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L'Iliade

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— Dèiphobos! je pense que les choses sont au moins égales. En voici trois de tués pour un, et tu te vantais en vain. Malheureux! ose m'attendre, et tu verras ce que vaut la race de Zeus. Zeus engendra Minôs, gardien de la Krètè, et Minôs engendra un fils, l'irréprochable Deukaliôn, et Deukaliôn m'engendra pour être le chef de nombreux guerriers dans la grande Krètè, et mes nefs m'ont amené ici pour ton malheur, celui de ton père et celui des Troiens.

Il parla ainsi, et Dèiphobos délibéra s'il irait chercher pour soutien quelque autre des Troiens magnanimes, ou s'il combattrait seul. Et il vit qu'il valait mieux aller vers Ainéias. Et il le trouva debout aux derniers rangs, car il était irrité contre le divin Priamos qui ne l'honorait pas, bien qu'il fût brave entre tous les guerriers. Et Dèiphobos, s'approchant, lui dit en paroles ailées:

— Ainéias, prince des Troiens, si la gloire te touche, viens protéger ton beau-frère. Suis-moi, allons vers Alkathoos qui, époux de ta soeur, a autrefois nourri ton enfance dans ses demeures. Idoméneus, illustre par sa lance, l'a tué.

Il parla ainsi, et le coeur d'Ainéias fut ébranlé dans sa poitrine, et il marcha pour combattre Idoméneus. Mais celui-ci ne fut point saisi par la peur comme un enfant, et il attendit, de même qu'un sanglier des montagnes, certain de sa force, attend, dans un lieu désert, le tumulte des chasseurs qui s'approchent. Son dos se hérisse, ses yeux lancent du feu, et il aiguise ses défenses pour repousser aussitôt les chiens et les chasseurs. De même Idoméneus, illustre par sa lance, ne recula point devant Ainéias qui accourait au combat. Et il appela ses compagnons Askalaphos, Apharèos, Dèipyros, Mèrionès et Antilokhos. Et il leur dit en paroles ailées:

— Accourez, amis, car je suis seul, et je crains Ainéias aux pieds rapides qui vient sur moi. Il est très brave, et c'est un tueur d'hommes, et il est dans la fleur de la jeunesse, à l'âge où la force est la plus grande. Si nous étions du même âge, avec mon courage, une grande gloire nous serait donnée, à lui ou à moi.

Il parla ainsi, et tous, avec une même ardeur, ils l'entourèrent, le bouclier sur l'épaule. Et Ainéias, de son côté, appela aussi ses compagnons, Dèiphobos, Pâris et le divin Agènôr, comme lui princes des Troiens. Et leurs troupes les suivaient, telles que des troupeaux de brebis qui suivent le bélier hors du pâturage, pour aller boire. Et le berger se réjouit dans son âme. De même le coeur d'Ainéias fut joyeux dans sa poitrine, en voyant la foule des guerriers qui le suivaient.

Et, autour d'Alkathoos, tous dardèrent leurs longues lances, et, sur les poitrines, l'horrible airain retentissait, tandis qu'ils se frappaient à l'envi. Et deux braves guerriers, Ainéias et Idoméneus semblable à Arès, désiraient surtout se percer de l'airain cruel. Et Ainéias, le premier, lança sa pique contre Idoméneus; mais celui-ci, l'ayant aperçue, évita la pique d'airain qui s'enfonça en vibrant dans la terre, inutile, bien que partie d'une main vigoureuse.

Et Idoméneus frappa Oinomaos au milieu du ventre, et la cuirasse fut rompue, et l'airain s'enfonça dans les intestins, et le guerrier tomba en saisissant la terre avec les mains. Et Idoméneus arracha la lance du cadavre, mais il ne put dépouiller les épaules de leurs belles armes, car il était accablé par les traits. Et il n'avait plus les pieds vigoureux avec lesquels il s'élançait autrefois pour reprendre sa pique ou pour éviter celle de l'ennemi. Il éloignait encore de pied ferme son jour fatal, mais il ne pouvait plus fuir aisément.

Et Dèiphobos, comme il se retirait lentement, toujours irrité contre lui, voulut le frapper de sa lance étincelante; mais il le manqua, et la lance perça Askalaphos, fils de Arès. Et la forte lance s'enfonça dans l'épaule, et le guerrier tomba, saisissant la terre avec ses mains.

Et le terrible Arès plein de clameurs ignorait que son fils fût tombé mort dans la mêlée violente. Et il était assis au sommet de l'Olympos, sous les nuées d'or, retenu par la volonté de Zeus, ainsi que les autres dieux immortels, loin du combat.

Et tous se ruèrent autour d'Askalaphos. Et comme Dèiphobos enlevait son casque brillant, Mèrionès, semblable au rapide Arès, bondit, et, de sa lance, perça le bras du Troien qui laissa échapper le casque sonore. Et Mèrionès bondit de nouveau comme un vautour, et arracha du bras blessé sa forte lance, et rentra dans les rangs de ses compagnons. Et Politès, frère de Dèiphobos, entourant celui-ci de ses bras, l'entraîna hors de la mêlée, derrière les rangs, où se tenaient ses chevaux rapides, et le char éclatant, et leur conducteur. Et ils le portèrent dans la ville, poussant des gémissements. Et le sang coulait de sa blessure fraîche. Et les autres combattaient toujours, et une immense clameur s'élevait.

Et Ainéias, se ruant sur Apharèos Kalètoride, le frappa à la gorge de sa lance aiguë; et la tête s'inclina, et le bouclier tomba, et le casque aussi, et la mort fatale l'enveloppa.

Et Antilokhos, apercevant le dos de Thoôn, le frappa impétueusement, et il trancha la veine qui, courant le long du dos, arrive au cou. Le Troien tomba à la renverse sur la poussière, étendant les deux mains vers ses compagnons bien-aimés. Et Antilokhos accourut, et, regardant autour de lui, enleva ses belles armes de ses épaules. Et les Troiens, l'entourant aussitôt, accablaient de traits son beau et large bouclier; mais ils ne purent déchirer avec l'airain cruel le corps délicat d'Antilokhos, car Poseidaôn qui ébranle la terre protégeait le Nestôride contre la multitude des traits. Et celui-ci ne s'éloignait point de l'ennemi, mais il tournait sur lui-même, agitant sans cesse sa lance et cherchant qui il pourrait frapper de loin, ou de près.

Et Adamas Asiade, l'ayant aperçu dans la mêlée, le frappa de l'airain aigu au milieu du bouclier; mais Poseidaôn aux cheveux bleus refusa au Troien la vie d'Antilokhos, et la moitié du trait resta dans le bouclier comme un pieu à demi brûlé, et l'autre tomba sur la terre. Et comme Adamas fuyait la mort dans les rangs de ses compagnons, Mèrionès, le poursuivant, le perça entre les parties mâles et le nombril, là où une plaie est mortelle pour les hommes lamentables. C'est là qu'il enfonça sa lance, et Adamas tomba palpitant sous le coup, comme un taureau, dompté par la force des liens, que des bouviers ont mené sur les montagnes. Ainsi Adamas blessé palpita, mais peu de temps, car le héros Mèrionès arracha la lance de la plaie, et les ténèbres se répandirent sur les yeux du Troien.

Et Hélénos, de sa grande épée de Thrèkè, frappa Dèipyros à la tempe, et le casque roula sur la terre, et un des Akhaiens le ramassa sous les pieds des combattants. Et la nuit couvrit les yeux de Dèipyros.

Et la douleur saisit le brave Atréide Ménélaos qui s'avança contre le prince Hélénos, en lançant sa longue pique. Et le Troien bandait son arc, et tous deux dardèrent à la fois, l'un sa lance aiguë, l'autre la flèche jaillissant du nerf. Et le Priamide frappa de sa flèche la cuirasse bombée, et le trait acerbe y rebondit. De même que, dans l'aire spacieuse, les fèves noires ou les pois, au souffle du vent et sous l'effort du vanneur, rejaillissent du large van, de même la flèche acerbe rebondit loin de la cuirasse de l'illustre Ménélaos.

Et le brave Atréide frappa la main qui tenait l'arc poli, et la lance aiguë attacha la main à l'arc, et Hélénos rentra dans la foule de ses compagnons, évitant la mort et traînant le frêne de la lance suspendu à sa main. Et le magnanime Agènôr arracha le trait de la blessure qu'il entoura d'une fronde en laine qu'un serviteur tenait à son côté.

Et Peisandros marcha contre l'illustre Ménélaos, et la moire fatale le conduisait au seuil de la mort, pour qu'il fût dompté par toi, Ménélaos, dans le rude combat. Quand ils se furent rencontrés, l'Atréide le manqua, et Peisandros frappa le bouclier de l'illustre Ménélaos; mais il ne put traverser l'airain, et le large bouclier repoussa la pique dont la pointe se rompit. Et Peisandros se réjouissait dans son esprit, espérant la victoire, et l'illustre Atréide, ayant tiré l'épée aux clous d'argent, sauta sur lui; mais le Troien saisit, sous le bouclier, la belle hache à deux tranchants, au manche d'olivier, faite d'un airain excellent, et ils combattirent.

Peisandros frappa le cône du casque au sommet, près de la crinière, et lui-même fut atteint au front, au-dessus du nez. Et ses os crièrent, et ses yeux ensanglantés jaillirent à ses pieds, dans la poussière; et il se renversa et tomba. Et Ménélaos, lui mettant le pied sur la poitrine, lui arracha ses armes et dit en se glorifiant:

— Vous laisserez ainsi les nefs des cavaliers Danaens, ô parjures, insatiables de la rude bataille! Vous ne m'avez épargné ni un outrage, ni un opprobre, mauvais chiens, qui n'avez pas redouté la colère terrible de Zeus hospitalier qui tonne fortement et qui détruira votre haute citadelle; car vous êtes venus sans cause, après avoir été reçus en amis, m'enlever, avec toutes mes richesses, la femme que j'avais épousée vierge. Et, maintenant, voici que vous tentez de jeter la flamme désastreuse sur nos nefs qui traversent la mer, et de tuer les héros Akhaiens! Mais vous serez réprimés, bien que remplis de fureur guerrière. Ô père Zeus, on dit que tu surpasses en sagesse tous les hommes et tous les dieux, et c'est de toi que viennent ces choses! N'es-tu pas favorable aux Troiens parjures, dont l'esprit est impie, et qui ne peuvent être rassasiés par la guerre désastreuse? Certes, la satiété nous vient de tout, du sommeil, de l'amour, du chant et de la danse charmante, qui, cependant, nous plaisent plus que la guerre; mais les Troiens sont insatiables de combats.

Ayant ainsi parlé, l'irréprochable Ménélaos arracha les armes sanglantes du cadavre, et les remit à ses compagnons; et il se mêla de nouveau à ceux qui combattaient en avant. Et le fils du roi Pylaiméneus, Harpaliôn, se jeta sur lui. Et il avait suivi son père bien-aimé à la guerre de Troiè, et il ne devait point retourner dans la terre de la patrie. De sa pique il frappa le milieu du bouclier de l'Atréide, mais l'airain ne put le traverser, et Harpaliôn, évitant la mort, se réfugia dans la foule de ses compagnons, regardant de tous côtés pour ne pas être frappé de l'airain. Et, comme il fuyait, Mèrionès lui lança une flèche d'airain, et il le perça à la cuisse droite, et la flèche pénétra, sous l'os, jusque dans la vessie. Et il tomba entre les bras de ses chers compagnons, rendant l'âme. Il gisait comme un ver sur la terre, et son sang noir coulait, baignant la terre. Et les magnanimes Paphlagones, s'empressant et gémissant, le déposèrent sur son char pour être conduit à la sainte Ilios; et son père, répandant des larmes, allait avec eux, nul n'ayant vengé son fils mort.

Et Pâris, irrité dans son âme de cette mort, car Harpaliôn était son hôte entre les nombreux Paphlagones, lança une flèche d'airain. Et il y avait un guerrier Akhaien, Eukhènor, fils du divinateur Polyidos, riche et brave, et habitant Korinthos. Et il était monté sur sa nef, subissant sa destinée, car le bon Polyidos lui avait dit souvent qu'il mourrait, dans ses demeures, d'un mal cruel, ou que les Troiens le tueraient parmi les nefs des Akhaiens. Et il avait voulu éviter à la fois la lourde amende des Akhaiens, et la maladie cruelle qui l'aurait accablé de douleurs, mais Pâris le perça au-dessous de l'oreille, et l'âme s'envola de ses membres, et une horrible nuée l'enveloppa.

Tandis qu'ils combattaient, pareils au feu ardent, Hektôr cher à Zeus ignorait qu'à la gauche des nefs ses peuples étaient défaits par les Argiens, tant celui qui ébranle la terre animait les Danaens et les pénétrait de sa force. Et le Priamide se tenait là où il avait franchi les portes et où il enfonçait les épaisses lignes des Danaens porteurs de boucliers. Là, les nefs d'Aias et de Prôtésilaos avaient été tirées sur le rivage de la blanche mer, et le mur y était peu élevé. Là aussi étaient les plus furieux combattants, et les chevaux, les Boiôtiens, les Iaônes aux longs vêtements, les Lokriens, les Phthiotes et les illustres Épéiens, qui soutenaient l'assaut autour des nefs et ne pouvaient repousser le divin Hektôr semblable à la flamme.

Et là étaient aussi les braves Athènaiens que conduisait Ménèstheus, fils de Pétéos, suivi de Pheidas, de Stikhios et du grand Bias. Et les chefs des Épéiens étaient Mégès Phyléide, Amphiôn et Drakios. Et les chefs des Phthiotes étaient Médôn et l'agile Ménéptolèmos. Médôn était fils bâtard du divin Oileus, et frère d'Aias, et il habitait Phylakè, loin de la terre de la patrie, ayant tué le frère de sa belle-mère Ériopis; et Ménéptolèmos était fils d'Iphiklos Phylakide. Et ils combattaient tous deux en tête des Phthiotes magnanimes, parmi les Boiôtiens, pour défendre les nefs.

Et Aias, le fils agile d'Oileus, se tenait toujours auprès d'Aias Télamônien. Comme deux boeufs noirs traînent ensemble, d'un souffle égal, une lourde charrue dans une terre nouvelle, tandis que la sueur coule de la racine de leurs cornes, et que, liés à distance au même joug, ils vont dans le sillon, ouvrant du soc la terre profonde, de même les deux Aias allaient ensemble. Mais de nombreux et braves guerriers suivaient le Télamôniade et portaient son bouclier, quand la fatigue et la sueur rompaient ses genoux. Et les Lokriens ne suivaient pas le magnanime Oilèiade, car il ne leur plaisait pas de combattre en ligne. Ils n'avaient ni casques d'airain hérissés de crins de cheval, ni boucliers bombés, ni lances de frêne; et ils étaient venus devant Troiè avec des arcs et des frondes de laine, et ils en accablaient et en rompaient sans cesse les phalanges Troiennes. Et les premiers combattaient, couverts de leurs belles armes, contre les Troiens et Hektôr armé d'airain, et les autres, cachés derrière ceux-là, lançaient sans cesse des flèches innombrables.

Alors, les Troiens se fussent enfuis misérablement, loin des tentes et des nefs, vers la sainte Ilios, si Polydamas n'eût dit au brave Hektôr:

— Hektôr, il est impossible que tu écoutes un conseil. Parce qu'un dieu t'a donné d'exceller dans la guerre, tu veux aussi l'emporter par la sagesse. Mais tu ne peux tout posséder. Les dieux accordent aux uns le courage, aux autres l'art de la danse, à l'autre la kithare et le chant. Le prévoyant Zeus mit un esprit sage en celui-ci, et les hommes en profitent, et il sauvegarde les cités, et il recueille pour lui-même le fruit de sa prudence. La couronne de la guerre éclate de toutes parts autour de toi, et les Troiens magnanimes qui ont franchi la muraille fuient avec leurs armes, ou combattent en petit nombre contre beaucoup, dispersés autour des nefs. Retourne, et appelle ici tous les chefs, afin que nous délibérions en conseil si nous devons nous ruer sur les nefs, en espérant qu'un dieu nous accorde la victoire, ou s'il nous faut reculer avant d'être entamés. Je crains que les Akhaiens ne vengent leur défaite d'hier, car il y a dans les nefs un homme insatiable de guerre, qui, je pense, ne s'abstiendra pas longtemps de combat.

Polydamas parla ainsi, et son conseil prudent persuada Hektôr, et il sauta de son char à terre avec ses armes, et il dit en paroles ailées:

— Polydamas, retiens ici tous les chefs. Moi, j'irai au milieu du combat et je reviendrai bientôt, les ayant convoqués.

Il parla ainsi, et se précipita, pareil à une montagne neigeuse, parmi les Troiens et les alliés, avec de hautes clameurs. Et, ayant entendu la voix de Hektôr, ils accouraient tous auprès du Panthoide Polydamas. Et le Priamide Hektôr allait, cherchant parmi les combattants, Dèiphobos et le roi Hélénos, et l'Asiade Adamas et le Hyrtakide Asios. Et il les trouva tous, ou blessés, ou morts, autour des nefs et des poupes des Akhaiens, ayant rendu l'âme sous les mains des Argiens.

Et il vit, à la gauche de cette bataille meurtrière, le divin Alexandros, l'époux de Hélénè à la belle chevelure, animant ses compagnons au combat. Et, s'arrêtant devant lui, il lui dit ces paroles outrageantes:

— Misérable Pâris, doué d'une grande beauté, séducteur de femmes, où sont Dèiphobos, le roi Hélénos, et l'Asiade Adamas et le Hyrtakide Asios? Où est Othryoneus? Aujourd'hui la sainte Ilios croule de son faîte, et tu as évité seul cette ruine terrible.

Et le divin Alexandros lui répondit:

— Hektôr, tu te plais à m'accuser quand je ne suis point coupable. Parfois je me suis retiré du combat, mais ma mère ne m'a point enfanté lâche. Depuis que tu as excité la lutte de nos compagnons auprès des nefs, nous avons combattu sans cesse les Danaens. Ceux que tu demandes sont morts. Seuls, Dèiphobos et le roi Hélénos ont été tous deux blessés à la main par de longues lances; mais le Kroniôn leur a épargné la mort. Conduis-nous donc où ton coeur et ton esprit t'ordonnent d'aller, et nous serons prompts à te suivre, et je ne pense pas que nous cessions le combat tant que nos forces le permettront. Il n'est permis à personne de combattre au-delà de ses forces.

Ayant ainsi parlé, le héros fléchit l'âme de son frère, et ils coururent là où la mêlée était la plus furieuse, là où étaient Kébrionès et l'irréprochable Polydamas, Phakès, Orthaios, le divin Polyphoitès, et Palmys, et Askanios et Moros, fils de Hippotiôn. Et ceux-ci avaient succédé depuis la veille aux autres guerriers de la fertile Askaniè, et déjà Zeus les poussait au combat.

Et tous allaient, semblables aux tourbillons de vent que le père Zeus envoie avec le tonnerre par les campagnes, et dont le bruit se mêle au retentissement des grandes eaux bouillonnantes et soulevées de la mer aux rumeurs sans nombre, qui se gonflent, blanches d'écume, et roulent les unes sur les autres.

Ainsi les Troiens se succédaient derrière leurs chefs éclatants d'airain. Et le Priamide Hektôr les menait, semblable au terrible Arès, et il portait devant lui son bouclier égal fait de peaux épaisses recouvertes d'airain. Et autour de ses tempes resplendissait son casque mouvant, et, sous son bouclier, il marchait contre les phalanges, cherchant à les enfoncer de tous côtés. Mais il n'ébranla point l'âme des Akhaiens dans leurs poitrines, et Aias, le premier, s'avança en le provoquant:

— Viens, malheureux! Pourquoi tentes-tu d'effrayer les Argiens? Nous ne sommes pas inhabiles au combat. C'est le fouet fatal de Zeus qui nous éprouve. Tu espères sans doute, dans ton esprit, détruire nos nefs, mais nos mains te repousseront, et bientôt ta ville bien peuplée sera prise et renversée par nous. Et je te le dis, le temps viendra où, fuyant, tu supplieras le père Zeus et les autres immortels pour que tes chevaux soient plus rapides que l'épervier, tandis qu'ils t'emporteront vers la ville à travers la poussière de la plaine.

Et, comme il parlait ainsi, un aigle vola à sa droite dans les hauteurs, et les Akhaiens se réjouirent de cet augure. Et l'illustre Hektôr lui répondit:

— Aias, orgueilleux et insensé, qu'as-tu dit? Plût aux dieux que je fusse le fils de Zeus tempétueux, et que la vénérable Hèrè m'eût enfanté, aussi vrai que ce jour sera fatal aux Argiens, et que tu tomberas toi-même, si tu oses attendre ma longue lance qui déchirera ton corps délicat, et que tu rassasieras les chiens d'Ilios et les oiseaux carnassiers de ta graisse et de ta chair, auprès des nefs des Akhaiens!

Ayant ainsi parlé, il se rua en avant, et ses compagnons le suivirent avec une immense clameur que l'armée répéta par derrière. Et les Argiens, se souvenant de leur vigueur, répondirent par d'autres cris, et la clameur des deux peuples monta jusque dans l'aithèr, parmi les splendeurs de Zeus.

Chant 14

Tout en buvant, Nestôr entendit la clameur des hommes, et il dit à l'Asklèpiade ces paroles ailées:

— Divin Makhaôn, que deviendront ces choses? Voici que la clameur des jeunes hommes grandit autour des nefs. Reste ici, et bois ce vin qui réchauffe, tandis que Hékamèdè aux beaux cheveux fait tiédir l'eau qui lavera le sang de ta plaie. Moi, j'irai sur la hauteur voir ce qui en est.

Ayant ainsi parlé, il saisit dans sa tente le bouclier de son fils, le brave Thrasymèdès qui, lui-même, avait pris le bouclier éclatant d'airain de son père, et il saisit aussi une forte lance à pointe d'airain, et, sortant de la tente, il vit une chose lamentable: les Akhaiens bouleversés et les Troiens magnanimes les poursuivant, et le mur des Akhaiens renversé. De même, quand l'onde silencieuse de la grande mer devient toute noire, dans le pressentiment des vents impétueux, et reste immobile, ne sachant encore de quel côté ils souffleront; de même, le vieillard, hésitant, ne savait s'il se mêlerait à la foule des cavaliers Danaens, ou s'il irait rejoindre Agamemnôn, le prince des peuples. Mais il jugea qu'il était plus utile de rejoindre l'Atréide.

Et Troiens et Danaens s'entre-tuaient dans la mêlée, et l'airain solide sonnait autour de leurs corps, tandis qu'ils se frappaient de leurs épées et de leurs lances à deux pointes.

Et Nestôr rencontra, venant des nefs, les rois divins que l'airain avait blessés, le Tydéide, et Odysseus, et l'Atréide Agamemnôn. Leurs nefs étaient éloignées du champ de bataille, ayant été tirées les premières sur le sable de la blanche mer; car celles qui vinrent les premières s'avançaient jusque dans la plaine, et le mur protégeait leurs poupes. Tout large qu'il était, le rivage ne pouvait contenir toutes les nefs sans resserrer le camp; et les Akhaiens les avaient rangées par files, dans la gorge du rivage, entre les deux promontoires.

Et les rois, l'âme attristée dans leur poitrine, venaient ensemble, appuyés sur leurs lances. Et leur esprit s'effraya quand ils virent le vieux Nestôr, et le roi Agamemnôn lui dit aussitôt:

— Ô Nestôr Nèlèiade, gloire des Akhaiens, pourquoi reviens-tu de ce combat fatal? Je crains que le brave Hektôr n'accomplisse la menace qu'il a faite, dans l'agora des Troiens, de ne rentrer dans Ilios qu'après avoir brûlé les nefs et tué tous les Akhaiens. Il l'a dit et il le fait. Ah! certes, les Akhaiens aux belles knèmides ont contre moi la même colère qu'Akhilleus, et ils ne veulent plus combattre autour des nefs.

Et le cavalier Gérennien Nestôr lui répondit:

— Certes, tu dis vrai, et Zeus qui tonne dans les hauteurs n'y peut rien lui-même. Le mur est renversé que nous nous flattions d'avoir élevé devant les nefs comme un rempart inaccessible. Et voici que les Troiens combattent maintenant au milieu des nefs, et nous ne saurions reconnaître, en regardant avec le plus d'attention, de quel côté les Akhaiens roulent bouleversés. Mais ils tombent partout, et leurs clameurs montent dans l'Ouranos. Pour nous, délibérons sur ces calamités, si toutefois une résolution peut être utile. Je ne vous engage point à retourner dans la mêlée, car un blessé ne peut combattre.

Et le roi des hommes, Agamemnôn, lui répondit:

— Nestôr, puisque le combat est au milieu des nefs, et que le mur et le fossé ont été inutiles qui ont coûté tant de travaux aux Danaens, et qui devaient, pensions-nous, être un rempart inaccessible, c'est qu'il plaît, sans doute, au très-puissant Zeus que les Akhaiens périssent tous, sans gloire, loin d'Argos. Je reconnaissais autrefois qu'il secourait les Danaens, mais je sais maintenant qu'il honore les Troiens comme des bienheureux, et qu'il enchaîne notre vigueur et nos mains. Allons, obéissez à mes paroles. Traînons à la mer les nefs qui en sont le plus rapprochées. Restons sur nos ancres jusqu'à la nuit; et, si les Troiens cessent le combat, nous pourrons mettre à la mer divine le reste de nos nefs. Il n'y a nulle honte à fuir notre ruine entière à l'aide de la nuit, et mieux vaut fuir les maux que d'en être accablé.

Et le sage Odysseus, le regardant d'un oeil sombre, lui dit:

— Atréide, quelle parole mauvaise a passé à travers tes dents? Tu devrais conduire une armée de lâches au lieu de nous commander, nous à qui Zeus a donné de poursuivre les guerres rudes, de la jeunesse à la vieillesse, et jusqu'à la mort. Ainsi, tu veux renoncer à la grande ville des Troiens pour laquelle nous avons souffert tant de maux? Tais-toi. Que nul d'entre les Akhaiens n'entende cette parole que n'aurait dû prononcer aucun homme d'un esprit juste, un roi à qui obéissent des peuples aussi nombreux que ceux auxquels tu commandes parmi les Akhaiens. Moi, je condamne cette parole que tu as dite, cet ordre de traîner à la mer les nefs bien construites, loin des clameurs du combat. Ne serait-ce pas combler les désirs des Troiens déjà victorieux? Comment les Akhaiens soutiendraient-ils le combat, pendant qu'ils traîneraient les nefs à la mer? Ils ne songeraient qu'aux nefs et négligeraient le combat. Ton conseil nous serait fatal, prince des peuples!

Et le roi des hommes, Agamemnôn, lui répondit:

— Ô Odysseus, tes rudes paroles ont pénétré dans mon coeur. Je ne veux point que les fils des Akhaiens traînent à la mer, contre leur gré, les nefs bien construites. Maintenant, si quelqu'un a un meilleur conseil à donner, jeune ou vieux, qu'il parle, et sa parole me remplira de joie.

Et le brave Diomèdès parla ainsi au milieu d'eux:

— Celui-là est près de vous, et nous ne chercherons pas longtemps, si vous voulez obéir. Et vous ne me blâmerez point de parler parce que je suis le plus jeune, car je suis né d'un père illustre et je descends d'une race glorieuse. Et mon père est Tydeus qui occupe un large sépulcre dans Thèbè. Portheus engendra trois fils irréprochables qui habitaient Pleurôn et la haute Kalydôn: Agrios, Mélas, et le troisième était le cavalier Oineus, le père de mon père, et le plus brave des trois. Et celui-ci demeura chez lui, mais mon père habita Argos. Ainsi le voulurent Zeus et les autres dieux. Et mon père épousa une des filles d'Adrestès, et il habitait une maison pleine d'abondance, car il possédait beaucoup de champs fertiles entourés de grands vergers. Et ses brebis étaient nombreuses, et il était illustre par sa lance entre tous les Akhaiens. Vous savez que je dis la vérité, que ma race n'est point vile, et vous ne mépriserez point mes paroles. Allons vers le champ de bataille, bien que blessés, loin des traits, afin que nous ne recevions pas blessure sur blessure; mais animons et excitons les Akhaiens qui déjà se lassent et cessent de combattre courageusement.

Il parla ainsi, et ils l'écoutèrent volontiers et lui obéirent. Et le roi des hommes, Agamemnôn, les précédait. Et l'illustre qui ébranle la terre les vit et vint à eux sous la forme d'un vieillard. Il prit la main droite de l'Atréide Agamemnôn, et il lui dit: — Atréide, maintenant le coeur féroce d'Akhilleus se réjouit dans sa poitrine, en voyant la fuite et le carnage des Akhaiens. Il a perdu l'esprit. Qu'un dieu lui rende autant de honte! Tous les dieux heureux ne sont point irrités contre toi. Les princes et les chefs des Troiens empliront encore la plaine de poussière, et tu les verras fuir vers leur ville, loin des nefs et des tentes.

