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L'Iliade

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— Père Zeus! certes, tu causes de grands maux aux hommes. L'Atréide n'eût jamais excité la colère dans ma poitrine, et il ne m'eût jamais enlevé cette jeune femme contre ma volonté dans un mauvais dessein, si Zeus n'eût voulu donner la mort à une foule d'Akhaiens. Maintenant, allez manger, afin que nous combattions.

Il parla ainsi, et il rompit aussitôt l'agora, et tous se dispersèrent, chacun vers sa nef. Et les magnanimes Myrmidones emportèrent les présents vers la nef du divin Akhilleus, et ils les déposèrent dans les tentes, faisant asseoir les femmes et liant les chevaux auprès des chevaux.

Et dès que Breisèis, semblable à Aphroditè d'or, eut vu Patroklos percé de l'airain aigu, elle se lamenta en l'entourant de ses bras, et elle déchira de ses mains sa poitrine, son cou délicat et son beau visage. Et la jeune femme, semblable aux déesses, dit en pleurant:

— O Patroklos, si doux pour moi, malheureuse! Je t'ai laissé vivant quand je quittai cette tente, et voici que je te retrouve mort, prince des peuples! Pour moi le mal suit le mal. L'homme à qui mon père et ma mère vénérable m'avaient donnée, je l'ai vu, devant sa ville, percé de l'airain aigu. Et mes trois frères, que ma mère avait enfantés, et que j'aimais, trouvèrent aussi leur jour fatal. Et tu ne me permettais point de pleurer, quand le rapide Akhilleus eut tué mon époux et renversé la ville du divin Mynès, et tu me disais que tu ferais de moi la jeune épouse du divin Akhilleus, et que tu me conduirais sur tes nefs dans la Phthiè, pour y faire le festin nuptial au milieu des Myrmidones. Aussi toi qui étais si doux, je pleurerai toujours ta mort.

Elle parla ainsi, en pleurant. Et les autres jeunes femmes gémissaient, semblant pleurer sur Patroklos, et déplorant leurs propres misères.

Et les princes vénérables des Akhaiens, réunis autour d'Akhilleus, le suppliaient de manger, mais il ne le voulait pas:

— Je vous conjure, si mes chers compagnons veulent m'écouter, de ne point m'ordonner de boire et de manger, car je suis en proie à une amère douleur. Je puis attendre jusqu'au coucher de Hélios.

Il parla ainsi et renvoya les autres rois, sauf les deux Atréides, le divin Odysseus, Nestôr, Idoméneus et le vieux cavalier Phoinix, qui restèrent pour charmer sa tristesse. Mais rien ne devait le consoler, avant qu'il se fût jeté dans la mêlée sanglante. Et le souvenir renouvelait ses gémissements, et il disait:

— Certes, autrefois, ô malheureux, le plus cher de mes compagnons, tu m'apprêtais toi-même, avec soin, un excellent repas, quand les Akhaiens portaient la guerre lamentable aux Troiens dompteurs de chevaux. Et, maintenant, tu gîs, percé par l'airain, et mon coeur, plein du regret de ta mort, se refuse à toute nourriture. Je ne pourrais subir une douleur plus amère, même si j'apprenais la mort de mon père qui, peut-être, dans la Phthiè, verse en ce moment des larmes, privé du secours de son fils, tandis que, sur une terre étrangère je combats les Troiens dompteurs de chevaux pour la cause de l'exécrable Hélénè; ou même, si je regrettais mon fils bien-aimé, qu'on élève à Skyros, Néoptolémos semblable à un dieu, s'il vit encore. Autrefois, j'espérais dans mon coeur que je mourrais seul devant Troiè, loin d'Argos féconde en chevaux, et que tu conduirais mon fils, de Skyros vers la Phthiè, sur ta nef rapide; et que tu lui remettrais mes domaines, mes serviteurs et ma haute et grande demeure. Car je pense que Pèleus n'existe plus, ou que, s'il traîne un reste de vie, il attend, accablé par l'affreuse vieillesse, qu'on lui porte la triste nouvelle de ma mort.

Il parla ainsi en pleurant, et les princes vénérables gémirent, chacun se souvenant de ce qu'il avait laissé dans ses demeures. Et le Kroniôn, les voyant pleurer, fut saisi de compassion, et il dit à Athènè ces paroles ailées:

— Ma fille, délaisses-tu déjà ce héros? Akhilleus n'est-il plus rien dans ton esprit? Devant ses nefs aux antennes dressées, il est assis, gémissant sur son cher compagnon. Les autres mangent, et lui reste sans nourriture. Va! verse dans sa poitrine le nektar et la douce ambroisie, pour que la faim ne l'accable point.

Et, parlant ainsi, il excita Athènè déjà pleine d'ardeur. Et, semblable à l'aigle marin aux cris perçants, elle sauta de l'Ouranos dans l'aithèr; et tandis que les Akhaiens s'armaient sous les tentes, elle versa dans la poitrine d'Akhilleus le nektar et l'ambroisie désirable, pour que la faim mauvaise ne rompit pas ses genoux. Puis, elle retourna dans la solide demeure de son père très puissant, et les Akhaiens se répandirent hors des nefs rapides.

De même que les neiges épaisses volent dans l'air, refroidies par le souffle impétueux de l'aithéréen Boréas, de même, hors des nefs, se répandaient les casques solides et resplendissants, et les boucliers bombés, et les cuirasses épaisses, et les lances de frêne. Et la splendeur en montait dans l'Ouranos, et toute la terre, au loin, riait de l'éclat de l'airain, et retentissait du trépignement des pieds des guerriers. Et, au milieu d'eux, s'armait le divin Akhilleus; et ses dents grinçaient, et ses yeux flambaient comme le feu, et une affreuse douleur emplissait son coeur; et, furieux contre les Troiens, il se couvrit des armes que le dieu Hèphaistos lui avait faites. Et, d'abord, il attacha autour de ses jambes, par des agrafes d'argent, les belles knèmides. Puis il couvrit sa poitrine de la cuirasse. Il suspendit l'épée d'airain aux clous d'argent à ses épaules, et il saisit le bouclier immense et solide d'où sortait une longue clarté, comme de Sélénè. De même que la splendeur d'un ardent incendie apparaît de loin, sur la mer, aux matelots, et brûle, dans un enclos solitaire, au faîte des montagnes, tandis que les rapides tempêtes, sur la mer poissonneuse, les emportent loin de leurs amis; de même l'éclat du beau et solide bouclier d'Akhilleus montait dans l'air. Et il mit sur sa tête le casque lourd. Et le casque à crinière luisait comme un astre, et les crins d'or que Hèphaistos avait posés autour se mouvaient par masses. Et le divin Akhilleus essaya ses armes, présents illustres, afin de voir si elles convenaient à ses membres. Et elles étaient comme des ailes qui enlevaient le prince des peuples. Et il retira de l'étui la lance paternelle, lourde, immense et solide, que ne pouvait soulever aucun des Akhaiens, et que, seul, Akhilleus savait manier; la lance Pèliade que, du faîte du Pèlios, Khirôn avait apportée à Pèleus, pour le meurtre des héros.

Et Automédôn et Alkimos lièrent les chevaux au joug avec de belles courroies; ils leur mirent les freins dans la bouche, et ils raidirent les rênes vers le siège du char. Et Automédôn y monta, saisissant d'une main habile le fouet brillant, et Akhilleus y monta aussi, tout resplendissant sous ses armes, comme le matinal Hypérionade, et il dit rudement aux chevaux de son père:

— Xanthos et Balios, illustres enfants de Podargè, ramenez cette fois votre conducteur parmi les Danaens, quand nous serons rassasiés du combat, et ne l'abandonnez point mort comme Patroklos.

Et le cheval aux pieds rapides, Xanthos, lui parla sous le joug; et il inclina la tête, et toute sa crinière. flottant autour du timon, tombait jusqu'à terre. Et la déesse Hèrè aux bras blancs lui permit de parler:

— Certes, nous te sauverons aujourd'hui, très brave Akhilleus; cependant, ton dernier jour approche. Ne nous en accuse point, mais le grand Zeus et la moire puissante. Ce n'est ni par notre lenteur, ni par notre lâcheté que les Troiens ont arraché tes armes des épaules de Patroklos. C'est le dieu excellent que Lètô aux beaux cheveux a enfanté, qui, ayant tué le Ménoitiade au premier rang, a donné la victoire à Hektôr. Quand notre course serait telle que le souffle de Zéphyros, le plus rapide des vents, tu n'en tomberais pas moins sous les coups d'un dieu et d'un homme.

Et comme il parlait, les Érinnyes arrêtèrent sa voix, et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit, furieux:

— Xanthos, pourquoi m'annoncer la mort? Que t'importe? Je sais que ma destinée est de mourir ici, loin de mon père et de ma mère, mais je ne m'arrêterai qu'après avoir assouvi les Troiens de combats.

Il parla ainsi, et, avec de grands cris, il poussa aux premiers rangs les chevaux aux sabots massifs.

Chant 20

Auprès des nefs aux poupes recourbées, et autour de toi, fils de Pèleus, les Akhaiens insatiables de combats s'armaient ainsi, et les Troiens, de leur côté, se rangeaient sur la hauteur de la plaine.

Et Zeus ordonna à Thémis de convoquer les dieux à l'agora, de toutes les cimes de l'Olympos. Et celle-ci, volant çà et là, leur commanda de se rendre à la demeure de Zeus. Et aucun des fleuves n'y manqua, sauf Okéanos; ni aucune des nymphes qui habitent les belles forêts, et les sources des fleuves et les prairies herbues. Et tous les dieux vinrent s'asseoir, dans la demeure de Zeus qui amasse les nuées, sous les portiques brillants que Hèphaistos avait habilement construits pour le père Zeus. Et ils vinrent tous; et Poseidaôn, ayant entendu la déesse, vint aussi de la mer; et il s'assit au milieu d'eux, et il interrogea la pensée de Zeus:

— Pourquoi, ô foudroyant, convoques-tu de nouveau les dieux à l'agora? Serait-ce pour délibérer sur les Troiens et les Akhaiens? Bientôt, en effet, ils vont engager la bataille ardente.

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi:

— Tu as dit, Poseidaôn, dans quel dessein je vous ai tous réunis, car ces peuples périssables m'occupent en effet. Assis au faîte de l'Olympos, je me réjouirai en les regardant combattre, mais vous, allez tous vers les Troiens et les Akhaiens. Secourez les uns ou les autres, selon que votre coeur vous y poussera; car si Akhilleus combat seul et librement les Troiens, jamais ils ne soutiendront la rencontre du rapide Pèléiôn. Déjà, son aspect seul les a épouvantés; et, maintenant qu'il est plein de fureur à cause de son compagnon, je crains qu'il renverse les murailles d'Ilios, malgré le destin.

Le Kroniôn parla, suscitant une guerre inéluctable. Et tous les dieux, opposés les uns aux autres, se préparèrent au combat. Et, du côté des nefs, se rangèrent Hèrè, et Pallas Athènè, et Poseidaôn qui entoure la terre, et Hermès utile et plein de sagesse, et Hèphaistos, boiteux et frémissant dans sa force. Et, du côté des Troiens, se rangèrent Arès aux armes mouvantes, et Phoibos aux longs cheveux, et Artémis joyeuse de ses flèches, et Lètô, et Xanthos, et Aphroditè qui aime les sourires.

Tant que les dieux ne se mêlèrent point aux guerriers, les Akhaiens furent pleins de confiance et d'orgueil, parce qu’Akhilleus avait reparu, après s'être éloigné longtemps du combat. Et la terreur rompit les genoux des Troiens quand ils virent le Pèléiôn aux pieds rapides, resplendissant sous ses armes et pareil au terrible Arès. Mais quand les dieux se furent mêlés aux guerriers, la violente Éris excita les deux peuples. Et Athènè poussa des cris, tantôt auprès du fossé creux, hors des murs, tantôt le long des rivages retentissants. Et Arès, semblable à une noire tempête, criait aussi, soit au faîte d'Ilios, en excitant les Troiens, soit le long des belles collines du Simoïs. Ainsi les dieux heureux engagèrent la mêlée violente entre les deux peuples.

Et le père des hommes et des dieux tonna longuement dans les hauteurs; et Poseidaôn ébranla la terre immense et les cimes des montagnes; et les racines de l'Ida aux nombreuses sources tremblèrent, et la ville des Troiens et les nefs des Akhaiens. Et le souterrain Aidôneus, le roi des morts, trembla, et il sauta, épouvanté, de son trône; et il cria, craignant que Poseidaôn qui ébranle la terre l'entr'ouvrît, et que les demeures affreuses et infectes, en horreur aux dieux eux-mêmes, fussent vues des mortels et des immortels: tant fut terrible le retentissement du choc des dieux.

Et Phoibos Apollôn, avec ses flèches empennées, marchait contre le roi Poseidaôn; et la déesse Athènè aux yeux clairs contre Arès, et Artémis, soeur de l'archer Apollôn, joyeuse de porter les sonores flèches dorées, contre Hèrè; et, contre Lètô, le sage et utile Hermès; et, contre Hèphaistos, le grand fleuve aux profonds tourbillons, que les dieux nomment Xanthos, et les hommes Skamandros. Ainsi les dieux marchaient contre les dieux.

Mais Akhilleus ne désirait rencontrer que le Priamide Hektôr dans la mêlée, et il ne songeait qu'à boire le sang du brave Priamide. Et Apollôn qui soulève les peuples excita Ainéias contre le Pèléide, et il le remplit d'une grande force, et semblable par la voix à Lykaôn, fils de Priamos, le fils de Zeus dit à Ainéias:

— Ainéias, prince des Troiens, où est la promesse que tu faisais aux rois d'Ilios de combattre le Pèléide Akhilleus?

Et Ainéias, lui répondant, parla ainsi:

— Priamide, pourquoi me pousses-tu à combattre l'orgueilleux Pèléiôn? Je ne tiendrais pas tête pour la première fois au rapide Akhilleus. Déjà, autrefois, de sa lance, il m'a chassé de l'Ida, quand, ravissant nos boeufs, il détruisit Lyrnessos et Pèdasos; mais Zeus me sauva, en donnant la force et la rapidité à mes genoux. Certes, je serais tombé sous les mains d'Akhilleus et d'Athènè qui marchait devant lui et l'excitait à tuer les Léléges et les Troiens, à l'aide de sa lance d'airain. Aucun guerrier ne peut lutter contre Akhilleus. Un des dieux est toujours auprès de lui qui le préserve. Ses traits vont droit au but, et ne s'arrêtent qu'après s'être enfoncés dans le corps de l'homme. Si un dieu rendait le combat égal entre nous, il ne me dompterait pas aisément, bien qu'il se vante d'être tout entier d'airain.

Et le roi Apollôn, fils de Zeus, lui répondit:

— Héros, il t'appartient aussi d'invoquer les dieux éternels. On dit aussi, en effet, qu'Aphroditè, fille de Zeus, t'a enfanté, et lui est né d'une déesse inférieure. Ta mère est fille de Zeus, et la sienne est fille du Vieillard de la mer. Pousse droit à lui l'airain indomptable, et que ses paroles injurieuses et ses menaces ne t'arrêtent pas.

Ayant ainsi parlé, il inspira une grande force au prince des peuples, qui courut en avant, armé de l'airain splendide. Mais le fils d'Ankhisès, courant au Pèléide à travers la mêlée des hommes, fut aperçu par Hèrè aux bras blancs, et celle-ci, réunissant les dieux, leur dit:

— Poseidaôn et Athènè, songez à ceci dans votre esprit: Ainéias, armé de l'airain splendide, court au Pèléide, et Phoibos Apollôn l'y excite. Allons, écartons ce dieu, et qu'un de nous assiste Akhilleus et lui donne la force et l'intrépidité. Qu'il sache que les plus puissants des immortels l'aiment, et que ce sont les plus faibles qui viennent en aide aux Troiens dans le combat. Tous, nous sommes descendus de l'Ouranos dans la mêlée, afin de le préserver des Troiens, en ce jour; et il subira ensuite ce que la destinée lui a filé avec le lin, depuis que sa mère l'a enfanté. Si Akhilleus, dans ce combat, ne ressent pas l'inspiration des dieux, il redoutera la rencontre d'un immortel, car l'apparition des dieux épouvante les hommes.

Et Poseidaôn qui ébranle la terre lui répondit:

— Hèrè, ne t'irrite point hors de raison, car cela ne te convient pas. Je ne veux point que nous combattions les autres dieux, étant de beaucoup plus forts qu'eux. Asseyons-nous hors de la mêlée, sur la colline, et laissons aux hommes le souci de la guerre. Si Arès commence le combat, ou Phoibos Apollôn, et s'ils arrêtent Akhilleus et l'empêchent d'agir, alors une lutte terrible s'engagera entre eux et nous, et je pense que, promptement vaincus, ils retourneront dans l'Ouranos, vers l'assemblée des immortels, rudement domptés par nos mains irrésistibles.

Ayant ainsi parlé, Poseidaôn aux cheveux bleus les précéda vers la muraille haute du divin Hèraklès. Athènè et les Troiens avaient autrefois élevé cette enceinte pour le mettre à l'abri de la Baleine, quand ce monstre le poursuivait du rivage dans la plaine. Là, Poseidaôn et les autres dieux s'assirent, s'étant enveloppés d'une épaisse nuée. Et, de leur côté, les immortels, défenseurs d'Ilios, s'assirent sur les collines du Simoïs, autour de toi, archer Apollôn, et de toi, Arès, destructeur des citadelles! Ainsi tous les dieux étaient assis, et ils méditaient, retardant le terrible combat, bien que Zeus, tranquille dans les hauteurs, les y eût excités.

Et toute la plaine était emplie et resplendissait de l'airain des chevaux et des hommes, et la terre retentissait sous les pieds des deux armées. Et, au milieu de tous, s'avançaient, prêts à combattre, Ainéias Ankhisiade et le divin Akhilleus. Et Ainéias marchait, menaçant, secouant son casque solide et portant devant sa poitrine son bouclier terrible, et brandissant sa lance d'airain. Et le Pèléide se ruait sur lui, comme un lion dangereux que toute une foule désire tuer. Et il avance, méprisant ses ennemis; mais, dès qu'un des jeunes hommes l'a blessé, il ouvre la gueule, et l'écume jaillit à travers ses dents, et son coeur rugit dans sa poitrine, et il se bat les deux flancs et les reins de sa queue, s'animant au combat. Puis, les yeux flambants, il bondit avec force droit sur les hommes, afin de les déchirer ou d'en être tué lui-même. Ainsi sa force et son orgueil poussaient Akhilleus contre le magnanime Ainéias. Et, quand ils se furent rencontrés, le premier, le divin Akhilleus aux pieds rapides parla ainsi:

— Ainéias, pourquoi sors-tu de la foule des guerriers? Désires-tu me combattre dans l'espoir de commander aux Troiens dompteurs de chevaux, avec la puissance de Priamos? Mais si tu me tuais, Priamos ne te donnerait point cette récompense, car il a des fils, et lui-même n'est pas insensé. Les Troiens, si tu me tuais, t'auraient-ils promis un domaine excellent où tu jouirais de tes vignes et de tes moissons? Mais je pense que tu le mériteras peu aisément, car déjà je t'ai vu fuir devant ma lance. Ne te souviens-tu pas que je t'ai précipité déjà des cimes Idaiennes, loin de tes boeufs, et que, sans te retourner dans ta fuite, tu te réfugias à Lyrnessos? Mais, l'ayant renversée, avec l'aide de Zeus et d'Athènè, j'en emmenai toutes les femmes qui pleuraient leur liberté. Zeus et les autres dieux te sauvèrent. Cependant, je ne pense pas qu'ils te sauvent aujourd'hui comme tu l'espères. Je te conseille donc de ne pas me tenir tête, et de rentrer dans la foule avant qu'il te soit arrivé malheur. L'insensé ne connaît son mal qu'après l'avoir subi.

Et Ainéias lui répondit:

— N'espère point, par des paroles, m'épouvanter comme un enfant, car moi aussi je pourrais me répandre en outrages. L'un et l'autre nous connaissons notre race et nos parents, sachant tous deux la tradition des anciens hommes, bien que tu n'aies jamais vu mes parents, ni moi les tiens. On dit que tu es le fils de l'illustre Pèleus et que ta mère est la nymphe marine Thétis aux beaux cheveux. Moi, je me glorifie d'être le fils du magnanime Ankhisès, et ma mère est Aphroditè. Les uns ou les autres, aujourd'hui, pleureront leur fils bien-aimé; car je ne pense point que des paroles enfantines nous éloignent du combat. Veux-tu bien connaître ma race, célèbre parmi la multitude des hommes? Zeus qui amasse les nuées engendra d'abord Dardanos, et celui-ci bâtit Dardaniè. Et la sainte Ilios, citadelle des hommes, ne s'élevait point encore dans la plaine, et les peuples habitaient aux pieds de l'Ida où abondent les sources. Et Dardanos engendra le roi Érikhthonios, qui fut le plus riche des hommes. Dans ses marécages paissaient trois mille juments fières de leurs poulains. Et Boréas, sous la forme d'un cheval aux crins bleus, les aima et les couvrit comme elles paissaient, et elles firent douze poulines qui bondissaient dans les champs fertiles, courant sur la cime des épis sans les courber. Et quand elles bondissaient sur le large dos de la mer, elles couraient sur la cime des écumes blanches. Et Érikthonios engendra le roi des Troiens, Trôos. Et Trôos engendra trois fils irréprochables, Ilos, Assarakos et le divin Ganymèdès, qui fut le plus beau des hommes mortels, et que les dieux enlevèrent à cause de sa beauté, afin qu'il fût l'échanson de Zeus et qu'il habitât parmi les immortels. Et Ilos engendra l'illustre Laomédôn, et Laomédôn engendra Tithonos, Priamos, Lampos, Klytios et Hikétaôn, nourrisson d'Arès. Mais Assarakos engendra Kapys, qui engendra Ankhisès, et Ankhisès m'a engendré, comme Priamos a engendré le divin Hektôr. Je me glorifie de ce sang et de cette race. Zeus, comme il le veut, augmente ou diminue la vertu des hommes, étant le plus puissant. Mais, debout dans la mêlée, ne parlons point plus longtemps comme de petits enfants. Nous pourrions aisément amasser plus d'injures que n'en porterait une nef à cent avirons. La langue des hommes est rapide et abonde en discours qui se multiplient de part et d'autre, et tout ce que tu diras, tu pourras l'entendre. Faut-il que nous luttions d'injures et d'outrages, comme des femmes furieuses qui combattent sur une place publique à coups de mensonges et de vérités, car la colère les mène? Les paroles ne me feront pas reculer avant que tu n'aies combattu. Agis donc promptement, et goûtons tous deux de nos lances d'airain.

Il parla ainsi, et il poussa violemment la lance d'airain contre le terrible bouclier, dont l'orbe résonna sous le coup. Et le Pèléide, de sa main vigoureuse, tendit le bouclier loin de son corps, craignant que la longue lance du magnanime Ainéias passât au travers. L'insensé ne songeait pas que les présents glorieux des dieux résistent aisément aux forces des hommes.

La forte lance du belliqueux Ainéias ne traversa point le bouclier, car l'or, présent d'un dieu, arrêta le coup, qui perça deux lames. Et il y en avait encore trois que le Boiteux avait disposées ainsi: deux lames d'airain par-dessus, deux lames d'étain au-dessous, et, au milieu, une lame d'or qui arrêta la pique d'airain. Alors Akhilleus jeta sa longue lance, qui frappa le bord du bouclier égal d'Ainéias, là où l'airain et le cuir étaient le moins épais. Et la lance du Pèliade traversa le bouclier qui retentit. Et Ainéias le tendit loin de son corps, en se courbant, plein de crainte. Et la lance, par-dessus son dos, s'enfonça en terre, ayant rompu les deux lames du bouclier qui abritait le Troien. Et celui-ci resta épouvanté, et la douleur troubla ses yeux, quand il vit la grande lance enfoncée auprès de lui.

Et Akhilleus, arrachant de la gaîne son épée aiguë, se rua avec un cri terrible. Et Ainéias saisit un lourd rocher, tel que deux hommes de maintenant ne pourraient le porter; mais il le remuait aisément. Alors, Ainéias eût frappé Akhilleus, qui se ruait, soit au casque, soit au bouclier qui le préservait de la mort, et le Pèléide, avec l'épée, lui eût arraché l'âme, si Poseidaôn qui ébranle la terre ne s'en fût aperçu. Et aussitôt, il dit, au milieu des dieux immortels:

— Hélas! je gémis sur le magnanime Ainéias, qui va descendre chez Aidès, dompté par le Pèléide. L'archer Apollôn a persuadé l'insensé et ne le sauvera point. Mais, innocent qu'il est, pourquoi subirait-il les maux mérités par d'autres? N'a-t-il point toujours offert des présents agréables aux dieux qui habitent le large Ouranos? Allons! sauvons-le de la mort, de peur que le Kronide ne s'irrite si Akhilleus le tue. Sa destinée est de survivre, afin que la race de Dardanos ne périsse point, lui que le Kronide a le plus aimé parmi tous les enfants que lui ont donnés les femmes mortelles. Le Kroniôn est plein de haine pour la race de Priamos. La force d'Ainéias commandera sur les Troiens, et les fils de ses fils régneront, et ceux qui naîtront dans les temps à venir.

