez-moi de vous laisser libre, Dolorida.

Vous comprenez, n'est-ce pas, que le premier usage que je fis de ma liberté fut d'aller vers la salle de jeu. Sur le seuil, j'ôtai mon masque; on me reconnut. Je trouvai là des amies, des camarades des deux sexes que je rencontrais un peu partout; chacun avait fait comme moi, et il n'y avait pas d'incognito pour les joueurs.

Une demi-heure après mon arrivée, j'étais engagée dans une furieuse partie de lansquenet, et j'avais déjà gagné une somme formidable. Je remuais avec dédain le tas d'or que j'avais devant moi, et je trouvais pourtant à ce bruissement une harmonie délicieuse.

—Qui veut jouer tout cela? demandai-je d'un ton superbe de défi, mais avec le secret désir de n'être point prise au mot, et de pouvoir conserver, pour réparer des brèches toutes récentes, ce gain prodigieux, devenu bien rare depuis quelques semaines.

Un domino noir, qui était debout devant la table et qui me regardait jouer depuis quelques instants, répondit:

—Je tiens le jeu.

Je tressaillis; non pas que la voix de cet inconnu, dissimulée et dénaturée par le masque, me rappelât rien, mais parce que, précisément depuis qu'il était arrivé, ce domino m'inquiétait et me troublait. Les joueurs ont des pressentiments. Sans savoir au juste qu'il lutterait directement avec moi, je redoutais dans ce domino un adversaire neuf pour la veine, et par conséquent plus dangereux pour moi que ceux que j'avais déjà vaincus.

—Vous tenez tout cela? balbutiai-je.

—Tout, dit l'inconnu.

—Eh bien, alors, j'attends que vous mettiez votre enjeu.

J'avais remarqué, en effet, que le domino ne se pressait pas d'avancer son argent.

—Je joue sur parole, reprit mon adversaire.

Je respirai et je souris; j'étais bien libre de ne pas m'exposer avec un masque qui ne payait pas d'avance. Un petit murmure avait accueilli la réponse du domino.

—Nous jouons à visage découvert, monsieur, dit un de mes voisins; et si madame veut vous faire crédit sur votre mine, il faut au moins qu'elle puisse la voir.

—Oh! madame me connaît bien, dit l'homme masqué.

Je me sentis frissonner; pourtant je voulus faire bonne contenance:

—Je vous connais, dites-vous? Je ne crois pas.

—Est-ce que la señora Dolorida a oublié le capitaine Lopez?

Les cartes que j'avais prises s'échappèrent de ma main; j'eus peur. Cet homme, que j'avais vu couvert du sang de mon père et qui m'était apparu un jour comme le châtiment, revenait-il pour exiger de moi une expiation? Devais-je bien réellement acquitter la dette paternelle? Est-ce que pour moi aussi l'heure solennelle avait sonné? Pour les joueurs, il n'y a rien d'insignifiant ni d'ordinaire dans la vie. Ils sont superstitieux jusqu'à la puérilité.

Don Juan était surtout un fat et un voluptueux; à ce titre, les émotions violentes lui plaisaient, et il a pu recevoir, sans trembler, la statue du Commandeur. Si don Juan avait seulement été un joueur, il se fût évanoui au premier coup frappé à sa porte, et il fût mort en apercevant son convive.

Tout le monde autour de moi me regardait et s'étonnait de mon émotion; je voulus échapper à ce spectacle et me roidis de toutes mes forces.

—Certes, répliquai-je, je connais le capitaine Lopez, et nous avons, je crois, un compte à régler ensemble.

—Comme il vous plaira, dit le domino.

—Ainsi vous me tenez toute cette somme?

L'homme masqué s'inclina en signe d'assentiment. Je tournai les cartes; elles étaient lourdes à manier. J'étais convaincue que j'allais perdre. En effet, il suffit de cinq ou six cartes pour que j'amenasse celle du capitaine; il avança la main comme pour prendre possession du tas d'or amoncelé devant moi, mais il ne toucha pas à une pièce.

—Je vous offre une revanche, me dit le capitaine Lopez. Puisque nous avons un petit compte, l'occasion est bonne.

Tout le monde entendit cette proposition. Je pouvais parfaitement bien la décliner. Les joueurs ont le droit d'être capricieux. Mais refuser, c'était avouer que je redoutais un échec, c'était entamer la brillante réputation que je m'étais faite par mon audace et par mon impassibilité.

—J'accepte, murmurai-je.

Toutefois, il me parut impossible de permettre à tant de spectateurs de savourer mes angoisses.

—Messieurs, dis-je en essayant de sourire à ceux qui nous entouraient, permettez-nous de rester seuls en tête à tête. C'est la revanche d'un duel que j'ai à demander au capitaine, mais d'un duel sans témoins.

Il paraît que ma voix avait un éclat inaccoutumé; les assistants se regardèrent avec surprise, saluèrent et sortirent sans insister. On respectait les caprices des joueurs. Quand nous fûmes seuls:

—Eh bien, monsieur, que voulez-vous? demandai-je au domino.

—Continuons, s'il vous plaît, señora, la partie commencée.

J'avais un peu d'or sur moi: je fis deux parts, et j'avançai la première.

—Voilà ma réponse, dis-je en m'efforçant de sourire.

Le capitaine avait les cartes, il tailla, et retourna deux cartes semblables: j'avais perdu.

—A mon tour! m'écriai-je, en saisissant les cartes.

Je gagnai le premier coup, je perdis au troisième.

Comme le capitaine, qui s'était assis près de moi, se levait et faisait mine de se retirer:

—Vous ne voulez plus jouer? lui dis-je.

—Puisque vous n'avez plus rien, señora...

—Mais je joue sur parole.

Le masque remua la tête:

—J'avais joué sur parole avec votre père, et vous savez, señora, que mal m'en a pris. Votre père m'a fait banqueroute.

Je me levai, la pâleur de la honte me couvrait le front, la rage de la défaite m'emplissait le cœur. Devais-je fuir, accepter le conseil, la leçon qui m'était si brutalement donnée, ou bien fallait-il relever fièrement, témérairement le défi de cet homme?

Je pris le parti le plus audacieux:

—Monsieur, répondis-je à mon adversaire, je ne vous ai pas donné le droit de m'insulter.

—C'est un droit qui s'est transmis par héritage, dit le masque.

—Il me semble que vous avez plus d'esprit qu'autrefois, capitaine Lopez.

—C'est pour cela sans doute, señora, que je veux jouer au comptant.

—Eh bien, alors, nous ne jouerons pas, dis-je pour l'éprouver, mais bien persuadée qu'après ses insultes le capitaine accepterait sans doute ma partie.

—A moins, reprit le masque, que nous ne reprenions le jeu de votre père, à l'endroit où il l'a si maladroitement interrompu.

—Que voulez-vous dire?

—Je veux dire, señora, que le capitaine m'a fait tort de l'argent que je lui gagnai, parce qu'il n'a pas voulu m'accorder un autre enjeu.

—Je me souviens, en effet, dis-je avec ironie.

—Eh bien, la señora Mendez ne peut-elle relever le défi?

—Quoi! monsieur, vous osez.....

—Oui, señora, repartit le masque, j'ose proposer à la joueuse la plus vaillante de Madrid, une partie, un duel digne de son courage. Fi! l'argent salit les jolis doigts des dames. Je suis convaincu que la clef de votre chambre est un délicieux ouvrage de serrurerie; c'est ce chef-d'œuvre que je veux jouer et que j'espère gagner.

Je ne saurais vous dire quelle sourde et formidable colère s'agitait en moi; j'eus l'idée du meurtre. L'humiliation de cette offre; ce hideux souvenir du dernier jeu de mon père; cette insultante façon de traiter une femme que la calomnie avait du moins épargnée sur un point; la pensée que c'était un châtiment que le hasard m'imposait, tout me révolta, et pourtant tout me décida à ne pas reculer.

—Si j'acceptais, monsieur, que mettriez-vous en balance avec cette clef?

—Hélas! señora, nous autres hommes nous sommes bien forcés de parler d'argent, c'est notre infériorité.

—Ah! quelle horreur! dis-je en riant avec effort.

—Que voulez-vous, señora? ma clef ne vaut pas la vôtre.

—Votre argent, votre or, ne vaut pas non plus ma clef, repartis-je. Ce n'est pas un jeu que j'ai accepté, monsieur, c'est un duel, vous l'avez dit. Je me bats et je ne joue pas. Si je perds, c'est-à-dire si je suis vaincue, vous aurez ce que vous demandez; mais si je gagne, à mon tour, j'exige plus que cet argent qui salit les doigts et qui me laisserait une tache ineffaçable.

—Que voulez-vous donc? demanda gravement mon adversaire.

—Je veux que notre duel soit un duel à mort... Je veux que vous mouriez, si vous êtes vaincu. Faisons un pacte; engagez-vous par serment à vous tuer, sur un mot, sur un signe de moi, si vous perdez; et moi, je m'engage sur mon honneur, sur mon salut éternel, à vous donner cette clef si vous la gagnez.

—Mais la clef n'est qu'un gage.

—Croyez-vous donc que je n'aie pas bien compris, dis-je avec emportement, et est-il nécessaire de me faire penser à cette honte, avant de savoir si j'aurai à la subir? Me promettez-vous, monsieur, sur votre honneur de soldat, d'exécuter loyalement de votre côté l'engagement que vous aurez pris?

—Sur mon honneur de soldat; et aussi vrai que je me nomme Lopez je l'exécuterai.

—Si vous perdez, vous vous tuerez?

—Si je perds, je me tue!

—Bien! moi aussi, dans le même cas je m'acquitterai; mais Dieu ne voudra pas que je perde.

—C'est ce que nous allons voir, dit le capitaine.

Ne me demandez pas quels sentiments m'agitaient. Ce n'était plus le délire, la fièvre: c'était une folie devenue sérieuse, froide; il semblait qu'une volonté fatidique dirigeât mes mouvements. J'avais une lucidité parfaite, une conscience absolue de tout ce que je disais et de tout ce que j'entendais, mais en même temps une résolution irrévocable. Le capitaine et moi nous étions bien condamnés! Si je gagnais, j'étais résolue à le tuer, dans le cas où il aurait voulu se soustraire à l'obligation de son serment. Quant à moi, vous saurez ce que j'avais résolu.

Je pris les cartes. Le hasard voulut que ce fût à moi à commencer. Je tournai, et en six cartes je décidai de mon sort; le capitaine avait gagné. Une sueur glaciale me mouilla le front; je devais être livide.

—Eh bien! me demanda le domino.

—Eh bien, monsieur, j'ai perdu et je payerai, dis-je.

Je crus entendre un éclat de rire dissimulé. Ma fierté ne put tenir à cet outrage.

—Otez donc votre masque, m'écriai-je, que je puisse voir le visage d'un homme qui rit lâchement du désespoir d'une femme.

Le domino dénoua lentement les cordons et jeta sur la table le masque détaché. Je poussai un cri! j'étais victime d'une cruelle plaisanterie; j'avais joué avec mon mari.

—Vous! monsieur, c'est vous, murmurai-je avec stupeur. Ah! c'est infâme.

—Je ne sais pas, señora, si vous devez vous plaindre de n'avoir point eu affaire au capitaine Lopez; mais avouez que, pour ma part, j'ai bien quelque raison de m'en féliciter.

—Vous, monsieur, descendu à ce misérable espionnage!

—Oui, c'est moi, qui n'abuserai pas, bien entendu, de ma victoire. La partie est nulle, señora; vous ne serez pas contrainte à payer; nous avons joué pour l'honneur, et il me suffit que vous ayez perdu.

Mendez, en parlant ainsi d'un ton dégagé, s'était assis devant moi et me regardait avec raillerie.

Je fus pendant quelques minutes accablée; la colère me rendait muette. Je m'étais prise à un piége grossier, j'avais donné le droit à mon mari de me mépriser.

—Eh bien, señora, reprit M. Mendez, qu'en pensez-vous?

Je fus pendant quelques minutes accablée....

Je fus pendant quelques minutes accablée....

—Je pense, monsieur, que vous avez agi déloyalement, et qu'il n'est guère généreux de vous targuer d'une victoire qui vient d'une embûche.

—Oh! je suis modeste, señora, je sais bien que vous n'auriez pas consenti à perdre avec moi ce que vous avez perdu avec le capitaine Lopez.

—Mais, demandai-je, comment avez-vous eu l'idée de cette comédie?

—Je vous expliquerai cela plus tard, señora, quand vous serez tout à fait remise de votre émotion. Vous m'aviez raconté autrefois l'aventure du capitaine Lopez; j'ai pensé que le carnaval autorisait la supercherie à laquelle j'ai eu recours; vous-même, m'avez aidé, en voulant bien me laisser croire que vous ne reconnaissiez pas le son de ma voix.

—Après tout, repris-je en relevant la tête et en regardant mon mari en face, comme vous le disiez, tout est pour le mieux; j'ai eu une fausse peur, voilà tout, et vous aussi, car je n'aurais pas exigé votre mort, en cas de gain.

—Vous auriez peut-être eu tort, señora, dit gravement mon mari, c'eût été une revanche complète; mais je vous fais mon compliment, vous êtes une joueuse exacte, et je ne doute pas que vous n'eussiez remis au capitaine la fameuse clef qu'il avait gagnée.

—Je l'aurais remise, monsieur, mais j'aurais fait comme Lucrèce, je serais morte après avoir payé.

—Oui, le Mançanarez! Il n'a guère plus d'eau aujourd'hui qu'autrefois, et ses bords ne sont pas assez solitaires pour qu'on puisse s'y jeter sans être vu.

—Vous abusez de votre triomphe, monsieur.

—Je n'abuse de rien, mais j'use et je prétends user. Écoutez-moi, señora, continua mon mari après une pause: Quand vous avez consenti à porter mon nom, à devenir la femme d'un homme pauvre, mais ambitieux, je ne vous ai pas posé de condition, je vous ai seulement demandé de m'être fidèle; vous avez fait à cet égard les plus solennels serments; je n'en demandais qu'un et je me suis contenté de votre parole. Je ne vous reprocherai pas l'ennui, la lassitude que notre ménage vous a procurée, la faute en est peut-être à moi; j'avais compté sur l'énergie, sur le conseil, sur l'inspiration d'une compagne ambitieuse comme moi, fière comme moi, associée à mes efforts; je me suis trompé et je ne peux pas vous accuser de mon défaut de perspicacité. Vous avez cherché dans les cartes, dans les dés, dans tous les jeux des émotions factices, pour suppléer à celles que le devoir et la vie ne savaient pas vous donner; vous avez gaspillé le fruit de mon travail, joué, perdu pièce à pièce, tout ce que je gagnais péniblement. Quand je vous ai avertie de prendre garde aux tripots que vous fréquentiez et à mon nom que vous emportiez là-bas, vous m'avez répondu fièrement que je devais m'estimer bien heureux de vous voir ce vice-là, qu'il vous préservait d'un autre; il m'a bien fallu accepter ce bonheur relatif; mais je croyais à votre bonne foi, sans croire à ses effets, et je tenais à vous prouver qu'involontairement, en vous mentant à vous-même, vous m'aviez menti. Le jeu ne pouvait pas garder longtemps mon honneur: si j'avais été le capitaine Lopez, dites-moi, madame, ce que fût devenu votre serment?

—J'étais vaincue, écrasée; je pouvais pourtant me défendre; je pouvais, en recourant aux subterfuges, dire à mon mari que je l'avais reconnu et que j'avais joué la comédie de cette partie sérieuse pour le punir; mais c'eût été m'avilir par un mensonge. Je pouvais, avec plus de raison, lui reprocher le piége véritable qu'il m'avait tendu; sa mise en demeure signifiée au nom de mon père, ce défi jeté à la superstition du jeu. Mais non, j'avais reçu une atteinte directe dans ma fierté; j'avais été surprise en flagrant délit de félonie conjugale, je n'avais plus le droit de me vanter de mon serment; j'étais une parjure. Quel parti, monsieur, prétendez-vous tirer de vos avantages, demandai-je froidement à mon mari?

—Je n'en demande qu'un: l'aveu sincère que vous êtes dans votre tort.

—J'ai déjà fait cet aveu. Après, qu'en conclurez-vous?

—Vous avez trop de raison, trop de logique pour ne pas comprendre qu'ayant mal usé de votre liberté, il est de bon goût de consentir à quelques restrictions.

—Ah! c'est la tyrannie que vous voulez obtenir de moi.

—Je reconnais bien là le langage de l'opposition, dit en riant M. Mendez. Je suis un défenseur du régime constitutionnel et des libertés tempérées. Est-ce que j'ai des allures de Barbe-Bleue?