Ayant ainsi parlé, il se précipita vers la plaine en poussant un grand cri, tel que celui que neuf ou dix mille hommes qui se ruent au combat pourraient pousser de leurs poitrines. Tel fut le cri du roi qui ébranle la terre. Et il versa la force dans le coeur des Akhaiens, avec le désir de guerroyer et de combattre.

Hèrè regardait, assise sur un trône d'or, au sommet de l'Olympos, et elle reconnut aussitôt son frère qui s'agitait dans la glorieuse bataille, et elle se réjouit dans son coeur. Et elle vit Zeus assis au faîte de l'Ida où naissent les sources, et il lui était odieux. Aussitôt, la vénérable Hèrè aux yeux de boeuf songea au moyen de tromper Zeus tempétueux, et ceci lui sembla meilleur d'aller le trouver sur l'Ida, pour exciter en lui le désir amoureux de sa beauté, afin qu'un doux et profond sommeil fermât ses paupières et obscurcît ses pensées.

Et elle entra dans la chambre nuptiale que son fils bien-aimé Hèphaistos avait faite. Et il avait adapté aux portes solides un verrou secret, et aucun des dieux n'aurait pu les ouvrir. Elle entra et ferma les portes resplendissantes. Et, d'abord, elle lava son beau corps avec de l'ambroisie; puis elle se parfuma d'une huile divine dont l'arôme se répandit dans la demeure de Zeus, sur la terre et dans l'Ouranos. Et son beau corps étant parfumé, elle peigna sa chevelure et tressa de ses mains ses cheveux éclatants, beaux et divins, qui flottaient de sa tête immortelle. Et elle revêtit une khlamyde divine qu'Athènè avait faite elle-même et ornée de mille merveilles, et elle la fixa sur sa poitrine avec des agrafes d'or. Et elle mit une ceinture à cent franges, et à ses oreilles bien percées des pendants travaillés avec soin et ornés de trois pierres précieuses. Et la grâce l'enveloppait tout entière. Ensuite, la déesse mit un beau voile blanc comme Hélios, et, à ses beaux pieds, de belles sandales. S'étant ainsi parée, elle sortit de sa chambre nuptiale, et, appelant Aphroditè loin des autres dieux, elle lui dit:

— M'accorderas-tu, chère fille, ce que je vais te demander, ou me refuseras-tu, irritée de ce que je protège les Danaens, et toi les Troiens?

Et la fille de Zeus, Aphroditè, lui répondit:

— Vénérable Hèrè, fille du grand Kronos, dis ce que tu désires. Mon coeur m'ordonne de te satisfaire, si je le puis, et si c'est possible.

Et la vénérable Hèrè qui médite des ruses lui répondit:

— Donne-moi l'amour et le désir à l'aide desquels tu domptes les dieux immortels et les hommes mortels. Je vais voir, aux limites de la terre, Okéanos, origine des dieux, et la maternelle Téthys, qui m'ont élevée et nourrie dans leurs demeures, m'ayant reçue de Rhéiè, quand Zeus au large regard jeta Kronos sous la terre et sous la mer stérile. Je vais les voir, afin d'apaiser leurs dissensions amères. Déjà, depuis longtemps, ils ne partagent plus le même lit, parce que la colère est entrée dans leur coeur. Si je puis les persuader par mes paroles, et si je les rends au même lit, pour qu'ils puissent s'unir d'amour, ils m'appelleront leur bien-aimée et vénérable.

Et Aphroditè qui aime les sourires lui répondit:

— Il n'est point permis de te rien refuser, à toi qui couches dans les bras du grand Zeus.

Elle parla ainsi, et elle détacha de son sein la ceinture aux couleurs variées où résident toutes les voluptés, et l'amour, et le désir, et l'entretien amoureux, et l'éloquence persuasive qui trouble l'esprit des sages. Et elle mit cette ceinture entre les mains de Hèrè, et elle lui dit:

— Reçois cette ceinture aux couleurs variées, où résident toutes les voluptés, et mets-la sur ton sein, et tu ne reviendras pas sans avoir fait ce que tu désires.

Elle parla ainsi, et la vénérable Hèrè aux yeux de boeuf rit, et, en riant, elle mit la ceinture sur son sein. Et Aphroditè, la fille de Zeus, rentra dans sa demeure, et Hèrè, joyeuse, quitta le faîte de l'Olympos. Puis, traversant la Pièriè et la riante Émathiè, elle gagna les montagnes neigeuses des Thrèkiens, et ses pieds ne touchaient point la terre. Et, de l'Athos, elle descendit vers la mer agitée et parvint à Lemnos, la ville du divin Thoas, où elle rencontra Hypnos, frère de Thanatos. Elle lui prit la main et lui dit ces paroles:

— Hypnos, roi de tous les dieux et de tous les hommes, si jamais tu m'as écoutée, obéis-moi aujourd'hui, et je ne cesserai de te rendre grâces. Endors, sous leurs paupières, les yeux splendides de Zeus, dès que je serai couchée dans ses bras, et je te donnerai un beau trône incorruptible, tout en or, qu'a fait mon fils Hèphaistos qui boite des deux pieds; et il y joindra un escabeau sur lequel tu appuieras tes beaux pieds pendant le repas.

Et le doux Hypnos, lui répondant, parla ainsi:

— Hèrè, vénérable déesse, fille du grand Kronos, j'assoupirai aisément tout autre des dieux éternels, et même le fleuve Okéanos, cette source de toutes choses; mais je n'approcherai point du Kroniôn Zeus et je ne l'endormirai point, à moins qu'il me l'ordonne. Déjà il m'a averti, grâce à toi, le jour où son fils magnanime naviguait loin d'Ilios, de la cité dévastée des Troiens. Et j'enveloppai doucement les membres de Zeus tempêtueux, tandis que tu méditais des calamités, et que, répandant sur la mer le souffle des vents furieux, tu poussais Hèraklès vers Koôs bien peuplée, loin de tous ses amis. Et Zeus, s'éveillant indigné, dispersa tous les dieux par l'Ouranos; et il me cherchait pour me précipiter du haut de l'aithèr dans la mer, si Nyx qui dompte les dieux et les hommes, et que je suppliais en fuyant, ne m'eût sauvé. Et Zeus, bien que très irrité, s'apaisa, craignant de déplaire à la rapide Nyx. Et maintenant tu m'ordonnes de courir le même danger!

Il parla ainsi, et la vénérable Hèrè aux yeux de boeuf lui répondit:

— Hypnos, pourquoi t'inquiéter ainsi? Penses-tu que Zeus au large
regard s'irrite pour les Troiens autant que pour son fils
Hèraklès? Viens, et je te donnerai pour épouse une des plus jeunes
Kharites, Pasithéiè, que tu désires sans cesse.

Elle parla ainsi, et Hypnos, plein de joie, lui répondit:

— Jure, par l'eau de Styx, un inviolable serment; touche d'une main la terre et de l'autre la mer marbrée, et qu'ils soient témoins, les dieux souterrains qui vivent autour de Kronos, que tu me donneras Pasithéiè que je désire sans cesse.

Il parla ainsi, et la déesse Hèrè aux bras blancs jura aussitôt comme il le désirait, et elle nomma tous les dieux sous-tartaréens qu'on nomme Titans. Et, après ce serment, ils quittèrent tous deux Lemnos et Imbros, couverts d'une nuée et faisant rapidement leur chemin. Et, laissant la mer à Lektos, ils parvinrent à l'Ida qui abonde en bêtes fauves et en sources, et sous leurs pieds se mouvait la cime des bois. Là, Hypnos resta en arrière, de peur que Zeus le vît, et il monta dans un grand pin né sur l'Ida, et qui s'élevait jusque dans l'aithèr. Et il se blottit dans les épais rameaux du pin, semblable à l'oiseau bruyant que les hommes appellent Khalkis et les dieux Kymindis.

Hèrè gravit rapidement le haut Gargaros, au faîte de l'Ida. Et Zeus qui amasse les nuées la vit, et aussitôt le désir s'empara de lui, comme autrefois, quand ils partagèrent le même lit, loin de leurs parents bien-aimés. Il s'approcha et lui dit:

— Hèrè, pourquoi as-tu quitté l'Olympos? Tu n'as ni tes chevaux, ni ton char.

Et la vénérable Hèrè qui médite des ruses lui répondit:

— Je vais voir, aux limites de la terre, Okéanos, origine des dieux, et la maternelle Téthys, qui m'ont élevée et nourrie dans leurs demeures. Je vais les voir, afin d'apaiser leurs dissensions amères. Déjà, depuis longtemps, ils ne partagent plus le même lit, parce que la colère est entrée dans leur coeur. Mes chevaux, qui me portent sur la terre et sur la mer, sont aux pieds de l'Ida aux nombreuses sources, et c'est à cause de toi que j'ai quitté l'Olympos, craignant ta colère, si j'allais, en te le cachant, dans la demeure du profond Okéanos.

Et Zeus qui amasse les nuées lui dit:

— Hèrè, attends et tu partiras ensuite, mais couchons-nous pleins d'amour. Jamais le désir d'une déesse ou d'une femme n'a dompté ainsi tout mon coeur. Jamais je n'ai tant aimé, ni l'épouse d'Ixiôn, qui enfanta Peirithoos semblable à un dieu par la sagesse, ni la fille d'Akrisiôn, la belle Danaè, qui enfanta Perseus, le plus illustre de tous les hommes, ni la fille du magnanime Phoinix, qui enfanta Minôs et Rhadamanthès, ni Sémélè qui enfanta Diônysos, la joie des hommes, ni Alkmènè qui enfanta aussi dans Thèbè mon robuste fils Hèraklès, ni la reine Dèmètèr aux beaux cheveux, ni l'illustre Lètô, ni toi-même; car je n'ai jamais ressenti pour toi tant de désir et tant d'amour.

Et la vénérable Hèrè pleine de ruses lui répondit:

— Très-redoutable Kronide, qu'as-tu dit? Tu désires que nous nous unissions d'amour, maintenant, sur le faîte de l'Ida ouvert à tous les regards! Si quelqu'un des dieux qui vivent toujours nous voyait couchés et en avertissait tous les autres! Je n'oserais plus rentrer dans tes demeures, en sortant de ton lit, car ce serait honteux. Mais, si tels sont ton désir et ta volonté, la chambre nuptiale que ton fils Hèphaistos a faite a des portes solides. C'est là que nous irons dormir, puisqu'il te plaît que nous partagions le même lit.

Et Zeus qui amasse les nuées lui répondit:

— Ne crains pas qu'aucun dieu te voie, ni aucun homme. Je t'envelopperai d'une nuée d'or, telle que Hélios lui-même ne la pénétrerait pas, bien que rien n'échappe à sa lumière.

Et le fils de Kronos prit l'Épouse dans ses bras. Et sous eux la terre divine enfanta une herbe nouvelle, le lotos brillant de rosée, et le safran, et l'hyacinthe épaisse et molle, qui les soulevaient de terre. Et ils s'endormirent, et une belle nuée d'or les enveloppait, et d'étincelantes rosées en tombaient.

Ainsi dormait, tranquille, le père Zeus sur le haut Gargaros, dompté par le sommeil et par l'amour, en tenant l'Épouse dans ses bras. Et le doux Hypnos courut aux nefs des Akhaiens en porter la nouvelle à celui qui ébranle la terre, et il lui dit en paroles ailées:

— Hâte-toi, Poseidaôn, de venir en aide aux Akhaiens, et donne- leur la victoire au moins quelques instants, pendant que Zeus dort, car je l'ai assoupi mollement, et Hèrè l'a séduit par l'amour, afin qu'il s'endormît.

Il parla ainsi et retourna vers les illustres tribus des hommes; mais il excita plus encore Poseidaôn à secourir les Danaens, et Poseidaôn, s'élançant aux premiers rangs, s'écria:

— Argiens! laisserons-nous de nouveau la victoire au Priamide Hektôr, afin qu'il prenne les nefs et se glorifie? Il triomphe, parce que Akhilleus reste, le coeur irrité, dans ses nefs creuses; mais nous n'aurons plus un si grand regret d'Akhilleus, si nous savons nous défendre les uns les autres. Allons! obéissez-moi tous. Couverts de nos meilleurs et de nos plus grands boucliers, les casques éclatants en tête et les longues piques en main, allons! Et je vous conduirai, et je ne pense pas que le Priamide Hektôr nous attende, bien qu'il soit plein d'audace. Que les plus braves cèdent leurs boucliers légers, s'ils en ont de tels, aux guerriers plus faibles, et qu'ils s'abritent sous de plus grands!

Il parla ainsi, et chacun obéit. Et les rois eux-mêmes, quoique blessés, rangèrent les lignes. Le Tydéide, Odysseus et l'Atréide Agamemnôn, parcourant les rangs, échangeaient les armes, donnant les plus fortes aux plus robustes, et les plus faibles aux moins vigoureux. Et tous s'avancèrent, revêtus de l'airain éclatant, et celui qui ébranle la terre les précédait, tenant dans sa forte main une longue et terrible épée, semblable à l'éclair, telle qu'on ne peut l'affronter dans la mêlée lamentable, et qui pénètre les hommes de terreur.

Et l'illustre Hektôr, de son côté, rangeait les Troiens en bataille. Et tous deux préparaient une lutte horrible, Poseidaôn à la chevelure bleue et l'illustre Hektôr, celui-ci secourant les Troiens et celui-là les Akhaiens. Et la mer inondait la plage jusqu'aux tentes et aux nefs, et les deux peuples se heurtaient avec une grande clameur; mais ni l'eau de la mer qui roule sur le rivage, poussée par le souffle furieux de Boréas, ni le crépitement d'un vaste incendie qui brûle une forêt, dans les gorges des montagnes, ni le vent qui rugit dans les grands chênes, ne sont aussi terribles que n'était immense la clameur des Akhaiens et des Troiens, se ruant les uns sur les autres.

Et, le premier, l'illustre Hektôr lança sa pique contre Aias qui s'était retourné sur lui, et il ne le manqua pas, car la pique frappa la poitrine là où les deux baudriers se croisent, celui du bouclier et celui de l'épée aux clous d'argent; et ils préservèrent la chair délicate. Hektôr fut affligé qu'un trait rapide se fût vainement échappé de sa main; et, fuyant la mort, il se retira dans la foule de ses compagnons. Mais, comme il se retirait, le grand Télamônien Aias saisit une des roches qui retenaient les câbles des nefs, et qui se rencontraient sous les pieds des combattants, et il en frappa Hektôr dans la poitrine, au-dessus du bouclier, près du cou, après l'avoir soulevée et l'avoir fait tourbillonner. De même qu'un chêne tombe, déraciné par l'éclair du grand Zeus, et que l'odeur du soufre s'en exhale, et que chacun s'en épouvante, tant est terrible la foudre du grand Zeus; de même la force de Hektôr tomba dans la poussière. Et sa pique échappa de sa main, et son casque tomba, et son bouclier aussi, et toutes ses armes d'airain résonnèrent.

Et les fils des Akhaiens accoururent avec de grands cris, espérant l'entraîner, et ils lancèrent d'innombrables traits; mais aucun ne put blesser le prince des peuples, car les plus braves le protégèrent aussitôt: Polydamas, Ainéias, et le divin Agènôr, et Sarpèdôn, le chef des Lykiens, et l'irréprochable Glaukos. Aucun ne négligea de le secourir, et tous tenaient devant lui leurs boucliers bombés. Et ses compagnons l'emportèrent dans leurs bras, loin de la mêlée, jusqu'à l'endroit où se tenaient ses chevaux rapides, et son char, et leur conducteur. Et ils l'emportèrent vers la ville, poussant des gémissements. Et quand ils furent parvenus au gué du Xanthos tourbillonnant qu'engendra l'immortel Zeus, ils le déposèrent du char sur la terre, et ils le baignèrent, et, revenant à lui, il ouvrit les yeux. Mais, tombant à genoux, il vomit un sang noir, et, de nouveau, il se renversa contre terre, et une nuit noire l'enveloppa, tant le coup d'Aias l'avait dompté.

Les Argiens, voyant qu'on enlevait Hektôr, se ruèrent avec plus d'ardeur sur les Troiens et ne songèrent qu'à combattre. Le premier, le fils d'Oileus, le rapide Aias, de sa lance aiguë, en bondissant, blessa ios Énopide, que l'irréprochable nymphe Nèis enfanta d'Énops qui paissait ses troupeaux sur les rives du Satnioïs. Et l'illustre Oilèiade le blessa de sa lance dans le ventre, et il tomba à la renverse, et, autour de lui, les Troiens et les Danaens engagèrent une lutte terrible. Et le Panthoide Polydamas vint le venger, et il frappa Prothoènôr Arèilykide à l'épaule droite, et la forte lance entra dans l'épaule. Prothoènôr renversé saisit la poussière avec ses mains, et Polydamas s'écria insolemment:

— Je ne pense pas qu'un trait inutile soit parti de la main du magnanime Panthoide. Un Argien l'a reçu dans le corps, et il s'appuiera dessus pour descendre dans les demeures d'Aidès.

Il parla ainsi, et les Argiens furent remplis de douleur en l'entendant se glorifier ainsi. Et le belliqueux Télamônien Aias fut troublé, ayant vu Prothoènôr tomber auprès de lui. Et aussitôt il lança sa pique contre Polydamas qui se retirait; mais celui-ci évita la mort en sautant de côté, et l'Anténoride Arkhélokhos reçut le coup, car les dieux lui destinaient la mort. Et il fut frappé à la dernière vertèbre du cou, et les deux muscles furent tranchés, et sa tête, sa bouche et ses narines touchèrent la terre avant ses genoux.

Et Aias cria à l'irréprochable Polydamas:

— Vois, Polydamas, et dis la vérité. Ce guerrier mort ne suffit- il pas pour venger Prothoènôr? Il ne me semble ni lâche, ni d'une race vile. C'est le frère du dompteur de chevaux Antènôr, ou son fils, car il a le visage de cette famille.

Et il parla ainsi, le connaissant bien. Et la douleur saisit les Troiens. Alors, Akamas, debout devant son frère mort, blessa d'un coup de lance le Boiôtien Promakhos, comme celui-ci traînait le cadavre par les pieds. Et Akamas, triomphant, cria:

— Argiens destinés à la mort, et toujours prodigues de menaces, la lutte et le deuil ne seront pas pour nous seuls, et vous aussi vous mourrez! Voyez! votre Promakhos dort dompté par ma lance, et mon frère n'est pas resté longtemps sans vengeance; aussi, tout homme souhaite de laisser dans ses demeures un frère qui le venge.

Il parla ainsi, et ses paroles insultantes remplirent les Argiens de douleur, et elles irritèrent surtout l'âme de Pénéléôs qui se rua sur Akamas. Mais celui-ci n'osa pas soutenir le choc du roi Pénéléôs qui blessa Ilioneus, fils de ce Phorbas, riche en troupeaux, que Hermès aimait entre tous les Troiens, et à qui il avait donné de grands biens. Et il le frappa sous le sourcil, au fond de l'oeil, d'où la pupille fut arrachée. Et la lance, traversant l'oeil, sortit derrière la tête, et Ilioneus, les mains étendues, tomba. Puis, Pénéléôs, tirant de la gaîne son épée aiguë, coupa la tête qui roula sur la terre avec le casque, et la forte lance encore fixée dans l'oeil. Et Pénéléôs la saisit, et, la montrant aux Troiens, il leur cria:

— Allez de ma part, Troiens, dire au père et à la mère de l'illustre Ilioneus qu'ils gémissent dans leurs demeures. Ah! l'épouse de l'Alégénoride Promakhos ne se réjouira pas non plus au retour de son époux bien-aimé, quand les fils des Akhaiens, loin de Troiè, s'en retourneront sur leurs nefs!

Il parla ainsi, et la pâle terreur saisit les Troiens, et chacun d'eux regardait autour de lui, cherchant comment il éviterait la mort.

Dites-moi maintenant, Muses qui habitez les demeures Olympiennes, celui des Akhaiens qui enleva le premier des dépouilles sanglantes, quand l'illustre qui ébranle la terre eut fait pencher la victoire?

Le premier, Aias Télamônien frappa Hyrthios Gyrtiade, chef des braves Mysiens. Et Antilokhos tua Phalkès et Merméros, et Mèrionès tua Morys et Hippotiôn, et Teukros tua Prothoôn et Périphètès, et l'Atréide Ménélaos blessa au côté le prince des peuples Hypérénôr. Il lui déchira les intestins, et l'âme s'échappa par l'horrible blessure, et un brouillard couvrit ses yeux. Mais Aias, l'agile fils d'Oileus, en tua bien plus encore, car nul n'était son égal pour atteindre ceux que Zeus met en fuite.

Chant 15

Les Troiens franchissaient, dans leur fuite, les pieux et le fossé, et beaucoup tombaient sous les mains des Danaens. Et ils s'arrêtèrent auprès de leurs chars, pâles de terreur.

Mais Zeus s'éveilla, sur les sommets de l'Ida, auprès de Hèrè au trône d'or. Et, se levant, il regarda et vit les Troiens et les Akhaiens, et les premiers en pleine déroute, et les Argiens, ayant au milieu d'eux le roi Poseidaôn, les poussant avec fureur. Et il vit Hektôr gisant dans la plaine, entouré de ses compagnons, respirant à peine et vomissant le sang, car ce n'était pas le plus faible des Akhaiens qui l'avait blessé.

Et le père des hommes et des dieux fut rempli de pitié en le voyant, et, avec un regard sombre, il dit à Hèrè:

— Ô astucieuse! ta ruse a éloigné le divin Hektôr du combat et mis ses troupes en fuite. Je ne sais si tu ne recueilleras pas la première le fruit de tes ruses, et si je ne t'accablerai point de coups. Ne te souvient-il plus du jour où tu étais suspendue dans l'air, avec une enclume à chaque pied, les mains liées d'une solide chaîne d'or, et où tu pendais ainsi de l'aithèr et des nuées? Tous les dieux, par le grand Olympos, te regardaient avec douleur et ne pouvaient te secourir, car celui que j'aurais saisi, je l'aurais précipité de l'Ouranos, et il serait arrivé sur la terre, respirant à peine. Et cependant ma colère, à cause des souffrances du divin Hèraklès, n'était point assouvie. C'était toi qui, l'accablant de maux, avais appelé Boréas et les tempêtes sur la mer stérile, et qui l'avais rejeté vers Koôs bien peuplée. Mais je le délivrai et le ramenai dans Argos féconde en chevaux. Souviens-toi de ces choses et renonce à tes ruses, et sache qu'il ne te suffit pas, pour me tromper, de te donner à moi sur ce lit, loin des dieux.

Il parla ainsi, et la vénérable Hèrè frissonna et lui répondit en paroles ailées:

— Que Gaia le sache, et le large Ouranos, et l'eau souterraine de Styx, ce qui est le plus grand serment des dieux heureux, et ta tête sacrée, et notre lit nuptial que je n'attesterai jamais en vain! Ce n'est point par mon conseil que Poseidaôn qui ébranle la terre a dompté les Troiens et Hektôr. Son coeur seul l'a poussé, ayant compassion des Akhaiens désespérés autour de leurs nefs. Mais j'irai et je lui conseillerai, ô Zeus qui amasses les noires nuées, de se retirer où tu le voudras.

Elle parla ainsi, et le père des dieux et des hommes sourit, et lui répondit ces paroles ailées:

— Si tu penses comme moi, étant assise au milieu des immortels, ô vénérable Hèrè aux yeux de boeuf, Poseidaôn lui-même, quoi qu'il veuille, se conformera aussitôt à notre volonté. Si tu as dit la vérité dans ton coeur, va dans l'assemblée des dieux, appelle Iris et l'illustre archer Apollôn, afin que l'une aille, vers l'armée des Akhaiens cuirassés, dire au roi Poseidaôn qu'il se retire de la mêlée, et qu'il rentre dans ses demeures; et que Phoibos Apollôn ranime les forces de Hektôr et apaise les douleurs qui l'accablent, afin que le Priamide attaque de nouveau les Akhaiens et les mette en fuite. Et ils fuiront jusqu'aux nefs du Pèléide Akhilleus qui suscitera son compagnon Patroklos. Et l'illustre Hektôr tuera Patroklos devant Ilios, là où celui-ci aura dompté une multitude de guerriers, et, entre autres, mon fils, le divin Sarpèdôn. Et le divin Akhilleus, furieux, tuera Hektôr. Et, désormais, je repousserai toujours les Troiens loin des nefs, jusqu'au jour où les Akhaiens prendront la haute Ilios par les conseils d'Athènè. Mais je ne déposerai point ma colère, et je ne permettrai à aucun des immortels de secourir les Danaens, tant que ne seront point accomplis et le désir du Pèléide et la promesse que j'ai faite par un signe de ma tête, le jour où la déesse Thétis, embrassant mes genoux, m'a supplié d'honorer Akhilleus, le dévastateur de citadelles.

Il parla ainsi, et la déesse Hèrè aux bras blancs se hâta de monter des cimes de l'Ida dans le haut Olympos. Ainsi vole la pensée d'un homme qui, ayant parcouru de nombreuses contrées et se souvenant de ce qu'il a vu, se dit: J'étais là! La vénérable Hèrè vola aussi promptement, et elle arriva dans l'assemblée des dieux, sur le haut Olympos où sont les demeures de Zeus. Et tous se levèrent en la voyant, et lui offrirent la coupe qu'elle reçut de Thémis aux belles joues, car celle-ci était venue la première au- devant d'elle et lui avait dit en paroles ailées:

— Hèrè, pourquoi viens-tu, toute troublée? Est-ce le fils de
Kronos, ton époux, qui t'a effrayée?

Et la déesse Hèrè aux bras blancs lui répondit:

— Divine Thémis, ne m'interroge point. Tu sais combien son âme est orgueilleuse et dure. Préside le festin des dieux dans ces demeures. Tu sauras avec tous les immortels les desseins fatals de Zeus. Je ne pense pas que ni les hommes, ni les dieux puissent se réjouir désormais dans leurs festins.

La vénérable Hèrè parla et s'assit. Et les dieux s'attristèrent dans les demeures de Zeus; mais la fille de Kronos sourit amèrement, tandis que son front était sombre au-dessus de ses sourcils bleus; et elle dit indignée:

— Insensés que nous sommes nous nous irritons contre Zeus et nous voulons le dompter, soit par la flatterie, soit par la violence; et, assis à l'écart, il ne s'en soucie ni ne s'en émeut, sachant qu'il l'emporte sur tous les dieux immortels par la force et la puissance. Subissez donc les maux qu'il lui plaît d'envoyer à chacun de vous. Déjà le malheur atteint Arès; son fils a péri dans la mêlée, Askalaphos, celui de tous les hommes qu'il aimait le mieux, et que le puissant Arès disait être son fils.

Elle parla ainsi, et Arès, frappant de ses deux mains ses cuisses vigoureuses, dit en gémissant:

— Ne vous irritez point, habitants des demeures Olympiennes, si je descends aux nefs des Akhaiens pour venger le meurtre de mon fils, quand même ma destinée serait de tomber parmi les morts, le sang et la poussière, frappé de l'éclair de Zeus!

Il parla ainsi, et il ordonna à la Crainte et à la Fuite d'atteler ses chevaux, et il se couvrit de ses armes splendides. Et, alors, une colère bien plus grande et bien plus terrible se fût soulevée dans l'âme de Zeus contre les immortels, si Athènè, craignant pour tous les dieux, n'eût sauté dans le parvis, hors du trône où elle était assise. Et elle arracha le casque de la tête d'Arès, et le bouclier de ses épaules et la lance d'airain de sa main robuste, et elle réprimanda l'impétueux Arès:

— Insensé! tu perds l'esprit et tu vas périr. As-tu des oreilles pour ne point entendre? N'as-tu plus ni intelligence, ni pudeur? N'as-tu point écouté les paroles de la déesse Hèrè aux bras blancs que Zeus a envoyée dans l'Olympos? Veux-tu, toi-même, frappé de mille maux, revenir, accablé et gémissant, après avoir attiré des calamités sur les autres dieux? Zeus laissera aussitôt les Troiens et les Akhaiens magnanimes, et il viendra nous précipiter de l'Olympos, innocents ou coupables. Je t'ordonne d'apaiser la colère du meurtre de ton fils. Déjà de plus braves et de plus vigoureux que lui sont morts, ou seront tués. Il est difficile de sauver de la mort les générations des hommes.