Et la vénérable Hèrè aux yeux de boeuf lui répondit:

— Poseidaôn, vois s'il te convient, dans ton esprit, de sauver Ainéias ou de laisser le Pèléide Akhilleus le tuer; car nous avons souvent juré, moi et Pallas Athènè, au milieu des dieux, que jamais nous n'éloignerions le jour fatal d'un Troien, même quand Troiè brûlerait tout entière dans le feu allumé par les fils des Akhaiens.

Et, dès que Poseidaôn qui ébranle la terre eut entendu ces paroles, il se jeta dans la mêlée, à travers le retentissement des lances, jusqu'au lieu où se trouvaient Ainéias et Akhilleus. Et il couvrit d'un brouillard les yeux du Pèléide; et, arrachant du bouclier du magnanime Ainéias la lance à pointe d'airain, il la posa aux pieds d'Akhilleus. Puis, il enleva de terre Ainéias; et celui-ci franchit les épaisses masses de guerriers et de chevaux, poussé par la main du dieu. Et quand il fut arrivé aux dernières lignes de la bataille, là où les Kaukônes s'armaient pour le combat, Poseidaôn qui ébranle la terre, s'approchant, lui dit ces paroles ailées:

— Ainéias, qui d'entre les dieux t'a persuadé, insensé, de combattre Akhilleus, qui est plus fort que toi et plus cher aux immortels? Recule quand tu le rencontreras, de peur que, malgré la moire, tu descendes chez Aidès. Mais, quand Akhilleus aura subi la destinée et la mort, ose combattre aux premiers rangs, car aucun autre des Akhaiens ne te tuera.

Ayant ainsi parlé, il le quitta. Puis, il dispersa l'épais brouillard qui couvrait les yeux d'Akhilleus, et celui-ci vit tout clairement de ses yeux, et, plein de colère, il dit dans son esprit:

— Ô dieux! certes, voici un grand prodige. Ma lance gît sur la terre, devant moi, et je ne vois plus le guerrier contre qui je l'ai jetée et que je voulais tuer! Certes, Ainéias est cher aux dieux immortels. Je pensais qu'il s'en vantait faussement. Qu'il vive! Il n'aura plus le désir de me braver, maintenant qu'il a évité la mort. Mais, allons! j'exhorterai les Danaens belliqueux et j'éprouverai la force des autres Troiens.

Il parla ainsi, et il courut à travers les rangs, commandant à chaque guerrier:

— Ne restez pas plus longtemps loin de l'ennemi, divins Akhaiens! Marchez, homme contre homme, et prêts au combat. Il m'est difficile, malgré ma force, de poursuivre et d'attaquer seul tant de guerriers; ni Arès, bien qu'il soit un dieu immortel, ni Athènè, n'y suffiraient. Je vous aiderai de mes mains, de mes pieds, de toute ma vigueur, sans jamais faiblir; et je serai partout, au travers de la mêlée; et je ne pense pas qu'aucun Troien se réjouisse de rencontrer ma lance.

Il parla ainsi, et, de son côté, l'illustre Hektôr animait les
Troiens, leur promettant qu'il combattrait Akhilleus:

— Troiens magnanimes, ne craignez point Akhilleus. Moi aussi, avec des paroles, je combattrais jusqu'aux immortels; mais, avec la lance, ce serait impossible, car ils sont les plus forts. Akhilleus ne réussira point dans tout ce qu'il dit. S'il accomplit une de ses menaces, il n'accomplira point l'autre. Je vais marcher contre lui, quand même il serait tel que le feu par ses mains. Oui! quand même il serait tel que le feu par ses mains, quand il serait par sa vigueur tel que le feu ardent.

Il parla ainsi, et aussitôt les Troiens tendirent leurs lances, et ils se serrèrent, et une grande clameur s'éleva. Mais Phoibos Apollôn s'approcha de Hektôr et lui dit:

— Hektôr, ne sors point des rangs contre Akhilleus. Reste dans le tumulte de la mêlée, de peur qu'il te perce de la lance ou de l'épée, de loin ou de près.

Il parla ainsi, et le Priamide rentra dans la foule des guerriers, plein de crainte, dès qu'il eut entendu la voix du dieu.

Et Akhilleus, vêtu de courage et de force, se jeta sur les Troiens en poussant des cris horribles. Et il tua d'abord le brave Iphitiôn Otryntéide, chef de nombreux guerriers, et que la nymphe Nèis avait conçu du destructeur de citadelles Otrynteus, sous le neigeux Tmôlos, dans la fertile Hydè. Comme il se ruait en avant, le divin Akhilleus le frappa au milieu de la tête, et celle-ci se fendit en deux, et Iphitiôn tomba avec bruit, et le divin Akhilleus se glorifia ainsi:

— Te voilà couché sur la terre, Otryntéide, le plus effrayant des hommes! Tu es mort ici, toi qui es né non loin du lac Gygaios où est ton champ paternel, sur les bords poissonneux du Hyllos et du Hermos tourbillonnant.

Il parla ainsi, triomphant, et le brouillard couvrit les yeux de Iphitiôn, que les chars des Akhaiens déchirèrent de leurs roues aux premiers rangs. Et, après lui, Akhilleus tua Dèmoléôn, brave fils d'Antènôr. Et il lui rompit la tempe à travers le casque d'airain, et le casque d'airain n'arrêta point le coup, et la pointe irrésistible brisa l'os en écrasant toute la cervelle. Et c'est ainsi qu'Akhilleus tua Dèmoléôn qui se ruait sur lui.

Et comme Hippodamas, sautant de son char, fuyait, Akhilleus le perça dans le dos d'un coup de lance. Et le Troien rendit l'âme en mugissant comme un taureau que des jeunes hommes entraînent à l'autel du dieu de Hélikè, de Poseidaôn qui se réjouit du sacrifice. Et c'est ainsi qu'il mugissait et que son âme abandonna ses ossements.

Puis Akhilleus poursuivit de sa lance le divin Polydôros Priamide, à qui son père ne permettait point de combattre, étant le dernier- né de ses enfants et le plus aimé de tous. Et il surpassait tous les hommes à la course. Et il courait, dans une ardeur de jeunesse, fier de son agilité, parmi les premiers combattants; mais le divin Akhilleus, plus rapide que lui, le frappa dans le dos, là où les agrafes d'or attachaient le baudrier sur la double cuirasse. Et la pointe de la lance le traversa jusqu'au nombril, et il tomba, hurlant, sur les genoux; et une nuée noire l'enveloppa, tandis que, courbé sur la terre, il retenait ses entrailles à pleines mains.

Hektôr, voyant son frère Polydôros renversé et retenant ses entrailles avec ses mains, sentit un brouillard sur ses yeux, et il ne put se résoudre à combattre plus longtemps de loin, et il vint à Akhilleus, secouant sa lance aiguë et semblable à la flamme. Et Akhilleus le vit, et bondit en avant, et dit en triomphant:

— Voici donc l'homme qui m'a déchiré le coeur et qui a tué mon irréprochable compagnon! Ne nous évitons pas plus longtemps dans les détours de la mêlée.

Il parla ainsi, et, regardant le divin Hektôr d'un oeil sombre, il dit:

— Viens! approche, afin de mourir plus vite!

Et Hektôr au casque mouvant lui répondit sans crainte:

— Pèléide, n'espère point m'épouvanter par des paroles comme un petit enfant. Moi aussi je pourrais parler injurieusement et avec orgueil. Je sais que tu es brave et que je ne te vaux pas; mais nos destinées sont sur les genoux des dieux. Bien que je sois moins fort que toi, je t'arracherai peut-être l'âme d'un coup de ma lance. Elle aussi, elle a une pointe perçante.

Il parla ainsi, et, secouant sa lance, il la jeta; mais Athènè, d'un souffle, l'écarta de l'illustre Akhilleus, et la repoussa vers le divin Hektôr, et la fit tomber à ses pieds. Et Akhilleus, furieux, se rua pour le tuer, en jetant des cris horribles; mais Apollôn enleva aisément le Priamide, comme le peut un dieu; et il l'enveloppa d'une épaisse nuée. Et trois fois le divin Akhilleus aux pieds rapides, se précipitant, perça cette nuée épaisse de sa lance d'airain. Et, une quatrième fois, semblable à un daimôn, il se rua en avant, et il cria ces paroles outrageantes:

— Chien! de nouveau tu échappes à la mort. Elle t'a approché de près, mais Phoibos Apollôn t'a sauvé, lui à qui tu fais des voeux quand tu marches à travers le retentissement des lances. Je te tuerai, si je te rencontre encore, et si quelque dieu me vient en aide. Maintenant, je poursuivrai les autres Troiens.

Ayant ainsi parlé, il perça Dryops au milieu de la gorge, et l'homme tomba à ses pieds, et il l'abandonna. Puis, il frappa de sa lance, au genou, le large et grand Démokhos Philétoride; puis, avec sa forte épée, il lui arracha l'âme. Et, courant sur Laogonos et Dardanos, fils de Bias, il les renversa tous deux de leur char, l'un d'un coup de lance, l'autre d'un coup d'épée.

Et Trôos Alastoride, pensant qu'Akhilleus l'épargnerait, ne le tuerait point et le prendrait vivant, ayant pitié de sa jeunesse, vint embrasser ses genoux. Et l'insensé ne savait pas que le Pèléide était inexorable, et qu'il n'était ni doux, ni tendre, mais féroce. Et comme le Troien embrassait ses genoux en le suppliant, Akhilleus lui perça le foie d'un coup d'épée et le lui arracha. Un sang noir jaillit du corps de Trôos, et le brouillard de la mort enveloppa ses yeux.

Et Akhilleus perça Moulios d'un coup de lance, de l'une à l'autre oreille. Et de son épée à lourde poignée il fendit par le milieu la tête de l'Agènôride Ekheklos; et l'épée fuma ruisselante de sang, et la noire mort et la moire violente couvrirent ses yeux.

Et il frappa Deukaliôn là où se réunissent les nerfs du coude. La pointe d'airain lui engourdit le bras, et il resta immobile, voyant la mort devant lui. Et Akhilleus, d'un coup d'épée, lui enleva la tête, qui tomba avec le casque. La moelle jaillit des vertèbres, et il resta étendu contre terre.

Puis, Akhilleus se jeta sur le brave Rhigmos, fils de Peireus, qui était venu de la fertile Thrèkè. Et il le perça de sa lance dans le ventre, et l'homme tomba de son char. Et comme Aréithoos, compagnon de Rhigmos, faisait retourner les chevaux, Akhilleus, le perçant dans le dos d'un coup de lance, le renversa du char; et les chevaux s'enfuirent épouvantés.

De même qu'un vaste incendie gronde dans les gorges profondes d'une montagne aride, tandis que l'épaisse forêt brûle et que le vent secoue et roule la flamme; de même Akhilleus courait, tel qu'un daimôn, tuant tous ceux qu'il poursuivait, et la terre noire ruisselait de sang.

De même que deux boeufs au large front foulent, accouplés, l'orge blanche dans une aire arrondie, et que les tiges frêles laissent échapper les graines sous les pieds des boeufs qui mugissent; de même, sous le magnanime Akhilleus, les chevaux aux sabots massifs foulaient les cadavres et les boucliers. Et tout l'essieu était inondé de sang, et toutes les parois du char ruisselaient des gouttes de sang qui jaillissaient des roues et des sabots des chevaux. Et le Pèléide était avide de gloire, et le sang souillait ses mains inévitables.

Chant 21

Et quand les Troiens furent arrivés au gué du fleuve au beau cours, du Xanthos tourbillonnant qu'engendra l'immortel Zeus, le Pèléide, partageant leurs phalanges, les rejeta dans la plaine, vers la ville, là où les Akhaiens fuyaient, la veille, bouleversés par la fureur de l'illustre Hektôr.

Et les uns se précipitaient çà et là dans leur fuite, et, pour les arrêter, Hèrè répandit devant eux une nuée épaisse; et les autres roulaient dans le fleuve profond aux tourbillons d'argent. Ils y tombaient avec un grand bruit, et les eaux et les rives retentissaient, tandis qu'ils nageaient çà et là, en poussant des cris, au milieu des tourbillons.

De même que des sauterelles volent vers un fleuve, chassées par l'incendie, et que le feu infatigable éclate brusquement avec plus de violence, et qu'elles se jettent, épouvantées, dans l'eau; de même, devant Akhilleus, le cours retentissant du Xanthos aux profonds tourbillons s'emplissait confusément de chevaux et d'hommes.

Et le divin Akhilleus, laissant sa lance sur le bord, appuyée contre un tamaris, et ne gardant que son épée, sauta lui-même dans le fleuve, semblable à un daimôn, et méditant un oeuvre terrible. Et il frappait tout autour de lui; et il excitait de l'épée les gémissements des blessés, et le sang rougissait l'eau.

De même que les poissons qui fuient un grand dauphin emplissent, épouvantés, les retraites secrètes des baies tranquilles, tandis qu'il dévore tous ceux qu'il saisit; de même les Troiens, à travers le courant impétueux du fleuve, se cachaient sous les rochers. Et quand Akhilleus fut las de tuer, il tira du fleuve douze jeunes hommes vivants qui devaient mourir, en offrande à Patroklos Ménoitiade. Et les retirant du fleuve, tremblants comme des faons, il leur lia les mains derrière le dos avec les belles courroies qui retenaient leurs tuniques retroussées, et les remit à ses compagnons pour être conduits aux nefs creuses. Puis, il se rua en avant pour tuer encore.

Et il aperçut un fils du Dardanide Priamos, Lykaôn, qui sortait du fleuve. Et il l'avait autrefois enlevé, dans une marche de nuit, loin du verger de son père. Et Lykaôn taillait avec l'airain tranchant les jeunes branches d'un figuier pour en faire les deux hémicycles d'un char. Et le divin Akhilleus survint brusquement pour son malheur, et, l'emmenant sur ses nefs, il le vendit à Lemnos bien bâtie, et le fils de Jèsôn l'acheta. Et Êétiôn d'Imbros, son hôte, l'ayant racheté à grand prix, l'envoya dans la divine Arisbè, d'où il revint en secret dans la demeure paternelle. Et, depuis onze jours, il se réjouissait avec ses amis, étant revenu de Lemnos, et, le douzième, un dieu le rejeta aux mains d'Akhilleus, qui devait l'envoyer violemment chez Aidès. Et dès que le divin Akhilleus aux pieds rapides l'eut reconnu qui sortait nu du fleuve, sans casque, sans bouclier et sans lance, car il avait jeté ses armes, étant rompu de fatigue et couvert de sueur, aussitôt le Pèléide irrité se dit dans son esprit magnanime:

— Ô dieux! certes, voici un grand prodige. Sans doute aussi les Troiens magnanimes que j'ai tués se relèveront des ténèbres noires, puisque celui-ci, que j'avais vendu dans la sainte Lemnos, reparaît, ayant évité la mort. La profondeur de la blanche mer qui engloutit tant de vivants ne l'a point arrêté. Allons! il sentira la pointe de ma lance, et je verrai et je saurai s'il s'évadera de même, et si la terre féconde le retiendra, elle qui dompte le brave.

Il pensait ainsi, immobile. Et Lykaôn vint à lui, tremblant et désirant embrasser ses genoux, car il voulait éviter la mort mauvaise et la kèr noire. Et le divin Akhilleus leva sa longue lance pour le frapper; mais Lykaôn saisit ses genoux en se courbant, et la lance, avide de mordre la chair, par-dessus son dos s'enfonça en terre. Et, tenant d'une main la lance aiguë qu'il ne lâchait point, et de l'autre bras entourant les genoux d'Akhilleus, il le supplia par ces paroles ailées:

— J'embrasse tes genoux, Akhilleus! honore-moi, aie pitié de moi! Je suis ton suppliant, ô race divine! J'ai goûté sous ton toit les dons de Dèmètèr, depuis le jour où tu m'enlevas de nos beaux vergers pour me vendre, loin de mon père et de mes amis, dans la sainte Lemnos, où je te valu le prix de cent boeufs. Et je fus racheté pour trois fois autant. Voici le douzième jour, après tant de maux soufferts, que je suis rentré dans Ilios, et de nouveau la moire fatale me remet dans tes mains! Je dois être odieux au père Zeus, qui me livre à toi de nouveau. Sans doute elle m'a enfanté pour peu de jours ma mère Laothoè, fille du vieux Alteus qui commande aux belliqueux Léléges, et qui habite la haute Pèdasos sur les bords du fleuve Satnioïs. Et Priamos posséda Laothoè parmi toutes ses femmes, et elle eut deux fils, et tu les auras tués tous deux. En tête des hommes de pied tu as dompté Polydôros égal à un dieu, en le perçant de ta lance aiguë. Et voici que le malheur est maintenant sur moi, car je n'éviterai pas tes mains, puisqu'un dieu m'y a jeté. Mais je te le dis, et que mes paroles soient dans ton esprit: ne me tue point, puisque je ne suis pas le frère utérin de Hektôr, qui a tué ton compagnon doux et brave.

Et l'illustre fils de Priamos parla ainsi, suppliant; mais il entendit une voix inexorable:

— Insensé! ne parle plus jamais du prix de ton affranchissement. Avant le jour suprême de Patroklos, il me plaisait d'épargner les Troiens. J'en ai pris un grand nombre vivants et je les ai vendus. Maintenant, aucun des Troiens qu'un dieu me jettera dans les mains n'évitera la mort, surtout les fils de Priamos. Ami, meurs! Pourquoi gémir en vain? Patroklos est bien mort, qui valait beaucoup mieux que toi. Regarde! Je suis beau et grand, je suis né d'un noble père; une déesse m'a enfanté; et cependant la mort et la moire violente me saisiront, le matin, le soir ou à midi, et quelqu'un m'arrachera l'âme, soit d'un coup de lance, soit d'une flèche.

Il parla ainsi, et les genoux et le coeur manquèrent au Priamide. Et, lâchant la lance, il s'assit, les mains étendues. Et Akhilleus, tirant son épée aiguë, le frappa au cou, près de la clavicule, et l'airain entra tout entier. Lykaôn tomba sur la face; un sang noir jaillit et ruissela par terre. Et Akhilleus, le saisissant par les pieds, le jeta dans le fleuve, et il l'insulta en paroles rapides:

— Va! reste avec les poissons, qui boiront tranquillement le sang de ta blessure. Ta mère ne te déposera point sur le lit funèbre, mais le Skamandros tourbillonnant t'emportera dans la vaste mer, et quelque poisson, sautant sur l'eau, dévorera la chair blanche de Lykaôn dans la noire horreur de l'abîme. Périssez tous, jusqu'à ce que nous renversions la sainte Ilios! Fuyez, et moi je vous tuerai en vous poursuivant. Il ne vous sauvera point, le fleuve au beau cours, aux tourbillons d'argent, à qui vous sacrifiez tant de taureaux et tant de chevaux vivants que vous jetez dans ses tourbillons; mais vous périrez tous d'une mort violente, jusqu'à ce que vous ayez expié le meurtre de Patroklos et le carnage des Akhaiens que vous avez tués, moi absent, auprès des nefs rapides.

Il parla ainsi, et le fleuve irrité délibérait dans son esprit comment il réprimerait la fureur du divin Akhilleus et repousserait cette calamité loin des Troiens.

Et le fils de Pèleus, avec sa longue lance, sauta sur Astéropaios, fils de Pèlégôn, afin de le tuer. Et le large Axios engendra Pèlégôn, et il avait été conçu par l'aînée des filles d'Akessamènos, Périboia, qui s'était unie à ce fleuve aux profonds tourbillons. Et Akhilleus courait sur Astéropaios qui, hors du fleuve, l'attendait, deux lances aux mains; car le Xanthos, irrité à cause des jeunes hommes qu'Akhilleus avait égorgés dans ses eaux, avait inspiré la force et le courage au Pèlégonide. Et quand ils se furent rencontrés, le divin Pèléide aux pieds rapides lui parla ainsi:

— Qui es-tu parmi les hommes, toi qui oses m'attendre? Ce sont les fils des malheureux qui s'opposent à mon courage.

Et l'illustre fils de Pèlégôn lui répondit:

— Magnanime Pèléide, pourquoi demander quelle est ma race? Je viens de la Paioniè fertile et lointaine, et je commande les Paiones aux longues lances. Il y a onze jours que je suis arrivé dans Ilios. Je descends du large fleuve Axios qui répand ses eaux limpides sur la terre, et qui engendra l'illustre Pèlégôn; et on dit que Pèlégôn est mon père. Maintenant, divin Akhilleus, combattons!

Il parla ainsi, menaçant. Et le divin Akhilleus leva la lance Pèliade, et le héros Astéropaios, de ses deux mains à la fois, jeta ses deux lances; et l'une, frappant le bouclier, ne put le rompre, arrêtée par la lame d'or, présent d'un dieu; et l'autre effleura le coude du bras droit. Le sang noir jaillit, et l'arme, avide de mordre la chair, s'enfonça en terre. Alors Akhilleus lança sa pique rapide contre Astéropaios, voulant le tuer; mais il le manqua, et la pique de frêne, en frémissant, s'enfonça presque en entier dans le tertre du bord. Et le Pèléide, tirant son épée aiguë, se jeta sur Astéropaios qui s'efforçait d'arracher du rivage la lance d'Akhilleus. Et, trois fois, il l'ébranla pour l'arracher, et comme il allait, une quatrième fois, tenter de rompre la lance de frêne de l'Aiakide, celui-ci lui arracha l'âme, l'ayant frappé dans le ventre, au nombril. Et toutes les entrailles s'échappèrent de la plaie, et la nuit couvrit ses yeux. Et Akhilleus, se jetant sur lui, le dépouilla de ses armes, et dit, triomphant:

— Reste là, couché. Il n'était pas aisé pour toi de combattre les enfants du tout-puissant Kroniôn, bien que tu sois né d'un fleuve au large cours, et moi je me glorifie d'être de la race du grand Zeus. Pèleus Aiakide qui commande aux nombreux Myrmidones m'a engendré, et Zeus a engendré Aiakos. Autant Zeus est supérieur aux fleuves qui se jettent impétueusement dans la mer, autant la race de Zeus est supérieure à celle des fleuves. Voici un grand fleuve auprès de toi; qu'il te sauve, s'il peut. Mais il n'est point permis de lutter contre Zeus Kroniôn. Le roi Akhéloios lui-même ne se compare point à Zeus, ni la grande violence du profond Okéanos d'où sont issus toute la mer, tous les fleuves, toutes les fontaines et toutes les sources. Mais lui-même redoute la foudre du grand Zeus, l'horrible tonnerre qui prolonge son retentissement dans l'Ouranos.

Il parla ainsi, et arrachant du rivage sa lance d'airain, il le laissa mort sur le sable, et baigné par l'eau noire. Et les anguilles et les poissons l'environnaient, mangeant la graisse de ses reins. Et Akhilleus se jeta sur les cavaliers Paiones qui s'enfuirent le long du fleuve tourbillonnant, quand ils virent leur brave chef, dans le rude combat, tué d'un coup d'épée par les mains d'Akhilleus.

Et il tua Thersilokos, et Mydôn, et Astypylos, et Mnèsos, et Thrasios, et Ainios, et Orphélestès. Et le rapide Akhilleus eût tué beaucoup d'autres Paiones, si le fleuve aux profonds tourbillons, irrité, et semblable à un homme, ne lui eût dit du fond d'un tourbillon:

— Ô Akhilleus, certes, tu es très brave; mais tu égorges affreusement les hommes, et les dieux eux-mêmes te viennent en aide. Si le fils de Kronos te livre tous les Troiens pour que tu les détruises, du moins, les chassant hors de mon lit, tue-les dans la plaine. Mes belles eaux sont pleines de cadavres, et je ne puis mener à la mer mon cours divin entravé par les morts, et tu ne cesses de tuer. Arrête, car l'horreur me saisit, ô prince des peuples!

Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit:

— Je ferai ce que tu veux, divin Skamandros; mais je ne cesserai point d'égorger les Troiens insolents avant de les avoir enfermés dans leur ville, et d'avoir trouvé Hektôr face à face, afin qu'il me tue, ou que je le tue.