—Si je me soumets, si je m'incline sous votre tutelle, que ferez-vous de moi, monsieur?

—J'essayerai d'en faire une femme du monde intelligente et noble, ayant l'ambition des idées et n'ayant plus l'ambition des cartes; se passionnant pour le devoir, pour les intérêts du ménage.

—Je vous arrête à ce mot, dis-je à mon mari, je ne me passionnerai jamais pour vos candidatures ministérielles et pour vos ambitions parlementaires.

—Alors, madame, si j'échoue, vous redeviendrez libre de chercher le capitaine Lopez pour acquitter la dette paternelle; j'aurai fait mon devoir.

—Je serai libre, dites-vous?

—A coup sûr, libre jusqu'au Mançanarez, et au delà.

—Vous raillez, monsieur; mais je ne resterai pas au-dessous de votre bonne humeur. J'accepte, mais je jure bien.....

—Oh! ne jurez pas, dit mon mari; les serments vous portent malheur.

Je soupirai, je courbai la tête sous cette dernière épigramme. Je voulais être belle joueuse et ne pas chicaner la chance mauvaise.

—Allons, monsieur, si vous n'avez plus à vous travestir, sortons du bal.

—Pas avant d'y avoir figuré avec vous, señora, reprit ironiquement M. Mendez.

Je me levai et donnai le bras à mon mari.

Il était resté sur le tapis vert un monceau d'or, toute la somme gagnée d'abord et perdue par moi.

—Vous n'emportez pas votre gain? dis-je à M. Mendez.

—Cet argent-là n'est pas à moi, il est au capitaine Lopez; vous ne l'auriez pas risqué contre votre mari.

—Est-ce que le capitaine est ici?

—Non, et vous avez raison, il vaut bien mieux que j'emporte ces restes, trop abondants pour les valets.

Je souris à la pensée que cette somme considérable allait entrer vertueusement dans le ménage, et que, voulant me faire perdre, M. Mendez m'avait fait gagner.

Il devina le sens de mon sourire.

—Señora, nous irons demain matin déposer dans le tronc des pauvres cet argent qui n'a pas de propriétaire légitime.

La dernière leçon que me donnait mon mari avait son mérite. Il n'était pas indifférent à notre budget d'accepter ou de repousser cette somme; l'héroïsme de M. Mendez me toucha.

—Vous vous vengez trop! lui dis-je, et vous allez me donner des remords.

—Je manquerais mon but, Dolorida; je ne veux que vous donner des regrets.

Si l'amour avait été possible entre nous, cette minute eût décidé de ma destinée; mais je ne dépassais jamais l'estime dans mes élans de ferveur conjugale, et d'ailleurs j'emportais un vif ressentiment.

Débarrassé de son domino, mon mari me donna le bras et se promena quelque temps à travers le bal; puis nous rentrâmes, sans que le long de la route, un mot, un reproche, ou une tentative de réconciliation eût remué les douloureuses réflexions que chacun de nous portait en soi.

En rentrant, M. Mendez laissa tomber le petit poignard qu'il portait à sa ceinture et qu'il avait détaché.

—Vous avez manqué à l'obligation du costume, monsieur, m'empressai-je de lui dire. Ce poignard vous fait un reproche. Il fallait tuer l'infidèle.

—Je suis un jaloux du dix-neuvième siècle dans un déguisement du temps du duc d'Albe, répondit mon mari: la ruse m'était aussi recommandée.

—Allons! vous prévoyez tout et vous répondez à tout.

J'allai m'enfermer dans ma chambre; j'avais hâte de me trouver seule. En posant la main sur cette fameuse clef symbolique de mon appartement, je tressaillis et je pensai que je serais morte s'il eût fallu remplir l'engagement pris envers le capitaine Lopez.

Ce que j'éprouvais ne saurait se définir en un mot, à moins que la colère ne serve à désigner et à résumer les sensations multiples et confuses. Oui, je débordais de fureur: fureur contre moi, qui m'étais prise à un piége; fureur contre mon mari, qui m'avait exposée à une humiliation; fureur contre le jeu, et contre la vie plate et régulière qui ne pouvait fournir d'aliment à l'activité de mon cœur. Si le suicide ne m'eût pas semblé une lâcheté et l'aveu solennel que je me déclarais vaincue, j'aurais été, non pas me jeter dans ce fleuve lointain qui m'avait refusée déjà une fois, mais chercher un poignard ou du poison.

Mais la mort ne tente pas les véritables joueurs. J'avais voulu me tuer quand je ne voulais plus jouer; maintenant, le problème de ma vie m'intéressait, me donnait une âpre curiosité. Je résolus de lutter d'abord contre moi, puis, si je me sentais invincible, de retourner mes armes contre mon mari, ou plutôt contre l'existence nouvelle qu'il voulait m'imposer.


VI

Une conversion.

Oui, je luttai contre moi. J'essayai de reprendre au démon du jeu ce cœur qui ne pouvait se rassasier ni du ménage, ni de la politique, ni des hommages vulgaires.

J'imaginai d'aimer mon mari; c'était m'y prendre un peu tard. L'estime froide que j'avais professée pour lui jusque-là ne donnait guère de prétextes à une passion, et lui-même ne m'aida pas dans cette tâche. Je pensai que la religion étoufferait, noierait cette fièvre sans but et sans cause: je fréquentai les églises, je me livrai aux pratiques les plus minutieuses; mais je n'étais pas d'une nature mystique. Il y avait en moi une ardeur des veines que les rosées divines n'éteignaient pas.

Je n'essayai même pas de m'intéresser à la politique. J'eusse volontiers conspiré; j'aurais joué à l'ambition, si l'enjeu eût valu une couronne au vainqueur, ou l'échafaud au vaincu. J'aurais suivi un bandit dans les montagnes, et mâché les balles pour un partisan. J'avais en moi une force, une énergie qui eût convenu également à l'héroïsme et au brigandage! Mais la compagne d'un député constitutionnel devait faire trop de chemin pour rencontrer un héros ou un bandit. Les exploits d'antichambre ministérielle ne pouvaient me ravir.

Les soins du ménage, quand je m'efforçais d'en faire un calmant, me semblaient un suicide. J'étais trop fière de souffrir, trop fière de ces élans qui m'égaraient dans le vague pour préférer le repos absolu d'une ménagère! Quelles tortures! quel invincible ennui j'eus à combattre! Le jeu laisse dans le souvenir de ceux qu'il a corrompus une soif d'acides, un besoin d'émotions rapides qui me manquaient toujours.

Quand je vis que je ne pouvais me vaincre et que j'avais assez lutté contre moi, je songeai à mettre M. Mendez en mesure de tenir sa promesse et à lutter contre lui.

Il ne me laissa pas le temps de lui confesser l'état de mon cœur.

—Vous avez bravement et loyalement combattu, madame; mais je vois bien que vous ne suffirez jamais à vous guérir.

—Alors, monsieur, que prétendez-vous pour ma guérison?

—Le jeu était la distraction forcée du ménage; quand vous étiez enfermée dans les tristes devoirs conjugaux, vous remplaciez la liberté absente par un mouvement fébrile. Je vous rends la liberté. Je fais plus, je vous l'impose.

—Que voulez-vous dire?

—Hélas! j'aurais peut-être agi plus sagement pour votre repos en ne contrariant pas votre résolution lugubre, la nuit de notre rencontre. J'en parle sans crainte, parce que je sais qu'il n'y a plus de danger. Mais je veux réparer autant qu'il est en moi cette maladresse. Vous êtes libre, à partir de cette heure, libre de me quitter, d'agir de toutes façons, excepté sur un seul point: vous n'êtes plus libre de rester avec moi.

—Alors vous me chassez!

—Dieu me préserve d'une pareille violence. J'avais pris sur vous des droits que j'abdique. Nous nous rendions réciproquement malheureux. Allez jouer votre jeu, laissez-moi jouer le mien, puisque nous n'avons pas pu nous associer dans la même partie... J'ai fait quelques économies pour vous. Soyez assez brave, assez orgueilleuse pour les accepter. Si je vous avais laissé faire, dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être nous étions ruinés. Je ne veux plus qu'un pareil danger me menace. C'est donc hors de l'Espagne que vous tenterez la chance.

—La liberté que vous m'offrez, c'est un exil.

—Non; c'est une distraction. Vous n'avez pas essayé des voyages: goûtez-en. Si vous restiez en Espagne, il arriverait à coup sûr quelque événement qui exposerait une fois de plus ou mon nom, ou mon honneur, ou mon argent. Je serais obligé alors d'agir comme un mari brutal qui invoque la loi et la force, ou bien comme un mari sans intelligence et sans volonté, qui tend le cou et subit les malheurs qu'il pouvait empêcher. Je m'efforce de donner à cette crise un dénoûment spirituel. Je vais répandre le bruit que vous êtes partie pour la France, l'Angleterre, l'Amérique même, si vous voulez, afin de recueillir une succession. Je serai très-heureux de recevoir de vos nouvelles. Vous emporterez la clef de cette chambre que le capitaine Lopez ne viendra pas vous réclamer. Je m'en rapporte à votre probité de joueuse. Quand vous vous sentirez guérie radicalement, et prête à subir la vie régulière, j'annoncerai votre retour et j'irai au-devant de vous avec joie. Si vous vous trouvez incorrigible, alors vous me le direz encore pour que je puisse, sur mes économies, sur mon travail, thésauriser votre bourse de jeu. Je tiens à ce que, partout où vous serez, vos dettes soient exactement payées. Si, enfin, car il faut tout prévoir, la passion sans cause et sans idéal qui vous torture rencontrait un prétexte, ou un idéal, ne m'écrivez pas; car ces confidences sont toujours pénibles et choquantes à faire. Renvoyez-moi seulement la clef de votre chambre. Je saurai ce que cela veut dire. A partir de ce jour-là, je serai veuf. Vous serez affranchie de tout scrupule et je porterai votre deuil, en annonçant votre mort.

—Monsieur, vous êtes un honnête homme et un mari spirituel.

—C'est précisément pour rester l'un et l'autre que je prends envers moi et envers vous ces précautions. La patience aurait pu me trahir un jour. De cette façon-là, je puis jurer qu'elle me restera.

—J'accepte toutes les conditions, dis-je à mon mari. Je pourrais vous laisser cette clef que vous me tendez comme un reproche, peut-être comme une menace; mais je l'emporte comme le gage et la preuve de ma liberté.

Deux jours après, je quittais Madrid. Je vins en France. J'avais entendu dire que les femmes, du moins, y étaient libres. Je trouvai Paris fort ému par l'apparition d'un livre où l'on discutait les égards qu'un mari doit aux amants de sa femme. Les théâtres étaient devenus des succursales de modistes où le monde honnête allait prendre modèle sur le monde qui ne l'est pas. Tout le monde jouait, mais avec avarice et sans passion. Les femmes qui jetaient un billet de banque sur un tapis songeaient à leurs épargnes et à payer leurs dettes. Les jeunes filles remuaient les cartes pour trouver une dot. Les hommes jouaient à la Bourse. J'aurais été une monstruosité, dans cette élégante cohue, où des demi-vices suffisaient pour équilibrer des demi-vertus. Les ménages que je pus étudier me rendirent fière de M. Mendez. En France, le mariage a de fréquentes analogies avec mes fiançailles sur le bord du Mançanarez. Il n'est pas besoin de se rencontrer cinq minutes pour se lier indéfiniment; et il semble que la délicatesse des mœurs et le raffinement tiennent surtout à unir des gens qui ne se sont jamais parlé ni jamais vus.

Je m'ennuyai de cette société, qui n'a ni le charme austère de la vertu, ni l'étourdissante ivresse de la corruption. Ce désordre hypocrite et mesquin me fatigua et me révolta. Je serrai ma clef avec force. J'aurais été désespérée de la laisser tomber au milieu de cette foule si bien gantée. Ils se seraient mis deux ou trois pour la ramasser.

J'allais passer en Angleterre, non pas, grand Dieu, pour y trouver plus de distraction, mais pour boire tout de suite l'ennui jusqu'à la lie, quand, au Havre, l'idée me vint de m'embarquer sur le navire où vous étiez déjà, mesdames et messieurs. Les voyages lointains, l'inconnu, les dangers pouvaient me plaire, m'occuper.

—Essayons, me disais-je, de faire entrer la nature et l'infini dans ce cœur vide.

Je ressentis un effet bizarre de ce remède. Quand je quittai l'Europe, quand je me trouvai au milieu de l'Océan; la solitude morale dans laquelle j'avais vécu jusque-là m'apparut plus distincte, plus poignante. La mer a reçu la première larme que j'eusse encore versée. Quoi! je partais, j'allais dans un monde barbare, sauvage, chercher des émotions qui ne fussent pas les vieux penchants et les vieilles passions de l'Europe, et personne, au départ, ne m'avait adressé d'adieux; personne ne souffrait de mon absence; personne n'était avec moi pour partager mes dangers, pour m'embrasser devant la mort, si le vaisseau qui me portait devait s'engloutir.

Les amours humaines que j'avais traversées et coudoyées m'avaient éloignée de l'amour. La solitude de l'Océan m'initia tout à coup. Ah! vous ne savez pas ce que j'ai dévoré d'angoisses, ce que j'ai souffert d'insomnies pendant les longues nuits de la traversée. Je me sentais inutile sous le ciel; je me disais que cette flamme de mon cœur me dévorerait vainement, et que je ne trouverais peut-être jamais l'emploi de ces facultés précieuses que j'avais trompées jusque-là par le jeu et par les superstitions. Je pensais à ma mère, qui se mourait peut-être au fond d'un couvent d'Espagne, et je me sentais des tendresses de fille et des ardeurs maternelles.

—Elle me pleure! m'écriais-je. Ah! si j'avais des enfants à pleurer et à attendre!

Mon mari ne se doute guère du supplice auquel il m'a condamnée. S'il m'était apparu tout à coup, je me serais jetée dans ses bras, en le conjurant de m'aimer. Le devoir me luisait comme un mirage; je trouvais des joies dans le sacrifice, dans l'immolation de tous mes instincts, au bonheur d'une famille, à la gloire d'un ménage.

Un jour, vous vous le rappelez, des matelots qui jouaient se prirent de querelle, et, pour une misérable question de carte, s'assassinèrent entre eux. J'étais là, j'avais suivi la partie, je vis tirer les couteaux et je vis jaillir le sang. La passion du jeu m'apparut dans sa manifestation la plus grossière, la plus naïve, la plus sincère. J'eus horreur de moi et des cartes, et quand je pensai à tous les mouvements de haine que j'avais parfois ressentis, je faillis sauter par-dessus le bord et me jeter dans l'Océan, comme complice de ces joueurs féroces.

Je ne sais pas pourtant si je suis guérie, et si la frénésie qui m'a dévorée me torturerait encore; mais je sais bien que j'ai place maintenant dans mon cœur pour d'autres sentiments. Je pourrais être encore joueuse; je ne serais plus la joueuse exclusive et égoïste qui n'aimait rien. Mon cœur s'est amolli; ce qu'il y avait de viril dans ma nature a disparu. L'influence de mon père a cessé; c'est au tour maintenant de ma mère. Elle voulait que je fusse une femme; je le deviens; je veux aimer.


VII

Où l'on montre la clef de cette histoire.

La señora Mendez avait fini, elle se tut; mais ses regards animés et sa lèvre qui frémissait doucement semblaient assez dire qu'elle aurait pu continuer quelque temps encore le commentaire qui intéressait si fort son auditoire.

Le plus ému des auditeurs était sans contredit Stanislas Robert, quoique sir Olliver eût laissé échapper plusieurs fois des petites exclamations qui trahissaient un assez vif plaisir. L'Anglais avait peut-être pensé que la compagnie de la señora Mendez devait être un puissant remède contre la monotonie de l'existence; mais pour avoir le droit d'accompagner fructueusement la belle Espagnole, il fallait obtenir d'elle le soin de cacheter le paquet qui renverrait la clef symbolique à M. Mendez, et sir Olliver ne se sentait pas des dispositions assez énergiques à cet égard; il doutait d'ailleurs de l'accueil qui pouvait être fait à ses hommages.

Stanislas Robert, qui avait déjà reçu dans ses promenades la primeur des confidences de la belle naufragée, était plus vaillant et ressentait un enthousiasme plus actif.

Un silence de quelques secondes suivit le récit de la señora Mendez. Ce fut madame Vernier qui le rompit:

—Le naufrage a-t-il modifié vos dispositions poétiques? demanda-t-elle avec un sourire plein de malice.

—Le naufrage les a interrompues, répliqua l'Espagnole. Mais je m'interroge sévèrement depuis quelques jours, et j'hésite à continuer cette course à travers le monde. Le but n'est peut-être pas devant moi; il est peut-être resté en Espagne.

