← Retour

L'Iliade

16px
100%

Et la divine Athènè aux yeux clairs, ayant vu les Argiens qui périssaient dans la rude bataille, descendit à la hâte du faîte de l'Olympos devant la sainte Ilios, et Apollôn accourut vers elle, voulant donner la victoire aux Troiens, et l'ayant vue de la hauteur de Pergamos. Et ils se rencontrèrent auprès du hêtre, et le roi Apollôn, fils de Zeus, parla le premier:

— Pourquoi, pleine d'ardeur, viens-tu de nouveau de l'Olympos, fille du grand Zeus? Est-ce pour assurer aux Danaens la victoire douteuse? Car tu n'as nulle pitié des Troiens qui périssent. Mais, si tu veux m'en croire, ceci sera pour le mieux. Arrêtons pour aujourd'hui la guerre et le combat. Tous lutteront ensuite jusqu'à la chute de Troiè, puisqu'il vous plaît, à vous, immortels, de renverser cette ville.

Et la déesse aux yeux clairs, Athènè, lui répondit:

— Qu'il en soit ainsi, ô archer! C'est dans ce même dessein que je suis venue de l'Olympos vers les Troiens et les Akhaiens. Mais comment arrêteras-tu le combat des guerriers?

Et le roi Apollôn, fils de Zeus, lui répondit:

— Excitons le solide courage de Hektôr dompteur de chevaux, et qu'il provoque, seul, un des Danaens à combattre un rude combat. Et les Akhaiens aux knèmides d'airain exciteront un des leurs à combattre le divin Hektôr.

Il parla ainsi, et la divine Athènè aux yeux clairs consentit. Et Hélénos, le cher fils de Priamos, devina dans son esprit ce qu'il avait plu aux dieux de décider, et il s'approcha de Hektôr et lui parla ainsi:

— Hektôr Priamide, égal à Zeus en sagesse, voudras-tu m'en croire, moi qui suis ton frère? Fais que les Troiens et tous les Akhaiens s'arrêtent, et provoque le plus brave des Akhaiens à combattre contre toi un rude combat. Ta moire n'est point de mourir et de subir aujourd'hui ta destinée, car j'ai entendu la voix des dieux qui vivent toujours.

Il parla ainsi, et Hektôr s'en réjouit, et, s'avançant en tête des Troiens, il arrêta leurs phalanges à l'aide de la pique qu'il tenait par le milieu, et tous s'arrêtèrent. Et Agamemnôn contint aussi les Akhaiens aux belles knèmides. Et Athènè et Apollôn qui porte l'arc d'argent, semblables à des vautours, s'assirent sous le hêtre élevé du père Zeus tempétueux qui se réjouit des guerriers. Et les deux armées, par rangs épais, s'assirent, hérissées et brillantes de boucliers, de casques et de piques. Comme, au souffle de Zéphyros, l'ombre se répand sur la mer qui devient toute noire, de même les rangs des Akhaiens et des Troiens couvraient la plaine. Et Hektôr leur parla ainsi:

— Écoutez-moi, Troiens et Akhaiens aux belles knèmides, afin que je vous dise ce que mon coeur m'ordonne de dire. Le sublime Kronide n'a point scellé notre alliance, mais il songe à nous accabler tous de calamités, jusqu'à ce que vous preniez Troiè aux fortes tours, ou que vous soyez domptés auprès des nefs qui fendent la mer. Puisque vous êtes les princes des Panakhaiens, que celui d'entre vous que son courage poussera à combattre contre moi sorte des rangs et combatte le divin Hektôr. Je vous le dis, et que Zeus soit témoin: si celui-là me tue de sa pique d'airain, me dépouillant de mes armes, il les emportera dans ses nefs creuses; mais il renverra mon corps dans ma demeure, afin que les Troiens et les femmes des Troiens brûlent mon cadavre sur un bûcher; et, si je le tue, et qu'Apollôn me donne cette gloire, j'emporterai ses armes dans la sainte Ilios et je les suspendrai dans le temple de l'archer Apollôn; mais je renverrai son corps aux nefs solides, afin que les Akhaiens chevelus l'ensevelissent. Et ils lui élèveront un tombeau sur le rivage du large Hellèspontos. Et quelqu'un d'entre les hommes futurs, naviguant sur la noire mer, dans sa nef solide, dira, voyant ce tombeau d'un guerrier mort depuis longtemps: — Celui-ci fut tué autrefois par l'illustre Hektôr dont le courage était grand.’ Il le dira, et ma gloire ne mourra jamais.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets, n'osant refuser ni accepter. Alors Ménélaos se leva et dit, plein de reproches, et soupirant profondément:

— Hélas! Akhaiennes menaçantes, et non plus Akhaiens! certes, ceci nous sera un grand opprobre, si aucun des Danaens ne se lève contre Hektôr. Mais que la terre et l'eau vous manquent, à vous qui restez assis sans courage et sans gloire! Moi, je m'armerai donc contre Hektôr, car la victoire enfin est entre les mains des dieux immortels.

Il parla ainsi, et il se couvrait de ses belles armes. Alors,
Ménélaos, tu aurais trouvé la fin de ta vie sous les mains de
Hektôr, car il était beaucoup plus fort que toi, si les rois des
Akhaiens, s'étant levés, ne t'eussent retenu. Et l'Atréide
Agamemnôn qui commande au loin lui prit la main et lui dit:

— Insensé Ménélaos, nourrisson de Zeus, d'où te vient cette démence? Contiens-toi, malgré ta douleur. Cesse de vouloir combattre contre un meilleur guerrier que toi, le Priamide Hektôr, que tous redoutent. Akhilleus, qui est beaucoup plus fort que toi dans la bataille qui illustre les guerriers, craint de le rencontrer. Reste donc assis dans les rangs de tes compagnons, et les Akhaiens exciteront un autre combattant. Bien que le Priamide soit brave et insatiable de guerre, je pense qu'il se reposera volontiers, s'il échappe à ce rude combat.

Il parla ainsi, et l'esprit du héros fut persuadé par les paroles sages de son frère, et il lui obéit. Et ses serviteurs, joyeux, enlevèrent les armes de ses épaules. Et Nestôr se leva au milieu des Argiens et dit:

— Ah! certes, un grand deuil envahit la terre Akhaienne! Et le vieux cavalier Pèleus, excellent et sage agorète des Myrmidônes, va gémir grandement, lui qui, autrefois, m'interrogeant dans sa demeure, apprenait, plein de joie, quels étaient les pères et les fils de tous les Akhaiens! Quand il saura que tous sont épouvantés par Hektôr, il étendra souvent les mains vers les immortels, afin que son âme, hors de son corps, descende dans la demeure d'Aidès! Plût à vous, ô Zeus, Athènè et Apollôn, que je fusse plein de jeunesse, comme au temps où, près du rapide Kéladontès, les Pyliens combattaient les Arkadiens armés de piques, sous les murs de Phéia où viennent les eaux courantes du Iardanos. Au milieu d'eux était le divin guerrier Éreuthaliôn, portant sur ses épaules les armes du roi Arèithoos, du divin Arèithoos que les hommes et les femmes aux belles ceintures appelaient le porte-massue, parce qu'il ne combattait ni avec l'arc, ni avec la longue pique, mais qu'il rompait les rangs ennemis à l'aide d'une massue de fer. Lykoorgos le tua par ruse, et non par force, dans une route étroite, où la massue de fer ne put écarter de lui la mort. Là, Lykoorgos, le prévenant, le perça de sa pique dans le milieu du corps, et le renversa sur la terre. Et il le dépouilla des armes que lui avait données le rude Arès. Dès lors, Lykoorgos les porta dans la guerre; mais, devenu vieux dans ses demeures, il les donna à son cher compagnon Éreuthaliôn, qui, étant ainsi armé, provoquait les plus braves. Et tous tremblaient, pleins de crainte, et nul n'osait. Et mon coeur hardi me poussa à combattre, confiant dans mes forces, bien que le plus jeune de tous. Et je combattis, et Athènè m'accorda la victoire, et je tuai ce très robuste et très brave guerrier dont le grand corps couvrit un vaste espace. Plût aux dieux que je fusse ainsi plein de jeunesse et que mes forces fussent intactes! Hektôr au casque mouvant commencerait aussitôt le combat. Mais vous ne vous hâtez point de lutter contre Hektôr, vous qui êtes les plus braves des Panakhaiens.

Et le vieillard leur fit ces reproches, et neuf d'entre eux se levèrent. Et le premier fut le roi des hommes, Agamemnôn. Puis, le brave Diomèdès Tydéide se leva. Et après eux se levèrent les Aias revêtus d'une grande force, et Idoméneus et le compagnon d'Idoméneus, Mèrionès, semblable au tueur de guerriers Arès, et Eurypylos, l'illustre fils d'Évaimôn, et Thoas Andraimonide et le divin Odysseus. Tous voulaient combattre contre le divin Hektôr. Et le cavalier Gérennien Nestôr dit au milieu d'eux:

— Remuez maintenant tous les sorts, et celui qui sera choisi par le sort combattra pour tous les Akhaiens aux belles knèmides, et il se réjouira de son courage, s'il échappe au rude combat et à la lutte dangereuse.

Il parla ainsi, et chacun marqua son signe, et tous furent mêlés dans le casque de l'Atréide Agamemnôn. Et les peuples priaient, élevant les mains vers les dieux, et chacun disait, regardant le large Ouranos:

— Père Zeus, fais sortir le signe d'Aias, ou du fils de Tydeus, ou du roi de la très riche Mykènè!

Ils parlèrent ainsi, et le cavalier Gérennien Nestôr agita le casque et en fit sortir le signe d'Aias que tous désiraient. Un héraut le prit, le présentant par la droite aux princes Akhaiens. Et ceux qui ne le reconnaissaient point le refusaient. Mais quand il parvint à celui qui l'avait marqué et jeté dans le casque, à l'illustre Aias, celui-ci le reconnut aussitôt, et, le laissant tomber à ses pieds, il dit, plein de joie:

— Ô amis, ce signe est le mien; et je m'en réjouis dans mon coeur, et je pense que je dompterai le divin Hectôr. Allons! pendant que je revêtirai mes armes belliqueuses, suppliez tout bas, afin que les Troiens ne vous entendent point, le roi Zeus Kroniôn; ou priez-le tout haut, car nous ne craignons personne. Quel guerrier pourrait me dompter aisément, à l'aide de sa force ou de ma faiblesse? Je suis né dans Salamis, et je n'y ai point été élevé sans gloire.

Il parla ainsi, et tous suppliaient le père Zeus Kroniôn, et chacun disait, regardant le vaste Ouranos:

— Père Zeus, qui commandes de l'Ida, très auguste, très grand, donne la victoire à Aias et qu'il remporte une gloire brillante; mais, si tu aimes Hektôr et le protèges, fais que le courage et la gloire des deux guerriers soient égaux.

Ils parlèrent ainsi, et Aias s'armait de l'airain éclatant. Et après qu'il eut couvert son corps de ses armes, il marcha en avant, pareil au monstrueux Arès que le Kroniôn envoie au milieu des guerriers qu'il pousse à combattre, le coeur plein de fureur. Ainsi marchait le grand Aias, rempart des Akhaiens, avec un sourire terrible, à grands pas, et brandissant sa longue pique. Et les Argiens se réjouissaient en le regardant, et un tremblement saisit les membres des Troiens, et le coeur de Hektôr lui-même palpita dans sa poitrine; mais il ne pouvait reculer dans la foule des siens, ni fuir le combat, puisqu'il l'avait demandé. Et Aias s'approcha, portant un bouclier fait d'airain et de sept peaux de boeuf, et tel qu'une tour. Et l'excellent ouvrier Tykhios qui habitait Hylè l'avait fabriqué à l'aide de sept peaux de forts taureaux, recouvertes d'une plaque d'airain. Et Aias Télamônien, portant ce bouclier devant sa poitrine, s'approcha de Hektôr, et dit ces paroles menaçantes:

— Maintenant, Hektôr, tu sauras, seul à seul, quels sont les chefs des Danaens, sans compter Akhilleus au coeur de lion, qui rompt les phalanges des guerriers. Il repose aujourd'hui, sur le rivage de la mer, dans ses nefs aux poupes recourbées, irrité contre Agamemnôn le prince des peuples; mais nous pouvons tous combattre contre toi. Commence donc le combat.

Et Hektôr au casque mouvant lui répondit:

— Divin Aias Télamônien, prince des peuples, ne m'éprouve point comme si j'étais un faible enfant ou une femme qui ignore les travaux de la guerre. Je sais combattre et tuer les hommes, et mouvoir mon dur bouclier de la main droite ou de la main gauche, et il m'est permis de combattre audacieusement. Je sais, dans la rude bataille, de pied ferme marcher au son d'Arès, et me jeter dans la mêlée sur mes cavales rapides. Mais je ne veux point frapper un homme tel que toi par surprise, mais en face, si je puis.

Il parla ainsi, et il lança sa longue pique vibrante et frappa le grand bouclier d'Aias. Et la pique irrésistible pénétra à travers les sept peaux de boeuf jusqu'à la dernière lame d'airain. Et le divin Aias lança aussi sa longue pique, et il en frappa le bouclier égal du Priamide; et la pique solide pénétra dans le bouclier éclatant, et, perçant la cuirasse artistement faite, déchira la tunique sur le flanc. Mais le Priamide se courba et évita la noire kèr.

Et tous deux, relevant leurs piques, se ruèrent, semblables à des lions mangeurs de chair crue, ou à des sangliers dont la vigueur est grande. Et le Priamide frappa de sa pique le milieu du bouclier, mais il n'en perça point l'airain, et la pointe s'y tordit. Et Aias, bondissant, frappa le bouclier, qu'il traversa de sa pique, et il arrêta Hektôr qui se ruait, et il lui blessa la gorge, et un sang noir en jaillit. Mais Hektôr au casque mouvant ne cessa point de combattre, et, reculant, il prit de sa forte main une pierre grande, noire et rugueuse, qui gisait sur la plaine, et il frappa le milieu du grand bouclier couvert de sept peaux de boeuf, et l'airain résonna sourdement. Et Aias, soulevant à son tour une pierre plus grande encore, la lança en lui imprimant une force immense. Et, de cette pierre, il brisa le bouclier, et les genoux du Priamide fléchirent, et il tomba à la renverse sous le bouclier. Mais Apollôn le releva aussitôt. Et déjà ils se seraient frappés tous deux de leurs épées, en se ruant l'un contre l'autre, si les hérauts, messagers de Zeus et des hommes, n'étaient survenus, l'un du côté des Troiens, l'autre du côté des Akhaiens cuirassés, Talthybios et Idaios, sages tous deux. Et ils levèrent leurs sceptres entre les deux guerriers, et Idaios, plein de conseils prudents, leur dit:

— Ne combattez pas plus longtemps, mes chers fils. Zeus qui amasse les nuées vous aime tous deux, et tous deux vous êtes très braves, comme nous le savons tous. Mais voici la nuit, et il est bon d'obéir à la nuit.

Et le Télamônien Aias lui répondit:

— Idaios, ordonne à Hektôr de parler. C'est lui qui a provoqué au combat les plus braves d'entre nous. Qu'il décide, et j'obéirai, et je ferai ce qu'il fera.

Et le grand Hektôr au casque mouvant lui répondit:

— Aias, un dieu t'a donné la prudence, la force et la grandeur, et tu l'emportes par ta lance sur tous les Akhaiens. Cessons pour aujourd'hui la lutte et le combat. Nous combattrons de nouveau plus tard, jusqu'à ce qu'un dieu en décide et donne à l'un de nous la victoire. Voici la nuit, et il est bon d'obéir à la nuit, afin que tu réjouisses, auprès des nefs Akhaiennes, tes concitoyens et tes compagnons, et que j'aille, dans la grande ville du roi Priamos, réjouir les Troiens et les Troiennes ornées de longues robes, qui prieront pour moi dans les temples divins. Mais faisons-nous de mutuels et illustres dons, afin que les Akhaiens et les Troiens disent: Ils ont combattu pour la discorde qui brûle le coeur, et voici qu'ils se sont séparés avec amitié.

Ayant ainsi parlé, il offrit à Aias l'épée aux clous d'argent, avec la gaine et les courroies artistement travaillées, et Aias lui donna un ceinturon éclatant, couleur de pourpre. Et ils se retirèrent, l'un vers l'armée des Akhaiens, l'autre vers les Troiens. Et ceux-ci se réjouirent en foule, quand ils virent Hektôr vivant et sauf, échappé des mains invaincues et de la force d'Aias. Et ils l'emmenèrent vers la ville, après avoir désespéré de son salut.

Et, de leur côté, les Akhaiens bien armés conduisirent au divin Agamemnôn Aias joyeux de sa victoire. Et quand ils furent arrivés aux tentes de l'Atréide, le roi des hommes Agamemnôn sacrifia au puissant Kroniôn un taureau de cinq ans. Après l'avoir écorché, disposé et coupé adroitement en morceaux, ils percèrent ceux-ci de broches, les firent rôtir avec soin et les retirèrent du feu. Puis, ils préparèrent le repas et se mirent à manger, et aucun ne put se plaindre, en son âme, de manquer d'une part égale. Mais le héros Atréide Agamemnôn, qui commande au loin, honora Aias du dos entier. Et, tous ayant bu et mangé selon leur soif et leur faim, le vieillard Nestôr ouvrit le premier le conseil et parla ainsi, plein de prudence:

— Atréides, et vous, chefs des Akhaiens, beaucoup d'Akhaiens chevelus sont morts, dont le rude Arès a répandu le sang noir sur les bords du clair Skamandros, et dont les âmes sont descendues chez Aidès. C'est pourquoi il faut suspendre le combat dès la lueur du matin. Puis, nous étant réunis, nous enlèverons les cadavres à l'aide de nos boeufs et de nos mulets, et nous les brûlerons devant les nefs, afin que chacun en rapporte les cendres à ses fils, quand tous seront de retour dans la terre de la patrie. Et nous leur élèverons, autour d'un seul bûcher, un même tombeau dans la plaine. Et tout auprès, nous construirons aussitôt de hautes tours qui nous protégeront nous et nos nefs. Et nous y mettrons des portes solides pour le passage des cavaliers, et nous creuserons en dehors un fossé profond qui arrêtera les cavaliers et les chevaux, si les braves Troiens poussent le combat jusque là.

Il parla ainsi, et tous les rois l'approuvèrent.

Et l'agora tumultueuse et troublée des Troiens s'était réunie devant les portes de Priamos, sur la haute citadelle d'Ilios. Et le sage Antènôr parla ainsi le premier:

— Écoutez-moi, Troiens, Dardaniens et alliés, afin que je dise ce que mon coeur m'ordonne. Allons! rendons aux Atréides l'Argienne Hélénè et toutes ses richesses, et qu'ils les emmènent. Nous combattons maintenant contre les serments sacrés que nous avons jurés, et je n'espère rien de bon pour nous, si vous ne faites ce que je dis.

Ayant ainsi parlé, il s'assit. Et alors se leva du milieu de tous le divin Alexandros, l'époux de Hélénè à la belle chevelure. Et il répondit en paroles ailées:

— Antènôr, ce que tu as dit ne m'est point agréable. Tu aurais pu concevoir de meilleurs desseins, et, si tu as parlé sérieusement, certes, les dieux t'ont ravi l'esprit. Mais je parle devant les Troiens dompteurs de chevaux, et je repousse ce que tu as dit. Je ne rendrai point cette femme. Pour les richesses que j'ai emportées d'Argos dans ma demeure, je veux les rendre toutes, et j'y ajouterai des miennes.

Ayant ainsi parlé, il s'assit. Et, au milieu de tous, se leva le Dardanide Priamos, semblable à un dieu par sa prudence. Et, plein de sagesse, il parla ainsi et dit:

— Écoutez-moi, Troiens, Dardaniens et alliés, afin que je dise ce que mon coeur m'ordonne. Maintenant, prenez votre repas comme d'habitude, et faites tour à tour bonne garde. Que dès le matin Idaios se rende aux nefs creuses, afin de porter aux Atréides Agamemnôn et Ménélaos l'offre d'Alexandros d'où viennent nos discordes. Et qu'il leur demande, par de sages paroles, s'ils veulent suspendre la triste guerre jusqu'à ce que nous ayons brûlé les cadavres. Nous combattrons ensuite de nouveau, en attendant que le sort décide entre nous et donne la victoire à l'un des deux peuples.

Il parla ainsi, et ceux qui l'écoutaient obéirent, et l'armée prit son repas comme d'habitude. Dès le matin, Idaios se rendit aux nefs creuses. Et il trouva les Danaens, nourrissons de Zeus, réunis dans l'agora, auprès de la poupe de la nef d'Agamemnôn. Et, se tenant au milieu d'eux, il parla ainsi:

— Atréides et Akhaiens aux belles knèmides, Priamos et les illustres Troiens m'ordonnent de vous porter l'offre d'Alexandros d'où viennent nos discordes, si toutefois elle vous est agréable. Toutes les richesses qu'Alexandros a rapportées dans Ilios sur ses nefs creuses, — plût aux dieux qu'il fût mort auparavant! — il veut les rendre et y ajouter des siennes; mais il refuse de rendre la jeune épouse de l'illustre Ménélaos, malgré les supplications des Troiens. Et ils m'ont aussi ordonné de vous demander si vous voulez suspendre la triste guerre jusqu'à ce que nous ayons brûlé les cadavres. Nous combattrons ensuite de nouveau, en attendant que le sort décide entre nous et donne la victoire à l'un des deux peuples.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et Diomèdès hardi au combat parla ainsi:

— Qu'aucun de nous n'accepte les richesses d'Alexandros ni Hélénè elle-même. Il est manifeste pour tous, fût-ce pour un enfant, que le suprême désastre est suspendu sur la tête des Troiens.

Il parla ainsi, et tous les fils des Akhaiens poussèrent des acclamations, admirant les paroles du dompteur de chevaux Diomèdès. Et le roi Agamemnôn dit à Idaios

— Idaios, tu as entendu la réponse des Akhaiens. Ils t'ont répondu, et ce qu'ils disent me plaît. Cependant, je ne vous refuse point de brûler vos morts et d'honorer par le feu les cadavres de ceux qui ont succombé. Que l'époux de Hèrè, Zeus qui tonne dans les hauteurs, soit témoin de notre traité!

Ayant ainsi parlé, il éleva son sceptre vers tous les dieux. Et Idaios retourna dans la sainte Ilios, où les Troiens et les Dardaniens étaient réunis en agora, attendant son retour. Et il arriva, et, au milieu d'eux, il rendit compte de son message. Et aussitôt ils s'empressèrent de transporter, ceux-ci les cadavres, ceux-là le bois du bûcher. Et les Argiens, de leur côté, s'exhortaient, loin des nefs creuses, à relever leurs morts et à construire le bûcher.

Hélios, à son lever, frappait les campagnes de ses rayons, et, montant dans l'Ouranos, sortait doucement du cours profond de l'Okéanos. Et les deux armées accouraient l'une vers l'autre. Alors, il leur fut difficile de reconnaître leurs guerriers; mais quand ils eurent lavé leur poussière sanglante, ils les déposèrent sur les chars en répandant des larmes brûlantes. Et le grand Priamos ne leur permit point de gémir, et ils amassèrent les morts sur le bûcher, se lamentant dans leur coeur. Et, après les avoir brûlés, ils retournèrent vers la sainte Ilios.

De leur côté, les Akhaiens aux belles knèmides amassèrent les cadavres sur le bûcher, tristes dans leur coeur. Et, après les avoir brûlés, ils s'en retournèrent vers les nefs creuses. Éôs n'était point levée encore, et déjà la nuit était douteuse, quand un peuple des Akhaiens vint élever dans la plaine un seul tombeau sur l'unique bûcher. Et, non loin, d'autres guerriers construisirent, pour se protéger eux-mêmes et les nefs, de hautes tours avec des portes solides pour le passage des cavaliers. Et ils creusèrent, au dehors et tout autour, un fossé profond, large et grand, qu'ils défendirent avec des pieux. Et c'est ainsi que travaillaient les Akhaiens chevelus.

Et les dieux, assis auprès du foudroyant Zeus, regardaient avec admiration ce grand travail des Akhaiens aux tuniques d'airain. Et, au milieu d'eux, Poseidaôn qui ébranle la terre parla ainsi:

— Père Zeus, qui donc, parmi les mortels qui vivent sur la terre immense, fera connaître désormais aux immortels sa pensée et ses desseins? Ne vois-tu pas que les Akhaiens chevelus ont construit une muraille devant leurs nefs, avec un fossé tout autour, et qu'ils n'ont point offert d'illustres hécatombes aux dieux? La gloire de ceci se répandra autant que la lumière d'Éôs; et les murs que Phoibos Apollôn et moi avons élevés au héros Laomédôn seront oubliés.

Et Zeus qui amasse les nuées, avec un profond soupir, lui répondit:

— Ah! Très puissant, qui ébranles la terre, qu'as-tu dit? Un dieu, moins doué de force que toi, n'aurait point cette crainte. Certes, ta gloire se répandra aussi loin que la lumière d'Éôs. Reprends courage, et quand les Akhaiens chevelus auront regagné sur leurs nefs la terre bien-aimée de la patrie, engloutis tout entier dans la mer ce mur écroulé, couvre de nouveau de sables le vaste rivage, et que cette immense muraille des Akhaiens s'évanouisse devant toi.

Et ils s'entretenaient ainsi. Et Hélios se coucha, et le travail des Akhaiens fut terminé. Et ceux-ci tuaient des boeufs sous les tentes, et ils prenaient leurs repas. Et plusieurs nefs avaient apporté de Lemnos le vin qu'avait envoyé le Ièsonide Eunèos, que Hypsipylè avait conçu du prince des peuples Ièsôn. Et le Ièsonide avait donné aux Atréides mille mesures de vin. Et les Akhaiens chevelus leur achetaient ce vin, ceux-ci avec de l'airain, ceux-là avec du fer brillant; les uns avec des peaux de boeufs, les autres avec les boeufs eux-mêmes, et d'autres avec leurs esclaves. Et tous enfin préparaient l'excellent repas.

Et, pendant toute la nuit, les Akhaiens chevelus mangeaient; et les Troiens aussi et les alliés mangeaient dans la ville. Et, au milieu de la nuit, le sage Zeus, leur préparant de nouvelles calamités, tonna terriblement; et la pâle crainte les saisit. Et ils répandaient le vin hors des coupes, et aucun n'osa boire avant de faire des libations au très puissant Kroniôn. Enfin, s'étant couchés, ils goûtèrent la douceur du sommeil.

Chant 8

Éôs au péplos couleur de safran éclairait toute la terre, et Zeus qui se réjouit de la foudre convoqua l'agora des dieux sur le plus haut faîte de l'Olympos aux sommets sans nombre. Et il leur parla, et ils écoutaient respectueusement:

— Écoutez-moi tous, dieux et déesses, afin que je vous dise ce que j'ai résolu dans mon coeur. Et que nul dieu, mâle ou femelle, ne résiste à mon ordre; mais obéissez tous, afin que j'achève promptement mon oeuvre. Car si j'apprends que quelqu'un des dieux est allé secourir soit les Troiens, soit les Danaens, celui-là reviendra dans l'Olympos honteusement châtié. Et je le saisirai, et je le jetterai au loin, dans le plus creux des gouffres de la terre, au fond du noir Tartaros qui a des portes de fer et un seuil d'airain, au-dessous de la demeure d'Aidès, autant que la terre est au-dessous de l'Ouranos. Et il saura que je suis le plus fort de tous les dieux. Debout, dieux! tentez-le, et vous le saurez. Suspendez une chaîne d'or du faîte de l'Ouranos, et tous, dieux et déesses, attachez-vous à cette chaîne. Vous n'entraînerez jamais, malgré vos efforts, de l'Ouranos sur la terre, Zeus le modérateur suprême. Et moi, certes, si je le voulais, je vous enlèverais tous, et la terre et la mer, et j'attacherais cette chaîne au faîte de l'Olympos, et tout y resterait suspendu, tant je suis au-dessus des dieux et des hommes!

Il parla ainsi, et tous restèrent muets, stupéfaits de ces paroles, car il avait durement parlé. Et Athènè, la déesse aux yeux clairs, lui dit:

— Ô notre père! Kronide, le plus haut des rois, nous savons bien que ta force ne le cède à aucune autre; mais nous gémissons sur les Danaens, habiles à lancer la pique, qui vont périr par une destinée mauvaise. Certes, nous ne combattrons pas, si tu le veux ainsi, mais nous conseillerons les Argiens, afin qu'ils ne périssent point tous, grâce à ta colère.

Et Zeus qui amasse les nuées, souriant, lui dit:

— Reprends courage, Tritogénéia, chère enfant. Certes, j'ai parlé très rudement, mais je veux être doux pour toi.