Il parla ainsi et se jeta comme un daimôn sur les Troiens. Et le fleuve aux profonds tourbillons dit à Apollôn:

— Hélas! fils de Zeus, toi qui portes l'arc d'argent, tu n'obéis pas au Kroniôn qui t'avait commandé de venir en aide aux Troiens, et de les protéger jusqu'au moment où le crépuscule du soir couvrira de son ombre la terre féconde.

Il parla ainsi; mais Akhilleus sauta du rivage au milieu de l'eau, et le fleuve se gonfla en bouillonnant, et, furieux, il roula ses eaux bouleversées, soulevant tous les cadavres dont il était plein, et qu'avait faits Akhilleus, et les rejetant sur ses bords en mugissant comme un taureau. Mais il sauvait ceux qui vivaient encore, en les cachant parmi ses belles eaux, dans ses tourbillons profonds.

Et l'eau tumultueuse et terrible montait autour d'Akhilleus en heurtant son bouclier avec fureur, et il chancelait sur ses pieds. Et, alors, il saisit des deux mains un grand orme qui, tombant déraciné, en déchirant toute la berge, amassa ses branches épaisses en travers du courant, et, couché tout entier, fit un pont sur le fleuve. Et Akhilleus, sautant de là hors du gouffre, s'élança, épouvanté, dans la plaine. Mais le grand fleuve ne s'arrêta point, et il assombrit la cime de ses flots, afin d'éloigner le divin Akhilleus du combat, et de reculer la chute d'Ilios.

Et le Pèléide fuyait par bonds d'un jet de lance, avec l'impétuosité de l'aigle noir, de l'aigle chasseur, le plus fort et le plus rapide des oiseaux. C'est ainsi qu'il fuyait. Et l'airain retentissait horriblement sur sa poitrine; et il se dérobait en courant, mais le fleuve le poursuivait toujours à grand bruit.

Quand un fontainier a mené, d'une source profonde, un cours d'eau à travers les plantations et les jardins, et qu'il a écarté avec sa houe tous les obstacles à l'écoulement, les cailloux roulent avec le flot qui murmure, et court sur la pente, et devance le fontainier lui-même. C'est ainsi que le fleuve pressait toujours Akhilleus, malgré sa rapidité, car les dieux sont plus puissants que les hommes. Et toutes les fois que le divin et rapide Akhilleus tentait de s'arrêter, afin de voir si tous les immortels qui habitent le large Ouranos voulaient l'épouvanter, autant de fois l'eau du fleuve divin se déroulait par-dessus ses épaules. Et, triste dans son coeur, il bondissait vers les hauteurs; mais le Xanthos furieux heurtait obliquement ses genoux et dérobait le fond sous ses pieds. Et le Pèléide hurla vers le large Ouranos:

— Père Zeus! aucun des dieux ne veut-il me délivrer de ce fleuve, moi, misérable! Je subirais ensuite ma destinée. Certes, nul d'entre les Ouraniens n'est plus coupable que ma mère bien-aimée qui m'a menti, disant que je devais périr par les flèches rapides d'Apollôn sous les murs des Troiens cuirassés. Plût aux dieux que Hektôr, le plus brave des hommes nourris ici, m'eût tué! Un brave au moins eût tué un brave. Et, maintenant, voici que ma destinée est de subir une mort honteuse, étouffé dans ce grand fleuve, comme un petit porcher qu'un torrent a noyé, tandis qu'il le traversait par un mauvais temps!

Il parla ainsi, et aussitôt Poseidaôn et Athènè s'approchèrent de lui sous des formes humaines; et, prenant sa main entre leurs mains, ils le rassurèrent. Et Poseidaôn qui ébranle la terre lui dit:

— Pèléide, rassure-toi, et cesse de craindre. Nous te venons en aide, Athènè et moi, et Zeus nous approuve. Ta destinée n'est point de mourir dans ce fleuve, et tu le verras bientôt s'apaiser. Mais nous te conseillerons sagement, si tu nous obéis. Ne cesse point d'agir de tes mains dans la rude mêlée, que tu n'aies renfermé les Troiens dans les illustres murailles d'Ilios, ceux du moins qui t'auront échappé. Puis, ayant arraché l'âme de Hektôr, retourne vers les nefs. Nous te réservons une grande gloire.

Ayant ainsi parlé, ils rejoignirent les immortels. Et Akhilleus, excité par les paroles des dieux, s'élança dans la plaine où l'eau débordait de tous côtés, soulevant les belles armes des guerriers morts, et les cadavres aussi. Et ses genoux le soutinrent contre le courant impétueux, et le large fleuve ne put le retenir, car Athènè lui avait donné une grande vigueur. Mais le Skamandros n'apaisa point sa fureur, et il s'irrita plus encore contre le Pèléide, et, soulevant toute son onde, il appela le Simoïs à grands cris:

— Cher frère, brisons tous deux la vigueur de cet homme qui renversera bientôt la grande ville du roi Priamos, car les Troiens ne combattent plus. Viens très promptement à mon aide. Emplis-toi de toute l'eau des sources, enfle tous les torrents, et hausse une grande houle pleine de bruit, de troncs d'arbres et de rochers, afin que nous arrêtions cet homme féroce qui triomphe, et ose tout ce qu'osent les dieux. Je jure ceci: à quoi lui serviront sa force, sa beauté et ses belles armes, quand tout cela sera couché au fond de mon lit, sous la boue? Et, lui-même, je l'envelopperai de sables et de limons, et les Akhaiens ne pourront recueillir ses os, tant je les enfouirai sous la boue. Et la boue sera son sépulcre, et quand les Akhaiens voudront l'ensevelir, il n'aura plus besoin de tombeau!

Il parla ainsi, et sur Akhilleus il se rua tout bouillonnant de fureur, plein de bruit, d'écume, de sang et de cadavres. Et l'onde pourprée du fleuve tombé de Zeus se dressa, saisissant le Pèléide. Et, alors, Hèrè poussa un cri, craignant que le grand fleuve tourbillonnant engloutît Akhilleus, et elle dit aussitôt à son fils bien-aimé Hèphaistos

Va, Hèphaistos, mon fils! combats le Xanthos tourbillonnant que nous t'avons donné pour adversaire. Va! allume promptement tes flammes innombrables. Moi, j'exciterai, du sein de la mer, la violence de Zéphyros et du tempétueux Notos, afin que l'incendie dévore les têtes et les armes des Troiens. Et toi, brûle tous les arbres sur les rives du Xanthos, embrase-le lui-même, et n'écoute ni ses flatteries, ni ses menaces; mais déploie toute ta violence, jusqu'à ce que je t'avertisse; et, alors, éteins l'incendie infatigable.

Elle parla ainsi, et Hèphaistos alluma le vaste feu qui, d'abord, consuma dans la plaine les nombreux cadavres qu'avait faits Akhilleus. Et toute la plaine fut desséchée, et l'eau divine fut réprimée. De même que Boréas, aux jours d'automne, sèche les jardins récemment arrosés et réjouit le jardinier, de même le feu dessécha la plaine et brûla les cadavres. Puis, Hèphaistos tourna contre le fleuve sa flamme resplendissante; et les ormes brûlaient, et les saules, et les tamaris; et le lotos brûlait, et le glaïeul, et le cyprès, qui abondaient tous autour du fleuve aux belles eaux. Et les anguilles et les poissons nageaient çà et là, ou plongeaient dans les tourbillons, poursuivis par le souffle du sage Hèphaistos. Et la force même du fleuve fut consumée, et il cria ainsi:

— Hèphaistos! aucun des dieux ne peut lutter contre toi. Je ne combattrai point tes feux brûlants. Cesse donc. Le divin Akhilleus peut chasser tous les Troiens de leur ville. Pourquoi les secourir et que me fait leur querelle?

Il parla ainsi, brûlant, et ses eaux limpides bouillonnaient. De même qu'un vase bout sur un grand feu qui fond la graisse d'un sanglier gras, tandis que la flamme du bois sec l'enveloppe; de même le beau cours du Xanthos brûlait, et l'eau bouillonnait, ne pouvant plus couler dans son lit, tant le souffle ardent du sage Hèphaistos la dévorait. Alors, le Xanthos implora Hèrè en paroles rapides:

— Hèrè! pourquoi ton fils me tourmente-t-il ainsi? Je ne suis point, certes, aussi coupable que les autres dieux qui secourent les Troiens. Je m'arrêterai moi-même, si tu ordonnes à ton fils de cesser. Et je jure aussi de ne plus retarder le dernier jour des Troiens, quand même Troiè périrait par le feu, quand même les fils belliqueux des Akhaiens la consumeraient tout entière!

Et la déesse Hèrè aux bras blancs, l'ayant entendu, dit aussitôt à son fils bien-aimé Hèphaistos:

— Hèphaistos, arrête, mon illustre fils! Il ne convient pas qu'un dieu soit tourmenté à cause d'un homme.

Elle parla ainsi, et Hèphaistos éteignit le vaste incendie et l'eau reprit son beau cours; et la force du Xanthos étant domptée, ils cessèrent le combat; et, bien qu'irritée, Hèrè les apaisa tous deux.

Mais, alors, une querelle terrible s'éleva parmi les autres dieux, et leur esprit leur inspira des pensées ennemies. Et ils coururent les uns sur les autres; et la terre large rendit un son immense; et, au-dessus, le grand Ouranos retentit. Et Zeus, assis sur l'Olympos, se mit à rire; et la joie emplit son coeur quand il vit la dissension des dieux. Et ils ne retardèrent point le combat. Arès, qui rompt les boucliers, attaqua, le premier, Athènè. Et il lui dit cette parole outrageante, en brandissant sa lance d'airain:

— Mouche à chien! pourquoi pousses-tu les dieux au combat? Tu as une audace insatiable et un esprit toujours violent. Ne te souvient-il plus que tu as excité le Tydéide Diomèdès contre moi, et que tu as conduit sa lance et déchiré mon beau corps? Je pense que tu vas expier tous les maux que tu m'as causés.

Il parla ainsi, et il frappa l'horrible aigide à franges d'or qui ne craint même point la foudre de Zeus. C'est là que le sanglant Arès frappa de sa longue lance la déesse. Et celle-ci, reculant, saisit, de sa main puissante, un rocher noir, âpre, immense, qui gisait dans la plaine, et dont les anciens hommes avaient fait la borne d'un champ. Elle en frappa le terrible Arès à la gorge et rompit ses forces. Et il tomba, couvrant de son corps sept arpents; et ses cheveux furent souillés de poussière, et ses armes retentirent sur lui. Et Pallas Athènè rit et l'insulta orgueilleusement en paroles ailées:

Insensé, qui luttes contre moi, ne sais-tu pas que je me glorifie d'être beaucoup plus puissante que toi? C'est ainsi que les Érinnyes vengent ta mère qui te punit, dans sa colère, d'avoir abandonné les Akhaiens pour secourir les Troiens insolents.

Ayant ainsi parlé, elle détourna ses yeux splendides. Et voici qu'Aphroditè, la fille de Zeus, conduisait par la main, hors de la mêlée, Arès respirant à peine et recueillant ses esprits. Et la déesse Hèrè aux bras blancs, l'ayant vue, dit à Athènè ces paroles ailées:

— Athènè, fille de Zeus tempétueux, vois-tu cette mouche à chien qui emmène, hors de la mêlée, Arès, le fléau des vivants? Poursuis-la.

Elle parla ainsi, et Athènè, pleine de joie, se jeta sur Aphroditè, et, la frappant de sa forte main sur la poitrine, elle fit fléchir ses genoux et son coeur.

Arès et Aphroditè restèrent ainsi, étendus tous deux sur la terre féconde; et Athènè les insulta par ces paroles ailées:

— Que ne sont-ils ainsi, tous les alliés des Troiens qui combattent les Akhaiens cuirassés! Que n'ont-ils tous l'audace d'Aphroditè qui, bravant ma force, a secouru Arès! Bientôt nous cesserions de combattre, après avoir saccagé la haute citadelle d'Ilios.

Elle parla ainsi, et la déesse Hèrè aux bras blancs rit. Et le puissant qui ébranle la terre dit à Apollôn:

— Phoibos, pourquoi restons-nous éloignés l'un de l'autre? Il ne convient point, quand les autres dieux sont aux mains, que nous retournions, sans combat, dans l'Ouranos, dans la demeure d'airain de Zeus. Commence, car tu es le plus jeune, et il serait honteux à moi de t'attaquer, puisque je suis l'aîné et que je sais plus de choses. Insensé! as-tu donc un coeur tellement oublieux, et ne te souvient-il plus des maux que nous avons subis à Ilios, quand, seuls d'entre les dieux, exilés par Zeus, il fallut servir l'insolent Laomédôn pendant une année? Une récompense nous fut promise, et il nous commandait. Et j'entourai d'une haute et belle muraille la ville des Troiens, afin qu'elle fût inexpugnable; et toi, Phoibos, tu menais paître, sur les nombreuses cimes de l'Ida couvert de forêts, les boeufs aux pieds tors et aux cornes recourbées. Mais quand les Heures charmantes amenèrent le jour de la récompense, le parjure Laomédôn nous la refusa, nous chassant avec outrage. Même, il te menaça de te lier les mains et les pieds, et de te vendre dans les îles lointaines. Et il jura aussi de nous couper les oreilles avec l'airain. Et nous partîmes, irrités dans l'âme, à cause de la récompense promise qu'il nous refusait. Est-ce de cela que tu es reconnaissant à son peuple? Et ne devrais-tu pas te joindre à nous pour exterminer ces Troiens parjures, eux, leurs enfants et leurs femmes?

Et le royal archer Apollôn lui répondit:

— Poseidaôn qui ébranles la terre, tu me nommerais insensé, si je combattais contre toi pour les hommes misérables qui verdissent un jour semblables aux feuilles, et qui mangent les fruits de la terre, et qui se flétrissent et meurent bientôt. Ne combattons point, et laissons-les lutter entre eux.

Il parla ainsi et s'éloigna, ne voulant point, par respect, combattre le frère de son père. Et la vénérable Artémis, sa soeur, chasseresse de bêtes fauves, lui adressa ces paroles injurieuses:

— Tu fuis, ô archer! et tu laisses la victoire à Poseidaôn? Lâche, pourquoi portes-tu un arc inutile? Je ne t'entendrai plus désormais, dans les demeures paternelles, te vanter comme auparavant, au milieu des dieux immortels, de combattre Poseidaôn à forces égales!

Elle parla ainsi, et l'archer Apollôn ne lui répondit pas; mais la vénérable épouse de Zeus, pleine de colère, insulta de ces paroles injurieuses Artémis qui se réjouit de ses flèches:

— Chienne hargneuse, comment oses-tu me tenir tête? Il te sera difficile de me résister, bien que tu lances des flèches et que tu sois comme une lionne pour les femmes que Zeus te permet de tuer à ton gré. Il est plus aisé de percer, sur les montagnes, les bêtes fauves et les biches sauvages que de lutter contre plus puissant que soi. Mais si tu veux tenter le combat, viens! et tu sauras combien ma force est supérieure à la tienne, bien que tu oses me tenir tête!

Elle parla ainsi, et saisissant d'une main les deux mains d'Artémis, de l'autre elle lui arracha le carquois des épaules, et elle l'en souffleta en riant. Et comme Artémis s'agitait çà et là, les flèches rapides se répandirent de tous côtés. Et Artémis s'envola, pleurante, comme une colombe qui, loin d'un épervier, se réfugie sous une roche creuse, car sa destinée n'est point de périr. Ainsi, pleurante, elle s'enfuit, abandonnant son arc.

Alors, le messager, tueur d'Argos, dit à Lètô:

— Lètô, je ne combattrai point contre toi. Il est dangereux d'en venir aux mains avec les épouses de Zeus qui amasse les nuées. Hâte-toi, et va te vanter parmi les dieux immortels de m'avoir dompté par ta force.

Il parla ainsi; et Lètô, ramassant l'arc et les flèches éparses dans la poussière, et les emportant, suivit sa fille. Et celle-ci parvint à l'Olympos, à la demeure d'airain de Zeus. Et, pleurante, elle s'assit sur les genoux de son père, et son péplos ambroisien frémissait. Et le père Kronide lui demanda, en souriant doucement:

— Chère fille, qui d'entre les dieux t'a maltraitée ainsi témérairement, comme si tu avais commis une faute devant tous?

Et Artémis à la belle couronne lui répondit:

— Père, c'est ton épouse, Hèrè aux bras blancs, qui m'a frappée, elle qui répand sans cesse la dissension parmi les immortels.

Et tandis qu'ils se parlaient ainsi, Phoibos Apollôn descendit dans la sainte Ilios, car il craignait que les Danaens ne renversassent ses hautes murailles avant le jour fatal. Et les autres dieux éternels retournèrent dans l'Olympos, les uns irrités et les autres triomphants; et ils s'assirent auprès du père qui amasse les nuées. Mais Akhilleus bouleversait les Troiens et leurs chevaux aux sabots massifs. De même que la fumée monte d'une ville qui brûle, jusque dans le large Ouranos; car la colère des dieux est sur elle et accable de maux tous ses habitants; de même Akhilleus accablait les Troiens.

Et le vieux Priamos, debout sur une haute tour, reconnut le féroce
Akhilleus bouleversant et chassant devant lui les phalanges
Troiennes qui ne lui résistaient plus. Et il descendit de la tour
en se lamentant, et il dit aux gardes illustres des portes:

— Tenez les portes ouvertes, tant que les peuples mis en fuite accourront vers la ville. Certes, voici qu'Akhilleus les a bouleversés et qu'il approche; mais dès que les phalanges respireront derrière les murailles, refermez les battants massifs, car je crains que cet homme désastreux se rue dans nos murs.

Il parla ainsi, et ils ouvrirent les portes en retirant les barrières, et ils offrirent le salut aux phalanges. Et Apollôn s'élança au-devant des Troiens pour les secourir. Et ceux-ci, vers les hautes murailles et la ville, dévorés de soif et couverts de poussière, fuyaient. Et, furieux, Akhilleus les poursuivait de sa lance, le coeur toujours plein de rage et du désir de la gloire.

Alors, sans doute, les fils des Akhaiens eussent pris Troiè aux portes élevées, si Phoibos Apollôn n'eût excité le divin Agènôr, brave et irréprochable fils d'Antènôr. Et il lui versa l'audace dans le coeur, et pour le sauver des lourdes mains de la mort, il se tint auprès, appuyé contre un hêtre et enveloppé d'un épais brouillard.

Mais dès qu'Agènôr eut reconnu le destructeur de citadelles Akhilleus, il s'arrêta, roulant mille pensées dans son esprit, et il se dit dans son brave coeur, en gémissant:

— Hélas! fuirai-je devant le brave Akhilleus, comme tous ceux-ci dans leur épouvante? Il me saisira et me tuera comme un lâche que je serai. Mais si, les laissant se disperser devant le Pèléide Akhilleus, je fuyais à travers la plaine d'Ilios jusqu'aux cimes de l'Ida, je m'y cacherais au milieu des taillis épais; et, le soir, après avoir lavé mes sueurs au fleuve, je reviendrais à Ilios. Mais pourquoi mon esprit délibère-t-il ainsi? Il me verra quand je fuirai à travers la plaine, et, me poursuivant de ses pieds rapides, il me saisira. Et alors je n'éviterai plus la mort et les kères, car il est bien plus fort que tous les autres hommes. Pourquoi n'irais-je pas à sa rencontre devant la ville? Sans doute son corps est vulnérable à l'airain aigu, quoique le Kronide Zeus lui donne la victoire.

Ayant ainsi parlé, et son brave coeur l'excitant à combattre, il attendit Akhilleus. De même qu'une panthère qui, du fond d'une épaisse forêt, bondit, au-devant du chasseur, et que les aboiements des chiens ne troublent ni n'épouvantent; et qui, blessée d'un trait ou de l'épée, ou même percée de la lance, ne recule point avant qu'elle ait déchiré son ennemi ou qu'il l'ait tuée; de même le fils de l'illustre Antènôr, le divin Agènôr, ne voulait point reculer avant de combattre Akhilleus. Et, tendant son bouclier devant lui, et brandissant sa lance, il s'écria:

— Certes, tu as espéré trop tôt, illustre Akhilleus, que tu renverserais aujourd'hui la ville des braves Troiens. Insensé! tu subiras encore bien des maux pour cela. Nous sommes, dans Ilios, un grand nombre d'hommes courageux qui saurons défendre nos parents bien-aimés, nos femmes et nos enfants; et c'est ici que tu subiras ta destinée, bien que tu sois un guerrier terrible et plein d'audace.

Il parla ainsi, et lança sa pique aiguë d'une main vigoureuse. Et il frappa la jambe d'Akhilleus, au-dessous du genou. Et l'airain résonna contre l'étain récemment forgé de la knèmide qui repoussa le coup, car elle était le présent d'un dieu. Et le Pèléide se jeta sur le divin Agènôr. Mais Apollôn lui refusa la victoire, car il lui enleva l'Anténoride en le couvrant d'un brouillard épais, et il le retira sain et sauf du combat. Puis il détourna par une ruse le Pèléide des Troiens, en se tenant devant lui, sous la forme d'Agènôr. Et il le fuyait, se laissant poursuivre à travers la plaine fertile et le long du Skamandros tourbillonnant, et le devançant à peine pour l'égarer. Et, pendant ce temps, les Troiens épouvantés rentraient en foule dans Ilios qui s'en emplissait. Et ils ne s'arrêtaient point hors de la ville et des murs, pour savoir qui avait péri ou qui fuyait; mais ils s'engloutissaient ardemment dans Ilios, tous ceux que leurs pieds et leurs genoux avaient sauvés.

Chant 22

Ainsi les Troiens, chassés comme des faons, rentraient dans la ville. Et ils séchaient leur sueur, et ils buvaient, apaisant leur soif. Et les Akhaiens approchaient des murs, en lignes serrées et le bouclier aux épaules. Mais la moire fatale fit que Hektôr resta devant Ilios et les portes Skaies. Et Phoibos Apollôn dit au Pèléide:

— Pèléide aux pieds rapides, toi qui n'es qu'un mortel, pourquoi poursuis-tu un dieu immortel? Ne vois-tu pas que je suis un dieu? Mais ta fureur n'a point de fin. Ne songes-tu donc plus aux Troiens que tu poursuivais, et qui se sont enfermés dans leur ville, tandis que tu t'écartais de ce côté? Cependant tu ne me tueras point, car je ne suis pas mortel.

Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit, plein de colère:

— Ô Apollôn, le plus funeste de tous les dieux, tu m'as aveuglé en m'écartant des murailles! Sans doute, de nombreux Troiens auraient encore mordu la terre avant de rentrer dans Ilios, et tu m'as enlevé une grande gloire. Tu les as sauvés aisément, ne redoutant point ma vengeance. Mais, certes, je me vengerais de toi, si je le pouvais!

Ayant ainsi parlé, il s'élança vers la ville, en méditant de grandes actions, tel qu'un cheval victorieux qui emporte aisément un char dans la plaine. Ainsi Akhilleus agitait rapidement ses pieds et ses genoux. Et le vieux Priamos l'aperçut le premier, se ruant à travers la plaine, et resplendissant comme l'étoile caniculaire dont les rayons éclatent parmi les astres innombrables de la nuit, et qu'on nomme le chien d'Oriôn. Et c'est la plus éclatante des étoiles, mais c'est aussi un signe funeste qui présage une fièvre ardente aux misérables hommes mortels. Et l'airain resplendissait ainsi autour de la poitrine d'Akhilleus qui accourait.