—Ainsi, dit Ottavio, à son tour, avec une curiosité compatissante, M. Mendez ne recevra pas la clef?

Dolorida ne put s'empêcher de rougir; elle regarda le jeune peintre français à la dérobée, et reprit avec une mélancolie qu'on n'eût pas soupçonnée quelques jours auparavant:

—Je ne suis pas assez guérie de la passion du jeu pour ne pas m'en rapporter, dans une certaine mesure, aux hasards des événements. Je n'ai pas dit que j'étais prête à aimer mon mari. Je ressens même parfois contre lui des mouvements de rancune et de haine qui me prouvent bien que mon sang ne s'est pas encore refroidi dans ce bain de l'exil. Je doute, j'attends, mais j'espère.

—Vous avez raison, dit à son tour le docteur Frantz, espérez! l'amour trompe moins que le jeu.

—Mesdames et messieurs, se hâta de dire Stanislas Robert, qui craignait qu'on n'exerçât une pression fatale à ses intérêts sur l'âme de la señora Mendez, ne soyons pas indiscrets; prenons l'histoire qui vient de nous être racontée, comme nous avons accueilli le conte bleu de mon ami Ottavio, pour une histoire de fantaisie, et ne forçons pas l'auteur à nous en dire plus qu'il n'a voulu en laisser voir.

—Sans doute, repartit madame Vernier; puisque nous sommes le public, nous n'avons pas le droit de savoir toute la vérité. Mais alors je demande qu'on dégage la moralité du conte.

—A une condition, s'écria Stanislas, c'est qu'on ne prétendra pas que l'histoire de la señora Mendez prouve les inconvénients du jeu. Ce serait une moralité trop banale et trop facile à trouver.

—Moi, je pense, dit sir Olliver, qu'il faut conclure de ce récit que l'ennui est dans tout et partout. La señora n'a pris les cartes que pour échapper au spleen.

—Au spleen ou au mariage? dit Ottavio.

—Ces deux défauts se comprennent et s'engendrent tour à tour, répliqua Stanislas.

—Pourquoi M. Mendez eut-il l'idée d'empêcher la señora de se jeter dans le Mançanarez? reprit l'impitoyable madame Vernier, qui entrait décidément en hostilité légère contre l'Espagnole.

—Par humanité, dit Ottavio.

—Par amour, dit Frantz.

—Par caprice, dit sir Olliver.

—Par tout cela à la fois, dit Dolorida. Homme de tête et d'imagination, le señor Mendez se dit sans doute que je valais la peine d'être conservée, que je pourrais être une très-agréable épouse de journaliste et de député. Il est excusable de m'avoir sauvée: je ne le suis pas, moi, de l'avoir écouté. J'ai ajouté l'ingratitude à la collection des petits défauts que je lui apportais en dot.

—Vous n'avez pas été ingrate, dit avec feu Stanislas Robert. Vous n'aimiez plus le jeu quand vous l'avez épousé. C'est lui qui vous a donné le prétexte, et c'est lui, d'ailleurs, qui n'a pas su fournir d'aliment assez actif à l'ardeur de votre esprit, à la flamme de votre cœur.

—N'en dites pas trop de mal, dit la señora Mendez en souriant, vous iriez contre votre but. Je suis redevenue joueuse parce qu'il n'y avait pas au monde un état, une position qui pût m'empêcher de le redevenir. Un enfant peut-être m'eût préservée; mais ni le ménage, ni la politique, ni le monde ne pouvaient me garantir.

—Je ne vois toujours pas poindre la morale, dit avec insistance la jeune Française.

—Eh, mon Dieu! répondit avec impatience Stanislas Robert, la morale, ce sera, si vous voulez, le conseil donné à toutes les femmes d'être coquettes, frivoles, de tromper et d'amoindrir leur esprit par des petits commérages, par des petits soins de toilette, quand elles veulent rester honnêtes, plutôt que de s'exposer aux orages des passions.

—La morale, dit Frantz, c'est de ne se marier que quand on s'aime, et c'est de préférer la mort au mariage sans amour.

—A moins, repartit Ottavio, que ce ne soit la recommandation expresse de faire faire deux clefs à la porte de sa chambre.

—La morale, je vais la donner, moi, interrompit la señora Mendez: c'est d'élever les enfants dans l'amour du travail et du devoir; et si cette morale ne vous satisfait pas, de grâce, ne m'en demandez pas une autre et n'en cherchez pas d'autre. Je vous ai fait passer une heure sans trop d'impatience; ce triomphe me suffit. Ne me le gâtez pas par vos questions et par vos épigrammes.

—Voilà qui est parfaitement conclu, dit Stanislas Robert, et je crois que madame Vernier voudra bien venger demain les Françaises des reproches que la señora leur a adressés en passant.

—Moi, monsieur, je ne raconte pas ma vie, riposta d'un air mutin la jeune veuve.

—Vous aimez mieux, sans doute, la méditer, n'est-ce pas?

—Non, répondit gaiement la Française, je n'ai pas eu de sombres aventures. Je me suis mariée de propos délibéré, et je n'en ai pas agi plus sagement pour cela. Mais comme mon mari n'était pas farouche, je lui riais au nez, pour exhaler mon dépit, et je le faisais doucement enrager, pour me venger sur lui de ma maladresse. Mon ménage fut une comédie bourgeoise entremêlée de couplets. M. Vernier est seul coupable du dénoûment un peu lugubre; il est mort tout naturellement; mais ma famille et nos amis ne m'eussent jamais pardonné de ne l'avoir pas pleuré. D'ailleurs mon tyran était un brave homme. Je perdais avec lui un interlocuteur commode: je le regrettai donc en conscience. Ma fortune fut compromise par les timides spéculations de mon mari. Il n'était pas joueur et il considérait la Bourse comme un endroit malhonnête. Si bien qu'en refusant de se livrer aux chances hasardeuses qui décuplaient et centuplaient la fortune de nos voisins, mon mari fut obligé de s'en tenir aux affaires timides et parfaitement sûres. Je n'ai jamais bien compris comment il se fit que toutes les affaires sûres devinrent mauvaises, et comment l'argent honnêtement placé fut maladroitement perdu. Il paraît que tout cela est logique. Je me trouvai veuve et à demi ruinée. Je voulus essayer de redevenir riche à moi seule. Je n'avais pas de liens qui me retinssent en France. Je n'avais ni donné, ni vendu, ni prêté les clefs de mes appartements.

—Oh! oh! voici une allusion, interrompit Stanislas Robert.

—Soit, et de mauvais goût, si vous voulez, ce qui vous prouve que je n'ai pas la science du récit. Je partis pour les pays les plus extravagants. On m'assurait qu'il était facile, avec une jolie voix et quelques talents inutiles, d'y refaire fortune; je m'embarquai. Je n'ai pas trop à me plaindre jusqu'ici. J'ai vu la mer beaucoup mieux que je ne l'avais vue à Dieppe ou au Havre. J'ai eu un joli naufrage; je suis tombée dans une île où les indigènes brillent par leur absence. Je n'ai pas encore été contrainte à manger quelque chose de mes compagnons d'infortune. Tout est donc pour le mieux, et je ne réclame pas. Mais vous voyez qu'à moins de vous raconter l'histoire de la Belle au bois dormant ou l'Oiseau bleu, je n'ai absolument rien dans mes souvenirs qui puisse vous émouvoir ou vous attendrir.

—Hum! dit Stanislas Robert, qui s'efforçait de venger la señora Mendez des petites flèches que lui avait décochées madame Vernier, voilà un récit bien succinct, bien écourté. Il est impossible qu'une existence de Parisienne n'ait pas plus d'épisodes.

—Les épisodes! ce sont les friandises qu'on garde pour les amis, reprit madame Vernier.

Une réclamation générale et bruyante accueillit cette nouvelle boutade.

—Nous sommes tous vos amis! nous avons tous fait un pacte! s'écria le peintre. Madame, vous introduisez la discorde.

—Oh! je m'entends, répondit la jeune veuve; et sans méconnaître la parfaite courtoisie de ces messieurs, l'obligeance de ces dames, je puis faire mes réserves quant aux sentiments spontanés et volontaires. Nous sommes amis par nécessité.

—Parbleu! c'est la bonne, c'est la plus solide amitié! dit Ottavio.

—Sans aucun doute; mais excusez-moi, mes bons et chers amis, ce n'est pas à cette amitié-là que j'entends raconter les petits mystères de mon existence peu mystérieuse.

—Ainsi, vous me blâmez, madame, demanda fièrement la señora Mendez.

—Non, certes, madame. Je vous remercie, au contraire; seulement, nous autres Parisiennes, nous avons la coquetterie des réticences, et je ne suis pas assez certaine de ne plus revoir le monde civilisé pour m'en départir.

—Il est impossible pourtant que vous manquiez aux engagements pris envers la communauté, dit Stanislas. Chacun de nous a solennellement promis une histoire ou un conte.

—Eh bien! moi, je m'engage pour un intermède; quand chacun aura payé sa dette, nous verrons.

—Allons! je ne m'étonne plus de vos instincts politiques. Vous êtes habile à tourner autour d'un serment. Heureusement que sir Olliver est là pour donner l'exemple de la fidélité à la foi jurée. C'est à votre tour, milord. Préparez-vous pour demain.

—Oh! oui, je me préparerai; mais j'ai besoin de beaucoup de préparation.

—Alors, mon cher monsieur Frantz, je ne vois plus que vous qui puissiez nous tirer d'embarras.

—Je ne me défendrai pas, répondit l'Allemand avec un sourire. J'acquitterai ma dette, à une condition, c'est que je paierai pour deux, et que madame, ajouta-t-il en désignant sa compagne, sera libérée par mon récit.

—Quel dévouement! dit en riant madame Vernier. Ce n'est pas vous, sir Olliver, qui offririez de payer pour moi?

—Donnez-moi ce droit-là, madame, et je me charge de toutes vos dettes.

La jeune veuve regarda l'Anglais avec un coup d'œil de côté et un sourire plein d'épisodes; mais elle ne répliqua pas.

—Nous consentons, mon cher Frantz, à l'arrangement proposé, dit Stanislas Robert. Heureuse la femme qui peut rester muette, parce que tous les rêves de son cœur sont devinés et traduits par un interprète.

—Vous voyez que je fais bien de ne pas parler, interrompit madame Vernier.

—Et j'ai eu tort sans doute de raconter mon histoire? demanda la señora Mendez.

—En aucune façon, mesdames. J'excuse, j'approuve le mutisme, mais à la condition d'un interprète. Quel est le vôtre, madame Vernier? En aurez-vous un, señora?

Au lieu de répliquer et de prolonger cette petite chicane, les deux dames se levèrent, la jeune veuve avec une sorte de dépit, l'Espagnole avec une mélancolie souriante. Puis chacun devint libre et l'on se dispersa.

Sir Olliver était allé au buffet. Ottavio et Stanislas Robert restèrent seuls un moment.

—J'imagine, dit l'Italien, que c'est toi qui renverras la clef?

—Bah! répondit Stanislas en rougissant un peu et en haussant les épaules, peut-on savoir au juste ce qui se passe dans ce cœur profond? J'ai peur de lui parler d'amour, à cette femme étrange, car elle serait capable de profiter du conseil pour aimer son mari.

—Cela ne prouverait pas en faveur de ton éloquence.

—Cela prouverait, au contraire, que je suis trop persuasif. Il y a en elle une lutte du devoir et de la passion qui finira par un accord harmonieux de l'un et de l'autre.

—Il faudrait, dit Ottavio avec un petit soupir complaisant pour son ami, qu'elle devînt veuve.

—Ah! mon cher, tu souhaites tout simplement l'idéal.

—A propos de veuve, reprit gaiement Ottavio, à qui donc en veut madame Vernier?

—Si ce n'est pas à sir Olliver, c'est à toi, répondit le peintre.

—Oh! moi, je n'ai rien de galant à dire, et je n'ai rien de rassurant à offrir. L'Italie, cette terre des amoureux et des nouveaux époux, est la seule terre qui me soit fermée. Quant à l'avenir, qui peut le connaître? Madame Vernier est une Parisienne, et le goût du romanesque ne s'étend pas pour elle au delà des excentricités d'un Anglais fort honnête et fort riche. C'est elle qui désennuiera sir Olliver. Quant à moi, tu sais bien à qui je suis fiancé et quelles sont mes amours.

Stanislas serra la main de son ami, et comme il voyait la señora Mendez se promener seule, il pensa que le moment était opportun pour s'assurer de la vérité des prévisions d'Ottavio ou de la réalité de ses craintes personnelles. Ottavio le suivit du regard.

—Ils sont heureux, ces Français! murmura-t-il; ils peuvent aimer plusieurs choses à la fois. C'est pourtant un bon patriote que Stanislas Robert!

Et le pauvre exilé s'en alla tout seul le long du rivage; mais il n'y fut pas longtemps sans rencontrer madame Vernier, qui essayait de se faire une lorgnette avec ses deux jolies petites mains arrondies en tube et placées l'une au bout de l'autre, et qui regardait vainement à tous les coins de l'horizon.

—Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? demanda Ottavio.

—Vous connaissez vos auteurs, dit madame Vernier. Hélas! non, monsieur, je ne vois rien.

—Quelle impatience vous avez de quitter cette île?

—Il ne faut pas abuser de la poésie, répliqua la veuve; c'est une crème qui plaît comme dessert, qui ne suffit pas comme aliment solide. Or, je vous avoue que le Décaméron sentimental que nous avons entrepris finit par me lasser. Je voudrais des émotions plus solides.

—C'est singulier! vous paraissiez si résolue avant que madame Mendez n'entamât son histoire?

—Me croiriez-vous par hasard jalouse du succès littéraire de l'Espagnole?

—De son succès littéraire? non.

—Est-ce qu'elle en a d'autres? demanda madame Vernier en riant beaucoup trop pour rire de bonne humeur.

—Avouez que vous n'aimez pas madame Mendez?

—Oh! mon Dieu! je serai franche, et...

—Les Françaises le sont toujours quand il s'agit de haine.

—Merci du compliment. Eh bien, je le mériterai. Je ne nie pas que cette belle dame aux grands yeux jaunes, qui mêle la dévotion, le jeu, à je ne sais quelle vague aspiration, m'irrite un peu les nerfs. Avez-vous entendu comme elle traitait les Françaises?

—Ah! ah! c'est par esprit national que vous ne l'aimez pas!

—Par esprit national et par esprit particulier. J'avais envie, quand on cherchait la moralité de son histoire, de regretter tout haut que le señor Mendez n'eût pas usé envers la señora des arguments qui avaient rendu si humble et si résignée la mère de Dolorida.

—Ah! madame, vous auriez manqué alors à l'esprit de votre sexe.

—Que voulez-vous? Cette dame n'y manque-t-elle pas, elle qui n'a vécu jusqu'ici que pour l'amour du roi de trèfle et l'amour du valet de carreau?

—Mais si elle se repent?

—Eh bien, alors, je me repentirai.

Ottavio s'amusa beaucoup des scrupules philosophiques de madame Vernier. Quand il l'eut quittée et quand il l'eut laissée sur la plage de l'île, regardant toujours l'horizon, il se dit à lui-même:

—Si nous restons ici huit jours encore, la guerre civile est déclarée! Pauvre île des Rêves, tu ne nous auras pas même donné l'illusion de la paix parmi sept naufragés! Il est vrai que, dans ce nombre, il y a trois femmes, et la proportion est bien forte pour l'harmonie.

Pendant que le jeune Italien se livre à ces réflexions et retrouve dans un désert un motif de désenchantement que la foule lui a fourni souvent, Stanislas Robert, qui a rejoint la belle Dolorida, cherche à espérer.

—Señora, j'ai une curiosité à satisfaire, bien bizarre et bien puérile.

—Laquelle, monsieur?

—Ne pourrais-je pas voir un instant, contempler pendant quelques minutes cette fameuse clef dont il a été question?

—En effet, dit la señora Mendez, la curiosité est enfantine; mais on ne refuse rien aux enfants: voici cette clef.

—Ah, mon Dieu! comme la serrurerie est peu avancée en Espagne! Elle est horrible et pesante, cette clef-là. Et vous portez ce joyau-là sur vous?

—Il ne me quitte pas.

—Vous quittera-t-il?

—Je n'en sais rien; mais que vous importe?

—Il m'importe beaucoup, reprit avec chaleur le jeune peintre, qui se mit à plaider une cause dans laquelle il était évidemment trop intéressé pour être impartial.