Ayant ainsi parlé, il lia au char les chevaux aux pieds d'airain, rapides, ayant pour crinières des chevelures d'or; et il s'enveloppa d'un vêtement d'or; et il prit un fouet d'or bien travaillé, et il monta sur son char. Et il frappa les chevaux du fouet, et ils volèrent aussitôt entre la terre et l'Ouranos étoilé. Il parvint sur l'Ida qui abonde en sources, où vivent les bêtes sauvages, et sur le Gargaros, où il possède une enceinte sacrée et un autel parfumé. Le père des hommes et des dieux y arrêta ses chevaux, les délia et les enveloppa d'une grande nuée. Et il s'assit sur le faîte, plein de gloire, regardant la ville des Troiens et les nefs des Akhaiens.

Et les Akhaiens chevelus s'armaient, ayant mangé en hâte sous les tentes; et les Troiens aussi s'armaient dans la ville; et ils étaient moins nombreux, mais brûlants du désir de combattre, par nécessité, pour leurs enfants et pour leurs femmes. Et les portes s'ouvraient, et les peuples, fantassins et cavaliers, se ruaient au dehors, et il s'élevait un bruit immense.

Et quand ils se furent rencontrés, les piques et les forces des guerriers aux cuirasses d'airain se mêlèrent confusément, et les boucliers bombés se heurtèrent, et il s'éleva un bruit immense. On entendait les cris de joie et les lamentations de ceux qui tuaient ou mouraient, et la terre ruisselait de sang; et tant qu'Éôs brilla et que le jour sacré monta, les traits frappèrent les hommes, et les hommes tombaient. Mais quand Hélios fut parvenu au faîte de l'Ouranos, le père Zeus étendit ses balances d'or, et il y plaça deux kères de la mort qui rend immobile à jamais, la kèr des Troiens dompteurs de chevaux et la kèr des Akhaiens aux cuirasses d'airain. Il éleva les balances, les tenant par le milieu, et le jour fatal des Akhaiens s'inclina; et la destinée des Akhaiens toucha la terre nourricière, et celle des Troiens monta vers le large Ouranos. Et il roula le tonnerre immense sur l'Ida, et il lança l'ardent éclair au milieu du peuple guerrier des Akhaiens; et, l'ayant vu, ils restèrent stupéfaits et pâles de terreur.

Ni Idoméneus, ni Agamemnôn, ni les deux Aias, serviteurs d'Arès, n'osèrent rester. Le Gérennien Nestôr, rempart des Akhaiens, resta seul, mais contre son gré, par la chute de son cheval. Le divin Alexandros, l'époux de Hélénè aux beaux cheveux, avait percé le cheval d'une flèche au sommet de la tête, endroit mortel, là où croissent les premiers crins. Et, l'airain ayant pénétré dans la cervelle, le cheval, saisi de douleur, se roulait et épouvantait les autres chevaux. Et, comme le vieillard se hâtait de couper les rênes avec l'épée, les rapides chevaux de Hektôr, portant leur brave conducteur, approchaient dans la mêlée, et le vieillard eût perdu la vie, si Diomèdès ne l'eût vu. Et il jeta un cri terrible, appelant Odysseus:

— Divin Laertiade, subtil Odysseus, pourquoi fuis-tu, tournant le dos comme un lâche dans la mêlée? Crains qu'on ne te perce d'une pique dans le dos, tandis que tu fuis. Reste, et repoussons ce rude guerrier loin de ce vieillard.

Il parla ainsi, mais le divin et patient Odysseus ne l'entendit point et passa outre vers les nefs creuses des Akhaiens. Et le Tydéide, bien que seul, se mêla aux combattants avancés, et se tint debout devant les chevaux du vieux Nèlèide, et il lui dit ces paroles ailées:

— Ô vieillard, voici que de jeunes guerriers te pressent avec fureur. Ta force est dissoute, la lourde vieillesse t'accable, ton serviteur est faible et tes chevaux sont lents. Mais monte sur mon char, et tu verras quels sont les chevaux de Trôs que j'ai pris à Ainéias, et qui savent, avec une rapidité égale, poursuivre l'ennemi ou fuir à travers la plaine. Que nos serviteurs prennent soin de tes chevaux, et poussons ceux-ci sur les Troiens dompteurs de chevaux, et que Hektôr sache si ma pique est furieuse entre mes mains.

Il parla ainsi, et le cavalier Gérennien Nestôr lui obéit. Et les deux braves serviteurs, Sthénélos et Eurymédôn, prirent soin de ses cavales. Et les deux rois montèrent sur le char de Diomèdès, et Nestôr saisit les rênes brillantes et fouetta les chevaux; et ils approchèrent. Et le fils de Tydeus lança sa pique contre le Priamide qui venait à lui, et il le manqua; mais il frappa dans la poitrine, près de la mamelle, Éniopeus, fils du magnanime Thèbaios, et qui tenait les rênes des chevaux. Et celui-ci tomba du char, et ses chevaux rapides reculèrent, et il perdit l'âme et la force. Une amère douleur enveloppa l'âme de Hektôr à cause de son compagnon; mais il le laissa gisant, malgré sa douleur, et chercha un autre brave conducteur. Et ses chevaux n'en manquèrent pas longtemps, car il trouva promptement le hardi Arképtolémos Iphitide; et il lui confia les chevaux rapides, et il lui remit les rênes en main.

Alors, il serait arrivé un désastre, et des actions furieuses auraient été commises, et les Troiens auraient été renfermés dans Ilios comme des agneaux, si le père des hommes et des dieux ne s'était aperçu de ceci. Et il tonna fortement, lançant la foudre éclatante devant les chevaux de Diomèdès; et l'ardente flamme du soufre brûlant jaillit. Les chevaux effrayés s'abattirent sous le char, et les rênes splendides échappèrent des mains de Nestôr; et il craignit dans son coeur, et il dit à Diomèdès:

— Tydéide! retourne, fais fuir les chevaux aux sabots épais. Ne vois-tu point que Zeus ne t'aide pas? Voici que Zeus Kronide donne maintenant la victoire à Hektôr, et il nous la donnera aussi, selon sa volonté. Le plus brave des hommes ne peut rien contre la volonté de Zeus dont la force est sans égale.

Et Diomèdès hardi au combat lui répondit:

— Oui, vieillard, tu as dit vrai, et selon la justice; mais une amère douleur envahit mon âme. Hektôr dira, haranguant les Troiens: Le Tydéide a fui devant moi vers ses nefs!' Avant qu'il se glorifie de ceci, que la terre profonde m'engloutisse!

Et le cavalier Gérennien Nestôr lui répondit:

— Ah! fils du brave Tydeus, qu'as-tu dit? Si Hektôr te nommait lâche et faible, ni les Troiens, ni les Dardaniens, ne l'en croiraient, ni les femmes des magnanimes Troiens porteurs de boucliers, elles dont tu as renversé dans la poussière les jeunes époux.

Ayant ainsi parlé, il prit la fuite, poussant les chevaux aux sabots massifs à travers la mêlée. Et les Troiens et Hektôr, avec de grands cris, les accablaient de traits; et le grand Hektôr au casque mouvant cria d'une voix haute:

— Tydéide, certes, les cavaliers Danaens t'honoraient entre tous, te réservant la meilleure place, et les viandes, et les coupes pleines. Aujourd'hui, ils t'auront en mépris, car tu n'es plus qu'une femme! Va donc, fille lâche! Tu es par ma faute sur nos tours, et tu emmèneras point nos femmes dans tes nefs. Auparavant, je t'aurai donné la mort.

Il parla ainsi, et le Tydéide hésita, voulant fuir et combattre face à face. Et il hésita trois fois dans son esprit et dans son coeur; et trois fois le sage Zeus tonna du haut des monts Idaiens, en signe de victoire pour les Troiens. Et Hektôr, d'une voix puissante, animait les Troiens:

— Troiens, Lykiens et hardis Dardaniens, amis, soyez des hommes et souvenez-vous de votre force et de votre courage. Je sens que le Kroniôn me promet la victoire et une grande gloire, et réserve la défaite aux Danaens. Les insensés! Ils ont élevé ces murailles inutiles et méprisables qui n'arrêteront point ma force; et mes chevaux sauteront aisément par-dessus le fossé profond. Mais quand j'aurai atteint les nefs creuses, souvenez-vous de préparer le feu destructeur, afin que je brûle les nefs, et qu'auprès des nefs je tue les Argiens eux-mêmes, aveuglés par la fumée.

Ayant ainsi parlé, il dit à ses chevaux:

— Xanthos, Podargos, Aithôn et divin Lampos, payez-moi les soins infinis d'Andromakhè, fille du magnanime Êétiôn, qui vous présente le doux froment et vous verse du vin, quand vous le désirez, même avant moi qui me glorifie d'être son jeune époux. Hâtez-vous donc, courez! Si nous ne pouvons enlever le bouclier de Nestôr, qui est tout en or ainsi que ses poignées, et dont la gloire est parvenue jusqu'à l'Ouranos, et la riche cuirasse de Diomèdès dompteur de chevaux, et que Hèphaistos a forgée avec soin, j'espère que les Akhaiens remonteront cette nuit même dans leurs nefs rapides.

Il parla ainsi dans son désir, et le vénérable Hèrè s'en indigna; et elle s'agita sur son trône, et le vaste Olympos s'ébranla. Et elle dit en face au grand Poseidaôn:

— Toi qui ébranle la terre, ah! Tout-puissant, ton coeur n'est-il point ému dans ta poitrine quand les Danaens périssent? Ils t'offrent cependant, dans Hélikè et dans Aigas, un grand nombre de beaux présents. Donne-leur donc la victoire. Si nous voulions, nous tous qui soutenons les Danaens, repousser les Troiens et résister à Zeus dont la voix sonne au loin, il serait bientôt seul assis sur l'Ida.

Et le puissant qui ébranle la terre, plein de colère, lui dit:

— Audacieuse Hèrè, qu'as-tu dit? Je ne veux point que nous combattions Zeus Kroniôn, car il est bien plus fort que nous.

Et tandis qu'ils se parlaient ainsi, tout l'espace qui séparait les nefs du fossé était empli confusément de chevaux et de porteurs de boucliers, car Hektôr Priamide, semblable à l'impétueux Arès, les avait enfermés là, Zeus l'ayant glorifié. Et il eût consumé les nefs égales, à l'aide du feu, si la vénérable Hèrè n'eût inspiré à Agamemnôn de ranimer à la hâte les Akhaiens. Et il parcourut les tentes et les nefs des Akhaiens, portant à sa main robuste un grand manteau pourpré. Et il s'arrêta sur la grande et noire nef d'Odysseus, qui était au centre de toutes, afin d'être entendu des deux extrémités, des tentes d'Aias Télamôniade à celles d'Akhilleus, car tous deux avaient tiré sur le sable leurs nefs égales aux bouts du camp, certains de leur force et de leur courage. Et là, d'une voix haute, il cria aux Akhaiens:

— Honte à vous, Argiens couverts d'opprobre, qui n'avez qu'une vaine beauté! Que sont devenues vos paroles orgueilleuses, quand, à Lemnos, mangeant la chair des boeufs aux longues cornes, et buvant les kratères pleins de vin, vous vous vantiez d'être les plus braves et de vaincre les Troiens, un contre cent et contre deux cents? Et maintenant, nous ne pouvons même résister à un seul d'entre eux, à Hektôr qui va consumer nos nefs par le feu. Père Zeus! as-tu déjà accablé d'un tel désastre quelqu'un des rois tout-puissants, et l'as-tu privé de tant de gloire? Certes, je n'ai jamais passé devant tes temples magnifiques, quand je vins ici pour ma ruine, sur ma nef chargée de rameurs, plein du désir de renverser les hautes murailles de Troiè, sans brûler sur tes nombreux autels la graisse et les cuisses des boeufs. Ô Zeus! exauce donc mon voeu: que nous puissions au moins échapper et nous enfuir, et que les Troiens ne tuent pas tous les Akhaiens!

Il parla ainsi, et le père Zeus eut pitié de ses larmes, et il promit par un signe que les peuples ne périraient pas. Et il envoya un aigle, le plus sûr des oiseaux, tenant entre ses serres le jeune faon d'une biche agile. Et l'aigle jeta ce faon sur l'autel magnifique de Zeus, où les Akhaiens sacrifiaient à Zeus, source de tous les oracles. Et quand ils virent l'oiseau envoyé par Zeus, il retournèrent dans la mêlée et se ruèrent sur les Troiens.

Et alors aucun des Danaens innombrables ne put se glorifier, poussant ses chevaux rapides au-delà du fossé, d'avoir devancé le Tydéide et combattu le premier. Et, tout d'abord, il tua un guerrier Troien, Agélaos Phradmonide, qui fuyait. Et il lui enfonça sa pique dans le dos, entre les épaules; et la pique traversa la poitrine. Le Troien tomba du char, et ses armes retentirent.

Et les Atréides le suivaient, et les deux Aias pleins d'une vigueur indomptable, et Idoméneus, et Mèrionès, tel qu'Arès, compagnon d'Idoméneus, et le tueur d'hommes Euryalos, et Eurypylos, fils illustre d'Évaimôn. Et Teukros survint le neuvième, avec son arc tendu, et se tenant derrière le bouclier d'Aias Télamôniade. Et quand le grand Aias soulevait le bouclier, Teukros, regardant de toutes parts, ajustait et frappait un ennemi dans la mêlée, et celui-ci tombait mort. Et il revenait auprès d'Aias comme un enfant vers sa mère, et Aias l'abritait de l'éclatant bouclier.

Quel fut le premier Troien que tua l'irréprochable Teukros? D'abord Orsilokhos, puis Orménos, et Ophélestès, et Daitôr, et Khromios, et le divin Lykophontès, et Amopaôn Polyaimonide, et Ménalippos. Et il les coucha tour à tour sur la terre nourricière. Et le roi des hommes, Agamemnôn, plein de joie de le voir renverser de ses flèches les phalanges des Troiens, s'approcha et lui dit:

— Cher Teukros Télamônien, prince des peuples, continue à lancer tes flèches pour le salut des Danaens, et pour glorifier ton père Télamôn qui t'a nourri et soigné dans ses demeures tout petit et bien que bâtard. Et je te le dis, et ma parole s'accomplira: si Zeus tempétueux et Athènè me donnent de renverser la forte citadelle d'Ilios, le premier après moi tu recevras une glorieuse récompense: un trépied, deux chevaux et un char, et une femme qui partagera ton lit.

Et l'irréprochable Teukros lui répondit:

— Très illustre Atréide, pourquoi m'excites-tu quand je suis plein d'ardeur? Certes, je ferai de mon mieux et selon mes forces. Depuis que nous les repoussons vers Ilios, je tue les guerriers de mes flèches. J'en ai lancé huit, et toutes se sont enfoncées dans la chair des jeunes hommes impétueux; mais je ne puis frapper ce chien enragé!

Il parla ainsi, et il lança une flèche contre Hektôr, plein du désir de l'atteindre, et il le manqua. Et la flèche perça la poitrine de l'irréprochable Gorgythiôn, brave fils de Priamos, qu'avait enfanté la belle Kathanéira, venue d'Aisimè, et semblable aux déesses par sa beauté. Et, comme un pavot, dans un jardin, penche la tête sous le poids de ses fruits et des rosées printanières, de même le Priamide pencha la tête sous le poids de son casque. Et Teukros lança une autre flèche contre Hektôr, plein du désir de l'atteindre, et il le manqua encore; et il perça, près de la mamelle, le brave Arkhéptolémos, conducteur des chevaux de Hektôr; et Arkhéptolémos tomba du char; ses chevaux rapides reculèrent, et sa vie et sa force furent anéanties. Le regret amer de son compagnon serra le coeur de Hektôr, mais, malgré sa douleur, il le laissa gisant, et il ordonna à son frère Kébriôn de prendre les rênes, et ce dernier obéit.

Alors, Hektôr sauta du char éclatant, poussant un cri terrible; et, saisissant une pierre, il courut à Teukros, plein du désir de l'en frapper. Et le Télamônien avait tiré du carquois une flèche amère, et il la plaçait sur le nerf, quand Hektôr au casque mouvant, comme il tendait l'arc, le frappa de la pierre dure à l'épaule, là où la clavicule sépare le cou de la poitrine, à un endroit mortel. Et le nerf de l'arc fut brisé, et le poignet fut écrasé, et l'arc s'échappa de sa main, et il tomba à genoux. Mais Aias n'abandonna point son frère tombé, et il accourut, le couvrant de son bouclier. Puis, ses deux chers compagnons, Mèkisteus, fils d'Ekhios, et le divin Alastôr, emportèrent vers les nefs creuses Teukros qui poussait des gémissements.

Et l'Olympien rendit de nouveau le courage aux Troiens, et ils repoussèrent les Akhaiens jusqu'au fossé profond; et Hektôr marchait en avant, répandant la terreur de sa force. Comme un chien qui poursuit de ses pieds rapides un sanglier sauvage ou un lion, le touche aux cuisses et aux fesses, épiant l'instant où il se retournera, de même Hektôr poursuivait les Akhaiens chevelus, tuant toujours celui qui restait en arrière. Et les Akhaiens fuyaient. Et beaucoup tombaient sous les mains des Troiens, en traversant les pieux et le fossé. Mais les autres s'arrêtèrent auprès des nefs, s'animant entre eux, levant les bras et suppliant tous les dieux. Et Hektôr poussait de tous côtés ses chevaux aux belles crinières, ayant les yeux de Gorgô et du sanguinaire Arès. Et la divine Hèrè aux bras blancs, à cette vue, fut saisie de pitié et dit à Athènè ces paroles ailées:

— Ah! fille de Zeus tempétueux, ne secourrons-nous point, en ce combat suprême, les Danaens qui périssent? Car voici que, par une destinée mauvaise, ils vont périr sous la violence d'un seul homme. Le Priamide Hektôr est plein d'une fureur intolérable, et il les accable de maux.

Et la divine Athènè aux yeux clairs lui répondit:

— Certes, le Priamide aurait déjà perdu la force avec la vie et serait tombé mort sous la main des Argiens, sur sa terre natale, si mon père, toujours irrité, dur et inique, ne s'opposait à ma volonté. Et il ne se souvient plus que j'ai souvent secouru son fils accablé de travaux par Eurystheus. Hèraklès criait vers l'Ouranos, et Zeus m'envoya pour le secourir. Certes, si j'avais prévu ceci, quand Hèraklès fut envoyé dans les demeures aux portes massives d'Aidès, pour enlever, de l'Érébos, le chien du haïssable Aidès, certes, il n'aurait point repassé l'eau courante et profonde de Styx! Et Zeus me hait, et il cède aux désirs de Thétis qui a embrassé ses genoux et lui a caressé la barbe, le suppliant d'honorer Akhilleus le destructeur de citadelles. Et il me nommera encore sa chère fille aux yeux clairs! Mais attelle nos chevaux aux sabots massifs, tandis que j'irai dans la demeure de Zeus prendre l'Aigide et me couvrir de mes armes guerrières. Je verrai si le Priamide Hektôr au casque mouvant sera joyeux de nous voir descendre toutes deux dans la mêlée. Certes, plus d'un Troien couché devant les nefs des Akhaiens va rassasier les chiens et les oiseaux carnassiers de sa graisse et de sa chair!

Elle parla ainsi, et la divine Hèrè aux bras blancs obéit. Et la divine et vénérable Hèrè, fille du grand Kronos, se hâta d'atteler les chevaux liés par des harnais d'or. Et Athènè, fille de Zeus tempétueux, laissa tomber son riche péplos, qu'elle avait travaillé de ses mains, sur le pavé de la demeure de son père, et elle prit la cuirasse de Zeus qui amasse les nuées, et elle se revêtit de ses armes pour la guerre lamentable.

Et elle monta dans le char flamboyant, et elle saisit la lance lourde, grande et solide, avec laquelle, étant la fille d'un père tout-puissant, elle dompte la foule des héros contre qui elle s'irrite. Et Hèrè frappa du fouet les chevaux rapides, et les portes de l'Ouranos s'ouvrirent d'elles-mêmes en criant, gardées par les Heures qui sont chargées d'ouvrir le grand Ouranos et l'Olympos, ou de les fermer avec un nuage épais. Et ce fut par là que les déesses poussèrent les chevaux obéissant à l'aiguillon. Et le père Zeus, les ayant vues de l'Ida, fut saisi d'une grande colère, et il envoya la messagère Iris aux ailes d'or:

— Va! hâte-toi, légère Iris! Fais-les reculer, et qu'elles ne se présentent point devant moi, car ceci serait dangereux pour elles. Je le dis, et ma parole s'accomplira: J'écraserai les chevaux rapides sous leur char que je briserai, et je les en précipiterai, et, avant dix ans, elles ne guériront point des plaies que leur fera la foudre. Athènè aux yeux clairs saura qu'elle a combattu son père. Ma colère n'est point aussi grande contre Hèrè, car elle est habituée à toujours résister à ma volonté.

Il parla ainsi, et la messagère Iris aux pieds prompts comme le vent s'élança, et elle descendit des cimes Idaiennes dans le grand Olympos, et elle les arrêta aux premières portes de l'Olympos aux vallées sans nombre, et elle leur dit les paroles de Zeus:

— Où allez-vous? Pourquoi votre coeur est-il ainsi troublé? Le Kronide ne veut pas qu'on vienne en aide aux Argiens. Voici la menace du fils de Kronos, s'il agit selon sa parole: il écrasera les chevaux rapides sous votre char qu'il brisera, et il vous en précipitera, et, avant dix ans, vous ne guérirez point des plaies que vous fera la foudre. Athènè aux yeux clairs, tu sauras que tu as combattu ton père! Sa colère n'est point aussi grande contre Hèrè, car elle est habituée à toujours résister à sa volonté. Mais toi, très violente et audacieuse chienne, oseras-tu lever ta lance terrible contre Zeus?

Ayant ainsi parlé, Iris aux pieds rapides s'envola, et Hèrè dit à
Athènè:

— Ah! fille de Zeus tempétueux, je ne puis permettre que nous combattions contre Zeus pour des mortels. Que l'un meure, que l'autre vive, soit! Et que Zeus décide, comme il est juste, et selon sa volonté, entre les Troiens et les Danaens.

Ayant ainsi parlé, elle fit retourner les chevaux aux sabots massifs, et les Heures dételèrent les chevaux aux belles crinières et les attachèrent aux crèches divines, et appuyèrent le char contre le mur éclatant. Et les déesses, le coeur triste, s'assirent sur des sièges d'or au milieu des autres dieux. Et le père Zeus poussa du haut de l'Ida, vers l'Olympos, son char aux belles roues et ses chevaux, et il parvint aux sièges des dieux. Et l'illustre qui ébranle la terre détela les chevaux, posa le char sur un autel et le couvrit d'un voile de lin. Et Zeus à la grande voix s'assit sur son trône d'or, et le large Olympos trembla sous lui. Et Athènè et Hèrè étaient assises loin de Zeus, et elles ne lui parlaient ni ne l'interrogeaient; mais il les devina et dit:

— Athènè et Hèrè, pourquoi êtes-vous ainsi affligées? Vous ne vous êtes point longtemps fatiguées, du moins, dans la bataille qui illustre les guerriers, afin d'anéantir les Troiens pour qui vous avez tant de haine. Non! Tous les dieux de l'Olympos ne me résisteront point, tant la force de mes mains invincibles est grande. La terreur a fait trembler vos beaux membres avant d'avoir vu la guerre et la mêlée violente. Et je le dis, et ma parole se serait accomplie: frappées toutes deux de la foudre, vous ne seriez point revenues sur votre char dans l'Olympos qui est la demeure des immortels.

Et il parla ainsi, et Athènè et Hèrè gémissaient, assises à côté l'une de l'autre, et méditant le malheur des Troiens. Et Athènè restait muette, irritée contre son père Zeus, et une sauvage colère la brûlait; mais Hèrè ne put contenir la sienne, et elle dit:

— Très dur Kronide, quelle parole as-tu dite? Nous savons bien que ta force est grande, mais nous gémissons sur les belliqueux Danaens qui vont périr par une destinée mauvaise. Nous ne combattrons point, si tu le veux; mais nous aiderons les Argiens de nos conseils, afin qu'ils ne périssent point tous par ta colère.

Et Zeus qui amasse les nuées lui répondit:

— Certes, au retour d'Éôs, tu pourras voir, vénérable Hèrè aux yeux de boeuf, le tout-puissant Kroniôn mieux détruire encore l'armée innombrable des Argiens; car le brave Hektôr ne cessera point de combattre, que le rapide Pèléiôn ne se soit levé auprès des nefs, le jour où les Akhaiens combattront sous leurs poupes, luttant dans un étroit espace sur le cadavre de Patroklos. Ceci est fatal. Je me soucie peu de ta colère, quand même tu irais aux dernières limites de la terre et de la mer, où sont couchés Iapétos et Kronos, loin des vents et de la lumière de Hélios, fils de Hypériôn, dans l'enceinte du creux Tartaros. Quand même tu irais là, je me soucie peu de ta colère, car rien n'est plus impudent que toi.

Il parla ainsi, et Hèrè aux bras blancs ne répondit rien. Et la brillante lumière Hélienne tomba dans l'Okéanos, laissant la noire nuit sur la terre nourricière. La lumière disparut contre le gré des Troiens, mais la noire nuit fut la bienvenue des Akhaiens qui la désiraient ardemment.

Et l'illustre Hektôr réunit l'agora des Troiens, les ayant conduits loin des nefs, sur les bords du fleuve tourbillonnant, en un lieu où il n'y avait point de cadavres. Et ils descendirent de leurs chevaux pour écouter les paroles de Hektôr cher à Zeus. Et il tenait à la main une pique de onze coudées, à la brillante pointe d'airain retenue par un anneau d'or. Et, appuyé sur cette pique, il dit aux Troiens ces paroles ailées:

— Écoutez-moi, Troiens, Dardaniens et alliés. J'espérais ne retourner dans Ilios battue des vents qu'après avoir détruit les nefs et tous les Akhaiens; mais les ténèbres sont venues qui ont sauvé les Argiens et les nefs sur le rivage de la mer. C'est pourquoi, obéissons à la nuit noire, et préparons le repas. Dételez les chevaux aux belles crinières et donnez-leur de la nourriture. Amenez promptement de la ville des boeufs et de grasses brebis, et apportez un doux vin de vos demeures, et amassez beaucoup de bois, afin que, toute la nuit, jusqu'au retour d'Éôs qui naît le matin, nous allumions beaucoup de feux dont l'éclat s'élève dans l'Ouranos, et afin que les Akhaiens chevelus ne profitent pas de la nuit pour fuir sur le vaste dos de la mer. Qu'ils ne montent point tranquillement du moins sur leurs nefs, et que chacun d'eux, en montant sur sa nef, emporte dans son pays une blessure faite par nos piques et nos lances aiguës! Que tout autre redoute désormais d'apporter la guerre lamentable aux Troiens dompteurs de chevaux. Que les hérauts chers à Zeus appellent, par la ville, les jeunes enfants et les vieillards aux tempes blanches à se réunir sur les tours élevées par les dieux; et que les femmes timides, chacune dans sa demeure, allument de grands feux, afin qu'on veille avec vigilance, de peur qu'on entre par surprise dans la ville, en l'absence des hommes. Qu'il soit fait comme je le dis, magnanimes Troiens, car mes paroles sont salutaires. Dès le retour d'Éôs je parlerai encore aux Troiens dompteurs de chevaux. Je me vante, ayant supplié Zeus et les autres dieux, de chasser bientôt d'ici ces chiens que les kères ont amenés sur les nefs noires. Veillons sur nous-mêmes pendant la nuit; mais, dès la première heure du matin, couvrons-nous de nos armes et poussons l'impétueux Arès sur les nefs creuses. Je saurai si le brave Diomèdès Tydéide me repoussera loin des nefs jusqu'aux murailles, ou si, le perçant de l'airain, j'emporterai ses dépouilles sanglantes. Demain, il pourra se glorifier de sa force, s'il résiste à ma pique; mais j'espère plutôt que, demain, quand Hélios se lèvera, il tombera des premiers, tout sanglant, au milieu d'une foule de ses compagnons. Et plût aux dieux que je fusse immortel et toujours jeune, et honoré comme Athènè et Apollôn, autant qu'il est certain que ce jour sera funeste aux Argiens!

Hektôr parla ainsi, et les Troiens poussèrent des acclamations. Et ils détachèrent du joug les chevaux mouillés de sueur, et ils les lièrent avec des lanières auprès des chars; et ils amenèrent promptement de la ville des boeufs et des brebis grasses; et ils apportèrent un doux vin et du pain de leurs demeures, et ils amassèrent beaucoup de bois. Puis, ils sacrifièrent de complètes hécatombes aux immortels, et le vent en portait la fumée épaisse et douce dans l'Ouranos. Mais les dieux heureux n'en voulurent point et la dédaignèrent, car ils haîssaient la sainte Ilios, et Priamos, et le peuple de Priamos aux piques de frêne.