Ayant ainsi parlé, elle fit asseoir l'impétueux Arès sur son trône. Puis, Hèrè appela, hors de l'Olympos, Apollôn et Iris, qui est la messagère de tous les dieux immortels, et elle leur dit en paroles ailées:

— Zeus vous ordonne de venir promptement sur l'Ida, et, quand vous l'aurez vu, faites ce qu'il vous ordonnera.

Ayant ainsi parlé, la vénérable Hèrè rentra et s'assit sur son trône. Et les deux immortels s'envolèrent à la hâte, et ils arrivèrent sur l'Ida où naissent les sources et les bêtes fauves. Et ils virent Zeus au large regard assis sur le faîte du Gargaros, et il s'était enveloppé d'une nuée parfumée. Et ils s'arrêtèrent devant Zeus qui amasse les nuées. Et, satisfait, dans son esprit, qu'ils eussent obéi promptement aux ordres de l'épouse bien-aimée, il dit d'abord en paroles ailées à Iris:

— Va! rapide Iris, parle au roi Poseidaôn, et sois une messagère fidèle. Dis-lui qu'il se retire de la mêlée, et qu'il reste, soit dans l'assemblée des dieux, soit dans la mer divine. Mais s'il n'obéissait pas à mes ordres et s'il les méprisait, qu'il délibère et réfléchisse dans son esprit. Malgré sa vigueur, il ne pourra soutenir mon attaque, car mes forces surpassent de beaucoup les siennes, et je suis l'aîné. Qu'il craigne donc de se croire l'égal de celui que tous les autres dieux redoutent.

Il parla ainsi, et la rapide Iris aux pieds aériens descendit du faîte des cimes Idaiennes, vers la sainte Ilios. Comme la neige vole du milieu des nuées, ou la grêle chassée par le souffle impétueux de Boréas, ainsi volait la rapide Iris; et, s'arrêtant devant lui, elle dit à l'illustre qui ébranle la terre:

— Poseidaôn aux cheveux bleus, je suis envoyée par Zeus tempétueux. Il te commande de te retirer de la mêlée et de rester, soit dans l'assemblée des dieux, soit dans la mer divine. Si tu n'obéissais pas à ses ordres, et si tu les méprisais, il te menace de venir te combattre, et il te conseille d'éviter son bras, car ses forces sont de beaucoup supérieures aux tiennes, et il est l'aîné. Il t'avertit de ne point te croire l'égal de celui que tous les dieux redoutent.

Et l'illustre qui ébranle la terre, indigné, lui répondit:

— Ah! certes, bien qu'il soit grand, il parle avec orgueil, s'il veut me réduire par la force, moi, son égal. Nous sommes trois frères nés de Kronos, et qu'enfanta Rhéiè: Zeus, moi et Aidès qui commande aux ombres. On fit trois parts du monde, et chacun de nous reçut la sienne. Et le sort décida que j'habiterais toujours la blanche mer, et Aidès eut les noires ténèbres, et Zeus eut le large Ouranos, dans les nuées et dans l'aithèr. Mais le haut Olympos et la terre furent communs à tous. C'est pourquoi je ne ferai point la volonté de Zeus, bien qu'il soit puissant. Qu'il garde tranquillement sa part; il ne m'épouvantera pas comme un lâche. Qu'il menace à son gré les fils et les filles qu'il a engendrés, puisque la nécessité les contraint de lui obéir.

Et la rapide Iris aux pieds aériens lui répondit:

— Poseidaôn aux cheveux bleus, me faut-il rapporter à Zeus cette parole dure et hautaine? Ne changeras-tu point? L'esprit des sages n'est point inflexible, et tu sais que les Érinnyes suivent les aînés.

Et Poseidaôn qui ébranle la terre lui répondit:

— Déesse Iris, tu as bien parlé. Il est bon qu'un messager possède la prudence; mais une amère douleur emplit mon esprit et mon coeur quand Zeus veut, par des paroles violentes, réduire son égal en honneurs et en droits. Je céderai, quoique indigné; mais je te le dis, et je le menacerai de ceci: Si, malgré nous, — moi, la dévastatrice Athènè, Hèrè, Hermès et le roi Hèphaistos, — il épargne la haute Ilios et refuse de la détruire et de donner la victoire aux Argiens, qu'il sache que notre haine sera inexorable.

Ayant ainsi parlé, il laissa le peuple des Akhaiens et rentra dans la mer. Et les héros Akhaiens le regrettaient. Et alors Zeus qui amasse les nuées dit à Apollôn:

— Va maintenant, cher Phoibos, vers Hektôr armé d'airain, car voici que celui qui ébranle la terre est rentré dans la mer, fuyant ma fureur. Certes, ils auraient entendu un combat terrible les dieux souterrains qui vivent autour de Kronos; mais il vaut mieux pour tous deux que, malgré sa colère, il ait évité mes mains, car cette lutte aurait fait couler de grandes sueurs. Mais toi, prends l'aigide aux franges d'or, afin d'épouvanter, en la secouant, les héros Akhaiens. Archer, prends soin de l'illustre Hektôr et remplis-le d'une grande force, pour qu'il chasse les Akhaiens jusqu'aux nefs et jusqu'au Hellespontos; et je songerai alors comment je permettrai aux Akhaiens de respirer.

Il parla ainsi, et Apollôn se hâta d'obéir à son père. Et il descendit du faîte de l'Ida, semblable à un épervier tueur de colombes, et le plus impétueux des oiseaux. Et il trouva le divin Hektôr, le fils du sage Priamos, non plus couché, mais assis, et se ranimant, et reconnaissant ses compagnons autour de lui. Et le râle et la sueur avaient disparu par la seule pensée de Zeus tempétueux. Et Apollôn s'approcha et lui dit:

— Hektôr, fils de Priamos, pourquoi rester assis, sans forces, loin des tiens? Es-tu la proie de quelque douleur?

Et Hektôr au casque mouvant lui répondit d'une voix faible:

— Qui es-tu, ô le meilleur des dieux, qui m'interroges ainsi? Ne sais-tu pas qu'auprès des nefs Akhaiennes, tandis que je tuais ses compagnons, le brave Aias m'a frappé d'un rocher dans la poitrine et a rompu mes forces et mon courage?

Certes, j'ai cru voir aujourd'hui les morts et la demeure d'Aidès, en rendant ma chère âme.

Et le royal archer Apollôn lui répondit:

— Prends courage! Du haut de l'Ida, le Kroniôn a envoyé pour te secourir Phoibos Apollôn à l'épée d'or. Toi et ta haute citadelle, je vous ai protégés et je vous protège toujours. Viens! excite les cavaliers à pousser leurs chevaux rapides vers les nefs creuses, et j'irai devant toi, et j'aplanirai la voie aux chevaux, et je mettrai en fuite les héros Akhaiens.

Ayant ainsi parlé, il remplit le prince des peuples d'une grande force. Comme un étalon, longtemps retenu à la crèche et nourri d'orge abondante, qui rompt son lien, et qui court, frappant la terre de ses quatre pieds, se plonger dans le fleuve clair, et qui, la tête haute, secouant ses crins sur ses épaules, fier de sa beauté, bondit aisément jusqu'aux lieux accoutumés où paissent les cavales; de même Hektôr, à la voix du dieu, courait de ses pieds rapides, excitant les cavaliers. Comme des chiens et des campagnards qui poursuivent un cerf rameux, ou une chèvre sauvage qui se dérobe sous une roche creuse ou dans la forêt sombre, et qu'ils ne peuvent atteindre, quand un lion à longue barbe, survenant tout à coup à leurs cris, les disperse aussitôt malgré leur impétuosité, de même les Danaens, poursuivant l'ennemi de leurs lances à deux pointes, s'épouvantèrent en voyant Hektôr parcourir les lignes Troiennes, et leur âme tomba à leurs pieds.

Et Thoas Andraimonide les excitait. Et c'était le meilleur guerrier Aitôlien, habile au combat de la lance et ferme dans la mêlée. Et peu d'Akhaiens l'emportaient sur lui dans l'agora. Et il s'écria:

— Ah! certes, je vois de mes yeux un grand prodige. Voici le Priamide échappé à la mort. Chacun de nous espérait qu'il avait péri par les mains d'Aias Télamônien; mais sans doute un dieu l'a sauvé de nouveau, lui qui a rompu les genoux de tant de Danaens, et qui va en rompre encore, car ce n'est point sans l'aide de Zeus tonnant qu'il revient furieux au combat. Mais, allons! et obéissez tous. Que la multitude retourne aux nefs, et tenons ferme, nous qui sommes les plus braves de l'armée. Tendons vers lui nos grandes lances, et je ne pense pas qu'il puisse, malgré ses forces, enfoncer les lignes des Danaens.

Il parla ainsi, et tous l'entendirent et obéirent. Et autour de lui étaient les Aias et le roi Idoméneus, et Teukros et Mèrionès, et Mégès semblable à Arès; et ils se préparaient au combat, réunissant les plus braves, contre Hektôr et les Troiens. Et, derrière eux, la multitude retournait vers les nefs des Akhaiens.

Et les Troiens frappèrent les premiers. Hektôr les précédait, accompagné de Phoibos Apollôn, les épaules couvertes d'une nuée et tenant l'aigide terrible, aux longues franges, que le forgeron Hèphaistos donna à Zeus pour épouvanter les hommes. Et, tenant l'aigide en main, il menait les Troiens. Et les Argiens les attendaient de pied ferme, et une clameur s'éleva des deux côtés. Les flèches jaillissaient des nerfs et les lances des mains robustes; et les unes pénétraient dans la chair des jeunes hommes, et les autres entraient en terre, avides de sang, mais sans avoir percé le beau corps des combattants.

Aussi longtemps que Phoibos Apollôn tint l'aigide immobile en ses mains, les traits percèrent des deux côtés, et les guerriers tombèrent; mais quand il la secoua devant la face des cavaliers Danaens, en poussant des cris terribles, leur coeur se troubla dans leurs poitrines, et ils oublièrent leur force et leur courage.

Comme un troupeau de boeufs, ou un grand troupeau de brebis, que deux bêtes féroces, au milieu de la nuit, bouleversent soudainement, en l'absence de leur gardien, de même les Akhaiens furent saisis de terreur, et Apollôn les mit en fuite et donna la victoire à Hektôr et aux Troiens. Alors, dans cette fuite, chaque homme tua un autre homme. Hektôr tua Stikhios et Arkésilaos, l'un, chef des Boiôtiens aux tuniques d'airain, l'autre, fidèle compagnon du magnanime Ménèstheus. Et Ainéias tua Médôn et Iasos. Et Médôn était bâtard du divin Oileus et frère d'Aias; mais il habitait Phylakè, loin de sa patrie, ayant tué le frère de sa belle-mère Ériopis, femme d'Oileus. Et Iasos était un chef Athènaien et fils de Sphèlos Boukolide.

Et Polydamas tua Mèkistheus, et Politès tua Ekhios qui combattait aux premiers rangs. Et le divin Agènôr tua Klônios, et Pâris frappa au sommet de l'épaule, par derrière, Dèiokhos qui fuyait, et l'airain le traversa.

Tandis que les vainqueurs dépouillaient les cadavres de leurs armes, les Akhaiens franchissaient les pieux, dans le fossé, et fuyaient çà et là, derrière la muraille, contraints par la nécessité. Mais Hektôr commanda à haute voix aux Troiens de se ruer sur les nefs et de laisser là les dépouilles sanglantes:

— Celui que je verrai loin des nefs, je lui donnerai la mort. Ni ses frères, ni ses soeurs ne mettront son corps sur le bûcher, et les chiens le déchireront devant notre ville.

Ayant ainsi parlé, il poussa les chevaux du fouet, en entraînant les Troiens, et tous, avec des cris menaçants et une clameur immense, ils poussaient leurs chars en avant. Et Phoibos Apollôn jeta facilement du pied les bords du fossé dans le milieu, et, le comblant, le fit aussi large que l'espace parcouru par le trait que lance un guerrier vigoureux. Et tous s'y jetèrent en foule, et Apollôn, les précédant avec l'aigide éclatante, renversa le mur des Akhaiens aussi aisément qu'un enfant renverse, auprès de la mer, les petits monceaux de sable qu'il a amassés et qu'il disperse en se jouant. Ainsi, archer Apollôn, tu dispersas l'oeuvre qui avait coûté tant de peines et de misères aux Argiens, et tu les mis en fuite.

Et ils s'arrêtèrent auprès des nefs, s'exhortant les uns les autres; et, les mains étendues vers les dieux, ils les imploraient. Et le Gérennien Nestôr, rempart des Akhaiens, priait, les bras levés vers l'Ouranos étoilé:

— Père Zeus! si jamais, dans la fertile Argos, brûlant pour toi les cuisses grasses des boeufs et des brebis, nous t'avons supplié de nous accorder le retour, et si tu l'as promis d'un signe de ta tête, souviens-toi, ô Olympien! Éloigne notre jour suprême, et ne permets pas que les Akhaiens soient domptés par les Troiens.

Il parla ainsi en priant, et le sage Zeus entendit la prière du vieux Nèlèiade et tonna. Et, au bruit du tonnerre, les Troiens, croyant comprendre la pensée de Zeus tempêtueux, se ruèrent plus furieux sur les Argiens. Comme les grandes lames de la haute mer assiègent les flancs d'une nef, poussées par la violence du vent, car c'est elle qui gonfle les eaux; de même les Troiens escaladaient le mur avec de grandes clameurs; et ils poussaient leurs chevaux et combattaient devant les nefs à coups de lances aiguës; et les Akhaiens, du haut de leurs nefs noires, les repoussaient avec ces longs pieux, couchés dans les nefs, et qui, cerclés d'airain, servent dans le combat naval.

Tant que les Akhaiens et les Troiens combattirent au-delà du mur, loin des nefs rapides, Patroklos, assis sous la tente de l'irréprochable Eurypylos, le charma par ses paroles et baigna sa blessure de baumes qui guérissent les douleurs amères; mais quand il vit que les Troiens avaient franchi le mur, et que les Akhaiens fuyaient avec des cris, il gémit, et frappa ses cuisses de ses mains, et il dit en pleurant:

— Eurypylos, je ne puis rester plus longtemps, bien que tu souffres, car voici une mêlée suprême. Qu'un de tes compagnons te soigne; il faut que je retourne vers Akhilleus et que je l'exhorte à combattre. Qui sait si, un dieu m'aidant, je ne toucherai point son âme? Le conseil d'un ami est excellent.

Ayant ainsi parlé, il s'éloigna.

Cependant les Akhaiens soutenaient l'assaut des Troiens. Et ceux- ci ne pouvaient rompre les phalanges des Danaens et envahir les tentes et les nefs, et ceux-là ne pouvaient repousser l'ennemi loin des nefs. Comme le bois dont on construit une nef est mis de niveau par un habile ouvrier à qui Athènè a enseigné toute sa science, de même le combat était partout égal autour des nefs.

Et le Priamide attaqua l'illustre Aias. Et tous deux soutenaient le travail du combat autour des nefs, et l'un ne pouvait éloigner l'autre pour incendier les nefs, et l'autre ne pouvait repousser le premier que soutenait un dieu. Et l'illustre Aias frappa de sa lance Kalètôr, fils de Klytios, comme celui-ci portait le feu sur les nefs; et Kalètôr tomba renversé, laissant échapper la torche de ses mains. Et quand Hektôr vit son parent tomber dans la poussière devant la nef noire, il cria aux Troiens et aux Lykiens:

— Troiens, Lykiens et Dardaniens belliqueux, n'abandonnez point le combat étroitement engagé, mais enlevez le fils de Klytios, et que les Akhaiens ne le dépouillent point de ses armes.

Il parla ainsi, et lança sa pique éclatante contre Aias, mais il le manqua, et il atteignit Lykophôn, fils de Mastôr, compagnon d'Aias, et qui habitait avec celui-ci, depuis qu'il avait tué un homme dans la divine Kythèrè. Et le Priamide le frappa de sa lance aiguë au-dessus de l'oreille, auprès d'Aias, et Lykophôn tomba du haut de la poupe sur la poussière, et ses forces furent dissoutes. Et Aias, frémissant, appela son frère:

— Ami Teukros, notre fidèle compagnon est mort, lui qui, loin de Kythèrè, vivait auprès de nous et que nous honorions autant que nos parents bien-aimés. Le magnanime Hektôr l'a tué. Où sont tes flèches mortelles et l'arc que t'a donné Phoibos Apollôn?

Il parla ainsi, et Teukros l'entendit, et il accourut, tenant en main son arc recourbé et le carquois plein de flèches. Et il lança ses flèches aux Troiens. Et il frappa Kléitos, fils de Peisènôr, compagnon de l'illustre Panthoide Polydamas, dont il conduisait le char et les chevaux à travers les phalanges bouleversées, afin de plaire à Hektôr et aux Troiens. Mais le malheur l'accabla sans que nul pût le secourir; et la flèche fatale entra derrière le cou, et il tomba du char, et les chevaux reculèrent, secouant le char vide.

Et le prince Polydamas, l'ayant vu, accourut promptement aux chevaux et les confia à Astynoos, fils de Protiaôn, lui recommandant de les tenir près de lui. Et il se mêla de nouveau aux combattants.

Et Teukros lança une flèche contre Hektôr, et il l'eût retranché du combat, auprès des nefs des Akhaiens, s'il l'avait atteint, et lui eût arraché l'âme; mais il ne put échapper au regard du sage Zeus qui veillait sur Hektôr. Et Zeus priva de cette gloire le Télamônien Teukros, car il rompit le nerf bien tendu, comme Teukros tendait l'arc excellent. Et la flèche à pointe d'airain s'égara, et l'arc tomba des mains de l'archer. Et Teukros frémit et dit à son frère:

— Ah! certes, quelque dieu nous traverse dans le combat. Il m'a arraché l'arc des mains et rompu le nerf tout neuf que j'y avais attaché moi-même ce matin, afin qu'il pût lancer beaucoup de flèches.

Et le grand Télamônien Aias lui répondit:

— Ô ami, laisse ton arc et tes flèches, puisqu'un dieu jaloux des Danaens disperse tes traits. Prends une longue lance, mets un bouclier sur tes épaules et combats les Troiens en excitant les troupes. Que ce ne soit pas du moins sans peine qu'ils se rendent maîtres de nos nefs bien construites. Mais souvenons-nous de combattre.

Il parla ainsi, et Teukros, déposant son arc dans sa tente, saisit une solide lance à pointe d'airain, mit un bouclier à quatre lames sur ses épaules, un excellent casque à crinière sur sa tête, et se hâta de revenir auprès d'Aias. Mais quand Hektôr eut vu que les flèches de Teukros lui étaient devenues inutiles, il cria à haute voix aux Troiens et aux Lykiens:

— Troiens, Lykiens et belliqueux Dardaniens, soyez des hommes, et souvenez-vous de votre force et de votre courage auprès des nefs creuses! Je vois de mes yeux les flèches d'un brave archer brisées par Zeus. Il est facile de comprendre à qui le puissant Kroniôn accorde ou refuse son aide, qui il menace et qui il veut couvrir de gloire. Maintenant, il brise les forces des Akhaiens et il nous protège. Combattez fermement autour des nefs. Si l'un de vous est blessé et meurt, qu'il meure sans regrets, car il est glorieux de mourir pour la patrie, car il sauvera sa femme, ses enfants et tout son patrimoine, si les Akhaiens retournent, sur leurs nefs, dans la chère terre de leurs aïeux.

Ayant ainsi parlé, il excita la force et le courage de chacun. Et
Aias, de son côté, exhortait ses compagnons:

— Ô honte! c'est maintenant, Argiens, qu'il faut périr ou sauver les nefs. Espérez-vous, si Hektôr au casque mouvant se saisit de vos nefs, retourner à pied dans la patrie? Ne l'entendez-vous point exciter ses guerriers, ce Hektôr qui veut brûler nos nefs? Ce n'est point aux danses qu'il les pousse, mais au combat. Le mieux est de leur opposer nos bras et notre vigueur. Il faut mourir promptement ou vivre, au lieu de nous consumer dans un combat sans fin contre des hommes qui ne nous valent pas.

Ayant ainsi parlé, il ranima le courage de chacun. Alors Hektôr tua Skhédios, fils de Périmèdès, chef des Phôkèens; et Aias tua Laodamas, chef des hommes de pied, fils illustre d'Antènôr. Et Polydamas tua Otos le Kyllénien, compagnon du Phyléide, chef des magnanimes Épéiens. Et Mégès, l'ayant vu, s'élança sur Polydamas; mais celui-ci, s'étant courbé, échappa au coup de la pique, car Apollôn ne permit pas que le Panthoide tombât parmi les combattants; et la pique de Mégès perça la poitrine de Kreismos qui tomba avec bruit. Et comme le Phyléide lui arrachait ses armes, le brave Dolops Lampétide se jeta sur lui, Dolops qu'engendra le Laomédontiade Lampos, le meilleur des hommes mortels. Et il perça de sa lance le milieu du bouclier de Mégès, mais son épaisse cuirasse préserva celui-ci. C'était la cuirasse que Phyleus apporta autrefois d'Éphyrè, des bords du fleuve Sellèis. Et son hôte, le roi des hommes, Euphètès, la lui avait donnée, pour la porter dans les mêlées comme un rempart contre l'ennemi. Et, maintenant, elle préserva son fils de la mort. Et Mégès frappa de son épée le cône du casque d'airain à crinière de cheval, et l'aigrette rompue tomba dans la poussière, ayant été teinte récemment d'une couleur de pourpre. Et tandis que Mégès combattait encore et espérait la victoire, le brave Ménélaos accourut à son aide, et, venant à la dérobée, frappa l'épaule du Troien. Et la pointe d'airain traversa la poitrine, et le guerrier tomba sur la face.

Et les deux Akhaiens s'élançaient pour le dépouiller de ses armes d'airain; mais Hektôr excita les parents de Dolops, et surtout il réprimanda le Hikétaonide, le brave Ménalippos, qui paissait, avant la guerre, ses boeufs aux pieds flexibles dans Perkôtè, mais qui vint à Ilios quand les nefs Danaennes aux doubles avirons arrivèrent. Et il brillait parmi les Troiens, et il habitait auprès de Priamos qui l'honorait à l'égal de ses fils. Et Hektôr lui adressa ces paroles dures et sévères:

— Ainsi, Ménalippos, nous restons inertes. Ton parent mort ne touche-t-il point ton coeur? Ne vois-tu pas qu'ils arrachent les armes de Dolops? Suis-moi. Ce n'est plus de loin qu'il faut combattre les Argiens. Nous les tuerons, ou la haute Ilios sera prise et ils égorgeront ses citoyens.

En parlant ainsi, il s'élança, et Ménalippos le suivit, semblable à un dieu. Et le grand Télamônien Aias exhortait les Akhaiens:

— Ô amis! soyez des hommes. Ayez honte de fuir et faites face au combat. Les braves sont plutôt sauvés que tués, et les lâches seuls n'ont ni gloire, ni salut.

Il parla ainsi, et les Akhaiens retinrent ses paroles dans leur esprit, prêts à s'entre-aider; et ils faisaient comme un mur d'airain autour des nefs; et Zeus excitait les Troiens contre eux. Et le brave Ménélaos anima ainsi Antilokhos:

— Antilokhos, nul d'entre les Akhaiens n'est plus jeune que toi, ni plus rapide, ni plus brave au combat. Plût aux dieux que tu pusses tuer quelque Troien!

Il parla ainsi, et il le laissa excité par ces paroles. Et Antilokhos se jeta parmi les combattants et lança sa pique éclatante, et les Troiens reculèrent; mais la pique ne fut point lancée en vain, car elle perça à la poitrine, près de la mamelle, Ménalippos, l'orgueilleux fils de Hikétaôn. Et il tomba et ses armes sonnèrent. Et le brave Antilokhos se jeta sur lui, comme un chien sur un faon qu'un chasseur a percé tandis qu'il bondissait hors du gîte. Ainsi, Ménalippos, le belliqueux Antilokhos sauta sur toi pour t'arracher tes armes; mais le divin Hektôr, l'ayant vu, courut sur lui à travers la mêlée. Et Antilokhos ne l'attendit pas, quoique brave, et il prit la fuite, comme une bête fauve qui, ayant tué un chien, ou le bouvier au milieu des boeufs, fuit avant que la foule des hommes la poursuive. Ainsi fuyait le Nestôride. Et les Troiens et Hektôr, avec de grands cris, l'accablaient de traits violents; mais il leur fit face, arrivé auprès de ses compagnons.

Et les Troiens, semblables à des lions mangeurs de chair crue, se ruaient sur les nefs, accomplissant ainsi les ordres de Zeus, car il leur inspirait la force et il troublait l'âme des Argiens, voulant donner une grande gloire au Priamide Hektôr, et le laisser jeter la flamme ardente sur les nefs aux poupes recourbées, afin d'exaucer la fatale prière de Thétis. Et le sage Zeus attendait qu'il eût vu le feu embraser une nef, et alors il repousserait les Troiens loin des nefs et rendrait la victoire aux Danaens. C'est pourquoi il entraînait vers les nefs creuses le Priamide Hektôr déjà plein d'ardeur, furieux, agitant sa lance comme Arès, ou pareil à un incendie terrible qui gronde sur les montagnes, dans l'épaisseur d'une forêt profonde. Et la bouche de Hektôr écumait, et ses yeux flambaient sous ses sourcils, et son casque s'agitait sur sa tête guerrière.

Et Zeus lui venait en aide, l'honorant et le glorifiant parmi les hommes, car sa vie devait être brève, et voici que Pallas Athènè préparait le jour fatal où il tomberait sous la violence du Pèléide.

Et il tentait de rompre les lignes des guerriers, se ruant là où il voyait la mêlée la plus pressée et les armes les plus belles. Mais, malgré son désir, il ne pouvait rompre l'armée ennemie, car celle-ci résistait comme une tour, ou comme une roche énorme et haute qui, se dressant près de la blanche mer, soutient le souffle rugissant des vents et le choc des grandes lames qui se brisent contre elle. Ainsi les Danaens soutenaient fermement l'assaut des Troiens et ne fuyaient point, tandis que Hektôr, éclatant comme le feu, bondissait de tous côtés dans la mêlée.

Comme l'eau de la mer, enflée par les vents qui soufflent avec véhémence du milieu des nuées, assiège une nef rapide et la couvre tout entière d'écume, tandis que le vent frémit dans la voile et que les matelots sont épouvantés, parce que la mort est proche; de même le coeur des Akhaiens se rompait dans leurs poitrines.

Ou, quand il arrive qu'un lion désastreux tombe au milieu des boeufs innombrables qui paissent dans un vaste marécage, de même que le bouvier, ne sachant point combattre les bêtes fauves pour le salut de ses boeufs noirs, va tantôt à un bout, tantôt à l'autre bout du troupeau, tandis que le lion bondit au milieu des génisses qui s'épouvantent et en dévore une; de même les Akhaiens étaient bouleversés par Hektôr et par le père Zeus.

Cependant, le Priamide n'avait tué que le seul Périphètès de Mykènè, fils bien-aimé de Kypreus, qui portait à la force Hèrakléenne les ordres du roi Eurystheus. Il était né fils excellent d'un père indigne, et, par toutes les vertus, par son courage et par sa sagesse, il était le premier des Mykènaiens. Et il donna une grande gloire à Hektôr, car, en se retournant, il heurta le bord du grand bouclier qui le couvrait tout entier et le préservait des traits; et, les pieds embarrassés, il tomba en arrière, et, dans sa chute, son casque résonna autour de ses tempes. Alors, Hektôr, l'ayant vu, accourut et lui perça la poitrine d'un coup de lance, au milieu de ses compagnons qui n'osèrent le secourir, tant ils redoutaient le divin Hektôr.

Et les Argiens qui, d'abord, étaient devant les nefs, se réfugiaient maintenant au milieu de celles qui, les premières, avaient été tirées sur le sable. Puis, cédant à la force, ils abandonnèrent aussi les intervalles de celles-ci, mais, s'arrêtant devant les tentes, ils ne se dispersèrent point dans le camp, car la honte et la terreur les retenaient, et ils s'exhortaient les uns les autres.

Alors, le Gérennien Nestôr, rempart des Akhaiens, attestant leurs parents, adjura chaque guerrier:

— Ô amis, soyez des hommes! Craignez la honte en face des autres hommes. Souvenez-vous de vos fils, de vos femmes, de vos domaines, de vos parents qui vivent encore ou qui sont morts. Je vous adjure en leur nom de tenir ferme et de ne pas fuir.

Il parla ainsi, et il ranima leur force et leur courage. Alors, Athènè dissipa la nuée épaisse qui couvrait leurs yeux, et la lumière se fit de toutes parts, autant sur les nefs que sur le champ de bataille. Et ceux qui fuyaient, comme ceux qui luttaient, et ceux qui combattaient auprès des nefs rapides, virent le brave Hektôr et ses compagnons.