Parvint-il à persuader? C'est ce que je ne saurais dire, ici et c'est ce que nous apprendrons peut-être avant de quitter les divers habitants de l'île des Rêves.

Le lendemain, on se réunit à l'endroit accoutumé pour entendre le récit de Frantz. On s'attendait à une histoire assez langoureuse, le jeûne Allemand devant parler en son nom et au nom de sa compagne. Nous allons savoir si l'attente universelle fut déçue.

Frantz était ému. Il regarda madame Carolina Brenner, comme un poëte regarderait sa muse, si l'invention des Muses n'était pas une hypothèse psychologique tombée depuis longtemps en désuétude et à laquelle les poëtes ont renoncé; puis il commença ainsi:


UNE HISTOIRE DE REVENANT.


I

Le veuvage de Philémon.

Permettez-moi de donner aux héros de mon histoire des noms de fantaisie; non pas que je redoute les indiscrétions; mais il me semble que je serai plus libre dans mes allures, quand je n'aurai plus devant moi des visages réels, et quand, en me servant de fausses dénominations, je pourrai m'imaginer que j'invente ce que je vous raconte.

Ne craignez rien; loin d'y perdre, la vérité du récit gagnera à ce changement. Si je ne redoutais pas de vous ennuyer trop tôt, je vous expliquerais, par des démonstrations de la plus pure esthétique, que le réalisme est l'ennemi de la réalité, et qu'il faut toujours un petit vernis de mensonge aux événements les moins incontestables pour les faire accepter. Mais cette preuve nous entraînerait trop loin, et je la réserve à ceux qui prétendraient contester le mérite de ma théorie.

Je suis forcé de convenir que l'action se passe en Allemagne, puisque mes héros sont Allemands. Ce n'est pas une raison pour que je les fasse parler en alsacien, comme cela se pratique dans les vaudevilles français. Ils agissaient en allemand, ils parlaient en allemand; et je traduis.

Dans une ville d'Allemagne, ou plutôt, à la porte de la ville, vivait avec sa fille un bon bourgeois que je nommerai Arnold. Ancien négociant, retiré des affaires, M. Arnold avait vendu pendant trente ans du drap de toutes les couleurs, et il faut croire qu'il l'avait vendu bon teint, car il avait laissé dans le commerce la réputation la plus intacte. Pourtant il s'était enrichi; du moins il s'était retiré avec une aisance qui faisait peut-être des jaloux, mais qui ne faisait pas d'envieux, tant la bonté, la probité, les mœurs douces de l'ancien marchand de draps lui avaient concilié l'estime universelle. Son enseigne: Aux Balances d'or, était le plus parfait symbole de son exactitude commerciale et de la pureté de sa conscience.

Maître Arnold, comme l'appelaient ses voisins, bien qu'il ne fût maître en aucune Faculté et qu'il fût tout au plus maître chez lui; maître Arnold serait sans doute resté toute sa vie derrière son comptoir, s'il n'avait pas eu le malheur de perdre sa femme. Tout le monde sait que le mariage, qui est un lien nécessaire dans la société, en général, est souvent une condition indispensable d'ordre et de prospérité dans le commerce en particulier. Madame Arnold tenait les livres, surveillait les commis, et portait, suspendue à une longue chaîne d'acier, avec une paire de ciseaux, la clef de la caisse. Quand la chère dame se fut endormie du dernier sommeil, maître Arnold se trouva bien embarrassé. Il essaya d'écrire lui-même, chaque soir, la vente de la journée. Mais, habitué à une vie active et à rester debout une partie du jour, il avait des éblouissements et des vertiges, quand il lui fallait, pendant une heure ou deux être, immobile dans son vieux fauteuil à faire les comptes et à mettre au net les écritures. Il lui arriva plus d'une fois de laisser tomber sa tête sur le grand-livre, vaincu par la fatigue; et plus d'une fois, en retrouvant la grosse écriture carrée de madame Arnold, de s'arrêter, de jeter sa plume et de déposer deux grosses larmes sur le papier, au lieu des griffonnages nécessaires.

Prendre un caissier, c'était une profanation à laquelle le pauvre homme ne pouvait pas songer. A quelle heure eût-il trouvé le moment de s'entretenir avec un mercenaire de ses achats, de ses bénéfices? Or, pendant trente ans, les chastes oreillers du ménage avaient entendu les confidences des deux époux. Maître Arnold ne récapitulait ses profits et ne les balançait avec ses pertes que dans le silence de l'alcôve. S'il prenait un caissier, il lui fallait nécessairement changer cette habitude; mais s'il n'en prenait pas, le désordre pouvait s'introduire dans la comptabilité. Je sais bien que l'honnête marchand de draps avait une fille. Mais le rêve du père et de la mère de mademoiselle Gertrude avait été précisément de la tenir éloignée à jamais de l'obscure boutique et du bureau plus obscur encore. Voir les jolis doigts roses de sa fille toucher aux in-folio, armés de coins en cuivre, c'était une idée qui révoltait la délicatesse de maître Arnold.

Il aima mieux renoncer au commerce, dire adieu aux Balances d'or, et se retirer dans la jolie petite maison que sa femme avait choisie elle-même à la porte de la ville. Ce fut à coup sûr un grand chagrin que de quitter la boutique; mais comme maître Arnold s'imaginait habiter la campagne, depuis qu'il n'habitait plus une rue étroite, il n'éprouvait naturellement de plaisir à se promener que quand il visitait son ancien quartier, quand il disait bonjour aux voisins, et quand il entrait s'asseoir pour causer avec son successeur, et s'informer si l'on avait enfin vendu une pièce de drap qui avait été son tourment pendant les dernières années.

D'un autre côté, ce fut une grande douleur pour l'excellent mari que d'habiter veuf la retraite préparée avec tant d'orgueil par madame Arnold. Toutes les fois qu'il goûtait à un raisin de son jardin, il soupirait et disait à Gertrude:

—Ah! si ta pauvre mère était là, elle qui aimait tant les fruits!

Et maître Arnold regardait tristement à ses pieds, se rappelant toujours qu'il avait vu sa femme descendre dans la terre; Gertrude, elle, levait les yeux au ciel, pensant que sa mère y était bien plutôt.

La maison paraissait trop vaste à Philémon sans Baucis. Au rez-de-chaussée, la cuisine était séparée de la salle à manger par un couloir qui allait de la rue au jardin. Bien qu'on eût meublé un petit salon, derrière la salle à manger, de fauteuils en drap amarante brodés par madame Arnold, on n'entrait dans cette pièce qu'aux jours solennels. C'était avec la plus grande répugnance que maître Arnold se résignait à s'asseoir sur ces souvenirs, qu'il avait peur de faner. Il se tenait d'habitude dans la salle à manger, quand il faisait mauvais, à côté de Gertrude, qui filait ou tricotait. Pendant l'été, un berceau du jardin, meublé d'une table et de bancs rustiques, servait de retraite; et l'hiver, pour fumer sa pipe, le bon M. Arnold, qui n'était pas fier, venait s'installer dans la cuisine et causer avec la vieille Marguerite, qu'il avait à son service, depuis l'heureux jour où il était devenu à la fois le propriétaire du magasin des Balances d'or et l'époux de madame Arnold.

Au premier étage, la maison comprenait quatre chambres. M. Arnold en gardait deux pour les amis et occupait les deux autres avec sa fille. Au second, couchait Marguerite; et on louait à un jeune homme, dont il sera question tout à l'heure, deux fort belles pièces qui avaient été retranchées du grenier, sans offense pour le grenier ni pour personne.

Si je vous décris la maison de maître Arnold, c'est qu'elle était en si parfaite harmonie avec le caractère et les mœurs de ses habitants, qu'on se sentait tout heureux, tout consolé, tout rasséréné, dès qu'on en avait franchi le seuil. C'était bien là le séjour de l'honnêteté, de la bonne foi, de la candeur à tous les degrés et à tous les âges, depuis le front ridé et courbé de la vieille Marguerite, jusqu'au front lisse et blanc de Gertrude, en comptant la figure calme et reposée de maître Arnold. La vigne tapissait, du côté du jardin et du côté de la rue, ce paradis abrité d'un toit d'ardoise. La propreté luisait à l'intérieur, comme la conscience sans tache d'une maison patriarcale. Le poêle à triple étage de la salle à manger chantait, l'hiver, une petite chanson douce et gaie qui donnait de bonnes digestions et de bons sommeils. Les casseroles de Marguerite étincelaient, comme si elles eussent été du métal prétendu des balances de l'enseigne. Les carreaux du couloir, hebdomadairement nettoyés avec du sable et de l'huile, ravissaient l'œil par la perspective d'un damier irréprochable. Le jardin était soigneusement entretenu; les espaliers étaient l'objet d'un culte tout particulier. Il manquait pourtant un ornement que M. Arnold, dans sa modestie, n'avait pas encore osé acheter, mais après lequel il soupirait tout bas, c'est-à-dire deux belles statues peintes et vernissées représentant, l'une un berger, l'autre une bergère, avec leurs attributs. En attendant, maître Arnold avait placé au beau milieu du jardin une de ces grosses boules ingénieuses qui forment des tableaux circulaires, et il s'amusait à amener Gertrude devant ces miroirs convexes, pour qu'elle vît ses jolies petites joues démesurément aplaties et élargies.

Ai-je besoin de vous décrire maître Arnold? Soixante ans; un léger embonpoint, un visage où les années s'étaient doucement appliquées, comme des hirondelles qui viennent faire leurs nids, en portant bonheur à leur hôte; des rides sommaires, pour ainsi dire (les soucis n'ayant pas multiplié ces sillons où roulent et que creusent les larmes); des cheveux qui s'argentaient tous les jours; une tenue décente; la prétention d'avoir toujours du drap solide et de belle apparence: tel était maître Arnold. La mort de sa femme avait été son plus grand chagrin, non pas son premier; car il avait perdu plusieurs enfants, avant de garder et d'élever Gertrude. Mais il les avait perdus si jeunes, et sa fille était l'aurore d'un si riant avenir, que, sans être barbare, M. Arnold ne pensait plus aux petits anges envolés. Il pensait toujours à sa femme; il agissait dans cette préoccupation, comme si elle eût été toujours là. Quand il devait prendre quelque grande détermination, il allait se mettre devant le portrait de la défunte, qui faisait de son salon un sanctuaire, et là, il délibérait à demi-voix avec lui-même, comme si la toile eût pu entendre et lui souffler un bon conseil.

—Est-ce comme cela que vous auriez fait, ma chère femme? demandait-il en concluant.

Le silence du portrait passait pour une approbation, et maître Arnold, parfaitement rassuré, agissait sans trouble et ne se sentait plus responsable. Nous saurons si ce pieux système lui porta toujours bonheur et suffit à le préserver.

Je n'ose vous peindre mademoiselle Gertrude. A dix-huit ans, avec la beauté de l'innocence et l'innocence de la beauté qui s'ignore, elle allait et venait dans la maison du faubourg, comme un ange du ciel mis en cage. Son sourire était un poëme, ses soupirs un cantique. Non pas, je puis le dire sans l'offenser, qu'elle eût la moindre prétention à l'esprit, et qu'elle fît un effort pour atteindre à la grâce; non pas que les vertus lui missent une auréole dont sa modestie eût souffert; c'était tout bas et tout près, dans le silence de cette maison, que son âme parlait doucement et naïvement, c'était dans l'ombre qu'elle rayonnait.

Gertrude aidait le matin Marguerite. Elle cueillait les fleurs pour les grands vases de faïence de la salle à manger; elle préparait le déjeuner de son père, elle excellait à mélanger le lait dans le café, et maître Arnold s'extasiait toujours sur la façon dont elle divisait le sucre, de manière à ne jamais lui en donner trop ou trop peu.

—On voit bien que tu es née à l'enseigne des Balances d'or, disait le bon père tous les matins.

Toute la journée Gertrude travaillait, ou bien lisait à haute voix le journal à son père. C'est une grande joie pour ceux qui n'ont jamais eu les loisirs de la lecture que d'entendre lire; c'est une initiation qui les fatigue moins et qui ménage leurs yeux. Quand le temps était très-beau, Gertrude donnait le bras à son père et l'accompagnait dans ses promenades. Jamais elle n'avait mis le pied sur le seuil d'un théâtre; tout au plus allait-elle au concert. D'ailleurs, elle avait dans sa chambre une cage pleine d'oiseaux, et elle préférait tous ces gazouillements aux combinaisons harmoniques du génie de l'homme.

Quelquefois maître Arnold, qui n'était pas un égoïste, ou qui du moins avait la bonne volonté de ne pas l'être, interrogeait sa fille pour savoir si elle s'ennuyait; Gertrude répondait que non, se déclarait très-heureuse, et l'était en effet.

Le bonheur est-il donc possible à si peu de frais? De tous les secrets que la science a cherchés, voilà le plus difficile, le secret d'être heureux! La bonne conscience ne suffit pas; il faut de plus, et par-dessus tous les efforts personnels, une grâce spéciale. Gertrude avait cette grâce: elle était heureuse, sans savoir comment, sans savoir pourquoi, sans même se demander si ce bonheur devait durer toujours.

Que l'on ne soit pas malheureuse à dix-huit ans, c'est là un phénomène ordinaire et fort concevable; mais que la solitude avec son père et la protection de la vieille Marguerite ne laissassent rien à désirer à Gertrude, voilà ce qui peut paraître plus difficile à admettre.

Ce problème au surplus n'inquiétait personne, pas même l'hôte de M. Arnold, le locataire du second, qui, lui aussi, par un charme inhérent sans doute à la maison, se trouvait très-heureux, ne songeait pas à changer quelque chose à son sort, eût voulu immobiliser sa vie dans cette paisible retraite, dans le voisinage familier de son propriétaire, de la fille du propriétaire et de la vieille servante.

Ce jeune locataire, que nous appellerons Wolff, était étudiant; mais il avait passé tous les examens possibles; il avait dans son tiroir tous les diplômes, et il ne paraissait pas le moins du monde empressé d'aller répandre sa science dans le public. On eût dit qu'il se défiait des connaissances acquises, qu'il voulait ne jamais cesser d'étudier, et que la maison de M. Arnold renfermât toute son ambition. Cependant je puis vous l'avouer, il était ambitieux.

Wolff était, je crois, un honnête homme. Élevé par une mère pieuse et par un père tolérant, qui s'étaient unis pour le former, sans se contrarier et sans se nuire, il avait la conscience en équilibre. Sa figure, sa tournure n'avaient rien qui pût le distinguer; il gardait un défaut qui faisait rire ses camarades, mais dont il ne s'est pas encore corrigé au moment où je vous parle, il était timide. Wolff ne connaissait pas de plaisirs terrestres et ne rêvait pas de plaisirs célestes qui valussent à ses yeux le séjour dans la maison de M. Arnold et la fraîcheur gaie de cette retraite. Lui aussi, était heureux de peu de chose: d'entendre la vieille Marguerite remuer ses casseroles; de voir M. Arnold arroser ses tulipes; de rencontrer Mlle Gertrude et de lui demander des nouvelles de ses oiseaux. Tous les habitants de cette maison étaient si contents à bon marché, et si sages, qu'on les eût pris pour des fous.

Wolff sortait pour aller aux cours, pour visiter les bibliothèques, mais dès qu'il était rentré, il approchait sa table de la fenêtre qui donnait sur le jardin; il allumait sa pipe, laissait la fumée monter sur le toit et rêvait ou travaillait. Quelquefois, du jardin, M. Arnold l'interpellait.

—Eh! mon ami Wolff, vous qui êtes un savant, comment appelez-vous cette plante, cette fleur, en latin?

Wolff disait le mot, s'il le savait, et le cherchait dans son dictionnaire, s'il l'ignorait. C'étaient là ses grands triomphes d'érudition.

Quand un des oiseaux de Gertrude était malade, la jeune fille attendait le jeune docteur dans le couloir.

—Monsieur Wolff, lui disait-elle, vous seriez bien aimable de me donner un remède pour ce pauvre oiseau.

Wolff quittait tout pour l'amour d'un serin; s'il était embarrassé, il courait la ville, feuilletait les livres d'histoire naturelle; et quand l'oiseau était sauvé, il se sentait heureux, comme s'il avait eu charge d'âme.

Marguerite à son tour demandait des petits services à son voisin; elle lui faisait écrire ses lettres à sa famille et déchiffrer les réponses. Ce n'était pas là le travail le plus facile; mais Wolff était si bon, qu'après s'être mis en quatre pour trouver le nom d'une fleur ou guérir un serin, il estimait sa journée bien remplie, s'il avait contenté Marguerite. Tout le monde était donc lié par la reconnaissance envers Wolff, et lui, était lié envers tout le monde. M. Arnold, en effet, n'eût pas entamé le soir un broc de bonne bière, sans appeler son ami Wolff. Gertrude lui tricotait des petits objets parfaitement inutiles dont il se servait beaucoup; quant à la vieille Marguerite, elle ne se levait et ne se couchait jamais, sans écouter à la porte s'il dormait paisiblement, et elle lui préparait des friandises que Wolff affectait de dévorer le plus gloutonnement possible.