Et le vieillard se lamentait en se frappant la tête, et il levait ses mains, et il pleurait, poussant des cris et suppliant son fils bien-aimé. Et celui-ci était debout devant les portes, plein du désir de combattre Akhilleus. Et le vieillard, les mains étendues, lui dit d'une voix lamentable:

— Hektôr, mon fils bien-aimé, n'attends point cet homme, étant seul et loin des tiens, de peur que, tué par le Pèléiôn, tu ne subisses ta destinée, car il est bien plus fort que toi. Ah! le misérable, que n'est-il aussi cher aux dieux qu'à moi! Bientôt les chiens et les oiseaux le dévoreraient étendu contre terre, et ma douleur affreuse serait apaisée. De combien de braves enfants ne m'a-t-il point privé, en les tuant, ou en les vendant aux îles lointaines! Et je ne vois point, au milieu des Troiens rentrés dans Ilios, mes deux fils Lykaôn et Polydôros, qu'a enfantés Laothoè, la plus noble des femmes. S'ils sont vivants sous les tentes, certes, nous les rachèterons avec de l'or et de l'airain, car j'en ai beaucoup, et le vieux et illustre Altès en a beaucoup donné à sa fille; mais s'ils sont morts, leur mère et moi qui les avons engendrés, nous les pleurerons jusque dans les demeures d'Aidès! Mais la douleur de nos peuples sera bien moindre si tu n'es pas dompté par Akhilleus. Mon fils, rentre à la hâte dans nos murs, pour le salut des Troiens et des Troiennes. Ne donne pas une telle gloire au Pèléide, et ne te prive pas de la douce vie. Aie pitié de moi, malheureux, qui vis encore, et à qui le père Zeus réserve une affreuse destinée aux limites de la vieillesse, ayant vu tous les maux m'accabler: mes fils tués, mes filles enlevées, mes foyers renversés, mes petits-enfants écrasés contre terre et les femmes de mes fils entraînées par les mains inexorables des Akhaiens! Et moi-même, le dernier, les chiens mangeurs de chair crue me déchireront sous mes portiques, après que j'aurai été frappé de l'airain, ou qu'une lance m'aura arraché l'âme. Et ces chiens, gardiens de mon seuil et nourris de ma table dans mes demeures, furieux, et ayant bu tout mon sang, se coucheront sous mes portiques! On peut regarder un jeune homme percé de l'airain aigu et couché mort dans la mêlée, car il est toujours beau, bien qu'il soit nu; mais une barbe blanche et les choses de la pudeur déchirées par les chiens, c'est la plus misérable des destinées pour les misérables mortels!

Le vieillard parla ainsi, et il arrachait ses cheveux blancs; mais il ne fléchissait point l'âme de Hektôr. Et voici que sa mère gémissait et pleurait, et que, découvrant son sein et soulevant d'une main sa mamelle, elle dit ces paroles lamentables:

— Hektôr, mon fils, respecte ce sein et prends pitié de moi! Si jamais je t'ai donné cette mamelle qui apaisait tes vagissements d'enfant, souviens-t'en, mon cher fils! Fuis cet homme, rentre dans nos murs, ne t'arrête point pour le combattre. Car s'il te tuait, ni moi qui t'ai enfanté, ni ta femme richement dotée, nous ne te pleurerons sur ton lit funèbre; mais, loin de nous, auprès des nefs des Argiens, les chiens rapides te mangeront!

Et ils gémissaient ainsi, conjurant leur fils bien-aimé mais ils ne fléchissaient point l'âme de Hektôr, qui attendait le grand Akhilleus. De même qu'un dragon montagnard nourri d'herbes vénéneuses, et plein de rage, se tord devant son repaire avec des yeux horribles, en attendant un homme qui approche; de même Hektôr, plein d'un ferme courage, ne reculait point. Et, le bouclier appuyé contre le relief de la tour, il se disait dans son coeur:

— Malheur à moi si je rentre dans les murailles! Polydamas m'accablera de reproches, lui qui me conseillait de ramener les Troiens dans la ville, cette nuit fatale où le divin Akhilleus s'est levé. Je ne l'ai point écouté, et, certes, son conseil était le meilleur. Et voici que j'ai perdu mon peuple par ma folie. Je crains maintenant les Troiens et les Troiennes aux longs péplos. Le plus lâche pourra dire: — Hektôr, trop confiant dans ses forces, a perdu son peuple!’ Ils parleront ainsi. Mieux vaut ne rentrer qu'après avoir tué Akhilleus, ou bien mourir glorieusement pour Ilios. Si, déposant mon bouclier bombé et mon casque solide, et appuyant ma lance au mur, j'allais au-devant du brave Akhilleus? Si je lui promettais de rendre aux Atréides Hélénè et toutes les richesses qu'Alexandros a portées à Troiè sur ses nefs creuses? Car c'est là l'origine de nos querelles. Si j'offrais aux Akhaiens de partager tout ce que la ville renferme, ayant fait jurer par serment aux Troiens de ne rien cacher et de partager tous les trésors que contient la riche Ilios? Mais à quoi songe mon esprit? Je ne supplierai point Akhilleus, car il n'aurait ni respect ni pitié pour moi, et, désarmé que je serais, il me tuerait comme une femme. Non! Il ne s'agit point maintenant de causer du chêne ou du rocher comme le jeune homme et la jeune fille qui parlent entre eux; mais or il s'agit de combattre et de voir à qui l'Olympien donnera la victoire.

Et il songeait ainsi, attendant Akhilleus. Et le Pèléide approchait semblable à l'impétueux guerrier Arès et brandissant de la main droite la terrible lance Pèlienne. Et l'airain resplendissait, semblable à l'éclair, ou au feu ardent, ou à Hélios qui se lève. Mais dès que Hektôr l'eut vu, la terreur le saisit et il ne put l'attendre; et, laissant les portes derrière lui, il s'enfuit épouvanté. Et le Pèléide s'élança de ses pieds rapides.

De même que, sur les montagnes, un épervier, le plus rapide des oiseaux, poursuit une colombe tremblante qui fuit d'un vol oblique et qu'il presse avec des cris aigus, désirant l'atteindre et la saisir; de même Akhilleus se précipitait, et Hektôr, tremblant, fuyait devant lui sous les murs des Troiens, en agitant ses genoux rapides. Et ils passèrent auprès de la colline et du haut figuier, à travers le chemin et le long des murailles. Et ils parvinrent près du fleuve au beau cours, là où jaillissent les deux fontaines du Skamandros tourbillonnant. Et l'une coule, tiède, et une fumée s'en exhale comme d'un grand feu; et l'autre filtre, pendant l'été, froide comme la grêle, ou la neige, ou le dur cristal de l'eau.

Et auprès des fontaines, il y avait deux larges et belles cuves de pierre où les femmes des Troiens et leurs filles charmantes lavaient leurs robes splendides, au temps de la paix, avant l'arrivée des Akhaiens. Et c'est là qu'ils couraient tous deux, l'un fuyant, et l'autre le poursuivant. Et c'était un brave qui fuyait, et un plus brave qui le poursuivait avec ardeur. Et ils ne se disputaient point une victime, ni le dos d'un boeuf, prix de la course parmi les hommes; mais ils couraient pour la vie de Hektôr dompteur de chevaux.

De même que deux chevaux rapidement élancés, dans les jeux funéraires d'un guerrier, pour atteindre la borne et remporter un prix magnifique, soit un trépied, soit une femme; de même ils tournèrent trois fois, de leurs pieds rapides, autour de la ville de Priamos. Et tous les dieux les regardaient. Et voici que le père des dieux et des hommes parla ainsi:

— Ô malheur! certes, je vois un homme qui m'est cher fuir autour des murailles. Mon coeur s'attriste sur Hektôr, qui a souvent brûlé pour moi de nombreuses cuisses de boeuf, sur les cimes du grand Ida ou dans la citadelle d'Ilios. Le divin Akhilleus le poursuit ardemment, de ses pieds rapides, autour de la ville de Priamos. Allons, délibérez, ô dieux immortels. L'arracherons-nous à la mort, ou dompterons-nous son courage par les mains du Pèléide Akhilleus?

Et la déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit:

— Ô père foudroyant qui amasses les nuées, qu'as-tu dit? Tu veux arracher à la mort lugubre cet homme mortel que la destinée a marqué pour mourir! Fais-le; mais jamais, nous, les dieux, nous ne t'approuverons.

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi:

— Rassure-toi, Tritogénéia, chère fille. Je n'ai point parlé dans une volonté arrêtée, et je veux te complaire. Va, et agis comme tu le voudras.

Il parla ainsi, excitant Athènè déjà pleine d'ardeur; et elle s'élança du faîte de l'Olympos.

Et, cependant, le rapide Akhilleus pressait sans relâche Hektôr, de même qu'un chien presse, sur les montagnes, le faon d'une biche. Il le poursuit à travers les taillis et les vallées des bois; et quand il se cache tremblant sous un buisson, le chien flaire sa trace et le découvre aussitôt. De même Hektôr ne pouvait se dérober au rapide Pèléiade. Autant de fois il voulait regagner les portes Dardaniennes et l'abri des tours hautes et solides d'où les Troiens pouvaient le secourir de leurs flèches, autant de fois Akhilleus le poursuivait en le chassant vers la plaine; mais Hektôr revenait toujours vers Ilios. De même que, dans un songe, on poursuit un homme qui fuit, sans qu'on puisse l'atteindre et qu'il puisse échapper, de même l'un ne pouvait saisir son ennemi, ni celui-ci lui échapper. Mais comment Hektôr eût-il évité plus longtemps les kères de la mort, si Apollôn, venant à son aide pour la dernière fois, n'eût versé la vigueur dans ses genoux rapides?

Et le divin Akhilleus ordonnait à ses peuples, par un signe de tête, de ne point lancer contre Hektôr de flèches mortelles, de peur que quelqu'un le tuât et remportât cette gloire avant lui. Mais, comme ils revenaient pour la quatrième fois aux fontaines du Skamandros, le père Zeus déploya ses balances d'or, et il y mit deux kères de la mort violente, l'une pour Akhilleus et l'autre pour Hektôr dompteur de chevaux. Et il les éleva en les tenant par le milieu, et le jour fatal de Hektôr descendit vers les demeures d'Aidès, et Phoibos Apollôn l'abandonna, et la déesse Athènè aux yeux clairs, s'approchant du Pèléide, lui dit ces paroles ailées:

— J'espère enfin, illustre Akhilleus cher à Zeus, que nous allons remporter une grande gloire auprès des nefs Akhaiennes, en tuant Hektôr insatiable de combats. Il ne peut plus nous échapper, même quand l'archer Apollôn, faisant mille efforts pour le sauver, se prosternerait devant le père Zeus tempétueux. Arrête-toi, et respire. Je vais persuader le Priamide de venir à toi et de te combattre.

Athènè parla ainsi, et Akhilleus, plein de joie, s'arrêta, appuyé
sur sa lance d'airain. Et Athènè, le quittant, s'approcha du divin
Hektôr, étant semblable à Dèiphobos par le corps et par la voix.
Et, debout auprès de lui, elle lui dit ces paroles ailées:

— Ô mon frère, voici que le rapide Akhilleus te presse en te poursuivant autour de la ville de Priamos. Tenons ferme et faisons tête tous deux à l'ennemi.

Et le grand Hektôr au casque mouvant lui répondit:

— Dèiphobos, certes, tu étais déjà le plus cher de mes frères, de tous ceux que Hékabè et Priamos ont engendrés; mais je dois t'honorer bien plus dans mon coeur, aujourd'hui que, pour me secourir, tu es sorti de nos murailles, où tous les autres restent enfermés.

Et la déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit:

— Ô mon frère, notre père et notre mère vénérable m'ont supplié à genoux, et tous mes compagnons aussi, de rester dans les murs, car tous sont épouvantés; mais mon âme était en proie à une amère douleur. Maintenant, combattons bravement, et ne laissons point nos lances en repos, et voyons si Akhilleus, nous ayant tués, emportera nos dépouilles sanglantes vers les nefs creuses, ou s'il sera dompté par ta lance.

Athènè parla ainsi avec ruse et elle le précéda. Et dès qu'ils se furent rencontrés, le grand Hektôr au casque mouvant parla ainsi le premier:

— Je ne te fuirai pas plus longtemps, fils de Pèleus. Je t'ai fui trois fois autour de la grande ville de Priamos et je n'ai point osé attendre ton attaque; mais voici que mon coeur me pousse à te tenir tête. Je tuerai ou je serai tué. Mais attestons les dieux, et qu'ils soient les fidèles témoins et les gardiens de nos pactes. Je ne t'outragerai point cruellement, si Zeus me donne la victoire et si je t'arrache l'âme; mais, Akhilleus, après t'avoir dépouillé de tes belles armes, je rendrai ton cadavre aux Akhaiens. Fais de même, et promets-le.

Et Akhilleus aux pieds rapides, le regardant d'un oeil sombre, lui répondit:

— Hektôr, le plus exécrable des hommes, ne me parle point de pactes. De même qu'il n'y a point d'alliances entre les lions et les hommes, et que les loups et les agneaux, loin de s'accorder, se haïssent toujours; de même il m'est impossible de ne pas te haïr, et il n'y aura point de pactes entre nous avant qu'un des deux ne tombe, rassasiant de son sang le terrible guerrier Arès. Rappelle tout ton courage. C'est maintenant que tu vas avoir besoin de toute ton adresse et de toute ta vigueur, car tu n'as plus de refuge, et voici que Pallas Athènè va te dompter par ma lance, et que tu expieras en une fois les maux de mes compagnons que tu as tués dans ta fureur!

Il parla ainsi, et, brandissant sa longue pique, il la lança; mais l'illustre Hektôr la vit et l'évita; et la pique d'airain, passant au-dessus de lui, s'enfonça en terre. Et Pallas Athènè, l'ayant arrachée, la rendit à Akhilleus, sans que le prince des peuples, Hektôr, s'en aperçût. Et le Priamide dit au brave Pèléide:

— Tu m'as manqué, ô Akhilleus semblable aux dieux! Zeus ne t'avait point enseigné ma destinée, comme tu le disais; mais ce n'étaient que des paroles vaines et rusées, afin de m'effrayer et de me faire oublier ma force et mon courage. Ce ne sera point dans le dos que tu me perceras de ta lance, car je cours droit à toi. Frappe donc ma poitrine, si un dieu te l'accorde, et tente maintenant d'éviter ma lance d'airain. Plût aux dieux que tu la reçusses tout entière dans le corps! La guerre serait plus facile aux Troiens si je te tuais, car tu es leur pire fléau.

Il parla ainsi en brandissant sa longue pique, et il la lança; et elle frappa, sans dévier, le milieu du bouclier du Pèléide; mais le bouclier la repoussa au loin. Et Hektôr, irrité qu'un trait inutile se fût échappé de sa main, resta plein de trouble, car il n'avait que cette lance. Et il appela à grands cris Dèiphobos au bouclier brillant, et il lui demanda une autre lance; mais, Dèiphobos ayant disparu, Hektôr, dans son esprit, connut sa destinée, et il dit:

— Malheur à moi! voici que les dieux m'appellent à la mort. Je croyais que le héros Dèiphobos était auprès de moi; mais il est dans nos murs. C'est Athènè qui m'a trompé. La mauvaise mort est proche; la voilà, plus de refuge. Ceci plaisait dès longtemps à Zeus et au fils de Zeus, Apollôn, qui tous deux cependant m'étaient bienveillants. Et voici que la moire va me saisir! Mais, certes, je ne mourrai ni lâchement, ni sans gloire, et j'accomplirai une grande action qu'apprendront les hommes futurs.

Il parla ainsi, et, tirant l'épée aiguë qui pendait, grande et lourde, sur son flanc, il se jeta sur Akhilleus, semblable à l'aigle qui, planant dans les hauteurs, descend dans la plaine à travers les nuées obscures, afin d'enlever la faible brebis ou le lièvre timide. Ainsi se ruait Hektôr, en brandissant l'épée aiguë. Et Akhilleus, emplissant son coeur d'une rage féroce, se rua aussi sur le Priamide. Et il portait son beau bouclier devant sa poitrine, et il secouait son casque éclatant aux quatre cônes et aux splendides crinières d'or mouvantes que Hèphaistos avait fixées au sommet. Comme Hespéros, la plus belle des étoiles ouraniennes, se lève au milieu des astres de la nuit, ainsi resplendissait l'éclair de la pointe d'airain que le Pèléide brandissait, pour la perte de Hektôr, cherchant sur son beau corps la place où il frapperait. Les belles armes d'airain que le Priamide avait arrachées au cadavre de Patroklos le couvraient en entier, sauf à la jointure du cou et de l'épaule, là où la fuite de l'âme est la plus prompte. C'est là que le divin Akhilleus enfonça sa lance, dont la pointe traversa le cou de Hektôr; mais la lourde lance d'airain ne trancha point le gosier, et il pouvait encore parler. Il tomba dans la poussière, et le divin Akhilleus se glorifia ainsi:

— Hektôr, tu pensais peut-être, après avoir tué Patroklos, n'avoir plus rien à craindre? Tu ne songeais point à moi qui étais absent. Insensé! un vengeur plus fort lui restait sur les nefs creuses, et c'était moi qui ai rompu tes genoux! Va! les chiens et les oiseaux te déchireront honteusement, et les Akhaiens enseveliront Patroklos!

Et Hektôr au casque mouvant lui répondit, parlant à peine:

— Je te supplie par ton âme, par tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me déchirer auprès des nefs Akhaiennes. Accepte l'or et l'airain que te donneront mon père et ma mère vénérable. Renvoie mon corps dans mes demeures, afin que les Troiens et les Troiennes me déposent avec honneur sur le bûcher.

Et Akhilleus aux pieds rapides, le regardant d'un oeil sombre, lui dit:

— Chien! ne me supplie ni par mes genoux, ni par mes parents. Plût aux dieux que j'eusse la force de manger ta chair crue, pour le mal que tu m'as fait! Rien ne sauvera ta tête des chiens, quand même on m'apporterait dix et vingt fois ton prix, et nulle autres présents; quand même le Dardanide Priamos voudrait te racheter ton poids d'or! Jamais la mère vénérable qui t'a enfanté ne te pleurera couché sur un lit funèbre. Les chiens et les oiseaux te déchireront tout entier!

Et Hektôr au casque mouvant lui répondit en mourant:

— Certes, je prévoyais, te connaissant bien, que je ne te fléchirais point, car ton coeur est de fer. Souviens-toi que les dieux me vengeront le jour où Pâris et Phoibos Apollôn te tueront, malgré ton courage, devant les portes Skaies.

Et la mort l'ayant interrompu, son âme s'envola de son corps chez
Aidès, pleurant sa destinée mauvaise, sa vigueur et sa jeunesse.

Et Akhilleus dit à son cadavre:

— Meurs! Je subirai ma destinée quand Zeus et les autres dieux le voudront.

Ayant ainsi parlé, il arracha sa lance d'airain du cadavre, et, la posant à l'écart, il dépouilla les épaules du Priamide de ses armes sanglantes. Et les fils des Akhaiens accoururent, et ils admiraient la grandeur et la beauté de Hektôr; et chacun le blessait de nouveau, et ils disaient en se regardant:

— Certes, Hektôr est maintenant plus aisé à manier que le jour où il incendiait les nefs.

Ils parlaient ainsi, et chacun le frappait. Mais aussitôt que le divin Akhilleus aux pieds rapides eut dépouillé le Priamide de ses armes, debout au milieu des Akhaiens, il leur dit ces paroles ailées:

— Ô amis, princes et chefs des Argiens, puisque les dieux m'ont donné de tuer ce guerrier qui nous a accablés de plus de maux que tous les autres à la fois, allons assiéger la ville, et sachons quelle est la pensée des Troiens: s'ils veulent, le Priamide étant mort, abandonner la citadelle, ou y rester, bien qu'ils aient perdu Hektôr. Mais à quoi songe mon esprit? Il gît auprès des nefs, mort, non pleuré, non enseveli, Patroklos, que je n'oublierai jamais tant que je vivrai, et que mes genoux remueront! Même quand les morts oublieraient chez Aidès, moi je me souviendrai de mon cher compagnon. Et maintenant, ô fils des Akhaiens, chantez les paians et retournons aux nefs en entraînant ce cadavre. Nous avons remporté une grande gloire, nous avons tué le divin Hektôr, à qui les Troiens adressaient des voeux, dans leur ville, comme à un dieu.

Il parla ainsi, et il outragea indignement le divin Hektôr. Il lui perça les tendons des deux pieds, entre le talon et la cheville, et il y passa des courroies. Et il l'attacha derrière le char, laissant traîner la tête. Puis, déposant les armes illustres dans le char, il y monta lui-même, et il fouetta les chevaux, qui s'élancèrent avec ardeur. Et le Priamide Hektôr était ainsi traîné dans un tourbillon de poussière, et ses cheveux noirs en étaient souillés, et sa tête était ensevelie dans la poussière, cette tête autrefois si belle que Zeus livrait maintenant à l'ennemi, pour être outragée sur la terre de la patrie.

Ainsi toute la tête de Hektôr était souillée de poussière. Et sa mère, arrachant ses cheveux et déchirant son beau voile, gémissait en voyant de loin son fils. Et son père pleurait misérablement, et les peuples aussi hurlaient et pleuraient par la ville. On eût dit que la haute Ilios croulait tout entière dans le feu. Et les peuples retenaient à grand'peine le vieux Priamos désespéré qui voulait sortir des portes Dardaniennes. Et, se prosternant devant eux, il les suppliait, les nommant par leurs noms:

— Mes amis, laissez-moi sortir seul de la ville, afin que j'aille aux nefs des Akhaiens. Je supplierai cet homme impie qui accomplit d'horribles actions. Il respectera peut-être mon âge, il aura peut-être pitié de ma vieillesse; car son père aussi est vieux, Pèleus, qui l'a engendré et nourri pour la ruine des Troiens, et surtout pour m'accabler de maux. Que de fils florissants il m'a tués! Et je gémis moins sur eux tous ensemble que sur le seul Hektôr, dont le regret douloureux me fera descendre aux demeures d'Aidès. Plût aux dieux qu'il fût mort dans nos bras! Au moins, sur son cadavre, nous nous serions rassasiés de larmes et de sanglots, la mère malheureuse qui l'a enfanté et moi!

Il parla ainsi en pleurant. Et tous les citoyens pleuraient. Et, parmi les Troiennes, Hékabè commença le deuil sans fin:

— Mon enfant! pourquoi suis-je encore vivante, malheureuse, puisque tu es mort? Toi qui, les nuits et les jours, étais ma gloire dans Ilios, et l'unique salut des Troiens et des Troiennes, qui, dans la ville, te recevaient comme un dieu! Certes, tu faisais toute leur gloire, quand tu vivais; mais voici que la moire et la mort t'ont saisi!

Elle parla ainsi en pleurant. Et la femme de Hektôr ne savait rien encore, aucun messager ne lui ayant annoncé que son époux était resté hors des portes. Et, dans sa haute demeure fermée, elle tissait une toile double, splendide et ornée de fleurs variées. Et elle ordonnait aux servantes à la belle chevelure de préparer, dans la demeure, et de mettre un grand trépied sur le feu, afin qu'un bain chaud fût prêt pour Hektôr à son retour du combat. L'insensée ignorait qu'Athènè aux yeux clairs avait tué Hektôr par les mains d'Akhilleus, loin de tous les bains. Mais elle entendit des lamentations et des hurlements sur la tour. Et ses membres tremblèrent, et la navette lui tomba des mains, et elle dit aux servantes à la belle chevelure:

— Venez. Que deux d'entre vous me suivent, afin que je voie ce qui nous arrive, car j'ai entendu la voix de la vénérable mère de Hektôr. Mon coeur bondit dans ma poitrine, et mes genoux défaillent. Peut-être quelque malheur menace-t-il les fils de Priamos. Plaise aux dieux que mes paroles soient vaines! Mais je crains que le divin Akhilleus, ayant écarté le brave Hektôr de la ville, le poursuive dans la plaine et dompte son courage. Car mon époux ne reste point dans la foule des guerriers, et il combat en tête de tous, ne le cédant à aucun.

Elle parla ainsi et sortit de sa demeure, semblable à une bakkhante et le coeur palpitant, et les servantes la suivaient. Arrivée sur la tour, au milieu de la foule des hommes, elle s'arrêta, regardant du haut des murailles, et reconnut Hektôr traîné devant la ville. Et les chevaux rapides le traînaient indignement vers les nefs creuses des Akhaiens. Alors, une nuit noire couvrit ses yeux, et elle tomba à la renverse, inanimée. Et tous les riches ornements se détachèrent de sa tête, la bandelette, le noeud, le réseau, et le voile que lui avait donné Aphroditè d'or le jour où Hektôr au casque mouvant l'avait emmenée de la demeure d'Êétiôn, après lui avoir donné une grande dot. Et les soeurs et les belles-soeurs de Hektôr l'entouraient et la soutenaient dans leurs bras, tandis qu'elle respirait à peine. Et quand elle eut recouvré l'esprit, elle dit, gémissant au milieu des Troiennes:

— Hektôr! ô malheureuse que je suis! Nous sommes nés pour une même destinée: toi, dans Troiè et dans la demeure de Priamos; moi, dans Thèbè, sous le mont Plakos couvert de forêts, dans la demeure d'Êétiôn, qui m'éleva toute petite, père malheureux d'une malheureuse. Plût aux dieux qu'il ne m'eût point engendrée! Maintenant tu descends vers les demeures d'Aidès, dans la terre creuse, et tu me laisses, dans notre demeure, veuve et accablée de deuil. Et ce petit enfant que nous avons engendré tous deux, malheureux que nous sommes! tu ne le protégeras pas, Hektôr, puisque tu es mort, et lui ne te servira point de soutien. Même s'il échappait à cette guerre lamentable des Akhaiens, il ne peut s'attendre qu'au travail et à la douleur, car ils lui enlèveront ses biens. Le jour qui fait un enfant orphelin lui ôte aussi tous ses jeunes amis. Il est triste au milieu de tous, et ses joues sont toujours baignées de larmes. Indigent, il s'approche des compagnons de son père, prenant l'un par le manteau et l'autre par la tunique. Si l'un d'entre eux, dans sa pitié, lui offre une petite coupe, elle mouille ses lèvres sans rafraîchir son palais. Le jeune homme, assis entre son père et sa mère, le repousse de la table du festin, et, le frappant de ses mains, lui dit des paroles injurieuses: — Va-t'en! ton père n'est pas des nôtres!’ Et l'enfant revient en pleurant auprès de sa mère veuve. Astyanax, qui autrefois mangeait la moelle et la graisse des brebis sur les genoux de son père; qui, lorsque le sommeil le prenait et qu'il cessait de jouer, dormait dans un doux lit, aux bras de sa nourrice, et le coeur rassasié de délices; maintenant Astyanax, que les Troiens nommaient ainsi, car Hektôr défendait seul leurs hautes murailles, subira mille maux, étant privé de son père bien- aimé. Et voici, Hektôr, que les vers rampants te mangeront auprès des nefs éperonnées, loin de tes parents, après que les chiens se seront rassasiés de ta chair. Tu possédais, dans tes demeures, de beaux et doux vêtements, oeuvre des femmes; mais je les brûlerai tous dans le feu ardent, car ils ne te serviront pas et tu ne seras pas enseveli avec eux. Qu'ils soient donc brûlés en ton honneur au milieu des Troiens et des Troiennes!