Et il ne plut point à l'âme du magnanime Aias de rester où étaient les autres fils des Akhaiens. Et il s'avança, traversant les poupes des nefs et agitant un grand pieu cerclé d'airain et long de vingt-deux coudées. Comme un habile cavalier qui, ayant mis ensemble quatre chevaux très agiles, les pousse vers une grande ville, sur le chemin public, et que les hommes et les femmes admirent, tandis qu'il saute de l'un à l'autre, et qu'ils courent toujours; de même Aias marchait rapidement sur les poupes des nefs, et sa voix montait dans l'Ouranos, tandis qu'il excitait par de grandes clameurs les Danaens à sauver les tentes et les nefs.

Hektôr, de son côté, ne restait point dans la foule des Troiens bien armés. Comme un aigle fauve qui tombe sur une multitude d'oiseaux, paissant le long d'un fleuve, oies, grues et cygnes aux longs cous; de même Hektôr se précipita sur une nef à proue bleue. Et, de sa grande main, Zeus le poussait par derrière, et tout son peuple avec lui. Et, de nouveau, une violente mêlée s'engagea autour des nefs. On eût dit des hommes infatigables et indomptés se ruant à un premier combat, tant ils luttaient tous avec ardeur. Et les Akhaiens, n'espérant pas échapper au carnage, se croyaient destinés à la mort, et les Troiens espéraient, dans leur coeur, brûler les nefs et tuer les héros Akhaiens. Et ils se ruaient, avec ces pensées, les uns contre les autres.

Hektôr saisit la poupe de la nef belle et rapide qui avait amené Prôtésilaos à Troiè et qui n'avait point dû le ramener dans la terre de la patrie. Et les Akhaiens et les Troiens s'entre-tuaient pour cette nef. Et l'impétuosité des flèches et des piques ne leur suffisant plus, ils se frappaient, dans une même pensée, avec les doubles haches tranchantes, les grandes épées et les lances aiguës. Et beaucoup de beaux glaives à poignée noire tombaient sur le sable des mains et des épaules des hommes qui combattaient, et la terre était trempée d'un sang noir. Mais Hektôr saisissant de ses mains les ornements de la poupe, et s'y attachant, cria aux Troiens:

— Apportez le feu, et poussez des clameurs en vous ruant! Zeus nous offre le jour de la vengeance en nous livrant ces nefs qui, venues vers Ilios contre la volonté des dieux, nous ont apporté tant de calamités, par la lâcheté des vieillards qui me retenaient et retenaient l'armée quand je voulais marcher et combattre ici. Mais si le prévoyant Zeus aveuglait alors notre esprit, maintenant c'est lui-même qui nous excite et nous pousse!

Il parla ainsi, et tous se jetèrent avec plus de fureur sur les Akhaiens. Et Aias ne put soutenir plus longtemps l'assaut, car il était accablé de traits; et il recula, de peur de mourir, jusqu'au banc des rameurs, long de sept pieds, et il abandonna la poupe de la nef. Mais, du banc où il était, il éloignait à coups de lance chaque Troien qui apportait le feu infatigable. Et, avec d'horribles cris, il exhortait les Danaens:

— Ô amis, héros Danaens, serviteurs d'Arès, soyez des hommes! Souvenez-vous de votre force et de votre courage. Pensez-vous trouver derrière vous d'autres défenseurs, ou une muraille plus inaccessible qui vous préserve de la mort? Nous n'avons point ici de ville ceinte de tours d'où nous puissions repousser l'ennemi et assurer notre salut. Mais nous sommes ici dans les plaines des Troiens bien armés, acculés contre la mer, loin de la terre de la patrie, et notre salut est dans nos mains et non dans la lassitude du combat.

Il parla ainsi, et, furieux, il traversait de sa lance aiguë chaque Troien qui apportait le feu sur les nefs creuses afin de plaire à Hektôr et de lui obéir. Et, ceux-là, Aias les traversait de sa lance aiguë, et il en tua douze devant les nefs.

Chant 16

Et ils combattaient ainsi pour les nefs bien construites. Et Patroklos se tenait devant le prince des peuples, Akhilleus, versant de chaudes larmes, comme une source d'eau noire qui flue du haut d'un rocher. Et le divin Akhilleus en eut compassion, et il lui dit ces paroles ailées:

— Pourquoi pleures-tu, Patroklos, comme une petite fille qui court après sa mère, saisit sa robe et la regarde en pleurant jusqu'à ce que celle-ci la prenne dans ses bras? Semblable à cette enfant, ô Patroklos, tu verses des larmes abondantes. Quel message as-tu pour les Myrmidones ou pour moi? As-tu seul reçu quelque nouvelle de la Phthiè? On dit cependant que le fils d'Aktôr, Ménoitios, et l'Aiakide Pèleus vivent encore parmi les Myrmidones. Certes, nous serions accablés, s'ils étaient morts. Mais peut-être pleures-tu pour les Argiens qui périssent auprès des nefs creuses, par leur propre iniquité? Parle, ne me cache rien afin que nous sachions tous deux.

Et le cavalier Patroklos, avec un profond soupir, lui répondit:

— Ô Akhilleus, fils de Pèleus, le plus brave des Akhaiens, ne t'irrite point, car de grandes calamités accablent les Akhaiens. Déjà les plus braves d'entre eux gisent dans les nefs, frappés et blessés. Le robuste Tydéide Diomèdès est blessé, et Odysseus illustre par sa lance, et Agamemnôn. Eurypylos a la cuisse percée d'une flèche; et les médecins les soignent et baignent leurs blessures avec des baumes. Mais toi, Akhilleus, tu es implacable! Ô Pèlèiade, doué d'un courage inutile, qu'une colère telle que la tienne ne me saisisse jamais! À qui viendras-tu désormais en aide, si tu ne sauves pas les Argiens de cette ruine terrible? Ô inexorable! Le cavalier Pèleus n'est point ton père, Thétis ne t'a point conçu. La mer bleue t'a enfanté et ton âme est dure comme les hauts rochers. Si tu fuis l'accomplissement d'un oracle, et si ta mère vénérable t'a averti de la part de Zeus, au moins envoie- moi promptement à la tête des Myrmidones, et que j'apporte une lueur de salut aux Danaens! Laisse-moi couvrir mes épaules de tes armes. Les Troiens reculeront, me prenant pour toi, et les fils belliqueux des Akhaiens respireront, et nous chasserons facilement, nouveaux combattants, ces hommes écrasés de fatigue, loin des tentes et des nefs, vers leur ville.

Il parla ainsi, suppliant, l'insensé! cherchant la mort et la kèr fatale. Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit en gémissant:

— Divin Patroklos, qu'as-tu dit? Je ne m'inquiète d'aucun oracle, et ma mère vénérable ne m'a rien annoncé de la part de Zeus. Mais un noir chagrin est dans mon coeur et trouble mon esprit, depuis que cet homme, dont la puissance est la plus haute, m'a arraché ma récompense, à moi qui suis son égal! Tel est le noir chagrin qui me ronge. Cette jeune femme que j'avais conquise par ma lance, après avoir renversé une ville aux fortes murailles, et que les fils des Akhaiens m'avaient donnée en récompense, le roi Atréide Agamemnôn me l'a arrachée des mains, comme à un vil vagabond! Mais oublions le passé. Sans doute je ne puis nourrir dans mon coeur une colère éternelle. J'avais résolu de ne la déposer que le jour où les clameurs de la guerre parviendraient jusqu'à mes nefs. Couvre donc tes épaules de mes armes illustres, et mène les braves Myrmidones au combat, puisqu'une noire nuée de Troiens enveloppe les nefs. Voici que les Argiens sont acculés contre le rivage de la mer, dans un espace très-étroit, et toute la ville des Troiens s'est ruée sur eux avec audace, car ils ne voient point le front de mon casque resplendir. Certes, dans leur fuite, ils empliraient les fossés des champs de leurs cadavres, si le roi Agamemnôn ne m'avait point outragé; et maintenant ils assiègent le camp. La lance furieuse du Tydéide Diomèdès ne s'agite plus dans ses mains pour sauver les Danaens de la mort, et je n'entends plus la voix de l'Atréide sortir de sa tête détestée, mais celle du tueur d'hommes Hektôr, qui excite les Troiens de toutes parts. Et la clameur de ceux-ci remplit toute la plaine, et ils bouleversent les Akhaiens. Va, Patroklos, rue-toi sur eux, et repousse cette ruine loin des nefs. Ne les laisse pas détruire les nefs par le feu ardent, et que le doux retour ne nous soit pas ravi. Mais garde mes paroles dans ton esprit, si tu veux que je sois honoré et glorifié par tous les Danaens, et qu'ils me rendent cette belle jeune femme et un grand nombre de présents splendides, par surcroît. Repousse les Troiens loin des nefs et reviens. Si l'Époux de Hèrè, qui tonne au loin, te donne la victoire, ne dompte pas sans moi les Troiens belliqueux; car tu me couvrirais de honte, si, les ayant vaincus, et plein de l'orgueil et de l'ivresse du combat, tu menais l'armée à Ilios. Crains qu'un des dieux éternels ne se rue sur toi du haut de l'Olympos, surtout l'archer Apollôn qui protège les Troiens. Reviens après avoir sauvé les nefs, et laisse-les combattre dans la plaine. Qu'il vous plaise, ô père Zeus, ô Athènè, ô Apollôn, que nul d'entre les Troiens et les Akhaiens n'évite la mort, et que, seuls, nous survivions tous deux et renversions les murailles sacrées d'Ilios!

Et ils se parlaient ainsi. Mais Aias ne suffisait plus au combat, tant il était accablé de traits. Et l'esprit de Zeus et les Troiens illustres l'emportaient sur lui; et son casque splendide, dont les aigrettes étaient rompues par les coups, sonnait autour de ses tempes, et son épaule fatiguée ne pouvait plus soutenir le poids du bouclier. Et cependant, malgré la nuée des traits, ils ne pouvaient l'ébranler, bien que respirant à peine, inondé de la sueur de tous ses membres, et haletant sous des maux multipliés.

Et Hektôr frappa de sa grande épée la lance de frêne d'Aias, et il la coupa là où la pointe se joignait au bois; et le Télamônien Aias n'agita plus dans sa main qu'une lance mutilée, car la pointe d'airain, en tombant, sonna contre terre. Et Aias, dans son coeur irréprochable, reconnut avec horreur l'oeuvre des dieux, et vit que Zeus qui tonne dans les hauteurs, domptant son courage, donnait la victoire aux Troiens. Et il se retira loin des traits, et les Troiens jetèrent le feu infatigable sur la nef rapide, et la flamme inextinguible enveloppa aussitôt la poupe, et Akhilleus, frappant ses cuisses, dit à Patroklos:

— Hâte-toi, divin Patroklos! Je vois le feu ardent sur les nefs. Si elles brûlent, nous ne pourrons plus songer au retour. Revêts promptement mes armes, et j'assemblerai mon peuple.

Il parla ainsi, et Patroklos se couvrit de l'airain splendide. Il attacha de belles knèmides à ses jambes avec des agrafes d'argent; il mit sur sa poitrine la cuirasse étincelante, aux mille reflets, du rapide Akhilleus, et il suspendit à ses épaules l'épée d'airain aux clous d'argent. Puis, il prit le grand et solide bouclier, et il posa sur sa noble tête le casque magnifique à la terrible aigrette de crins, et de ses mains il saisit de fortes piques; mais il laissa la lance lourde, immense et solide, de l'irréprochable Aiakide, la lance Pèliade que Kheirôn avait apportée à son père bien-aimé des cimes du Pèlios, afin d'être la mort des héros. Et Patroklos ordonna à Automédôn, qu'il honorait le plus après Akhilleus, et qui lui était le plus fidèle dans le combat, d'atteler les chevaux au char. Et c'est pourquoi Automédôn soumit au joug les chevaux rapides, Xanthos et Balios, qui, tous deux, volaient comme le vent, et que la Harpye Podargè avait conçus de Zéphyros, lorsqu'elle paissait dans une prairie aux bords du fleuve Okéanos. Et Automédôn lia au-delà du timon l'irréprochable Pèdasos qu'Akhilleus avait amené de la ville saccagée de Êétiôn. Et Pèdasos, bien que mortel, suivait les chevaux immortels.

Et Akhilleus armait les Myrmidones sous leurs tentes. De même que des loups mangeurs de chair crue et pleins d'une grande force qui, dévorant un grand cerf rameux qu'ils ont tué sur les montagnes, vont en troupe, la gueule rouge de sang et vomissant le sang, laper de leurs langues légères les eaux de la source noire, tandis que leur ventre s'enfle et que leur coeur est toujours intrépide; de même les chefs des Myrmidones se pressaient autour du brave compagnon du rapide Aiakide. Et, au milieu d'eux, le belliqueux Akhilleus excitait les porteurs de boucliers et les chevaux.

Et Akhilleus cher à Zeus avait conduit à Troiè cinquante nefs rapides, et cinquante guerriers étaient assis sur les bancs de rameurs de chacune, et cinq chefs les commandaient sous ses ordres.

Et le premier chef était Ménèsthios à la cuirasse étincelante, aux mille reflets, fils du fleuve Sperkhios qui tombait de Zeus. Et la belle Polydorè, fille de Pèleus, femme mortelle épouse d'un dieu, l'avait conçu de l'infatigable Sperkhios; mais Bôros, fils de Périèreus, l'ayant épousée en la dotant richement, passait pour être le père de Ménèsthios.

Et le deuxième chef était le brave Eudôros, conçu en secret, et qu'avait enfanté la belle Polymèlè, habile dans les danses, fille de Phylas. Et le tueur d'Argos l'aima, l'ayant vue dans un choeur de la tumultueuse Artémis à l'arc d'or. Et l'illustre Herméias, montant aussitôt dans les combles de la demeure, coucha secrètement avec elle, et elle lui donna un fils illustre, l'agile et brave Eudôros. Et après qu'Eiléithya qui préside aux douloureux enfantements l'eut conduit à la lumière, et qu'il eut vu la splendeur de Hélios, le robuste Aktoride Ekhékhleus conduisit Polymèlè dans ses demeures et lui fit mille dons nuptiaux. Et le vieux Phylas éleva et nourrit avec soin Eudôros, comme s'il était son fils.

Et le troisième chef était le brave Peisandros Maimalide qui excellait au combat de la lance, parmi les Myrmidones, après Patroklos.

Et le quatrième chef était le vieux cavalier Phoinix, et le cinquième était l'irréprochable Akhimédôn, fils de Laerkeus.

Et Akhilleus, les ayant tous rangés sous leurs chefs, leur dit en paroles sévères:

— Myrmidones, qu'aucun de vous n'oublie les menaces que, dans les nefs rapides, vous adressiez aux Troiens, durant les jours de ma colère, quand vous m'accusiez moi-même, disant: — Ô dur fils de Pèleus, sans doute une mère farouche t'a nourri de fiel, toi qui retiens de force tes compagnons sur leurs nefs! Que nous retournions au moins dans nos demeures sur les nefs qui fendent la mer, puisqu'une colère inexorable est entrée dans ton coeur. — Souvent vous me parliez ainsi. Aujourd'hui, voici le grand combat dont vous étiez avides. Que chacun de vous, avec un coeur solide, lutte donc contre les Troiens.

Il parla ainsi, et il excita la force et le courage de chacun, et ils serrèrent leurs rangs. De même qu'un homme fortifie de pierres épaisses le mur d'une haute maison qui soutiendra l'effort des vents, de même les casques et les boucliers bombés se pressèrent, tous se soutenant les uns les autres, boucliers contre boucliers, casques à crinières étincelantes contre casques, homme contre homme. Et Patroklos et Automédôn, qui n'avaient qu'une âme, se mirent en tête des Myrmidones.

Mais Akhilleus entra sous sa tente, et souleva le couvercle d'un coffre riche et bien fait, et plein de tuniques, de manteaux impénétrables au vent et de tapis velus. Et là se trouvait une coupe d'un beau travail dans laquelle le vin ardent n'avait été versé que pour Akhilleus seul entre tous les hommes, et qui n'avait fait de libations qu'au père Zeus seul entre tous les dieux. Et, l'ayant retirée du coffre, il la purifia avec du soufre, puis il la lava avec de l'eau pure et claire, et il lava ses mains aussi; et, puisant le vin ardent, faisant des libations et regardant l'Ouranos, il pria debout au milieu de tous, et Zeus qui se réjouit de la foudre l'entendit et le vit:

— Zeus! roi Dôdônaien, Pélasgique, qui, habitant au loin, commandes sur Dôdônè enveloppée par l'hiver, au milieu de tes divinateurs, les Selles, qui ne se lavent point les pieds et dorment sur la terre, si tu as déjà exaucé ma prière, et si, pour m'honorer, tu as rudement châtié le peuple des Akhaiens, accomplis encore mon voeu! Je reste dans l'enceinte de mes nefs, mais j'envoie mon compagnon combattre en tête de nombreux Myrmidones. Ô Prévoyant Zeus! donne-lui la victoire, affermis son coeur dans sa poitrine, et que Hektôr apprenne que mon compagnon sait combattre seul et que ses mains robustes n'attendent point pour agir que je me rue dans le carnage d'Arès. Mais, ayant repoussé la guerre et ses clameurs loin des nefs, qu'il revienne, sain et sauf, vers mes nefs rapides, avec mes armes et mes braves compagnons!

Il parla ainsi en priant, et le sage Zeus l'entendit, et il exauça une partie de sa prière, et il rejeta l'autre. Il voulut bien que Patroklos repoussât la guerre et le combat loin des nefs, mais il ne voulut pas qu'il revînt sain et sauf du combat. Après avoir fait des libations et supplié le père Zeus, le Pèléide rentra sous sa tente et déposa la coupe dans le coffre; et il sortit de nouveau pour regarder la rude mêlée des Troiens et des Akhaiens.

Et les Myrmidones, rangés sous le magnanime Patroklos, se ruèrent, pleins d'ardeur, contre les Troiens. Et ils se répandaient semblables à des guêpes, nichées sur le bord du chemin, et que des enfants se plaisent à irriter dans leurs nids. Et ces insensés préparent un grand mal pour beaucoup; car, si un voyageur les excite involontairement au passage, les guêpes au coeur intrépide tourbillonnent et défendent leurs petits. Ainsi les braves Myrmidones se répandaient hors des nefs; et une immense clameur s'éleva; et Patroklos exhorta ainsi ses compagnons à voix haute:

— Myrmidones, compagnons du Pèléide Akhilleus, amis, soyez des hommes, et souvenez-vous de votre force et de votre courage, afin d'honorer le Pèléide, le plus brave des hommes, auprès des nefs des Argiens, et nous, ses belliqueux compagnons. Et que l'Atréide Agamemnôn qui commande au loin reconnaisse sa faute, lui qui a outragé le plus brave des Akhaiens.

Il parla ainsi, et il excita leur force et leur courage, et ils se ruèrent avec fureur sur les Troiens, et les nefs résonnèrent des hautes clameurs des Akhaiens. Et, alors, les Troiens virent le brave fils de Ménoitios et son compagnon, tous deux resplendissants sous leurs armes. Leurs coeurs en furent émus, et leurs phalanges se troublèrent; et ils crurent que le Pèléide aux pieds rapides avait déposé sa colère auprès des nefs. Et chacun regardait de tous côtés comment il éviterait la mort.

Et Patroklos, le premier, lança sa pique éclatante au plus épais de la mêlée tumultueuse, autour de la poupe de la nef du magnanime Prôtésilaos. Et il frappa Pyraikhmès, qui avait amené les cavaliers Paiones d'Amydônè et des bords de l'Axios au large cours; et il le frappa à l'épaule droite, et Pyraikhmès tomba dans la poussière en gémissant, et les Paiones prirent la fuite. Patroklos les dispersa tous ainsi, ayant tué leur chef qui excellait dans le combat. Et il arracha le feu de la nef, et il l'éteignit. Et les Troiens, dans un immense tumulte, s'enfuirent loin de la nef à demi brûlée, et les Danaens, sortant en foule des nefs creuses, se jetèrent sur eux, et une haute clameur s'éleva. De même que, le foudroyant Zeus ayant dissipé les nuées noires au faîte d'une grande montagne, tout apparaît soudainement, les cavernes, les cimes aiguës et les bois, et qu'une immense sérénité se répand dans l'aithèr; de même les Danaens respirèrent après avoir éloigné des nefs la flamme ennemie. Mais ce ne fut point la fin du combat. Les Troiens, repoussés des nefs noires par les Akhaiens belliqueux, ne fuyaient point bouleversés, mais ils résistaient encore, bien que cédant à la nécessité. Alors, dans la mêlée élargie, chaque chef Akhaien tua un guerrier.

Et, le premier de tous, le brave fils de Ménoitios perça de sa pique aiguë la cuisse d'Arèilykos qui fuyait. L'airain traversa la cuisse et brisa l'os, et l'homme tomba la face contre terre. Et le brave Ménélaos frappa Thoas à l'endroit de la poitrine que le bouclier ne couvrait pas, et il rompit ses forces. Et le Phyléide, voyant Amphiklos qui s'élançait, le prévint en le frappant au bas de la cuisse, là où les muscles sont très-épais; et la pointe d'airain déchira les nerfs, et l'obscurité couvrit les yeux d'Amphiklos. Et la lance aiguë du Nestôride blessa Atymnios, et l'airain traversa les entrailles, et le Troien tomba devant Antilokhos. Et Maris, irrité de la mort de son frère, et debout devant le cadavre, lança sa pique contre Antilokhos; mais le divin Thrasymèdès le prévint, comme il allait frapper, et le perça près de l'épaule, et la pointe d'airain, tranchant tous les muscles, dépouilla l'os de toute sa chair. Et Maris tomba avec bruit, et un noir brouillard couvrit ses yeux. Ainsi descendirent dans l'Érébos deux frères, braves compagnons de Sarpèdôn, et tous deux fils d'Amisôdaros qui avait nourri l'indomptable Khimaira pour la destruction des hommes.

Aias Oiliade saisit vivant Kléoboulos embarrassé dans la mêlée, et il le tua en le frappant de son épée à la gorge, et toute l'épée y entra chaude de sang, et la mort pourprée et la Moire violente obscurcirent ses yeux. Pènéléôs et Lykôn, s'attaquant, se manquèrent de leurs lances et combattirent avec leurs épées. Lykôn frappa le cône du casque à aigrette de crins, et l'épée se rompit; mais Pènéléôs le perça au cou, sous l'oreille, et l'épée y entra tout entière, et la tête fut suspendue à la peau, et Lykôn fut tué. Et Mèrionès, poursuivant avec rapidité Akamas qui montait sur son char, le frappa à l'épaule droite, et le Troien tomba du char, et une nuée obscurcit ses yeux.

Idoméneus frappa de sa pique Érymas dans la bouche, et la pique d'airain pénétra jusque dans la cervelle en brisant les os blancs; et toutes les dents furent ébranlées, et les deux yeux s'emplirent de sang, et le sang jaillit de la bouche et des narines, et la nuée noire de la mort l'enveloppa.

Ainsi les chefs Danaens tuèrent chacun un guerrier. De même que des loups féroces se jettent, dans les montagnes, sur des agneaux ou des chevreaux que les bergers imprudents ont laissés, dispersés çà et là, et qui les emportent tout tremblants; de même les Danaens bouleversaient les Troiens qui fuyaient tumultueusement, oubliant leur force et leur courage.

Et le grand Aias désirait surtout atteindre Hektôr arme d'airain; mais celui-ci, habile au combat, couvrant ses larges épaules de son bouclier de peau de taureau, observait le bruit strident des flèches et le son des piques. Et il comprenait les chances du combat; et toujours ferme, il protégeait ses chers compagnons. De même qu'une nuée monte de l'Olympos jusque dans l'Ouranos, quand Zeus excite la tempête dans la sérénité de l'aithèr, de même la clameur et la fuite s'élançaient des nefs. Et les Troiens ne repassèrent point le fossé aisément. Les chevaux rapides de Hektôr l'emportèrent loin de son peuple que le fossé profond arrêtait. Et une multitude de chevaux s'y précipitaient, brisant les timons et abandonnant les chars des princes. Et Patroklos les poursuivait avec fureur, exhortant les Danaens et méditant la ruine des Troiens. Et ceux-ci, pleins de clameurs, emplissaient les chemins de leur fuite; et une vaste poussière montait vers les nuées, et les chevaux aux sabots massifs couraient vers la ville, loin des nefs et des tentes. Et Patroklos poussait, avec des cris menaçants, cette armée bouleversée. Et les hommes tombaient hors des chars sous les essieux, et les chars bondissants retentissaient. Et les chevaux immortels et rapides, illustres présents des dieux à Pèleus, franchirent le fossé profond, pleins du désir de la course. Et le coeur de Patroklos le poussait vers Hektôr, afin de le frapper de sa pique; mais les chevaux rapides du Priamide l'avaient emporté.

Dans les jours de l'automne, quand la terre est accablée sous de noirs tourbillons, et quand Zeus répand une pluie abondante, irrité contre les hommes qui jugeaient avec iniquité dans l'agora et chassaient la justice, sans respect des dieux, de même qu'ils voient maintenant les torrents creuser leurs campagnes et se précipiter dans la mer pourprée du haut des rochers escarpés, détruisant de tous côtés les travaux des hommes; de même on voyait les cavales troiennes courir épouvantées. Et Patroklos, ayant rompu les premières phalanges, les repoussa vers les nefs et ne leur permit pas de regagner la ville qu'elles désiraient atteindre. Et il les massacrait, en les poursuivant, entre les nefs, le fleuve et les hautes murailles, et il tirait vengeance d'un grand nombre d'hommes. Et il frappa d'abord Pronoos, de sa pique éclatante, dans la poitrine découverte par le bouclier. Et les forces du Troien furent rompues, et il retentit en tombant. Et il attaqua Thestôr, fils d'Énops. Et Thestôr était affaissé sur le siège du char, l'esprit troublé; et les rênes lui étaient tombées des mains. Patroklos le frappa de sa lance à la joue droite, et l'airain passa à travers les dents, et, comme il le ramenait, il arracha l'homme du char. Ainsi un homme, assis au faîte d'un haut rocher qui avance, à l'aide de l'hameçon brillant et de la ligne, attire un grand poisson hors de la mer. Ainsi Patroklos enleva du char, à l'aide de sa lance éclatante, Thestôr, la bouche béante; et celui-ci, en tombant, rendit l'âme. Puis il frappa d'une pierre dans la tête Éryalos, qui s'élançait, et dont la tête s'ouvrit en deux, sous le casque solide, et qui tomba et rendit l'âme, enveloppé par la mort. Puis, Patroklos coucha, domptés, sur la terre nourricière, Érymas, Amphotéros, Épaltès, Tlépolémos Damastoride, Ékhios, Pyrès, Ipheus, Évippos et l'Argéade Polymèlos. Mais Sarpèdôn, voyant ses compagnons tués et dépouillés de leurs armes par les mains du Ménoitiade Patroklos, exhorta les irréprochables Lykiens:

— Ô honte! Pourquoi fuyez-vous, Lykiens? Vous êtes maintenant bien rapides! J'irai contre ce guerrier, et je saurai s'il me domptera, lui qui a accablé les Troiens de tant de maux et qui a rompu les genoux de tant de braves.

Il parla ainsi, et il sauta avec ses armes, de son char, sur la terre. Et Patroklos le vit et sauta de son char. De même que deux vautours aux becs recourbés et aux serres aiguës, sur une roche escarpée luttent avec de grands cris; de même ils se ruèrent l'un sur l'autre avec des clameurs. Et le fils du subtil Kronos les ayant vus, fut rempli de compassion, et il dit à Hèrè, sa soeur et son épouse:

— Hélas! voici que la destinée de Sarpèdôn qui m'est très-cher parmi les hommes, est d'être tué par le Ménoitiade Patroklos, et mon coeur hésitant délibère dans ma poitrine si je le transporterai vivant du combat lamentable au milieu du riche peuple de Lykiè, ou si je le dompterai par les mains du Ménoitiade.

Et la vénérable Hèrè aux yeux de boeuf lui répondit:

— Redoutable Kronide, quelle parole as-tu dite? Tu veux affranchir de la triste mort un homme mortel depuis longtemps voué au destin? Fais-le, mais nous tous, les dieux, nous ne t'approuverons pas. Je te dirai ceci, et retiens-le dans ton esprit: Si tu envoies Sarpèdôn vivant dans ses demeures, songe que, désormais, chacun des dieux voudra aussi sauver un fils bien- aimé de la rude mêlée. Il y a, en effet, beaucoup de fils des dieux qui combattent autour de la grande ville de Priamos, de ces dieux que tu auras irrités. Si Sarpèdôn t'est cher et que ton coeur le plaigne, laisse-le tomber dans la rude mêlée sous les mains du Ménoitiade Patroklos; mais dès qu'il aura rendu l'âme et la vie, envoie Thanatos et le doux Hypnos afin qu'ils le transportent chez le peuple de la grande Lykiè. Ses parents et ses concitoyens l'enseveliront, et ils lui élèveront un tombeau et une colonne; car c'est là l'honneur des morts.