Et les Troiens, pleins d'espérance, passaient la nuit sur le sentier de la guerre, ayant allumé de grands feux. Comme, lorsque les astres étincellent dans l'Ouranos autour de la claire Sélènè, et que le vent ne trouble point l'air, on voit s'éclairer les cimes et les hauts promontoires et les vallées, et que l'aithèr infini s'ouvre au faîte de l'Ouranos, et que le berger joyeux voit luire tous les astres; de même, entre les nefs et l'eau courante du Xanthos, les feux des Troiens brillaient devant Ilios. Mille feux brûlaient ainsi dans la plaine; et, près de chacun, étaient assis cinquante guerriers autour de la flamme ardente. Et les chevaux, mangeant l'orge et l'avoine, se tenaient auprès des chars, attendant Éôs au beau trône.

Chant 9

Tandis que les Troiens plaçaient ainsi leurs gardes, le désir de la fuite, qui accompagne la froide terreur, saisissait les Akhaiens. Et les plus braves étaient frappés d'une accablante tristesse.

De même, lorsque les deux vents Boréas et Zéphyros, soufflant de la Thrèkè, bouleversent la haute mer poissonneuse, et que l'onde noire se gonfle et se déroule en masses d'écume, ainsi, dans leurs poitrines, se déchirait le coeur des Akhaiens. Et l'Atréide, frappé d'une grande douleur, ordonna aux hérauts à la voix sonore d'appeler, chacun par son nom, et sans clameurs, les hommes à l'agora. Et lui-même appela les plus proches. Et tous vinrent s'asseoir dans l'agora, pleins de tristesse. Et Agamemnôn se leva, versant des larmes, comme une source abondante qui tombe largement d'une roche élevée. Et, avec un profond soupir, il dit aux Argiens:

— Ô amis, rois et chefs des Argiens, le Kronide Zeus m'a accablé d'un lourd malheur, lui qui m'avait solennellement promis que je ne m'en retournerais qu'après avoir détruit Ilios aux murailles solides. Maintenant, il médite une fraude funeste, et il m'ordonne de retourner sans gloire dans Argos, quand j'ai perdu tant de guerriers déjà! Et ceci plaît au tout-puissant Zeus qui a renversé les citadelles de tant de villes, et qui en renversera encore, car sa puissance est très grande. Allons! obéissez tous à mes paroles: fuyons sur nos nefs vers la terre bien-aimée de la patrie. Nous ne prendrons jamais Ilios aux larges rues.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets, et les fils des Akhaiens étaient tristes et silencieux. Enfin, Diomèdès hardi au combat parla au milieu d'eux:

— Atréide, je combattrai le premier tes paroles insensées, comme il est permis, ô roi, dans l'agora; et tu ne t'en irriteras pas, car toi-même tu m'as outragé déjà au milieu des Danaens, me nommant faible et lâche. Et ceci, les Argiens le savent, jeunes et vieux. Certes, le fils du subtil Kronos t'a doué inégalement. Il t'a accordé le sceptre et les honneurs suprêmes, mais il ne t'a point donné la fermeté de l'âme, qui est la plus grande vertu. Malheureux! penses-tu que les fils des Akhaiens soient aussi faibles et aussi lâches que tu le dis? Si ton coeur te pousse à retourner en arrière, va! voici la route; et les nombreuses nefs qui t'ont suivi de Mykènè sont là, auprès du rivage de la mer. Mais tous les autres Akhaiens chevelus resteront jusqu'à ce que nous ayons renversé Ilios. Et s'ils veulent eux-mêmes fuir sur leurs nefs vers la terre bien-aimée de la patrie, moi et Sthénélos nous combattrons jusqu'à ce que nous ayons vu la fin d'Ilios, car nous sommes venus ici sur la foi des dieux!

Il parla ainsi, et tous les fils des Akhaiens applaudirent, admirant le discours du dompteur de chevaux Diomèdès. Et le cavalier Nestôr, se levant au milieu d'eux, parla ainsi:

— Tydéide, tu es le plus hardi au combat, et tu es aussi le premier à l'agora parmi tes égaux en âge. Nul ne blâmera tes paroles, et aucun des Akhaiens ne les contredira mais tu n'as pas tout dit. À la vérité, tu es jeune, et tu pourrais être le moins âgé de mes fils; et, cependant, tu parles avec prudence devant les rois des Argiens, et comme il convient. C'est à moi de tout prévoir et de tout dire, car je me glorifie d'être plus vieux que toi. Et nul ne blâmera mes paroles, pas même le roi Agamemnôn. Il est sans intelligence, sans justice et sans foyers domestiques, celui qui aime les affreuses discordes intestines. Mais obéissons maintenant à la nuit noire: préparons notre repas, plaçons des gardes choisies auprès du fossé profond, en avant des murailles. C'est aux jeunes hommes de prendre ce soin, et c'est à toi, Atréide, qui es le chef suprême, de le leur commander. Puis, offre un repas aux chefs, car ceci est convenable et t'appartient. Tes tentes sont pleines du vin que les nefs des Akhaiens t'apportent chaque jour de la Thrèkè, à travers l'immensité de la haute mer. Tu peux aisément beaucoup offrir, et tu commandes à un grand nombre de serviteurs. Quand les chefs seront assemblés, obéis à qui te donnera le meilleur conseil; car les Akhaiens ont tous besoin de sages conseils au moment où les ennemis allument tant de feux auprès des nefs. Qui de nous pourrait s'en réjouir? Cette nuit, l'armée sera perdue ou sauvée.

Il parla ainsi, et tous, l'ayant écouté, obéirent. Et les gardes armées sortirent, conduites par le Nestoréide Thrasymèdès, prince des peuples, par Askalaphos et Ialménos, fils d'Arès, par Mèrionès, Apharèos et Dèipiros, et par le divin Lykomèdès, fils de Kréôn. Et les sept chefs des gardes conduisaient, chacun, cent jeunes guerriers armés de longues piques. Et ils se placèrent entre le fossé et la muraille, et ils allumèrent des feux et prirent leur repas. Et l'Atréide conduisit les chefs des Akhaiens sous sa tente et leur offrit un abondant repas. Et tous étendirent les mains vers les mets. Et, quand ils eurent assouvi la soif et la faim, le premier d'entre eux, le vieillard Nestôr, qui avait déjà donné le meilleur conseil, parla ainsi, plein de sagesse, et dit:

— Très illustre Atréide Agamemnôn, roi des hommes, je commencerai et je finirai par toi, car tu commandes à de nombreux peuples, et Zeus t'a donné le sceptre et les droits afin que tu les gouvernes. C'est pourquoi il faut que tu saches parler et entendre, et accueillir les sages conseils, si leur coeur ordonne aux autres chefs de t'en donner de meilleurs. Et je te dirai ce qu'il y a de mieux à faire, car personne n'a une meilleure pensée que celle que je médite maintenant, et depuis longtemps, depuis le jour où tu as enlevé, ô race divine, contre notre gré, la vierge Breisèis de la tente d'Akhilleus irrité. Et j'ai voulu te dissuader, et, cédant à ton coeur orgueilleux, tu as outragé le plus brave des hommes, que les immortels mêmes honorent, et tu lui as enlevé sa récompense. Délibérons donc aujourd'hui, et cherchons comment nous pourrons apaiser Akhilleus par des présents pacifiques et par des paroles flatteuses.

Et le roi des hommes, Agamemnôn, lui répondit:

— Ô vieillard, tu ne mens point en rappelant mes injustices. J'ai commis une offense, et je ne le nie point. Un guerrier que Zeus aime dans son coeur l'emporte sur tous les guerriers. Et c'est pour l'honorer qu'il accable aujourd'hui l'armée des Akhaiens. Mais, puisque j'ai failli en obéissant à de funestes pensées, je veux maintenant apaiser Akhilleus et lui offrir des présents infinis. Et je vous dirai quels sont ces dons illustres: sept trépieds vierges du feu, dix talents d'or, vingt bassins qu'on peut exposer à la flamme, douze chevaux robustes qui ont toujours remporté les premiers prix par la rapidité de leur course. Et il ne manquerait plus de rien, et il serait comblé d'or celui qui posséderait les prix que m'ont rapportés ces chevaux aux sabots massifs. Et je donnerai encore au Pèléide sept belles femmes Lesbiennes, habiles aux travaux, qu'il a prises lui-même dans Lesbos bien peuplée, et que j'ai choisies, car elles étaient plus belles que toutes les autres femmes. Et je les lui donnerai, et, avec elles, celle que je lui ai enlevée, la vierge Breisèis; et je jurerai un grand serment qu'elle n'a point connu mon lit, et que je l'ai respectée. Toutes ces choses lui seront livrées aussitôt. Et si les dieux nous donnent de renverser la grande ville de Priamos, il remplira abondamment sa nef d'or et d'airain. Et quand nous, Akhaiens, partagerons la proie, qu'il choisisse vingt femmes Troiennes, les plus belles après l'Argienne Hélénè. Et si nous retournons dans la fertile Argos, en Akhaiè, qu'il soit mon gendre, et je l'honorerai autant qu'Orestès, mon unique fils nourri dans les délices. J'ai trois filles dans mes riches demeures, Khrysothémis, Laodikè et Iphianassa. Qu'il emmène, sans lui assurer une dot, celle qu'il aimera le mieux, dans les demeures de Pèleus. Ce sera moi qui la doterai, comme jamais personne n'a doté sa fille, car je lui donnerai sept villes très illustres: Kardamylè, Énopè, Hira aux prés verdoyants, la divine Phèra, Anthéia aux gras pâturages, la belle Aipéia et Pèdasos riche en vignes. Toutes sont aux bords de la mer, auprès de la sablonneuse Pylos. Leurs habitants abondent en boeufs et en troupeaux, et, par leurs dons, ils l'honoreront comme un dieu; et, sous son sceptre, ils lui payeront de riches tributs. Je lui donnerai tout cela s'il dépose sa colère. Qu'il s'apaise donc. Aidès seul est implacable et indompté, et c'est pourquoi, de tous les dieux, il est le plus haï des hommes. Qu'il me cède comme il est juste, puisque je suis plus puissant et plus âgé que lui.

Et le cavalier Gérennien Nestôr lui répondit:

— Très illustre Atréide Agamemnôn, roi des hommes, certes, ils ne sont point à mépriser les présents que tu offres au roi Akhilleus. Allons! envoyons promptement des messagers choisis sous la tente du Pèléide Akhilleus. Je les désignerai moi-même, et ils obéiront. Que Phoinix aimé de Zeus les conduise, et ce seront le grand Aias et le divin Odysseus, suivis des hérauts Hodios et Eurybatès. Trempons nos mains dans l'eau, et supplions en silence Zeus Kronide de nous prendre en pitié.

Il parla ainsi, et tous furent satisfaits de ses paroles. Et les hérauts versèrent aussitôt de l'eau sur leurs mains, et les jeunes hommes emplirent les kratères de vin qu'ils distribuèrent, selon l'ordre, à pleines coupes. Et, après avoir bu autant qu'ils le voulaient, ils sortirent de la tente de l'Atréide Agamemnôn. Et le cavalier Gérennien Nestôr exhorta longuement chacun d'eux, et surtout Odysseus, à faire tous leurs efforts pour apaiser et fléchir l'irréprochable Pèléide. Et ils allaient le long du rivage de la mer aux bruits sans nombre, suppliant celui qui entoure la terre de leur accorder de toucher le grand coeur de l'Aiakide.

Et ils parvinrent aux nefs et aux tentes des Myrmidones. Et ils trouvèrent le Pèléide qui charmait son âme en jouant d'une kithare aux doux sons, belle, artistement faite et surmontée d'un joug d'argent, et qu'il avait prise parmi les dépouilles, après avoir détruit la ville d'Êétiôn. Et il charmait son âme, et il chantait les actions glorieuses des hommes. Et Patroklos, seul, était assis auprès de lui, l'écoutant en silence jusqu'à ce qu'il eût cessé de chanter.

Et ils s'avancèrent, précédés par le divin Odysseus, et ils s'arrêtèrent devant le Pèléide. Et Akhilleus, étonné, se leva de son siège, avec sa kithare, et Patroklos se leva aussi en voyant les guerriers. Et Akhilleus aux pieds rapides leur parla ainsi:

— Je vous salue, guerriers. Certes, vous êtes les bienvenus, mais quelle nécessité vous amène, vous qui, malgré ma colère, m'êtes les plus chers parmi les Akhaiens?

Ayant ainsi parlé, le divin Akhilleus les conduisit et les fit asseoir sur des sièges aux draperies pourprées. Et aussitôt il dit à Patroklos:

— Fils de Ménoitios, apporte un grand kratère, fais un doux mélange, et prépare des coupes pour chacun de nous, car des hommes très chers sont venus sous ma tente.

Il parla ainsi, et Patroklos obéit à son cher compagnon. Et Akhilleus étendit sur un grand billot, auprès du feu, le dos d'une brebis, celui d'une chèvre grasse et celui d'un porc gras. Et tandis qu'Automédôn maintenait les chairs, le divin Akhilleus les coupait par morceaux et les embrochait. Et le Ménoitiade, homme semblable à un dieu, allumait un grand feu. Et quand la flamme tomba et s'éteignit, il étendit les broches au-dessus des charbons en les appuyant sur des pierres, et il les aspergea de sel sacré. Et Patroklos, ayant rôti les chairs et les ayant posées sur la table, distribua le pain dans de belles corbeilles. Et Akhilleus coupa les viandes, et il s'assit en face du divin Odysseus, et il ordonna à Patroklos de sacrifier aux dieux. Et celui-ci fit des libations dans le feu. Et tous étendirent les mains vers les mets offerts. Et quand ils eurent assouvi la faim et la soif, Aias fit signe à Phoinix. Aussitôt le divin Odysseus le comprit, et, remplissant sa coupe de vin, il parla ainsi à Akhilleus:

— Salut, Akhilleus! Aucun de nous n'a manqué d'une part égale, soit sous la tente de l'Atréide Agamemnôn, soit ici. Les mets y abondent également. Mais il ne nous est point permis de goûter la joie des repas, car nous redoutons un grand désastre, ô race divine! et nous l'attendons, et nous ne savons si nos nefs solides périront ou seront sauvées, à moins que tu ne t'armes de ton courage. Voici que les Troiens orgueilleux et leurs alliés venus de loin ont assis leur camp devant nos murailles et nos nefs. Et ils ont allumé des feux sans nombre, et ils disent que rien ne les retiendra plus et qu'ils vont se jeter sur nos nefs noires. Et le Kronide Zeus a lancé l'éclair, montrant à leur droite des signes propices. Hektôr, appuyé par Zeus, et très orgueilleux de sa force, est plein d'une fureur terrible, n'honorant plus ni les hommes ni les dieux. Une rage s'est emparée de lui. Il fait des imprécations pour que la divine Éôs reparaisse promptement. Il se vante de rompre bientôt les éperons de nos nefs et de consumer celles-ci dans le feu ardent, et de massacrer les Akhaiens aveuglés par la fumée. Je crains bien, dans mon esprit, que les dieux n'accomplissent ses menaces, et que nous périssions inévitablement devant Troiè, loin de la fertile Argos nourrice de chevaux. Lève-toi, si tu veux, au dernier moment, sauver les fils des Akhaiens de la rage des Troiens. Sinon, tu seras saisi de douleur, car il n'y a point de remède contre un mal accompli. Songe donc maintenant à reculer le dernier jour des Danaens. Ô ami, ton père Pèleus te disait, le jour où il t'envoya, de la Phthiè, vers Agamemnôn: — Mon fils, Athènè et Hèrè te donneront la victoire, s'il leur plaît; mais réprime ton grand coeur dans ta poitrine, car la bienveillance est au-dessus de tout. Fuis la discorde qui engendre les maux, afin que les Argiens, jeunes et vieux, t'honorent.' Ainsi parlait le vieillard, et tu as oublié ses paroles; mais aujourd'hui apaise-toi, refrène la colère qui ronge le coeur, et Agamemnôn te fera des présents dignes de toi. Si tu veux m'écouter, je te dirai ceux qu'il promet de remettre sous tes tentes: — sept trépieds vierges du feu, dix talents d'or, vingt bassins qu'on peut exposer à la flamme, douze chevaux robustes qui ont toujours remporté les premiers prix par la rapidité de leur course. Et il ne manquerait plus de rien, et il serait comblé d'or, celui qui posséderait les prix qu'ont rapportés à l'Atréide Agamemnôn ces chevaux aux sabots massifs. Et il te donnera encore sept belles femmes Lesbiennes, habiles aux travaux, que tu as prises toi-même dans Lesbos bien peuplée, et qu'il a choisies, car elles étaient plus belles que toutes les autres femmes. Et il te les donnera, et, avec elles, celle qu'il t'a enlevée, la vierge Breisèis; et il jurera un grand serment qu'elle n'a point connu son lit et qu'il l'a respectée. Toutes ces choses te seront livrées aussitôt. Mais si les dieux nous donnent de renverser la grande ville de Priamos, tu rempliras abondamment ta nef d'or et d'airain. Et quand nous, Akhaiens, nous partagerons la proie, tu choisiras vingt femmes Troiennes, les plus belles après l'Argienne Hélénè. Et si nous retournons dans la fertile Argos, en Akhaiè, tu seras son gendre, et il t'honorera autant qu'Orestès, son unique fils nourri dans les délices. Il a trois filles dans ses riches demeures: Krysothémis, Laodikè et Iphianassa. Tu emmèneras, sans lui assurer une dot, celle que tu aimeras le mieux, dans les demeures de Pèleus. Ce sera lui qui la dotera comme jamais personne n'a doté sa fille, car il te donnera sept villes très illustres: Kardamylè, Énopè, Hira aux prés verdoyants, la divine Phèra, Anthéia aux gras pâturages, la belle Aipéia et Pèdasos riche en vignes. Toutes sont aux bords de la mer, auprès de la sablonneuse Pylos. Leurs habitants abondent en boeufs et en troupeaux. Et, par leurs dons, ils t'honoreront comme un dieu; et, sous ton sceptre, ils te payeront de riches tributs. Et il te donnera tout cela si tu déposes ta colère. Mais si l'Atréide et ses présents te sont odieux, aie pitié du moins des Panakhaiens accablés de douleur dans leur camp et qui t'honoreront comme un dieu. Certes, tu leur devras une grande gloire, et tu tueras Hektôr qui viendra à ta rencontre et qui se vante que nul ne peut se comparer à lui de tous les Danaens que les nefs ont apportés ici.

Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit:

— Divin Laertiade, très subtil Odysseus, il faut que je dise clairement ce que j'ai résolu et ce qui s'accomplira, afin que vous n'insistiez pas tour à tour. Celui qui cache sa pensée dans son âme et ne dit point la vérité m'est plus odieux que le seuil d'Aidès. Je dirai donc ce qui me semble préférable. Ni l'Atréide Agamemnôn, ni les autres Danaens ne me persuaderont, puisqu'il ne m'a servi à rien de combattre sans relâche les guerriers ennemis. Celui qui reste au camp et celui qui combat avec courage ont une même part. Le lâche et le brave remportent le même honneur, et l'homme oisif est tué comme celui qui agit. Rien ne m'est resté d'avoir souffert des maux sans nombre et d'avoir exposé mon âme en combattant. Comme l'oiseau qui porte à ses petits sans plume la nourriture qu'il a ramassée et dont il n'a rien gardé pour lui- même, j'ai passé sans sommeil d'innombrables nuits, j'ai lutté contre les hommes pendant des journées sanglantes, pour la cause de vos femmes; j'ai dévasté, à l'aide de mes nefs, douze villes, demeures des hommes; sur terre, j'en ai pris onze autour de la fertile Ilios; j'ai rapporté de toutes ces villes mille choses précieuses et superbes, et j'ai tout donné à l'Atréide Agamemnôn, tandis qu'assis auprès des nefs rapides, il n'en distribuait qu'une moindre part aux rois et aux chefs et se réservait la plus grande. Du moins ceux-ci ont gardé ce qu'il leur a donné; mais, de tous les Akhaiens, à moi seul il m'a enlevé ma récompense! Qu'il se réjouisse donc de cette femme et qu'il en jouisse! Pourquoi les Argiens combattent-ils les Troiens? Pourquoi les Atréides ont-ils conduit ici cette nombreuse armée? N'est-ce point pour la cause de Hélénè à la belle chevelure? Sont-ils les seuls de tous les hommes qui aiment leurs femmes? Tout homme sage et bon aime la sienne et en prend soin. Et moi aussi, j'aimais celle-ci dans mon coeur, bien que captive. Maintenant que, de ses mains, il m'a arraché ma récompense, et qu'il m'a volé, il ne me persuadera, ni ne me trompera plus, car je suis averti. Qu'il délibère avec toi, ô Odysseus, et avec les autres rois, afin d'éloigner des nefs la flamme ardente. Déjà il a fait sans moi de nombreux travaux; il a construit un mur et creusé un fossé profond et large, défendu par des pieux. Mais il n'en a pas réprimé davantage la violence du tueur d'hommes Hektôr. Quand je combattais au milieu des Akhaiens, Hektôr ne sortait que rarement de ses murailles. À peine se hasardait-il devant les portes Skaies et auprès du hêtre. Et il m'y attendit une fois, et à peine put-il échapper à mon impétuosité. Maintenant, puisque je ne veux plus combattre le divin Hektôr, demain, ayant sacrifié à Zeus et à tous les dieux, je traînerai à la mer mes nefs chargées; et tu verras, si tu le veux et si tu t'en soucies, mes nefs voguer, dès le matin, sur le Hellespontos poissonneux, sous l'effort vigoureux des rameurs. Et si l'illustre qui entoure la terre me donne une heureuse navigation, le troisième jour j'arriverai dans la fertile Phthiè, où sont les richesses que j'y ai laissées quand je vins ici pour mon malheur. Et j'y conduirai l'or et le rouge airain, et les belles femmes et le fer luisant que le sort m'a accordés, car le roi Atréide Agamemnôn m'a arraché la récompense qu'il m'avait donnée. Et répète-lui ouvertement ce que je dis, afin que les Akhaiens s'indignent, s'il espère tromper de nouveau quelqu'autre des Danaens. Mais, bien qu'il ait l'impudence d'un chien, il n'oserait me regarder en face. Je ne veux plus ni délibérer, ni agir avec lui, car il m'a trompé et outragé. C'est assez. Mais qu'il reste en repos dans sa méchanceté, car le très sage Zeus lui a ravi l'esprit. Ses dons me sont odieux, et lui, je l'honore autant que la demeure d'Aidès. Et il me donnerait dix et vingt fois plus de richesses qu'il n'en a et qu'il n'en aura, qu'il n'en vient d'Orkhoménos, ou de Thèba dans l'Aigyptia, où les trésors abondent dans les demeures, qui a cent portes, et qui, par chacune, voit sortir deux cents guerriers avec chevaux et chars; et il me ferait autant de présents qu'il y a de grains de sable et de poussière, qu'il n'apaiserait point mon coeur avant d'avoir expié l'outrage sanglant qu'il m'a fait. Et je ne prendrai point pour femme légitime la fille de l'Atréide Agamemnôn, fût-elle plus belle qu'Aphroditè d'or et plus habile aux travaux qu'Athènè aux yeux clairs. Je ne la prendrai point pour femme légitime. Qu'il choisisse un autre Akhaien qui lui plaise et qui soit un roi plus puissant. Si les dieux me gardent, et si je rentre dans ma demeure, Pèleus me choisira lui-même une femme légitime. Il y a, dans l'Akhaiè, la Hellas et la Phthiè, de nombreuses jeunes filles de chefs guerriers qui défendent les citadelles, et je ferai de l'une d'elles ma femme légitime bien-aimée. Et mon coeur généreux me pousse à prendre une femme légitime et à jouir des biens acquis par le vieillard Pèleus. Toutes les richesses que renfermait la grande Ilios aux nombreux habitants pendant la paix, avant la venue des fils des Akhaiens, ne sont point d'un prix égal à la vie, non plus que celles que renferme le sanctuaire de pierre de l'archer Phoibos Apollôn, dans l'âpre Pythô. Les boeufs, les grasses brebis, les trépieds, les blondes crinières des chevaux, tout cela peut être conquis; mais l'âme qui s'est une fois échappée d'entre nos dents ne peut être ressaisie ni rappelée. Ma mère, la déesse Thétis aux pieds d'argent, m'a dit que deux kères m'étaient offertes pour arriver à la mort. Si je reste et si je combats autour de la ville des Troiens, je ne retournerai jamais dans mes demeures, mais ma gloire sera immortelle. Si je retourne vers ma demeure, dans la terre bien-aimée de ma patrie, je perdrai toute gloire, mais je vivrai très vieux, et la mort ne me saisira qu'après de très longues années. Je conseille à tous les Akhaiens de retourner vers leurs demeures, car vous ne verrez jamais le dernier jour de la haute Ilios. Zeus qui tonne puissamment la protège de ses mains et a rempli son peuple d'une grande audace. Pour vous, allez porter ma réponse aux chefs des Akhaiens, car c'est là le partage des anciens; et ils chercheront dans leur esprit un meilleur moyen de sauver les nefs et les tribus Akhaiennes, car ma colère rend inutile celui qu'ils avaient trouvé. Et Phoinix restera et couchera ici, afin de me suivre demain, sur mes nefs, dans notre patrie, s'il le désire, du moins, car je ne le contraindrai point.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets, accablés de ce discours et de ce dur refus. Enfin, le vieux cavalier Phoinix parla ainsi, versant des larmes, tant il craignait pour les nefs des Akhaiens:

— Si déjà tu as résolu ton retour, illustre Akhilleus, et si tu refuses d'éloigner des nefs rapides la violence du feu destructeur, parce que la colère est tombée dans ton coeur, comment, cher fils, pourrai-je t'abandonner et rester seul ici? Le vieux cavalier Pèleus m'ordonna de t'accompagner le jour où il t'envoya, loin de la Phthiè, vers Agamemnôn, tout jeune encore, ignorant la guerre lamentable et l'agora où les hommes deviennent illustres. Et il m'ordonna de t'accompagner afin que je pusse t'enseigner à parler et à agir. C'est pourquoi je ne veux point me séparer de toi, cher fils, même quand un dieu me promettrait de m'épargner la vieillesse et me rendrait à ma jeunesse florissante, tel que j'étais quand je quittai pour la première fois la Hellas aux belles femmes, fuyant la colère de mon père Amyntôr Orménide. Et il s'était irrité contre moi à cause de sa concubine aux beaux cheveux qu'il aimait et pour laquelle il méprisait sa femme légitime, ma mère. Et celle-ci me suppliait toujours, à genoux, de séduire cette concubine, pour que le vieillard la prît en haine. Et je lui obéis, et mon père, s'en étant aperçu, se répandit en imprécations, et supplia les odieuses Erinnyes, leur demandant que je ne sentisse jamais sur mes genoux un fils bien-aimé, né de moi; et les dieux, Zeus le souterrain et la cruelle Perséphonéia accomplirent ses imprécations. Alors je ne pus me résoudre dans mon âme à rester dans les demeures de mon père irrité. Et de nombreux amis et parents, venus de tous côtés, me retinrent. Et ils tuèrent beaucoup de grasses brebis et de boeufs noirs aux pieds lents; et ils passèrent à l'ardeur du feu les porcs lourds de graisse, et ils burent, par grandes cruches, le vin du vieillard. Et pendant neuf nuits ils dormirent autour de moi, et chacun me gardait tour à tour. L'un se tenait sous le portique de la cour, l'autre dans le vestibule de la salle bien fermée. Et le feu ne s'éteignait jamais. Mais, dans l'obscurité de la dixième nuit, ayant rompu les portes de la salle, j'échappai facilement à mes gardiens et aux serviteurs, et je m'enfuis loin de la grande Hellas, et j'arrivai dans la fertile Phthiè, nourrice de brebis, auprès du roi Pèleus. Et il me reçut avec bienveillance, et il m'aima comme un père aime un fils unique, né dans son extrême vieillesse, au milieu de ses domaines. Et il me fit riche, et il me donna à gouverner un peuple, aux confins de la Phthiè, et je commandai aux Dolopiens. Et je t'ai aimé de même dans mon coeur, ô Akhilleus égal aux dieux. Et tu ne voulais t'asseoir aux repas et manger dans tes demeures qu'assis sur mes genoux, et rejetant parfois le vin et les mets dont tu étais rassasié, sur ma poitrine et ma tunique, comme font les petits enfants. Et j'ai beaucoup souffert et beaucoup travaillé pour toi, pensant que, si les dieux m'avaient refusé une postérité, je t'adopterais pour fils, ô Akhilleus semblable aux dieux, afin que tu pusses un jour me défendre des outrages et de la mort. Ô Akhilleus, apaise ta grande âme, car il ne te convient pas d 'avoir un coeur sans pitié. Les dieux eux-mêmes sont exorables, bien qu'ils n'aient point d'égaux en vertu, en honneurs et en puissance; et les hommes les fléchissent cependant par les prières, par les voeux, par les libations et par l'odeur des sacrifices, quand ils les ont offensés en leur désobéissant. Les prières, filles du grand Zeus, boiteuses, ridées et louches, suivent à grand'peine Atè. Et celle- ci, douée de force et de rapidité, les précède de très loin et court sur la face de la terre en maltraitant les hommes. Et les prières la suivent, en guérissant les maux qu'elle a faits, secourant et exauçant celui qui les vénère, elles qui sont filles de Zeus. Mais elles supplient Zeus Kroniôn de faire poursuivre et châtier par Atè celui qui les repousse et les renie. C'est pourquoi, ô Akhilleus, rends aux filles de Zeus l'honneur qui fléchit l'âme des plus braves. Si l'Atréide ne t'offrait point de présents, s'il ne t'en annonçait point d'autres encore, s'il gardait sa colère, je ne t'exhorterais point à déposer la tienne, et à secourir les Argiens qui, cependant, désespèrent du salut. Mais voici qu'il t'offre dès aujourd'hui de nombreux présents et qu'il t'en annonce d'autres encore, et qu'il t'envoie, en suppliants, les premiers chefs de l'armée Akhaienne, ceux qui te sont chers entre tous les Argiens. Ne méprise donc point leurs paroles, afin que nous ne blâmions point la colère que tu ressentais; car nous avons appris que les anciens héros qu'une violente colère avait saisis se laissaient fléchir par des présents et par des paroles pacifiques. Je me souviens d'une histoire antique. Certes, elle n'est point récente. Amis, je vous la dirai: les Kourètes combattaient les Aitôliens belliqueux, autour de la ville de Kalidôn; et les Kourètes voulaient la saccager. Et Artémis au siège d'or avait attiré cette calamité sur les Aitôliens, irritée qu'elle était de ce qu'Oineus ne lui eût point offert de prémices dans ses grasses prairies. Tous les dieux avaient joui de ses hécatombes; mais, oublieux ou imprudent, il n'avait point sacrifié à la seule fille du grand Zeus, ce qui causa des maux amers; car, dans sa colère, la race divine qui se réjouit de ses flèches suscita un sanglier sauvage, aux blanches défenses, qui causa des maux innombrables, dévasta les champs d'Oineus et arracha de grands arbres, avec racines et fleurs.

