L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat (1/2)
LES INVITÉS A LA FÊTE LIBERTINE
Le moment impatiemment attendu de se rendre à cette campagne où l'on devait si bien s'amuser était sur le point d'arriver. Le palatin Morawiski, présenté chez la Marquise par le prélat, y avait dîné. Ce polonais, homme superbe à la vérité, mais ayant un certain air de gravité fière et de recueillement, qui décelait plus de penchant à l'ambition qu'aux folies voluptueuses, ne produisait pas sur l'âme et les sens de la Marquise l'impression que l'introducteur s'était promise. A peine au moment du champagne l'étranger parut-il s'humaniser, et pour lors, la transition fut si brusque, si affectée, qu'il sauta aux yeux des trois convives que cet homme venait de se dire: «Il convient cependant que je sois enfin sémillant et gai». La petite comtesse, à côté du prélat, lui serrait de temps en temps la main par dessous la nappe, pour lui faire comprendre combien elle le préférait pour menin, à son peu naturel ami. Au surplus, celui-ci n'avait rien dit ni fait qui ne fût marqué au coin des plus nobles manières et du savoir-vivre le plus raffiné. La fin du repas n'eût pas été bien amusante, si le comte, qui depuis le matin avait en poche la liste des acteurs de la future fête, enrichie de notes rapides qu'y avait jetées l'officieuse Couplet, n'eût tiré ce papier de sa poche et proposé d'en faire lecture. Ces dames témoignèrent que cela leur ferait grand plaisir. Le Tréfoncier se mit donc à lire ce qui suit:
«Les messieurs et les dames qui honoreront ce soir de leur présence ma petite fête, ayant bien voulu consentir à s'y rendre sans fracas en nombre pair, je me suis assurée d'avance de l'ordre que cet arrangement produira. Il en résulte que l'on verra se réunir à… les personnes ci-après désignées.
»Premier couple. Monsieur le comte…»
(Parlé.) C'est moi (Lu.) «Avec Madame la Comtesse de Mottenfeu.». (Parlé.) On nous a dispensés de notes. (Lu.) «Deuxième couple: Monsieur le palatin Morawiski; Madame la marquise…
La Marquise.—C'est nous; sans notes apparemment!
Le Comte.—Sans notes (Il continue de lire). «Troisième couple: Le comte Chiavaculi; lady Où veut-on.» (Parlé). Il y a certainement ici quelque faute d'orthographe. Je gagerais que le nom de cette Anglaise s'écrit autrement. Voyez.
Il montre ce nom comme il est imprimé plus haut: nous ignorons comment il s'écrivait en anglais.
La Comtesse.—les notes?
Le Comte, lit.—«Le comte Chiavaculi est un seigneur napolitain, auquel il manque la moitié de chaque jambe; on aura le plaisir d'apprendre de bouche à monseigneur l'histoire de cet accident[70]. Cet italien a l'infamie d'abhorrer ce que les dames ont de plus attrayant, et n'aime de leur sexe que ce qu'il a de commun avec le masculin, dont, en revanche, il est idolâtre. Je ne sais comment suffire aux prodigieux besoins et caprices de cet original. Au surplus, il est opulent et prodigue, et je l'ai d'autant plus volontiers inscrit au nombre de mes acteurs de ce soir, qu'il doit donner pour son compte, à la compagnie, la moitié d'un bien étrange spectacle. Lady, qui peut-être l'est un peu de contrebande, est du moins une dame fort riche. Elle se dit malade quoiqu'elle fasse à tort et à travers des excès qui supposent celui de la santé. Elle surpasse en luxure et en complaisance mes plastrons les plus infatigables. Elle veille, boit, jure, se bat au besoin avec ses amants et ses domestiques…»
[70] Comme ce détail ne se trouvait nulle part dans l'ouvrage du docteur, on s'est informé de ce comte Chiavaculi, et voici ce qu'on a recueilli concernant cet infortuné personnage. Beau comme un ange à l'âge de vingt ans, il eut le malheur de s'amouracher d'une bégueule. N'ayant pu séduire ce dragon de vertu, l'ardent jeune homme imagina la réussite du viol, et pour cela, certaine soubrette achetée avait laissé complaisamment entr'ouverte une fenêtre de la chambre à coucher. A l'heure où le Tarquin présomptif suppose sa cruelle bien endormie, il tente l'assaut: mais elle s'éveille au léger bruit, s'élance hors du lit; voit un homme sur le point d'enjamber chez elle, se trouble, s'irrite, le repousse si malheureusement pour lui que, renversé avec son échelle il y demeure engagé par les deux jambes, qui se brisent au-dessous des mollets. Avant que, d'après l'alarme donnée au dedans, on ait été voir dehors ce qui pouvait s'y passer, surviennent deux coquins; ceux-ci trébuchant, trouvent un homme évanoui, le dégagent, non pour lui donner du secours, mais pour pouvoir le dépouiller plus à l'aise dans un cul-de-sac peu distant. C'est là que le pauvre diable abandonné sans vêtements, et devant y passer une nuit longue et froide, a tout le temps de déplorer sa passion funeste et de maudire avec sa barbare amante, tout le sexe qui donne de l'amour. Il sent que sa vie est en danger, et fait vœu s'il échappe à la mort, de n'avoir de ses jours rien à démêler avec les femmes. Le jour lui procure enfin des soulagements, mais trop tardifs; on ne peut le sauver à moins qu'il ne consente au sacrifice de ses jambes incurables. Le Comte, guéri, devient dévot outré. Au bout de deux ans, la nature trop longtemps réprimée se révolte, prend le dessus. Du respect qu'on a pour le vœu cité naît le goût palliatif des gitons.