Elle parla ainsi en pleurant, et toutes les femmes se lamentaient comme elle.

Chant 23

Et tandis qu'ils gémissaient ainsi par la ville, les Akhaiens arrivèrent aux nefs et au Hellespontos. Et ils se dispersèrent, et chacun rentra dans sa nef. Mais Akhilleus ne permit point aux Myrmidones de se séparer, et il dit à ses braves compagnons:

— Myrmidones aux chevaux rapides, mes chers compagnons, ne détachons point des chars nos chevaux aux sabots massifs; mais, avec nos chevaux et nos chars, pleurons Patroklos, car tel est l'honneur dû aux morts. Après nous être rassasiés de deuil, nous délierons nos chevaux, et, tous, nous prendrons notre repas ici.

Il parla ainsi, et ils se lamentaient, et Akhilleus le premier. Et, en gémissant, ils poussèrent trois fois les chevaux aux belles crinières autour du cadavre; et Thétis augmentait leur désir de pleurer. Et, dans le regret du héros Patroklos, les larmes baignaient les armes et arrosaient le sable. Au milieu d'eux, le Pèléide commença le deuil lamentable, en posant ses mains tueuses d'homme sur la poitrine de son ami:

— Sois content de moi, ô Patroklos, dans les demeures d'Aidès. Tout ce que je t'ai promis, je l'accomplirai. Hektôr, jeté aux chiens, sera déchiré par eux; et, pour te venger, je tuerai devant ton bûcher douze nobles fils des Troiens.

Il parla ainsi, et il outragea indignement le divin Hektôr en le couchant dans la poussière devant le lit du Ménoitiade. Puis, les Myrmidones quittèrent leurs splendides armes d'airain, dételèrent leurs chevaux hennissants et s'assirent en foule autour de la nef du rapide Aiakide, qui leur offrit le repas funèbre. Et beaucoup de boeufs blancs mugissaient sous le fer, tandis qu'on les égorgeait ainsi qu'un grand nombre de brebis et de chèvres bêlantes. Et beaucoup de porcs gras cuisaient devant la flamme du feu. Et le sang coulait abondamment autour du cadavre. Et les princes Akhaiens conduisirent le prince Pèléiôn aux pieds rapides vers le divin Agamemnôn, mais non sans peine, car le regret de son compagnon emplissait son coeur.

Et quand ils furent arrivés à la tente d'Agamemnôn, celui-ci ordonna aux hérauts de poser un grand trépied sur le feu, afin que le Pèléide, s'il y consentait, lavât le sang qui le souillait. Mais il s'y refusa toujours et jura un grand serment:

— Non! par Zeus, le plus haut et le meilleur des dieux, je ne purifierai point ma tête que je n'aie mis Patroklos sur le bûcher, élevé son tombeau et coupé ma chevelure. Jamais, tant que je vivrai, une telle douleur ne m'accablera plus. Mais achevons ce repas odieux. Roi des hommes, Agamemnôn, commande qu'on apporte, dès le matin, le bois du bûcher, et qu'on l'apprête, car il est juste d'honorer ainsi Patroklos, qui subit les noires ténèbres. Et le feu infatigable le consumera promptement à tous les yeux, et les peuples retourneront aux travaux de la guerre.

Il parla ainsi, et les princes, l'ayant entendu, lui obéirent. Et tous, préparant le repas, mangèrent; et aucun ne se plaignit d'une part inégale. Puis, ils se retirèrent sous les tentes pour y dormir.

Mais le Pèléide était couché, gémissant, sur le rivage de la mer aux bruits sans nombre, au milieu des Myrmidones, en un lieu où les flots blanchissaient le bord. Et le doux sommeil, lui versant l'oubli de ses peines, l'enveloppa, car il avait fatigué ses beaux membres en poursuivant Hektôr autour de la haute Ilios. Et l'âme du malheureux Patroklos lui apparut, avec la grande taille, les beaux yeux, la voix et jusqu'aux vêtements du héros. Elle s'arrêta sur la tête d'Akhilleus et lui dit:

— Tu dors, et tu m'oublies, Akhilleus. Vivant, tu ne me négligeais point, et, mort, tu m'oublies. Ensevelis-moi, afin que je passe promptement les portes d'Aidès. Les âmes, ombres des morts, me chassent et ne me laissent point me mêler à elles au- delà du fleuve; et je vais, errant en vain autour des larges portes de la demeure d'Aidès. Donne-moi la main; je t'en supplie en pleurant, car je ne reviendrai plus du Hadès, quand vous m'aurez livré au bûcher. Jamais plus, vivants tous deux, nous ne nous confierons l'un à l'autre, assis loin de nos compagnons, car la kèr odieuse qui m'était échue dès ma naissance m'a enfin saisi. Ta moire fatale, ô Akhilleus égal aux dieux, est aussi de mourir sous les murs des Troiens magnanimes! Mais je te demande ceci, et puisses-tu me l'accorder: Akhilleus, que mes ossements ne soient point séparés des tiens, mais qu'ils soient unis comme nous l'avons été dans tes demeures. Quand Ménoitios m'y conduisit tout enfant, d'Opoèn, parce que j'avais tué déplorablement, dans ma colère, le fils d'Amphidamas, en jouant aux dés, le cavalier Pèleus me reçut dans ses demeures, m'y éleva avec tendresse et me nomma ton compagnon. Qu'une seule urne reçoive donc nos cendres, cette urne d'or que t'a donnée ta mère vénérable.

Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit:

— Pourquoi es-tu venu, ô tête chère! et pourquoi me commander ces choses? Je t'obéirai, et les accomplirai promptement. Mais reste, que je t'embrasse un moment, au moins! Adoucissons notre amère douleur.

Il parla ainsi, et il étendit ses mains affectueuses; mais il ne saisit rien, et l'âme rentra en terre comme une fumée, avec un âpre murmure. Et Akhilleus se réveilla stupéfait et, frappant ses mains, il dit ces paroles lugubres:

— Ô dieux! l'âme existe encore dans le Hadès, mais comme une vaine image, et sans corps. L'âme du malheureux Patroklos m'est apparue cette nuit, pleurant et se lamentant, et semblable à lui- même; et elle m'a ordonné d'accomplir ses voeux.

Il parla ainsi, et il excita la douleur de tous les Myrmidones; et Éôs aux doigts couleur de rose les trouva gémissant autour du cadavre.

Mais le roi Agamemnôn pressa les hommes et les mulets de sortir des tentes et d'amener le bois. Et un brave guerrier les commandait, Mèrionès, compagnon du courageux Idoméneus. Et ils allaient, avec les haches qui tranchent le bois, et les cordes bien tressées, et les mulets marchaient devant eux. Et, franchissant les pentes, et les rudes montées et les précipices, ils arrivèrent aux sommets de l'Ida où abondent les sources. Et, aussitôt, de leurs haches pesantes, ils abattirent les chênes feuillus qui tombaient à grand bruit. Et les Akhaiens y attelaient les mulets qui dévoraient la terre de leurs pieds, se hâtant d'emporter vers le camp leur charge à travers les broussailles épaisses. Et les Akhaiens traînaient aussi les troncs feuillus, ainsi que le commandait Mèrionès, le compagnon d'Idoméneus qui aime les braves. Et ils déposèrent le bois sur le rivage, là où Akhilleus avait marqué le grand tombeau de Patroklos et le sien.

Puis, ayant amassé un immense monceau, ils s'assirent, attendant. Et Akhilleus ordonna aux braves Myrmidones de se couvrir de leurs armes et de monter sur leurs chars. Et ils se hâtaient de s'armer et de monter sur leurs chars, guerriers et conducteurs. Et, derrière les cavaliers, s'avançaient des nuées d'hommes de pied; et, au milieu d'eux, Patroklos était porté par ses compagnons, qui couvraient son cadavre de leurs cheveux qu'ils arrachaient. Et, triste, le divin Akhilleus soutenait la tête de son irréprochable compagnon qu'il allait envoyer dans le Hadès.

Et quand ils furent arrivés au lieu marqué par Akhilleus, ils déposèrent le corps et bâtirent le bûcher. Et le divin Akhilleus aux pieds rapides eut une autre pensée. Et il coupa, à l'écart, sa chevelure blonde qu'il avait laissée croître pour le fleuve Sperkhios; et, gémissant, il dit, les yeux sur la mer sombre:

— Sperkhios! c'est en vain que mon père Pèleus te promit qu'à mon retour dans la chère terre de la patrie je couperais ma chevelure, et que je te sacrifierais de saintes hécatombes et cinquante béliers, à ta source, là où sont ton temple et ton autel parfumé. Le vieillard te fit ce voeu; mais tu n'as point exaucé son désir, car je ne reverrai plus la chère terre de la patrie. C'est au héros Patroklos que j'offre ma chevelure pour qu'il l'emporte.

Ayant ainsi parlé, il déposa sa chevelure entre les mains de son cher compagnon, augmentant ainsi la douleur de tous, et la lumière de Hélios fût tombée tandis qu'ils pleuraient encore, si Akhilleus, s'approchant d'Agamemnôn, ne lui eût dit:

— Atréide, à qui tout le peuple Akhaien obéit, plus tard il pourra se rassasier de larmes. Commande-lui de s'éloigner du bûcher et de préparer son repas. Nous, les chefs, qui avons un plus grand souci de Patroklos, restons seuls.

Et le roi des hommes, Agamemnôn, l'ayant entendu, renvoya aussitôt le peuple vers les nefs égales; et les ensevelisseurs, restant seuls, amassèrent le bois. Et ils firent le bûcher de cent pieds sur toutes ses faces, et, sur son faîte, ils déposèrent, pleins de tristesse, le cadavre de Patroklos. Puis, ils égorgèrent et écorchèrent devant le bûcher une foule de brebis grasses et de boeufs aux pieds flexibles. Et le magnanime Akhilleus, couvrant tout le cadavre de leur graisse, de la tête aux pieds, entassa tout autour leurs chairs écorchées. Et, s'inclinant sur le lit funèbre, il y plaça des amphores de miel et d'huile. Puis, il jeta sur le bûcher quatre chevaux aux beaux cous. Neuf chiens familiers mangeaient autour de sa table. Il en tua deux qu'il jeta dans le bûcher. Puis, accomplissant une mauvaise pensée, il égorgea douze nobles enfants des Troiens magnanimes. Puis, il mit le feu au bûcher, afin qu'il fût consumé, et il gémit, appelant son cher compagnon:

— Sois content de moi, ô Patroklos! dans le Hadès, car j'ai accompli tout ce que je t'ai promis. Le feu consume avec toi douze nobles enfants des magnanimes Troiens. Pour le Priamide Hektôr, je ne le livrerai point au feu, mais aux chiens.

Il parla ainsi dans sa colère; mais les chiens ne devaient point déchirer Hektôr, car, jour et nuit, la fille de Zeus, Aphroditè, les chassait au loin, oignant le corps d'une huile ambroisienne, afin que le Pèléide ne le déchirât point en le traînant. Et Phoibos Apollôn enveloppait d'une nuée ouranienne le lieu où était couché le cadavre, de peur que la force de Hélios n'en desséchât les nerfs et les chairs.

Mais le bûcher de Patroklos ne brûlait point. Alors le divin Akhilleus aux pieds rapides pria à l'écart les deux vents Boréas et Zéphyros, leur promettant de riches sacrifices. Et, faisant des libations avec une coupe d'or, il les supplia de venir, afin de consumer promptement le cadavre, en enflammant le bûcher. Et la rapide Iris entendit ses prières et s'envola en messagère auprès des vents. Et, rassemblés en foule dans la demeure du violent Zéphyros, ils célébraient un festin. Et la rapide Iris survint et s'arrêta sur le seuil de pierre. Et, dès qu'ils l'eurent vue de leurs yeux, tous se levèrent, et chacun l'appela près de lui. Mais elle ne voulut point s'asseoir et leur dit:

— Ce n'est pas le temps de m'asseoir. Je retourne aux bouches de l'Okéanos, dans la terre des Aithiopiens, là où ils sacrifient des hécatombes aux immortels, et j'en ai ma part. Mais Akhilleus appelle Boréas et le sonore Zéphyros. Il les supplie de venir, leur promettant de riches sacrifices s'ils excitent le feu à consumer le bûcher sur lequel gît Patroklos que pleurent tous les Akhaiens.

Elle parla ainsi et s'envola. Et les deux vents se ruèrent avec un bruit immense, chassant devant eux les nuées tumultueuses. Et ils traversèrent la mer, et l'eau se souleva sous leur souffle violent; et ils arrivèrent devant la riche Troiè et se jetèrent sur le feu; et toute la nuit, soufflant horriblement, ils irritèrent les flammes du bûcher; et, toute la nuit, le rapide Akhilleus, puisant le vin à pleine coupe d'un kratère d'or, et le répandant, arrosa la terre, appelant l'âme du malheureux Patroklos. Comme un père qui se lamente, en brûlant les ossements de son jeune fils dont la mort accable ses malheureux parents de tristesse; de même Akhilleus gémissait en brûlant les ossements de son compagnon, se roulant devant le bûcher, et se lamentant.

Et quand l'étoile du matin reparut, messagère de lumière, et, après elle, quand Éôs au péplos couleur de safran se répandit sur la mer, alors le bûcher s'apaisa et la flamme s'éteignit, et les vents partirent, s'en retournant dans leur demeure, à travers la mer thrèkienne, dont les flots soulevés grondaient. Et le Pèléide, quittant le bûcher, se coucha accablé de fatigue, et le doux sommeil le saisit. Mais bientôt le bruit et le tumulte de ceux qui se rassemblaient autour de l'Atréide le réveillèrent. Et il se leva, et leur dit:

— Atréides, et vous, princes des Akhaiens, éteignez avec du vin noir toutes les parties du bûcher que le feu a brûlées, et nous recueillerons les os de Patroklos Ménoitiade. Ils sont faciles à reconnaître, car le cadavre était au milieu du bûcher, et, loin de lui tout autour, brûlaient confusément les chevaux et les hommes. Déposons dans une urne d'or ces os recouverts d'une double graisse, jusqu'à ce que je descende moi-même dans le Hadès. Je ne demande point maintenant un grand sépulcre. Que celui-ci soit simple. Mais vous, Akhaiens, qui survivrez sur vos nefs bien construites, vous nous élèverez, après ma mort, un vaste et grand tombeau.

Il parla ainsi, et ils obéirent au rapide Pèléiôn. Et ils éteignirent d'abord avec du vin noir toutes les parties du bûcher que le feu avait brûlées; et la cendre épaisse tomba. Puis, en pleurant, ils déposèrent dans une urne d'or, couverts d'une double graisse, les os blancs de leur compagnon plein de douceur, et ils mirent, sous la tente du Pèléide, cette urne enveloppée d'un voile léger. Puis, marquant la place du tombeau, ils en creusèrent les fondements autour du bûcher, et ils mirent la terre en monceau, et ils partirent, ayant élevé le tombeau.

Mais Akhilleus retint le peuple en ce lieu, et le fit asseoir en un cercle immense, et il fit apporter des nefs les prix: des vases, des trépieds, des chevaux, des mulets, des boeufs aux fortes têtes, des femmes aux belles ceintures, et du fer brillant. Et, d'abord, il offrit des prix illustres aux cavaliers rapides: une femme irréprochable, habile aux travaux, et un trépied à anse, contenant vingt-deux mesures, pour le premier vainqueur; pour le second, une jument de six ans, indomptée et pleine d'un mulet; pour le troisième, un vase tout neuf, beau, blanc, et contenant quatre mesures; pour le quatrième, deux talents d'or; et pour le cinquième, une urne neuve à deux anses. Et le Pèléide se leva et dit aux Argiens:

— Atréides, et vous, très braves Akhaiens, voici, dans l'enceinte, les prix offerts aux cavaliers. Si les Akhaiens luttaient aujourd'hui pour un autre mort, certes, j'emporterais ces prix dans mes tentes, car vous savez que mes chevaux l'emportent sur tous, étant immortels. Poseidaôn les donna à mon père Pèleus qui me les a donnés. Mais ni moi, ni mes chevaux aux sabots massifs nous ne combattrons. Ils ont perdu l'irréprochable vigueur de leur doux conducteur qui baignait leurs crinières d'huile liquide, après les avoir lavées dans une eau pure; et maintenant ils pleurent, les crinières pendantes, et ils restent immobiles et pleins de tristesse. Mais vous qui, parmi tous les Akhaiens, vous confiez en vos chevaux et en vos chars solides, descendez dans l'enceinte.

Le Pèléide parla ainsi, et de rapides cavaliers se levèrent. Et, le premier, se leva le roi des hommes, Eumèlos, le fils bien-aimé d'Admètès, très habile à mener un char. Et après lui, se leva le brave Diomèdès Tydéide, conduisant sous le joug les chevaux de Trôos qu'il avait enlevés autrefois à Ainéias, quand celui-ci fut sauvé par Apollôn. Et, après Diomèdès, se leva le blond Ménélaos Atréide, aimé de Zeus. Et il conduisait sous le joug deux chevaux rapides: Aithè, jument d'Agamemnôn, et Podargos, qui lui appartenait. Et l'Ankhisiade Ekhépôlos avait donné Aithè à Agamemnôn, afin de ne point le suivre vers la haute Ilios. Et il était resté, vivant dans les délices, car Zeus lui avait donné de grandes richesses, et il habitait la grande Sikiôn. Et Ménélaos la conduisait sous le joug, pleine d'ardeur. Et, après l'Atréide, se leva, conduisant deux beaux chevaux, Antilokhos, l'illustre fils du magnanime roi Nestôr Nèlèiade. Et les chevaux rapides qui traînaient son char étaient pyliens. Et le père, debout auprès de son fils, donnait des conseils excellents au jeune homme déjà plein de prudence:

— Antilokhos, certes, Zeus et Poseidaôn, t'ayant aimé tout jeune, t'ont enseigné à mener un char; c'est pourquoi on ne peut t'instruire davantage. Tu sais tourner habilement la borne, mais tes chevaux sont lourds, et je crains un malheur. Les autres ne te sont pas supérieurs en science, mais leurs chevaux sont plus rapides. Allons, ami, réfléchis à tout, afin que les prix ne t'échappent pas. Le bûcheron vaut mieux par l'adresse que par la force. C'est par son art que le pilote dirige sur la noire mer une nef rapide, battue par les vents; et le conducteur de chars l'emporte par son habileté sur le conducteur de chars. Celui qui s'abandonne à ses chevaux et à son char vagabonde follement çà et là, et ses chevaux s'emportent dans le stade, et il ne peut les retenir. Mais celui qui sait les choses utiles, quand il conduit des chevaux lourds, regardant toujours la borne, l'effleure en la tournant. Et il ne lâche point tout d'abord les rênes en cuir de boeuf, mais, les tenant d'une main ferme, il observe celui qui le précède. Je vais te montrer la borne. On la reconnaît aisément. Là s'élève un tronc desséché, d'une aune environ hors de terre et que la pluie ne peut nourrir. C'est le tronc d'un chêne ou d'un pin. Devant lui sont deux pierres blanches, posées de l'un et l'autre côté, au détour du chemin, et, en deçà comme au-delà, s'étend l'hippodrome aplani. C'est le tombeau d'un homme mort autrefois, ou une limite plantée par les anciens hommes, et c'est la borne que le divin Akhilleus aux pieds rapides vous a marquée. Quand tu en approcheras, pousse tout auprès tes chevaux et ton char. Penche-toi, de ton char bien construit, un peu sur la gauche, et excite le cheval de droite de la voix et du fouet, en lui lâchant toutes les rênes. Que ton cheval de gauche rase la borne, de façon que le moyeu de la roue la touche presque; mais évite de heurter la pierre, de peur de blesser tes chevaux et de briser ton char, ce qui ferait la joie des autres, mais ta propre honte. Enfin, ami, sois adroit et prudent. Si tu peux dépasser la borne le premier, il n'en est aucun qui ne te poursuive vivement, mais nul ne te devancera, quand même on pousserait derrière toi le divin Atréiôn, ce rapide cheval d'Adrestès, qui était de race divine, ou même les illustres chevaux de Laomédôn qui furent nourris ici.

Et le Nèlèiôn Nestôr, ayant ainsi parlé et enseigné toute chose à son fils, se rassit. Et, le cinquième, Mèrionès conduisait deux chevaux aux beaux crins.

Puis, ils montèrent tous sur leurs chars, et ils jetèrent les sorts; et Akhilleus les remua, et Antilokhos Nestôréide vint le premier, puis le roi Eumèlos, puis l'Atréide Ménélaos illustre par sa lance, puis Mèrionès, et le dernier fut le Tydéide, le plus brave de tous. Et ils se placèrent dans cet ordre, et Akhilleus leur marqua la borne, au loin dans la plaine; et il envoya comme inspecteur le divin Phoinix, compagnon de son père, afin qu'il surveillât la course et dît la vérité.

Et tous ensemble, levant le fouet sur les chevaux et les excitant du fouet et de la voix, s'élancèrent dans la plaine, loin des nefs. Et la poussière montait autour de leurs poitrines, comme un nuage ou comme une tempête; et les crinières flottaient au vent; et les chars tantôt semblaient s'enfoncer en terre, et tantôt bondissaient au-dessus. Mais les conducteurs se tenaient fermes sur leurs sièges, et leur coeur palpitait du désir de la victoire, et chacun excitait ses chevaux qui volaient, soulevant la poussière de la plaine.

Mais quand les chevaux rapides, ayant atteint la limite de la course, revinrent vers la blanche mer, l'ardeur des combattants et la vitesse de la course devinrent visibles. Et les rapides juments du Phèrètiade parurent les premières; et les chevaux troiens de Diomèdès les suivaient de si près, qu'ils semblaient monter sur le char. Et le dos et les larges épaules d'Eumèlos étaient chauffés de leur souffle, car ils posaient sur lui leurs têtes. Et, certes, Diomèdès eût vaincu ou rendu la lutte égale, si Phoibos Apollôn, irrité contre le fils de Tydeus, n'eût fait tomber de ses mains le fouet splendide. Et des larmes de colère jaillirent de ses yeux, quand il vit les juments d'Eumèlos se précipiter plus rapides, et ses propres chevaux se ralentir, n'étant plus aiguillonnés.

Mais Apollôn, retardant le Tydéide, ne put se cacher d'Athènè. Et, courant au prince des peuples, elle lui rendit son fouet et remplit ses chevaux de vigueur. Puis, furieuse, et poursuivant le fils d'Admètès, elle brisa le joug des juments, qui se dérobèrent. Et le timon tomba rompu; et Eumèlos aussi tomba auprès de la roue, se déchirant les bras, la bouche et les narines. Et il resta muet, le front meurtri et les yeux pleins de larmes.

Alors, Diomèdès, le devançant, poussa ses chevaux aux sabots massifs, bien au-delà de tous, car Athènè leur avait donné une grande vigueur et accordait la victoire au Tydéide. Et, après lui, le blond Ménélaos Atréide menait son char, puis Antilokhos, qui exhortait les chevaux de son père:

— Prenez courage, et courez plus rapidement. Certes, je ne vous ordonne point de lutter contre les chevaux du brave Tydéide, car Athènè donne la vitesse à leurs pieds et accorde la victoire à leur maître; mais atteignez les chevaux de l'Atréide, et ne faiblissez point, de peur que Aithè, qui n'est qu'une jument, vous couvre de honte.