On aurait donc pu écrire sur le fronton de la maison de M. Arnold ces simples mots: «Ici l'on aime! Gens qui haïssez, passez votre chemin.» Quand je dis que l'on s'aimait, je parle de cette affection naïve et chaste, qui ne connaît ni âge, ni sexe, qui n'attend rien que le plaisir de se dévouer, et qui se satisfait d'une parole, d'un serrement de main, d'un sourire, parce qu'elle porte en elle l'infini. Si l'on eût osé dire que Wolff était amoureux, on l'eût fait pâlir de honte; Gertrude eût rougi comme d'une offense pour elle et pour leur ami; Marguerite se fût mise en colère, et maître Arnold en fût tombé malade.

Hélas! quelqu'un devait prononcer ce mot fatal, troubler ce bonheur, dissiper cette innocence, et faire entrer le malheur dans cette maison qui semblait à jamais prédestinée aux douces quiétudes de l'amitié.

M. Arnold avait parmi ses amis un ancien commerçant, comme lui, retiré plus tôt que lui des affaires et dont l'activité trouvait encore à s'occuper, en plaçant de l'argent, en faisant fructifier les capitaux restés disponibles, après la liquidation de son fonds de commerce.

M. Gottlieb était un ancien joaillier. Il avait vendu pendant vingt ans des bagues à tous les fiancés des campagnes, des bijoux à toutes les belles dames de la ville. Bon vivant, aimable compagnon, il se croyait très-instruit, parce qu'il avait étudié six mois pour être médecin, et il ne doutait jamais de rien. Aussi, marchait-il la tête haute, faisant admirer le beau diamant qui étincelait entré les plis de son jabot et la bague merveilleuse qu'il portait au petit doigt de la main droite. M. Gottlieb ne s'était jamais marié; il n'avait jamais trouvé de femme qui méritât l'honneur de porter son nom.

Il était peu probable, à première vue, que les relations intimes et quotidiennes de M. Gottlieb et de M. Arnold tinssent à des raisons d'affaires; mais un observateur se fût demandé pourtant ce qui attirait l'ancien joaillier dans cette maison. Marguerite croyait avoir deviné, et disait quelquefois à son petit ami Wolff:

—Cet homme-là a trop vendu d'épingles; il aime à piquer. Depuis qu'il s'est aperçu qu'il nous ennuyait, il est très-assidu. Il faudrait le bien recevoir pour le dégoûter de revenir.

Wolff, qui n'avait pas de soupçon, hochait cependant la tête et ne se laissait pas convaincre par la vieille servante.

Une seule personne dissimulait et faisait de son mieux pour attirer M. Gottlieb: c'était le bon M. Arnold, qui était cependant sa victime perpétuelle.

—Mon cher Gottlieb, lui disait-il en le reconduisant le soir jusqu'au seuil de sa porte, s'il vous plaisait de goûter demain d'une bouteille que j'ai gardée depuis la naissance de Gertrude, je vous attendrais pour dîner.

Ou bien encore:

—Mon cher Gottlieb, j'irai vous prendre demain, et nous ferons ensemble une grande promenade.

M. Gottlieb acceptait tout, les dîners plutôt que les promenades, et on le voyait arriver, de jour en jour, de meilleure heure. Dès que sa grosse voix joviale retentissait dans la maison, Wolff devenait triste, Gertrude rêveuse et Marguerite grondeuse. Alors, la malice de l'ancien joaillier s'exerçait avec une verve bruyante qui étourdissait les échos de cette maison, d'ordinaire silencieuse.

—Ah! ah! je fais peur à votre voisin, disait-il, à votre studieux M. Wolff. Quand donc aura-t-il fini d'apprendre? Est-ce que vous lui enseignez le jardinage, Arnold? ou l'histoire naturelle, Gertrude?

Puis, traversant le couloir et entrant dans le jardin, M. Gottlieb se faisait un porte-voix de ses deux mains réunies et appelait le jeune locataire:

—M. Wolff! lui criait-il, on vous demande.

Wolff n'ouvrait pas sa fenêtre; alors M. Arnold montait, quatre à quatre, jusqu'à la chambre de son ami.

—Travaillez-vous, mon cher enfant? disait-il à travers la porte. Mon ami Gottlieb est en bas qui voudrait bien vous voir; ma fille et moi nous vous prions de descendre.

Wolff ne résistait jamais à cette démarche, il descendait; et des railleries accueillaient son entrée dans la salle à manger ou dans le jardin.

—Le voilà! le voilà! criait l'impitoyable Gottlieb. Il a tout quitté pour venir trinquer et discuter avec moi. Vous vous fatiguez trop, jeune homme! la science ne vaut pas ce qu'elle coûte. Ah! de mon temps, je n'aurais pas ouvert un livre dans une maison où j'eusse trouvé de si jolis yeux pour y lire.

—Gottlieb! Gottlieb! murmurait M. Arnold avec un ton d'affectueux reproche.

Gertrude s'éloignait. Wolff rougissait, et l'ancien joaillier prenait une pincée de tabac dans une boîte en or. Quand il faisait beau, on s'asseyait sous un berceau du jardin, on buvait la bière et l'on causait, ou plutôt M. Gottlieb entremêlait les anecdotes, les médisances de la ville de discussions saugrenues. Il prétendait rompre des lances avec Wolff sur le terrain de la métaphysique, et il lui poussait des arguments d'une violence et d'une énormité telles, que Wolff ne savait bien souvent que répondre et s'avouait vaincu.

Les triomphes de M. Gottlieb étaient capables d'armer un saint. Il riait, il s'épanouissait, il tapait sur son gousset où l'argent résonnait toujours, et racontait invariablement comment, s'il eût continué ses études, il serait devenu un des plus grands médecins de l'Allemagne.

—Mais, ajoutait-il en terminant, j'aurais été moins longtemps que vous à devenir savant, mon cher monsieur Wolff. Ah çà! vous nous quitterez bientôt; il va falloir que M. le docteur aille professer ou exercer ailleurs. Ce sera un grand vide, un bien grand vide dans cette maison.

—Oh! oui! disait maître Arnold en soupirant.

—Ce bon M. Wolff! quel dommage qu'il ne puisse pas toujours rester ici!

Ces méchancetés mettaient Wolff au supplice, et il ne se sentait guéri que quand, le soir, très-tard, après la retraite du bourreau, M. Arnold lui disait:

—J'espère bien que Gottlieb s'est trompé! Hein? vous ne nous quitterez pas de sitôt?

—Pourquoi donc, mon père, M. Gottlieb prend-il plaisir à tourmenter nos amis? demandait Gertrude.

—Que veux-tu! il a l'humeur plaisante; mais, au fond, il nous aime bien tous. Va! si tu savais comme il parle de toi!...

Un soir, pendant l'hiver, on causait, on fumait, après souper, dans la salle à manger de M. Arnold, et une apparente concorde désarmait M. Gottlieb et rendait Wolff plus patient. Gertrude et Marguerite travaillaient dans une autre pièce.

Il faisait froid, le vent soufflait au dehors, et, à chaque rafale, maître Arnold, se frottant les mains, se félicitait tout haut et tout naïvement, d'être chez lui, près d'un bon poêle, entre deux bons amis, en face d'un bon pot de bière, et de n'avoir pas à courir les chemins.

Ces actes d'amour envers son domicile finirent par impatienter M. Gottlieb, qui s'écria d'un ton aigre-doux:

—Savez-vous bien, Arnold, que vous n'êtes guère charitable?

—Comment?

—Oui, vous êtes un égoïste. Vous vantez les douceurs du poêle, et de la table et de la bonne compagnie, devant moi qui vais être obligé de m'en aller, seul, à pied, par la neige.

—Eh bien, mon cher Gottlieb, voulez-vous rester ici? nous vous ferons un lit.

—Et que dirait Gudule, ma gouvernante, si demain, en m'apportant mon café au lait, elle ne trouvait personne dans ma chambre? Diable! j'ai ma réputation à garder, et autre chose encore. C'est une nuit bonne pour les voleurs.

—Hum! Crésus! vous avez les soucis de la richesse, dit en riant M. Arnold. Je vous prêterai mon manteau.

—Et une lanterne, reprit avec un peu de vivacité M. Gottlieb.

—Les réverbères ne sont pas éteints.

—C'est égal, j'aime à voir très-clair.

—Gottlieb! est-ce que vous seriez peureux?

—Moi, peureux! Ah! par exemple! repartit M. Gottlieb en se renversant sur sa chaise; vous me prenez pour une jeune fille.

—Hum! je me rappelle, continua M. Arnold, qu'un certain soir, nous revenions ensemble et que vous m'avez serré le bras très-fort, en passant devant une sentinelle que vous aviez prise pour un voleur.

—Quel conte faites-vous là? demanda M. Gottlieb de plus en plus gai, mais avec une animation dans le visage qui trahissait un secret mécontentement.

Wolff eut la tentation d'une action mauvaise, et il y céda; il crut s'apercevoir que M. Gottlieb, l'esprit fort, le savant, était un poltron, et il voulut s'amuser.

—Il ne faudrait pas vous défendre, mon cher monsieur Gottlieb, dit-il avec calme, d'une délicatesse de nerfs qui est toujours une distinction. Avoir peur d'un autre homme, le jour, en plein midi, dans la rue, c'est le fait d'un lâche. Mais avoir peur, la nuit, dans l'obscurité, des revenants, des ombres, de tous les mystères enfin qui comblent l'intervalle de la vie à la mort, ce n'est là qu'un fait ordinaire, et tout homme d'imagination peut l'avouer.

—Allons donc, murmura M. Gottlieb, vous voulez rire!

—Moi! oh! je ne ris jamais de ces choses-là! La peur est un sentiment respectable. Vous savez que les anciens la supposaient fille de Mars et de Vénus.

—Oui, oui, je sais cela, balbutia M. Gottlieb qui ignorait complétement ce détail.

—On lui donnait de singuliers parents, dit M. Arnold avec un gros sourire, et ne sachant pas trop si son ami Wolff parlait sérieusement ou se moquait de son autre ami Gottlieb.

—Pourquoi vous étonner? reprit Wolff, la peur est la conséquence d'un vrai courage, de celui qui tient compte de toutes les influences; elle est aussi le produit des sentiments tendres. Oui, Mars et Vénus sont bien ses parents, et il est constant que la plupart des héros ont sacrifié à la peur.

—Oh! oh! vous allez trop loin, dit M. Gottlieb qui ne tenait pas absolument à passer pour un héros.

—Du tout, l'histoire est là pour le prouver. Thésée, qui n'était pas un poltron, vous en conviendrez, monsieur Gottlieb...

—J'en conviens.

—Eh bien, Thésée, qui s'exposait à rencontrer dans ses courses des monstres effrayants, fit un sacrifice solennel à la Peur. Alexandre le Grand...

—Comment! Alexandre, lui aussi? ne put s'empêcher de crier M. Gottlieb.

—Sans doute. Alexandre, l'ignoriez-vous donc?

—Oui, oui, je le savais, mais je l'avais oublié.

—Alexandre, avant la bataille d'Arbèles, rendit honneur à la fille de Mars et de Vénus. Rome avait un temple pour la Peur et pour la Pâleur.

—Pour la Pâleur aussi? voilà qui est trop fort! dit le bon M. Arnold qui ouvrait de grands yeux pour mieux entendre tout ce qui se disait. N'est-ce pas, mon cher Gottlieb? Tiens, est-ce que vous seriez malade, mon cher ami? vous avez mauvaise mine.

—C'est la pipe ou c'est la bière, murmura M. Gottlieb; je ferai bien de m'en aller.

—Attendez encore un peu, dit Wolff qui n'avait jamais été si tendre pour son ennemi, l'ouragan va s'apaiser. D'ailleurs, il n'est pas minuit, et c'est à minuit, vous le savez, mon cher monsieur Gottlieb, que les démons, les fantômes et les gnomes font leurs apparitions.

—Oui, oui, ce sont les bonnes femmes, les commères qui disent cela; mais je n'y crois guère, moi, aux fantômes, aux vampires, à tous les sortiléges! Et en parlant ainsi avec une animation presque fébrile, M. Gottlieb prenait des airs fanfarons les plus comiques du monde: C'est que je suis un esprit fort, moi! dit-il comme conclusion et en appuyant ses deux poings sur ses genoux pour regarder Wolff, bien en face.

—Alors, je suis sans doute un esprit faible, reprit Wolff; car je crois tout, ou plutôt je ne nie rien. Oui, j'imagine et j'aime à penser qu'il y a au-dessus de nous, autour de nous, un monde que nous ne connaissons pas, que nous ne pénétrons pas par les yeux de la chair, mais qui peut, dans certaines circonstances extraordinaires, se laisser entrevoir. Il y a des visions bien constatées et qu'on ne peut révoquer en doute.

—Je ne suis pas visionnaire, moi, dit M. Gottlieb dont la voix perdait son assurance.

—Vous n'en savez rien, mon cher monsieur Gottlieb, repartit doucement Wolff. Je vous crois trop instruit et de trop bonne foi pour nier l'évidence. Vous ne croyez pas aux visions parce que vous n'en avez pas encore vu.

—C'est possible, après tout, répondit M. Gottlieb qui se laissait aller insensiblement à la pente qu'on lui ménageait.

—Est-ce qu'il n'est pas évident que les âmes de ceux qu'on a bien aimés reviennent parfois nous visiter, et vivent, après la vie, dans l'air que nous respirons?

—C'est évident, dit M. Arnold qui se rangeait d'ordinaire à l'opinion de Wolff.

—C'est évident, répéta M. Gottlieb.

—Et les âmes de ceux qu'on a tourmentés, torturés, ne reviennent-elles pas aussi se plaindre et tourmenter leurs bourreaux?

—Oui, oui, balbutia M. Gottlieb qui regarda la grosse horloge et qui s'aperçut qu'il était bientôt minuit.

—Si nous le voulions tous les trois fermement, continua Wolff, qui s'amusait beaucoup de son expérience, nous pourrions évoquer, par la puissance de notre volonté, la personne que nous aimons ou que nous haïssons le plus.

—Moi, je ne hais personne, dit M. Gottlieb, qui chercha du regard son chapeau et sa canne.

—Ni moi non plus, dit M. Arnold.

—Mais vous aimez, peut-être? dit Wolff en souriant et en regardant l'ancien joaillier avec un petit air d'interrogation sardonique.

M. Gottlieb, qui était assez pâle, rougit beaucoup et retomba sur son siége.

—Pourquoi m'interrogez-vous? demanda-t-il.

—Allons, mon cher monsieur Gottlieb, invoquez, évoquez le fantôme de l'objet aimé; moi je vais en faire autant, pour ma part, en conscience.

Et Wolff, qui n'avait jamais été d'une gaieté pareille, affecta de mettre la tête dans ses deux mains, comme s'il méditait. Les deux vieux amis ne savaient plus trop s'ils devaient rire ou prendre la conversation au sérieux. Ils se regardaient tour à tour et regardaient devant eux. Comme on avait fumé pendant toute la soirée, l'atmosphère avait de la lourdeur et ces bonnes gens étaient dans des nuages authentiques.

Tout à coup, au beau milieu du silence qui s'était établi, et tandis qu'on n'entendait que le ronflement du poêle et le bruit du vent qui frappait au dehors, la porte s'ouvrit, une femme s'avança lentement, étendant les mains et écartant la fumée, qui formait comme un voile vaporeux, semblable à celui qui accompagne d'ordinaire les féeries.

M. Gottlieb, dont les deux yeux rougis sortaient de leur orbite, comme des escarboucles qui tombent de l'écrin, poussa un cri. Arnold répéta l'exclamation. Wolff regarda à son tour et tressaillit. Tous les trois, ils avaient fait mentalement la même évocation, et tous les trois, ils étaient stupéfaits.

—Mademoiselle Gertrude! dit le jeune homme.

—Tiens, c'est Gertrude, répéta maître Arnold.

—Gertrude! balbutia comme un écho le pauvre M. Gottlieb, qui essayait de raffermir son courage et qui se sentait bien, dans ce moment, le petit-fils de Mars et de Vénus.

—On dirait que je vous ai fait peur, dit la jeune fille, qui s'était avancée jusqu'à la table.

—Peur! s'écria Gottlieb. Ah bien oui!