Et le fils d'Oineus, Méléagros, tua ce sanglier, après avoir appelé, des villes prochaines, des hommes chasseurs et des chiens. Et cette bête sauvage ne fut point domptée par peu de chasseurs, et elle en fit monter plusieurs sur le bûcher. Mais Artémis excita la discorde et la guerre entre les Kourètes et les magnanimes Aitôliens, à cause de la hure du sanglier et de sa dépouille hérissée. Aussi longtemps que Méléagros cher à Arès combattit, les Kourètes, vaincus, ne purent rester hors de leurs murailles; mais la colère, qui trouble l'esprit des plus sages, envahit l'âme de Méléagros, et irrité dans son coeur contre sa mère Althaiè, il resta inactif auprès de sa femme légitime, la belle Kléopatrè, fille de la vierge Marpissè Événide et d'Idaios, le plus brave des hommes qui fussent alors sur la terre. Et celui-ci avait tendu son arc contre le roi Phoibos Apollôn, à cause de la belle nymphe Marpissè. Et le père et la mère vénérable de Kléopatrè l'avaient surnommée Alkyonè, parce que la mère d' Alkyôn avait gémi amèrement quand l' archer Phoibos Apollôn la ravit. Et Méléagros restait auprès de Kléopatrè, couvant une ardente colère dans son coeur, à cause des imprécations de sa mère qui suppliait en gémissant les dieux de venger le meurtre fraternel. Et, les genoux ployés, le sein baigné de pleurs, frappant de ses mains la terre nourricière, elle conjurait Aidès et la cruelle Perséphonéia de donner la mort à son fils Méléagros. Et Érinnys à l'âme implacable, qui erre dans la nuit, l'entendit du fond de l'Érébos. Et les Kourètes se ruèrent, en fureur et en tumulte, contre les portes de la ville, et ils heurtaient les tours. Et les vieillards Aitôliens supplièrent Méléagros; et ils lui envoyèrent les sacrés sacrificateurs des dieux, afin qu'il sortît et secourût les siens. Et ils lui offrirent un très riche présent, lui disant de choisir le plus fertile et le plus beau domaine de l'heureuse Kalydôn, vaste de cinquante arpents, moitié en vignes, moitié en terres arables. Et le vieux cavalier Oineus le suppliait, debout sur le seuil élevé de la chambre nuptiale et frappant les portes massives. Et ses soeurs et sa mère vénérable le suppliaient aussi; mais il ne les écoutait point, non plus que ses plus chers compagnons, et ils ne pouvaient apaiser son coeur. Mais déjà les Kourètes escaladaient les tours, incendiaient la ville et approchaient de la chambre nuptiale. Alors, la belle jeune femme le supplia à son tour, et elle lui rappela les calamités qui accablent les habitants d'une ville prise d'assaut: les hommes tués, les demeures réduites en cendre, les enfants et les jeunes femmes emmenés. Et enfin son âme fut ébranlée au tableau de ces misères. Et il se leva, revêtit ses armes éclatantes, et recula le dernier jour des Aitôliens, car il avait déposé sa colère. Et ils ne lui firent point de nombreux et riches présents, et cependant il les sauva ainsi. Mais ne songe point à ces choses, ami, et qu'un dieu contraire ne te détermine point à faire de même. Il serait plus honteux pour toi de ne secourir les nefs que lorsqu' elles seront en flammes. Viens! reçois ces présents, et les Akhaiens t'honoreront comme un dieu. Si tu combattais plus tard, sans accepter ces dons, tu serais moins honoré, même si tu repoussais le danger loin des nefs.

Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit:

— Ô Phoinix, père divin et vénérable, je n'ai nul besoin d'honneurs. Je suis assez honoré par la volonté de Zeus qui me retient auprès de mes nefs aux poupes recourbées, et je le serai tant qu'il y aura un souffle dans ma poitrine et que mes genoux pourront se mouvoir. Mais je te le dis, garde mes paroles dans ton esprit: Ne trouble point mon coeur, en pleurant et en gémissant, à cause du héros Atréide, car il ne te convient point de l'aimer, à moins de me devenir odieux, à moi qui t'aime. Il est juste que tu haïsses celui qui me hait. Règne avec moi et défends ta part de mon honneur. Ceux-ci vont partir, et tu resteras ici, couché sur un lit moelleux; et, aux premières lueurs d'Éôs, nous délibérerons s'il nous faut retourner vers notre patrie, ou rester.

Il parla, et, de ses sourcils, il fit signe à Patroklos, afin que celui-ci préparât le lit épais de Phoinix et que les envoyés sortissent promptement de la tente. Mais le Télamônien Aias, semblable à un dieu, parla ainsi:

— Divin Laertiade, très subtil Odysseus, allons-nous-en! Ces discours n' auront point de fin, et il nous faut rapporter promptement une réponse, bien que mauvaise, aux Danaens qui nous attendent. Akhilleus garde une colère orgueilleuse dans son coeur implacable. Dur, il se soucie peu de l'amitié de ses compagnons qui l'honorent entre tous auprès des nefs. Ô inexorable! n'accepte-t-on point le prix du meurtre d'un frère ou d'un fils? Et celui qui a tué reste au milieu de son peuple, dès qu'il a expié son crime, et son ennemi, satisfait, s'apaise. Les dieux ont allumé dans ta poitrine une sombre et inextinguible colère, à cause d'une seule jeune fille, quand nous t'en offrons sept très belles et un grand nombre d'autres présents. C'est pourquoi, prends un esprit plus doux, et respecte ta demeure, puisque nous sommes tes hôtes domestiques envoyés par la foule des Danaens, et que nous désirons être les plus chers de tes amis, entre tous les Akhaiens.

Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit:

— Divin Aias Télamônien, prince des peuples, ce que tu as dit est sage, mais mon coeur se gonfle de colère quand je songe à l'Atréide qui m'a outragé au milieu des Danaens, comme il eût fait d'un misérable. Allez donc, et rapportez votre message. Je ne me soucierai plus de la guerre sanglante avant que le divin Hektôr, le fils du brave Priamos, ne soit parvenu jusqu'aux tentes et aux nefs des Myrmidones, après avoir massacré les Argiens et incendié leurs nefs. C'est devant ma tente et ma nef noire que je repousserai le furieux Hektôr loin de la mêlée.

Il parla ainsi. Et chacun, ayant saisi une coupe profonde, fit ses libations, et ils s'en retournèrent vers les nefs, et Odysseus les conduisait.

Et Patroklos commanda à ses compagnons et aux servantes de préparer promptement le lit épais de Phoinix. Et, lui obéissant, elles préparèrent le lit, comme il l'avait commandé. Et elles le firent de peaux de brebis, de couvertures et de fins tissus de lin. Et le vieillard se coucha, en attendant la divine Éôs. Et Akhilleus se coucha dans le fond de la tente bien construite, et, auprès de lui, se coucha une femme qu'il avait amenée de Lesbos, la fille de Phorbas, Diomèda aux belles joues. Et Patroklos se coucha dans une autre partie de la tente, et, auprès de lui, se coucha la belle Iphis que lui avait donnée le divin Akhilleus quand il prit la haute Skyros, citadelle d'Ényeus.

Et, les envoyés étant arrivés aux tentes de l'Atréide, les fils des Akhaiens, leur offrant des coupes d'or, s'empressèrent autour d'eux, et ils les interrogeaient. Et, le premier, le roi des hommes, Agamemnôn, les interrogea ainsi:

— Dis-moi, Odysseus, très digne de louanges, illustre gloire des Akhaiens, veut-il défendre les nefs de la flamme ardente, ou refuse-t-il, ayant gardé sa colère dans son coeur orgueilleux?

Et le patient et divin Odysseus lui répondit:

— Très illustre Atréide Agamemnôn, roi des hommes, il ne veut point éteindre sa colère, et il n'est que plus irrité. Il refuse tes dons. Il te conseille de délibérer avec les autres Argiens comment tu sauveras les nefs et l'armée des Akhaiens. Il menace, dès les premières lueurs d'Éôs, de traîner à la mer ses nefs solides; et il exhorte les autres Argiens à retourner vers leur patrie, car il dit que vous ne verrez jamais le dernier jour de la haute Ilios, et que Zeus qui tonne puissamment la protège de ses mains et a rempli son peuple d'une grande audace. Il a parlé ainsi, et ceux qui m'ont suivi, Aias et les deux hérauts pleins de prudence peuvent l'affirmer. Et le vieillard Phoinix s'est couché sous sa tente, et il l'emmènera demain sur ses nefs vers leur chère patrie, s'il le désire, car il ne veut point le contraindre.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets, accablés de ce discours et de ces dures paroles. Et les fils des Akhaiens restèrent longtemps muets et tristes. Enfin, Diomèdès hardi au combat parla ainsi:

— Très illustre roi des hommes, Atréide Agamemnôn, plût aux dieux que tu n'eusses point supplié l'irréprochable Pèléide, en lui offrant des dons infinis! Il avait un coeur orgueilleux, et tu as enflé son orgueil. Laissons-le; qu'il parte ou qu'il reste. Il combattra de nouveau quand il lui plaira et qu'un dieu l'y poussera. Allons! faites tous ce que je vais dire. Reposons-nous, puisque nous avons ranimé notre âme en buvant et en mangeant, ce qui donne la force et le courage. Mais aussitôt que la belle Éôs aux doigts rosés paraîtra, rangeons l'armée et les chars devant les nefs. Alors, Atréide, exhorte les hommes au combat, et combats toi-même aux premiers rangs.

Il parla ainsi, et tous les rois applaudirent, admirant les paroles de l'habile cavalier Diomèdès. Et après avoir fait des libations, ils se retirèrent sous leurs tentes, où ils se couchèrent et s'endormirent.

Chant 10

Les chefs des Panakhaiens dormaient dans la nuit, auprès des nefs, domptés par le sommeil; mais le doux sommeil ne saisissait point l'Atréide Agamemnôn, prince des peuples, et il roulait beaucoup de pensées dans son esprit.

De même que l'époux de Hèrè lance la foudre, ce grand bruit précurseur des batailles amères, ou de la pluie abondante, ou de la grêle pressée, ou de la neige qui blanchit les campagnes; de même Agamemnôn poussait de nombreux soupirs du fond de sa poitrine, et tout son coeur tremblait quand il contemplait le camp des Troiens et la multitude des feux qui brûlaient devant Ilios, et qu'il entendait le son des flûtes et la rumeur des hommes. Et il regardait ensuite l'armée des Akhaiens, et il arrachait ses cheveux qu'il vouait à l'éternel Zeus, et il gémissait dans son coeur magnanime.

Et il vit que le mieux était de se rendre auprès du Nèlèiôn Nestôr pour délibérer sur le moyen de sauver ses guerriers et de trouver un remède aux maux qui accablaient tous les Danaens. Et, s'étant levé, il revêtit une tunique, attacha de belles sandales à ses pieds robustes, s'enveloppa de la peau rude d'un lion grand et fauve, et saisit une lance.

Et voici que la même terreur envahissait Ménélaos. Le sommeil n'avait point fermé ses paupières, et il tremblait en songeant aux souffrances des Argiens qui, pour sa cause ayant traversé la vaste mer, étaient venus devant Troiè, pleins d'ardeur belliqueuse. Et il couvrit son large dos de la peau tachetée d'un léopard, posa un casque d'airain sur sa tête, saisit une lance de sa main robuste et sortit pour éveiller son frère qui commandait à tous les Argiens, et qu'ils honoraient comme un dieu. Et il le rencontra, revêtu de ses belles armes, auprès de la poupe de sa nef; et Agamemnôn fut joyeux de le voir, et le brave Ménélaos parla ainsi le premier:

— Pourquoi t'armes-tu, frère? Veux-tu envoyer un de nos compagnons épier les Troiens? Je crains qu'aucun de ceux qui te le promettront n'ose, seul dans la nuit divine, épier les guerriers ennemis. Celui qui le fera, certes, sera plein d'audace.

Et le roi Agamemnôn, lui répondant, parla ainsi:

— Il nous faut à tous deux un sage conseil, ô Ménélaos, nourrisson de Zeus, qui nous aide à sauver les Argiens et les nefs, puisque l'esprit de Zeus nous est contraire, et qu'il se complaît aux sacrifices de Hektôr beaucoup plus qu'aux nôtres; car je n'ai jamais ni vu, ni entendu dire qu'un seul homme ait accompli, en un jour, autant de rudes travaux que Hektôr cher à Zeus contre les fils des Akhaiens, bien qu'il ne soit né ni d'une déesse ni d'un dieu. Et je pense que les Argiens se souviendront amèrement et longtemps de tous les maux qu'il leur a faits. Mais, va! Cours vers les nefs; appelle Aias et Idoméneus. Moi, je vais trouver le divin Nestôr, afin qu'il se lève et vienne vers la troupe sacrée des gardes, et qu'il leur commande. Ils l'écouteront avec plus de respect que d'autres, car son fils est à leur tête, avec Mèrionès, le compagnon d'Idoméneus. C'est à eux que nous avons donné le commandement des gardes.

Et le brave Ménélaos lui répondit:

— Comment faut-il obéir à ton ordre? Resterai-je au milieu d'eux, en t'attendant, ou reviendrai-je promptement vers toi, après les avoir avertis?

Et le roi des hommes, Agamemnôn, lui répondit:

— Reste, afin que nous ne nous égarions point tous deux en venant au hasard au-devant l'un de l'autre, car le camp a de nombreuses routes. Parle à voix haute sur ton chemin et recommande la vigilance. Adjure chaque guerrier au nom de ses pères et de ses descendants; donne des louanges à tous, et ne montre point un esprit orgueilleux. Il faut que nous agissions ainsi par nous- mêmes, car, dès le berceau, Zeus nous a infligé cette lourde tâche.

Ayant ainsi parlé, il congédia son frère, après lui avoir donné de sages avis, et il se rendit auprès de Nestôr, prince des peuples. Et il le trouva sous sa tente, non loin de sa nef noire, couché sur un lit épais. Et autour de lui étaient répandues ses armes aux reflets variés, le bouclier, les deux lances, et le casque étincelant, et le riche ceinturon que ceignait le vieillard quand il s'armait pour la guerre terrible, à la tête des siens; car il ne se laissait point accabler par la triste vieillesse. Et, s'étant soulevé, la tête appuyée sur le bras, il parla ainsi à l'Atréide:

— Qui es-tu, qui viens seul vers les nefs, à travers le camp, au milieu de la nuit noire, quand tous les hommes mortels sont endormis? Cherches-tu quelque garde ou quelqu'un de tes compagnons? Parle, ne reste pas muet en m'approchant. Que te faut- il?

Et le roi des hommes, Agamemnôn, lui répondit:

— Ô Nestôr Nèlèiade, illustre gloire des Akhaiens, reconnais l'Atréide Agamemnôn, celui que Zeus accable entre tous de travaux infinis, jusqu'à ce que le souffle manque à ma poitrine et que mes genoux cessent de se mouvoir. J'erre ainsi, parce que le doux sommeil n'abaisse point mes paupières, et que la guerre et la ruine des Akhaiens me rongent de soucis. Je tremble pour les Danaens, et je suis troublé, et mon coeur n'est plus ferme, et il bondit hors de mon sein, et mes membres illustres frémissent. Si tu sais ce qu'il faut entreprendre, et puisque tu ne dors pas, viens; rendons-nous auprès des gardes, et sachons si, rompus de fatigue, ils dorment et oublient de veiller. Les guerriers ennemis ne sont pas éloignés, et nous ne savons s'ils ne méditent point de combattre cette nuit.

Et le cavalier Gérennien Nestôr lui répondit:

— Atréide Agamemnôn, très illustre roi des hommes, le prudent Zeus n'accordera peut-être pas à Hektôr tout ce qu'il espère; et je pense qu'il ressentira à son tour de cruelles douleurs si Akhilleus arrache de son coeur sa colère fatale. Mais je te suivrai volontiers, et nous appellerons les autres chefs: le Tydéide illustre par sa lance, et Odysseus, et l'agile Aias, et le robuste fils de Phyleus, et le divin Aias aussi, et le roi Idoméneus. Les nefs de ceux-ci sont très éloignées. Cependant, je blâme hautement Ménélaos, bien que je l'aime et le vénère, et même quand tu t'en irriterais contre moi. Pourquoi dort-il et te laisse-t-il agir seul? Il devrait lui-même exciter tous les chefs, car une inexorable nécessité nous assiège.

Et le roi des hommes, Agamemnôn, lui répondit:

— Ô vieillard, je t'ai parfois poussé à le blâmer, car il est souvent négligent et ne veut point agir, non qu'il manque d'intelligence ou d'activité, mais parce qu'il me regarde et attend que je lui donne l'exemple. Mais voici qu'il s'est levé avant moi et qu'il m'a rencontré. Et je l'ai envoyé appeler ceux que tu nommes. Allons! nous les trouverons devant les portes, au milieu des gardes; car c'est là que j'ai ordonné qu'ils se réunissent.

Et le cavalier Gérennien Nestôr lui répondit:

— Nul d'entre les Argiens ne s'irritera contre lui et ne résistera à ses exhortations et à ses ordres.

Ayant ainsi parlé, il se couvrit la poitrine d'une tunique, attacha de belles sandales à ses pieds robustes, agrafa un manteau fait d'une double laine pourprée, saisit une forte lance à pointe d'airain et s'avança vers les nefs des Akhaiens cuirassés. Et le cavalier Gérennien Nestôr, parlant à haute voix, éveilla Odysseus égal à Zeus en prudence; et celui-ci, aussitôt qu'il eut entendu, sortit de sa tente et leur dit:

— Pourquoi errez-vous seuls auprès des nefs, à travers le camp, au milieu de la nuit divine? Quelle nécessité si grande vous y oblige?

Et le cavalier Gérennien Nestôr lui répondit:

— Laertiade, issu de Zeus, subtil Odysseus, ne t'irrite pas. Une profonde inquiétude trouble les Akhaiens. Suis-nous donc et éveillons chaque chef, afin de délibérer s'il faut fuir ou combattre.

Il parla ainsi, et le subtil Odysseus, étant rentré sous sa tente, jeta un bouclier éclatant sur ses épaules et revint à eux. Et ils se rendirent auprès du Tydéide Diomèdès, et ils le virent hors de sa tente avec ses armes. Et ses compagnons dormaient autour, le bouclier sous la tête. Leurs lances étaient plantées droites, et l'airain brillait comme l'éclair de Zeus. Et le héros dormait aussi, couché sur la peau d'un boeuf sauvage, un tapis splendide sous la tête. Et le cavalier Gérennien Nestôr, s'approchant, le poussa du pied et lui parla rudement:

— Lève-toi, fils de Tydeus! Pourquoi dors-tu pendant cette nuit? N'entends-tu pas les Troiens, dans leur camp, sur la hauteur, non loin des nefs? Peu d'espace nous sépare d'eux.

Il parla ainsi, et Diomèdès, sortant aussitôt de son repos, lui répondit par ces paroles ailées:

— Tu ne te ménages pas assez, vieillard. Les jeunes fils des Akhaiens ne peuvent-ils aller de tous côtés dans le camp éveiller chacun des rois? Vieillard, tu es infatigable, en vérité.

Et le cavalier Gérennien Nestôr lui répondit:

— Certes, ami, tout ce que tu as dit est très sage. J'ai des guerriers nombreux et des fils irréprochables. Un d'entre eux aurait pu parcourir le camp. Mais une dure nécessité assiège les Akhaiens; la vie ou la mort des Argiens est sur le tranchant de l'épée. Viens donc, et, si tu me plains, car tu es plus jeune que moi, éveille l'agile Aias et le fils de Phyleus.

Il parla ainsi et Diomèdès, se couvrant les épaules de la peau d'un grand lion fauve, prit une lance, courut éveiller les deux rois et les amena. Et bientôt ils arrivèrent tous au milieu des gardes, dont les chefs ne dormaient point et veillaient en armes, avec vigilance. Comme des chiens qui gardent activement des brebis dans l'étable, et qui, entendant une bête féroce sortie des bois sur les montagnes, hurlent contre elle au milieu des cris des pâtres; de même veillaient les gardes, et le doux sommeil n'abaissait point leurs paupières pendant cette triste nuit; mais ils étaient tournés du côté de la plaine, écoutant si les Troiens s'avançaient. Et le vieillard Nestôr, les ayant vus, en fut réjoui; et, les félicitant, il leur dit en paroles ailées:

— C'est ainsi, chers enfants, qu'il faut veiller. Que le sommeil ne saisisse aucun d'entre vous, de peur que nous ne soyons le jouet de l'ennemi.

Ayant ainsi parlé, il passa le fossé, et les rois Argiens convoqués au conseil le suivirent, et, avec eux, Mèrionès et l'illustre fils de Nestôr, appelés à délibérer aussi. Et, lorsqu'ils eurent passé le fossé, ils s'arrêtèrent en un lieu d'où l'on voyait le champ de bataille, là où le robuste Hektôr, ayant défait les Argiens, avait commencé sa retraite dès que la nuit eut répandu ses ténèbres. Et c'est là qu'ils délibéraient entre eux. Et le cavalier Gérennien Nestôr parla ainsi le premier:

— Ô amis, quelque guerrier, sûr de son coeur audacieux, veut-il aller au milieu des Troiens magnanimes? Peut-être se saisirait-il d'un ennemi sorti de son camp, ou entendrait-il les Troiens qui délibèrent entre eux, soit qu'ils veuillent rester loin des nefs, soit qu'ils ne veuillent retourner dans leur ville, qu'ayant dompté les Akhaiens. Il apprendrait tout et reviendrait vers nous, sans blessure, et il aurait une grande gloire sous l'Ouranos, parmi les hommes, ainsi qu'une noble récompense. Les chefs qui commandent sur nos nefs, tous, tant qu'ils sont, lui donneraient, chacun, une brebis noire allaitant un agneau, et ce don serait sans égal; et toujours il serait admis à nos repas et à nos fêtes.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets, mais le brave Diomèdès répondit:

— Nestôr, mon coeur et mon esprit courageux me poussent à entrer dans le camp prochain des guerriers ennemis; mais, si quelque héros veut me suivre, mon espoir sera plus grand et ma confiance sera plus ferme. Quand deux hommes marchent ensemble, l'un conçoit avant l'autre ce qui est utile. Ce n'est pas qu'un seul ne le puisse, mais son esprit est plus lent et sa résolution est moindre.

Il parla ainsi, et beaucoup voulurent le suivre: les deux Aias, nourrissons d'Arès, et le fils de Nestôr, et Mèrionès, et l'Atréide Ménélaos illustre par sa lance. L’audacieux Odysseus voulut aussi pénétrer dans le camp des Troiens. Et le roi des hommes, Agamemnôn, parla ainsi au milieu d'eux:

— Tydéide Diomèdès, le plus cher à mon âme, choisis, dans le meilleur de ces héros, le compagnon que tu voudras, puisque tous s'offrent à toi; mais ne néglige point, par respect, le plus robuste pour un plus faible, même s'il était un roi plus puissant.

Il parla ainsi, et il craignait pour le blond Ménélaos mais le brave Diomèdès répondit:

— Puisque tu m'ordonnes de choisir moi-même un compagnon, comment pourrais-je oublier le divin Odysseus qui montre dans tous les travaux un coeur irréprochable et un esprit viril, et qui est aimé de Pallas Athènè? S'il m'accompagne, nous reviendrons tous deux du milieu des flammes, car il est plein d'intelligence.

Et le patient et divin Odysseus lui répondit:

— Tydéide Diomèdès, ne me loue ni ne me blâme outre mesure. Tu parles au milieu des Argiens qui me connaissent. Allons! la nuit passe; déjà l'aube est proche; les étoiles s'inclinent. Les deux premières parties de la nuit se sont écoulées, et la troisième seule nous reste.

Ayant ainsi parlé, ils se couvrirent de leurs lourdes armes. Thrasymèdès, ferme au combat, donna au Tydéide une épée à deux tranchants, car la sienne était restée sur les nefs, et un bouclier. Et Diomèdès mit sur sa tête un casque fait d'une peau de taureau, terne et sans crinière, tel qu'en portaient les plus jeunes guerriers. Et Mèrionès donna à Odysseus un arc, un carquois et une épée. Et le Laertiade mit sur sa tête un casque fait de peau, fortement lié, en dedans, de courroies, que les dents blanches d'un sanglier hérissaient de toutes parts au dehors, et couvert de poils au milieu. Autolykos avait autrefois enlevé ce casque dans Éléôn, quand il força la solide demeure d'Amyntôr Orménide; et il le donna, dans Skandéia, au Kythérien Amphidamas; et Amphidamas le donna à son hôte Molos, et Molos à son fils Mèrionès. Maintenant Odysseus le mit sur sa tête.

Et après avoir revêtu leurs armes, les deux guerriers partirent, quittant les autres chefs. Et Pallas Athènè envoya, au bord de la route, un héron propice, qu'ils ne virent point dans la nuit obscure, mais qu'ils entendirent crier. Et Odysseus, tout joyeux, pria Athènè:

— Entends-moi, fille de Zeus tempétueux, toi qui viens à mon aide dans tous mes travaux, et à qui je ne cache rien de tout ce que je fais. À cette heure, sois-moi favorable encore, Athènè! Accorde- nous de revenir vers nos nefs illustres, ayant accompli une grande action qui soit amère aux Troiens.

Et le brave Diomèdès la pria aussi:

— Entends-moi, fille indomptée de Zeus! Protège-moi maintenant, comme tu protégeas le divin Tydeus, mon père, dans Thèbè, où il fut envoyé par les Akhaiens. Il laissa les Akhaiens cuirassés sur les bords de l'Asôpos; et il portait une parole pacifique aux Kadméiens; mais, au retour, il accomplit des actions mémorables, avec ton aide, déesse, qui le protégeais! Maintenant, sois-moi favorable aussi, et je te sacrifierai une génisse d'un an, au large front, indomptée, car elle n'aura jamais été soumise au joug. Et je te la sacrifierai, en répandant de l'or sur ses cornes.