Pourquoi tardez-vous, mes braves? Mais je vous le dis, et, certes, ceci s'accomplira: Nestôr, le prince des peuples, ne se souciera plus de vous; et il vous percera de l'airain aigu, si, par lâcheté, nous ne remportons qu'un prix vil. Hâtez-vous et poursuivez promptement l'Atréide. Moi, je vais méditer une ruse, et je le devancerai au détour du chemin, et je le tromperai.

Il parla ainsi, et les chevaux, effrayés des menaces du prince, coururent plus rapidement. Et le brave Antilokhos vit que le chemin se rétrécissait. La terre était défoncée par l'amas des eaux de l'hiver, et une partie du chemin était rompue, formant un trou profond. C'était là que se dirigeait Ménélaos pour éviter le choc des chars. Et Antilokhos y poussa aussi ses chevaux aux sabots massifs, hors de la voie, sur le bord du terrain en pente. Et l'Atréide fut saisi de crainte et dit à Antilokhos:

— Antilokhos, tu mènes tes chevaux avec imprudence. Le chemin est étroit, mais il sera bientôt plus large. Prends garde de nous briser tous deux en heurtant mon char.

Il parla ainsi, mais Antilokhos, comme s'il ne l'avait point entendu, aiguillonna plus encore ses chevaux. Aussi rapides que le jet d'un disque que lance de l'épaule un jeune homme qui éprouve ses forces, les deux chars s'élancèrent de front. Mais l'Atréide ralentit sa course et attendit, de peur que les chevaux aux sabots massifs, se heurtant dans le chemin, ne renversassent les chars, et qu'Antilokhos et lui, en se hâtant pour la victoire, ne fussent précipités dans la poussière. Mais le blond Ménélaos, irrité, lui dit:

— Antilokhos, aucun homme n'est plus perfide que toi! Va! c'est bien faussement que nous te disions sage. Mais tu ne remporteras point le prix sans te parjurer.

Ayant ainsi parlé, il exhorta ses chevaux et leur cria:

— Ne me retardez pas, et n'ayez point le coeur triste. Leurs pieds et leurs genoux seront plus tôt fatigués que les vôtres, car ils sont vieux tous deux.

Il parla ainsi, et ses chevaux, effrayés par la voix du roi, s'élancèrent, et atteignirent aussitôt ceux d'Antilokhos.

Cependant les Argiens, assis dans le stade, regardaient les chars qui volaient dans la plaine, en soulevant la poussière. Et Idoméneus, chef des Krètois, les vit le premier. Étant assis hors du stade, sur une hauteur, il entendit une voix qui excitait les chevaux, et il vit celui qui accourait le premier, dont toute la robe était rouge, et qui avait au front un signe blanc, rond comme l'orbe de Sélénè. Et il se leva et dit aux Argiens:

— Ô amis, princes et chefs des Argiens, voyez-vous ces chevaux comme moi? Il me semble que ce sont d'autres chevaux et un autre conducteur qui tiennent maintenant la tête. Peut-être les premiers au départ ont-ils subi un malheur dans la plaine. Je les ai vus tourner la borne et je ne les vois plus, et cependant j'embrasse toute la plaine troienne. Ou les rênes auront échappé au conducteur et il n'a pu tourner la borne heureusement, ou il est tombé, brisant son char, et ses juments furieuses se sont dérobées. Mais regardez vous-mêmes; je ne vois point clairement encore; cependant, il me semble que c'est un guerrier Aitôlien qui commande parmi les Argiens, le brave fils de Tydeus dompteur de chevaux, Diomèdès.

Et le rapide Aias, fils d'Oileus, lui répondit amèrement:

— Idoméneus, pourquoi toujours bavarder? Ce sont ces mêmes juments aux pieds aériens qui arrivent à travers la vaste plaine. Tu n'es certes pas le plus jeune parmi les Argiens, et les yeux qui sortent de ta tête ne sont point les plus perçants. Mais tu bavardes sans cesse. Il ne te convient pas de tant parler, car beaucoup d'autres ici valent mieux que toi. Ce sont les juments d'Eumèlos qui arrivent les premières, et c'est lui qui tient toujours les rênes.

Et le chef des Krètois, irrité, lui répondit:

— Aias, excellent pour la querelle, homme injurieux, le dernier des Argiens, ton âme est toute féroce! Allons! déposons un trépied, ou un vase, et prenons tous deux pour arbitre l'Atréide Agamemnôn. Qu'il dise quels sont ces chevaux, et tu le sauras à tes dépens.

Il parla ainsi, et le rapide Aias, fils d'Oileus, plein de colère, se leva pour lui répondre par d'outrageantes paroles, et il y aurait eu une querelle entre eux, si Akhilleus, s'étant levé, n'eût parlé:

— Ne vous adressez pas plus longtemps d'injurieuses paroles, Aias et Idoméneus. Cela ne convient point, et vous blâmeriez qui en ferait autant. Restez assis, et regardez. Ces chevaux qui se hâtent pour la victoire vont arriver. Vous verrez alors quels sont les premiers et les seconds.

Il parla ainsi, et le Tydéide arriva, agitant sans relâche le fouet sur ses chevaux, qui, en courant, soulevaient une haute poussière qui enveloppait leur conducteur. Et le char, orné d'or et d'étain, était enlevé par les chevaux rapides; et l'orbe des roues laissait à peine une trace dans la poussière, tant ils couraient rapidement. Et le char s'arrêta au milieu du stade; et des flots de sueur coulaient de la tête et du poitrail des chevaux. Et Diomèdès sauta de son char brillant et appuya le fouet contre le joug. Et, sans tarder, le brave Sthénélos saisit le prix. Il remit la femme et le trépied à deux anses à ses magnanimes compagnons, et lui-même détela les chevaux.

Et, après Diomèdès, le Nèlèiôn Antilokhos arriva, poussant ses chevaux et devançant Ménélaos par ruse et non par la rapidité de sa course. Et Ménélaos le poursuivait de près. Autant est près de la roue un cheval qui traîne son maître, sur un char, dans la plaine, tandis que les derniers crins de sa queue touchent les jantes, et qu'il court à travers l'espace; autant Ménélaos suivait de près le brave Antilokhos. Bien que resté en arrière à un jet de disque, il l'avait atteint aussitôt, car Aithè aux beaux crins, la jument d'Agamemnôn, avait redoublé d'ardeur; et si la course des deux chars eût été plus longue, l'Atréide eût sans doute devancé Antilokhos. Et Mèrionès, le brave compagnon d'Idoméneus, venait, à un jet de lance, derrière l'illustre Ménélaos, ses chevaux étant très lourds, et lui-même étant peu habile à conduire un char dans le stade.

Mais le fils d'Admètès venait le dernier de tous, traînant son beau char et poussant ses chevaux devant lui. Et le divin Akhilleus aux pieds rapides, le voyant, en eut compassion, et, debout au milieu des Argiens, il dit ces paroles ailées:

— Ce guerrier excellent ramène le dernier ses chevaux aux sabots massifs. Donnons-lui donc le second prix, comme il est juste, et le fils de Tydeus emportera le premier.

Il parla ainsi, et tous y consentirent; et il allait donner à
Eumélos la jument promise, si Antilokhos, le fils du magnanime
Nestôr, se levant, n'eût répondu à bon droit au Pèléide Akhilleus:

— Ô Akhilleus, je m'irriterai violemment contre toi, si tu fais ce que tu as dit. Tu veux m'enlever mon prix, parce que, malgré son habileté, Eumèlos a vu son char se rompre! Il devait supplier les immortels. Il ne serait point arrivé le dernier. Si tu as compassion de lui, et s'il t'est cher, il y a, sous ta tente, beaucoup d'or, de l'airain, des brebis, des captives et des chevaux aux sabots massifs. Donne-lui un plus grand prix que le mien, dès maintenant, et que les Akhaiens y applaudissent, soit; mais je ne céderai point mon prix. Que le guerrier qui voudrait me le disputer combatte d'abord contre moi.

Il parla ainsi, et le divin Akhilleus aux pieds vigoureux rit, approuvant Antilokhos, parce qu'il l'aimait; et il lui répondit ces paroles ailées:

— Antilokhos, si tu veux que je prenne dans ma tente un autre prix pour Eumèlos, je le ferai. Je lui donnerai la cuirasse que j'enlevai à Astéropaios. Elle est d'or et entourée d'étain brillant. Elle est digne de lui.

Il parla ainsi, et il ordonna à son cher compagnon Automédôn de l'apporter de sa tente, et Automédôn partit et l'apporta. Et Akhilleus la remit aux mains d'Eumèlos, qui la reçut avec joie.

Et Ménélaos se leva au milieu de tous, triste et violemment irrité contre Antilokhos. Un héraut lui mit le sceptre entre les mains et ordonna aux Argiens de faire silence, et le divin guerrier parla ainsi:

—Antilokhos, toi qui étais plein de sagesse, pourquoi en as-tu manqué? Tu as déshonoré ma gloire; tu as jeté en travers des miens tes chevaux qui leur sont bien inférieurs. Vous, princes et chefs des Argiens, jugez équitablement entre nous. Que nul d'entre les Akhaiens aux tuniques d'airain ne puisse dire: Ménélaos a opprimé Antilokhos par des paroles mensongères et a ravi son prix, car ses chevaux ont été vaincus, mais lui l'a emporté par sa puissance. Mais je jugerai moi-même, et je ne pense pas qu'aucun des Danaens me blâme, car mon jugement sera droit. Antilokhos, approche, enfant de Zeus, comme il est juste. Debout, devant ton char, prends en main ce fouet que tu agitais sur tes chevaux, et jure par Poseidaôn qui entoure la terre que tu n'as point traversé ma course par ruse.

Et le sage Antilokhos lui répondit:

— Pardonne maintenant, car je suis beaucoup plus jeune que toi, roi Ménélaos, et tu es plus âgé et plus puissant. Tu sais quels sont les défauts d'un jeune homme; l'esprit est très vif et la réflexion très légère. Que ton coeur s'apaise. Je te donnerai moi- même cette jument indomptée que j'ai reçue; et, si tu me demandais plus encore, j'aimerais mieux te le donner aussi, ô fils de Zeus, que de sortir pour toujours de ton coeur et d'être en exécration aux dieux.

Le fils du magnanime Nestôr parla ainsi et remit la jument entre les mains de Ménélaos; et le coeur de celui-ci se remplit de joie, comme les épis sous la rosée, quand les campagnes s'emplissent de la moisson croissante. Ainsi, ton coeur fut joyeux, ô Ménélaos! Et il répondit en paroles ailées:

— Antilokhos, ma colère ne te résiste pas, car tu n'as jamais été ni léger, ni injurieux. La jeunesse seule a égaré ta prudence; mais prends garde désormais de tromper tes supérieurs par des ruses. Un autre d'entre les Akhaiens ne m'eût point apaisé aussi vite; mais toi, ton père excellent et ton frère, vous avez subi beaucoup de maux pour ma cause. Donc, je me rends à ta prière, et je te donne cette jument qui m'appartient, afin que tous les Akhaiens soient témoins que mon coeur n'a jamais été ni orgueilleux, ni dur.

Il parla ainsi, et il donna la jument à Noèmôn, compagnon d'Antilokhos. Lui-même, il prit le vase splendide, et Mèrionès reçut les deux talents d'or, prix de sa course. Et le cinquième prix restait, l'urne à deux anses. Et Akhilleus, la portant à travers l'assemblée des Argiens, la donna à Nestôr, et lui dit:

— Reçois ce présent, vieillard, et qu'il te soit un souvenir des funérailles de Patroklos, que tu ne reverras plus parmi les Argiens. Je te donne ce prix que tu n'as point disputé; car tu ne combattras point avec les cestes, tu ne lutteras point, tu ne lanceras point la pique et tu ne courras point, car la lourde vieillesse t'accable.

Ayant ainsi parlé, il lui mit l'urne aux mains, et Nestôr la recevant avec joie, lui répondit ces paroles ailées:

— Mon fils, certes, tu as bien parlé. Ami, je n'ai plus, en effet, mes membres vigoureux. Mes pieds sont lourds et mes bras ne sont plus agiles. Plût aux dieux que je fusse jeune, et que ma force fût telle qu'à l'époque où les Épéiens ensevelirent le roi Amarinkeus dans Bouprasiôn! Ses fils déposèrent des prix, et aucun guerrier ne fut mon égal parmi les Épéiens, les Pyliens et les magnanimes Aitôliens. Je vainquis au pugilat Klydomèdeus, fils d'Énops; à la lutte, Agkaios le Pleurônien qui se leva contre moi. Je courus plus vite que le brave Iphiklos; je triomphai, au combat de la lance, de Phyleus et de Polydôros; mais, à la course des chars, par leur nombre, les Aktoriônes remportèrent la victoire, et ils m'enlevèrent ainsi les plus beaux prix. Car ils étaient deux: et l'un tenait fermement les rênes, et l'autre le fouet. Tel j'étais autrefois, et maintenant de plus jeunes accomplissent ces travaux, et il me faut obéir à la triste vieillesse; mais, alors, j'excellais parmi les héros. Va! continue par d'autres combats les funérailles de ton compagnon. J'accepte ce présent avec joie, et mon coeur se réjouit de ce que tu te sois souvenu de moi qui te suis bienveillant, et de ce que tu m'aies honoré, comme il est juste qu'on m'honore parmi les Argiens. Que les dieux, en retour, te comblent de leurs grâces!

Il parla ainsi, et le Pèléide s'en retourna à travers la grande assemblée des Akhaiens, après avoir écouté jusqu'au bout la propre louange du Nèlèiade.

Et il déposa les prix pour le rude combat des poings. Et il amena dans l'enceinte, et il lia de ses mains une mule laborieuse, de six ans, indomptée et presque indomptable; et il déposa une coupe ronde pour le vaincu. Et, debout, il dit au milieu des Argiens:

— Atréides, et vous Akhaiens aux belles knèmides, j'appelle, pour disputer ces prix, deux hommes vigoureux à se frapper de leurs poings levés. Que tous les Akhaiens le sachent, celui à qui Apollôn donnera la victoire, conduira dans sa tente cette mule patiente, et le vaincu emportera cette coupe ronde.

Il parla ainsi, et aussitôt un homme vigoureux et grand se leva, Épéios, fils de Panopeus, habile au combat du poing. Il saisit la mule laborieuse et dit:

— Qu'il vienne, celui qui veut emporter cette coupe, car je ne pense pas qu'aucun des Akhaiens puisse emmener cette mule, m'ayant vaincu par le poing; car, en cela, je me glorifie de l'emporter sur tous. N'est-ce point assez que je sois inférieur dans le combat? Aucun homme ne peut exceller en toutes choses. Mais, je le dis, et ma parole s'accomplira: je briserai le corps de mon adversaire et je romprai ses os. Que ses amis s'assemblent ici en grand nombre pour l'emporter, quand il sera tombé sous mes mains.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et le seul Euryalos se leva, homme illustre, fils du roi Mèkisteus Talionide qui, autrefois, alla dans Thèbè aux funérailles d'Oidipous, et qui l'emporta sur tous les Kadméiônes. Et l'illustre Tydéide s'empressait autour d'Euryalos, l'animant de ses paroles, car il lui souhaitait la victoire. Et il lui mit d'abord une ceinture, et il l'arma de courroies faites du cuir d'un boeuf sauvage.

Puis, les deux combattants s'avancèrent au milieu de l'enceinte. Et tous deux, levant à la fois leurs mains vigoureuses, se frappèrent à la fois, en mêlant leurs poings lourds. Et on entendait le bruit des mâchoires frappées; et la sueur coulait chaude de tous leurs membres. Mais le divin Épéios, se ruant en avant, frappa de tous les côtés la face d'Euryalos qui ne put résister plus longtemps, et dont les membres défaillirent. De même que le poisson qui est jeté, par le souffle furieux de Boréas, dans les algues du bord, et que l'eau noire ressaisit; de même Euryalos frappé bondit. Mais le magnanime Épéios le releva lui- même, et ses chers compagnons, l'entourant, l'emmenèrent à travers l'assemblée, les pieds traînants, vomissant un sang épais, et la tête penchée. Et ils l'emmenaient ainsi, en le soutenant, et ils emportèrent aussi la coupe ronde.

Et le Pèléide déposa les prix de la lutte difficile devant les Danaens: un grand trépied fait pour le feu, et destiné au vainqueur, et que les Akhaiens, entre eux, estimèrent du prix de douze boeufs; et, pour le vaincu, une femme habile aux travaux et valant quatre boeufs. Et le Pèléide, debout, dit au milieu des Argiens:

— Qu'ils se lèvent, ceux qui osent combattre pour ce prix.

Il parla ainsi, et aussitôt le grand Télamônien Aias se leva; et le sage Odysseus, plein de ruses, se leva aussi. Et tous deux, s'étant munis de ceintures, descendirent dans l'enceinte et se saisirent de leurs mains vigoureuses, tels que deux poutres qu'un habile charpentier unit au sommet d'une maison pour résister à la violence du vent. Ainsi leurs reins, sous leurs mains vigoureuses, craquèrent avec force, et leur sueur coula abondamment, et d'épaisses tumeurs, rouges de sang, s'élevèrent sur leurs flancs et leurs épaules. Et tous deux désiraient ardemment la victoire et le trépied qui en était le prix; mais Odysseus ne pouvait ébranler Aias, et Aias ne pouvait renverser Odysseus. Et déjà ils fatiguaient l'attente des Akhaiens aux belles knèmides; mais le grand Télamônien Aias dit alors à Odysseus:

— Divin Laertiade, très sage Odysseus, enlève-moi, ou je t'enlèverai, et Zeus fera le reste.

Il parla ainsi, et il l'enleva; mais Odysseus n'oublia point ses ruses, et, le frappant du pied sur le jarret, il fit ployer ses membres, et, le renversant, tomba sur lui. Et les peuples étonnés les admiraient. Alors le divin et patient Odysseus voulut à son tour enlever Aias; mais il le souleva à peine, et ses genoux ployèrent, et tous deux tombèrent côte à côte, et ils furent souillés de poussière. Et, comme ils se relevaient une troisième fois, Akhilleus se leva lui-même et les retint:

— Ne combattez pas plus longtemps et ne vous épuisez pas. La victoire est à tous deux. Allez donc, emportant des prix égaux, et laissez combattre les autres Akhaiens.

Il parla ainsi; et, l'ayant entendu, ils lui obéirent; et, secouant leur poussière, ils se couvrirent de leurs vêtements.

Alors le Pèléide déposa les prix de la course: un très beau kratère d'argent contenant six mesures. Et il surpassait par sa beauté tous ceux qui étaient sur la terre. Les habiles Sidônes l'avaient admirablement travaillé; et des Phoinikes l'avaient amené, à travers la mer bleue; et, arrivés au port, ils l'avaient donné à Thoas. Le Iasonide Euneus l'avait cédé au héros Patroklos pour l'affranchissement du Priamide Lykaôn; et Akhilleus le proposa en prix aux plus habiles coureurs dans les jeux funèbres de son ami. Puis, il offrit un boeuf énorme et très gras; puis, enfin, un demi talent d'or. Et, debout, il dit au milieu des Argiens:

— Qu'ils se lèvent, ceux qui veulent combattre pour ce prix.

Il parla ainsi, et, aussitôt, le rapide Aias, fils d'Oileus, se leva; puis le sage Odysseus, puis Antilokhos, fils de Nestôr. Et celui-ci dépassait tous les jeunes hommes à la course. Ils se placèrent de front, et Akhilleus leur montra le but, et ils se précipitèrent. L'Oiliade les devançait tous; puis, venait le divin Odysseus. Autant la navette qu'une belle femme manie habilement, approche de son sein, quand elle tire le fil à elle, autant Odysseus était proche d'Aias, mettant ses pieds dans les pas de celui-ci, avant que leur poussière se fût élevée. Ainsi le divin Odysseus chauffait de son souffle la tête d'Aias. Et tous les Akhaiens applaudissaient à son désir de la victoire et l'excitaient à courir. Et comme ils approchaient du but, Odysseus pria en lui-même Athènè aux yeux clairs:

— Exauce-moi, déesse! soutiens-moi heureusement dans ma course.

Il parla ainsi; et Pallas Athènè, l'exauçant, rendit ses membres plus agiles et ses pieds plus légers. Et comme ils revenaient aux prix, Athènè poussa Aias qui tomba, en courant, là où s'était amassé le sang des boeufs mugissants qu'Akhilleus aux pieds rapides avait tués devant le corps de Patroklos; et sa bouche et ses narines furent emplies de fumier et du sang des boeufs; et le divin et patient Odysseus, le devançant, saisit le kratère d'argent. Et l'illustre Aias prit le boeuf; et se tenant d'une main à l'une des cornes du boeuf sauvage, et rejetant le fumier de sa bouche, il dit au milieu des Argiens:

— Malheur à moi! certes, la déesse Athènè a embarrassé mes pieds, elle qui accompagne et secourt toujours Odysseus, comme une mère.

Il parla ainsi, et tous, en l'entendant, se mirent à rire. Et
Antilokhos enleva le dernier prix, et il dit en riant aux Argiens:

— Je vous le dis à tous, et vous le voyez, amis; maintenant et toujours, les immortels honorent les vieillards. Aias est un peu plus âgé que moi; mais Odysseus est de la génération des hommes anciens. Cependant, il a une verte vieillesse, et il est difficile à tous les Akhaiens, si ce n'est à Akhilleus, de lutter avec lui à la course.

Il parla ainsi, louant le Pèléiôn aux pieds rapides. Et Akhilleus lui répondit:

— Antilokhos, tu ne m'auras point loué en vain, et je te donnerai encore un autre demi-talent d'or.

Ayant ainsi parlé, il le lui donna, et Antilokhos le reçut avec joie. Puis, le Pèléide déposa dans l'enceinte une longue lance, un bouclier et un casque; et c'étaient les armes que Patroklos avait enlevées à Sarpèdôn. Et, debout, il dit au milieu des Argiens:

— Que deux guerriers, parmi les plus braves, et couverts de leurs armes d'airain, combattent devant la foule. À celui qui, atteignant le premier le corps de l'autre, aura fait couler le sang noir à travers les armes, je donnerai cette belle épée Thrèkienne, aux clous d'argent, que j'enlevai à Astéropaios. Quant à ces armes, elles seront communes; et je leur offrirai à tous deux un beau repas dans mes tentes.

Il parla ainsi, et, aussitôt, le grand Télamônien Aias se leva; et, après lui, le brave Diomèdès Tydéide se leva aussi. Et tous deux, à l'écart, s'étant armés, se présentèrent au milieu de tous, prêts à combattre et se regardant avec des yeux terribles. Et la terreur saisit tous les Akhaiens. Et quand les héros se furent rencontrés, trois fois, se jetant l'un sur l'autre, ils s'attaquèrent ardemment. Aias perça le bouclier de Diomèdès, mais il n'atteignit point le corps que protégeait la cuirasse. Et le Tydéide dirigea la pointe de sa lance, au-dessus du grand bouclier, près du cou; mais les Akhaiens, craignant pour Aias, fîrent cesser le combat et leur donnèrent des prix égaux. Cependant le héros Akhilleus donna au Tydéide la grande épée, avec la gaîne et le riche baudrier.

Puis, le Pèléide déposa un disque de fer brut que lançait autrefois la force immense d'Êétiôn. Et le divin Akhilleus aux pieds rapides, ayant tué Eétiôn, avait emporté cette masse dans ses nefs, avec d'autres richesses. Et, debout, il dit au milieu des Argiens:

— Qu'ils se lèvent, ceux qui veulent tenter ce combat. Celui qui possédera ce disque, s'il a des champs fertiles qui s'étendent au loin, ne manquera point de fer pendant cinq années entières. Ni ses bergers, ni ses laboureurs n'iront en acheter à la ville, car ce disque lui en fournira.

Il parla ainsi, et le belliqueux Polypoitès se leva; et, après lui, la force du divin Léonteus; puis, Aias Télamôniade, puis le divin Épéios. Et ils prirent place; et le divin Épéios saisit le disque, et, le faisant tourner, le lança; et tous les Akhaiens se mirent à rire. Le second qui le lança fut Léonteus, rejeton d'Arès. Le troisième fut le grand Télamônien Aias qui, de sa main vigoureuse, le jeta bien au-delà des autres. Mais quand le belliqueux Polypoitès l'eut saisi, il le lança plus loin que tous, de l'espace entier que franchit le bâton recourbé d'un bouvier, que celui-ci fait voler à travers les vaches vagabondes.