Elle parla ainsi, et le père des hommes et des dieux consentit. Et il versa sur la terre une pluie de sang, afin d'honorer son fils bien-aimé que Patroklos devait tuer dans la fertile Troiè, loin de sa patrie.

Et les deux héros s'étant rencontrés, Patroklos frappa dans le ventre l'illustre Thrasymèdès qui conduisait le char du roi Sarpèdôn, et il le tua. Et Sarpèdôn s'élança; mais sa pique éclatante, s'étant égarée, blessa à l'épaule le cheval Pèdasos qui hennit, tomba dans la poussière et rendit l'âme. Et ses compagnons se cabrèrent, et le joug cria, et les rênes furent entremêlées. Mais le brave Automédôn mit fin à ce trouble. Il se leva, et, tirant la longue épée qui pendait sur sa cuisse robuste, il trancha les traits qui étaient au-delà du timon. Et les deux autres chevaux, se remettant au joug, obéirent aux rênes, et les deux guerriers continuèrent le combat lamentable.

Alors la pique éclatante de Sarpèdôn s'égara encore, car la pointe d'airain effleura l'épaule gauche de Patroklos sans le blesser. Et celui-ci se rua avec l'airain, et le trait ne s'échappa point vainement de sa main, car il frappa Sarpèdôn à cette cloison qui enferme le coeur vivant. Et il tomba comme tombe un chêne, ou un peuplier, ou un grand pin que les bûcherons, sur les montagnes, coupent de leurs haches tranchantes, pour construire des nefs. Et il était étendu devant ses chevaux et son char, grinçant des dents et saisissant la poussière sanglante. De même qu'un taureau magnanime qu'un lion fauve a saisi parmi les boeufs aux pieds flexibles, et qui meurt en mugissant sous les dents du lion, de même le roi des Lykiens porteurs de boucliers gémissait, dompté par Patroklos. Et il appela son cher compagnon

— Ami Glaukos, brave entre les hommes, c'est maintenant qu'il te faut combattre intrépidement. Si la mêlée lamentable ne trouble point ton coeur, sois prompt. Les appelant de tous côtés, exhorte les chefs Lykiens à combattre pour Sarpèdôn, et combats toi-même pour moi. Je serais à jamais ton opprobre et ta honte si les Akhaiens me dépouillaient de mes armes dans le combat des nefs. Sois ferme, et exhorte tout mon peuple.

Il parla ainsi, et l'ombre de la mort couvrit ses yeux et ses narines. Et Patroklos, lui mettant le pied sur la poitrine, arracha sa lance, et les entrailles la suivirent, et le Ménoitiade arracha en même temps sa lance et l'âme de Sarpèdôn.

Les Myrmidones saisirent les chevaux haletants et qui voulaient fuir depuis que le char de leurs maîtres était vide. Mais, en entendant la voix de Sarpèdôn, Glaukos ressentit une amère douleur, et son coeur fut déchiré de ne pouvoir le secourir. Pressant de sa main son bras cruellement blessé par la flèche que lui avait lancée Teukros, du haut de la muraille, en défendant ses compagnons, il supplia ainsi l'archer Apollôn:

— Entends-moi, ô roi! soit de la riche Lykiè, soit de Troiè, car tu peux entendre de tout lieu les plaintes de l'homme qui gémit, et voici que la douleur me ronge. Je subis une blessure cruelle, et ma main est en proie à de grands maux, et mon sang coule sans cesse, et mon épaule est très-lourde, et je ne puis ni saisir ma lance, ni combattre l'ennemi. Et voici que le plus illustre des hommes est mort, Sarpèdôn, fils de Zeus qui n'a point secouru son fils. Mais toi, ô roi! guéris cette blessure amère, apaise mon mal, afin que j'excite les Lykiens à combattre et que je combatte moi-même pour ce cadavre.

Il parla ainsi en priant, et Phoibos Apollôn l'entendit et apaisa aussitôt sa douleur. Et le sang noir cessa de couler de sa blessure amère, et la force lui fut rendue. Glaukos connut dans son esprit que le grand dieu avait exaucé sa prière, et il se réjouit. Et d'abord, courant de tous côtés, il excita les chefs Lykiens à combattre pour Sarpèdôn puis, marchant à grands pas vers les Troiens, il chercha Polydamas Panthoide, le divin Agènôr, Ainéias et Hektôr armé d'airain, et il leur dit ces paroles ailées:

— Hektôr, tu oublies tes alliés qui, pour toi, rendent l'âme loin de leurs amis et de la terre de la patrie, et tu refuses de les secourir. Le chef des Lykiens porteurs de boucliers est mort, Sarpèdôn, qui protégeait la Lykiè par sa justice et par sa vertu. Arès d'airain l'a tué par la lance de Patroklos. Venez, amis, et indignez-vous. Que les Myrmidones, irrités à cause de tant d'Akhaiens que nous avons tués de nos lances rapides auprès des nefs, n'enlèvent point les armes et n'insultent point le cadavre de Sarpèdôn.

Il parla ainsi, et une intolérable et irrésistible douleur saisit les Troiens, car Sarpèdôn, bien qu'étranger, était le rempart de leur ville, et des peuples nombreux le suivaient, et lui-même excellait dans le combat. Et ils marchèrent avec ardeur droit aux Danaens, menés par Hektôr irrité à cause de Sarpèdôn. Mais le coeur solide de Patroklos Ménoitiade excitait aussi les Akhaiens, et il dit aux deux Aias prompts aux combats:

— Aias! soyez aujourd'hui tels que vous avez toujours été parmi les plus braves et les meilleurs. Il est tombé l'homme qui, le premier, a franchi le mur des Akhaiens, Sarpèdôn! Insultons ce cadavre et arrachons ses armes de ses épaules, et tuons de l'airain tous ceux de ses compagnons qui voudraient le défendre.

Il parla ainsi, et les Aias se hâtèrent de lui venir en aide; et de chaque côté, Troiens, Lykiens, Myrmidones et Akhaiens, serrant leurs phalanges, se ruaient avec d'horribles clameurs autour du cadavre, et les armes des hommes retentissaient. Et Zeus répandit sur la mêlée une obscurité affreuse, afin que le labeur du combat pour son fils bien-aimé fût plus terrible. Et d'abord les Troiens repoussèrent les Akhaiens aux sourcils arqués; et un des meilleurs parmi les Myrmidones fut tué, le divin Épeigeus, fils du magnanime Agakleus. Et Épeigeus commandait autrefois dans Boudéiôn bien peuplée; mais, ayant tué son brave beau-frère, il vint en suppliant auprès de Pèleus et de Thétis aux pieds d'argent, qui l'envoyèrent, avec le mâle Akhilleus, vers Ilios aux beaux chevaux, combattre les Troiens. Et comme il mettait la main sur le cadavre, l'illustre Hektôr le frappa d'une pierre à la tête, et la tête se fendit en deux, sous le casque solide; et il tomba la face sur le cadavre. Puis, l'affreuse mort l'enveloppa lui-même, et Patroklos fut saisi de douleur, à cause de son compagnon tué.

Et il se rua à travers les combattants, semblable à un épervier rapide qui terrifie les geais et les étourneaux. Ainsi le cavalier Patroklos se rua contre les Lykiens et les Troiens, irrité dans son coeur à cause de son compagnon. Et il frappa d'une pierre au cou Sthénélaos Ithaiménide, et les nerfs furent rompus; et les premiers rangs et l'illustre Hektôr reculèrent d'autant d'espace qu'en parcourt une pique bien lancée, dans le combat contre des hommes intrépides ou dans les jeux. Autant reculèrent les Troiens et s'avancèrent les Akhaiens.

Et, le premier, Glaukos, chef des Lykiens porteurs de boucliers, se retournant, tua le magnanime Bathykleus, fils bien-aimé de Khalkôn, qui habitait l'Hellas et qui était illustre parmi les Myrmidones par ses domaines et par ses richesses. Et, Bathykleus le poursuivant, Glaukos se retourna subitement et le frappa de sa lance au milieu de la poitrine, et il tomba avec bruit, et une lourde douleur saisit les Akhaiens quand le guerrier tomba, et les Troiens se réjouirent; mais les Akhaiens infatigables, se souvenant de leur courage, se jetèrent en foule autour du cadavre.

Alors Mèrionès tua un guerrier Troien, le brave Laogôn, fils d'Onètôr, prêtre de Zeus Idaien, et que le peuple honorait comme un dieu. Il le frappa sous la mâchoire et l'oreille, et l'âme abandonna aussitôt ses membres, et l'affreux brouillard l'enveloppa. Et Ainéias lança sa pique d'airain contre Mèrionès, et il espérait l'atteindre sous le bouclier, comme il s'élançait; mais celui-ci évita la pique d'airain en se courbant, et la longue pique s'enfonça en terre et vibra jusqu'à ce que le robuste Arès eût épuisé sa force. Et la pique d'Ainéias vibrait ainsi parce qu'elle était partie d'une main vigoureuse. Et Ainéias, irrité, lui dit:

— Mèrionès, bien que tu sois un agile sauteur, ma pique t'eût rendu immobile à jamais, si je t'avais atteint.

Et Mèrionès illustre par sa lance lui répondit:

— Ainéias, il te sera difficile, malgré ta vigueur, de rompre les forces de tous ceux qui te combattront. Si moi aussi, je t'atteignais de l'airain aigu, bien que tu sois robuste et confiant dans tes forces, tu me donnerais la gloire et ton âme à Aidès illustre par ses chevaux.

Il parla ainsi, et le robuste fils de Ménoitios le réprimanda:

— Mèrionès, pourquoi tant parler, étant brave? Ô ami! ce n'est point par des paroles outrageantes que tu repousseras les Troiens loin de ce cadavre. La fin de la guerre est dans nos mains. Les paroles conviennent à l'agora. Il ne s'agit point ici de parler, mais de combattre.

Il parla ainsi, et marcha en avant, et le divin Mèrionès le suivit. Et de même que les bûcherons font un grand tumulte dans les gorges des montagnes, et que l'écho retentit au loin; de même la grande plaine frémissait sous les guerriers qui frappaient, de leurs épées et de leurs lances, l'airain et le cuir des solides boucliers; et nul n'aurait plus reconnu le divin Sarpèdôn, tant il était couvert de traits, de sang et de poussière. Et tous se ruaient sans cesse autour de son cadavre, comme les mouches qui bourdonnent, au printemps, dans l'étable, autour des vases remplis de lait. C'est ainsi qu'ils se ruaient en foule autour de ce cadavre.

Et Zeus, ne détournant point ses yeux splendides de la rude mêlée, délibérait dans son esprit sur la mort de Patroklos, hésitant si l'illustre Hektôr le tuerait de suite avec l'airain, dans la mêlée, sur le divin Sarpèdôn, et lui arracherait ses armes des épaules, ou si la rude mêlée serait prolongée pour la mort d'un plus grand nombre. Et il sembla meilleur à Zeus que le brave compagnon du Pèléide Akhilleus repoussât, vers la ville, Hektôr et les Troiens, et arrachât l'âme de beaucoup de guerriers. Et c'est pourquoi il amollit le courage de Hektôr qui, montant sur son char, prit la fuite en ordonnant aux Troiens de fuir aussi, car il avait reconnu les balances sacrées de Zeus. Et les illustres Lykiens ne restèrent point, et ils prirent aussi la fuite en voyant leur roi couché, le coeur percé, au milieu des cadavres, car beaucoup étaient tombés pendant que le Kroniôn excitait le combat. Et les Akhaiens arrachèrent des épaules de Sarpèdôn ses belles armes resplendissantes, et le robuste fils de Ménoitios les donna à ses compagnons pour être portées aux nefs creuses. Et alors Zeus qui amasse les nuées dit à Apollôn:

— Va maintenant, cher Phoibos. Purifie Sarpèdôn, hors de la mêlée, du sang noir qui le souille. Lave-le dans les eaux du fleuve, et, l'ayant oint d'ambroisie, couvre-le de vêtements immortels. Puis, remets-le aux Jumeaux rapides, Hypnos et Thanatos, pour qu'ils le portent chez le riche peuple de la grande Lykiè. Ses parents et ses amis l'enseveliront et lui élèveront un tombeau et une colonne, car c'est là l'honneur des morts.

Il parla ainsi, et Apollôn, se hâtant d'obéir à son père, descendit des cimes Idaiennes dans la mêlée et enleva Sarpèdôn loin des traits. Et il le transporta pour le laver dans les eaux du fleuve, l'oignit d'ambroisie, le couvrit de vêtements immortels et le confia aux Jumeaux rapides, Hypnos et Thanatos, qui le transportèrent aussitôt chez le riche peuple de la grande Lykiè.

Et Patroklos, excitant Automédôn et ses chevaux, poursuivait les Lykiens et les Troiens, pour son malheur, l'insensé! car s'il avait obéi à l'ordre du Pèléide, il aurait évité la kèr mauvaise de la noire mort. Mais l'esprit de Zeus est plus puissant que celui des hommes. Il terrifie le brave que lui-même a poussé au combat, et il lui enlève la victoire.

Et, maintenant, quel fut le premier, quel fut le dernier que tu tuas, ô Patroklos, quand les dieux préparèrent ta mort? Adrèstès, Autonoos et Ekhéklos, Périmos Mégade et Épistôr, et Mélanippos; puis, Élasos, Moulios et Phylartès. Il tua ceux-ci, et les autres échappèrent par la fuite. Et alors les fils des Akhaiens eussent pris la haute Ilios par les mains de Patroklos furieux, si Phoibos Apollôn, debout au faîte d'une tour solide, préparant la perte du Ménoitiade, ne fût venu en aide aux Troiens. Et trois fois Patroklos s'élança jusqu'au relief de la haute muraille, et trois fois Apollôn le repoussa de ses mains immortelles, en heurtant son bouclier éclatant. Et, quand il s'élança une quatrième fois, semblable à un dieu, l'archer Apollôn lui dit ces paroles menaçantes:

— Retire-toi, divin Patroklos. Il n'est pas dans ta destinée de renverser de ta lance la haute citadelle des magnanimes Troiens. Akhilleus lui-même ne le pourra point, bien qu'il te soit très- supérieur.

Il parla ainsi, et Patroklos recula au loin pour éviter la colère de l'archer Apollôn. Et Hektôr, retenant ses chevaux aux sabots solides près des Portes Skaies, hésitait s'il retournerait au combat, ou s'il ordonnerait aux troupes de se renfermer dans les murailles.

Et Phoibos Apollôn s'approcha de lui, semblable au jeune et brave guerrier Asios, fils de Dymas, frère de Hékabè et oncle du dompteur de chevaux Hektôr, et qui habitait la Phrygiè sur les bords du Sangarios. Et, semblable à Asios, Phoibos Apollôn dit à Hektôr:

— Hektôr, pourquoi t'éloignes-tu du combat? Cela ne te convient pas. Plût aux dieux que je te fusse supérieur autant que je te suis inférieur, il te serait fatal d'avoir quitté le combat. Allons, pousse tes chevaux aux sabots massifs contre Patroklos. Tu le tueras peut-être, et Apollôn te donnera la victoire.

Ayant ainsi parlé, le dieu rentra dans la foule des guerriers. Et l'illustre Hektôr ordonna au brave Kébrionès d'exciter ses chevaux vers la mêlée. Et Apollôn, au milieu de la foule, répandit le trouble parmi les Argiens et accorda la victoire à Hektôr et aux Troiens. Et le Priamide, laissant tous les autres Danaens, poussait vers le seul Patroklos ses chevaux aux sabots massifs. Et Patroklos, de son côté, sauta de son char, tenant sa pique de la main gauche. Et il saisit de la droite un morceau de marbre, rude et anguleux, d'abord caché dans sa main, et qu'il lança avec effort. Et ce ne fut pas en vain, car cette pierre aiguë frappa au front le conducteur de chevaux Kébrionès, bâtard de l'illustre Priamos. Et la pierre coupa les deux sourcils, et l'os ne résista pas, et les yeux du Troien jaillirent à ses pieds dans la poussière. Et, semblable au plongeur, il tomba du char, et son âme abandonna ses membres. Et le cavalier Patroklos cria avec une raillerie amère:

— Ah! certes, voici un homme agile! Comme il plonge! Vraiment, il rassasierait de coquillages toute une multitude, en sautant de sa nef dans la mer, même si elle était agitée, puisqu'il plonge aussi aisément du haut d'un char. Certes, il y a d'excellents plongeurs parmi les Troiens!

Ayant ainsi parlé, il s'élança sur le héros Kébrionès, comme un lion impétueux qui va dévaster une étable et recevoir une blessure en pleine poitrine, car il se perd par sa propre ardeur. Ainsi, Patroklos, tu te ruas sur Kébrionès. Et le Priamide sauta de son char, et tous deux luttèrent pour le cadavre, comme deux lions pleins de faim combattent, sur les montagnes, pour une biche égorgée. Ainsi, sur le cadavre de Kébrionès, les deux habiles guerriers, Patroklos Ménoitiade et l'illustre Hektôr, désiraient se percer l'un l'autre de l'airain cruel. Et le Priamide tenait le cadavre par la tête et ne lâchait point prise, tandis que Patroklos le tenait par les pieds. Et les Troiens et les Danaens engagèrent alors un rude combat.

De même que l'Euros et le Notos, par leur rencontre furieuse, bouleversent, dans les gorges des montagnes, une haute forêt de hêtres, de frênes et de cornouillers à écorce épaisse, qui heurtent leurs vastes rameaux et se rompent avec bruit; ainsi les Troiens et les Akhaiens, se ruant les uns sur les autres, combattaient et ne fuyaient point honteusement. Et les lances aiguës, et les flèches ailées qui jaillissaient des nerfs s'enfonçaient autour de Kébrionès, et de lourds rochers brisaient les bouchers. Et là, Kébrionès gisait, grand, oublieux des chevaux et du char, et dans un tourbillon de poussière. Aussi longtemps que Hélios tint le milieu de l'Ouranos, les traits jaillirent des deux côtés, et les deux peuples périssaient également; mais lorsqu'il déclina, les Akhaiens furent les plus forts et ils entraînèrent le héros Kébrionès loin des traits et du tumulte des Troiens, et ils lui arrachèrent ses armes des épaules.

Et Patroklos, méditant la perte des Troiens, se rua en avant. Il se rua trois fois, tel que le rapide Arès, poussant des cris horribles, et il tua neuf guerriers. Mais quand il s'élança une quatrième fois, semblable à un dieu, alors, Patroklos, la fin de ta vie approcha! Phoibos à travers la mêlée, vint à lui, terrible. Et le Ménoitiade ne vit point le dieu qui s'était enveloppé d'une épaisse nuée. Et Phoibos se tint derrière lui et le frappa de la main dans le dos, entre les larges épaules, et ses yeux furent troublés par le vertige. Et Phoibos Apollôn lui arracha de la tête son casque, qui roula sous les pieds des chevaux en retentissant, et dont l'aigrette fut souillée de sang et de poussière. Et il n'était point arrivé à ce casque d'être souillé de poussière quand il protégeait le beau front du divin Akhilleus; mais Zeus voulait donner ce casque au Priamide Hektôr, afin qu'il le portât, car sa mort était proche.

Et la longue et lourde lance de Patroklos se brisa dans sa main, et le roi Apollôn, fils de Zeus, détacha sa cuirasse. Son esprit fut saisi de stupeur, et ses membres furent inertes, et il s'arrêta stupéfait.

Alors le Dardanien Panthoide Euphorbos, excellent cavalier, et habile, entre les meilleurs, à lancer la pique, et qui avait déjà précipité vingt guerriers de leurs chars, s'approcha du Ménoitiade par derrière et le blessa d'un coup de lance aiguë. Et ce fut le premier qui te blessa, dompteur de chevaux Patroklos! Mais il ne t'abattit point, et, retirant sa lance, il recula aussitôt dans la foule, redoutant Patroklos désarmé. Et celui-ci, frappé par un dieu et par la lance d'un homme, recula aussi dans la foule de ses compagnons, pour éviter la mort.

Et dès que Hektôr eut vu le magnanime Patroklos se retirer, blessé par l'airain aigu, il se jeta sur lui et le frappa dans le côté d'un coup de lance qui le traversa. Et le Ménoitiade tomba avec bruit, et la douleur saisit le peuple des Akhaiens. De même un lion dompte dans le combat un robuste sanglier, car ils combattaient ardemment sur le faîte des montagnes, pour un peu d'eau qu'ils voulaient boire tous deux; mais le lion dompte avec violence le sanglier haletant. Ainsi le Priamide Hektôr arracha l'âme du brave fils de Ménoitios, et, plein d'orgueil, il l'insulta par ces paroles ailées:

— Patroklos, tu espérais sans doute renverser notre ville et emmener, captives sur tes nefs, nos femmes, dans ta chère terre natale? Ô insensé! c'est pour les protéger que les rapides chevaux de Hektôr l'ont mené au combat, car je l'emporte par ma lance sur tous les Troiens belliqueux, et j'éloigne leur dernier jour. Mais toi, les oiseaux carnassiers te mangeront. Ah! malheureux! le brave Akhilleus ne t'a point sauvé, lui qui, t'envoyant combattre, tandis qu'il restait, te disait sans doute: — Ne reviens point, dompteur de chevaux Patroklos, dans les nefs creuses, avant d'avoir arraché de sa poitrine la cuirasse sanglante du tueur d'hommes Hektôr. Il t'a parlé ainsi sans doute, et il t'a persuadé dans ta démence!

Et le cavalier Patroklos, respirant à peine, lui répondit::

— Hektôr, maintenant tu te glorifies, car le Kronide et Apollôn t'ont donné la victoire. Ils m'ont aisément dompté, en m'enlevant mes armes des épaules; mais, si vingt guerriers tels que toi m'avaient attaqué, ils seraient tous morts par ma lance. C'est la Moire violente et le fils de Lètô, et, parmi les hommes, Euphorbos, qui me tuent; mais toi, tu n'es venu que le dernier. Je te le dis, garde mes paroles dans ton esprit: Tu ne vivras point longtemps, et ta mort est proche. La Moire violente va te dompter par les mains de l'irréprochable Aiakide Akhilleus.

Il parla ainsi et mourut, et son âme abandonna son corps et descendit chez Aidès, en pleurant sa destinée, sa force et sa jeunesse.

Et l'illustre Hektôr répondit au cadavre du Ménoitiade:

— Patroklos, pourquoi m'annoncer la mort? Qui sait si Akhilleus, le fils de Thétis aux beaux cheveux, ne rendra point l'esprit sous ma lance?

Ayant ainsi parlé, il lui mit le pied sur le corps, et, le repoussant, arracha de la plaie sa lance d'airain. Et aussitôt il courut sur Automédôn, le divin compagnon du rapide Aiakide, voulant l'abattre; mais les chevaux immortels, présents splendides que les dieux avaient faits à Pèleus, enlevèrent Automédôn.

Chant 17

Et le brave Ménélaos, fils d'Atreus, ayant vu que Patroklos avait été tué par les Troiens, courut aux premiers rangs, armé de l'airain splendide. Et il allait autour du cadavre, comme une vache gémissante, qui n'avait point encore connu l'enfantement, court autour du veau son premier-né. Ainsi le blond Ménélaos allait autour de Patroklos, et, le gardant de sa lance et de son bouclier égal, il se préparait à tuer celui qui approcherait. Et le Panthoide, habile à lancer la pique, n'oublia point l'irréprochable Patroklos qui gisait là, et il s'arrêta devant le cadavre, et il dit au brave Ménélaos:

— Atréide Ménélaos, illustre prince des peuples, recule, laisse ce cadavre, et livre-moi ces dépouilles sanglantes, car, le premier d'entre les Troiens et les alliés, j'ai blessé Patroklos de ma lance dans la rude mêlée. Laisse-moi donc remporter cette gloire parmi les Troiens, ou je te frapperai et j'arracherai ta chère âme.

Et le blond Ménélaos, indigné, lui répondit:

— Père Zeus! quelle honte de se vanter au-delà de ses forces! Ni la rage du léopard, ni celle du lion, ni celle du sanglier féroce dont l'âme est toujours furieuse dans sa vaste poitrine, ne surpassent l'orgueil des fils de Panthos! Le robuste cavalier Hypérènôr se glorifiait de sa jeunesse lorsqu'il m'insulta, disant que j'étais le plus lâche des Danaens; et je pense que ses pieds rapides ne le porteront plus désormais vers l'épouse bien-aimée et les parents vénérables. Ainsi je romprai tes forces si tu me tiens tête; et je t'avertis de rentrer dans la foule et de ne point me braver, avant que le malheur soit tombé sur toi. L'insensé seul ne reconnaît que ce qui est accompli.

Il parla ainsi, et il ne persuada point Euphorbos qui lui répondit:

— Divin Ménélaos, certes, maintenant tu vas payer le sang de mon frère que tu as tué. Tu t'en glorifies, et tu as rendu sa femme veuve dans la profonde chambre nuptiale, et tu as accablé ses parents d'une douleur amère. Et moi, je vengerai ces malheureux et je remettrai aux mains de Panthos et de la divine Phrontis ta tête et tes armes. Mais ne retardons pas plus longtemps le combat qui amènera la victoire ou la défaite de l'un de nous.

Il parla ainsi, et il frappa le bouclier d'une rondeur égale; mais il ne put le traverser, et la pointe d'airain se recourba sur le solide bouclier. Et l'Atréide Ménélaos, suppliant le père Zeus, se rua avec l'airain; et comme Euphorbos reculait, il le perça à la gorge, et la pointe, poussée par une main robuste, traversa le cou délicat. Et le Panthoide tomba avec bruit, et ses armes retentirent sur lui. Et ses cheveux, qui avaient les reflets de l'or et de l'argent, et qui étaient semblables aux cheveux des Kharites, furent souillés de sang. De même qu'un jeune olivier qu'un homme a planté dans un lieu solitaire, où l'eau jaillit abondante et nourrit sa verdeur, et que le souffle des vents mobiles balance, tandis qu'il se couvre de fleurs blanches, mais qu'un grand tourbillon enveloppe brusquement, arrache et renverse contre terre; de même l'Atréide Ménélaos tua le brave Panthoide Euphorbos, et le dépouilla de ses armes.

Quand un lion montagnard, sûr de sa force, enlève la meilleure vache d'un grand troupeau qui paît, lui brise le cou avec ses fortes dents, boit son sang et mange ses entrailles, les chiens et les bergers poussent, de loin, de grandes clameurs et n'approchent point, parce que la blême terreur les a saisis. De même nul d'entre les Troiens n'osait attaquer l'illustre Ménélaos; et il eût aisément enlevé les belles armes du Panthoide, si Phoibos Apollôn, par envie, n'eût excité contre lui Hektôr semblable au rapide Arès. Et, sous la forme de Mentès, chef des Kikones, il dit au Priamide ces paroles ailées:

— Hektôr, où cours-tu ainsi? pourquoi poursuis-tu follement les chevaux du brave Akhilleus, qui ne peuvent être ni soumis, ni conduits par aucun homme mortel, autre qu'Akhilleus qu'une mère immortelle a enfanté? Voici, pendant ce temps, que le brave Ménélaos, fils d'Atreus, pour défendre Patroklos, a tué le plus courageux des Troiens, le Panthoide Euphorbos, et rompu sa vigueur impétueuse.

Le dieu parla ainsi et rentra dans la foule des hommes. Et une amère douleur saisit le coeur sombre de Hektôr. Il regarda autour de lui dans la mêlée, et il vit Ménélaos enlevant les belles armes d'Euphorbos, et le Panthoide gisant contre terre, et le sang qui coulait de la plaie ouverte. Avec de hautes clameurs, armé de l'airain éclatant, et semblable au feu inextinguible de Hèphaistos, il s'élança aux premiers rangs. Et le fils d'Atreus l'entendit et le vit, et il gémit, disant dans son coeur magnanime:

— Hélas! si j'abandonne ces belles armes et Patroklos qui est mort pour ma cause, les Danaens qui me verront seront indignés; mais si je combats seul contre Hektôr et les Troiens, je crains que cette multitude m'enveloppe, car Hektôr au casque mouvant mène avec lui tous les Troiens. Mais pourquoi délibérer dans ma chère âme? Quand un homme veut lutter contre un autre homme qu'un dieu honore, aussitôt une lourde calamité est suspendue sur lui. C'est pourquoi aucun Danaen ne me blâmera de me retirer devant Hektôr, puisqu'il est poussé par un dieu. Si j'entendais le brave Aias dans la mêlée, nous retournerions tous deux au combat, même contre un dieu, et nous sauverions ce cadavre pour le Pèléide Akhilleus, et dans nos maux ceci serait pour le mieux.