—Peur! répéta Arnold, toi, mon enfant!

—En effet, mademoiselle, vous nous avez fait peur, dit Wolff simplement; nous parlions d'apparitions célestes, sans y croire beaucoup; vous êtes venue, et nous y avons cru tous les trois.

Gertrude regarda M. Wolff, en ouvrant ses grands yeux étonnés. C'était la première fois que leur ami hasardait quelque chose qui ressemblât à une galanterie; elle en conçut plus de tristesse que de joie.

—Je venais vous avertir de l'heure, dit-elle; il est minuit; c'est bien tard, monsieur Gottlieb, pour vous retirer.

—Vous croyez qu'il est si tard que cela? répondit M. Gottlieb, qui ne connaissait que trop l'heure exacte et qui n'avait pas cessé de regarder de temps en temps l'horloge.

—Encore une fois, voulez-vous rester, mon cher ami, dit le bon M. Arnold?

—En effet, ajouta Wolff, si vous avez peur de rentrer.

—Peur! qui vous a dit que j'avais peur?

—Je juge d'après moi-même; je ne serais pas rassuré, moi, tout seul, dans les rues, par ce temps-là. Il neige, il fait un vent épouvantable.

—Vous croyez que je ferais bien de rester? demanda M. Gottlieb, qui désirait qu'on lui fît violence.

—Certainement, répéta-t-on en chœur.

—Eh bien, je reste.

Gertrude sortit pour aller donner des ordres à Marguerite.

—Mais j'y pense, reprit l'ancien joaillier, ma vieille Gudule sera inquiète: je me rappelle qu'elle devait m'attendre; elle ne se couchera pas et croira qu'il m'est arrivé malheur.

—Si vous le permettez, dit Wolff, je m'offre pour aller l'avertir.

—Oh! je craindrais d'abuser.

Mais Wolff ne laissa pas à M. Gottlieb le temps de refuser; il prit sa casquette, courut à la porte, et deux minutes après, on l'entendait dans la rue marcher en fredonnant.

—Le bon jeune homme! dit Arnold avec admiration.

—Ah çà, reprit au bout de quelques instants M. Gottlieb, puisqu'il avait si peur, lui aussi, de la nuit et de la neige, pourquoi donc s'en va-t-il seul, avec cet empressement?

—C'est qu'il se dévoue, répondit M. Arnold.

—Oh! c'est plutôt qu'il s'est moqué de moi, le traître! Il a voulu me faire passer pour un poltron. Je me vengerai.

—Bah! à quoi allez-vous songer? Couchons-nous, il est tard.

—Ce Wolff est un brigand! Je vous en avertis, Arnold.

—Lui! bonté du ciel! un agneau, doux comme une femme!

—C'est cela même: doux, mais malin comme une femme. Je me vengerai, je me vengerai!

—Allons nous coucher, Gottlieb.

Gertrude et Marguerite parurent avec des flambeaux. La double apparition était prévue et ne fit peur à personne.

Une demi-heure après, tout le monde dormait dans la maison. Quand Wolff rentra, il était fort tranquille; et ce fut avec une lenteur qui donnait raison à M. Gottlieb et qui excluait toute idée de pusillanimité, qu'il ouvrit la porte. Mais si Wolff s'était amusé, M. Gottlieb se vengea réellement.


II

Comme quoi les peureux peuvent faire trembler.

Puisque Wolff, qui était un garçon timide, peu rompu à toutes les finesses de la méchanceté humaine, s'était émancipé jusqu'à faire sortir de sa cachette la vilaine poltronnerie de M. Gottlieb, il eût dû s'en tenir à la satisfaction de sa conscience de Machiavel, et ne pas vouloir un hommage et un aveu public de sa victime.

Le lendemain, l'ancien joaillier, dès qu'il fut debout, monta dans la chambre de son persifleur.

—Avez-vous bien dormi? lui demanda-t-il brusquement.

—Sans doute, répondit Wolff.

—La joie de vous être moqué de moi ne vous a pas donné d'insomnie?

Wolff devait évidemment garder un grand sérieux à cette insinuation; il commit, au contraire, la faute de rire aux éclats:

—C'est bien! c'est bien! jeune homme, riez, riez, dit M. Gottlieb en se frottant les mains; c'est de votre âge. Eh bien! moi, je vous en avertis, mon philosophe, je vous ferai pleurer.

—Vous croyez? demanda Wolff plus imprudent que jamais.

—Oui, je vous ferai pleurer, mon jeune ami, des vraies larmes qui tomberont de vos yeux, et que vous essuierez à deux mains. Ah! vous avez voulu savoir si je suis peureux! Eh bien, je prends de la peur pour moi, c'est vrai, mais j'en donne aussi aux autres: vous verrez!

Le bonhomme Gottlieb était vraiment formidable en parlant ainsi, avec un petit rire sardonique; il laissa Wolff assez surpris de cette menace, et il descendit pour savourer la tasse de café à la crème que maître Arnold lui avait fait servir. Que se passa-t-il entre les deux amis, quelles mystérieuses paroles furent échangées avant le départ de M. Gottlieb, voilà ce que Wolff eût bien voulu apprendre, quand il remarqua la contenance embarrassée de M. Arnold envers lui; mais voilà ce qu'il n'apprit que bien plus tard.

Ce qui lui parut évident à la première rencontre, ce fut l'attitude contrainte, triste de son hôte. Le père de Gertrude avait un secret pénible. Wolff n'osa pas interroger; il attendait discrètement les confidences, et il se fût reproché un mot qu'on eût pu interpréter dans le sens de la curiosité. Pourtant, il fit un signe à Marguerite, et quand celle-ci monta pour se coucher, elle vint frapper à la porte du jeune homme.

—Qu'y a-t-il, demanda la vieille servante? est-ce que, vous aussi, vous auriez votre idée fixe?

—N'est-ce pas, ma bonne Marguerite, M. Arnold a un chagrin?

—Sans doute, demain ce sera le tour à notre chère demoiselle. Ah çà! qu'est-il donc arrivé?

—C'est précisément ce que je voulais savoir, Marguerite. M. Gottlieb n'a rien dit devant toi.

—Rien; cependant je l'ai entendu grommeler quelque chose en s'en allant.

—Que disait-il?

—Des choses extravagantes, par exemple: «On me prend pour un âne dans cette maison, mais je ne suis pas encore bâté, et je brouterai bien des jolies petites fleurs.»

—Cela ne m'apprend rien, soupira Wolff.

M. Gottlieb ne revint pas de la journée ni de la soirée; il laissa probablement grossir et s'envenimer la piqûre qu'il avait faite à son ami. Wolff, qui resta aux aguets, n'entendit aucun bruit; il remarqua seulement qu'en baisant sa fille au front, avant d'entrer dans sa chambre, M. Arnold avait poussé un gros soupir.

Cette situation étrange se prolongea pendant deux jours; M. Gottlieb était devenu invisible; mais bien que son absence fût en réalité une délivrance, son souvenir, sa pensée pesait comme une menace.

Au bout des deux jours, Wolff n'y tint plus; il voyait M. Arnold si triste, si abattu qu'il résolut de lui venir en aide.

—J'ai tant d'amitié pour lui qu'il me permettra peut-être de pénétrer son secret, dit-il.

Dès les premiers mots, maître Arnold laissa échapper un véritable sanglot.

—Ah! mon ami, je suis le plus malheureux des hommes! et j'allais précisément monter pour vous consulter.

—Disposez de moi, monsieur Arnold, comme d'un fils.

—Bon Wolff! ce n'est pas vous, n'est-ce pas, qui songeriez jamais à enlever une fille à son père?

—Comment! mademoiselle Gertrude!

—Oui, ma fille, mon bonheur, vous, cette maison, Gottlieb en veut à tout cela! et..... je ne sais comment lui résister.

—Mais en lui retirant votre amitié s'il en abuse, en lui fermant votre porte s'il vous manque d'égards.

—Ah! mon ami, vous ne savez pas ce que vous me conseillez là! c'est précisément l'impossible. Chasser Gottlieb! quand c'est lui!... Non, non, je n'ai qu'à mourir, cela vaudrait bien mieux, pour moi, pour elle, pour tout le monde.

Et l'excellent M. Arnold se couvrait le visage de ses deux mains.

—Montons chez moi, dit Wolff en passant son bras sous celui de son vieil ami.

Quand on fut dans la chambre du jeune homme, l'ancien drapier s'essuya le front, et d'une voix émue, en se renversant dans le fauteuil que Wolff lui avait offert:

—Je vais vous faire ma confession, mon ami. Vous allez savoir ce que tout le monde ignore dans la ville. On me croit riche, ou du moins dans une aisance qui enlève tout souci à l'avenir; c'est là une erreur. J'ai des dettes, de grosses dettes. Je dois à Gottlieb; et Gottlieb veut être payé.

—Ainsi la rumeur publique ne se trompe pas, ce faux ami est un usurier! s'écria Wolff.

—Ne dites pas cela, ne dites pas cela, reprit M. Arnold avec vivacité. Gottlieb est un ancien commerçant très-expérimenté et très-habile; il veut faire rapporter à ses capitaux, en les plaçant, ce qu'ils lui rapportaient dans le détail, voilà tout. Mais laissez-moi vous raconter par ordre l'origine de mes chagrins. Ah! mon cher Wolff! il n'y a pas de plus grand malheur pour un bon mari que de perdre sa femme. Si vous aviez connu madame Arnold! Gertrude a toutes les qualités du cœur; mais ma femme, à toutes celles-là, joignait celles de la tête. On m'a toujours fait honneur de la prospérité de notre maison. Entre nous, cette prospérité, plus apparente que réelle, d'ailleurs, était l'œuvre de ma chère femme. Moi, je me connaissais en draps; je savais mieux que personne juger de la qualité, du tissage et du teint. Je faisais les emplettes, et je crois que, sans mentir jamais, j'étais assez adroit dans l'art de persuader les acheteurs. Mais ma femme! C'était elle qui enregistrait les recettes, qui dressait l'inventaire, qui était le génie financier de la maison! Voyant que je me fatiguais, elle avait voulu, la chère et tendre amie, me donner une maison hors la ville; celle-ci, monsieur Wolff. Par malheur, nous n'étions pas assez riches pour payer comptant. Ma femme s'avisa d'emprunter à Gottlieb. Elle était certaine de rembourser: elle avait fait ses calculs, et en dix ans tout devait être payé, et nous nous serions trouvés riches et heureux. Mais dix ans! c'est l'infini dans le commerce. Ma pauvre femme devint malade, et je suis certain que le chagrin de me laisser des embarras fut pour beaucoup dans sa mort prompte. Si vous saviez, mon bon Wolff, avec quelle sollicitude, dans sa maladie, elle essayait de m'instruire de ce que j'aurais à faire! Elle est morte la main étendue sur le livre de caisse. Le bon Dieu est juste; et puisqu'il nous frappe, c'est qu'il a ses raisons. Je me courbai donc sous la terrible épreuve qu'il m'envoyait. Après avoir pieusement et chrétiennement enterré ma femme, je me relevai avec courage:—Allons, maître Arnold, me dis-je à moi-même, tu as ta fille à élever, à aimer, à doter: travaille!—Ce n'est pas la bonne volonté, ce n'est pas le courage qui m'a manqué, c'est l'inspiration. Le bon Dieu devrait faire mourir à la fois les deux époux, quand il frappe des commerçants. Je ne pouvais pas suffire aux achats, à la vente, à la caisse. J'achetai trop vite, mal à propos. Je vendis à perte des marchandises dont je m'étais encombré, et je ne sus pas calculer avec assez de soin les comptes d'intérêt. Bref, au bout de quelques mois, je m'aperçus que j'allais vers un abîme. La dette envers Gottlieb, que ma femme avait commencé à diminuer, et qui eût été éteinte, s'était considérablement accrue. Je vendis à la hâte mon établissement: il me fallut subir un rabais énorme sur des marchandises que mon successeur traitait de désavantageuses. Je vins m'installer ici avec ma fille et Marguerite. Chez moi? non, chez Gottlieb, car les petits à-compte donnés sur le prix de la maison ne me donnent pas le droit d'en revendiquer la propriété. J'espérais, à force d'économie, en utilisant des créances que j'avais gardées, et avec l'argent provenant de la vente de ma maison, m'acquitter peu à peu; mais d'abord, ces créances, pour en tirer parti, il fallait attendre, profiter des occasions. Gottlieb me les racheta, mais me fit perdre beaucoup. Les affaires allèrent mal: mon successeur, au lieu de me payer régulièrement, me demanda du temps et me fit des billets: l'ami Gottlieb escompta ces billets. Vous le voyez, mon ami, ma situation est bien loin d'être aussi avantageuse que le public la supposait. Cependant Gottlieb, qui n'est pas un méchant homme, me laissait tranquille, et, je le crois, aurait pris patience jusqu'à ma mort, si, tout à coup, il ne s'était mis en tête que nous nous étions moqués de lui.

—Hélas! s'écria Wolff, c'est moi, monsieur Arnold, qui, par mon étourderie, suis la cause de vos chagrins. Je ne m'en consolerai jamais.

—Non, mon ami. Gottlieb, je l'ai découvert, avait un plan. Il a été tenté de le démasquer plus tôt qu'il ne voulait, pour se venger. Mais tôt ou tard, mon bon Wolff, j'aurais été sa victime.

—Que veut-il? que demande-t-il? cet infâme usurier, ce Shylok!

—Ne lui dites pas d'injures, mon bon Wolff, même en son absence; il trouverait moyen de les entendre: c'est un homme si fin! Ce qu'il veut? Parbleu, il veut tout! moi, ma maison, ma fille!

—Votre fille! vous! parlez, expliquez-vous!

—Eh bien! voilà: Il y a deux jours, il m'a pris à part, et il m'a dit:—Mon cher Arnold, j'aurais besoin de tout mon argent, parce que je songe à me marier.—J'ai voulu rire; car si Gottlieb est un peu plus jeune que moi, il ne l'est pas assez pour prétendre me traiter en vieillard et se traiter en jeune homme.—Et avec qui songez-vous à vous marier, compère? lui ai-je demandé.—Alors, mon ami, Gottlieb m'a regardé dans le blanc des yeux, et j'ai eu peur; et il m'a dit:—Avec mademoiselle Gertrude, votre fille, si vous voulez bien le permettre.

Wolff sentit une lame glacée lui entrer dans le cœur: il bondit sur sa chaise.

—Et qu'avez-vous répondu?

—Je n'ai rien répondu d'abord, mon ami. J'ai baissé la tête.—Je vous donne trois jours pour réfléchir, pour préparer Gertrude à voir en moi son futur mari, a ajouté Gottlieb, et il est parti, me laissant navré, désespéré.

—Il faut refuser, monsieur Arnold, il faut refuser.

—Croyez-vous que je vous demanderais un conseil, mon bon ami, s'il ne s'agissait que de suivre le mouvement de mon cœur. Oh! certainement, que je refuserais. Je m'étais fait à l'idée de ne jamais quitter mon enfant. Nous étions si bien dans cette maison, vivant tous ensemble! Mais, si je refuse, il me faut partir. Où aller? Le peu qui me restera suffira à peine à meubler une chambre. De quoi vivrons-nous? Je n'ai plus la force de travailler. Gertrude ne sait pas d'état. D'ailleurs, je mourrais plutôt que de lui devoir un morceau de pain... Oh! mon cher Wolff, je suis bien malheureux!

Wolff était tenté de dire à ce père au désespoir:

—Donnez-moi votre fille: je travaillerai, moi, pour vous tous.

Mais Wolff était très-pauvre. Ses parents, d'honnêtes cultivateurs, avaient fait d'énormes sacrifices pour l'aider dans ses études. Il devait se passer sans doute encore quelques années, avant qu'il eût un état, une place productive. D'ailleurs, Wolff ne voulait pas profiter de la détresse de la maison, pour prétendre à la main de Gertrude.

—Ne renoncez pas à tout espoir, dit-il à M. Arnold, en faisant un effort sur lui-même pour parler.

—Je n'ai pas tout dit, reprit M. Arnold en sanglotant. Gottlieb ne vous aime pas. Il prétend que vous avez juré de le rendre ridicule. Il m'a dit que votre présence ici nous faisait du tort à tous et...

—Et il exige que je m'en aille, n'est-ce pas? dit le pauvre jeune homme qui s'étonnait d'avoir le courage d'entendre ces cruelles confidences.

M. Arnold fit un signe de tête qui équivalait à une réponse affirmative.

—Eh bien, je m'en irai, mon vieil ami, mais quand je serai convaincu que je n'ai plus d'autre service à vous rendre. Avez-vous interrogé mademoiselle Gertrude?