Et les Akhaiens poussèrent des acclamations, et les compagnons du brave Polypoitès emportèrent dans les nefs creuses le prix de leur roi.

Puis, le Pèléide déposa, pour les archers habiles, dix grandes haches à deux tranchants et dix petites haches, toutes en fer. Et il fit dresser dans l'enceinte le mât noir d'une nef éperonnée; et, au sommet du mât, il fit lier par un lien léger une colombe tremblante, but des flèches:

— Celui qui atteindra la colombe emportera les haches à deux tranchants dans sa tente; et celui qui, moins adroit, et manquant l'oiseau, aura coupé le lien, emportera les petites haches.

Il parla ainsi, et le prince Teukros se leva aussitôt; et après lui, Mèrionès, brave compagnon d'Idoméneus, se leva aussi. Et les sorts ayant été remués dans un casque d'airain, celui de Teukros parut le premier. Et, aussitôt, il lança une flèche avec vigueur, oubliant de vouer à l'archer Apollôn une illustre hécatombe d'agneaux premiers-nés. Et il manqua l'oiseau car Apollôn lui envia cette gloire; mais il atteignit, auprès du pied, le lien qui retenait l'oiseau; et la flèche amère trancha le lien, et la colombe s'envola dans l'Ouranos, tandis que le lien retombait. Et les Akhaiens poussèrent des acclamations. Mais, aussitôt, Mèrionès, saisissant l'arc de la main de Teukros, car il tenait la flèche prête, voua à l'archer Apollôn une illustre hécatombe d'agneaux premiers-nés, et, tandis que la colombe montait en tournoyant vers les hautes nuées, il l'atteignit sous l'aile. Le trait la traversa et revint s'enfoncer en terre aux pieds de Mèrionès; et l'oiseau tomba le long du mât noir de la nef éperonnée, le cou pendant, et les plumes éparses, et son âme s'envola de son corps. Et tous furent saisis d'admiration. Et Mèrionés prit les dix haches à deux tranchants, et Teukros emporta les petites haches dans sa tente.

Puis, le Pèléide déposa une longue lance et un vase neuf et orné, du prix d'un boeuf; et ceux qui devaient lancer la pique se levèrent. Et l'Atréide Agamemnôn qui commande au loin se leva; et Mèrionès, brave compagnon d'Idoméneus, se leva aussi. Mais le divin et rapide Akhilleus leur dit:

— Atréide, nous savons combien tu l'emportes sur tous par ta force et ton habileté à la lance. Emporte donc ce prix dans tes nefs creuses. Mais, si tu le veux, et tel est mon désir, donne cette lance au héros Mèrionès.

Il parla ainsi, et le roi des hommes Agamemnôn y consentit. Et Akhilleus donna la lance d'airain à Mèrionés, et le roi Atréide remit le vase magnifique au héraut Talthybios.

Chant 24

Et les luttes ayant pris fin, les peuples se dispersèrent, rentrant dans les nefs, afin de prendre leur repas et de jouir du doux sommeil. Mais Akhilleus pleurait, se souvenant de son cher compagnon; et le sommeil qui dompte tout ne le saisissait pas. Et il se tournait çà et là, regrettant la force de Patroklos et son coeur héroïque. Et il se souvenait des choses accomplies et des maux soufferts ensemble, et de tous leurs combats en traversant la mer dangereuse. Et, à ce souvenir, il versait des larmes, tantôt couché sur le côté, tantôt sur le dos, tantôt le visage contre terre. Puis, il se leva brusquement, et, plein de tristesse, il erra sur le rivage de la mer. Et les premières lueurs d'Éôs s'étant répandues sur les flots et sur les plages, il attela ses chevaux rapides, et, liant Hektôr derrière le char, il le traîna trois fois autour du tombeau du Ménoitiade. Puis, il rentra de nouveau dans sa tente pour s'y reposer, et il laissa Hektôr étendu, la face dans la poussière.

Mais Apollôn, plein de pitié pour le guerrier sans vie, éloignait du corps toute souillure et le couvrait tout entier de l'aigide d'or, afin que le Pèléide, en le traînant, ne le déchirât point. C'est ainsi que, furieux, Akhilleus outrageait Hektôr; et les dieux heureux qui le regardaient en avaient pitié, et ils excitaient le vigilant tueur d'Argos à l'enlever. Et ceci plaisait à tous les dieux, sauf à Hèrè, à Poseidaôn et à la vierge aux yeux clairs, qui, tous trois, gardaient leur ancienne haine pour la sainte Ilios, pour Priamos et son peuple, à cause de l'injure d'Alexandros qui méprisa les déesses quand elles vinrent dans sa cabane, où il couronna celle qui le remplit d'un désir funeste.

Et quand Éôs se leva pour la douzième fois, Phoibos Apollôn parla ainsi au milieu des immortels:

— Ô dieux! vous êtes injustes et cruels. Pour vous, naguère, Hektôr ne brûlait-il pas les cuisses des boeufs et des meilleures chèvres? Et, maintenant, vous ne voulez pas même rendre son cadavre à sa femme, à sa mère, à son fils, à son père Priamos et à ses peuples, pour qu'ils le revoient et qu'ils le brûlent, et qu'ils accomplissent ses funérailles. Ô dieux! vous ne voulez protéger que le féroce Akhilleus dont les desseins sont haïssables, dont le coeur est inflexible dans sa poitrine, et qui est tel qu'un lion excité par sa grande force et par sa rage, qui se jette sur les troupeaux des hommes pour les dévorer. Ainsi Akhilleus a perdu toute compassion, et cette honte qui perd ou qui aide les hommes. D'autres aussi peuvent perdre quelqu'un qui leur est très cher, soit un frère, soit un fils; et ils pleurent et gémissent, puis ils se consolent, car les moires ont donné aux hommes un esprit patient. Mais lui, après avoir privé le divin Hektôr de sa chère âme, l'attachant à son char, il le traîne autour du tombeau de son compagnon. Cela n'est ni bon, ni juste. Qu'il craigne, bien que très brave, que nous nous irritions contre lui, car, dans sa fureur, il outrage une poussière insensible.

Et, pleine de colère, Hèrè aux bras blancs lui répondit:

— Tu parles bien, archer, si on accorde des honneurs égaux à Akhilleus et à Hektôr. Mais le Priamide a sucé la mamelle d'une femme mortelle, tandis qu'Akhilleus est né d'une déesse que j'ai nourrie moi-même et élevée avec tendresse, et que j'ai unie au guerrier Pèleus cher aux immortels. Vous avez tous assisté à leurs noces, ô dieux! et tu as pris part au festin, tenant ta kithare, toi, protecteur des mauvais, et toujours perfide.

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi:

— Hèrè, ne t'irrite point contre les dieux. Un honneur égal ne sera point fait à ces deux héros; mais Hektôr était le plus cher aux dieux parmi les hommes qui sont dans Ilios. Et il m'était cher à moi-même, car il n'oublia jamais les dons qui me sont agréables, et jamais il n'a laissé mon autel manquer d'un repas abondant, de libations et de parfums, car nous avons ces honneurs en partage. Mais, certes, nous ne ferons point enlever furtivement le brave Hektôr, ce qui serait honteux, car Akhilleus serait averti par sa mère qui est auprès de lui nuit et jour. Qu'un des dieux appelle Thétis auprès de moi, et je lui dirai de sages paroles, afin qu'Akhilleus reçoive les présents de Priamos et rende Hektôr.

Il parla ainsi, et la messagère Iris aux pieds tourbillonnants partit. Entre Samos et Imbros, elle sauta dans la noire mer qui retentit. Et elle s'enfonça dans les profondeurs comme le plomb qui, attaché à la corne d'un boeuf sauvage, descend, portant la mort aux poissons voraces. Et elle trouva Thétis dans sa grotte creuse; et autour d'elle les déesses de la mer étaient assises en foule. Et là, Thétis pleurait la destinée de son fils irréprochable qui devait mourir devant la riche Troiè, loin de sa patrie. Et, s'approchant, la rapide Iris lui dit:

— Lève-toi, Thétis. Zeus aux desseins éternels t'appelle.

Et la déesse Thétis aux pieds d'argent lui répondit:

— Pourquoi le grand dieu m'appelle-t-il? Je crains de me mêler aux immortels, car je subis d'innombrables douleurs. J'irai cependant, et, quoi qu'il ait dit, il n'aura point parlé en vain.

Ayant ainsi parlé, la noble déesse prit un voile bleu, le plus sombre de tous, et se hâta de partir. Et la rapide Iris aux pieds aériens allait devant. Et l'eau de la mer s'entrouvrit devant elles; et, montant sur le rivage, elles s'élancèrent dans l'Ouranos. Et elles trouvèrent là le Kronide au large regard, et, autour de lui, les éternels dieux heureux, assis et rassemblés. Et Thétis s'assit auprès du père Zeus, Athènè lui ayant cédé sa place. Hèrè lui mit en main une belle coupe d'or, en la consolant; et Thétis, ayant bu, la lui rendit. Et le père des dieux et des hommes parla le premier:

— Déesse Thétis, tu es venue dans l'Olympos malgré ta tristesse, car je sais que tu as dans le coeur une douleur insupportable. Cependant, je te dirai pourquoi je t'ai appelée. Depuis neuf jours une dissension s'est élevée entre les immortels à cause du cadavre de Hektôr, et d'Akhilleus destructeur de citadelles. Les dieux excitaient le vigilant tueur d'Argos à enlever le corps du Priamide; mais je protège la gloire d'Akhilleus, car j'ai gardé mon respect et mon amitié pour toi. Va donc promptement à l'armée des Argiens, et donne des ordres à ton fils. Dis-lui que les dieux sont irrités, et que moi-même, plus que tous, je suis irrité contre lui, parce que, dans sa fureur, il retient Hektôr auprès des nefs aux poupes recourbées. S'il me redoute, qu'il le rende. Cependant, j'enverrai Iris au magnanime Priamos afin que, se rendant aux nefs des Akhaiens, il rachète son fils bien-aimé, et qu'il porte des présents qui fléchissent le coeur d'Akhilleus.

Il parla ainsi, et la déesse Thétis aux pieds d'argent obéit. Et, descendant à la hâte du faîte de l'Olympos, elle parvint à la tente de son fils, et elle l'y trouva gémissant. Et, autour de lui, ses compagnons préparaient activement le repas. Et une grande brebis laineuse avait été tuée sous la tente. Et, auprès d'Akhilleus, s'assit la mère vénérable. Et, le caressant de la main, elle lui dit:

— Mon enfant, jusques à quand, pleurant et gémissant, consumeras- tu ton coeur, oubliant de manger et de dormir? Cependant il est doux de s'unir par l'amour à une femme. Je ne te verrai pas longtemps vivant; voici venir la mort et la moire toute-puissante. Mais écoute, car je te suis envoyée par Zeus. Il dit que tous les dieux sont irrités contre toi, et que, plus que tous les immortels, il est irrité aussi, parce que, dans ta fureur, tu retiens Hektôr auprès des nefs éperonnées, et que tu ne le renvoies point. Rends-le donc, et reçois le prix de son cadavre.

Et Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant, parla ainsi:

— Qu'on apporte donc des présents et qu'on emporte ce cadavre, puisque l'Olympien lui-même le veut.

Et, auprès des nefs, la mère et le fils se parlaient ainsi en paroles rapides. Et le Kronide envoya Iris vers la sainte Ilios:

— Va, rapide Iris. Quitte ton siège dans l'Olympos, et ordonne, dans Ilios, au magnanime Priamos qu'il aille aux nefs des Akhaiens afin de racheter son fils bien-aimé, et qu'il porte à Akhilleus des présents qui fléchissent son coeur. Qu'aucun autre Troien ne le suive, sauf un héraut vénérable qui conduise les mulets et le char rapide, et ramène vers la ville le cadavre de Hektôr que le divin Akhilleus a tué. Et qu'il n'ait ni inquiétude, ni terreur. Nous lui donnerons pour guide le tueur d'Argos qui le conduira jusqu'à Akhilleus. Et quand il sera entré dans la tente d'Akhilleus, celui-ci ne le tuera point, et même il le défendra contre tous, car il n'est ni violent, ni insensé, ni impie, et il respectera un suppliant.

Il parla ainsi, et la messagère Iris aux pieds tourbillonnants s'élança et parvint aux demeures de Priamos, pleines de gémissements et de deuil. Et les fils étaient assis dans la cour autour de leur père, et ils trempaient de larmes leurs vêtements. Et, au milieu d'eux, le vieillard s'enveloppait dans son manteau, et sa tête blanche et ses épaules étaient souillées de la cendre qu'il y avait répandue de ses mains, en se roulant sur la terre. Et ses filles et ses belles-filles se lamentaient par les demeures, se souvenant de tant de braves guerriers tombés morts sous les mains des Argiens. Et la messagère de Zeus, s'approchant de Priamos, lui parla à voix basse, car le tremblement agitait les membres du vieillard:

— Rassure-toi, Priamos Dardanide, et ne tremble pas. Je ne viens point t'annoncer de malheur, mais une heureuse nouvelle. Je suis envoyée par Zeus qui, de loin, prend souci de toi et te plaint. L'Olympien t'ordonne de racheter le divin Hektôr, et de porter à Akhilleus des présents qui fléchissent son coeur. Qu'aucun autre Troien ne te suive, sauf un héraut vénérable qui conduise les mulets et le char rapide, et ramène vers la ville le cadavre de Hektôr que le divin Akhilleus a tué. N'aie ni inquiétude, ni terreur. Le tueur d'Argos sera ton guide et il te conduira jusqu'à Akhilleus. Et quand il t'aura mené dans la tente d'Akhilleus, celui-ci ne te tuera point, et même il te défendra contre tous, car il n'est ni violent, ni insensé, ni impie, et il respectera un suppliant.

Ayant ainsi parlé, la rapide Iris partit. Et Priamos ordonna à ses fils d'atteler les mulets au char, et d'y attacher une corbeille. Et il se rendit dans la chambre nuptiale, parfumée, en bois de cèdre, et haute, et qui contenait beaucoup de choses admirables. Et il appela sa femme Hékabè, et il lui dit:

— Ô chère! un messager oympien m'est venu de Zeus, afin qu'allant aux nefs des Akhaiens, je rachète mon fils bien-aimé, et que je porte à Akhilleus des présents qui fléchissent son coeur. Dis-moi ce que tu penses dans ton esprit. Pour moi, mon courage et mon coeur me poussent vers les nefs et la grande armée des Akhaiens.

Il parla ainsi, et la femme se lamenta et répondit:

— Malheur à moi! Tu as perdu cette prudence qui t'a illustré parmi les étrangers et ceux auxquels tu commandes. Tu veux aller seul vers les nefs des Akhaiens, et rencontrer cet homme qui t'a tué tant de braves enfants! Sans doute ton coeur est de fer. Dès qu'il t'aura vu et saisi, cet homme féroce et sans foi n'aura point pitié de toi et ne te respectera point, et nous te pleurerons seuls dans nos demeures. Lorsque la moire puissante reçut Hektôr naissant dans ses langes, après que je l'eus enfanté, elle le destina à rassasier les chiens rapides, loin de ses parents, sous les yeux d'un guerrier féroce. Que ne puis-je, attachée à cet homme, lui manger le coeur! Alors seraient expiés les maux de mon fils qui, cependant, n'est point mort en lâche, et qui, sans rien craindre et sans fuir, a combattu jusqu'à la fin pour les Troiens et les Troiennes.

Et le divin vieillard Priamos lui répondit:

— Ne tente point de me retenir, et ne sois point dans nos demeures un oiseau de mauvais augure. Si quelque homme terrestre m'avait parlé, soit un divinateur, soit un hiérophante, je croirais qu'il a menti, et je ne l'écouterais point; mais j'ai vu et entendu une déesse, et je pars, car sa parole s'accomplira. Si ma destinée est de périr auprès des nefs des Akhaiens aux tuniques d'airain, soit! Akhilleus me tuera; tandis que je me rassasierai de sanglots en embrassant mon fils.

Il parla ainsi, et il ouvrit les beaux couvercles de ses coffres. Et il prit douze péplos magnifiques, douze couvertures simples, autant de tapis, autant de beaux manteaux et autant de tuniques. Il prit dix talents pesant d'or, deux trépieds éclatants, quatre vases et une coupe magnifique que les guerriers thrèkiens lui avaient donnée, présent merveilleux, quand il était allé en envoyé chez eux. Mais le vieillard en priva ses demeures, désirant dans son coeur racheter son fils. Et il chassa loin du portique tous les Troiens, en leur adressant ces paroles injurieuses:

— Allez, misérables couverts d'opprobre! N'avez-vous point de deuil dans vos demeures? Pourquoi vous occupez-vous de moi? Vous réjouissez-vous des maux dont le Kronide Zeus m'accable, et de ce que j'ai perdu mon fils excellent? Vous en sentirez aussi la perte, car, maintenant qu'il est mort, vous serez une proie plus facile pour les Akhaiens. Pour moi avant de voir de mes yeux la ville renversée et saccagée, je descendrai dans les demeures d'Aidès!

Il parla ainsi, et de son sceptre il repoussait les hommes, et ceux-ci se retiraient devant le vieillard qui les chassait. Et il appelait ses fils avec menace, injuriant Hélénos et Pâris, et le divin Agathôn, et Pammôn, et Antiphôn, et le brave Politès, et Dèiphobos, et Hippothoos, et le divin Aganos. Et le vieillard, les appelant tous les neuf, leur commandait rudement:

— Hâtez-vous, misérables et infâmes enfants! Plût aux dieux que tous ensemble, au lieu de Hektôr, vous fussiez tombés devant les nefs rapides! Malheureux que je suis! J'avais engendré, dans la grande Troiè, des fils excellents, et pas un d'entre eux ne m'est resté, ni l'illustre Mèstôr, ni Trôilos dompteur de chevaux, ni Hektôr qui était comme un dieu parmi les hommes, et qui ne semblait pas être le fils d'un homme, mais d'un dieu. Arès me les a tous enlevés, et il ne me reste que des lâches, des menteurs, des sauteurs qui ne sont habiles qu'aux danses, des voleurs publics d'agneaux et de chevreaux! Ne vous hâterez-vous point de me préparer ce char? N'y placerez-vous point toutes ces choses, afin que je parte?

Il parla ainsi, et, redoutant les menaces de leur père, ils amenèrent le beau char neuf, aux roues solides, attelé de mulets, et ils y attachèrent une corbeille. Et ils prirent contre la muraille le joug de buis, bossué et garni d'anneaux; et ils prirent aussi les courroies du timon, longues de neuf coudées, qu'ils attachèrent au bout du timon poli en les passant dans l'anneau. Et ils les lièrent trois fois autour du bouton; puis, les réunissant, ils les fixèrent par un noeud. Et ils apportèrent de la chambre nuptiale les présents infinis destinés au rachat de Hektôr, et ils les amassèrent sur le char. Puis, ils mirent sous le joug les mulets aux sabots solides que les Mysiens avaient autrefois donnés à Priamos. Et ils amenèrent aussi à Priamos les chevaux que le vieillard nourrissait lui-même à la crèche polie. Et, sous les hauts portiques, le héraut et Priamos, tous deux pleins de prudence, les attelèrent.

Puis, Hékabè, le coeur triste, s'approcha d'eux, portant de sa main droite un doux vin dans une coupe d'or, afin qu'ils fissent des libations. Et, debout devant les chevaux, elle dit à Priamos:

— Prends, et fais des libations au père Zeus, et prie-le, afin de revenir dans tes demeures du milieu des ennemis, puisque ton coeur te pousse vers les nefs, malgré moi. Supplie le Kroniôn Idaien qui amasse les noires nuées et qui voit toute la terre d'Ilios. Demande-lui d'envoyer à ta droite celui des oiseaux qu'il aime le mieux, et dont la force est la plus grande; et, le voyant de tes yeux, tu marcheras, rassuré, vers les nefs des cavaliers Danaens. Mais si Zeus qui tonne au loin ne t'envoie point ce signe, je ne te conseille point d'aller vers les nefs des Argiens, malgré ton désir.

Et Priamos semblable à un dieu, lui répondant, parla ainsi:

— Ô femme, je ne repousserai point ton conseil. Il est bon d'élever ses mains vers Zeus, afin qu'il ait pitié de nous.

Le vieillard parla ainsi, et il ordonna à une servante de verser une eau pure sur ses mains. Et la servante apporta le bassin et le vase. Et Priamos, s'étant lavé les mains, reçut la coupe de Hékabè; et, priant, debout au milieu de la cour, il répandit le vin, regardant l'Ouranos et disant:

— Père Zeus, qui règnes sur l'Ida, très glorieux, très grand, accorde-moi de trouver grâce devant Akhilleus et de lui inspirer de la compassion. Envoie à ma droite celui de tous les oiseaux que tu aimes le mieux, et dont la force est la plus grande, afin que, le voyant de mes yeux, je marche, rassuré, vers les nefs des cavaliers Danaens.

Il parla ainsi en priant, et le sage Zeus l'entendit, et il envoya le plus véridique des oiseaux, l'aigle noir, le chasseur, celui qu'on nomme le tacheté. Autant s'ouvrent les portes de la demeure d'un homme riche, autant s'ouvraient ses deux ailes. Et il apparut, volant à droite au-dessus de la ville; et tous se réjouirent de le voir, et leur coeur fût joyeux dans leurs poitrines.

Et le vieillard monta aussitôt sur le beau char, et il le poussa hors du vestibule et du portique sonore. Et les mulets traînaient d'abord le char aux quatre roues, et le sage Idaios les conduisait. Puis, venaient les chevaux que Priamos excitait du fouet, et tous l'accompagnaient par la ville, en gémissant, comme s'il allait à la mort. Et quand il fut descendu d'Ilios dans la plaine, tous revinrent dans la ville, ses fils et ses gendres.

Et Zeus au large regard, les voyant dans la plaine, eut pitié du vieux Priamos, et, aussitôt, il dit à son fils bien-aimé Herméias:

— Herméias, puisque tu te plais avec les hommes et que tu peux exaucer qui tu veux, va! conduis Priamos aux nefs creuses des Akhaiens, et fais qu'aucun des Danaens ne l'aperçoive avant qu'il parvienne au Pèléide.

Il parla ainsi, et le messager tueur d'Argos obéit. Et aussitôt il attacha à ses talons de belles ailes immortelles et d'or qui le portaient sur la mer et sur la terre immense comme le souffle du vent. Et il prit la verge qui, selon qu'il le veut, ferme les paupières des hommes ou les éveille. Et, la tenant à la main, l'illustre tueur d'Argos s'envola et parvint aussitôt à Troiè et au Hellespontos. Et il s'approcha, semblable à un jeune homme royal dans la fleur de sa belle jeunesse.

Et les deux vieillards, ayant dépassé la grande tombe d'Ilos, arrêtèrent les mulets et les chevaux pour les faire boire au fleuve. Et déjà l'ombre du soir se répandait sur la terre. Et le héraut aperçut Herméias, non loin, et il dit à Priamos:

— Prends garde, Dardanide! Ceci demande de la prudence. Je vois un homme, et je pense que nous allons périr. Fuyons promptement avec les chevaux, ou supplions-le en embrassant ses genoux. Peut- être aura-t-il pitié de nous.

Il parla ainsi et l'esprit de Priamos fut troublé, et il eut peur, et ses cheveux se tinrent droits sur sa tête courbée, et il resta stupéfait. Mais Herméias, s'approchant, lui prit la main et l'interrogea ainsi:

— Père, où mènes-tu ces chevaux et ces mulets, dans la nuit solitaire, tandis que tous les autres hommes dorment? Ne crains-tu pas les Akhaiens pleins de force, ces ennemis redoutables qui sont près de toi? Si quelqu'un d'entre eux te rencontrait par la nuit noire et rapide, emmenant tant de richesses, que ferais-tu? C'est un vieillard qui te suit, et tu n'es plus assez jeune pour repousser un guerrier qui vous attaquerait. Mais, loin de te nuire, je te préserverai de tout mal, car tu me sembles mon père bien-aimé.

Et le vieux et divin Priamos lui répondit:

— Mon cher fils, tu as dit la vérité. Mais un des dieux me protège encore, puisqu'il envoie heureusement sur mon chemin un guide tel que toi. Ton corps et ton visage sont beaux, ton esprit est sage, et tu es né de parents heureux.

Et le messager, tueur d'Argos, lui répondit:

— Vieillard, tu n'as point parlé au hasard. Mais réponds, et dis la vérité. Envoies-tu ces trésors nombreux et précieux à des hommes étrangers, afin qu'on te les conserve? ou, dans votre terreur, abandonnez-vous tous la sainte Ilios, car un guerrier illustre est mort, ton fils, qui, dans le combat, ne le cédait point aux Akhaiens?