Et tandis qu'il délibérait dans son esprit et dans son coeur, les phalanges Troiennes arrivaient conduites par Hektôr. Ménélaos recula et abandonna le cadavre, mais en se retournant, comme un lion à longue barbe que les chiens et les bergers chassent de l'étable avec des lances et des cris, et dont le coeur farouche est troublé, et qui ne s'éloigne qu'à regret de l'enclos. Ainsi le blond Ménélaos s'éloigna de Patroklos. Et il se retourna dès qu'il eut rejoint ses compagnons, et, cherchant partout des yeux le grand Aias Télamônien, il le vit à la gauche de la mêlée, exhortant ses compagnons et les excitant à combattre, car Phoibos Apollôn avait jeté une grande terreur en eux. Et Ménélaos courut à lui et lui dit aussitôt:

— Aias, viens, ami! hâtons-nous pour Patroklos qui est mort, et rapportons au moins son cadavre à Akhilleus, car c'est Hektôr au casque mouvant qui a ses armes.

Il parla ainsi, et l'âme du brave Aias fut remuée, et il se jeta aux premiers rangs, avec le blond Ménélaos.

Et le Priamide, après avoir dépouillé Patroklos de ses armes illustres, l'entraînait pour lui couper la tête avec l'airain et livrer son cadavre aux chiens troiens; mais Aias arriva, portant un bouclier semblable à une tour. Et Hektôr rentra dans la foule de ses compagnons; et, montant sur son char, il donna les belles armes aux Troiens, pour être portées à Ilios et pour répandre le bruit de sa gloire.

Et Aias marchait autour du Ménoitiade, le couvrant de son bouclier, comme une lionne autour de ses petits. Elle les menait à travers la forêt, quand les chasseurs surviennent. Aussitôt, pleine de fureur, elle fronce les sourcils et en couvre ses yeux. Ainsi Aias marchait autour du héros Patroklos, et le brave Atréide Ménélaos se tenait près de lui, avec un grand deuil dans la poitrine.

Mais le fils de Hippolokhos, Glaukos, chef des hommes de Lykiè, regardant Hektôr d'un oeil sombre, lui dit ces dures paroles:

— Hektôr, tu as l'aspect du plus brave des hommes, mais tu n'es pas tel dans le combat, et tu ne mérites point ta gloire, car tu ne sais que fuir. Songe maintenant à sauver ta ville et ta citadelle, seul avec les peuples nés dans Ilios. Jamais plus les Lykiens ne lutteront contre les Danaens pour Troiè, puisque tu n'en as point de reconnaissance, bien qu'ils combattent éternellement. Lâche comment défendrais-tu même un faible guerrier dans la mêlée, puisque tu as abandonné, en proie aux Akhaiens, Sarpèdôn, ton hôte et ton compagnon, lui qui, vivant, fut d'un si grand secours à ta ville et à toi-même, et que maintenant tu abandonnes aux chiens! C'est pourquoi, si les Lykiens m'obéissent, nous retournerons dans nos demeures, et la ruine d'Ilios sera proche. Si les Troiens avaient l'audace et la force de ceux qui combattent pour la patrie, nous traînerions dans Ilios, dans la grande ville de Priamos, le cadavre de Patroklos; et, aussitôt, les Argiens nous rendraient les belles armes de Sarpèdôn et Sarpèdôn lui-même; car il a été tué, le compagnon de cet homme qui est le plus formidable des Argiens auprès des nefs et qui a les plus braves compagnons. Mais tu n'as pas osé soutenir l'attaque du magnanime Aias, ni ses regards, dans la mêlée; et tu as redouté de combattre, car il l'emporte de beaucoup sur toi!

Et, le regardant d'un oeil sombre, Hektôr au casque mouvant lui répondit:

— Glaukos, pourquoi parles-tu si outrageusement? Certes, ami, je te croyais supérieur en prudence à tous ceux qui habitent la fertile Lykiè, et maintenant je te blâme d'avoir parlé ainsi, disant que je n'ai pas osé attendre le grand Aias. Jamais ni le bruit des chars, ni le retentissement de la mêlée ne m'ont épouvanté; mais l'esprit de Zeus tempétueux terrifie aisément le brave et lui enlève la victoire, bien qu'il l'ait poussé au combat. Mais viens et tu verras en ce jour si je suis un lâche, comme tu le dis, et si je saurai rompre la vigueur des Danaens qui défendront le cadavre de Patroklos.

Il parla ainsi, et il exhorta les Troiens à voix haute:

— Troiens, Lykiens et braves Dardaniens, soyez des hommes, amis!
Souvenez-vous de votre force et de votre courage, tandis que je
vais revêtir les armes de l'irréprochable Akhilleus, enlevées à
Patroklos que j'ai tué.

Ayant ainsi parlé, Hektôr, s'éloignant de la mêlée, courut rapidement vers ses compagnons qui portaient à Ilios les armes illustres du Pèléide. Et, loin de la mêlée lamentable, il changea d'armes et donna les siennes pour être portées dans la sainte Ilios. Et il se couvrit des armes immortelles du Pèléide Akhilleus, que les dieux ouraniens avaient données à Pèleus. Et celui-ci, étant vieux, les avait données à son fils; mais le fils ne devait point vieillir sous les armes paternelles.

Et quand Zeus qui amasse les nuées vit Hektôr couvert des armes du divin Pèléide, il secoua la tête et dit dans son esprit:

— Ô malheureux! tu ne songes point à la mort qui est proche de toi, et tu revêts les armes immortelles du plus brave des hommes, devant qui tous les guerriers frémissent; et tu as tué son compagnon si doux et si courageux, et tu as outrageusement arraché ses armes de sa tête et de ses épaules! Mais je te donnerai une grande gloire en retour de ce que Andromakhè ne recevra point, après le combat, les armes illustres du Pèléide.

Zeus parla ainsi, et il scella sa promesse en abaissant ses sourcils bleus. Et il adapta les armes au corps du Priamide qui, hardi et furieux comme Arès, sentit couler dans tous ses membres la force et le courage. Et, poussant de hautes clameurs, il apparut aux illustres alliés et aux Troiens, semblable à Akhilleus, car il resplendissait sous les armes du magnanime Pèléide. Et, allant de l'un à l'autre, il les exhortait tous: Mesthlès, Glaukos, Médôn, Thersilokhos, Astéropaios, Deisinôr, Hippothoos et Phorkis, et Khromios et le divinateur Ennomos. Et, les excitant par des paroles rapides, il leur parla ainsi:

— Entendez-moi, innombrables peuples alliés et voisins d'Ilios! Je n'ai point appelé une multitude inactive quand je vous ai convoqués de vos villes, mais je vous ai demandé de défendre ardemment les femmes des Troiens et leurs petits enfants contre les Akhaiens belliqueux. Pour vous, j'ai épuisé mes peuples de vivres et de présents et j'ai nourri vos forces. Que chacun combatte donc, triomphe ou périsse, car c'est le sort de la guerre. Celui qui entraînera le corps de Patroklos vers les Troiens dompteurs de chevaux aura, pour sa part, la moitié des dépouilles, et j'aurai l'autre moitié, et sa gloire sera égale à la mienne.

Il parla ainsi, et tous, les lances tendues, se ruèrent sur les
Danaens, espérant arracher au Télamônien Aias le cadavre de
Patroklos. Les insensés! Il devait plutôt arracher, sur ce
cadavre, l'âme de beaucoup d'entre eux. Et il dit au brave
Ménélaos:

— Divin Ménélaos, ô ami! je n'espère pas que nous revenions de ce combat, et, certes, je crains moins pour le cadavre de Patroklos, que les chiens troiens et les oiseaux carnassiers vont bientôt dévorer, que pour ma tête et la tienne, car Hektôr couvre le champ de bataille comme une nuée, et la lourde ruine pend sur nous. Hâte-toi, appelle les princes des Danaens, s'ils t'entendent.

Il parla ainsi, et le brave Ménélaos s'empressa d'appeler à grands cris les Danaens:

— Ô amis! Princes et chefs des Argiens, vous qui mangez aux repas des Atréides Agamemnôn et Ménélaos, et qui commandez les phalanges, car tout honneur et toute gloire viennent de Zeus; comme il m'est difficile de vous reconnaître dans le tourbillon de la mêlée, que chacun de vous accoure de lui-même, indigné que Patroklos soit livré en pâture aux chiens troiens.

Il parla ainsi, et le rapide Aias, fils d'Oileus, vint le premier, en courant à travers la mêlée, et, après lui, Idoméneus, et le compagnon d'Idoméneus, Mèrionès, semblable au tueur d'hommes Arès. Mais qui pourrait, dans son esprit, dire les noms de tous ceux qui vinrent rétablir le combat des Akhaiens?

Et les Troiens avançaient, et Hektôr les menait. De même que le large courant d'un fleuve tombé de Zeus se précipite à la mer, et que la mer s'enfle hors de son lit, et que les rivages résonnent au loin; de même retentissait la clameur des Troiens. Mais les Akhaiens se tenaient debout autour du Ménoitiade, n'ayant qu'une âme et couverts de leurs boucliers d'airain. Et Zeus répandait une nuée épaisse sur leurs casques éclatants; car il n'avait point haï le Ménoitiade pendant que, vivant, il était le compagnon de l'Aiakide; et il ne voulait pas qu'il fût livré en pâture aux chiens troiens; et il anima ses compagnons à le défendre.

Et, d'abord, les Troiens repoussèrent les Akhaiens aux sourcils arqués. Ceux-ci prirent la fuite, abandonnant le cadavre; et les Troiens ne les poursuivirent point, malgré leur désir du meurtre; mais ils entraînaient le cadavre. Et les Akhaiens ne l'abandonnèrent pas longtemps; et, les ramenant aussitôt, Aias, le premier des Danaens par l'aspect héroïque et les actions, après l'irréprochable Pèléide, se rua aux premiers rangs, semblable par la fureur à un sanglier qui, rebroussant à travers les taillis, disperse les chiens et les jeunes hommes. Ainsi le grand Aias, fils de l'illustre Télamôn, dispersa aisément les phalanges Troiennes qui se pressaient autour de Patroklos, espérant l'entraîner dans Ilios et remporter cette gloire.

Et Hippothoos, fils du Pélasge Lèthos, ayant lié le tendon par une courroie, traînait Patroklos par un pied dans la mêlée, afin de plaire à Hektôr et aux Troiens; mais il lui en arriva malheur, sans que nul pût le sauver, car le Télamônien, se ruant au milieu de la foule, le frappa sur son casque d'airain, et le casque à crinière fut brisé par la grande lance et la main vigoureuse d'Aias, et l'airain de la pointe traversa la cervelle qui jaillit sanglante de la plaie, et ses forces furent rompues. Il lâcha le pied du magnanime Patroklos et tomba lui-même sur le cadavre, loin de Larissè; et il ne rendit point à ses parents bien-aimés les soins qu'ils lui avaient donnés, et sa vie fut brève, ayant été ainsi dompté par le magnanime Aias.

Hektôr lança contre Aias sa pique éclatante, mais celui-ci, l'ayant aperçue, évita la pique d'airain qui frappa le magnanime Skhédios, fils d'Iphitos, et le plus brave des Phôkèens, et qui habitait la grande Panopè, commandant à de nombreux peuples. La pique le perça au milieu de la gorge, et la pointe d'airain sortit au sommet de l'épaule. Il tomba avec bruit et ses armes retentirent sur lui. Et Aias perça au milieu du ventre le brave Phorkys, fils de Phainops, qui défendait le corps de Hippothoos. L'airain rompit le creux de la cuirasse et déchira les entrailles. Il tomba, saisissant la terre avec ses mains, et les premiers rangs, ainsi que Hektôr, reculèrent. Et les Argiens, avec de grands cris, entraînèrent, morts, Phorkys et Hippothoos, et enlevèrent leurs armes.

Alors, les Troiens eussent été mis en fuite par les braves Akhaiens et fussent rentrés dans Ilios, domptés par leur propre lâcheté, et les Akhaiens eussent remporté la victoire, malgré Zeus, par leur vigueur et leur courage, si Apollôn lui-même n'eût excité Ainéias, sous la forme du héraut Périphas Épytide qui avait vieilli, auprès de son vieux père, dans l'étude et la science de la sagesse. Semblable à Périphas, le fils de Zeus parla ainsi:

— Ainéias, comment sauveriez-vous la sainte Ilios, même malgré la volonté d'un dieu? En étant tels que des guerriers que j'ai vus, confiants dans leur propre courage, autant que dans la vigueur et le nombre de leur peuple. Zeus nous offre la victoire plutôt qu'aux Danaens, mais vous êtes des lâches qui ne savez pas combattre.

Il parla ainsi, et Ainéias reconnut l'archer Apollôn, et il cria aussitôt à Hektôr:

— Hektôr, et vous, chefs des Troiens et des alliés, c'est une honte de fuir vers Ilios, vaincus, à cause de notre lâcheté, par les braves Akhaiens. Voici qu'un des dieux s'est approché de moi, et il m'a dit que le très puissant Zeus nous était propice dans le combat. C'est pourquoi, marchons aux Danaens, et qu'ils n'emportent pas sans peine, jusqu'aux nefs, Patroklos mort.

Il parla ainsi, et il s'élança parmi les premiers combattants, et les Troiens firent face aux Akhaiens. Et Ainéias blessa d'un coup de lance Leiokritos, fils d'Arisbas, et brave compagnon de Lykomèdès. Et le brave Lykomèdès fut saisi de compassion en le voyant tomber. Il s'approcha, et, lançant sa pique brillante, il perça dans le foie le Hippaside Apisaôn, prince des peuples, et il rompit ses forces. Le Hippaside était venu de la fertile Paioniè, et il était le premier des Paiones, après Astéropaios. Et le brave Astéropaios fut saisi de compassion en le voyant tomber, et il se rua en avant pour combattre les Danaens, mais vainement, car les Akhaiens se tenaient tous, hérissés de lances, autour de Patroklos. Et Aias les exhortait ardemment, et il leur ordonnait de ne point s'écarter du cadavre en s'élançant hors des rangs, mais de rester autour de Patroklos et de tenir ferme. Le grand Aias commandait ainsi; et la terre était baignée d'un sang pourpré, et tous tombaient les uns sur les autres, Troiens, alliés et Danaens; mais ceux-ci périssaient en plus petit nombre, car ils n'oubliaient point de s'entr'aider dans la mêlée. Et tous luttaient, pareils à un incendie; et nul n'aurait pu dire si Hélios brillait, ou Sélènè, tant les braves qui s'agitaient autour du Ménoitiade étaient enveloppés d'un noir brouillard.

Ailleurs, d'autres Troiens et d'autres Akhaiens aux belles knèmides combattaient à l'aise sous un air serein; et là se répandait l'étincelante splendeur de Hélios, et il n'y avait de nuées ni sur la terre, ni sur les montagnes. Et ils combattaient mollement, évitant les traits de part et d'autre, et séparés par un large espace. Mais, au centre, sous le noir brouillard, les plus braves, se frappant de l'airain cruel, subissaient tous les maux de la guerre. Et là, deux excellents guerriers, Thrasymèdès et Antilokhos, ne savaient pas que l'irréprochable Patroklos fût mort. Ils pensaient qu'il était vivant et qu'il combattait les Troiens au fort de la mêlée, tandis qu'eux-mêmes luttaient pour le salut de leurs compagnons, loin du Ménoitiade, comme Nestôr le leur avait ordonné, quand il les envoya des nefs noires au combat.

Et, pendant tout le jour, le carnage continua autour de Patroklos, du brave compagnon du rapide Aiakide, et tous avaient les genoux, les pieds, les mains et les yeux souillés de poussière et de sang. De même qu'un homme ordonne à ses serviteurs de tendre une grande peau de boeuf tout imprégnée de graisse liquide, et que ceux-ci la tendent en cercle, et que, sous leurs efforts, la graisse pénètre dans la peau; de même, de tous les côtés, les combattants traînaient çà et là le cadavre dans un étroit espace, les Troiens vers Ilios et les Akhaiens vers les nefs creuses; et un affreux tumulte s'élevait, qui eût réjoui Athènè et Arès qui irrite le combat. Ainsi Zeus heurta, tout le jour, la mêlée des hommes et des chevaux sur le cadavre de Patroklos.

Mais le divin Akhilleus ignorait la mort du Ménoitiade, car les hommes combattaient, loin des nefs, sous les murailles de Troiè. Et il pensait que Patroklos reviendrait vivant, après avoir poussé jusqu'aux portes de la ville, sachant qu'il ne devait point renverser Ilios sans lui, et même avec lui. Souvent, en effet, il l'avait entendu dire à sa mère qui lui révélait la pensée de Zeus; mais sa mère ne lui avait pas annoncé un si grand malheur, et il ne savait pas que son plus cher compagnon périrait.

Et tous, autour du cadavre, combattaient, infatigables, de leurs lances aiguës, et s'entre-tuaient. Et les Akhaiens cuirassés disaient:

— Ô amis! il serait honteux de retourner vers les nefs creuses! Que la noire terre nous engloutisse ici, plutôt que de laisser les braves Troiens entraîner ce cadavre vers leur ville et remporter cette gloire!

Et les Troiens magnanimes disaient:

— Ô amis! si la moire veut que nous tombions tous ici, soit! mais que nul ne recule!

Chacun parlait ainsi et animait le courage de ses compagnons, et ils combattaient, et le retentissement de l'airain montait dans l'Ouranos, par les airs stériles. Et les chevaux de l'Aiakide pleuraient, hors de la mêlée, parce qu'ils avaient perdu leur conducteur couché sur la poussière par le tueur d'hommes Hektôr. Et, vainement, Automédôn, le fils du brave Diorès, les excitait du fouet ou leur adressait de flatteuses paroles, ils ne voulaient point aller vers le large Hellespontos, ni vers la mêlée des Akhaiens; et, de même qu'une colonne qui reste debout sur la tombe d'un homme ou d'une femme, ils restaient immobiles devant le beau char, la tête courbée vers la terre. Et de chaudes larmes tombaient de leurs paupières, car ils regrettaient leur conducteur; et leurs crinières florissantes pendaient, souillées, des deux côtés du joug. Et le Kroniôn fut saisi de compassion en les voyant, et, secouant la tête, il dit dans son esprit:

— Ah! malheureux! pourquoi vous avons-nous donnés au roi Pèleus qui est mortel, vous qui ne connaîtrez point la vieillesse et qui êtes immortels? Était-ce pour que vous subissiez aussi les douleurs humaines? Car l'homme est le plus malheureux de tous les êtres qui respirent, ou qui rampent sur la terre. Mais le Priamide Hektôr ne vous conduira jamais, ni vous, ni vos chars splendides. N'est-ce pas assez qu'il possède les armes et qu'il s'en glorifie? Je remplirai vos genoux et votre âme de vigueur, afin que vous rameniez Automédôn de la mêlée, vers les nefs creuses; car je donnerai la victoire aux Troiens, jusqu'à ce qu'ils touchent aux nefs bien construites, jusqu'à ce que Hélios tombe et que l'ombre sacrée arrive.

Ayant ainsi parlé, il inspira une grande force aux chevaux, et ceux-ci, secouant la poussière de leurs crins sur la terre, entraînèrent rapidement le char léger entre les Troiens et les Akhaiens. Et Automédôn, bien que pleurant son compagnon, excitait l'impétuosité des chevaux, tel qu'un vautour sur des oies. Et il s'éloignait ainsi de la foule des Troiens, et il revenait se ruer dans la mêlée; mais il poursuivait les guerriers sans les tuer, ne pouvant à la fois, seul sur le char sacré, combattre de la lance et diriger les chevaux rapides. Enfin, un de ses compagnons, Alkimédôn, fils de Laerkeus Aimonide, le vit de ses yeux, et, s'arrêtant auprès du char, dit à Automédôn:

— Automédôn, quel dieu t'ayant mis dans l'âme un dessein insensé, t'a ravi l'esprit? Tu veux combattre seul aux premiers rangs, contre les Troiens, et ton compagnon est mort, et Hektôr se glorifie de porter sur ses épaules les armes de l'Aiakide!

Et le fils de Diorès, Automédôn, lui répondit:

— Alkimédôn, nul des Akhaiens ne pourrait dompter les chevaux immortels, si ce n'est toi. Patroklos, vivant, seul le pouvait, étant semblable aux dieux par sa prudence. Maintenant, la mort et la moire l'ont saisi. Prends le fouet et les rênes splendides, et je descendrai pour combattre.

Il parla ainsi, et Alkimédôn monta sur le char et prit le fouet et les rênes, et Automédôn descendit; mais l'illustre Hektôr, l'ayant vu, dit aussitôt à Ainéias:

— Ainéias, prince des Troiens cuirassés, je vois les deux chevaux du rapide Aiakide qui courent dans la mêlée avec des conducteurs vils, et j'espère les saisir, si tu veux m'aider, car, sans doute, ces hommes n'oseront point nous tenir tête.

Il parla, et l'irréprochable fils d'Ankhisès consentit, et ils marchèrent, abritant leurs épaules des cuirs secs et solides que recouvrait l'airain. Et avec eux marchaient Khromios et Arètos semblable à un dieu. Et les insensés espéraient tuer les deux Akhaiens et se saisir des chevaux au large cou; mais ils ne devaient point revenir sans avoir répandu leur sang sous les mains d'Automédôn. Et celui-ci supplia le père Zeus, et, plein de force et de courage dans son coeur sombre, il dit à son compagnon fidèle, Alkimédôn:

— Alkimédôn, ne retiens point les chevaux loin de moi, mais qu'ils soufflent sur mon dos, car je ne pense pas que la fureur du Priamide Hektôr s'apaise, avant qu'il nous ait tués et qu'il ait saisi les chevaux aux belles crinières d'Akhilleus, ou qu'il soit lui-même tombé sous nos mains.

Ayant ainsi parlé, il appela les Aias et Ménélaos:

— Aias et Ménélaos, chefs des Argiens, remettez ce cadavre aux plus braves, et qu'ils le défendent, et qu'ils repoussent la foule des hommes; mais éloignez notre dernier jour, à nous qui sommes vivants, car voici que Hektôr et Ainéias, les plus terribles des Troiens, se ruent sur nous à travers la mêlée lamentable. Mais la destinée est sur les genoux des dieux! Je lance ma pique, me confiant en Zeus.

Il parla, et il lança sa longue pique, et il frappa le bouclier égal d'Arètos. Et le bouclier n'arrêta point l'airain qui le traversa et entra dans le ventre à travers le baudrier. De même, quand un jeune homme, armé d'une hache tranchante, frappe entre les deux cornes d'un boeuf sauvage, il coupe le nerf, et l'animal bondit et tombe. De même Arètos bondit, et tomba à la renverse, et la pique, à travers les entrailles, rompit ses forces. Et Hektôr lança sa pique éclatante contre Automédôn; mais celui-ci, l'ayant vu, évita en se baissant la pique d'airain qui, par-dessus lui, plongea en terre et vibra jusqu'à ce que Arès eût épuisé sa vigueur. Et tous deux se jetaient l'un sur l'autre avec leurs épées, quand les rapides Aias, à la voix de leur compagnon, se ruèrent à travers la mêlée. Et Hektôr, Ainéias et Khromios pareil à un dieu reculèrent, laissant Arètos couché, le ventre ouvert. Et Automédôn, pareil au rapide Arès, le dépouillant de ses armes, dit en se glorifiant:

— Du moins, j'ai un peu soulagé ma douleur de la mort du Ménoitiade, bien que je n'aie tué qu'un homme très inférieur à lui.

Et il mit sur le char les dépouilles sanglantes, et il y monta, les pieds et les mains sanglants, comme un lion qui vient de manger un taureau.

Et, de nouveau, la mêlée affreuse et lamentable recommença sur Patroklos. Et Athènè, descendant de l'Ouranos, anima le combat, car Zeus au large regard l'avait envoyée afin d'encourager les Danaens, son esprit étant changé. De même que l'Ouranien Zeus envoie aux vivants une Iris pourprée, signe de guerre ou de froides tempêtes, qui interrompt les travaux des hommes et nuit aux troupeaux; de même Athènè, s'enveloppant d'une nuée pourprée, se mêla à la foule des Akhaiens. Et, d'abord, elle excita le fils d'Atreus, parlant ainsi au brave Ménélaos, sous la forme de Phoinix à la voix mâle:

— Quelle honte et quelle douleur pour toi, Ménélaos, si les chiens rapides des Troiens mangeaient, sous leurs murailles, le cher compagnon de l'illustre Akhilleus Mais sois ferme, et encourage tout ton peuple.

Et le brave Ménélaos lui répondit:

— Phoinix, mon père, vieillard vénérable, plût aux dieux qu'Athènè me donnât la force et repoussât loin de moi les traits. J'irais et je défendrais Patroklos, car, en mourant, il a violemment déchiré mon coeur. Mais la vigueur de Hektôr est comme celle du feu, et il ne cesse de tuer avec l'airain, et Zeus lui donne la victoire.

Il parla ainsi, et Athènè aux yeux clairs se réjouit parce qu'il l'avait implorée avant tous les dieux. Et elle répandit la vigueur dans ses épaules et dans ses genoux, et elle mit dans sa poitrine l'audace de la mouche qui, toujours et vainement chassée, se plaît à mordre, car le sang de l'homme lui est doux. Et elle mit cette audace dans son coeur sombre; et, retournant vers Patroklos, il lança sa pique brillante. Et parmi les Troiens se trouvait Podès, fils d'Êétiôn, riche, brave, et très honoré par Hektôr entre tous les autres, parce qu'il était son plus cher convive. Le blond Ménélaos le frappa sur le baudrier, comme il fuyait; et l'airain le traversa, et il tomba avec bruit, et l'Atréide Ménélaos entraîna son cadavre du côté des Akhaiens. Et Apollôn excita Hektôr, sous la forme de Phainops Asiade qui habitait Abydos, et qui était le plus cher des hôtes du Priamide. Et l'archer Apollôn dit à celui-ci, sous la forme de Phainops:

— Hektôr, qui d'entre les Akhaiens te redoutera désormais, si tu crains Ménélaos qui n'est qu'un faible guerrier, et qui enlève seul ce cadavre, après avoir tué ton compagnon fidèle, brave entre les hommes, Podès, fils d'Êétiôn?

Il parla ainsi, et la noire nuée de la douleur enveloppa Hektôr, et il se rua aux premiers rangs, armé de l'airain splendide. Et alors le Kroniôn saisit l'aigide aux franges éclatantes, et il couvrit l'Ida de nuées, et, fulgurant, il tonna fortement, secouant l'aigide, donnant la victoire aux Troiens et mettant les Akhaiens en fuite.

Et, le premier, le Boiôtien Pènéléôs prit la fuite, blessé par Polydamas d'un coup de lance qui lui avait traversé le haut de l'épaule jusqu'à l'os. Et Hektôr blessa à la main Lèitos, fils du magnanime Alektryôn; et il le mit en fuite, épouvanté et regardant de tous côtés, car il n'espérait plus pouvoir tenir une lance pour le combat.

Et comme Hektôr se jetait sur Lèitos, Idoméneus le frappa à la cuirasse, au-dessous de la mamelle, mais la longue pique se rompit là où la pointe s'unit au bois, et les Troiens poussèrent des clameurs; et, contre Idoméneus Deukalide debout sur son char, Hektôr lança sa pique qui s'égara et perça le conducteur de Mèrionès, Koiranos, qui l'avait suivi de la populeuse Lyktos. Idoméneus étant venu à pied des nefs aux doubles avirons, il eût donné une grande gloire aux Troiens, si Koiranos n'eût amené aussitôt les chevaux rapides. Et il fut le salut d'Idoméneus, et il lui conserva la lumière; mais lui-même rendit l'âme sous le tueur d'hommes Hektôr qui le perça entre la mâchoire et l'oreille. La pique ébranla les dents et trancha la moitié de la langue. Koiranos tomba du char, laissant traîner les rênes. Et Mèrionès, les saisissant à terre, dit à Idoméneus:

— Fouette maintenant les rapides chevaux jusqu'aux nefs; tu vois comme moi que la victoire échappe aux Akhaiens.