—Je n'ai pas osé encore, et si vous vouliez...

—Que je lui parle de cet horrible projet? moi!

—Oui, vous, mon ami, pourquoi pas? demanda simplement M. Arnold; vous êtes avec moi et Marguerite son ami le plus cher. Elle vous dira tout à vous.

Wolff, dont le premier mouvement avait été de refuser, se ravisa tout à coup.

—Pourquoi pas? se dit-il aussi à lui-même; de quel droit hésiterais-je à lui parler? Est-ce que j'ai un intérêt?

—Mon cher monsieur Arnold, c'est une mission bien délicate et bien pénible que vous réclamez de moi, dit-il en passant la main sur son front pour en essuyer la sueur; mais je la remplirai. Ce soir, si vous le permettez, je descendrai; vous me laisserez seul avec mademoiselle Gertrude, et je serai digne, par les conseils que je lui donnerai, de votre amitié et de la sienne.

Le pauvre M. Arnold, sinon consolé, du moins tiré d'un embarras relatif, remercia Wolff du fond du cœur, essuya les grosses larmes qui roulaient sur ses joues, et promit d'avoir du courage, quelle que fût l'épreuve à laquelle il était réservé.

Quant à Wolff, dès qu'il se retrouva seul dans sa chambre, il s'enferma, prit sa tête à deux mains, et, avant toute délibération, soulagea son cœur et pleura comme un enfant.

—Il avait raison, cet homme horrible et grotesque, répétait-il, il avait raison, je pleure. Mon Dieu! que vais-je devenir et que deviendront-ils tous?

Wolff n'était pas un présomptueux, ni un égoïste. S'il eût suffi de broyer son cœur, de se condamner à un malheur et à des regrets éternels pour sauver ses amis, il n'eût pas hésité. Mais son devoir lui apparaissait plus difficile et plus obscur.

Le reste du jour s'écoula dans cet entretien suprême; quand la nuit vint, Wolff n'était pas plus avancé: il avait les mêmes doutes, les mêmes hésitations.

—Dieu m'inspirera, dit-il, en se préparant à descendre.

Gertrude tricotait dans la salle à manger. Marguerite filait auprès d'elle, et M. Arnold, penché sur une gazette, paraissait absorbé dans sa lecture et dans le commentaire de nouvelles politiques dont il n'avait pas déchiffré le premier mot; mais, en réalité, le pauvre homme écoutait son cœur battre, et n'osait prononcer un mot, de peur de laisser voir l'anxiété qui le torturait.

Wolff entra, résolu, grave, décidé à tout subir, mais ne sachant trop ce qu'il allait dire. Dès que M. Arnold l'aperçut:

—Marguerite, dit-il, viens dans ma chambre, j'ai à te parler.

—Mon père, dit aussitôt Gertrude qui laissa son ouvrage pour se lever, seriez-vous malade?

—Ne t'inquiète pas, ma fille, et reste là. Tiens compagnie à notre ami Wolff.

Gertrude, étonnée de ce refus, allait insister; mais elle se trouva en présence de leur hôte qui lui dit aussi:

—Restez, mademoiselle Gertrude. Monsieur votre père me permet de vous entretenir.

Gertrude avait rougi, et instinctivement elle avait porté la main à sa poitrine, tant elle était surprise et troublée. M. Arnold se hâta de sortir, suivi de Marguerite.

Wolff prit une chaise et parla ainsi.


III

Le Paradis perdu.

—Mademoiselle Gertrude, je voudrais, avant de commencer, vous persuader de toute l'amitié sincère et profonde que j'ai pour vous.

—J'y crois, monsieur Wolff, répondit la jeune fille qui reprit son ouvrage et qui trembla de la peur d'entendre dire du bien d'elle.

—Croyez-vous que j'ai pour votre père l'affection d'un fils, pour vous le dévouement d'un frère?

—Je le crois, monsieur Wolff.

—Vous promettez donc de me parler comme à un ami, comme à un frère?

—Comme à un ami, répliqua Gertrude, comme à un frère, ajouta-t-elle assez surprise de la solennité de ce début.

—Vous n'avez pas remarqué depuis deux jours la tristesse de ce bon M. Arnold, et, dans ce moment, Gertrude, vous ne voyez pas ce que je souffre?

—En effet, monsieur Wolff, répondit la jeune fille qui releva vivement la tête, au risque de laisser voir la rougeur de son front, mon père était triste et vous êtes pâle.

—C'est qu'un grand malheur nous menace, mademoiselle Gertrude.

—Un malheur! vous nous quittez!

—Oh! ce n'est pas cela, reprit Wolff qui sourit tristement à la pensée des promesses contenues dans l'effroi de Gertrude, ce n'est pas seulement cela.

—Qu'est-ce donc, alors?

—Mademoiselle, votre père est ruiné; il n'a plus rien à lui.

Gertrude regarda Wolff en face, on eût dit qu'elle voulait savoir ce qui se passait dans la conscience du jeune homme.

—Mon père est ruiné, répéta-t-elle lentement. Eh bien! nous serons pauvres, voilà tout.

—Vous parlez comme une sainte, mademoiselle; mais cette misère, qui ne fait pas peur à votre courage, épouvante votre père. Il s'est habitué aux douceurs du repos, qu'il a bien mérité par trente ans de travail; s'il quitte cette maison, il mourra.

—Oh! je ne veux pas qu'il meure! Nous le sauverons, monsieur Wolff, nous le sauverons.

—Vous le sauverez, mademoiselle, et c'est précisément pour vous entretenir d'une chance de salut que je suis descendu.

—Parlez! parlez, balbutia Gertrude, qui n'osait pas prévoir les confidences de Wolff.

—Eh bien, dit le jeune homme en affermissant sa voix, votre père doit tout ce qu'il possède à un seul homme, à M. Gottlieb.

—Tant mieux! nous sommes sauvés, alors.

—Peut-être; mais savez-vous à quelle condition? M. Gottlieb ne chassera pas son vieil ami de cette maison; il ne laissera pas sur le pavé le compagnon de sa jeunesse, si.....

—Achevez.

—Si vous voulez bien devenir madame Gottlieb.

—Mon Dieu! s'écria Gertrude, qui porta la main à son front et qui devint plus pâle qu'une morte.

—Voilà ce que j'avais à vous dire, mademoiselle, murmura Wolff, qui craignait de s'évanouir.

Il y eut un silence. Gertrude essayait de comprendre le coup qui la frappait; mais elle le sentait et elle en mourait, sans en avoir la conscience bien nette. Elle releva peu à peu la tête, et regardant le jeune homme avec une pénétration que celui-ci n'eût jamais soupçonnée:

—Et que me conseillez-vous? balbutia-t-elle.

—Moi!

Wolff était au bord de l'abîme qu'il avait prévu. Mais il y a dans la jeunesse un besoin d'héroïsme qui triomphe des plus grandes défaillances du corps. L'étudiant n'osa pas soutenir ce regard, plein de feu, d'innocence et de foi (car le mot d'amour serait ici profane); il ferma à demi les yeux.

—Je vous conseille, Gertrude, si M. Gottlieb est impitoyable, d'épouser M. Gottlieb.

—Sincèrement, vous me le conseillez, mon ami? demanda la jeune fille dont la voix se raffermissait.

—Sincèrement je vous le conseille. Si Dieu permet ce sacrifice, vous devez immoler au bonheur, au repos de votre père, votre repos, votre bonheur. Je ferais cela pour mon père, vous devez le faire pour le vôtre.

—Merci, dit avec émotion Gertrude en lui serrant la main: vous avez répondu comme je le voulais; vous n'avez pas trompé mon amitié.

Wolff était au supplice; chaque parole rapprochait de lui l'âme de Gertrude.

—Vous en mourrez, mademoiselle.

—Je le sais bien, dit-elle avec un triste et religieux sourire; mais il n'y a pas autre chose à faire, n'est-ce pas?

Wolff hésita; il sentit un aveu frissonner sur ses lèvres; mais il eut honte du bonheur qu'il pouvait réclamer; puisque Gertrude devinait la mort et lui souriait, pourquoi aurait-il refusé sa part du calice?

—Il n'y a pas autre chose à tenter, Gertrude, je vous le répète, M. Gottlieb est inflexible. Votre père, qui vous aime, n'essayera pas de vous contraindre; mais la misère à son âge, mais le chagrin de quitter cette maison le tueraient; le devoir de le sauver est un devoir absolu.

—Je vous estime plus que je ne puis dire, monsieur Wolff, dit Gertrude avec un commencement d'exaltation. Vous faites bien de parler de devoir; c'est le mot des grands cœurs. O ma mère! ajouta-t-elle en soupirant, quel bonheur que vous ayez fait de moi une chrétienne; je puis et je sais me dévouer. Mais pourvu que j'en meure, mon ami!

Wolff garda le silence; s'il eût parlé, il eût peut-être fait le même vœu.

—Maintenant que nous sommes d'accord, reprit Gertrude avec une sérénité de martyre, racontez-moi donc ce qui s'est passé.

Wolff transmit tous les détails qu'il avait reçus de M. Arnold. Quand il eut fini:

—Vous avez raison, mon ami, dit la jeune fille. Mon pauvre père ne pourrait pas quitter la maison. Monsieur Wolff, vous me promettez de le consoler si je meurs bientôt.

—Ah! Gertrude! vous vivrez!

—Prenez garde, monsieur Wolff, vous allez mentir, dit avec un sourire angélique la pauvre enfant. Mais ne laissez jamais supposer à mon père que j'ai pu sacrifier quelque chose à son bonheur. Je paye assez cher son repos pour qu'aucun remords ne vienne le troubler. C'est tout ce que vous avez à me dire, n'est-ce pas?

—Tout.

—Eh bien! vous voyez, cela ne demandait pas tant de préparation. Bonsoir, monsieur Wolff, ajouta Gertrude qui se mit à enrouler son ouvrage, et qui, pour la première fois, ne tendit pas la main à son voisin.

Le pauvre Wolff comprit cette réserve. La jeune fille se sentait déjà fiancée à un autre. Il se leva, salua et se dirigea lentement vers la porte. Comme il allait sortir:

—Monsieur Wolff, dit Gertrude d'une voix qui, malgré ses efforts, se voilait de larmes, je devrais vous dire adieu, car vous partez demain, sans doute.

L'étudiant se retourna, et joignant les mains avec ferveur:

—Merci, Gertrude, merci de me laisser partir, merci surtout de vouloir que je parte.

Il embrassa dans un regard rapide le doux tableau qu'il voyait pour la dernière fois: Gertrude assise et éclairée par la lampe, cette table où si souvent il s'était accoudé, cette salle où tous les meubles attestaient les longs soirs passés en famille et les beaux rêves qu'il avait faits tout bas; puis, ouvrant la porte, il regagna sa chambre en s'appuyant au mur. M. Arnold l'attendait au passage.

—Eh bien! mon ami?

—Eh bien! mademoiselle Gertrude consent; elle vous le dira elle-même. Ce mariage ne lui déplaît pas.

—Il ne lui déplaît pas. Pauvre enfant!

Wolff craignit d'être obligé de répondre à d'autres questions; il se hâta de serrer la main à M. Arnold et de rentrer chez lui.

Quand il fut seul, les larmes séchées depuis le matin reparurent plus violentes, plus insensées. Une heure après il entendit frapper à sa porte, il courut ouvrir. C'était Marguerite.

—Eh bien! et vous aussi? dit-elle en lui voyant essuyer ses yeux.

—Comment? est-ce que Gertrude?...

—Ah! mon cher monsieur, quand je suis descendue dans la salle à manger, je l'ai trouvée étendue sur le carreau, comme morte; je l'ai prise dans mes bras, je l'ai presque portée dans sa chambre; et là, bonne sainte Vierge! elle a eu la première, la seule attaque de nerfs que je lui aie jamais vue. J'ai cru qu'elle allait rejoindre sa mère. Enfin elle s'est calmée, c'est-à-dire qu'elle a pu pleurer. Pauvre enfant! c'était bien la peine de lui économiser les larmes, pour qu'elle les répandît toutes à la fois. Quel chagrin! Elle en mourra. Oui, je vous le dis, et vous souffrez cela?

—Marguerite, prenez bien garde! ne laissez rien deviner à M. Arnold. Je partirai demain matin.

—Déjà!

—Oui, il n'est pas convenable que je reste. D'ailleurs, je n'aurais peut-être pas le courage de me taire. Marguerite, jurez-moi, sur votre salut, que vous ne quitterez par Gertrude.

—La quitter! pourquoi donc la quitterais-je? Ah! il faudra pourtant bien, car je suis bien vieille, et un jour ou l'autre...

—Jurez-moi, Marguerite, si elle était malheureuse, si elle souffrait... (Mais il est bien évident qu'elle sera malheureuse et qu'elle souffrira!) Jurez-moi, si elle était malade, de me faire prévenir par un mot; vous saurez toujours mon adresse. Je ne vivrai pas loin d'elle.

—Je vous promets, monsieur Wolff, dit la vieille bonne qui pleurait à son tour.

—Allons, Marguerite, dites-moi adieu et embrassons-nous.

—Ah! mon Dieu! mon Dieu! moi qui rêvais tant de vous servir et de vous appeler mon maître.

—Vous ne m'appellerez que votre ami, Marguerite.

—Qu'est-ce que nous allons devenir? Jésus! Marie!

Et la vieille servante se jeta en sanglotant dans les bras de Wolff, qui fut obligé de la consoler et de lui renouveler ses instructions. Au point du jour, sans avoir revu personne et en laissant un mot d'excuse et d'adieu pour M. Arnold, Wolff quitta la maison. Il fut tout surpris de ne pas sentir son cœur se déchirer plus profondément quand il franchit le seuil. L'amour invincible qu'il emportait lui laissait, en dépit de tous les événements et de toutes les conjectures, une espérance qui rayonnait tout au fond de son cœur, même à travers la pensée de la mort et du tombeau.

M. Gottlieb devait venir dans la journée chercher la réponse. Il fut exact. Marguerite, en lui ouvrant la porte, le regarda d'un air si farouche, que l'ancien joaillier en conçut bon espoir. M. Arnold, un peu embarrassé, ne sachant trop s'il devait se réjouir ou se désoler de la soumission de sa fille, triste d'ailleurs du départ de son ami Wolff, s'avança au-devant de son débiteur:

—Bonjour, Gottlieb.

—Bonjour, Arnold. Eh bien! quelles nouvelles?

—Elles sont ce que vous désirez qu'elles soient.

—Comment! vous me payerez?

—Oui, je vous donne ce que j'ai de plus précieux, de plus cher au monde.

—Quoi! mademoiselle Gertrude!

—Elle consent.

—Et votre voisin, notre ami Wolff, que dit-il?

—Wolff est parti pour ne plus revenir.

M. Gottlieb parut fort étonné de la prompte conclusion d'une affaire dans laquelle sa malice se réservait sans doute plus d'une occasion de se faire sentir. Il voulut entendre de Gertrude elle-même la confirmation de son bonheur.

La jeune fille, très-pâle, mais impassible en apparence, descendit.

—Est-il vrai, mademoiselle, que vous consentez à devenir ma femme? demanda Gottlieb.

—Oui, monsieur, si mon père le permet, voici ma main.

—C'est librement que vous me la tendez?

Gertrude hésita, comme si une protestation pouvait attendrir et désarmer l'usurier! Mais elle pensa que Wolff était parti, qu'elle ne le verrait plus, que M. Gottlieb réclamait sa proie, qu'il fallait s'immoler, en épargnant des remords à son père.

—C'est librement, répondit-elle.

On eût dit qu'à son tour l'ancien joaillier ressentait quelque hésitation. Craignait-il un piége? ou bien, ce tyran qui, après tout, n'était pas un monstre, mais un simple égoïste, était-il touché et plus ému qu'il ne voulait le laisser paraître de ce sacrifice? En dépit des vraisemblances, je pencherais pour cette dernière opinion.

—Mademoiselle, dit-il le plus gracieusement qu'il put à Gertrude, j'apprécie toute la bonté, toute la générosité de votre cœur. Je ne serai pas un ingrat. Mon vieux camarade, cette maison vous reste; et vous, Gertrude, vous aurez à ma mort toute ma fortune. Je m'arrangerai pour vivre le moins longtemps possible.

Gertrude eut un pâle sourire, qui revendiquait sans doute le droit de mourir la première. Gottlieb ne vit que le mouvement des lèvres, il n'en devina pas le sens. Il s'inclina, remercia encore; et tout fut dit pour ce jour-là sur ce sujet.