Ils parlèrent ainsi en priant, et Pallas Athènè les entendit. Et, après qu'ils eurent prié la fille du grand Zeus, ils s'avancèrent comme deux lions, à travers la nuit épaisse et le carnage et les cadavres et les armes et le sang noir.

Mais Hektôr aussi n'avait point permis aux Troiens magnanimes de dormir; et il avait convoqué les plus illustres des chefs et des princes, et il délibérait prudemment avec eux:

— Qui d'entre vous méritera une grande récompense, en me promettant d'accomplir ce que je désire? Cette récompense sera suffisante. Je lui donnerai un char et deux chevaux au beau col, les meilleurs entre tous ceux qui sont auprès des nefs rapides des Akhaiens. Il remporterait une grande gloire celui qui oserait approcher des nefs rapides, et reconnaître si les Argiens veillent toujours devant les nefs, ou si, domptés par nos mains, ils se préparent à fuir et ne veulent plus même veiller pendant la nuit, accablés par la fatigue.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et il y avait, parmi les Troiens, Dolôn, fils d'Eumèdos, divin héraut, riche en or et en airain. Dolôn n'était point beau, mais il avait des pieds agiles; et c'était un fils unique avec cinq soeurs. Il se leva, et il dit à Hektôr et aux Troiens:

— Hektôr, mon coeur et mon esprit courageux me poussent à aller vers les nefs rapides, à la découverte; mais lève ton sceptre et jure que tu me donneras les chevaux et le char orné d'airain qui portent l'irréprochable Pèléiôn. Je ne te serai point un espion inhabile et au-dessous de ton attente. J'irai de tous côtés dans le camp, et je parviendrai jusqu'à la nef d'Agamemnôn, où, sans doute, les premiers d'entre les rois délibèrent s'il faut fuir ou combattre.

Il parla ainsi, et le Priamide saisit son sceptre et fit ce serment:

— Que l'époux de Hèrè, Zeus au grand bruit, le sache: nul autre guerrier Troien ne sera jamais traîné par ces chevaux, car ils n'illustreront que toi seul, selon ma promesse.

Il parla ainsi, jurant un vain serment, et il excita Dolôn. Et celui-ci jeta aussitôt sur ses épaules un arc recourbé, se couvrit de la peau d'un loup blanc, mit sur sa tête un casque de peau de belette, et prit une lance aiguë. Et il s'avança vers les nefs, hors du camp; mais il ne devait point revenir des nefs rendre compte à Hektôr de son message. Lorsqu'il eut dépassé la foule des hommes et des chevaux, il courut rapidement. Et le divin Odysseus le vit arriver et dit à Diomèdès:

— Ô Diomèdès, cet homme vient du camp ennemi. Je ne sais s'il veut espionner nos nefs, ou dépouiller quelque cadavre parmi les morts. Laissons-le nous dépasser un peu dans la plaine, et nous le poursuivrons, et nous le prendrons aussitôt. S'il court plus rapidement que nous, pousse-le vers les nefs, loin de son camp, en le menaçant de ta lance, afin qu'il ne se réfugie point dans la ville.

Ayant ainsi parlé, ils se cachèrent hors du chemin parmi les cadavres, et le Troien les dépassa promptement dans son imprudence. Et il s'était à peine éloigné de la longueur d'un sillon que tracent deux mules, qui valent mieux que les boeufs pour tracer un sillon dans une terre dure, que les deux guerriers le suivirent. Et il les entendit, et il s'arrêta inquiet. Et il pensait dans son esprit que ses compagnons accouraient pour le rappeler par l'ordre de Hektôr; mais à une portée de trait environ, il reconnut des guerriers ennemis, et agitant ses jambes rapides, il prit la fuite, et les deux Argiens le poussaient avec autant de hâte.

Ainsi que deux bons chiens de chasse, aux dents aiguës, poursuivent de près, dans un bois, un faon ou un lièvre qui les devance en criant, ainsi le Tydéide et Odysseus, le destructeur de citadelles, poursuivaient ardemment le Troien, en le rejetant loin de son camp. Et, comme il allait bientôt se mêler aux gardes en fuyant vers les nefs, Athènè donna une plus grande force au Tydéide, afin qu'il ne frappât point le second coup, et qu'un des Akhaiens cuirassés ne pût se glorifier d'avoir fait la première blessure. Et le robuste Diomèdès, agitant sa lance, parla ainsi:

— Arrête, ou je te frapperai de ma lance, et je ne pense pas que tu évites longtemps de recevoir la dure mort de ma main.

Il parla ainsi et fit partir sa lance qui ne perça point le Troien; mais la pointe du trait effleura seulement l'épaule droite et s'enfonça en terre. Et Dolôn s'arrêta plein de crainte, épouvanté, tremblant, pâle, et ses dents claquaient.

Et les deux guerriers, haletants, lui saisirent les mains, et il leur dit en pleurant:

— Prenez-moi vivant. Je me rachèterai. J'ai dans mes demeures de l'or et du fer propre à être travaillé. Pour mon affranchissement, mon père vous en donnera la plus grande part, s'il apprend que je suis vivant sur les nefs des Akhaiens.

Et le subtil Odysseus lui répondit:

— Prends courage, et que la mort ne soit pas présente à ton esprit; mais dis-moi la vérité. Pourquoi viens-tu seul, de ton camp, vers les nefs, par la nuit obscure, quand tous les hommes mortels sont endormis? Serait-ce pour dépouiller les cadavres parmi les morts, ou Hektôr t'a-t-il envoyé observer ce qui se passe auprès des nefs creuses, ou viens-tu de ton propre mouvement?

Et Dolôn, dont les membres tremblaient, leur répondit:

— Hektôr, contre ma volonté, m'a poussé à ma ruine. Ayant promis de me donner les chevaux aux sabots massifs de l'illustre Pèléiôn et son char orné d'airain, il m'a ordonné d'aller et de m'approcher, pendant la nuit obscure et rapide, des guerriers ennemis, et de voir s'ils gardent toujours leurs nefs rapides, ou si, domptés par nos mains, vous délibérez, prêts à fuir, et ne pouvant même plus veiller, étant rompus de fatigue.

Et le subtil Odysseus, en souriant, lui répondit:

— Certes, tu espérais, dans ton esprit, une grande récompense, en désirant les chevaux du brave Aiakide, car ils ne peuvent être domptés et conduits par des guerriers mortels, sauf par Akhilleus qu'une mère immortelle a enfanté. Mais dis-moi la vérité. Où as-tu laissé Hektôr, prince des peuples? Où sont ses armes belliqueuses et ses chevaux? Où sont les sentinelles et les tentes des autres Troiens? Dis-nous s'ils délibèrent entre eux, soit qu'ils aient dessein de rester où ils sont, loin des nefs, soit qu'ils désirent ne rentrer dans la ville qu'après avoir dompté les Akhaiens.

Et Dolôn, fils d'Eumèdos, lui répondit:

— Je te dirai toute la vérité. Hektôr, dans le conseil, délibère auprès du tombeau du divin Ilos, loin du bruit. Il n'y a point de gardes autour du camp, car tous les Troiens veillent devant leurs feux, pressés par la nécessité et s'excitant les uns les autres; mais les alliés, venus de diverses contrées, dorment tous, se fiant à la vigilance des Troiens, et n'ayant avec eux ni leurs enfants, ni leurs femmes.

Et le subtil Odysseus lui dit:

— Sont-ils mêlés aux braves Troiens, ou dorment-ils à l'écart?
Parle clairement, afin que je comprenne.

Et Dolôn, fils d'Eumèdos, lui répondit:

— Je te dirai toute la vérité. Auprès de la mer sont les Kariens, les Paiones aux arcs recourbés, les Léléges, les Kaukônes et les divins Pélasges; du côté de Thymbrè sont les Lykiens, les Mysiens orgueilleux, les cavaliers Phrygiens et les Maiones qui combattent sur des chars. Mais pourquoi me demandez-vous ces choses? Si vous désirez entrer dans le camp des Troiens, les Thrèkiens récemment arrivés sont à l'écart, aux extrémités du camp, et leur roi, Rhèsos Eionéide, est avec eux. J'ai vu ses grands et magnifiques chevaux. Ils sont plus blancs que la neige, et semblables aux vents quand ils courent. Et j'ai vu son char orné d'or et d'argent, et ses grandes armes d'or, admirables aux yeux, et qui conviennent moins à des hommes mortels qu'aux dieux qui vivent toujours. Maintenant, conduisez-moi vers vos nefs rapides, ou, m'attachant avec des liens solides, laissez-moi ici jusqu'à votre retour, quand vous aurez reconnu si j'ai dit la vérité ou si j'ai menti.

Et le robuste Diomèdès, le regardant d'un oeil sombre, lui répondit:

— Dolôn, ne pense pas m'échapper, puisque tu es tombé entre nos mains, bien que tes paroles soient bonnes. Si nous acceptons le prix de ton affranchissement, et si nous te renvoyons, certes, tu reviendras auprès des nefs rapides des Akhaiens, pour espionner ou combattre; mais, si tu perds la vie, dompté par mes mains, tu ne nuiras jamais plus aux Argiens.

Il parla ainsi, et comme Dolôn le suppliait en lui touchant la barbe de la main, il le frappa brusquement de son épée au milieu de la gorge et trancha les deux muscles. Et le Troien parlait encore quand sa tête tomba dans la poussière. Et ils arrachèrent le casque de peau de belette, et la peau de loup, et l'arc flexible et la longue lance. Et le divin Odysseus, les soulevant vers le ciel, les voua, en priant, à la dévastatrice Athènè.

— Réjouis-toi de ces armes, déesse! Nous t'invoquons, toi qui es la première entre tous les Olympiens immortels. Conduis-nous où sont les guerriers Thrèkiens, leurs chevaux et leurs tentes.

Il parla ainsi, et, levant les bras, il posa ces armes sur un tamaris qu'il marqua d'un signe en nouant les roseaux et les larges branches, afin de les reconnaître au retour, dans la nuit noire.

Et ils marchèrent ensuite à travers les armes et la plaine sanglante, et ils parvinrent bientôt aux tentes des guerriers Thrèkiens. Et ceux-ci dormaient, rompus de fatigue; et leurs belles armes étaient couchées à terre auprès d'eux, sur trois rangs. Et, auprès de chaque homme, il y avait deux chevaux. Et, au milieu, dormait Rhèsos, et, auprès de lui, ses chevaux rapides étaient attachés avec des courroies, derrière le char.

Et Odysseus le vit le premier, et il le montra à Diomèdès:

— Diomèdès, voici l'homme et les chevaux dont nous a parlé Dolôn que nous avons tué. Allons! use de ta force et sers-toi de tes armes. Détache ces chevaux, ou je le ferai moi-même si tu préfères.

Il parla ainsi, et Athènè aux yeux clairs donna une grande force à Diomèdès. Et il tuait çà et là; et ceux qu'il frappait de l'épée gémissaient, et la terre ruisselait de sang. Comme un lion, tombant au milieu de troupeaux sans gardiens, se rue sur les chèvres et les brebis; ainsi le fils de Tydeus se rua sur les Thrèkiens, jusqu'à ce qu'il en eût tué douze. Et dès que le Tydéide avait frappé, Odysseus, qui le suivait, traînait à l'écart le cadavre par les pieds, pensant dans son esprit que les chevaux aux belles crinières passeraient plus librement, et ne s'effaroucheraient point, n'étant pas accoutumés à marcher sur les morts. Et, lorsque le fils de Tydeus s'approcha du roi, ce fut le treizième qu'il priva de sa chère âme. Et sur la tête de Rhèsos, qui râlait, un songe fatal planait cette nuit-là, sous la forme de l'Oinéide, et par la volonté d'Athènè.

Cependant le patient Odysseus détacha les chevaux aux sabots massifs, et, les liant avec les courroies, il les conduisit hors du camp, les frappant de son arc, car il avait oublié de saisir le fouet étincelant resté dans le beau char. Et, alors, il siffla pour avertir le divin Diomèdès. Et celui-ci délibérait dans son esprit si, avec plus d'audace encore, il n'entraînerait point, par le timon, le char où étaient déposées les belles armes, ou s'il arracherait la vie à un plus grand nombre de Thrèkiens. Pendant qu'il délibérait ainsi dans son esprit, Athènè s'approcha et lui dit:

— Songe au retour, fils du magnanime Tydeus, de peur qu'un dieu n'éveille les Troiens et que tu ne sois contraint de fuir vers les nefs creuses.

Elle parla ainsi, et il comprit les paroles de la déesse, et il sauta sur les chevaux, et Odysseus les frappa de son arc, et ils volaient vers les nefs rapides des Akhaiens. Mais Apollôn à l'arc d'argent de ses yeux perçants vit Athènè auprès du fils de Tydeus. Irrité, il entra dans le camp des Troiens et réveilla le chef Thrèkien Hippokoôn, brave parent de Rhèsos. Et celui-là, se levant, vit déserte la place où étaient les chevaux rapides, et les hommes palpitant dans leur sang; et il gémit, appelant son cher compagnon par son nom. Et une immense clameur s'éleva parmi les Troiens qui accouraient; et ils s'étonnaient de cette action audacieuse, et que les hommes qui l'avaient accomplie fussent retournés sains et saufs vers les nefs creuses.

Et quand ceux-ci furent arrivés là où ils avaient tué l'espion de Hektôr, Odysseus, cher à Zeus, arrêta les chevaux rapides. Et le Tydéide, sautant à terre, remit aux mains d'Odysseus les dépouilles sanglantes, et remonta. Et ils excitèrent les chevaux qui volaient avec ardeur vers les nefs creuses. Et, le premier, Nestôr entendit leur bruit et dit:

— Ô amis, chefs et princes des Argiens, mentirai-je ou dirai-je vrai? Mon coeur m'ordonne de parler. Le galop de chevaux rapides frappe mes oreilles. Plaise aux dieux que, déjà, Odysseus et le robuste Diomèdès aient enlevé aux Troiens des chevaux aux sabots massifs; mais je crains avec véhémence, dans mon esprit, que les plus braves des Argiens n'aient pu échapper à la foule des Troiens!

Il avait à peine parlé, et les deux rois arrivèrent et descendirent. Et tous, pleins de joie, les saluèrent de la main, avec des paroles flatteuses. Et, le premier, le cavalier Gérennien Nestôr les interrogea:

— Dis-moi, Odysseus comblé de louanges, gloire des Akhaiens, comment avez-vous enlevé ces chevaux? Est-ce en entrant dans le camp des Troiens, ou avez-vous rencontré un dieu qui vous en ait fait don? Ils sont semblables aux rayons de Hélios! Je me mêle, certes, toujours aux Troiens, et je ne pense pas qu'on m'ait vu rester auprès des nefs, bien que je sois vieux; mais je n'ai jamais vu de tels chevaux. Je soupçonne qu'un dieu vous les a donnés, car Zeus qui amasse les nuées vous aime tous deux, et Athènè aux yeux clairs, fille de Zeus tempétueux, vous aime aussi.

Et le subtil Odysseus lui répondit:

— Nestôr Nèlèiade, gloire des Akhaiens, sans doute un dieu, s'il l'eût voulu, nous eût donné des chevaux même au-dessus de ceux-ci, car les dieux peuvent tout. Mais ces chevaux, sur lesquels tu m'interroges, ô vieillard, sont Thrèkiens et arrivés récemment. Le hardi Diomèdès a tué leur roi et douze des plus braves compagnons de celui-ci. Nous avons tué, non loin des nefs, un quatorzième guerrier, un espion que Hektôr et les illustres Troiens envoyaient dans notre camp.

Il parla ainsi, joyeux, et fit sauter le fossé aux chevaux. Et les autres chefs Argiens, joyeux aussi, vinrent jusqu'à la tente solide du Tydéide. Et ils attachèrent, avec de bonnes courroies, les étalons Thrèkiens à la crèche devant laquelle les rapides chevaux de Diomèdès se tenaient, broyant le doux froment. Et Odysseus posa les dépouilles sanglantes de Dolôn sur la poupe de sa nef, pour qu'elles fussent vouées à Athènè. Et tous deux, étant entrés dans la mer pour enlever leur sueur, lavèrent leurs jambes, leurs cuisses et leurs épaules. Et après que l'eau de la mer eut enlevé leur sueur et qu'ils se furent ranimés, ils entrèrent dans des baignoires polies. Et, s'étant parfumés d'une huile épaisse, ils s'assirent pour le repas du matin, puisant dans un plein kratère pour faire, en honneur d'Athènè, des libations de vin doux.

Chant 11

Éôs quitta le lit du brillant Tithôn, afin de porter la lumière aux immortels et aux vivants. Et Zeus envoya Éris vers les nefs rapides des Akhaiens, portant dans ses mains le signe terrible de la guerre. Et elle s'arrêta sur la nef large et noire d'Odysseus, qui était au centre, pour que son cri fût entendu de tous côtés, depuis les tentes du Télamônien Aias jusqu'à celles d'Akhilleus; car ceux-ci, confiants dans leur courage et la force de leurs mains, avaient placé leurs nefs égales aux deux extrémités du camp. De ce lieu, la déesse poussa un cri retentissant et horrible qui souffla au coeur de chacun des Akhaiens un ardent désir de guerroyer et de combattre sans relâche. Et, aussitôt, la guerre leur fut plus douce que le retour, sur les nefs creuses, dans la terre bien-aimée de la patrie.

Et l'Atréide, élevant la voix, ordonna aux Argiens de s'armer; et lui-même se couvrit de l'airain éclatant. Et, d'abord, il entoura ses jambes de belles knèmides retenues par des agrafes d'argent. Ensuite, il ceignit sa poitrine d'une cuirasse que lui avait autrefois donnée Kinyrès, son hôte. Kinyrès, ayant appris dans Kypros par la renommée que les Akhaiens voguaient vers Ilios sur leurs nefs, avait fait ce présent au roi. Et cette cuirasse avait dix cannelures en émail noir, douze en or, vingt en étain. Et trois dragons azurés s'enroulaient jusqu'au col, semblables aux Iris que le Kroniôn fixa dans la nuée pour être un signe aux vivants.

Et il suspendit à ses épaules l'épée où étincelaient des clous d'or dans la gaîne d'argent soutenue par des courroies d'or. Il s'abrita tout entier sous un beau bouclier aux dix cercles d'airain et aux vingt bosses d'étain blanc, au milieu desquelles il y en avait une d'émail noir où s'enroulait Gorgô à l'aspect effrayant et aux regards horribles. Auprès étaient la Crainte et la Terreur. Et ce bouclier était suspendu à une courroie d'argent où s'enroulait un dragon azuré dont le col se terminait en trois têtes. Et il mit un casque chevelu orné de quatre cônes et d'aigrettes de crin qui s'agitaient terriblement. Et il prit deux lances solides aux pointes d'airain qui brillaient jusqu'à l'Ouranos. Et Athènaiè et Hèrè éveillèrent un grand bruit pour honorer le roi de la riche Mykènè.

Et les chefs ordonnèrent aux conducteurs des chars de retenir les chevaux auprès du fossé, tandis qu'ils se ruaient couverts de leurs armes. Et une immense clameur s'éleva avant le jour. Et les chars et les chevaux, rangés auprès du fossé, suivaient à peu de distance les guerriers; ceux-ci les précédèrent, et le cruel Kronide excita un grand tumulte et fit pleuvoir du haut de l'aithèr des rosées teintes de sang, en signe qu'il allait précipiter chez Aidès une foule de têtes illustres.

De leur côté, les Troiens se rangeaient sur la hauteur autour du grand Hektôr, de l'irréprochable Polydamas, d'Ainéias qui, dans Ilios, était honoré comme un dieu par les Troiens, des trois Anténorides, Polybos, le divin Agènôr et le jeune Akamas, semblable aux immortels.

Et, entre les premiers combattants, Hektôr portait son bouclier poli. De même qu'une étoile désastreuse s'éveille, brillante, et s'avance à travers les nuées obscures, de même Hektôr apparaissait en tête des premiers combattants, ou au milieu d'eux, et leur commandant à tous; et il resplendissait, couvert d'airain, pareil à l'éclair du père Zeus tempêtueux.

Et, comme deux troupes opposées de moissonneurs qui tranchent les gerbes dans le champ d'un homme riche, les Troiens et les Akhaiens s'entretuaient, se ruant les uns contre les autres, oublieux de la fuite funeste, inébranlables et tels que des loups.

Et la désastreuse Éris se réjouissait de les voir, car, seule de tous les dieux, elle assistait au combat. Et les autres immortels étaient absents, et chacun d'eux était assis, tranquille dans sa belle demeure, sur les sommets de l'Olympos. Et ils blâmaient le Kroniôn qui amasse les noires nuées, parce qu'il voulait donner une grande gloire aux Troiens. Mais le père Zeus, assis à l'écart, ne s'inquiétait point d'eux. Et il siégeait, plein de gloire, regardant la ville des Troiens et les nefs des Akhaiens, et l'éclat de l'airain, et ceux qui reculaient, et ceux qui s'élançaient.

Tant que l'aube dura et que le jour sacré prit de la force, les traits sifflèrent des deux côtés et les hommes moururent; mais, vers l'heure où le bûcheron prend son repas dans les gorges de la montagne, et que, les bras rompus d'avoir coupé les grands arbres, et le coeur défaillant, il ressent le désir d'une douce nourriture, les Danaens, s'exhortant les uns les autres, rompirent les phalanges. Et Agamemnôn bondit le premier et tua le guerrier Bianôr, prince des peuples, et son compagnon Oileus qui conduisait les chevaux. Et celui-ci, sautant du char, lui avait fait face. Et l'Atréide, comme il sautait, le frappa au front de la lance aiguë, et le casque épais ne résista point à l'airain qui y pénétra, brisa le crâne et traversa la cervelle du guerrier qui s'élançait. Et le roi des hommes, Agamemnôn, les abandonna tous deux en ce lieu, après avoir arraché leurs cuirasses étincelantes.

Puis, il s'avança pour tuer Isos et Antiphos, deux fils de Priamos, l'un bâtard et l'autre légitime, montés sur le même char. Et le bâtard tenait les rênes, et l'illustre Antiphos combattait. Akhilleus les avait autrefois saisis et liés avec des branches d'osier, sur les sommets de l'Ida, comme ils paissaient leurs brebis; et il avait accepté le prix de leur affranchissement. Mais voici que l'Atréide Agamemnôn qui commandait au loin perça Isos d'un coup de lance au-dessus de la mamelle, et, frappant Antiphos de l'épée auprès de l'oreille, le renversa du char. Et, comme il leur arrachait leurs belles armes, il les reconnut, les ayant vus auprès des nefs, quand Akhilleus aux pieds rapides les y avait amenés des sommets de l'Ida.

Ainsi un lion brise aisément, dans son antre, les saisissant avec ses fortes dents, les faibles petits d'une biche légère, et arrache leur âme délicate. Et la biche accourt, mais elle ne peut les secourir, car une profonde terreur la saisit; et elle s'élance à travers les fourrés de chênes des bois, effarée et suant d'épouvante devant la fureur de la puissante bête féroce. De même nul ne put conjurer la perte des Priamides, et tous fuyaient devant les Argiens.

Et le roi Agamemnôn saisit sur le même char Peisandros et le brave Hippolokhos, fils tous deux du belliqueux Antimakhos. Et celui-ci, ayant accepté l'or et les présents splendides d'Alexandros, n'avait pas permis que Hélénè fût rendue au brave Ménélaos. Et comme l'Atréide se ruait sur eux, tel qu'un lion, ils furent troublés; et, les souples rênes étant tombées de leurs mains, leurs chevaux rapides les emportaient. Et, prosternés sur le char, ils suppliaient Agamemnôn:

— Prends-nous vivants, fils d'Atreus, et reçois le prix de notre affranchissement. De nombreuses richesses sont amassées dans les demeures d'Antimakhos, l'or, l'airain et le fer propre à être travaillé. Notre père t'en donnera la plus grande partie pour notre affranchissement, s'il apprend que nous sommes vivants sur les nefs des Akhaiens.

En pleurant, ils adressaient au roi ces douces paroles, mais ils entendirent une dure réponse:

— Si vous êtes les fils du brave Antimakhos qui, autrefois, dans l'agora des Troiens, conseillait de tuer nos envoyés, Ménélaos et le divin Odysseus, et de ne point les laisser revenir vers les Akhaiens, maintenant vous allez payer l'injure de votre père.

Il parla ainsi, et, frappant de sa lance Peisandros à la poitrine, il le renversa dans la poussière, et, comme Hippolokhos sautait, il le tua à terre; et, lui coupant les bras et le cou, il le fit rouler comme un tronc mort à travers la foule. Et il les abandonna pour se ruer sur les phalanges en désordre, suivi des Akhaiens aux belles knèmides. Et les piétons tuaient les piétons qui fuyaient, et les cavaliers tuaient les cavaliers. Et, sous leurs pieds, et sous les pieds sonores des chevaux, une grande poussière montait de la plaine dans l'air. Et le roi Agamemnôn allait, tuant toujours et excitant les Argiens.

Ainsi, quand la flamme désastreuse dévore une épaisse forêt, et quand le vent qui tourbillonne l'active de tous côtés, les arbres tombent sous l'impétuosité du feu. De même, sous l'Atréide Agamemnôn, tombaient les têtes des Troiens en fuite. Les chevaux entraînaient, effarés, la tête haute, les chars vides à travers les rangs, et regrettaient leurs conducteurs irréprochables qui gisaient contre terre, plus agréables aux oiseaux carnassiers qu'à leurs femmes.

Et Zeus conduisit Hektôr loin des lances, loin de la poussière, loin du carnage et du sang. Et l'Atréide, excitant les Danaens, poursuivait ardemment l'ennemi. Et les Troiens, auprès du tombeau de l'antique Dardanide Ilos, se précipitaient dans la plaine, désirant rentrer dans la ville. Et ils approchaient du figuier, et l'Atréide les poursuivait, baignant de leur sang ses mains rudes, et poussant des cris. Et, lorsqu'ils furent parvenus au hêtre et aux portes Skaies, ils s'arrêtèrent, s'attendant les uns les autres. Et la multitude fuyait dispersée à travers la plaine, comme un troupeau de vaches qu'un lion, brusquement survenu, épouvante au milieu de la nuit; mais une seule d'entre elles meurt chaque fois. Le lion, l'ayant saisie de ses fortes dents, lui brise le cou, boit son sang et dévore ses entrailles. Ainsi l'Atréide Agamemnôn les poursuivait, tuant toujours le dernier; et ils fuyaient. Un grand nombre d'entre eux tombait, la tête la première, ou se renversait du haut des chars sous les mains de l'Atréide dont la lance était furieuse. Mais, quand on fut parvenu à la ville et à ses hautes murailles, le père des hommes et des dieux descendit de l'Ouranos sur les sommets de l'Ida aux sources abondantes, avec la foudre aux mains, et il appela la messagère Iris aux ailes d'or:

— Va! rapide Iris, et dis à Hektôr qu'il se tienne en repos et qu'il ordonne au reste de l'armée de combattre l'ennemi aussi longtemps qu'il verra le prince des peuples, Agamemnôn, se jeter furieux aux premiers rangs et rompre les lignes des guerriers. Mais, dès que l'Atréide, frappé d'un coup de lance ou blessé d'une flèche, remontera sur son char, je rendrai au Priamide la force de tuer; et il tuera, étant parvenu aux nefs bien construites, jusqu'à ce que Hélios tombe et que la nuit sacrée s'élève.

Il parla ainsi, et la rapide Iris aux pieds prompts comme le vent lui obéit. Et elle descendit des sommets de l'Ida vers la sainte Ilios, et elle trouva le fils du belliqueux Priamos, le divin Hektôr, debout sur son char solide. Et Iris aux pieds rapides s'approcha et lui dit:

— Fils de Priamos, Hektôr, égal à Zeus en sagesse, le père Zeus m'envoie te dire ceci: Tiens-toi en repos, et ordonne au reste de l'armée de combattre l'ennemi, aussi longtemps que tu verras le prince des peuples, Agamemnôn, se jeter furieux aux premiers rangs des combattants et rompre les lignes des guerriers; mais dès que l'Atréide, frappé d'un coup de lance ou blessé d'une flèche, remontera sur son char, Zeus te rendra la force de tuer, et tu tueras, étant parvenu aux nefs bien construites, jusqu'à ce que Hélios tombe et que la nuit sacrée s'élève.

Ayant ainsi parlé, Iris aux pieds rapides disparut. Et Hektôr, sautant du haut de son char, avec ses armes, et agitant ses lances aiguës, courut de tous côtés à travers l'armée, l'excitant au combat. Et les Troiens, se retournant, firent face aux Akhaiens. Et les Argiens s'arrêtèrent, serrant leurs phalanges pour soutenir le combat; mais Agamemnôn se rua en avant, voulant combattre le premier.