Il parla ainsi, et Idoméneus fouetta les chevaux aux belles crinières, jusqu'aux nefs creuses, car la crainte avait envahi son coeur. Et le magnanime Aias et Ménélaos reconnurent aussi que la victoire échappait aux Akhaiens et que Zeus la donnait aux Troiens. Et le grand Télamônien Aias dit le premier:

— Ô dieux! le plus insensé comprendrait maintenant que le père Zeus donne la victoire aux Troiens. Tous leurs traits portent, que ce soit la main d'un lâche qui les envoie ou d'un brave; Zeus les dirige, et les nôtres tombent vains et impuissants sur la terre. Allons, songeons au moins au meilleur moyen d'entraîner le cadavre de Patroklos, et nous réjouirons ensuite nos compagnons par notre retour. Ils s'attristent en nous regardant, car ils pensent que nous n'échapperons pas aux mains inévitables et à la vigueur du tueur d'hommes Hektôr, mais que nous serons rejetés vers les nefs noires. Plût aux dieux qu'un de nous annonçât promptement ce malheur au Pèléide! Je ne pense pas qu'il sache que son cher compagnon est mort. Mais je ne sais qui nous pourrions envoyer parmi les Akhaiens. Un brouillard noir nous enveloppe tous, les hommes et les chevaux. Père Zeus, délivre de cette obscurité les fils des Akhaiens; rends-nous la clarté, que nos yeux puissent voir; et si tu veux nous perdre dans ta colère, que ce soit du moins à la lumière!

Il parla ainsi, et le père Zeus eut compassion de ses larmes, et il dispersa aussitôt le brouillard et dissipa la nuée. Hélios brilla, et toute l'armée apparut. Et Aias dit au brave Ménélaos:

— Divin Ménélaos, cherche maintenant Antilokhos, le magnanime fils de Nestôr, si toutefois il est encore vivant, et qu'il se hâte d'aller dire au belliqueux Akhilleus que le plus cher de ses compagnons est mort.

Il parla ainsi, et le brave Ménélaos se hâta d'obéir, et il s'éloigna, comme un lion qui, fatigué d'avoir lutté contre les chiens et les hommes, s'éloigne de l'enclos; car, toute la nuit, par leur vigilance, ils ne lui ont point permis d'enlever les boeufs gras. Il s'est rué sur eux, plein du désir des chairs fraîches; mais la foule des traits a volé de leurs mains audacieuses, ainsi que les torches ardentes qu'il redoute malgré sa fureur; et, vers le matin, il s'éloigne, le coeur attristé. De même le brave Ménélaos s'éloignait contre son gré du corps de Patroklos, car il craignait que les Akhaiens terrifiés ne l'abandonnassent en proie à l'ennemi. Et il exhorta Mèrionès et les Aias:

— Aias, chefs des Argiens, et toi, Mèrionès, souvenez-vous de la douceur du malheureux Patroklos! Pendant sa vie, il était plein de douceur pour tous; et, maintenant, la mort et la moire l'ont saisi!

Ayant ainsi parlé, le blond Ménélaos s'éloigna, regardant de tous les côtés, comme l'aigle qui, dit-on, est, de tous les oiseaux de l'Ouranos, celui dont la vue est la plus perçante, car, des hauteurs où il vit, il aperçoit le lièvre qui gîte sous un arbuste feuillu; et il tombe aussitôt sur lui, le saisit et lui arrache l'âme. De même, divin Ménélaos, tes yeux clairs regardaient de tous côtés, dans la foule des Akhaiens, s'ils voyaient, vivant, le fils de Nestôr. Et Ménélaos le reconnut, à la gauche de la mêlée, excitant ses compagnons au combat. Et, s'approchant, le blond Ménélaos lui dit:

— Viens, divin Antilokhos! apprends une triste nouvelle. Plût aux dieux que ceci ne fût jamais arrivé! Sans doute tu sais déjà qu'un dieu accable les Akhaiens et donne la victoire aux Troiens. Le meilleur des Akhaiens a été tué, Patroklos, qui laisse de grands regrets aux Danaens. Mais toi, cours aux nefs des Akhaiens, et annonce ce malheur au Pèléide. Qu'il vienne promptement sauver son cadavre nu, car Hektôr au casque mouvant possède ses armes.

Il parla ainsi, et Antilokhos, accablé par ces paroles, resta longtemps muet, et ses yeux s'emplirent de larmes, et la voix lui manqua; mais il obéit à l'ordre de Ménélaos. Et il remit ses armes à l'irréprochable Laodokos, son ami, qui conduisait ses chevaux aux sabots massifs, et il s'éloigna en courant. Et ses pieds l'emportaient, pleurant, afin d'annoncer au Pèléide Akhilleus la triste nouvelle.

Et tu ne voulus point, divin Ménélaos, venir en aide aux compagnons attristés d'Antilokhos, aux Pyliens qui le regrettaient. Et il leur laissa le divin Thrasymèdès, et il retourna auprès du héros Patroklos, et, parvenu jusqu'aux Aias, il leur dit:

— J'ai envoyé Antilokhos vers les nefs, afin de parler au Pèléiôn aux pieds rapides; mais je ne pense pas que le Pèlèiade vienne maintenant, bien que très irrité contre le divin Hektôr, car il ne peut combattre sans armes. Songeons, pour le mieux, de quelle façon nous entraînerons ce cadavre, et comment nous éviterons nous-mêmes la mort et la moire à travers le tumulte des Troiens.

Et le grand Aias Télamônien lui répondit:

— Tu as bien dit, ô illustre Ménélaos. Toi et Mèrionès, enlevez promptement le cadavre et emportez-le hors de la mêlée; et, derrière vous, nous repousserons les Troiens et le divin Hektôr, nous qui avons la même âme et le même nom, et qui savons affronter tous deux le combat terrible.

Il parla ainsi, et, dans leurs bras, ils enlevèrent le cadavre. Et les Troiens poussèrent des cris horribles en voyant les Akhaiens enlever Patroklos. Et ils se ruèrent, semblables à des chiens qui, devançant les chasseurs, s'amassent sur un sanglier blessé qu'ils veulent déchirer. Mais s'il se retourne, confiant dans sa force, ils s'arrêtent et fuient çà et là. Ainsi les Troiens se ruaient en foule, frappant de l'épée et de la lance; mais, quand les Aias se retournaient et leur tenaient tête, ils changeaient de couleur, et aucun n'osait les combattre pour leur disputer ce cadavre.

Et ils emportaient ainsi avec ardeur le cadavre, hors de la mêlée, vers les nefs creuses. Et le combat les suivait, acharné et terrible, comme un incendie qui éclate brusquement dans une ville; et les maisons croulent dans une vaste flamme que tourmente la violence du vent. Ainsi le tumulte sans trêve des chevaux et des hommes poursuivait les Akhaiens. Comme des mulets vigoureux, se hâtant, malgré le travail et la sueur, traînent par l'âpre chemin d'une montagne, soit une poutre, soit un mât; ainsi Ménélaos et Mèrionès emportaient à la hâte le cadavre. Et derrière eux, les Aias repoussaient les Troiens, comme une colline boisée, qui s'étend par la plaine, repousse les courants furieux des fleuves rapides qui ne peuvent la rompre et qu'elle rejette toujours vers la plaine. Ainsi les Aias repoussaient la foule des Troiens qui les poursuivaient, conduits par Ainéias Ankhisiade et par l'illustre Hektôr. Comme une troupe d'étourneaux et de geais vole en poussant des cris aigus, à l'approche de l'épervier qui tue les petits oiseaux, de même les fils des Akhaiens couraient avec des clameurs perçantes, devant Ainéias et Hektôr, et oublieux du combat. Et les belles armes des Danaens en fuite emplissaient les bords du fossé et le fossé lui-même; mais le carnage ne cessait point.

Chant 18

Et ils combattaient ainsi, comme le feu ardent. Et Antilokhos vint à Akhilleus aux pieds rapides, et il le trouva devant ses nefs aux antennes dressées, songeant dans son esprit aux choses accomplies déjà; et, gémissant, il disait dans son coeur magnanime:

— Ô dieux! pourquoi les Akhaiens chevelus, dispersés par la plaine, sont-ils repoussés tumultueusement vers les nefs? Que les dieux m'épargnent ces cruelles douleurs qu'autrefois ma mère m'annonça, quand elle me disait que le meilleur des Myrmidones, moi vivant, perdrait la lumière de Hélios sous les mains des Troiens. Sans doute il est déjà mort, le brave fils de Ménoitios, le malheureux! Certes, j'avais ordonné qu'ayant repoussé le feu ennemi, il revînt aux nefs sans combattre Hektôr.

Tandis qu'il roulait ceci dans son esprit et dans son coeur, le fils de l'illustre Nestôr s'approcha de lui, et, versant de chaudes larmes, dit la triste nouvelle:

— Hélas! fils du belliqueux Pèleus, certes, tu vas entendre une
triste nouvelle; et plût aux dieux que ceci ne fût point arrivé!
Patroklos gît mort, et tous combattent pour son cadavre nu, car
Hektôr possède ses armes.

Il parla ainsi, et la noire nuée de la douleur enveloppa Akhilleus, et il saisit de ses deux mains la poussière du foyer et la répandit sur sa tête, et il en souilla sa belle face; et la noire poussière souilla sa tunique nektaréenne; et, lui-même, étendu tout entier dans la poussière, gisait, et des deux mains arrachait sa chevelure. Et les femmes, que lui et Patroklos avaient prises, hurlaient violemment, affligées dans leur coeur; et toutes, hors des tentes, entouraient le belliqueux Akhilleus, et elles se frappaient la poitrine, et leurs genoux étaient rompus. Antilokhos aussi gémissait, répandant des larmes, et tenait les mains d'Akhilleus qui sanglotait dans son noble coeur. Et le Nestôride craignait qu'il se tranchât la gorge avec l'airain.

Akhilleus poussait des sanglots terribles, et sa mère vénérable l'entendit, assise dans les gouffres de la mer, auprès de son vieux père. Et elle se lamenta aussitôt. Et autour de la déesse étaient rassemblées toutes les nèrèides qui sont au fond de la mer: Glaukè, et Thaléia, et Kymodokè, et Nèsaiè, et Spéiô, et Thoè, et Haliè aux yeux de boeuf, et Kymothoè, et Alkaiè, et Limnoréia, et Mélitè, et Iaira, et Amphithoè, et Agavè, et Lôtô, et Prôtô, et Phérousa, Dynaménè, et Dexaménè et Amphinomè, et Kallianassa, et Dôris, et Panopè, et l'illustre Galatéia, et Nèmertès, et Abseudès, et Kallianéira, et Klyménè, et Ianéira, et Ianassa, et Maira, et Oreithya, et Amathéia aux beaux cheveux, et les autres nèrèides qui sont dans la profonde mer. Et elles emplissaient la grotte d'argent, et elles se frappaient la poitrine, et Thétis se lamentait ainsi:

— Ecoutez-moi, soeurs nèrèides, afin que vous sachiez les douleurs qui déchirent mon âme, hélas! à moi, malheureuse, qui ai enfanté un homme illustre, un fils irréprochable et brave, le plus courageux des héros, et qui a grandi comme un arbre. Je l'ai élevé comme une plante dans une terre fertile, et je l'ai envoyé vers Ilios, sur ses nefs aux poupes recourbées, combattre les Troiens. Et je ne le verrai point revenir dans mes demeures, dans la maison Pèléienne. Voici qu'il est vivant, et qu'il voit la lumière de Hélios, et qu'il souffre, et je ne puis le secourir. Mais j'irai vers mon fils bien-aimé, et je saurai de lui-même quelle douleur l'accable loin du combat.

Ayant ainsi parlé, elle quitta la grotte, et toutes la suivaient, pleurantes; et l'eau de la mer s'ouvrait devant elles. Puis, elles parvinrent à la riche Troie, et elles abordèrent là où les Myrmidones, autour d'Akhilleus aux pieds rapides, avaient tiré leurs nombreuses nefs sur le rivage. Et sa mère vénérable le trouva poussant de profonds soupirs; et elle prit, en pleurant, la tête de son fils, et elle lui dit en gémissant ces paroles ailées:

— Mon enfant, pourquoi pleures-tu? Quelle douleur envahit ton âme? Parle, ne me cache rien, afin que nous sachions tous deux. Zeus, ainsi que je l'en avais supplié de mes mains étendues, a rejeté tous les fils des Akhaiens auprès des nefs, et ils souffrent de grands maux, parce que tu leur manques.

Et Akhilleus aux pieds rapides, avec de profonds soupirs, lui répondit:

— Ma mère, l'Olympien m'a exaucé; mais qu'en ai-je retiré, puisque mon cher compagnon Patroklos est mort, lui que j'honorais entre tous autant que moi-même? Je l'ai perdu. Hektôr, l'ayant tué, lui a arraché mes belles, grandes et admirables armes, présents splendides des dieux à Pèleus, le jour où ils te firent partager le lit d'un homme mortel. Plût aux dieux que tu fusses restée avec les déesses de la mer, et que Pèleus eût épousé plutôt une femme mortelle! Maintenant, une douleur éternelle emplira ton âme, à cause de la mort de ton fils que tu ne verras plus revenir dans tes demeures; car je ne veux plus vivre, ni m'inquiéter des hommes, à moins que Hektôr, percé par ma lance, ne rende l'âme, et que Patroklos Ménoitiade, livré en pâture aux chiens, ne soit vengé.

Et Thétis, versant des larmes, lui répondit:

— Mon enfant, dois-tu donc bientôt mourir, comme tu le dis? C'est ta mort qui doit suivre celle de Hektôr!

Et Akhilleùs aux pieds rapides, en gémissant lui répondit:

— Je mourrai donc, puisque je n'ai pu secourir mon compagnon, pendant qu'on le tuait. Il est mort loin de la patrie, et il m'a conjuré de le venger. Je mourrai maintenant, puisque je ne retournerai point dans la patrie, et que je n'ai sauvé ni Patroklos, ni ceux de mes compagnons qui sont tombés en foule sous le divin Hektôr, tandis que j'étais assis sur mes nefs, inutile fardeau de la terre, moi qui l'emporte sur tous les Akhaiens dans le combat; car d'autres sont meilleurs dans l'agora. Ah! que la dissension périsse parmi les dieux! et, parmi les hommes, périsse la colère qui trouble le plus sage, et qui, plus douce que le miel liquide, se gonfle, comme la fumée dans la poitrine des hommes! C'est ainsi que le roi des hommes, Agamemnôn, a provoqué ma colère. Mais oublions le passé, malgré nos douleurs, et, dans notre poitrine, ployons notre âme à la nécessité. Je chercherai Hektôr qui m'a enlevé cette chère tête, et je recevrai la mort quand il plaira à Zeus et aux autres dieux immortels. La force Hèrakléenne n'évita point la mort, lui qui était très-cher au roi Zeus Kroniôn; mais l'inévitable colère de Hèrè et la moire le domptèrent. Si une moire semblable m'attend, on me couchera mort sur le bûcher, mais, auparavant, je remporterai une grande gloire. Et que la Troadienne, ou la Dardanienne, essuie de ses deux mains ses joues délicates couvertes de larmes, car je la contraindrai de gémir misérablement; et elles comprendront que je me suis longtemps éloigné du combat. Ne me retiens donc pas, malgré ta tendresse, car tu ne me persuaderas point.

Et la déesse Thétis aux pieds d'argent lui répondit:

— Certes, mon fils, tu as bien dit: il est beau de venger la ruine cruelle de ses compagnons. Mais tes armes d'airain, belles et splendides, sont parmi les Troiens. Hektôr au casque mouvant se glorifie d'en avoir couvert ses épaules; mais je ne pense pas qu'il s'en réjouisse longtemps, car le meurtre est auprès de lui. N'entre point dans la mêlée d'Arès avant que tu m'aies revue de tes yeux. Je reviendrai demain, comme Hélios se lèvera, avec de belles armes venant du roi Hèphaistos.

Ayant ainsi parlé, elle quitta son fils et dit à ses soeurs de la mer:

— Rentrez à la hâte dans le large sein de la mer, et retournez dans les demeures de notre vieux père, et dites-lui tout ceci. Moi, je vais dans le vaste Olympos, auprès de l'illustre ouvrier Hèphaistos, afin de lui demander de belles armes splendides pour mon fils.

Elle parla ainsi, et les nèrèides disparurent aussitôt sous l'eau de la mer, et la déesse Thétis aux pieds d'argent monta de nouveau dans l'Olympos, afin d'en rapporter de belles et illustres armes pour son fils.

Et, tandis que ses pieds la portaient dans l'Olympos, les Akhaiens, avec un grand tumulte, vers les nefs et le Hellespontos, fuyaient devant le tueur d'hommes Hektôr.

Et les Akhaiens aux belles knèmides n'avaient pu enlever hors des traits le cadavre de Patroklos, du compagnon d'Akhilleus; et tout le peuple de Troiè, et les chevaux, et le Priamide Hektôr, semblable à la flamme par sa fureur, poursuivaient toujours Patroklos. Et, trois fois, l'illustre Hektôr le saisit par les pieds, désirant l'entraîner, et excitant les Troiens, et, trois fois, les Aias, revêtus d'une force impétueuse, le repoussèrent loin du cadavre; et lui, certain de son courage, tantôt se ruait dans la mêlée, tantôt s'arrêtait avec de grands cris, mais jamais ne reculait. De même que les bergers campagnards ne peuvent chasser loin de sa proie un lion fauve et affamé, de même les deux Aias ne pouvaient repousser le Priamide Hektôr loin du cadavre; et il l'eût entraîné, et il eût remporté une grande gloire, si la rapide Iris aux pieds aériens vers le Pèléide ne fût venue à la hâte de l'Olympos, afin qu'il se montrât. Hèrè l'avait envoyée, Zeus et les autres dieux l'ignorant. Et, debout auprès de lui, elle dit en paroles ailées:

— Lève-toi, Pèléide, le plus effrayant des hommes, et secours Patroklos pour qui on combat avec fureur devant les nefs. C'est là que tous s'entre-tuent, les Akhaiens pour le défendre, et les Troiens pour l'entraîner vers Ilios battue des vents. Et l'illustre Hektôr espère surtout l'entraîner, et il veut mettre, après l'avoir coupée, la tête de Patroklos au bout d'un pieu. Lève-toi; ne reste pas plus longtemps inerte, et que la honte te saisisse en songeant à Patroklos devenu le jouet des chiens troiens. Ce serait un opprobre pour toi, si son cadavre était souillé.

Et le divin et rapide Akhilleus lui dit:

— Déesse Iris, qui d'entre les dieux t'a envoyée vers moi?

Et la rapide Iris aux pieds aériens lui répondit:

— Hèrè, la glorieuse épouse de Zeus, m'a envoyée; et le sublime Kronide et tous les immortels qui habitent l'Olympos neigeux l'ignorent.

Et Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant, parla ainsi:

— Comment irais-je au combat, puisqu'ils ont mes armes? Ma mère bien-aimée me le défend, avant que je l'aie vue, de mes yeux, reparaître avec de belles armes venant de Hèphaistos. Je ne puis revêtir celles d'aucun autre guerrier, sauf le bouclier d'Aias Télamôniade; mais il combat sans doute aux premiers rangs, tuant les ennemis, de sa lance, autour du cadavre de Patroklos.

Et la rapide Iris aux pieds aériens lui répondit:

— Certes, nous savons que tes belles armes te sont enlevées; mais, tel que te voilà, apparais aux Troiens sur le bord du fossé; et ils reculeront épouvantés, et les braves fils des Akhaiens respireront. Il ne s'agit que de respirer un moment.

Ayant ainsi parlé, la rapide Iris disparut. Et Akhilleus cher à Zeus se leva; et, sur ses robustes épaules, Athènè mit l'aigide frangée; et la grande déesse ceignit la tête du héros d'une nuée d'or sur laquelle elle alluma une flamme resplendissante. De même, dans une île lointaine, la fumée monte vers l'aithèr, du milieu d'une ville assiégée. Tout le jour, les citoyens ont combattu avec fureur hors de la ville; mais, au déclin de Hélios, ils allument des feux ardents dont la splendeur monte dans l'air, et sera peut- être vue des peuples voisins qui viendront sur leurs nefs les délivrer d'Arès. Ainsi, une haute clarté montait de la tête d' Akhilleus jusque dans l'aithèr. Et il s'arrêta sur le bord du fossé, sans se mêler aux Akhaiens, car il obéissait à l'ordre prudent de sa mère. Là, debout, il poussa un cri, et Pallas Athènè cria aussi, et un immense tumulte s'éleva parmi les Troiens. Et l'illustre voix de l'Aiakide était semblable au son strident de la trompette, autour d'une ville assiégée par des ennemis acharnés.

Et, dès que les Troiens eurent entendu la voix d'airain de l'Aiakide, ils frémirent tous; et les chevaux aux belles crinières tournèrent les chars, car ils pressentaient des malheurs, et leurs conducteurs furent épouvantés quand ils virent cette flamme infatigable et horrible qui brûlait sur la tête du magnanime Pèléiôn et que nourrissait la déesse aux yeux clairs Athènè. Et, trois fois, sur le bord du fossé, le divin Akhilleus cria, et, trois fois, les Troiens furent bouleversés, et les illustres alliés; et douze des plus braves périrent au milieu de leurs chars et de leurs lances.

Mais les Akhaiens, emportant avec ardeur Patroklos hors des traits, le déposèrent sur un lit. Et ses chers compagnons pleuraient autour, et, avec eux, marchait Akhilleus aux pieds rapides. Et il versait de chaudes larmes, voyant son cher compagnon couché dans le cercueil, percé par l'airain aigu, lui qu'il avait envoyé au combat avec ses chevaux et son char, et qu'il ne devait point revoir vivant.

Et la vénérable Hèrè aux yeux de boeuf commanda à l'infatigable Hélios de retourner aux sources d'Okéanos, et Hélios disparut à regret; et les divins Akhaiens mirent fin à la mêlée violente et à la guerre lamentable. Et les Troiens, abandonnant aussi le rude combat, délièrent les chevaux rapides, et s'assemblèrent pour l'agora, avant le repas. Et l'agora les vit debout, aucun ne voulant s'asseoir, car la terreur les tenait depuis qu'Akhilleus avait reparu, lui qui, depuis longtemps, ne se mêlait plus au combat. Et le sage Polydamas Panthoide commença de parler. Et seul il voyait le passé et l'avenir. Et c'était le compagnon de Hektôr, étant né la même nuit; mais il le surpassait en sagesse, autant que Hektôr l'emportait en courage. Plein de prudence, il leur dit dans l'agora:

— Amis, délibérez mûrement. Je conseille de marcher vers la ville, et de ne point attendre la divine Éôs auprès des nefs, car nous sommes loin des murs. Aussi longtemps que cet homme a été irrité contre le divin Agamemnôn, il était plus aisé de dompter les Akhaiens. Et je me réjouissais de coucher auprès des nefs rapides, espérant saisir les nefs aux deux rangs d'avirons; mais je redoute maintenant le rapide Pèléiôn; car, dans son coeur indomptable, il ne voudra point rester dans la plaine où les Troyens et les Akhaiens déploient la force d'Arès, mais il combattra pour s'emparer de notre ville et de nos femmes. Allons vers Ilios; obéissez-moi et faites ainsi. Maintenant, la nuit contraire retient le rapide Pèléiôn; mais s'il nous attaque demain avec fureur, celui qui le sentira, alors fuira volontiers vers la sainte Ilios, s'il lui échappe. Et les chiens et les oiseaux carnassiers mangeront une foule de Troiens. Plaise aux dieux qu'on ne me le dise jamais! Si vous obéissez à mes paroles, bien qu'à regret, nous reprendrons des forces cette nuit; et ses tours, ses hautes portes et leurs barrières longues et solides protégeront la ville. Demain, armés dès le matin, nous serons debout sur nos tours; et le travail lui sera lourds s'il vient de ses nefs assiéger nos murailles. Et il s'en retournera vers les nefs, ayant épuisé ses chevaux au grand cou à courir sous les murs de la ville. Et il ne pourra point pénétrer dans Ilios et il ne la détruira jamais, et, auparavant, les chiens rapides le mangeront.

Et Hektôr au casque mouvant, avec un sombre regard, lui répondit:

— Polydamas, il me déplaît que tu nous ordonnes de nous renfermer encore dans la ville. N'êtes-vous donc point las d'être enfermés dans nos tours? Autrefois, tous les hommes qui parlent des langues diverses vantaient la ville de Priamos, abondante en or, riche en airain. Aujourd'hui, les trésors qui étaient dans nos demeures sont dissipés. Depuis que le grand Zeus est irrité, la plupart de nos biens ont été transportés en Phrygiè et dans la belle Maioniè. Et maintenant que le fils du subtil Kronos m'a donné la victoire auprès des nefs et m'a permis d'acculer les Akhaiens à la mer, ô insensé, ne répands point de telles pensées dans le peuple. Aucun des Troiens ne t'obéira, je ne le permettrai point. Allons! faites ce que je vais dire. Prenez le repas dans les rangs. N'oubliez point de veiller, chacun à son tour. Si quelque Troien craint pour ses richesses, qu'il les donne au peuple afin que tous en profitent, et cela vaudra mieux que d'en faire jouir les Akhaiens. Demain, dès le matin, nous recommencerons le rude combat auprès des nefs creuses. Et, si le divin Akhilleus se lève auprès des nefs, la rencontre lui sera rude; car je ne le fuira pas dans le combat violent, mais je lui tiendrai courageusement tête. Ou il remportera une grande gloire, ou je triompherai. Arès est commun à tous, et, souvent, il tue celui qui voulait tuer.

Hektôr parla ainsi, et les Troiens applaudirent, les insensés! car Pallas Athènè leur avait ravi l'esprit. Et ils applaudirent les paroles funestes de Hektôr, et ils n'écoutèrent point le sage conseil de Polydamas, et ils prirent leur repas dans les rangs.

Mais les Akhaiens, pendant toute la nuit, pleurèrent autour de Patroklos. Et le Pèléide menait le deuil lamentable, posant ses mains tueuses d'hommes sur la poitrine de son compagnon, et gémissant, comme une lionne à longue barbe dont un chasseur a enlevé les petits dans une épaisse forêt. Elle arrive trop tard, et elle gémit, cherchant par toutes les vallées les traces de l'homme; et une violente colère la saisit. Ainsi Akhilleus, avec de profonds soupirs, dit aux Myrmidones:

— Ô dieux! Certes, j'ai prononcé une parole vaine, le jour où, consolant le héros Ménoitios dans ses demeures, je lui disais que je ramènerais son fils illustre, après qu'il aurait renversé Ilios et pris sa part des dépouilles. Mais Zeus n'accomplit pas tous les désirs des hommes. Nous rougirons tous deux la terre devant Troiè, et le vieux cavalier Pèleus ne me reverra plus dans ses demeures, ni ma mère Thétis, car cette terre me gardera. Ô Patroklos, puisque je subirai la tombe le dernier, je ne t'ensevelirai point avant de t'avoir apporté les armes et la tête de Hektôr, ton magnanime meurtrier. Et je tuerai devant ton bûcher douze illustres fils des Troiens, car je suis irrité de ta mort. Et, pendant ce temps, tu resteras couché sur mes nefs aux poupes recourbées; et autour de toi, les Troiennes et les Dardaniennes au large sein que nous avons conquises tous deux par notre force et nos lances, après avoir renversé beaucoup de riches cités d'hommes aux diverses langues, gémiront nuit et jour en versant des larmes.

Le divin Akhilleus parla ainsi, et il ordonna à ses compagnons de mettre un grand trépied sur le feu, afin de laver promptement les souillures sanglantes de Patroklos. Et ils mirent sur le feu ardent le trépied des ablutions, et ils y versèrent l'eau; et, au- dessous, ils allumèrent le bois. Et la flamme enveloppa le ventre du trépied, et l'eau chauffa. Et quand l'eau fut chaude dans le trépied brillant, ils lavèrent Patroklos; et, l'ayant oint d'une huile grasse, ils emplirent ses plaies d'un baume de neuf ans; et, le déposant sur le lit, ils le couvrirent d'un lin léger, de la tête aux pieds, et, par-dessus, d'un vêtement blanc. Ensuite, pendant toute la nuit, les Myrmidones gémirent, pleurant Patroklos. Mais Zeus dit à Hèrè sa soeur et son épouse:

— Tu as enfin réussi, vénérable Hèrè aux yeux de boeuf! Voici qu'Akhilleus aux pieds rapides s'est levé. Les Akhaiens chevelus ne seraient-ils point nés de toi?

Et la vénérable Hèrè aux yeux de boeuf lui répondit:

— Très dur Kronide, quelle parole as-tu dite? Un homme, bien que mortel, et doué de peu d'intelligence, peut se venger d'un autre homme; et moi, qui suis la plus puissante des déesses, et par ma naissance, et parce que je suis ton épouse à toi qui règnes sur les immortels, je ne pourrais méditer la perte des Troiens!