Et le vieux et divin Priamos lui répondit:

— Qui donc es-tu, ô excellent! Et de quels parents es-tu né, toi qui parles si bien de la destinée de mon fils malheureux?

Et le messager, tueur d'Argos, lui répondit:

— Tu m'interroges, vieillard, sur le divin Hektôr. Je l'ai vu souvent de mes yeux dans la mêlée glorieuse, quand, repoussant vers les nefs les Argiens dispersés, il les tuait de l'airain aigu. Immobiles, nous l'admirions; car Akhilleus, irrité contre l'Atréide, ne nous permettait point de combattre. Je suis son serviteur, et la même nef bien construite nous a portés. Je suis un des Myrmidones et mon père est Polyktôr. Il est riche et vieux comme toi. Il a sept fils et je suis le septième. Ayant tiré au sort avec eux, je fus désigné pour suivre Akhilleus. J'allais maintenant des nefs dans la plaine. Demain matin les Akhaiens aux sourcils arqués porteront le combat autour de la ville. Ils se plaignent du repos, et les rois des Akhaiens ne peuvent retenir les guerriers avides de combattre.

Et le vieux et divin Priamos lui répondit:

— Si tu es le serviteur du Pèlèiade Akhilleus, dis-moi toute la vérité. Mon fils est-il encore auprès des nefs, ou déjà Akhilleus a-t-il tranché tous ses membres, pour les livrer à ses chiens?

Et le messager, tueur d'Argos, lui répondit:

— Ô vieillard, les chiens ne l'ont point encore mangé, ni les oiseaux, mais il est couché devant la nef d'Akhilleus, sous la tente. Voici douze jours et le corps n'est point corrompu, et les vers, qui dévorent les guerriers tombés dans le combat, ne l'ont point mangé. Mais Akhilleus le traîne sans pitié autour du tombeau de son cher compagnon, dès que la divine Éôs reparaît, et il ne le flétrit point. Tu admirerais, si tu le voyais, combien il est frais. Le sang est lavé, il est sans aucune souillure, et toutes les blessures sont fermées que beaucoup de guerriers lui ont faites. Ainsi les dieux heureux prennent soin de ton fils, tout mort qu'il est, parce qu'il leur était cher.

Il parla ainsi, et le vieillard, plein de joie, lui répondit:

— Ô mon enfant, certes, il est bon d'offrir aux immortels les présents qui leur sont dus. Jamais mon fils, quand il vivait, n'a oublié, dans ses demeures, les dieux qui habitent l'Olympos, et voici qu'ils se souviennent de lui dans la mort. Reçois cette belle coupe de ma main, fais qu'on me rende Hektôr, et conduis- moi, à l'aide des dieux, jusqu'à la tente du Pèléide.

Et le messager, tueur d'Argos, lui répondit:

— Vieillard, tu veux tenter ma jeunesse, mais tu ne me persuaderas point de prendre tes dons à l'insu d'Akhilleus. Je le crains, en effet, et je le vénère trop dans mon coeur pour le dépouiller, et il m'en arriverait malheur. Mais je t'accompagnerais jusque dans l'illustre Argos, sur une nef rapide, ou à pied; et aucun, si je te conduis, ne me bravera en t'attaquant.

Herméias, ayant ainsi parlé, sauta sur le char, saisit le fouet et les rênes et inspira une grande force aux chevaux et aux mulets. Et ils arrivèrent au fossé et aux tours des nefs, là où les gardes achevaient de prendre leur repas. Et le messager, tueur d'Argos, répandit le sommeil sur eux tous; et, soulevant les barres, il ouvrit les portes, et il fit entrer Priamos et ses présents splendides dans le camp, et ils parvinrent à la grande tente du Pèlèiade. Et les Myrmidones l'avaient faite pour leur roi avec des planches de sapin, et ils l'avaient couverte d'un toit de joncs coupés dans la prairie. Et tout autour ils avaient fait une grande enceinte de pieux; et la porte en était fermée par un seul tronc de sapin, barre énorme que trois hommes, les Akhaiens, ouvraient et fermaient avec peine, et que le Pèléide soulevait seul. Le bienveillant Herméias la retira pour Priamos, et il conduisit le vieillard dans l'intérieur de la cour, avec les illustres présents destinés à Akhilleus aux pieds rapides. Et il sauta du char sur la terre, et il dit:

— Ô vieillard, je suis Herméias, un dieu immortel, et Zeus m'a envoyé pour te conduire. Mais je vais te quitter, et je ne me montrerai point aux yeux d'Akhilleus, car il n'est point digne d'un Immortel de protéger ainsi ouvertement les mortels. Toi, entre, saisis les genoux du Pèléiôn et supplie-le au nom de son père, de sa mère vénérable et de son fils, afin de toucher son coeur.

Ayant ainsi parlé, Herméias monta vers le haut Olympos; et Priamos sauta du char sur la terre, et il laissa Idaios pour garder les chevaux et les mulets, et il entra dans la tente où Akhilleus cher à Zeus était assis. Et il le trouva. Ses compagnons étaient assis à l'écart; et seuls, le héros Automédôn et le nourrisson d'Arès Alkimos le servaient. Déjà il avait cessé de manger et de boire, et la table était encore devant lui. Et le grand Priamos entra sans être vu d'eux, et, s'approchant, il entoura de ses bras les genoux d'Akhilleus, et il baisa les mains terribles et meurtrières qui lui avaient tué tant de fils.

Quand un homme a encouru une grande peine, ayant tué quelqu'un dans sa patrie, et quand, exilé chez un peuple étranger, il entre dans une riche demeure, tous ceux qui le voient restent stupéfaits. Ainsi Akhilleus fut troublé en voyant le divin Priamos; et les autres, pleins d'étonnement, se regardaient entre eux. Et Priamos dit ces paroles suppliantes:

— Souviens-toi de ton père, ô Akhilleus égal aux dieux! Il est de mon âge et sur le seuil fatal de la vieillesse. Ses voisins l'oppriment peut-être en ton absence, et il n'a personne qui écarte loin de lui l'outrage et le malheur; mais, au moins, il sait que tu es vivant, et il s'en réjouit dans son coeur, et il espère tous les jours qu'il verra son fils bien-aimé de retour d'Ilios. Mais, moi, malheureux! qui ai engendré des fils irréprochables dans la grande Troiè, je ne sais s'il m'en reste un seul. J'en avais cinquante quand les Akhaiens arrivèrent. Dix-neuf étaient sortis du même sein, et plusieurs femmes avaient enfanté les autres dans mes demeures. L'impétueux Arès a rompu les genoux du plus grand nombre. Un seul défendait ma ville et mes peuples, Hektôr, que tu viens de tuer tandis qu'il combattait pour sa patrie. Et c'est pour lui que je viens aux nefs des Akhaiens; et je t'apporte, afin de le racheter, des présents infinis. Respecte les dieux, Akhilleus, et, te souvenant de ton père, aie pitié de moi qui suis plus malheureux que lui, car j'ai pu, ce qu'aucun homme n'a encore fait sur la terre, approcher de ma bouche les mains de celui qui a tué mes enfants!

Il parla ainsi, et il remplit Akhilleus du regret de son père. Et le Pèlèiade, prenant le vieillard par la main, le repoussa doucement. Et ils se souvenaient tous deux; et Priamos, prosterné aux pieds d'Akhilleus, pleurait de toutes ses larmes le tueur d'hommes Hektôr; et Akhilleus pleurait son père et Patroklos, et leurs gémissements retentissaient sous la tente.

Puis, le divin Akhilleus, s'étant rassasié de larmes, sentit sa douleur s'apaiser dans sa poitrine, et il se leva de son siège; et plein de pitié pour cette tête et cette barbe blanche, il releva le vieillard de sa main et lui dit ces paroles ailées:

— Ah! malheureux! Certes, tu as subi des peines sans nombre dans ton coeur. Comment as-tu osé venir seul vers les nefs des Akhaiens et soutenir la vue de l'homme qui t'a tué tant de braves enfants? Ton coeur est de fer. Mais prends ce siège, et, bien qu'affligés, laissons nos douleurs s'apaiser, car le deuil ne nous rend rien. Les dieux ont destiné les misérables mortels à vivre pleins de tristesse, et, seuls, ils n'ont point de soucis. Deux tonneaux sont au seuil de Zeus, et l'un contient les maux, et l'autre les biens. Et le foudroyant Zeus, mêlant ce qu'il donne, envoie tantôt le mal et tantôt le bien. Et celui qui n'a reçu que des dons malheureux est en proie à l'outrage, et la mauvaise faim le ronge sur la terre féconde, et il va çà et là, non honoré des dieux ni des hommes. Ainsi les dieux firent à Pèleus des dons illustres dès sa naissance, et plus que tous les autres hommes il fut comblé de félicités et de richesses, et il commanda aux Myrmidones, et, mortel, il fut uni à une déesse. Mais les dieux le frappèrent d'un mal: il fut privé d'une postérité héritière de sa puissance, et il n'engendra qu'un fils qui doit bientôt mourir et qui ne soignera point sa vieillesse; car, loin de ma patrie, je reste devant Troiè, pour ton affliction et celle de tes enfants. Et toi-même, vieillard, nous avons appris que tu étais heureux autrefois, et que sur toute la terre qui va jusqu'à Lesbos de Makar, et, vers le nord, jusqu'à la Phrygiè et le large Hellespontos, tu étais illustre ô vieillard, par tes richesses et par tes enfants. Et voici que les dieux t'ont frappé d'une calamité, et, depuis la guerre et le carnage, des guerriers environnent ta ville. Sois ferme, et ne te lamente point dans ton coeur sur l'inévitable destinée. Tu ne feras point revivre ton fils par tes gémissements. Crains plutôt de subir d'autres maux.

Et le vieux et divin Priamos lui répondit:

— Ne me dis point de me reposer, ô nourrisson de Zeus, tant que Hektôr est couché sans sépulture devant tes tentes. Rends-le-moi promptement, afin je le voie de mes yeux, et reçois les présents nombreux que nous te portons. Puisses-tu en jouir et retourner dans la terre de ta patrie, puisque tu m'as laissé vivre et voir la lumière de Hélios.

Et Akhilleus aux pieds rapides, le regardant d'un oeil sombre, lui répondit:

— Vieillard, ne m'irrite pas davantage. Je sais que je dois te rendre Hektôr. La mère qui m'a enfanté, la fille du Vieillard de la mer, m'a été envoyée par Zeus. Et je sais aussi, Priamos, et tu n'as pu me cacher, qu'un des dieux t’a conduit aux nefs rapides des Akhaiens. Aucun homme, bien que jeune et brave, n'eût osé venir jusqu'au camp. Il n'eût point échappé aux gardes, ni soulevé aisément les barrières de nos portes. Ne réveille donc point les douleurs de mon âme. Bien que je t'aie reçu, vieillard, comme un suppliant sous mes tentes, crains que je viole les ordres de Zeus et que je te tue.

Il parla ainsi, et le vieillard trembla et obéit. Et le Pèléide sauta comme un lion hors de la tente. Et il n'était point seul, et deux serviteurs le suivirent, le héros Automédôn et Alkimos. Et Akhilleus les honorait entre tous ses compagnons depuis la mort de Patroklos. Et ils dételèrent les chevaux et les mulets, et ils firent entrer le héraut de Priamos et lui donnèrent un siège. Puis ils enlevèrent du beau char les présents infinis qui rachetaient Hektôr; mais ils y laissèrent deux manteaux et une riche tunique pour envelopper le cadavre qu'on allait emporter dans Ilios.

Et Akhilleus, appelant les femmes, leur ordonna de laver le cadavre et de le parfumer à l'écart, afin que Priamos ne vît point son fils, et de peur qu'en le voyant, le père ne pût contenir sa colère dans son coeur irrité, et qu'Akhilleus, furieux, le tuât, en violant les ordres de Zeus. Et après que les femmes, ayant lavé et parfumé le cadavre, l'eurent enveloppé du beau manteau et de la tunique, Akhilleus le souleva lui-même du lit funèbre, et, avec l'aide de ses compagnons, il le plaça sur le beau char. Puis, il appela en gémissant son cher compagnon:

— Ne t'irrite point contre moi, Patroklos, si tu apprends, chez Aidès, que j'ai rendu le divin Hektôr à son père bien-aimé; car il m'a fait des présents honorables, dont je te réserve, comme il est juste, une part égale.

Le divin Akhilleus, ayant ainsi parlé, rentra dans sa tente. Et il reprit le siège poli qu'il occupait en face de Priamos, et il lui dit:

— Ton fils t'est rendu, vieillard, comme tu l'as désiré. Il est couché sur un lit. Tu le verras et tu l'emporteras au retour d'Éôs. Maintenant, songeons au repas. Niobè aux beaux cheveux elle-même se souvint de manger après que ses douze enfants eurent péri dans ses demeures, six filles et autant de fils florissants de jeunesse. Apollôn, irrité contre Niobè, tua ceux-ci de son arc d'argent; et Artémis qui se réjouit de ses flèches tua celles-là, parce que Niobè s'était égalée à Lètô aux belles joues, disant que la déesse n'avait conçu que deux enfants, tandis qu'elle en avait conçu de nombreux. Elle le disait, mais les deux enfants de Lètô tuèrent tous les siens. Et depuis neuf jours ils étaient couchés dans le sang, et nul ne les ensevelissait: le Kroniôn avait changé ces peuples en pierres; mais, le dixième jour, les dieux les ensevelirent. Et, cependant, Niobè se souvenait de manger lorsqu'elle était fatiguée de pleurer. Et maintenant, au milieu des rochers et des montagnes désertes, sur le Sipylos, où sont les retraites des nymphes divines qui dansent autour de l'Akhélôios, bien que changée en pierre par les dieux, elle souffre encore. Allons, divin vieillard, mangeons. Tu pleureras ensuite ton fils bien-aimé, quand tu l'auras conduit dans Ilios. Là, il te fera répandre des larmes.

Le rapide Akhilleus parla ainsi, et, se levant, il tua une brebis blanche. Et ses compagnons, l'ayant écorchée, la préparèrent avec soin. Et, la coupant en morceaux, ils les fixèrent à des broches, les rôtirent et les retirèrent à temps. Et Automédôn, prenant le pain, le distribua sur la table dans de belles corbeilles. Et Akhilleus distribua lui-même les chairs. Tous étendirent les mains sur les mets qui étaient devant eux. Et quand ils n'eurent plus le désir de boire et de manger, le Dardanide Priamos admira combien Akhilleus était grand et beau et semblable aux dieux. Et Akhilleus admirait aussi le Dardanide Priamos, son aspect vénérable et ses sages paroles. Et, quand ils se furent admirés longtemps, le vieux et divin Priamos parla ainsi:

— Fais que je puisse me coucher promptement, nourrisson de Zeus, afin que je jouisse du doux sommeil; car mes yeux ne se sont point fermés sous mes paupières depuis que mon fils a rendu l'âme sous tes mains. Je n'ai fait que me lamenter et subir des douleurs infinies, prosterné sur le fumier, dans l'enceinte de ma cour. Et je n'ai pris quelque nourriture, et je n'ai bu de vin qu'ici. Auparavant, je n'avais rien mangé.

Il parla ainsi, et Akhilleus ordonna à ses compagnons et aux femmes de préparer des lits sous le portique, et d'y étendre de belles étoffes pourprées, puis des tapis, et, par-dessus, des tuniques de laine. Et les femmes, sortant de la tente avec des torches aux mains, préparèrent aussitôt deux lits. Et alors Akhilleus aux pieds rapides dit avec bienveillance:

Tu dormiras hors de la tente, cher vieillard, de peur qu'un des Akhaiens, venant me consulter, comme ils en ont coutume, ne t'aperçoive dans la nuit noire et rapide. Et aussitôt il en avertirait le prince des peuples Agamemnôn, et peut-être que le rachat du cadavre serait retardé. Mais réponds-moi, et dis la vérité. Combien de jours désires-tu pour ensevelir le divin Hektôr, afin que je reste en repos pendant ce temps, et que je retienne les peuples?

Et le vieux et divin Priamos lui répondit:

— Si tu veux que je rende de justes honneurs au divin Hektôr, en faisant cela, Akhilleus, tu exauceras mon voeu le plus cher. Tu sais que nous sommes renfermés dans la ville, et loin de la montagne où le bois doit être coupé, et que les Troiens sont saisis de terreur. Pendant neuf jours nous pleurerons Hektôr dans nos demeures; le dixième, nous l'ensevelirons, et le peuple fera le repas funèbre; le onzième, nous le placerons dans le tombeau, et, le douzième, nous combattrons de nouveau, s'il le faut.

Et le divin Akhilleus aux pieds rapides lui répondit:

— Vieillard Priamos, il en sera ainsi, selon ton désir; et pendant ce temps, j'arrêterai la guerre.

Ayant ainsi parlé, il serra la main droite du vieillard afin qu'il cessât de craindre dans son coeur. Et le héraut et Priamos, tous deux pleins de sagesse, s'endormirent sous le portique de la tente. Et Akhilleus s'endormit dans le fond de sa tente bien construite, et Breisèis aux belles joues coucha auprès de lui.

Et tous les dieux et les hommes qui combattent à cheval dormaient dans la nuit, domptés par le doux sommeil; mais le sommeil ne saisit point le bienveillant Herméias, qui songeait à emmener le roi Priamos du milieu des nefs, sans être vu des gardes sacrés des portes. Et il s'approcha de sa tête et il lui dit:

— Ô vieillard! ne crains-tu donc aucun malheur, que tu dormes ainsi au milieu d'hommes ennemis, après qu'Akhilleus t'a épargné? Maintenant que tu as racheté ton fils bien-aimé par de nombreux présents, les fils qui te restent en donneront trois fois autant pour te racheter vivant, si l'Atréide Agamemnôn te découvre, et si tous les Akhaiens l'apprennent.

Il parla ainsi, et le vieillard trembla; et il ordonna au héraut de se lever. Et Herméias attela leurs mulets et leurs chevaux, et il les conduisit rapidement à travers le camp, et nul ne les vit. Et quand ils furent arrivés au gué du fleuve au beau cours, du Xanthos tourbillonnant que l'immortel Zeus engendra, Herméias remonta vers le haut Olympos.

Et déjà Éôs au péplos couleur de safran se répandait sur toute la terre, et les deux vieillards poussaient les chevaux vers la ville, en pleurant et en se lamentant, et les mulets portaient le cadavre. Et nul ne les aperçut, parmi les hommes et les femmes aux belles ceintures, avant Kassandrè semblable à Aphroditè d'or. Et, du haut de Pergamos, elle vit son père bien-aimé, debout sur le char, et le héraut, et le corps que les mulets amenaient sur le lit funèbre. Et aussitôt elle pleura, et elle cria, par toute la ville:

— Voyez, Troiens et Troiennes! Si vous alliez autrefois au-devant de Hektôr, le coeur plein de joie, quand il revenait vivant du combat, voyez celui qui était l'orgueil de la ville et de tout un peuple!

Elle parla ainsi, et nul parmi les hommes et les femmes ne resta dans la ville, tant un deuil irrésistible les entraînait tous. Et ils coururent, au-delà des portes, au-devant du cadavre. Et, les premières, l'épouse bien-aimée et la mère vénérable, arrachant leurs cheveux, se jetèrent sur le char en embrassant la tête de Hektôr. Et tout autour la foule pleurait. Et certes, tout le jour, jusqu'à la chute de Hélios, ils eussent gémi et pleuré devant les portes, si Priamos, du haut de son char, n'eût dit à ses peuples:

— Retirez-vous, afin que je passe avec les mulets. Nous nous rassasierons de larmes quand j'aurai conduit ce corps dans ma demeure.

Il parla ainsi, et, se séparant, ils laissèrent le char passer. Puis, ayant conduit Hektôr dans les riches demeures, ils le déposèrent sur un lit sculpté, et ils appelèrent les chanteurs funèbres, et ceux-ci gémirent un chant lamentable auquel succédaient les plaintes des femmes. Et, parmi celles-ci, Andromakhè aux bras blancs commença le deuil, tenant dans ses mains la tête du tueur d'hommes Hektôr:

— Ô homme! tu es mort jeune, et tu m'as laissée veuve dans mes demeures, et je ne pense pas qu'il parvienne à la puberté, ce fils enfant que nous avons engendré tous deux, ô malheureux que nous sommes! Avant cela, cette ville sera renversée de son faîte, puisque son défenseur a péri, toi qui la protégeais, et ses femmes fidèles et ses petits enfants. Elles seront enlevées sur les nefs creuses, et moi avec elles. Et toi, mon enfant, tu me suivras et tu me subiras de honteux travaux, te fatiguant pour un maître féroce! ou bien un Akhaien, te faisant tourner de la main, te jettera du haut d'une tour pour une mort affreuse, furieux que Hektôr ait tué ou son frère, ou son père, ou son fils; car de nombreux Akhaiens sont tombés, mordant la terre, sous ses mains. Et ton père n'était pas doux dans le combat, et c'est pour cela que les peuples le pleurent par la ville. Ô Hektôr! tu accables tes parents d'un deuil inconsolable, et tu me laisses surtout en proie à d'affreuses douleurs, car, en mourant, tu ne m'auras point tendu les bras de ton lit, et tu ne m'auras point dit quelque sage parole dont je puisse me souvenir, les jours et les nuits, en versant des larmes.

Elle parla ainsi en pleurant, et les femmes gémirent avec elle; et, au milieu de celles-ci, Hékabè continua le deuil désespéré:

— Hektôr, le plus cher de tous mes enfants, certes, les dieux t'aimaient pendant ta vie, car ils ont veillé sur toi dans la mort. Akhilleus aux pieds rapides a vendu tous ceux de mes fils qu'il a pu saisir, par-delà la mer stérile, à Samos, à Imbros, et dans la barbare Lemnos. Et il t'a arraché l'âme avec l'airain aigu, et il t'a traîné autour du tombeau de son compagnon Patroklos que tu as tué et qu'il n'a point fait revivre; et, maintenant, te voici couché comme si tu venais de mourir dans nos demeures, frais et semblable à un homme que l'archer Apollôn vient de frapper de ses divines flèches.

Elle parla ainsi en pleurant, et elle excita les gémissements des femmes; et, au milieu de celles-ci, Hélénè continua le deuil:

— Hektôr, tu étais le plus cher de tous mes frères, car Alexandros, plein de beauté, est mon époux, lui qui m'a conduite dans Troiè. Plût aux dieux que j'eusse péri auparavant! Voici déjà la vingtième année depuis que je suis venue, abandonnant ma patrie, et jamais tu ne m'as dit une parole injurieuse ou dure, et si l'un de mes frères, ou l'une des mes soeurs, ou ma belle-mère, — car Priamos me fut toujours un père plein de douceur, — me blâmait dans nos demeures, tu les avertissais et tu les apaisais par ta douceur et par tes paroles bienveillantes. C'est pour cela que je te pleure en gémissant, moi, malheureuse, qui n'aurai plus jamais un protecteur ni un ami dans la grande Troiè, car tous m'ont en horreur.

Elle parla ainsi en pleurant, et tout le peuple gémit.

Mais le vieux Priamos leur dit:

— Troiens, amenez maintenant le bois dans la ville, et ne craignez point les embûches profondes des Argiens, car Akhilleus, en me renvoyant des nefs noires, m'a promis de ne point nous attaquer avant qu'Éôs ne soit revenue pour la douzième fois.

Il parla ainsi, et tous, attelant aux chars les boeufs et les mulets, aussitôt se rassemblèrent devant la ville. Et, pendant neuf jours, ils amenèrent des monceaux de bois. Et quand Éôs reparut pour la dixième fois éclairant les mortels, ils placèrent, en versant des larmes, le brave Hektôr sur le faite du bûcher, et ils y mirent le feu. Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, reparut encore, tout le peuple se rassembla autour du bûcher de l'illustre Hektôr. Et, après s'être rassemblés, ils éteignirent d'abord le bûcher où la force du feu avait brûlé, avec du vin noir. Puis, ses frères et ses compagnons recueillirent en gémissant ses os blancs; et les larmes coulaient sur leurs joues. Et ils déposèrent dans une urne d'or ses os fumants, et ils l'enveloppèrent de péplos pourprés. Puis, ils la mirent dans une fosse creuse recouverte de grandes pierres, et, au-dessus, ils élevèrent le tombeau. Et des sentinelles veillaient de tous côtés de peur que les Akhaiens aux belles knèmides ne se jetassent sur la ville. Puis, le tombeau étant achevé, ils se retirèrent et se réunirent en foule, afin de prendre part à un repas solennel, dans les demeures du roi Priamos, nourrisson de Zeus.

Et c'est ainsi qu'ils accomplirent les funérailles de Hektôr dompteur de chevaux.

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