Dites-moi maintenant, Muses qui habitez les demeures ouraniennes, celui des Troiens ou des illustres alliés qui s'avança le premier contre Agamemnôn. Ce fut Iphidamas Anténoride, grand et robuste, élevé dans la fertile Thrèkiè, nourrice de brebis. Et son aïeul maternel Kisseus, qui engendra Théanô aux belles joues, l'éleva tout enfant dans ses demeures; et quand il eut atteint la glorieuse puberté, il le retint en lui donnant sa fille pour femme. Et quand le jeune guerrier apprit l'arrivée des Akhaiens, il quitta sa demeure nuptiale et vint avec douze nefs aux poupes recourbées qu'il laissa à Perkopè. Et il vint à pied jusque dans Ilios. Et ce fut lui qui s'avança contre Agamemnôn. Tous deux s'étant rencontrés, l'Atréide le manqua de sa lance qui se détourna du but. Et Iphidamas frappa au-dessous de la cuirasse, sur le ceinturon; et il poussa sa lance avec vigueur, sans la quitter; mais il ne perça point le ceinturon habilement fait, et la pointe de l'arme, rencontrant une lame d'argent, se tordit comme du plomb. Et Agamemnôn qui commande au loin, rapide comme un lion, saisit la lance, et, l'arrachant, frappa de son épée l'Anténoride au cou, et le tua. Ainsi ce malheureux, en secourant ses concitoyens, s'endormit d'un sommeil d'airain, loin de sa jeune femme dont il n'avait point vu le bonheur. Et il lui avait fait de nombreux présents, lui ayant d'abord donné cent boeufs, et lui ayant promis mille chèvres et brebis. Et voici que l'Atréide Agamemnôn le dépouilla, et rentra dans la foule des Akhaiens, emportant ses belles armes.

Et l'illustre guerrier Koôn, l'aîné des Anténorides, l'aperçut, et une amère douleur obscurcit ses yeux quand il vit son frère mort. En se cachant, il frappa le divin Agamemnôn d'un coup de lance au milieu du bras, sous le coude, et la pointe de l'arme brillante traversa le bras. Et le roi des hommes, Agamemnôn, frissonna; mais, loin d'abandonner le combat, il se rua sur Koôn, armé de sa lance solide. Et celui-ci traînait par les pieds son frère Iphidamas, né du même père, et il appelait les plus braves à son aide. Mais, comme il l'entraînait, l'Atréide le frappa de sa lance d'airain sous son bouclier rond, et il le tua; et il lui coupa la tête sur le corps même d'Iphidamas. Ainsi les deux fils d'Antènôr, sous la main du roi Atréide, accomplissant leurs destinées, descendirent aux demeures d'Aidès.

Et l'Atréide continua d'enfoncer les lignes des guerriers à coups de lance, d'épée ou de lourdes roches, aussi longtemps que le sang coula, chaud, de sa blessure; mais dès que la plaie fut desséchée, que le sang s'arrêta, les douleurs aiguës domptèrent sa force, semblables à ces douleurs amères que les filles de Hèrè, les Éileithyes, envoient comme des traits acerbes à la femme qui enfante. Ainsi les douleurs aiguës domptèrent la force de l'Atréide. Il monta sur son char, ordonnant au conducteur des chevaux de les pousser vers les nefs creuses, car il défaillait dans son coeur. Et il dit aux Danaens, criant à haute voix pour être entendu:

— Ô amis, chefs et princes des Argiens, c'est à vous maintenant d'éloigner le combat désastreux des nefs qui traversent la mer, puisque le sage Zeus ne me permet pas de combattre les Troiens pendant toute la durée du jour.

Il parla ainsi, et le conducteur du char fouetta les chevaux aux beaux crins du côté des nefs creuses, et ils couraient avec ardeur, le poitrail écumant, soulevant la poussière et entraînant leur roi blessé, loin du combat. Et dès que Hektôr s'aperçut de la retraite d'Agamemnôn, il excita à haute voix les Troiens et les Lykiens.

— Troiens, Lykiens et Dardaniens, hardis combattants, soyez des hommes! Amis, souvenez-vous de votre courage intrépide. Ce guerrier si brave se retire, et Zeus Kronide veut me donner une grande gloire. Poussez droit vos chevaux aux durs sabots sur les robustes Danaens, afin de remporter une gloire sans égale.

Ayant ainsi parlé, il excita la force et le courage de chacun. De même qu'un chasseur excite les chiens aux blanches dents contre un sauvage sanglier ou contre un lion, de même le Priamide Hektôr, semblable au cruel Arès, excita les magnanimes Troiens contre les Akhaiens. Et lui-même, sûr de son courage, se rua des premiers dans la mêlée, semblable au tourbillon orageux qui tombe sur la haute mer et la bouleverse.

Et, maintenant, quel fut le premier, quel fut le dernier que tua le Priamide Hektôr, quand Zeus voulut le glorifier? Assaios, d'abord, et Autonoos, et Opitès, et Dolops Klytide, et Opheltiôn, et Agélaos, et Aisymnos, Oros et le magnanime Hipponoos. Et il tua chacun de ces princes Danaens. Puis, il tomba sur la multitude, tel que Zéphyros qui agite les nuées, lorsqu'il flagelle les vapeurs tempêtueuses amassées par le Notos furieux, qu'il déroule les flots énormes, et, de ses souffles épars, disperse l'écume dans les hauteurs de l'air. De même, Hektôr fit tomber une foule de têtes guerrières.

Alors, c'eût été le jour d'un désastre fatal et de maux incurables, et les Argiens, dans leur fuite, eussent succombé auprès des nefs, si Odysseus n'eût exhorté le Tydéide Diomèdès:

— Tydéide, avons-nous oublié notre courage intrépide? Viens auprès de moi, très cher; car ce nous serait un grand opprobre si Hektôr au casque mouvant s'emparait des nefs.

Et le robuste Diomèdès lui répondit:

— Me voici, certes, prêt à combattre. Mais notre joie sera brève, puisque Zeus qui amasse les nuées veut donner la victoire aux Troiens.

Il parla ainsi, et il renversa Tymbraios de son char, l'ayant frappé de sa lance à la mamelle gauche. Et Odysseus tua Moliôn, le divin compagnon de Thymbraios. Et ils abandonnèrent les deux guerriers ainsi éloignés du combat, et ils se jetèrent dans la mêlée. Et comme deux sangliers audacieux qui reviennent sur les chiens chasseurs, ils contraignirent les Troiens de reculer, et les Akhaiens, en proie au divin Hektôr, respirèrent un moment. Et les deux rois prirent un char et deux guerriers très braves, fils du Perkosien Mérops, habile divinateur, qui avait défendu à ses fils de partir pour la guerre fatale. Mais ils ne lui obéirent pas, et les kères de la mort les entraînèrent. Et l'illustre Tydéide Diomèdès leur enleva l'âme et la vie, et les dépouilla de leurs belles armes, tandis qu'Odysseus tuait Hippodamos et Hypeirokhos. Alors, le Kroniôn, les regardant du haut de l'Ida, rétablit le combat, afin qu'ils se tuassent également des deux côtés.

Et le fils de Tydeus blessa de sa lance à la cuisse le héros Agastrophos Paionide. Et les chevaux du Paionide étaient trop éloignés pour l'aider à fuir; et il gémissait dans son âme de ce que le conducteur du char l'eût retenu en arrière, tandis qu'il s'élançait à pied parmi les combattants, jusqu'à ce qu'il eût perdu la douce vie. Mais Hektôr, l'ayant vu aux premières lignes, se rua en poussant de grands cris, suivi des phalanges Troiennes. Et le hardi Diomèdès, à cette vue, frissonna et dit à Odysseus debout près de lui:

— C'est sur nous que le furieux Hektôr roule ce tourbillon sinistre; mais restons inébranlables, et nous repousserons son attaque.

Il parla ainsi, et il lança sa longue pique qui ne se détourna pas du but, car le coup atteignit la tête du Priamide, au sommet du casque. La pointe d'airain ne pénétra point et fut repoussée, et le triple airain du casque que Phoibos Apollôn avait donné au Priamide le garantit; mais il recula aussitôt, rentra dans la foule, et, tombant sur ses genoux, appuya contre terre sa main robuste, et la noire nuit couvrit ses yeux.

Et, pendant que Diomèdès, suivant de près le vol impétueux de sa lance, la relevait à l'endroit où elle était tombée, Hektôr, ranimé, monta sur son char, se perdit dans la foule et évita la noire mort. Et le robuste Diomèdès, le menaçant de sa lance, lui cria:

— Ô chien! tu as de nouveau évité la mort qui a passé près de toi. Phoibos Apollôn t'a sauvé encore une fois, lui que tu supplies toujours au milieu du choc des lances. Mais, certes, je te tuerai si je te retrouve et qu'un des dieux me vienne en aide. Maintenant, je vais attaquer tous ceux que je pourrai saisir.

Et, parlant ainsi, il tua l'illustre Paionide.

Mais Alexandros, l'époux de Hélénè à la belle chevelure, appuyé contre la colonne du tombeau de l'antique guerrier Dardanide Ilos, tendit son arc contre le Tydéide Diomèdès, prince des peuples. Et, comme celui-ci arrachait la cuirasse brillante, le bouclier et le casque épais du robuste Agastrophos, Alexandros tendit l'arc de corne et perça d'une flèche certaine le pied droit de Diomèdès; et, à travers le pied, la flèche s'enfonça en terre. Et Alexandros, riant aux éclats, sortit de son abri, et dit en se vantant:

— Te voilà blessé! ma flèche n'a pas été vaine. Plût aux dieux qu'elle se fût enfoncée dans ton ventre et que je t'eusse tué! Les Troiens, qui te redoutent, comme des chèvres en face d'un lion, respireraient plus à l'aise.

Et l'intrépide et robuste Diomèdès lui répondit:

— Misérable archer, aussi vain de tes cheveux que de ton arc, séducteur de vierges! si tu combattais face à face contre moi, tes flèches te seraient d'un vain secours. Voici que tu te glorifies pour m'avoir percé le pied! Je m'en soucie autant que si une femme ou un enfant m'avait atteint par imprudence. Le trait d'un lâche est aussi vil que lui. Mais celui que je touche seulement de ma lance expire aussitôt. Sa femme se déchire les joues, ses enfants sont orphelins, et il rougit la terre de son sang, et il se corrompt, et il y a autour de lui plus d'oiseaux carnassiers que de femmes en pleurs.

Il parla ainsi, et l'illustre Odysseus se plaça devant lui; et, se baissant, il arracha la flèche de son pied; mais aussitôt il ressentit dans tout le corps une amère douleur. Et, le coeur défaillant, il monta sur son char, ordonnant au conducteur de le ramener aux nefs creuses.

Et l'illustre Odysseus, resté seul, car tous les Argiens s'étaient enfuis, gémit et se dit dans son coeur magnanime:

— Hélas! que vais-je devenir? Ce serait une grande honte que de reculer devant cette multitude; mais ne serait-il pas plus cruel de mourir seul ici, puisque le Kroniôn a mis tous les Danaens en fuite? Mais pourquoi délibérer dans mon coeur? Je sais que les lâches seuls reculent dans la mêlée. Le brave, au contraire, combat de pied ferme, soit qu'il frappe, soit qu'il soit frappé.

Pendant qu'il délibérait ainsi dans son esprit et dans son coeur, les phalanges des Troiens porteurs de boucliers survinrent et enfermèrent de tous côtés leur fléau. De même que les chiens vigoureux et les jeunes chasseurs entourent un sanglier, dans l'épaisseur d'un bois, et que celui-ci leur fait tête en aiguisant ses blanches défenses dans ses mâchoires torses, et que tous l'environnent malgré ses défenses furieuses et son aspect horrible; de même, les Troiens se pressaient autour d'Odysseus cher à Zeus. Mais le Laertiade blessa d'abord l'irréprochable Deiopis à l'épaule, de sa lance aiguë; et il tua Thoôn et Ennomos. Et comme Khersidamas sautait de son char, il le perça sous le bouclier, au nombril; et le Troien roula dans la poussière, saisissant la terre à pleines mains. Et le Laertiade les abandonna, et il blessa de sa lance Kharops Hippaside, frère de l'illustre Sôkos. Et Sôkos, semblable à un dieu, accourant au secours de son frère, s'approcha et lui dit:

— Ô Odysseus, insatiable de ruses et de travaux, aujourd'hui tu triompheras des deux Hippasides, et, les ayant tués, tu enlèveras leurs armes, ou, frappé de ma lance, tu perdras la vie.

Ayant ainsi parlé, il frappa le bouclier arrondi, et la lance solide perça le bouclier étincelant, et, à travers la cuirasse habilement travaillée, déchira la peau au-dessus des poumons; mais Athènè ne permit pas qu'elle pénétrât jusqu'aux entrailles. Et Odysseus, sentant que le coup n'était pas mortel, recula et dit à Sôkos:

— Malheureux! voici que la mort accablante va te saisir. Tu me contrains de ne plus combattre les Troiens, mais je t'apporte aujourd'hui la noire mort; et, dompté par ma lance, tu vas me combler de gloire et rendre ton âme à Aidès aux beaux chevaux.

Il parla ainsi, et, comme Sôkos fuyait, il le frappa de sa lance dans le dos, entre les épaules, et lui traversa la poitrine. Il tomba avec bruit, et le divin Odysseus s'écria en se glorifiant:

— Ô Sôkos, fils de l'habile cavalier Hippasos, la mort t'a devancé et tu n'as pu lui échapper. Ah! malheureux! ton père et ta mère vénérable ne fermeront point tes yeux, et les seuls oiseaux carnassiers agiteront autour de toi leurs lourdes ailes. Mais quand je serai mort, les divins Akhaiens célébreront mes funérailles.

Ayant ainsi parlé, il arracha de son bouclier et de son corps la lance solide du brave Sôkos, et aussitôt son sang jaillit de la plaie, et son coeur se troubla. Et les magnanimes Troiens, voyant le sang d'Odysseus, se ruèrent en foule sur lui; et il reculait, en appelant ses compagnons. Et il cria trois fois aussi haut que le peut un homme, et le brave Ménélaos l'entendit trois fois et dit aussitôt au Télamônien Aias:

— Divin Aias Télamônien, prince des peuples, j'entends la voix du patient Odysseus, semblable à celle d'un homme que les Troiens auraient enveloppé dans la mêlée. Allons à travers la foule. Il faut le secourir. Je crains qu'il ait été abandonné au milieu des Troiens, et que, malgré son courage, il périsse, laissant d'amers regrets aux Danaens.

Ayant ainsi parlé, il s'élança, et le divin Aias le suivit, et ils trouvèrent Odysseus au milieu des Troiens qui l'enveloppaient.

Ainsi des loups affamés, sur les montagnes, hurlent autour d'un vieux cerf qu'un chasseur a blessé d'une flèche. Il a fui, tant que son sang a été tiède et que ses genoux ont pu se mouvoir; mais dès qu'il est tombé sous le coup de la flèche rapide, les loups carnassiers le déchirent sur les montagnes, au fond des bois. Et voici qu'un lion survient qui enlève la proie, tandis que les loups s'enfuient épouvantés. Ainsi les robustes Troiens se pressaient autour du subtil et prudent Odysseus qui, se ruant à coups de lance, éloignait sa dernière heure. Et Aias, portant un bouclier semblable à une tour, parut à son côté, et les Troiens prirent la fuite çà et là. Et le brave Ménélaos, saisissant Odysseus par la main, le retira de la mêlée, tandis qu'un serviteur faisait approcher le char.

Et Aias, bondissant au milieu des Troiens, tua Doryklos, bâtard de Priamos, et Pandokos, et Lysandros, et Pyrasos, et Pylartès. De même qu'un fleuve, gonflé par les pluies de Zeus, descend, comme un torrent, des montagnes dans la plaine, emportant un grand nombre de chênes déracinés et de pins, et roule ses limons dans la mer; de même l'illustre Aias, se ruant dans la mêlée, tuait les hommes et les chevaux.

Hektôr ignorait ceci, car il combattait vers la gauche, sur les rives du fleuve Skamandros, là où les têtes des hommes tombaient en plus grand nombre, et où de grandes clameurs s'élevaient autour du cavalier Nestôr et du brave Idoméneus. Hektôr les assiégeait de sa lance et de ses chevaux, et rompait les phalanges des guerriers; mais les divins Akhaiens n'eussent point reculé, si Alexandros, l'époux de la belle Hélénè, n'eût blessé à l'épaule droite, d'une flèche à trois pointes, le brave Makhaôn, prince des peuples. Alors les vigoureux Akhaiens craignirent, s'ils reculaient, d'exposer la vie de ce guerrier.

Et, aussitôt, Idoméneus dit au divin Nestôr:

— Ô Nestôr Nèlèiade, gloire des Akhaiens, hâte-toi, monte sur ton char avec Makhaôn, et pousse vers les nefs tes chevaux aux sabots massifs. Un médecin vaut plusieurs hommes, car il sait extraire les flèches et répandre les doux baumes dans les blessures.

Il parla ainsi, et le cavalier Gérennien Nestôr lui obéit. Et il monta sur son char avec Makhaôn, fils de l'irréprochable médecin Asklèpios. Et il flagellait les chevaux, et ceux-ci volaient ardemment vers les nefs creuses.

Cependant Kébrionès, assis auprès de Hektôr sur le même char, vit au loin le trouble des Troiens et dit au Priamide:

— Hektôr, tandis que nous combattons ici les Danaens, à l'extrémité de la mêlée, les autres Troiens fuient pêle-mêle avec leurs chars. C'est le Télamônien Aias qui les a rompus. Je le reconnais bien, car il porte un vaste bouclier sur ses épaules. C'est pourquoi il nous faut pousser nos chevaux et notre char de ce côté, là où les cavaliers et les piétons s'entretuent et où s'élève une immense clameur.

Il parla ainsi et frappa du fouet éclatant les chevaux aux belles crinières; et, sous le fouet, ceux-ci entraînèrent rapidement le char entre les Troiens et les Akhaiens, écrasant les cadavres et les armes. Et les jantes et les moyeux des roues étaient aspergés du sang qui jaillissait sous les sabots des chevaux. Et le Priamide, plein du désir de pénétrer dans la mêlée et de rompre les phalanges, apportait le trouble et la mort aux Danaens, et il assiégeait leurs lignes ébranlées, en les attaquant à coups de lance, d'épée et de lourdes roches. Mais il évitait d'attaquer le Télamônien Aias.

Alors le père Zeus saisit Aias d'une crainte soudaine. Et celui- ci, étonné, s'arrêta. Et, rejetant sur son dos son bouclier aux sept peaux de boeuf, il recula, regardant toujours la foule. Semblable à une bête fauve, il reculait pas à pas, faisant face à l'ennemi. Comme un lion fauve que les chiens et les pâtres chassent loin de l'étable des boeufs, car ils veillaient avec vigilance, sans qu'il ait pu savourer les chairs grasses dont il était avide, bien qu'il se soit précipité avec fureur, et qui, accablé sous les torches et les traits que lui lancent des mains audacieuses, s'éloigne, au matin, plein de tristesse et frémissant de rage; de même Aias reculait, le coeur troublé, devant les Troiens, craignant pour les nefs des Akhaiens.

De même un âne têtu entre dans un champ, malgré les efforts des enfants qui brisent leurs bâtons sur son dos. Il continue à paître la moisson, sans se soucier des faibles coups qui l'atteignent, et se retire à grand'peine quand il est rassasié. Ainsi les magnanimes Troiens et leurs alliés frappaient de leurs lances Aias, le grand fils de Télamôn. Ils frappaient son bouclier, et le poursuivaient; mais Aias, reprenant parfois ses forces impétueuses, se retournait et repoussait les phalanges des cavaliers Troiens; puis, il reculait de nouveau, les empêchant ainsi de se précipiter tous à la fois vers les nefs rapides. Or, il combattait seul dans l'intervalle qui séparait les Troiens et les Akhaiens. Et les traits hérissaient son grand bouclier, ou s'enfonçaient en terre sans se rassasier de sa chair blanche dont ils étaient avides.

Et l'illustre fils d'Évaimôn, Eurypylos, l'aperçut ainsi assiégé d'un nuage de traits. Et il accourut à ses côtés, et il lança sa pique éclatante. Et il perça le Phausiade Apisaôn, prince des peuples, dans le foie, sous le diaphragme, et il le tua. Et Eurypylos, s'élançant, lui arracha ses armes. Mais lorsque le divin Alexandros le vit emportant les armes d'Apisaôn, il tendit son arc contre lui et il le perça d'une flèche à la cuisse droite. Le roseau se brisa, la cuisse s'engourdit, et l'Évaimônide, rentrant dans la foule de ses compagnons, afin d'éviter la mort, cria d'une voix haute afin d'être entendu des Danaens:

— Ô amis, chefs et princes des Argiens, arrêtez et retournez- vous. Éloignez la dernière heure d'Aias qui est accablé de traits, et qui, je pense, ne sortira pas vivant de la mêlée terrible. Serrez-vous donc autour d'Aias, le grand fils de Télamôn.

Eurypylos, blessé, parla ainsi; mais ses compagnons se pressèrent autour de lui, le bouclier incliné et la lance en arrêt. Et Aias, les ayant rejoints, fit avec eux face à l'ennemi. Et ils combattirent de nouveau, tels que des flammes ardentes.

Mais les cavales du Nèlèide emportaient loin du combat, et couvertes d'écume, Nestôr, et Makhaôn, prince des peuples.

Et le divin Akhilleus aux pieds rapides les reconnut. Et, debout sur la poupe de sa vaste nef, il regardait le rude combat et la défaite lamentable. Et il appela son compagnon Patroklos. Celui-ci l'entendit et sortit de ses tentes, semblable à Arès. Et ce fut l'origine de son malheur. Et le brave fils de Ménoitios dit le premier:

— Pourquoi m'appelles-tu, Akhilleus? Que veux-tu de moi?

Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit:

— Divin Ménoitiade, très cher à mon âme, j'espère maintenant que les Akhaiens ne tarderont pas à tomber suppliants à mes genoux, car une intolérable nécessité les assiège. Va donc, Patroklos cher à Zeus, et demande à Nestôr quel est le guerrier blessé qu'il ramène du combat. Il ressemble à l'Asklèpiade Makhaôn, mais je n'ai point vu son visage, et les chevaux l'ont emporté rapidement.

Il parla ainsi, et Patroklos obéit à son cher compagnon, et il s'élança vers les tentes et les nefs des Akhaiens.

Et quand Nestôr et Makhaôn furent arrivés aux tentes du Nèlèide, ils sautèrent du char sur la terre nourricière. Et le serviteur du vieillard, Eurymèdôn, détela les chevaux. Et les deux rois, ayant séché leur sueur au vent de la mer, entrèrent sous la tente et prirent des sièges, et Hékamèdè aux beaux cheveux leur prépara à boire. Et Nestôr l'avait amenée de Ténédos qu'Akhilleus venait de détruire; et c'était la fille du magnanime Arsinoos, et les Akhaiens l'avaient donnée au Nèlèide parce qu'il les surpassait tous par sa prudence.

Elle posa devant eux une belle table aux pieds de métal azuré, et, sur cette table, un bassin d'airain poli avec des oignons pour exciter à boire, et du miel vierge et de la farine sacrée; puis, une très-belle coupe enrichie de clous d'or, que le vieillard avait apportée de ses demeures. Et cette coupe avait quatre anses et deux fonds, et, sur chaque anse, deux colombes d'or semblaient manger. Tout autre l'eût soulevée avec peine quand elle était remplie, mais le vieux Nestôr la soulevait facilement.

Et la jeune femme, semblable aux déesses, prépara une boisson de vin de Pramneios, et sur ce vin elle râpa, avec de l'airain, du fromage de chèvre, qu'elle aspergea de blanche farine. Et, après ces préparatifs, elle invita les deux rois à boire; et ceux-ci, ayant bu et étanché la soif brûlante, charmèrent leur repos en parlant tour à tour.

Et le divin Patroklos parut alors à l'entrée de la tente. Et le vieillard, l'ayant aperçu, se leva de son siège éclatant, le prit par la main et voulut le faire asseoir; mais Patroklos recula et lui dit:

— Je ne puis me reposer, divin vieillard, et tu ne me persuaderas pas. Il est terrible et irritable celui qui m'envoie te demander quel est le guerrier blessé que tu as ramené. Mais je le vois et je reconnais Makhaôn, prince des peuples. Maintenant je retournerai vers Akhilleus pour lui donner cette nouvelle, car tu sais, divin vieillard, combien il est impatient et prompt à accuser, même un innocent.

Et le cavalier Gérennien Nestôr lui répondit:

— Pourquoi Akhilleus a-t-il ainsi pitié des fils des Akhaiens que les traits ont percés? Ignore-t-il donc le deuil qui enveloppe l'armée? Déjà les plus braves gisent sur leurs nefs, frappés ou blessés. Le robuste Tydéide Diomèdès est blessé, et Odysseus illustre par sa lance, et Agamemnôn. Une flèche a percé la cuisse d'Eurypylos, et c'est aussi une flèche qui a frappé Makhaôn que je viens de ramener du combat. Mais le brave Akhilleus n'a ni souci ni pitié des Danaens. Attend-il que les nefs rapides soient en proie aux flammes, malgré les Argiens, et que ceux-ci périssent jusqu'au dernier? Je n'ai plus la force qui animait autrefois mes membres agiles. Plût aux dieux que je fusse florissant de jeunesse et de vigueur, comme au temps où une dissension s'éleva entre nous et les Élidiens, à cause d'un enlèvement de boeufs, quand je tuai le robuste Hypeirokhide Itymoneus qui habitait Élis, et dont j'enlevai les boeufs par représailles. Et il les défendait, mais je le frappai d'un coup de lance, aux premiers rangs, et il tomba. Et ses tribus sauvages s'enfuirent en tumulte, et nous enlevâmes un grand butin: cinquante troupeaux de boeufs, autant de brebis, autant de porcs et autant de chèvres, cent cinquante cavales baies et leurs nombreux poulains. Et nous les conduisîmes, pendant la nuit, dans Pylos, la ville de Nèleus. Et Nèleus se réjouit dans son coeur, parce que j'avais fait toutes ces choses, ayant combattu pour la première fois. Et, au lever du jour, les hérauts convoquèrent ceux dont les troupeaux avaient été emmenés dans la fertile Élis; et les chefs Pyliens, s'étant réunis, partagèrent le butin. Mais alors les Épéiens nous opprimaient, car nous étions peu nombreux et nous avions beaucoup souffert dans Pylos, depuis que Hèraklès nous avait accablés, il y avait quelques années, en tuant les premiers de la ville. Et nous étions douze fils irréprochables de Nèleus, et j'étais resté le dernier, car tous les autres avaient péri; et c'est pourquoi les orgueilleux Épéiens cuirassés nous accablaient d'injustes outrages. Le vieillard Nèleus reçut en partage un troupeau de boeufs et un troupeau de brebis, trois cents têtes de bétail et leurs bergers, car la divine Élis lui avait beaucoup enlevé de richesses. Le roi des hommes, Augéias, avait retenu quatre de ses chevaux, avec leurs chars, qui se rendaient aux jeux, et il n'avait renvoyé que le conducteur plein de tristesse de cette perte. Et le vieux Nèleus en fut très irrité; et c'est pourquoi il reçut une grande part du butin; mais il distribua le reste au peuple par portions égales. Et comme nous partagions le butin, en faisant des sacrifices, les Épéiens survinrent, le troisième jour, en grand nombre, avec leurs chevaux aux sabots massifs, et les deux Molionides, jeunes encore, et inhabiles malgré leur force et leur courage. Or, Thryôessa s'élevait sur une hauteur, non loin de l'Alphéos, aux confins de la sablonneuse Pylos. Et l'ennemi l'assiégeait, désirant la détruire. Mais, comme ils traversaient les plaines, Athènè, pendant la nuit, descendit vers nous du haut de l'Olympos pour nous appeler aux armes; et elle rassembla aisément les peuples dans Pylos. Et tous étaient pleins d'ardeur. Nèleus me défendit de m'armer, et il cacha mes chevaux, car il pensait que je n'étais pas assez fort pour combattre. Mais je partis à pied, et je m'illustrai au milieu des cavaliers, parce que Athènè me guidait au combat. Et tous, cavaliers et piétons Pyliens, nous attendîmes la divine Éôs auprès d'Arènè, là où le fleuve Minyéios tombe dans la mer. Vers midi, arrivés sur les bords sacrés de l'Alphéos, nous fîmes de grands sacrifices au puissant Zeus, offrant aussi un taureau à l'Alphéos, un autre taureau à Poseidaôn, et une génisse indomptée à Athènè aux yeux clairs. Puis, chacun de nous, ayant pris son repas dans les rangs, se coucha avec ses armes sur les rives du fleuve. Cependant les magnanimes Épéiens assiégeaient la ville, désirant la détruire; et voici que les durs travaux d'Arès leur apparurent. Quand Hélios resplendit sur la terre, nous courûmes au combat, en suppliant Zeus et Athènè. Et dès que les Pyliens et les Épéiens se furent attaqués, le premier je tuai un guerrier et je me saisis de ses chevaux aux sabots massifs. Et c'était le brave Moulios, gendre d'Augéias, car il avait épousé sa fille, la blonde Agamèdè, qui connaissait toutes les plantes médicinales qui poussent sur la vaste terre. Et je le perçai de ma lance d'airain, comme il s'élançait, et il tomba dans la poussière; et je sautai sur son char, et je combattis aux premiers rangs; et les magnanimes Épéiens s'enfuirent épouvantés, quand ils virent tomber ce guerrier, chef des cavaliers, le plus brave d'entre eux. Et je me jetai sur eux, semblable à une noire tempête. Je m'emparai de cinquante chars, et je tuai de ma lance deux guerriers sur chaque char. Sans doute j'eusse tué aussi les deux jeunes Aktorides, si leur aïeul Poseidaôn qui commande au loin ne les eût enlevés de la mêlée, en les enveloppant d'une nuée épaisse. Alors Zeus accorda aux Pyliens une grande victoire. Nous poursuivîmes au loin l'ennemi à travers la plaine, tuant les hommes et enlevant de belles armes, et poussant nos chevaux jusqu'à Bouprasios féconde en fruits, jusqu'à la pierreuse Olènè et Alèsios qu'on nomme maintenant Kolônè. Et Athènè rappela l'armée, et je tuai encore un guerrier; et les Akhaiens, quittant Bouprasios, ramenèrent leurs chevaux rapides vers Pylos. Et tous rendaient grâces parmi les dieux à Zeus, et parmi les guerriers à Nestôr. Tel je fus au milieu des braves; mais Akhilleus n'use de sa force que pour lui seul, et je pense qu'il ressentira un jour d'amers regrets, quand toute l'armée Akhaienne aura péri. Ô ami, Ménoitios t'adressa de sages paroles quand, loin de la Phthiè, il t'envoya vers Agamemnôn. Nous étions là, le divin Odysseus et moi, et nous entendîmes facilement ce qu'il te dit dans ses demeures. Et nous étions venus vers les riches demeures de Pèleus, parcourant l'Akhaiè fertile, afin de rassembler les guerriers. Nous y trouvâmes le héros Ménoitios, et toi, et Akhilleus. Et le vieux cavalier Pèleus brûlait, dans ses cours intérieures, les cuisses grasses d'un boeuf en l'honneur de Zeus qui se réjouit de la foudre. Et il tenait une coupe d'or, et il répandait des libations de vin noir sur les feux sacrés, et vous prépariez les chairs du boeuf. Nous restions debout sous le vestibule; mais Akhilleus, surpris, se leva, nous conduisit par la main, nous fit asseoir et posa devant nous la nourriture hospitalière qu'il est d'usage d'offrir aux étrangers. Et, après nous être rassasiés de boire et de manger, je commençai à parler, vous exhortant à nous suivre. Et vous y consentîtes volontiers, et les deux vieillards vous adressèrent de sages paroles. D'abord, le vieux Pèleus recommanda à Akhilleus de surpasser tous les autres guerriers en courage; puis le fils d'Aktôr, Ménoitios, te dit: — Mon fils, Akhilleus t'est supérieur par la naissance, mais tu es plus âgé que lui. Ses forces sont plus grandes que les tiennes, mais parle- lui avec sagesse, avertis-le, guide-le, et il obéira aux excellents conseils.'