Et ils parlaient ainsi. Et Thétis aux pieds d'argent parvint à la demeure de Hèphaistos, incorruptible, étoilée, admirable aux immortels eux-mêmes; faite d'airain, et que le Boiteux avait construite de ses mains.

Et elle le trouva suant et se remuant autour des soufflets, et haletant. Et il forgeait vingt trépieds pour être placés autour de sa demeure solide. Et il les avait posés sur des roues d'or afin qu'ils se rendissent d'eux-mêmes à l'assemblée divine, et qu'ils en revinssent de même. Il ne leur manquait, pour être finis, que des anses aux formes variées. Hèphaistos les préparait et en forgeait les attaches. Et tandis qu'il travaillait à ces oeuvres habiles, la déesse Thétis aux pieds d'argent s'approcha. Et Kharis aux belles bandelettes, qu'avait épousée l'illustre Boiteux des deux pieds, l'ayant vue, lui prit la main et lui dit:

— Ô Thétis au large péplos, vénérable et chère, pourquoi viens-tu dans notre demeure où nous te voyons si rarement? Mais suis-moi, et je t'offrirai les mets hospitaliers.

Ayant ainsi parlé, la très noble déesse la conduisit. Et, l'ayant fait asseoir sur un trône aux clous d'argent, beau et ingénieusement fait, elle plaça un escabeau sous ses pieds et appela l'illustre ouvrier Hèphaistos:

— Viens, Hèphaistos! Thétis a besoin de toi.

Et l'illustre Boiteux des deux pieds lui répondit:

— Certes, elle est toute puissante sur moi, la déesse vénérable qui est entrée ici. C'est elle qui me sauva, quand je fus précipité d'en haut par ma mère impitoyable qui voulait me cacher aux dieux parce que j'étais boiteux. Que de douleurs j'eusse endurées alors, si Thétis, et Eurynomè, la fille d'Okéanos au reflux rapide, ne m'avaient reçu dans leur sein! Pour elles, dans leur grotte profonde, pendant neuf ans, je forgeai mille ornements, des agrafes, des noeuds, des colliers et des bracelets. Et l'immense fleuve Okéanos murmurait autour de la grotte. Et elle n'était connue ni des dieux, ni des hommes, mais seulement de Thétis et d'Eurynomè qui m'avaient sauvé. Et, maintenant, puisque Thétis aux beaux cheveux vient dans ma demeure, je lui rendrai grâce de m'avoir sauvé. Mais toi, offre-lui les mets hospitaliers, tandis que je déposerai mes soufflets et tous mes instruments.

Il parla ainsi. Et le corps monstrueux du dieu se redressa de l'enclume; et il boitait, chancelant sur ses jambes grêles et torses. Et il éloigna les soumets du feu, et il déposa dans un coffre d'argent tous ses instruments familiers. Puis, une éponge essuya sa face, ses deux mains, son cou robuste et sa poitrine velue. Il mit une tunique, prit un sceptre énorme et sortit de la forge en boitant. Et deux servantes soutenaient les pas du roi. Elles étaient d'or, semblables aux vierges vivantes qui pensent et parlent, et que les dieux ont instruites. Soutenu par elles et marchant à pas lourds, il vint s'asseoir auprès de Thétis, sur un trône brillant. Et il prit les mains de la déesse et lui dit:

— Thétis au long péplos, vénérable et chère, pourquoi es-tu venue dans ma demeure où nous te voyons si rarement? Parle. Mon coeur m'ordonne d'accomplir ton désir, si je le puis, et si c'est possible.

Et Thétis, versant des larmes, lui répondit:

— Hèphaistos! parmi toutes les déesses qui sont dans l'Olympos, en est-il une qui ait subi des maux aussi cruels que ceux dont m'accable le Kronide Zeus? Seule, entre les déesses de la mer, il m'a soumise à un homme, à l'Aiakide Pèleus; et j'ai subi à regret la couche d'un homme! Et, maintenant, accablé par la triste vieillesse, il gît dans sa demeure. Mais voici que j'ai d'autres douleurs. Un fils est né de moi, le plus illustre des héros, et il a grandi comme un arbre, et je l'ai nourri comme une plante dans une terre fertile. Et je l'ai envoyé vers Ilios sur ses nefs aux poupes recourbées, pour combattre les Troiens, et je ne le verrai plus revenir dans ma demeure, dans la maison Pèléienne. Pendant qu'il est vivant et qu'il voit la lumière de Hélios, il est triste, et je ne puis le secourir. Les fils des Akhaiens lui avaient donné pour récompense une vierge que le roi Agamemnôn lui a enleva des mains, et il en gémissait dans son coeur. Mais voici que les Troiens ont repoussé les Akhaiens jusqu'aux nefs et les y ont renfermés. Les princes des Argiens ont supplié mon fils et lui ont offert de nombreux et illustres présents. Il a refusé de détourner lui-même leur ruine, mais il a envoyé Patroklos au combat, couvert de ses armes et avec tout son peuple. Et, ce jour- là, sans doute, ils eussent renversé la ville, si Apollôn n'eût tué aux premiers rangs le brave fils de Ménoitios qui accablait les Troiens, et n'eût donné la victoire à Hektôr. Et, maintenant, j'embrasse tes genoux! Donne à mon fils, qui doit bientôt mourir, un bouclier, un casque, de belles knèmides avec leurs agrafes et une cuirasse, car son cher compagnon, tué par les Troiens, a perdu ses armes, et il gémit, couché sur la terre!

Et l'illustre Boiteux des deux pieds lui répondit:

— Rassure-toi, et n'aie plus d'inquiétudes dans ton esprit. Plût aux dieux que je pusse le sauver de la mort lamentable quand le lourd destin le saisira, aussi aisément que je vais lui donner de belles armes qui empliront d'admiration la multitude des hommes.

Ayant ainsi parlé, il la quitta, et, retournant à ses soufflets, il les approcha du feu et leur ordonna de travailler. Et ils répandirent leur souffle dans vingt fourneaux, tantôt violemment, tantôt plus lentement, selon la volonté de Hèphaistos, pour l'accomplissement de son oeuvre. Et il jeta dans le feu le dur airain et l'étain, et l'or précieux et l'argent. Il posa sur un tronc une vaste enclume, et il saisit d'une main le lourd marteau et de l'autre la tenaille. Et il fit d'abord un bouclier grand et solide, aux ornements variés, avec un contour triple et resplendissant et une attache d'argent. Et il mit cinq bandes au bouclier, et il y traça, dans son intelligence, une multitude d'images. Il y représenta la terre et l'Ouranos, et la mer, et l'infatigable Hélios, et l'orbe enflé de Sélènè, et tous les astres dont l'Ouranos est couronné: les Plèiades, les Hyades, la force d'Oriôn, et l'Ourse, qu'on nomme aussi le Chariot qui se tourne sans cesse vers Oriôn, et qui, seule, ne tombe point dans les eaux de l'Okéanos.

Et il fit deux belles cités des hommes. Dans l'une on voyait des noces et des festins solennels. Et les épouses, hors des chambres nuptiales, étaient conduites par la ville, et de toutes parts montait le chant d'hyménée, et les jeunes hommes dansaient en rond, et les flûtes et les kithares résonnaient, et les femmes, debout sous les portiques, admiraient ces choses.

Et les peuples étaient assemblés dans l'agora, une querelle s'étant élevée. Deux hommes se disputaient pour l'amende d'un meurtre. L'un affirmait au peuple qu'il avait payé cette amende, et l'autre niait l'avoir reçue. Et tous deux voulaient qu'un arbitre finît leur querelle, et les citoyens les applaudissaient l'un et l'autre. Les hérauts apaisaient le peuple, et les vieillards étaient assis sur des pierres polies, en un cercle sacré. Les hérauts portaient des sceptres en main; et les plaideurs, prenant le sceptre, se défendaient tour à tour. Deux talents d'or étaient déposés au milieu du cercle pour celui qui parlerait selon la justice.

Puis, deux armées, éclatantes d'airain, entouraient l'autre cité. Et les ennemis offraient aux citoyens, ou de détruire la ville, ou de la partager, elle et tout ce qu'elle renfermait. Et ceux-ci n'y consentaient pas, et ils s'armaient secrètement pour une embuscade; et, sur les murailles veillaient les femmes, les enfants et les vieillards. Mais les hommes marchaient, conduits par Arès et par Athènè, tous deux en or, vêtus d'or, beaux et grands sous leurs armes, comme il était convenable pour des dieux; car les hommes étaient plus petits. Et, parvenus au lieu commode pour l'embuscade, sur les bords du fleuve où boivent les troupeaux, ils s'y cachaient, couverts de l'airain brillant.

Deux sentinelles, placées plus loin, guettaient les brebis et les boeufs aux cornes recourbées. Et les animaux s'avançaient suivis de deux bergers qui se charmaient en jouant de la flûte, sans se douter de l'embûche.

Et les hommes cachés accouraient; et ils tuaient les boeufs et les beaux troupeaux de blanches brebis, et les bergers eux-mêmes. Puis, ceux qui veillaient devant les tentes, entendant ce tumulte parmi les boeufs, et montant sur leurs chars rapides, arrivaient aussitôt et combattaient sur les bords du fleuve. Et ils se frappaient avec les lances d'airain, parmi la discorde et le tumulte et la kèr fatale. Et celle-ci blessait un guerrier, ou saisissait cet autre sans blessure, ou traînait celui-là par les pieds, à travers le carnage, et ses vêtements dégouttaient de sang. Et tous semblaient des hommes vivants qui combattaient et qui entraînaient de part et d'autre les cadavres.

Puis, Hèphaistos représenta une terre grasse et molle et trois fois labourée. Et les laboureurs menaient dans ce champ les attelages qui retournaient la terre. Parvenus au bout, un homme leur offrait à chacun une coupe de vin doux; et ils revenaient, désirant achever les nouveaux sillons qu'ils creusaient. Et la terre était d'or, et semblait noire derrière eux, et comme déjà labourée. Tel était ce miracle de Hèphaistos.

Puis, il représenta un champ de hauts épis que des moissonneurs coupaient avec des faux tranchantes. Les épis tombaient, épais, sur les bords du sillon, et d'autres étaient liés en gerbes. Trois hommes liaient les gerbes, et, derrière eux, des enfants prenaient dans leurs bras les épis et les leur offraient sans cesse. Le roi, en silence, le sceptre en main et le coeur joyeux, était debout auprès des sillons. Des hérauts, plus loin, sous un chêne, préparaient, pour le repas, un grand boeuf qu'ils avaient tué, et les femmes saupoudraient les viandes avec de la farine blanche, pour le repas des moissonneurs.

Puis, Hèphaistos représenta une belle vigne d'or chargée de raisins, avec des rameaux d'or sombre et des pieds d'argent. Autour d'elle un fossé bleu, et, au-dessus, une haie d'étain. Et la vigne n'avait qu'un sentier où marchaient les vendangeurs. Les jeunes filles et les jeunes hommes qui aiment la gaîté portaient le doux fruit dans des paniers d'osier. Un enfant, au milieu d'eux, jouait harmonieusement d'une kithare sonore, et sa voix fraîche s'unissait aux sons des cordes. Et ils le suivaient chantant, dansant avec ardeur, et frappant tous ensemble la terre.

Puis, Hèphaistos représenta un troupeau de boeufs aux grandes cornes. Et ils étaient faits d'or et d'étain, et, hors de l'étable, en mugissant, ils allaient au pâturage, le long du fleuve sonore qui abondait en roseaux. Et quatre bergers d'or conduisaient les boeufs, et neuf chiens rapides les suivaient. Et voici que deux lions horribles saisissaient, en tête des vaches, un taureau beuglant; et il était entraîné, poussant de longs mugissements. Les chiens et les bergers les poursuivaient; mais les lions déchiraient la peau du grand boeuf, et buvaient ses entrailles et son sang noir. Et les bergers excitaient en vain les chiens rapides qui refusaient de mordre les lions, et n'aboyaient de près que pour fuir aussitôt.

Puis, l'illustre Boiteux des deux pieds représenta un grand pacage de brebis blanches, dans une grande vallée; et des étables, des enclos et des bergeries couvertes.

Puis, l'illustre Boiteux des deux pieds représenta un choeur de danses, semblable à celui que, dans la grande Knôssos, Daidalos fit autrefois pour Ariadnè aux beaux cheveux; et les adolescents et les belles vierges dansaient avec ardeur en se tenant par la main. Et celles-ci portaient des robes légères, et ceux-là des tuniques finement tissées qui brillaient comme de l'huile. Elles portaient de belles couronnes, et ils avaient des épées d'or suspendues à des baudriers d'argent. Et, habilement, ils dansaient en rond avec rapidité, comme la roue que le potier, assis au travail, sent courir sous sa main. Et ils tournaient ainsi en s'enlaçant par dessins variés; et la foule charmée se pressait autour. Et deux sauteurs qui chantaient, bondissaient eux-mêmes au milieu du choeur.

Puis, Hèphaistos, tout autour du bouclier admirablement travaillé, représenta la grande force du fleuve Okéanos.

Et, après le bouclier grand et solide, il fit la cuirasse plus éclatante que la splendeur du feu. Et il fit le casque épais, beau, orné, et adapté aux tempes du Pèléide, et il le surmonta d'une aigrette d'or. Puis il fit les knèmides d'étain flexible.

Et, quand l'illustre Boiteux des deux pieds eut achevé ces armes, il les déposa devant la mère d'Akhilleus, et celle-ci, comme l'épervier, sauta du faîte de l'Olympos neigeux, emportant les armes resplendissantes que Hèphaistos avait faites.

Chant 19

Éôs au péplos couleur de safran sortait des flots d'Okéanos pour porter la lumière aux immortels et aux hommes. Et Thétis parvint aux nefs avec les présents du dieu. Et elle trouva son fils bien- aimé entourant de ses bras Patroklos et pleurant amèrement. Et, autour de lui, ses compagnons gémissaient. Mais la déesse parut au milieu d'eux, prit la main d'Akhilleus et lui dit:

— Mon enfant, malgré notre douleur, laissons-le, puisqu'il est mort par la volonté des dieux. Reçois de Hèphaistos ces armes illustres et belles, telles que jamais aucun homme n'en a porté sur ses épaules.

Ayant ainsi parlé, la déesse les déposa devant Akhilleus, et les armes merveilleuses résonnèrent. La terreur saisit les Myrmidones, et nul d'entre eux ne put en soutenir l'éclat, et ils tremblèrent; mais Akhilleus, dès qu'il les vit, se sentit plus furieux, et, sous ses paupières, ses yeux brûlaient, terribles, et tels que la flamme. Il se réjouissait de tenir dans ses mains les présents splendides du dieu; et, après avoir admiré, plein de joie, ce travail merveilleux, aussitôt il dit à sa mère ces paroles ailées:

— Ma mère, certes, un dieu t'a donné ces armes qui ne peuvent être que l'oeuvre des immortels, et qu'un homme ne pourrait faire. Je vais m'armer à l'instant. Mais je crains que les mouches pénètrent dans les blessures du brave fils de Ménoitios, y engendrent des vers, et, souillant ce corps où la vie est éteinte, corrompent tout le cadavre.

Et la déesse Thétis aux pieds d'argent lui répondit:

— Mon enfant, que ces inquiétudes ne soient point dans ton esprit. Loin de Patroklos j'écarterai moi-même les essaims impurs des mouches qui mangent les guerriers tués dans le combat. Ce cadavre resterait couché ici toute une année, qu'il serait encore sain, et plus frais même. Mais toi, appelle les héros Akhaiens à l'agora, et, renonçant à ta colère contre le prince des peuples Agamemnôn, hâte-toi de t'armer et revêts-toi de ton courage.

Ayant ainsi parlé, elle le remplit de vigueur et d'audace; et elle versa dans les narines de Patroklos l'ambroisie et le nektar rouge, afin que le corps fût incorruptible.

Et le divin Akhilleus courait sur le rivage de la mer, poussant des cris horribles, et excitant les héros Akhaiens. Et ceux qui, auparavant, restaient dans les nefs, et les pilotes qui tenaient les gouvernails, et ceux mêmes qui distribuaient les vivres auprès des nefs, tous allaient à l' agora où Akhilleus reparaissait, après s'être éloigné longtemps du combat. Et les deux serviteurs d'Arès, le belliqueux Tydéide et le divin Odysseus, boitant et appuyés sur leurs lances, car ils souffraient encore de leurs blessures, vinrent s'asseoir aux premiers rangs. Et le roi des hommes, Agamemnôn, vint le dernier, étant blessé aussi, Koôn Anténoride l'ayant frappé de sa lance d'airain, dans la rude mêlée. Et quand tous les Akhaiens furent assemblés, Akhilleus aux pieds rapides, se levant au milieu d'eux, parla ainsi:

— Atréide, n'eût-il pas mieux valu nous entendre, quand, pleins de colère, nous avons consumé notre coeur pour cette jeune femme? Plût aux dieux que la flèche d'Artémis l'eût tuée sur les nefs, le jour où je la pris dans Lyrnessos bien peuplée! Tant d'Akhaiens n'auraient pas mordu la vaste terre sous des mains ennemies, à cause de ma colère. Ceci n'a servi qu'à Hektôr et aux Troiens; et je pense que les Akhaiens se souviendront longtemps de notre querelle. Mais oublions le passé, malgré notre douleur; et, dans notre poitrine, soumettons notre âme à la nécessité. Aujourd'hui, je dépose ma colère. Il ne convient pas que je sois toujours irrité. Mais toi, appelle promptement au combat les Akhaiens chevelus, afin que je marche aux Troiens et que je voie s'ils veulent dormir auprès des nefs. Il courbera volontiers les genoux, celui qui aura échappé à nos lances dans le combat.

Il parla ainsi, et les Akhaiens aux belles knèmides se réjouirent que le magnanime Pèléiôn renonçât à sa colère. Et le roi des hommes, Agamemnôn, parla de son siège, ne se levant point au milieu d'eux:

— Ô chers héros Danaens, serviteurs d'Arès, il est juste d'écouter celui qui parle, et il ne convient point de l'interrompre, car cela est pénible, même pour le plus habile. Qui pourrait écouter et entendre au milieu du tumulte des hommes? La voix sonore du meilleur agorète est vaine. Je parlerai au Pèléide. Vous, Argiens, écoutez mes paroles, et que chacun connaisse ma pensée. Souvent les Akhaiens m'ont accusé, mais je n'ai point causé leurs maux. Zeus, la moire, Érinnyes qui errent dans les ténèbres, ont jeté la fureur dans mon âme, au milieu de l'agora, le jour où j'ai enlevé la récompense d'Akhilleus. Mais qu'aurais- je fait? Une déesse accomplit tout, la vénérable fille de Zeus, la fatale Atè qui égare les hommes. Ses pieds aériens ne touchent point la terre, mais elle passe sur la tête des hommes qu'elle blesse, et elle n'enchaîne pas qu'eux. Autrefois, en effet, elle a égaré Zeus qui l'emporte sur les hommes et les dieux. Hèrè trompa le Kronide par ses ruses, le jour où Alkménè allait enfanter la force Hèracléenne, dans Thèbè aux fortes murailles. Et, plein de joie, Zeus dit au milieu de tous les dieux: — Écoutez-moi, dieux et déesses, afin que je dise ce que mon esprit m'inspire. Aujourd'hui, Eileithya, qui préside aux douloureux enfantements, appellera à la lumière un homme de ceux qui sont de ma race et de mon sang, et qui commandera sur tous ses voisins.’ Et la vénérable Hèrè qui médite des ruses parla ainsi: — Tu mens, et tu n'accompliras point tes paroles. Allons, Olympien! jure, par un inviolable serment, qu'il commandera sur tous ses voisins, l'homme de ton sang et de ta race qui, aujourd'hui, tombera d'entre les genoux d'une femme.’ Elle parla ainsi, et Zeus ne comprit point sa ruse, et il jura un grand serment dont il devait souffrir dans la suite. Et, quittant à la hâte le faîte de l'Olympos, Hèrè parvint dans Argos Akhaienne où elle savait que l'illustre épouse de Sthénélos Persèiade portait un fils dans son sein. Et elle le fit naître avant le temps, à sept mois. Et elle retarda les douleurs de l'enfantement et les couches d'Alkménè. Puis, l'annonçant au Kroniôn Zeus, elle lui dit: — Père Zeus qui tiens la foudre éclatante, je t'annoncerai ceci: l'homme illustre est né qui commandera sur les Argiens. C'est Eurystheus, fils de Sthénélos Persèiade. Il est de ta race, et il n'est pas indigne de commander sur les Argiens.’ Elle parla ainsi, et une douleur aiguë et profonde blessa le coeur de Zeus. Et, saisissant Atè par ses tresses brillantes, il jura, par un inviolable serment, qu'elle ne reviendrait plus jamais dans l'Olympos et dans l'Ouranos étoilé, Atè, qui égare tous les esprits. Il parla ainsi, et, la faisant tournoyer, il la jeta, de l'Ouranos étoilé, au milieu des hommes. Et c'est par elle qu'il gémissait, quand il voyait son fils bien- aimé accablé de travaux sous le joug violent d'Eurystheus. Et il en est ainsi de moi. Quand le grand Hektôr au casque mouvant accablait les Argiens auprès des poupes des nefs, je ne pouvais oublier cette fureur qui m'avait égaré. Mais, puisque je t'ai offensé et que Zeus m'a ravi l'esprit, je veux t'apaiser et te faire des présents infinis. Va donc au combat et encourage les troupes; et je préparerai les présents que le divin Odysseus, hier sous tes tentes, t'a promis. Ou, si tu le désires, attends, malgré ton ardeur à combattre. Des hérauts vont t'apporter ces présents, de ma nef, et tu verras ce que je veux te donner pour t'apaiser.

Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit:

— Très llustre Atréide Agamemnôn, roi des hommes, si tu veux me faire ces présents, comme cela est juste, ou les garder, tu le peux. Ne songeons maintenant qu'à combattre. Il ne s'agit ni d'éviter le combat, ni de perdre le temps, mais d'accomplir un grand travail. Il faut qu'on revoie Akhilleus aux premiers rangs, enfonçant de sa lance d'airain les phalanges troiennes, et que chacun de vous se souvienne de combattre un ennemi.

Et le sage Odysseus, lui répondant, parla ainsi:

— Bien que tu sois brave, ô Akhilleus semblable à un dieu, ne pousse point vers Ilios, contre les Troiens, les fils des Akhaiens qui n'ont point mangé; car la mêlée sera longue, dès que les phalanges des guerriers se seront heurtées, et qu'un dieu leur aura inspiré à tous la vigueur. Ordonne que les Akhaiens se nourrissent de pain et de vin dans les nefs rapides. Cela seul donne la force et le courage. Un guerrier ne peut, sans manger, combattre tout un jour, jusqu'à la chute de Hélios. Quelle que soit son ardeur, ses membres sont lourds, la soif et la faim le tourmentent, et ses genoux sont rompus. Mais celui qui a bu et mangé combat tout un jour contre l'ennemi, plein de courage, et ses membres ne sont las que lorsque tous se retirent de la mêlée. Renvoie l'armée et ordonne-lui de préparer le repas. Et le roi des hommes, Agamemnôn, fera porter ses présents au milieu de l'agora, afin que tous les Akhaiens les voient de leurs yeux; et tu te réjouiras dans ton cour. Et Agamemnôn jurera, debout, au milieu des Argiens, qu'il n'est jamais entré dans le lit de Breisèis, et qu'il ne l'a point possédée, comme c'est la coutume, ô roi, des hommes et des femmes. Et toi, Akhilleus, apaise ton coeur dans ta poitrine. Ensuite, Agamemnôn t'offrira un festin sous sa tente, afin que rien ne manque à ce qui t'est dû. Et toi. Atréide, sois plus équitable désormais. Il est convenable qu'un roi apaise celui qu'il a offensé le premier.

Et le roi des hommes, Agamemnôn. lui répondit:

— Laertiade, je me réjouis de ce que tu as dit. Tu n'as rien oublié, et tu as tout expliqué convenablement. Certes, je veux faire ce serment, car mon coeur me l'ordonne et je ne me parjurerai point devant les dieux. Qu'Akhilleus attende, malgré son désir de combattre, et que tous attendent réunis, jusqu'à ce que les présents soient apportés de mes tentes et que nous ayons consacré notre alliance. Et toi, Odysseus, je te le commande et te l'ordonne, prends les plus illustres des jeunes fils des Akhaiens, et qu'ils apportent de mes nefs tout ce que tu as promis hier au Pèléide; et amène aussi les femmes. Et Talthybios préparera promptement, dans le vaste camp des Akhaiens, le sanglier qui sera tué, en offrande à Zeus et à Hélios.

Et Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant, parla ainsi:

—Atréide Agnmemnôn, très llustre roi des hommes, tu t'inquiéteras de ceci quand la guerre aura pris fin et quand ma fureur sera moins grande dans ma poitrine. Ils gisent encore sans sépulture ceux qu'a tués le Priamide Hektôr, tandis que Zeus lui donnait la victoire, et vous songez à manger! J'ordonnerai plutôt aux fils des Akhaiens de combattre maintenant, sans avoir mangé, et de ne préparer un grand repas qu'au coucher de Hélios, après avoir vengé notre injure. Pour moi, rien n'entrera auparavant dans ma bouche, ni pain, ni vin. Mon compagnon est mort; il est couché sous ma tente, percé de l'airain aigu, les pieds du côté de l'entrée, et mes autres compagnons pleurent autour de lui. Et je n'ai plus d'autre désir dans le coeur que le carnage, le sang et le gémissement des guerriers.

Et le sage Odysseus, lui répondant, parla ainsi:

— Ô Akhilleus Pèléide, le plus brave des Akhaiens, tu l'emportes de beaucoup sur moi, et tu vaux beaucoup mieux que moi par ta lance, mais ma sagesse est supérieure à la tienne, car je suis ton aîné, et je sais plus de choses. C'est pourquoi, cède à mes paroles. Le combat accable bientôt des hommes qui ont faim. L'airain couche d'abord sur la terre une moisson épaisse, mais elle diminue quand Zeus, qui est le juge du combat des hommes, incline ses balances. Ce n'est point par leur ventre vide que les Akhaiens doivent pleurer les morts. Les nôtres tombent en grand nombre tous les jours; quand donc pourrions-nous respirer? Il faut, avec un esprit patient, ensevelir nos morts, et pleurer ce jour-là; mais ceux que la guerre haïssable a épargnés, qu'ils mangent et boivent, afin que, vêtus de l'airain indompté, ils puissent mieux combatte l'ennemi, et sans relâche. Qu'aucun de vous n'attende un meilleur conseil, car tout autre serait fatal à qui resterait auprès des nefs des Argiens. Mais, bientôt, marchons tous ensemble contre les Troiens dompteurs de chevaux, et soulevons une rude mêlée.

Il parla ainsi, et il choisit pour le suivre les fils de l'illustre Nestôr, et Mégès Phyléide, et Thoas, et Mèrionès, et le Kréiontiade Lykomèdès, et Mélanippos. Et ils arrivèrent aux tentes de l'Atréide Agamemnôn, et aussitôt Odysseus parla, et le travail s'acheva. Et ils emportèrent de la tente les sept trépieds qu'il avait promis, et vingt splendides coupes. Et ils emmenèrent douze chevaux et sept belles femmes habiles aux travaux, et la huitième fut Breisèis aux belles joues. Et Odysseus marchait devant avec dix talents d'or qu'il avait pesés; et les jeunes hommes d'Akhaiè portaient ensemble les autres présents, et ils les déposèrent au milieu de l'agora.

Alors Agamemnôn se leva. Talthybios, semblable à un dieu par la voix, debout auprès du prince des peuples, tenait un sanglier dans ses mains. Et l'Atréide saisit le couteau toujours suspendu auprès de la grande gaîne de son épée, et, coupant les soies du sanglier, les mains levées vers Zeus, il les lui voua. Et les Argiens, assis en silence, écoutaient le roi respectueusement. Et, suppliant, il dit, regardant le large Ouranos:

— Qu'ils le sachent tous, Zeus le plus haut et le très puissant, et Gaia, et Hélios, et les Erinnyes qui, sous la terre, punissent les hommes parjures:je n'ai jamais porté la main sur la vierge Breisèis, ni partagé son lit, et je ne l'ai soumise à aucun travail; mais elle est restée intacte dans mes tentes. Et si je ne jure point la vérité, que les dieux m'envoient tous les maux dont ils accablent celui qui les outrage en se parjurant.

Il parla ainsi, et, de l'airain cruel, il coupa la gorge du sanglier. Et Talthybios jeta, en tournant, la victime dans les grands flots de la blanche mer, pour être mangée par les poissons. Et, se levant au milieu des belliqueux Argiens, Akhilleus dit:

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