Le mariage s'accomplit. Il y eut des gens pour l'envier. Gertrude ne démentit pas un instant l'engagement qu'elle avait pris. Pâle, mais trouvant le courage de rassurer son père, elle s'efforça de ne pas penser à Wolff en recevant l'anneau de M. Gottlieb. Elle pria avec ferveur; et il lui sembla que sa mère dans le ciel tressaillait à la vue de son sacrifice et lui promettait bientôt une place auprès d'elle.


IV

Roméo et Juliette.

M. Gottlieb, il faut le reconnaître, remplit très-exactement sa promesse; il déchira ou rendit à M. Arnold tous les billets qu'il en avait reçus, et ce dernier, en rentrant dans sa maison, put se dire qu'il en était bien véritablement le propriétaire. Toutes les preuves de sa dette avaient été anéanties. Il faut avouer que la satisfaction ressentie par M. Arnold contribua à dissiper les derniers doutes et les quelques scrupules qui lui restaient encore. Décidément Gottlieb était un honnête homme et sa fille devait être heureuse. Cet ancien marchand faisait entrer la probité commerciale en ligne de compte pour le bonheur.

Gertrude ne chercha pas à détruire cette illusion; mais sa pâleur, sa morne sérénité étaient de terribles confidents pour un père ingénieux. M. Arnold ne l'était pas; il voyait l'apparence, et parce qu'il ne sentait pas de larmes dans les yeux de sa fille, quand il l'embrassait sur les yeux, il s'imaginait qu'elle ne pleurait pas. Comme si les larmes les plus douloureuses n'étaient pas celles qui s'égouttent silencieusement au dedans de nous et qui ne vont pas chercher des consolations en se faisant voir au dehors!

Deux personnes n'étaient pas dupes de cette résignation, Gottlieb et Marguerite. L'ancien joaillier aimait Gertrude; il n'avait voulu sérieusement l'épouser que pour se venger de la cruelle plaisanterie de M. Wolff. Sans cet incident, il se fût peut-être contenté de la joie paternelle de la voir tous les soirs, de lui sourire, de l'embrasser au front. Mais, bafoué par son rival, il usa et il abusa des armes terribles qu'il avait; et, sans en éprouver de repentir, il se sentait un peu confus de sa victoire. Aussi, par tous les moyens possibles, s'efforçait-il de prouver sa reconnaissance. Mais la seule chose, hélas! qu'il ne pût donner, c'était la seule qui pût sauver Gertrude. La pauvre femme dépérissait. Sans hâter autrement que par ses vœux l'heure de sa mort et de sa délivrance, elle jouissait de se sentir menacée, et elle constatait avec une joie profonde chaque symptôme qui l'approchait du but.

Marguerite était dans le secret.

—Vous n'êtes pas raisonnable! disait-elle à sa jeune maîtresse.

—Il s'agit bien de raison! répliquait Gertrude en levant les yeux au ciel.

Marguerite n'osait pas parler de M. Wolff. Elle comprenait, avec l'instinct de son dévouement, que la pensée de son ami ne rattacherait pas Gertrude à la vie; au contraire. Du reste, la vieille servante en voulait moins à M. Gottlieb qu'à M. Arnold. N'était-ce pas ce dernier qui avait causé tout le mal? Comme un jour le père de Gertrude se plaignait seul à Marguerite du ton rogue qu'elle affectait envers lui, le cœur de celle-ci déborda tout à coup; elle se vengea, en devenant parjure.

—Ah! monsieur, vous vous étonnez de ma mauvaise humeur, vous devriez dire de ma rancune!

—Que t'ai-je donc fait, Marguerite?

—A moi? rien. Mais à votre fille?

—A ma fille! N'est-elle pas heureuse?

—Heureuse, elle, la pauvre âme! Vous êtes donc aveugle? vous ne voulez donc rien voir? Comment! vous ne vous apercevez pas qu'elle meurt, qu'elle languit, et que vous la pleurerez bientôt, vous qui n'avez pas su vous sacrifier pour elle?

—Tu es folle, Marguerite. Gertrude paraît heureuse. Ce mariage, c'est elle qui l'a voulu. Je ne l'ai pas forcée.

—Oui, vous ne lui avez pas mis le couteau sur la gorge. Vous ne lui avez pas dit: Meurs, pour que je vive à mon aise! Mais vous avez gémi devant elle, et pour vous conserver la maison que vous aimiez, les habitudes que vous aviez prises, elle s'est jetée tête baissée dans le mariage.

—C'est impossible! dit M. Arnold avec stupeur.

—Impossible! demandez à M. Wolff qui s'est en allé le désespoir dans l'âme! demandez à ces pauvres enfants qui se sont aperçus qu'ils s'aimaient, quand leur séparation est devenue fatale! Est-ce que je ne l'ai pas rapportée morte dans sa chambre, le soir où M. Wolff lui a conseillé de se sacrifier pour vous? Est-ce que je n'ai pas entendu M. Wolff pleurer toute la nuit? Vous avez fait le malheur de ceux que vous aimiez, et vous voulez que je ne vous garde pas rancune! Mais si je ne vous aimais pas, monsieur, j'aurais été capable de vous tuer.

M. Arnold réfléchit et comprit. Il tomba sur un siége et se couvrit le visage de ses deux mains:

—Oh! malheureux que je suis! J'ai été lâche! Et ma femme, qui a vu cela dans le ciel, comme elle a dû me mépriser!

Quand il rencontra sa fille, M. Arnold l'attira à l'écart:

—Pardonne-moi, ma bonne Gertrude, lui dit-il en fléchissant le genou, j'ai été aveugle et sourd, je n'ai rien vu, je n'ai rien deviné. Tu souffres pour moi, pardonne-moi, car je ne me pardonnerai jamais.

Gertrude essaya de le calmer, et fit mentir son regard, n'osant pas mentir elle-même.

—Marguerite m'a tout dit, ajouta Arnold, et je vois clair maintenant. Tu aimais notre...

Gertrude l'interrompit.

—Je n'aime que vous, mon père, et vous me ferez de la peine si vous êtes triste encore.

—Vois-tu bien, s'écria assez spirituellement M. Arnold, vois-tu bien que tu n'aimes pas ton mari!

Gertrude lui mit la main sur les lèvres et l'empêcha de continuer. Marguerite fut sévèrement grondée; mais la pauvre femme serait morte de ne pas parler; elle éprouvait une bien insuffisante consolation des reproches adressés à M. Arnold. Toutefois, il lui semblait juste que le père de Gertrude connût bien toute la violence de la tendresse de sa fille. Hélas! à cet égard la conviction de M. Arnold fut complète. Ce pauvre vieillard avait reçu un coup mortel. Il s'enferma dans sa maison, ne sortit plus, passa les journées entières à pleurer, et s'éteignit au bout de six mois.

Heureusement, pour la conscience de Marguerite, les médecins ne croient pas aux maladies morales. Ils trouvèrent des raisons si plausibles de la mort de M. Arnold, que l'on fut convaincu, et que Marguerite resta persuadée, au contraire, que, sans le sacrifice de sa fille, le pauvre homme, miné par la maladie et le désespoir, serait mort six mois plus tôt.

Quant à l'opinion de Gertrude à cet égard, nul ne la connut jamais. Elle voulait si bien mourir, qu'elle porta le deuil de son père comme une espérance, et qu'elle pleura M. Arnold, comme s'il partait sans elle pour un rendez-vous auquel ils étaient attendus l'un et l'autre. M. Gottlieb essaya de la distraire; mais il ne put la guérir: un mal mystérieux la dévorait. Au bout d'un an, des évanouissements qui faisaient craindre à chaque fois qu'elle ne rendît le dernier soupir devinrent très-fréquents. Tous les médecins de la ville furent consultés; ils crurent à une maladie de cœur, à un anévrysme, et M. Gottlieb fut prévenu du danger qui menaçait sa femme. Il devait s'attendre à la voir un jour tomber morte entre ses bras.

Cette perspective, qui menaçait l'ancien joaillier comme un châtiment, ne contribua pas peu à assombrir son humeur. Il craignit que sa présence ne hâtât ce moment fatal. Il vécut désormais seul, à l'écart, laissant Gertrude à ses longues mélancolies. Un jour, en rentrant d'une visite qu'il avait été faire au cimetière à son vieil ami Arnold, il entendit un grand cri. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête; ses jambes fléchissaient; il tomba à genoux sur les premières marches de l'escalier et essaya de prier; sa femme était morte.

M. Gottlieb, dont nous connaissons d'ailleurs le courage, n'osa pas monter dans la chambre de celle qu'il avait tuée. Il se rendait justice. Quand Marguerite, levant les bras et jetant de grands cris, descendit lui confirmer le cruel événement:

—Adieu, adieu, dit-il.

Et, effaré, grelottant, comme s'il eût été poursuivi, il vint dans la maison de M. Arnold, restée déserte depuis la mort de ce dernier, s'enfermer, pleurer, ou plutôt mugir, en proie à tous les remords et à toutes les épouvantes.

Marguerite resta seule, chargée de rendre à la fille les tristes devoirs qu'elle avait rendus à la mère. La pauvre femme n'oublia pas, dans sa douleur, la promesse qu'elle avait faite à Wolff: elle le fit prévenir en toute hâte. Il n'était pas loin. Caché dans une petite chambre de la ville, depuis quelques jours, il usait son courage à combiner les moyens de soustraire celle qu'il aimait à une mort certaine. Mais par une pusillanimité qui tenait à de pieuses idées de famille, dont je n'ai pas à le défendre, chaque fois qu'il voulait intervenir résolûment, du droit de son amour, et enlever Gertrude à la captivité qui l'étouffait, un scrupule l'arrêtait court. Gertrude était mariée; Gertrude était la femme d'un autre: il la déshonorait pour la sauver. Je sais bien que ces craintes et ce respect eussent fait sourire en France. Dans la petite ville d'Allemagne dont je parle, elles faisaient hésiter le cœur honnête et rigide qui craignait d'entacher d'une honte involontaire la renommée de Gertrude.

Pourtant il était résolu à agir, à contraindre M. Gottlieb, quand le sinistre message vint lui donner tous les droits.

—Elle est bien à moi maintenant! s'écria-t-il, dans le premier transport d'une douleur farouche, et il accourut à la maison mortuaire.

Sur le seuil, il s'arrêta. Des sanglots se faisaient entendre. Marguerite, après avoir habillé Gertrude comme pour le jour de ses noces, n'avait pas pu soutenir plus longtemps le fardeau de son chagrin, et, entourée de voisines et de servantes, elle s'écriait vers Dieu, lui demandant un miracle, et se reposant de son courage dans son désespoir.

Wolff se sentit pénétré de cette foi sublime qui fait contempler l'éternité à travers la tombe.

—Rien ne nous séparera plus, dit-il; son âme m'attend, et je la rejoindrai bientôt.

Refoulant ses larmes, il monta, comme un martyr qui gravit le bûcher. A sa vue, les pleurs et les cris de la pauvre Marguerite redoublèrent.

—Je vous l'avais bien dit, lui cria-t-elle, qu'elle en mourrait!

Wolff sourit, mais d'un sourire à faire peur pour sa raison; il vint droit au lit où Gertrude reposait dans sa blanche parure, et, prenant la main de la morte, il en arracha l'anneau nuptial, s'agenouilla, et déposa sur cette main décolorée le premier baiser qu'il eût encore osé donner à Gertrude.

Tous les assistants comprirent, par une pudeur touchante, qu'il ne fallait pas intervenir entre Dieu, l'amour et la mort, et se retirèrent. Quand Wolff se vit seul, il prit un flambeau et contempla avec une volupté navrante ce beau visage qui lui souriait dans ses rêves:

—Comme elle est changée! murmura-t-il; je ne pourrai jamais me souvenir de cette pâleur et de ces yeux caves, je la verrai toujours avec ses joues roses et son lumineux sourire; mais qu'importe le souvenir! ne serai-je pas bientôt avec elle?

Pendant quelques minutes, les idées les plus folles, les plus sauvages lui traversèrent l'esprit. Il fut tenté de mettre le feu aux rideaux, de provoquer un incendie et de se laisser brûler, en tenant Gertrude entre ses bras. Mais cette chaste amie se défendait par la mort, comme elle s'était défendue vivante, par son innocence et par sa candeur. Il n'osait pas la prendre; il eût craint de la profaner, en la soulevant de ce lit nuptial, redevenu son lit de fiancée.

Pendant qu'il la dévorait des yeux, à travers toutes les extravagances qui assiégeaient son cerveau, il se mêla je ne sais quel vague souvenir poétique à sa douleur. Il est faux de croire que les grands chagrins soient toujours simples; ils cherchent instinctivement des termes de comparaison, des hyperboles. Wolff pensa qu'il était comme Roméo devant la tombe de Juliette; mais Juliette n'était pas morte, et elle avait pu recevoir dans un baiser le dernier soupir de son amant. Juliette n'était pas morte! Gertrude l'était-elle donc? Cette froideur était-elle bien celle du cadavre? Une illusion, une folie, un souhait impossible lui fit regarder avec plus d'attention; il mit son oreille sur ce sein qui avait cessé de battre depuis quelques heures à peine; il lui sembla qu'un mouvement persistait encore; il s'éloigna irrité de lui-même, mais il revint poser la main sur le front et crut sentir une moiteur.

—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-il, ne me faites pas devenir fou!

Il courut décrocher un petit miroir, le plaça sur les lèvres de Gertrude. O miracle, le miroir se couvrit d'une légère vapeur.

—Elle vit! elle vit! s'écria-t-il.

Et soulevant sa bien-aimée, réchauffant ses mains dans les siennes, improvisant, avec les fioles laissées dans la chambre, un breuvage qui pouvait être un poison, mais dont Dieu permit qu'il fît un cordial, il entr'ouvrit les lèvres contractées par une sorte de catalepsie, versa quelques gouttes et attendit.

Gertrude n'était pas morte; cette longue syncope avait trompé Marguerite. Aucun médecin n'avait encore été prévenu, et le miracle que demandait et que crut obtenir Wolff, n'était qu'un phénomène tout naturel qui se fût produit sans doute quelques minutes plus tard.

On a tant abusé de ces résurrections que je me permettrai d'abréger les détails de celle-ci; tout le monde peut suppléer par ses souvenirs.

En revenant à la vie, Gertrude fut d'abord étonnée, et n'eut pas conscience de ce qui se passait; elle regarda autour d'elle sans voir et balbutia:

—Marguerite!

—Elle va venir, répondit doucement Wolff.

Cette voix fit tressaillir madame Gottlieb; on eût dit que son cœur recevait une atteinte; l'intelligence embarrassée dans les brumes se dégagea soudainement:

—Wolff, c'est vous!

—Oui, c'est moi, Gertrude, moi, votre ami.

—Vous! Comment êtes-vous ici? pourquoi suis-je là? quelle est cette toilette?

—Gertrude, vous nous avez fait bien peur! la pauvre Marguerite s'est imaginé que je pouvais venir.

—On m'a crue morte, n'est-ce pas?

Wolff répondit d'un mouvement de tête; il commençait à songer que la vie lui enlevait Gertrude.

—Où est mon mari? demanda celle-ci.

—Il a eu peur, il a eu honte sans doute, il se sera enfui.

—Morte! morte! voilà donc comment on meurt! murmura la pauvre femme en laissant retomber sa tête sur l'oreiller.

—Chassez ces idées funèbres, Gertrude, vous vivrez; Dieu ne veut pas que vous mouriez encore.

—Hélas! je n'ai donc pas assez souffert.

—Mais Dieu ne veut pas que vous souffriez davantage, reprit Wolff, avec une résolution qui frappa madame Gottlieb. Tout le monde vous croit morte, Gertrude, restez morte pour tout le monde et ne vivez que pour moi!

—C'est impossible, Dieu ne m'a pas déliée de mon serment.

—Mais ce lâche abandon de votre mari?

—Mon honneur ne dépend pas de mon mari; il dépend de moi seule.

—Marguerite nous gardera le secret; fuyons.

—Ah! monsieur Wolff, pourquoi êtes-vous venu? dit d'un ton de supplication touchante Gertrude effrayée. J'avais gardé de votre courage et de votre fidélité au devoir un si bon souvenir! Ne gâtez pas notre passé de confiance et de joie pure. Retirez-vous, mon ami. Vous avez cru venir dans la chambre d'une morte; vous ne pouvez pas rester dans la chambre de madame Gottlieb.

Tout cela fut dit d'une voix douce et ferme, avec une simplicité adorable. Wolff se sentait dominé par cette innocence; il se tut pendant quelques instants, se consulta; l'orage qui grondait en lui s'apaisa sous sa volonté; il fut jaloux de Gertrude, et élevant son sacrifice à la hauteur de celui de la jeune femme:

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