Le vieillard te donna ces instructions, mais tu les as oubliées. Parle donc au brave Akhilleus; peut-être écoutera-t-il tes paroles. Qui sait si, grâces à un dieu, tu ne toucheras point son coeur? Le conseil d'un ami est bon à suivre. Mais si, dans son esprit, il redoute quelque oracle ou un avertissement que lui a donné sa mère vénérable de la part de Zeus, qu'il t'envoie combattre au moins, et que l'armée des Myrmidones te suive; et peut-être sauveras-tu les Danaens. S'il te confiait ses belles armes, peut-être les Troiens te prendraient-ils pour lui, et, s'enfuyant, laisseraient-ils respirer les fils accablés des Akhaiens; et le repos est de courte durée à la guerre. Or, des troupes riches repousseraient aisément vers la ville, loin des nefs et des tentes, des hommes fatigués par le combat.

Il parla ainsi, et il remua le coeur de Patroklos, et celui-ci se hâta de retourner vers les nefs de l'Aiakide Akhilleus. Mais, lorsque, dans sa course, il fut arrivé aux nefs du divin Odysseus, là où étaient l'agora et le lieu de justice, et où l'on dressait les autels des dieux, il rencontra le magnanime Évaimônide Eurypylos qui revenait du combat, boitant et la cuisse percée d'une flèche. Et la sueur tombait de sa tête et de ses épaules, et un sang noir sortait de sa profonde blessure; mais son coeur était toujours ferme. Et, en le voyant, le robuste fils de Ménoitios fut saisi de compassion, et il lui dit ces paroles ailées:

— Ah! malheureux chefs et princes des Danaens, serez-vous donc, loin de vos amis, loin de la terre natale, la pâture des chiens qui se rassasieront de votre graisse blanche dans Ilios? Mais dis- moi, divin héros Eurypylos, les Akhaiens soutiendront-ils l'effort du cruel Hektôr, ou périront-ils sous sa lance?

Et le sage Eurypylos lui répondit:

— Divin Patroklos, il n'y a plus de salut pour les Akhaiens, et ils périront devant les nefs noires. Les plus robustes et les plus braves gisent dans leurs nefs, frappés ou blessés par les mains des Troiens dont les forces augmentent toujours. Mais sauve-moi en me ramenant dans ma nef noire. Arrache cette flèche de ma cuisse, baigne d'une eau tiède la plaie et le sang qui en coule, et verse dans ma blessure ces doux et excellents baumes que tu tiens d'Akhilleus qui les a reçus de Kheirôn, le plus juste des centaures. Des deux médecins, Podaleirios et Makhaôn, l'un, je pense, est dans sa tente, blessé lui-même et manquant de médecins, et l'autre soutient dans la plaine le dur combat contre les Troiens.

Et le robuste fils de Ménoitios lui répondit:

— Héros Eurypylos, comment finiront ces choses, et que ferons- nous? Je vais répéter à Akhilleus les paroles du cavalier Gérennien Nestôr, rempart des Akhaiens; mais, cependant, je ne t'abandonnerai pas dans ta détresse.

Il parla ainsi, et, le soutenant contre sa poitrine, il conduisit le prince des peuples jusque dans sa tente. Et le serviteur d'Eurypylos, en le voyant, prépara un lit de peaux de boeuf; et le héros s'y coucha; et le Ménoitiade, à l'aide d'un couteau, retira de la cuisse le trait acerbe et aigu, lava le sang noir avec de l'eau tiède, et, de ses mains, exprima dans la plaie le suc d'une racine amère qui adoucissait et calmait. Et toutes les douleurs du héros disparurent, et la blessure se ferma, et le sang cessa de couler.

Chant 12

Ainsi le robuste fils de Ménoitios prenait soin d'Eurypylos dans ses tentes. Et les Argiens et les Troiens combattaient avec fureur, et le fossé et la vaste muraille ne devaient pas longtemps protéger les Danaens. Quand ils l'avaient élevée pour sauvegarder les nefs rapides et le nombreux butin, ils n'avaient point offert de riches hécatombes aux dieux, et cette muraille, ayant été construite malgré les dieux, ne devait pas être de longue durée.

Tant que Hektôr fut vivant, et que le Pèléide garda sa colère, et que la ville du roi Priamos fut épargnée, le grand mur des Akhaiens subsista; mais, après que les plus illustres des Troiens furent morts, et que, parmi les Argiens, les uns eurent péri et les autres survécu, et que la ville de Priamos eut été renversée dans la dixième année, les Argiens s'en retournèrent dans leur chère patrie.

Alors, Poseidaôn et Apollôn se décidèrent à détruire cette muraille, en réunissant la violence des fleuves qui coulent à la mer des sommets de l'Ida: le Rhèsos, le Heptaporos, le Karèsos, le Rhodios, le Grènikos, l'Aisépos, le divin Skamandros et le Simoïs, où tant de casques et de boucliers roulèrent dans la poussière avec la foule des guerriers demi-dieux. Et Phoibos Apollôn les réunit tous, et, pendant neuf jours, dirigea leurs courants contre cette muraille. Et Zeus pleuvait continuellement, afin que les débris fussent submergés plus tôt par la mer. Et Poseidaôn lui- même, le trident en main, fit s'écrouler, sous l'effort des eaux, les poutres et les pierres et les fondements que les Akhaiens avaient péniblement construits. Et il mit la muraille au niveau du rapide Hellespontos; et, sur ces débris, les sables s'étant amoncelés comme auparavant sur le vaste rivage, le dieu fit retourner les fleuves dans les lits où ils avaient coutume de rouler leurs belles eaux.

Ainsi, dans l'avenir, devaient faire Poseidaôn et Apollôn. Mais, aujourd'hui, autour du mur solide, éclataient les clameurs de la guerre et le combat; et les poutres des tours criaient sous les coups, et les Argiens, sous le fouet de Zeus, étaient acculés contre les nefs creuses, redoutant le robuste Hektôr, maître de la fuite. Et celui-ci combattait toujours, semblable à un tourbillon.

De même, quand un sanglier ou un lion, fier de sa vigueur, se retourne contre les chiens et les chasseurs, ceux-ci, se serrant, s'arrêtent en face et lui dardent un grand nombre de traits; mais son coeur orgueilleux ne tremble ni ne s'épouvante, et son audace cause sa perte. Il tente souvent d'enfoncer les lignes des chasseurs, et là où il se rue, elles cèdent toujours. Ainsi, se ruant dans la mêlée, Hektôr exhortait ses compagnons à franchir le fossé; mais ses chevaux rapides n'osaient eux-mêmes avancer, et, en hennissant, ils s'arrêtaient sur le bord, car le fossé creux les effrayait, ne pouvant être franchi ou traversé facilement. Des deux côtés se dressaient de hauts talus hérissés de pals aigus plantés par les fils des Akhaiens, épais, solides et tournés contre les guerriers ennemis. Des chevaux traînant un char léger n'auraient pu y pénétrer aisément; mais les hommes de pied désiraient tenter l'escalade. Et alors Polydamas s'approcha du brave Hektôr et lui dit:

— Hektôr, et vous, chefs des Troiens et des alliés, nous poussons imprudemment à travers ce fossé nos chevaux rapides, car le passage en est difficile. Des pals aigus s'y dressent en effet, et derrière eux monte le mur des Akhaiens. On ne peut ici ni combattre sur les chars, ni en descendre. La voie est étroite, et je pense que nous y périrons. Puisse Zeus qui tonne dans les hauteurs accabler les Argiens de mille maux et venir en aide aux Troiens aussi sûrement que je voudrais voir à l'instant ceux-là périr tous, sans gloire, loin d'Argos. Mais, s'ils reviennent sur nous et nous repoussent des nefs, nous serons précipités dans le fossé creux; et je ne pense pas qu'un seul d'entre nous, dans sa fuite, puisse regagner la ville. Écoutez donc et obéissez à mes paroles. Que les conducteurs retiennent les chevaux au bord de ce fossé, et nous, à pied, couverts de nos armes, nous suivrons tous Hektôr, et les Akhaiens ne résisteront pas, si, en effet, leur ruine est proche.

Polydamas parla ainsi, et ce sage conseil plut à Hektôr, et, aussitôt, il sauta de son char avec ses armes; et, comme le divin Hektôr, les autres Troiens sautèrent aussi de leurs chars, et ils ordonnèrent aux conducteurs de ranger les chevaux sur le bord du fossé; et, se divisant en cinq corps, ils suivirent leurs chefs.

Avec Hektôr et l'irréprochable Polydamas marchaient les plus nombreux et les plus braves, ceux qui désiraient avec le plus d'ardeur enfoncer la muraille; et leur troisième chef était Kébrionès, car Hektôr avait laissé à la garde du char un moins brave guerrier. Et le deuxième corps était commandé par Alkathoos, Pâris et Agènôr. Et le troisième corps obéissait à Hélénos et au divin Dèiphobos, deux fils de Priamos, et au héros Asios Hyrtakide que ses chevaux au poil roux et de haute taille avaient amené d'Arisba et des bords du Sellèis. Et le chef du quatrième corps était le noble fils d'Ankhisès, Ainéias; et avec lui commandaient les deux Anténorides, Arkélokhos et Akamas, habiles au combat. Et Sarpèdôn, avec Glaukos et le magnanime Astéropaios, commandait les illustres alliés. Et ces guerriers étaient les plus courageux après Hektôr, car il les surpassait tous.

Et s'étant couverts de leurs boucliers de cuir, ils allèrent droit aux Danaens, ne pensant pas que ceux-ci pussent résister, et certains d'envahir les nefs noires. Ainsi les Troiens et leurs alliés venus de loin obéissaient au sage conseil de l'irréprochable Polydamas; mais le Hyrtakide Asios, prince des hommes, ne voulut point abandonner ses chevaux et leur conducteur, et il s'élança avec eux vers les nefs rapides. Insensé! Il ne devait point, ayant évité la noire kèr, fier de ses chevaux et de son char, revenir des nefs vers la haute Ilios; et déjà la triste moire l'enveloppait de la lance de l'illustre Deukalide Idoméneus.

Et il se rua sur la gauche des nefs, à l'endroit où les Akhaiens ramenaient dans le camp leurs chevaux et leurs chars. Il trouva les portes ouvertes, car ni les battants, ni les barrières n'étaient fermés, afin que les guerriers, dans leur fuite, pussent regagner les nefs. Plein d'orgueil, il poussa ses chevaux de ce côté, et ses compagnons le suivaient avec de perçantes clameurs, ne pensant pas que les Akhaiens pussent résister, et certains d'envahir les nefs noires.

Les insensés! Ils rencontrèrent devant les portes deux braves guerriers, fils magnanimes des belliqueux Lapithes. Et l'un était le robuste Polypoitès, fils de Peirithoos, et l'autre, Léonteus, semblable au tueur Arès. Et tous deux, devant les hautes portes, ils se tenaient comme deux chênes, sur les montagnes, bravant les tempêtes et la pluie, affermis par leurs larges racines. Ainsi, certains de leurs forces et de leur courage, ils attendaient le choc du grand Asios et ne reculaient point.

Et, droit au mur bien construit, avec de grandes clameurs, se ruaient, le bouclier sur la tête, le prince Asios, Iamènès, Orestès, Adamas Asiade, Thoôn et Oinomaos. Et, par leurs cris, les deux Lapithes exhortaient les Akhaiens à venir défendre les nefs. Mais, voyant les Troiens escalader la muraille, les Danaens pleins de terreur poussaient de grands cris. Alors, les deux Lapithes, se jetant devant les portes, combattirent tels que deux sangliers sauvages qui, sur les montagnes, forcés par les chasseurs et les chiens, se retournent impétueusement et brisent les arbustes dont ils arrachent les racines. Et ils grincent des dents jusqu'à ce qu'un trait leur ait arraché la vie.

Ainsi l'airain éclatant résonnait sur la poitrine des deux guerriers frappés par les traits; et ils combattaient courageusement, confiants dans leurs forces et dans leurs compagnons.

Et ceux-ci lançaient des pierres du haut des tours bien construites, pour se défendre, eux, leurs tentes et leurs nefs rapides. Et de même que la lourde neige, que la violence du vent qui agite les nuées noires verse, épaisse, sur la terre nourricière, de même les traits pleuvaient des mains des Akhaiens et des Troiens. Et les casques et les boucliers bombés sonnaient, heurtés par les pierres. Alors, gémissant et se frappant les cuisses, Asios Hyrtakide parla ainsi, indigné:

— Père Zeus! certes, tu n'aimes qu'à mentir, car je ne pensais pas que les héros Akhaiens pussent soutenir notre vigueur et nos mains inévitables. Voici que, pareils aux guêpes au corsage mobile, ou aux abeilles qui bâtissent leurs ruches dans un sentier ardu, et qui n'abandonnent point leurs demeures creuses, mais défendent leur jeune famille contre les chasseurs, voici que ces deux guerriers, seuls devant les portes, ne reculent point, attendant d'être morts ou vainqueurs.

Il parla ainsi, mais il ne fléchit point l'âme de Zeus qui, dans son coeur, voulait glorifier Hektôr.

Et d'autres aussi combattaient autour des portes; mais, à qui n'est point dieu, il est difficile de tout raconter. Et çà et là, autour du mur, roulait un feu dévorant de pierres. Et les Argiens, en gémissant de cette nécessité, combattaient pour leurs nefs. Et tous les dieux étaient tristes qui soutenaient les Danaens dans les batailles.

Et, alors, le robuste fils de Peirithoos, Polypoitès, frappa Damasos de sa lance, sur le casque d'airain; mais le casque ne résista point, et la pointe d'airain, rompant l'os, écrasa la cervelle, et l'homme furieux fut dompté. Et Polypoitès tua ensuite Pylôn et Ormènios. Et le fils d'Antimakhos, Léonteus, nourrisson d'Arès, de sa lance perça Hippomakhos à la ceinture, à travers le baudrier. Puis, ayant tiré l'épée aiguë hors de la gaine, et se ruant dans la foule, il frappa Antiphatès, et celui-ci tomba à la renverse. Puis, Léonteus entassa Ménôn, Iamènos et Orestès sur la terre nourricière.

Et tandis que les deux Lapithes enlevaient leurs armes splendides, derrière Polydamas et Hektôr accouraient de jeunes guerriers, nombreux et très braves, pleins du désir de rompre la muraille et de brûler les nefs. Mais ils hésitèrent au bord du fossé. En effet, comme ils allaient le franchir, ils virent un signe augural. Un aigle, volant dans les hautes nuées, apparut à leur gauche, et il portait entre ses serres un grand dragon sanglant, mais qui vivait et palpitait encore, et combattait toujours, et mordait l'aigle à la poitrine et au cou. Et celui-ci, vaincu par la douleur, le laissa choir au milieu de la foule, et s'envola dans le vent en poussant des cris. Et les Troiens frémirent d'horreur en face du dragon aux couleurs variées qui gisait au milieu d'eux, signe de Zeus tempétueux. Et alors Polydamas parla ainsi au brave Hektôr:

— Hektôr, toujours, dans l'agora, tu repousses et tu blâmes mes conseils prudents, car tu veux qu'aucun guerrier ne dise autrement que toi, dans l'agora ou dans le combat; et il faut que nous ne servions qu'à augmenter ton pouvoir. Mais je parlerai cependant, car mes paroles seront bonnes. N'allons point assiéger les nefs Akhaiennes, car ceci arrivera, si un vrai signe est apparu aux Troiens, prêts à franchir le fossé, cet aigle qui, volant dans les hautes nuées, portait entre ses serres ce grand dragon sanglant, mais vivant encore, et qui l'a laissé choir avant de le livrer en pâture à ses petits dans son aire. C'est pourquoi, même si nous rompions de force les portes et les murailles des Akhaiens, même s'ils fuyaient, nous ne reviendrions point par les mêmes chemins et en bon ordre; mais nous abandonnerions de nombreux Troiens que les Akhaiens auraient tués avec l'airain, en défendant leurs nefs. Ainsi doit parler tout augure savant dans les prodiges divins, et les peuples doivent lui obéir.

Et Hektôr au casque mouvant, le regardant d'un oeil sombre, lui dit:

— Polydamas, certes, tes paroles ne me plaisent point, et, sans doute, tu le sais, tes conseils auraient pu être meilleurs. Si tu as parlé sincèrement, c'est que les dieux t'ont ravi l'intelligence, puisque tu nous ordonnes d'oublier la volonté de Zeus qui tonne dans les hauteurs, et les promesses qu'il m'a faites et confirmées par un signe de sa tête. Tu veux que nous obéissions à des oiseaux qui étendent leurs ailes! Je ne m'en inquiète point, je n'en ai nul souci, soit qu'ils volent à ma droite, vers Éôs ou Hélios, soit qu'ils volent à ma gauche, vers le sombre couchant. Nous n'obéirons qu'à la volonté du grand Zeus qui commande aux hommes mortels et aux immortels. Le meilleur des augures est de combattre pour sa patrie. Pourquoi crains-tu la guerre et le combat? Même quand nous tomberions tous autour des nefs des Argiens, tu ne dois point craindre la mort, car ton coeur ne te pousse point à combattre courageusement. Mais si tu te retires de la mêlée, si tu pousses les guerriers à fuir, aussitôt, frappé de ma lance, tu rendras l'esprit.

Il parla ainsi et s'élança, et tous le suivirent avec une clameur immense. Et Zeus qui se réjouit de la foudre souleva, des cimes de l'Ida, un tourbillon de vent qui couvrit les nefs de poussière, amollit le courage des Akhaiens et assura la gloire à Hektôr et aux Troiens qui, confiants dans les signes de Zeus et dans leur vigueur, tentaient de rompre la grande muraille des Akhaiens.

Et ils arrachaient les créneaux, et ils démolissaient les parapets, et ils ébranlaient avec des leviers les piles que les Akhaiens avaient posées d'abord en terre pour soutenir les tours. Et ils les arrachaient, espérant détruire la muraille des Akhaiens. Mais les Danaens ne reculaient point, et, couvrant les parapets de leurs boucliers de peaux de boeuf, ils en repoussaient les ennemis qui assiégeaient la muraille.

Et les deux Aias couraient çà et là sur les tours, ranimant le courage des Akhaiens. Tantôt par des paroles flatteuses, tantôt par de rudes paroles, ils excitaient ceux qu'ils voyaient se retirer du combat:

— Amis! vous, les plus vaillants des Argiens, ou les moins braves, car tous les guerriers ne sont pas égaux dans la mêlée, c'est maintenant, vous le voyez, qu'il faut combattre, tous tant que vous êtes. Que nul ne se retire vers les nefs devant les menaces de l'ennemi. En avant! Exhortez-vous les uns les autres. Peut-être que l'Olympien foudroyant Zeus nous donnera de repousser les Troiens jusque dans la ville.

Et c'est ainsi que d'une voix belliqueuse ils excitaient les
Akhaiens.

De même que, par un jour d'hiver, tombent les flocons amoncelés de la neige, quand le sage Zeus, manifestant ses traits, les répand sur les hommes mortels, et que les vents se taisent, tandis que la neige couvre les cimes des grandes montagnes, et les hauts promontoires, et les campagnes herbues, et les vastes travaux des laboureurs, et qu'elle tombe aussi sur les rivages de la mer écumeuse où les flots la fondent, pendant que la pluie de Zeus enveloppe tout le reste; de même une grêle de pierres volait des Akhaiens aux Troiens et des Troiens aux Akhaiens, et un retentissement s'élevait tout autour de la muraille.

Mais ni les Troiens ni l'illustre Hektôr n'auraient alors rompu les portes de la muraille ni la longue barrière, si le sage Zeus n'eût poussé son fils Sarpèdôn contre les Argiens, comme un lion contre des boeufs aux cornes recourbées.

Et il tenait devant lui un bouclier d'une rondeur égale, beau, revêtu de lames d'airain que l'ouvrier avait appliquées sur d'épaisses peaux de boeuf, et entouré de longs cercles d'or. Et, tenant ce bouclier et agitant deux lances, Sarpèdôn s'avançait, comme un lion nourri sur les montagnes, qui, depuis longtemps affamé, est excité par son coeur audacieux à enlever les brebis jusque dans l'enclos profond, et qui, bien qu'elles soient gardées par les chiens et par les pasteurs armés de lances, ne recule point sans tenter le péril, mais d'un bond saisit sa proie, s'il n'est d'abord percé par un trait rapide. Ainsi le coeur du divin Sarpèdôn le poussait à enfoncer le rempart et à rompre les parapets. Et il dit à Glaukos, fils de Hippolokhos:

— Glaukos, pourquoi, dans la Lykiè, sommes-nous grandement honorés par les meilleures places, les viandes et les coupes pleines, et sommes-nous regardés comme des dieux? Pourquoi cultivons-nous un grand domaine florissant, sur les rives du Xanthos, une terre plantée de vignes et de blé? C'est afin que nous soyons debout, en tête des Lykiens, dans l'ardente bataille. C'est afin que chacun des Lykiens bien armés dise: Nos rois, qui gouvernent la Lykiè, ne sont pas sans gloire. S'ils mangent les grasses brebis, s'ils boivent le vin excellent et doux, ils sont pleins de courage et de vigueur, et ils combattent en tête des Lykiens.' Ô ami, si en évitant la guerre nous pouvions rester jeunes et immortels, je ne combattrais pas au premier rang et je ne t'enverrais pas à la bataille glorieuse; mais mille chances de mort nous enveloppent, et il n'est point permis à l'homme vivant de les éviter ni de les fuir. Allons! donnons une grande gloire à l'ennemi ou à nous.

Il parla ainsi, et Glaukos ne recula point et lui obéit. Et ils allaient, conduisant la foule des Lykiens. Et le fils de Pétéos, Ménèstheus, frémit en les voyant, car ils se ruaient à l'assaut de sa tour. Et il jeta les yeux sur la muraille des Akhaiens, cherchant quelque chef qui vînt défendre ses compagnons. Et il aperçut les deux Aias, insatiables de combats, et, auprès d'eux, Teukros qui sortait de sa tente. Mais ses clameurs ne pouvaient être entendues, tant était immense le retentissement qui montait dans l'Ouranos, fracas des boucliers heurtés, des casques aux crinières de chevaux, des portes assiégées et que les Troiens s'efforçaient de rompre. Et, alors, Ménèstheus envoya vers Aias le héraut Thoôs:

— Va! divin Thoôs, appelle Aias, ou même les deux à la fois, ce qui serait bien mieux, car c'est de ce côté que la ruine nous menace. Voici que les chefs Lykiens se ruent sur nous, impétueux comme ils le sont toujours dans les rudes batailles. Mais si le combat retient ailleurs les deux Aias, amène au moins le robuste Télamônien et l'excellent archer Teukros.

Il parla ainsi, et Thoôs, l'ayant entendu, obéit, et, courant sur la muraille des Argiens cuirassés, s'arrêta devant les Aias et leur dit aussitôt.

— Aias, chefs des Argiens cuirassés, le fils bien-aimé du divin Pétéos vous demande d'accourir à son aide, tous deux si vous le pouvez, ce qui serait bien mieux, car c'est de ce côté que la ruine nous menace. Voici que les chefs Lykiens se ruent sur nous, impétueux comme ils le sont toujours dans les rudes batailles. Mais si le combat vous retient tous deux, que le robuste Aias Télamônien vienne au moins, et, avec lui, l'excellent archer Teukros.

Il parla ainsi, et, sans tarder, le grand Télamônien dit aussitôt à l'Oiliade:

— Aias, toi et le brave Lykomèdès, inébranlables, excitez les Danaens au combat. Moi, j'irai à l'aide de Ménèstheus, et je reviendrai après l'avoir secouru.

Ayant ainsi parlé, le Télamônien Aias s'éloigna avec son frère Teukros né du même père que lui, et, avec eux, Pandiôn, qui portait l'arc de Teukros.

Et quand ils eurent atteint la tour du magnanime Ménèstheus, ils se placèrent derrière le mur à l'instant même du danger, car les illustres princes et chefs des Lykiens montaient à l'assaut de la muraille, semblables à un noir tourbillon. Et ils se rencontrèrent, et une horrible clameur s'éleva de leur choc.

Et Aias Télamônien, le premier, tua un compagnon de Sarpèdôn, le magnanime Épikleus. Et il le frappa d'un rude bloc de marbre qui gisait, énorme, en dedans du mur, au sommet du rempart, près des créneaux, et tel que, de ses deux mains, un jeune guerrier, de ceux qui vivent de nos jours, ne soulèverait point le pareil. Aias, de son bras tendu, l'enleva en l'air, brisa le casque aux quatre cônes et écrasa entièrement la tête du guerrier. Et celui- ci tomba du faîte de la tour, comme un plongeur, et son esprit abandonna ses ossements.

Et Teukros perça d'une flèche le bras nu du brave Glaukos, fils de Hippolokhos, à l'instant où celui-ci escaladait la haute muraille, et il l'éloigna du combat. Et Glaukos sauta du mur pour que nul des Akhaiens ne vît sa blessure et ne l'insultât.

Et Sarpèdôn, le voyant fuir, fut saisi de douleur; mais, sans oublier de combattre, il frappa le Thestoride Alkmaôn de sa lance, et, la ramenant à lui, il entraîna l'homme la face contre terre, et les armes d'airain du Thestoride retentirent dans sa chute. Et Sarpèdôn saisit de ses mains vigoureuses un créneau du mur, et il l'arracha tout entier, et la muraille resta béante, livrant un chemin à la multitude.

Et Aias et Teukros firent face tous deux. Et Teukros frappa Sarpèdôn sur le baudrier splendide qui entourait la poitrine, mais Zeus détourna la flèche du corps de son fils, afin qu'il ne fût point tué devant les nefs. Et Aias, d'un bond, frappa le bouclier de Sarpèdôn, et la lance y pénétra, réprimant l'impétuosité du guerrier qui s'éloigna du mur, mais sans se retirer, car son coeur espérait la victoire. Et, se retournant, il exhorta ainsi les nobles Lykiens:

— Ô Lykiens, pourquoi laissez-vous de côté votre ardent courage? Il m'est difficile, tout robuste que je suis, de renverser seul cette muraille et de frayer un chemin vers les nefs. Accourez donc. Toutes nos forces réunies réussiront mieux.

Il parla ainsi, et, touchés de ses reproches, ils se précipitèrent autour de leur roi. Et les Argiens, de leur côté, derrière la muraille, renforçaient leurs phalanges, car une lourde tâche leur était réservée. Et les illustres Lykiens, ayant rompu la muraille, ne pouvaient cependant se frayer un chemin jusqu'aux nefs. Et les belliqueux Danaens, les ayant arrêtés, ne pouvaient non plus les repousser loin de la muraille.

De même que deux hommes, la mesure à la main, se querellent sur le partage d'un champ commun et se disputent la plus petite portion du terrain, de même, séparés par les créneaux, les combattants heurtaient de toutes parts les boucliers au grand orbe et les défenses plus légères. Et beaucoup étaient blessés par l'airain cruel; et ceux qui, en fuyant, découvraient leur dos, étaient percés, même à travers les boucliers. Et les tours et les créneaux étaient inondés du sang des guerriers. Et les Troiens ne pouvaient mettre en fuite les Akhaiens, mais ils se contenaient les uns les autres. Telles sont les balances d'une ouvrière équitable. Elle tient les poids d'un côté et la laine de l'autre, et elle les pèse et les égalise, afin d'apporter à ses enfants un chétif salaire. Ainsi le combat restait égal entre les deux partis, jusqu'au moment où Zeus accorda une gloire éclatante au Priamide Hektôr qui, le premier, franchit le mur des Akhaiens. Et il cria d'une voix retentissante, afin d'être entendu des Troiens:

— En avant, cavaliers Troiens! Rompez la muraille des Argiens, et allumez de vos mains une immense flamme ardente.

Il parla ainsi, et tous l'entendirent, et ils se jetèrent sur la muraille, escaladant les créneaux et dardant les lances aiguës. Et Hektôr portait une pierre énorme, lourde, pointue, qui gisait devant les portes, telle que deux très robustes hommes de nos jours n'en pourraient soulever la pareille de terre, sur leur chariot. Mais, seul, il l'agitait facilement, car le fils du subtil Kronos la lui rendait légère. De même qu'un berger porte aisément dans sa main la toison d'un bélier, et en trouve le poids léger, de même Hektôr portait la pierre soulevée droit aux ais doubles qui défendaient les portes, hautes, solides et à deux battants. Deux poutres les fermaient en dedans, traversées par une cheville.

Et, s'approchant, il se dressa sur ses pieds et frappa la porte par le milieu, et le choc ne fut pas inutile. Il rompit les deux gonds, et la pierre enfonça le tout et tomba lourdement de l'autre côté. Et ni les poutres brisées, ni les battants en éclats ne résistèrent au choc de la pierre. Et l'illustre Hektôr sauta dans le camp, semblable à une nuit rapide, tandis que l'airain dont il était revêtu resplendissait. Et il brandissait deux lances dans ses mains, et nul, excepté un dieu, n'eût pu l'arrêter dans son élan.

Et le feu luisait dans ses yeux. Et il commanda à la multitude des Troiens de franchir la muraille, et tous lui obéirent. Les uns escaladèrent la muraille, les autres enfoncèrent les portes, et les Danaens s'enfuirent jusqu'aux nefs creuses, et un immense tumulte s'éleva.

Chant 13

Et dès que Zeus eut poussé Hektôr et les Troiens jusqu'aux nefs, les y laissant soutenir seuls le rude combat, il tourna ses yeux splendides sur la terre des cavaliers Thrèkiens, des Mysiens, qui combattent de près, et des illustres Hippomolgues qui se nourrissent de lait, pauvres, mais les plus justes des hommes. Et Zeus ne jetait plus ses yeux splendides sur Troiè, ne pensant point dans son esprit qu'aucun des immortels osât secourir ou les Troiens, ou les Danaens.

Mais celui qui ébranle la terre ne veillait pas en vain, et il regardait la guerre et le combat, assis sur le plus haut sommet de la Samothrèkè feuillue, d'où apparaissaient tout l'Ida et la ville de Priamos et les nefs des Akhaiens. Et là, assis hors de la mer, il prenait pitié des Akhaiens domptés par les Troiens, et s'irritait profondément contre Zeus. Et, aussitôt, il descendit du sommet escarpé, et les hautes montagnes et les forêts tremblaient sous les pieds immortels de Poseidaôn qui marchait. Et il fit trois pas, et, au quatrième, il atteignit le terme de sa course, Aigas, où, dans les gouffres de la mer, étaient ses illustres demeures d'or, éclatantes et incorruptibles.

Et là, il attacha au char ses chevaux rapides, dont les pieds étaient d'airain et les crinières d'or. Et il se revêtit d'or lui- même, saisit le fouet d'or habilement travaillé, et monta sur son char. Et il allait sur les eaux, et, de toutes parts, les cétacés, émergeant de l'abîme, bondissaient, joyeux, et reconnaissaient leur roi. Et la mer s'ouvrait avec allégresse, et les chevaux volaient rapidement sans que l'écume mouillât l'essieu d'airain. Et les chevaux agiles le portèrent jusqu'aux nefs.

Et il y avait un antre large dans les gouffres de la mer profonde, entre Ténédos et l'âpre Imbros. Là, Poseidaôn qui ébranle la terre arrêta ses chevaux, les délia du char, leur offrit la nourriture divine et leur mit aux pieds des entraves d'or solides et indissolubles, afin qu'ils attendissent en paix le retour de leur roi. Et il s'avança vers l'armée des Akhaiens.

Et les Troiens amoncelés, semblables à la flamme, tels qu'une tempête, pleins de frémissements et de clameurs, se précipitaient, furieux, derrière le Priamide Hektôr. Et ils espéraient se saisir des nefs des Akhaiens et y tuer tous les Akhaiens. Mais Poseidaôn qui entoure la terre et qui la secoue, sorti de la mer profonde, excitait les Argiens, ayant revêtu le corps de Kalkhas et pris sa voix infatigable. Et il parla ainsi aux deux Aias, pleins d'ardeur eux-mêmes:

— Aias! Vous sauverez les hommes d'Akhaiè, si vous vous souvenez de votre courage et non de la fuite désastreuse. Ailleurs, je ne crains pas les efforts des Troiens qui ont franchi notre grande muraille, car les braves Akhaiens soutiendront l'attaque; mais c'est ici, je pense, que nous aurons à subir de plus grands maux, devant Hektôr, plein de rage, semblable à la flamme, et qui se vante d'être le fils du très puissant Zeus. Puisse un des dieux vous inspirer de lui résister courageusement! Et vous, exhortez vos compagnons, afin de rejeter le Priamide, malgré son audace, loin des nefs rapides, même quand l'Olympien l'exciterait.

Celui qui entoure la terre et qui l'ébranle parla ainsi, et, les frappant de son sceptre, il les remplit de force et de courage et rendit légers leurs pieds et leurs mains. Et lui-même s'éloigna aussitôt, comme le rapide épervier, qui, s'élançant à tire-d'aile du faîte d'un rocher escarpé, poursuit dans la plaine un oiseau d'une autre race. Ainsi, Poseidaôn qui ébranle la terre s'éloigna d'eux. Et aussitôt le premier des deux, le rapide Aias Oilèiade, dit au Télamôniade:

— Aias, sans doute un des dieux Olympiens, ayant pris la forme du divinateur, vient de nous ordonner de combattre auprès des nefs. Car ce n'est point là le divinateur Kalkhas. J'ai facilement reconnu les pieds de celui qui s'éloigne. Les dieux sont aisés à reconnaître. Je sens mon coeur, dans ma poitrine, plein d'ardeur pour la guerre et le combat, et mes mains et mes pieds sont plus légers.

Et le Télamônien Aias lui répondit:

— Et moi aussi, je sens mes mains rudes frémir autour de ma lance, et ma force me secouer et mes pieds m'emporter en avant. Et voici que je suis prêt à lutter seul contre le Priamide Hektôr qui ne se lasse jamais de combattre.

Et tandis qu'ils se parlaient ainsi, joyeux de l'ardeur guerrière que le dieu avait mise dans leurs coeurs, celui-ci, loin d'eux, encourageait les Akhaiens qui reposaient leur âme auprès des nefs rapides, car leurs membres étaient rompus de fatigue, et une amère douleur les saisissait à la vue des Troiens qui avaient franchi la grande muraille. Et des larmes coulaient de leurs paupières, et ils n'espéraient plus fuir leur ruine. Mais celui qui ébranle la terre ranima facilement leurs braves phalanges. Et il exhorta Teukros, Lèitos, Pénéléos, Thoas, Dèipyros, Mèrionès et Antilokhos, habiles au combat. Et il leur dit en paroles ailées:

— Ô honte! jeunes guerriers Argiens, je me fiais en votre courage pour sauver nos nefs, mais, si vous suspendez le combat, voici que le jour est venu d'être domptés par les Troiens. Ô douleur! je vois de mes yeux ce grand prodige terrible que je ne pensais point voir jamais, les Troiens sur nos nefs! Eux qui, auparavant, étaient semblables aux cerfs fuyards, pâture des lynx, des léopards et des loups, errants par les forêts, sans force et inhabiles au combat! Car les Troiens n'osaient, auparavant, braver en face la vigueur des Akhaiens; et, maintenant, loin de la ville, ils combattent auprès des nefs creuses, grâce à la lâcheté du chef et à la négligence des hommes qui refusent de défendre les nefs rapides, et s'y laissent tuer. Mais, s'il est vrai que l'Atréide Agamemnôn qui règne au loin soit coupable d'avoir outragé le Pèléiôn aux pieds rapides, nous est-il permis pour cela d'abandonner le combat? Réparons ce mal. Les esprits justes se guérissent aisément de l'erreur. Vous ne pouvez sans honte oublier votre courage, étant parmi les plus braves. Je ne m'inquiéterais point d'un lâche qui fuirait le combat, mais, contre vous, je m'indigne dans mon coeur. Ô pleins de mollesse, bientôt vous aurez causé par votre inaction un mal irréparable. Que la honte et mes reproches entrent dans vos âmes, car voici qu'un grand combat s'engage et que le brave Hektôr, ayant rompu nos portes et nos barrières, combat auprès des nefs.

Et, parlant ainsi, celui qui ébranle la terre excitait les Akhaiens. Et autour des deux Aias se pressaient de solides phalanges qu'auraient louées Arès et Athènè qui excite les guerriers. Et les plus braves attendaient les Troiens et le divin Hektôr, lance contre lance, bouclier contre bouclier, casque contre casque, homme contre homme. Et les crinières, sur les cônes splendides, se mêlaient, tant les rangs étaient épais; et les lances s'agitaient entre les mains audacieuses, et tous marchaient, pleins du désir de combattre.

Mais sur eux se ruent une foule de Troiens, derrière Hektôr qui s'élançait. De même qu'une roche désastreuse qu'un torrent, gonflé par une immense pluie, roule, déracinée, de la cime d'un mont, et qui se précipite à travers tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle arrive à la plaine où, bien qu'arrêtée dans sa course, elle remue encore; de même Hektôr menaçait d'arriver jusqu'à la mer, aux tentes et aux nefs des Akhaiens; mais il se heurta contre les masses épaisses d'hommes, contraint de s'arrêter. Et les fils des Akhaiens le repoussèrent en le frappant de leurs épées et de leurs lances aiguës. Alors, reculant, il s'écria d'une voix haute aux Troiens:

— Troiens, Lykiens et Dardaniens belliqueux, restez fermes. Les Akhaiens ne me résisteront pas longtemps, bien qu'ils se dressent maintenant comme une tour; mais ils vont fuir devant ma lance, si le plus grand des dieux, l'époux tonnant de Hèrè, m'encourage.

Il parla ainsi, excitant la force et la vaillance de chacun. Et le Priamide Dèiphobos, plein de fierté, marchait d'un pied léger au milieu d'eux, couvert de son bouclier d'une rondeur égale. Et Mèrionès lança contre lui sa pique étincelante, qui, ne s'égarant point, frappa le bouclier d'une rondeur égale et fait de peau de taureau; mais la longue lance y pénétra à peine et se brisa à son extrémité. Et Dèiphobos éloigna de sa poitrine le bouclier de peau de taureau, craignant la lance du brave Mèrionès; mais ce héros rentra dans la foule de ses compagnons, indigné d'avoir manqué la victoire et rompu sa lance. Et il courut vers les nefs des Akhaiens, afin d'y chercher une longue pique qu'il avait laissée dans sa tente. Mais d'autres combattaient, et une immense clameur s'élevait de tous côtés.

Et Teukros Télamônien tua, le premier, le brave guerrier Imbrios, fils de Mentôr et riche en chevaux. Et, avant l'arrivée des fils des Akhaiens, il habitait Pèdaios, avec Mèdésikastè, fille illégitime de Priamos; mais, après l'arrivée des nefs aux doubles avirons des Danaens, il vint à Ilios et s'illustra parmi les Troiens.

Et le fils de Télamôn, de sa longue lance, le perça sous l'oreille, et il tomba, comme un frêne qui, tranché par l'airain sur le sommet d'un mont élevé, couvre la terre de son feuillage délicat. Il tomba ainsi, et ses belles armes d'airain sonnèrent autour de lui. Et Teukros accourut pour le dépouiller; mais Hektôr, comme il s'élançait, lança contre lui sa pique éclatante. Et le Télamônien la vit et l'évita, et la lance du Priamide frappa dans la poitrine Amphimakhos, fils de Ktéatos Aktorionide, qui s'avançait. Et sa chute retentit et ses armes sonnèrent sur lui. Et Hektôr s'élança pour dépouiller du casque bien adapté aux tempes le magnanime Amphimakhos. Mais Aias se rua sur lui, armé d'une pique étincelante; et, comme Hektôr était entièrement enveloppé de l'airain effrayant, Aias frappa seulement le bouclier bombé et le repoussa violemment loin des deux cadavres que les Akhaiens entraînèrent.

Et Stikhios et le divin Ménèstheus, princes des Athènaiens, portèrent Amphimakhos dans les tentes des Akhaiens, et les Aias, avides du combat impétueux, se saisirent d'Imbrios. De même que deux lions, arrachant une chèvre aux dents aiguës des chiens, l'emportent à travers les taillis épais en la tenant loin de terre dans leurs mâchoires, de même les deux Aias enlevèrent Imbrios et le dépouillèrent de ses armes. Et Aias Oilèiade, furieux de la mort d'Amphimakhos, coupa la tête du Troien, et, la jetant comme une boule au travers de la multitude, l'envoya rouler dans la poussière, sous les pieds de Hektôr. Et alors, Poseidaôn, irrité de la mort de son petit-fils tué dans le combat, courut aux tentes des Akhaiens, afin d'exciter les Danaens et de préparer des calamités aux Troiens.

Et Idoméneus, illustre par sa lance, le rencontra. Et celui-ci quittait un de ses compagnons qui, dans le combat, avait été frappé au jarret par l'airain aigu et emporté par les siens. Et Idoméneus, l'ayant confié aux médecins, sortait de sa tente, plein du désir de retourner au combat. Et le roi qui ébranle la terre lui parla ainsi, ayant pris la figure et la voix de l'Andraimonide Thoas, qui, dans tout Pleurôn et la haute Kalydôn, commandait aux Aitôliens, et que ceux-ci honoraient comme un dieu:

— Idoméneus, prince des Krètois, où sont tes menaces et celles des Akhaiens aux Troiens?

Et le prince des Krètois, Idoméneus, lui répondit:

— Ô Thoas, aucun guerrier n'est en faute, autant que j'en puis juger, car nous combattons tous; aucun n'est retenu par la pâle crainte, aucun, par indolence, ne refuse le combat dangereux; mais cela plaît sans doute au très puissant Zeus que les Akhaiens périssent ici, sans gloire et loin d'Argos. Thoas, toi qui, toujours plein d'ardeur guerrière, as coutume d'encourager les faibles, ne cesse pas dans ce moment, et ranime la vaillance de chaque guerrier.

Et Poseidaôn qui ébranle la terre lui répondit:

— Idoméneus, ne puisse-t-il jamais revenir de la terre Troienne, puisse-t-il être la proie des chiens, le guerrier qui, en ce jour, cessera volontairement de combattre! Va! et reviens avec tes armes. Il faut nous concerter. Peut-être serons-nous tous deux de quelque utilité. L'union des guerriers est utile, même celle des plus timides; et nous saurons combattre les héros.

Ayant ainsi parlé, le dieu rentra dans la mêlée des hommes, et Idoméneus regagna ses tentes et revêtit ses belles armes. Il saisit deux lances et accourut, semblable au feu fulgurant que le Kroniôn, de sa main, précipite des cimes de l'Olympos enflammé, comme un signe rayonnant aux hommes vivants. Ainsi resplendissait l'airain sur la poitrine du roi qui accourait.

Et Mèrionès, son brave compagnon, le rencontra non loin de la tente. Et il venait chercher une lance d'airain. Et Idoméneus lui parla ainsi:

— Mèrionès aux pieds rapides, fils de Molos, le plus cher de mes compagnons, pourquoi quittes-tu la guerre et le combat? Es-tu blessé, et la pointe du trait te tourmente-t-elle? Viens-tu m'annoncer quelque chose? Certes, pour moi, je n'ai pas le dessein de rester dans mes tentes, mais je désire le combat.

Et le sage Mèrionès lui répondit:

— Idoméneus, prince des Krètois cuirassés, je viens afin de prendre une lance, si, dans tes tentes, il en reste une; car j'ai rompu la mienne sur le bouclier de l'orgueilleux Dèiphobos.

Et Idoméneus, prince des Krètois, lui répondit:

— Si tu veux des lances, tu en trouveras une, tu en trouveras vingt, appuyées étincelantes contre les parois de ma tente. Ce sont des lances Troiennes enlevées à ceux que j'ai tués, car je combats de près les guerriers ennemis; et c'est pourquoi j'ai des lances, des boucliers bombés, des casques et des cuirasses éclatantes.

Et le sage Mèrionès lui répondit:

— Dans ma tente et dans ma nef noire abondent aussi les dépouilles Troiennes; mais elles sont trop éloignées. Je ne pense pas aussi avoir jamais oublié mon courage. Je combats au premier rang, parmi les guerriers illustres, à l'heure où la mêlée retentit. Quelques-uns des Akhaiens cuirassés peuvent ne m'avoir point vu, mais toi, tu me connais.

Et Idoméneus, prince des Krètois, lui répondit:

— Je sais quel est ton courage. Pourquoi me parler ainsi? Si nous étions choisis parmi les plus braves pour une embuscade, car c'est là que le courage des guerriers éclate, là on distingue le brave du lâche, car celui-ci change à tout instant de couleur, et son coeur n'est point assez ferme pour attendre tranquillement en place; et il remue sans cesse, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre; et son coeur tremble dans sa poitrine par crainte de la mort, et ses dents claquent, tandis que le brave ne change point de couleur, et il ne redoute rien au premier rang des guerriers, dans l'embuscade, et il souhaite l'ardent combat; certes, donc, aucun de nous ne blâmerait en cet instant ni ton courage ni ton bras; et si tu étais blessé alors, ce ne serait point à l'épaule ou dans le dos que tu serais frappé d'un trait, mais en pleine poitrine ou dans le ventre, tandis que tu te précipiterais dans la mêlée des combattants. Va! ne parlons plus, inactifs, comme des enfants, de peur que ceci nous soit reproché injurieusement. Va dans ma tente, et prends une lance solide.

Il parla ainsi, et Mèrionès, semblable au rapide Arès, saisit promptement dans la tente une lance d'airain, et il marcha avec Idoméneus, plein du désir de combattre. Ainsi marche le désastreux Arès avec la Terreur, sa fille bien-aimée, forte et indomptable, qui épouvante le plus brave. Ils descendent de la Thrèkè vers les Épirotes ou les magnanimes Phlègyens, et ils n'exaucent point les deux peuples à la fois, mais ils accordent la gloire à l'un ou à l'autre. Ainsi Mèrionès et Idoméneus, princes des hommes, marchaient, armés de l'airain splendide.

Et Mèrionès, le premier, parla ainsi:

— Deukalide, de quel côté veux-tu entrer dans la mêlée? À droite, au centre, ou à gauche? C'est là que les Akhaiens chevelus faiblissent.

Et Idoméneus, prince des Krètois, lui répondit:

— D'autres sont au centre qui défendent les nefs, les deux Aias et Teukros, le plus habile archer d'entre les Akhaiens, et brave aussi de pied ferme. Ils suffiront à repousser le Priamide Hektôr. Quelque brave qu'il soit, et quelle que soit son ardeur à combattre, il ne réussira pas à dompter leur courage et leurs mains invincibles et à brûler les nefs, à moins que le Kroniôn lui-même ne jette l'ardente foudre sur les nefs rapides. Jamais le grand Télamônien Aias ne le cédera à aucun homme né mortel et nourri des dons de Dèmètèr, vulnérable par l'airain ou par de lourds rochers. Il ne reculerait même pas devant l'impétueux Akhilleus, s'il ne peut cependant lutter contre lui en agilité. Allons vers la gauche de l'armée, et voyons promptement si nous remporterons une grande gloire, ou si nous la donnerons à l'ennemi.

Il parla ainsi, et Mèrionès, semblable au rapide Arès, s'élança du côté où Idoméneus ordonnait d'aller. Et dès que les Troiens eurent vu Idoméneus, semblable à la flamme par son courage, avec son compagnon brillant sous ses armes, s'exhortant les uns les autres, ils se jetèrent sur lui. Et le combat fut égal entre eux tous devant les poupes des nefs.

De même que les vents tempétueux, en un jour de sécheresse, soulèvent par les chemins de grands tourbillons de poussière, de même tous se ruèrent dans une mêlée furieuse afin de s'entretuer de l'airain aigu. Et la multitude des guerriers se hérissa de longues lances qui perçaient la chair des combattants. Et la splendeur de l'airain, des casques étincelants, des cuirasses polies et des boucliers, éblouissait les yeux. Et il eût été impitoyable celui qui, loin de s'attrister de ce combat, s'en fût réjoui.

Et les deux fils puissants de Kronos, dans leur volonté contraire, accablaient ainsi les héros de lourdes calamités. Zeus voulait donner la victoire à Hektôr et aux Troiens, afin d'honorer Akhilleus aux pieds rapides; et il ne voulait pas détruire les tribus Akhaiennes devant Ilios, mais honorer Thétis et son fils magnanime. Et Poseidaôn, sorti en secret de la blanche mer, encourageait les Akhaiens, et il gémissait de les voir domptés par les Troiens, et il s'irritait contre Zeus. Et tous deux avaient la même origine et le même père, mais Zeus était le plus âgé et savait plus de choses. Et c'est pourquoi Poseidaôn ne secourait point ouvertement les Argiens, mais, sous la forme d'un guerrier, parcourait l'armée en les encourageant.

Et tous deux avaient étendu également sur l'un et l'autre parti les chaînes du combat violent et de la guerre désastreuse, chaînes infrangibles, indissolubles, et qui rompaient les genoux d'un grand nombre de héros.

Et Idoméneus, bien qu'à demi blanc de vieillesse, exhortant les Danaens, bondit sur les Troiens qu'il fit reculer. Et il tua Othryoneus de Kabèsos qui, venu récemment, attiré par le bruit de la guerre, demandait Kassandrè, la plus belle des filles de Priamos. Et il n'offrait point de présents, mais il avait promis de repousser les fils des Akhaiens loin de Troiè. Et le vieillard Priamos avait juré de lui donner sa fille, et, sur cette promesse, il combattait bravement. Et, comme il s'avançait avec fierté, Idoméneus le frappa de sa lance étincelante, et la cuirasse d'airain ne résista point au coup qui pénétra au milieu du ventre. Et il tomba avec bruit, et Idoméneus s'écria en l'insultant:

— Othryoneus! je te proclame le premier des hommes si tu tiens la parole donnée au Dardanide Priamos. Il t'a promis sa fille, et c'est nous qui accomplirons sa promesse. Et nous te donnerons la plus belle des filles d'Agamemnôn, venue d'Argos pour t'épouser, si tu veux avec nous détruire la ville bien peuplée d'Ilios. Mais suis-nous dans les nefs qui traversent la mer, afin de convenir de tes noces, car nous aussi, nous sommes d'excellents beaux-pères!

Et le héros Idoméneus parla ainsi, et il le traînait par un pied à travers la mêlée. Et, pour venger Othryoneus, Asios accourut, à pied devant son char, et ses chevaux, retenus par leur conducteur, soufflaient sur ses épaules. Et il désirait percer Idoméneus, mais celui-ci l'atteignit le premier, de sa lance, dans la gorge, sous le menton. Et la lance passa au travers du cou, et Asios tomba comme un chêne ou comme un peuplier, ou comme un pin élevé que des constructeurs de nefs, sur les montagnes, coupent de leurs haches récemment aiguisées. Ainsi le guerrier gisait étendu devant ses chevaux et son char, grinçant des dents et saisissant la poussière sanglante. Et le conducteur, éperdu, ne songeait pas à éviter l'ennemi en faisant retourner les chevaux. Et le brave Antilokhos le frappa de sa lance, et la cuirasse d'airain ne résista pas au coup qui pénétra au milieu du ventre. Et l'homme tomba, expirant, du char habilement fait, et le fils du magnanime Nestôr, Antilokhos, entraîna les chevaux du côté des Akhaiens aux belles knèmides.

Et Dèiphobos, triste de la mort d'Asios, s'approchant d'Idoméneus, lui lança sa pique étincelante. Mais Idoméneus, l'ayant aperçue, évita la pique d'airain en se couvrant de son bouclier d'une rondeur égale fait de peaux de boeuf et d'airain brillant, et qu'il portait à l'aide de deux manches. Et il en était entièrement couvert, et l'airain vola par-dessus, effleurant le bouclier qui résonna. Mais la lance ne s'échappa point en vain d'une main vigoureuse, et, frappant Hypsènôr Hippaside, prince des peuples, elle s'enfonça dans son foie et rompit ses genoux. Et Dèiphobos cria en se glorifiant:

— Asios ne mourra pas non vengé, et, en allant aux portes solides d'Aidès, il se réjouira dans son brave coeur, car je lui ai donné un compagnon.

Il parla ainsi, et ses paroles orgueilleuses emplirent les Argiens de douleur, et surtout le brave Antilokhos. Mais, bien qu'attristé, il n'oublia point son compagnon, et, courant tout autour, il le couvrit de son bouclier. Et deux autres compagnons bien-aimés de Hypsènôr, Mékisteus et le divin Alastôr, l'emportèrent en gémissant dans les nefs creuses.

Et Idoméneus ne laissait point reposer son courage, et il désirait toujours envelopper quelque Troien de la nuit noire, ou tomber lui-même en sauvant les Akhaiens de leur ruine. Alors périt le fils bien-aimé d'Aisyétas nourri par Zeus, le héros Alkathoos, gendre d'Ankhisès. Et il avait épousé Hippodaméia, l'aînée des filles d'Ankhisès, très chère, dans leur demeure, à son père et à sa mère vénérable. Et elle l'emportait sur toutes ses compagnes par la beauté, l'habileté aux travaux et la prudence et c'est pourquoi un grand chef l'avait épousée dans la large Troiè. Et Poseidaôn dompta Alkathoos par les mains d'Idoméneus. Et il éteignit ses yeux étincelants, et il enchaîna ses beaux membres, de façon à ce qu'il ne pût ni fuir ni se détourner, mais que, tout droit comme une colonne ou un arbre élevé, il reçût au milieu de la poitrine la lance du héros Idoméneus. Et sa cuirasse d'airain, qui éloignait de lui la mort, résonna, rompue par la lance. Et sa chute retentit, et la pointe d'airain, dans son coeur qui palpitait, remua jusqu'à ce que le rude Arès eût épuisé la force de la lance. Et Idoméneus cria d'une voix terrible en se glorifiant:

Chargement de la publicité...