On s'y livre; il croît; il devient une passion, une rage enfin. Tous les pareils du comte n'ont pas à donner d'aussi bonnes excuses de leur dépravation. (N.)
La Marquise.—Voilà une jolie petite personne et de bien bonne compagnie, en vérité! Faites-nous grâce du reste de son article.
Le Comte, lit.—«Quatrième couple: sir John Kindlowe; Mlle d'Angemain. Note. Sir John, frère de lady, est un marin des plus bruts, mais beau comme le dieu Mars: dans l'Inde, où les femmes sont très précoces, il a pris la manie des enfants; à Paris, il lui en faut de onze à treize au plus, et, ce qui me fait enrager, c'est qu'il est assez connaisseur en pucelages; je suis aux expédients pour lui en fournir de véritables. Au surplus, il s'accommode de tout. Cet Anglais sera le second acteur principal du spectacle dont j'ai déjà parlé. Mlle d'Angemain est une fille de condition pauvre; mais parfaitement élevée, un peu passée, quoique jeune; elle fait peu d'heureux; mais pour les apprêts du bonheur, elle a des talents si rares que mes infirmes les plus désespérés ne passent jamais par ses mains sans se trouver en état de faire gagner l'avoine à quelqu'une de mes filles…»
La Comtesse.—Il me vient une idée, Comte, c'est d'arranger cette magicienne avec l'ami Dupeville: l'œuvre serait méritoire. C'est dommage de laisser ce talent au bordel.
Le Comte.—J'aime qu'on se souvienne ainsi de ses amis…
La Marquise.—Elle a raison. Dupeville a besoin d'une compagne. Elle a le cœur excellent. Nous ferons la fortune de cette demoiselle. Après?
Le Comte, lit.—«Cinquième couple: le baron Immer-Steiff; la Vicomtesse de Chaudpertuis (Parlé). Sans notes; mais je les connais tous deux; le baron est grand, gros et gras Bavarois, bon buveur, bon fouteur. (Pardon, cela m'est échappé.) Mais, pardieu! la chère vicomtesse, à qui j'ai eu l'honneur de rendre quelques hommages, aura bientôt fait d'ajouter une lettre au nom du pauvre diable[71].
[71] Immer-Steiff en allemand signifie toujours roide. En ajoutant un N à Immer, c'est Nimmer qui signifie jamais. (N.)
La Comtesse.—Cela nous passe: allez.
Le Comte, lit.—Sixième couple: M. Lecker (Parlé). Je le connais aussi; c'est le fils d'un riche banquier de Dresde (Il lit). «Et Mme de Condouillet. Note. Elle fait l'étroite et prétend n'admettre aucun homme de forte proportion à l'abordage. Mais, dix heures du jour sur le dos, elle lasse à la caresser trois chiens, son laquais, son coiffeur et son maître de musique.»
La Marquise.—La Couplet se moque des gens, quand elle veut nous mêler avec ce monde-là.
La Comtesse.—Point d'humeur, madame. De quoi s'agit-il enfin? de libertiner: nous faut-il pour cet objet la compagnie de vestales, de bégueules prétendant aux mœurs! Laissez-la dire, Comte, et poursuivez.
Le Comte.—Peste! Voici du grand!! (Il lit.) «Septième couple: le prince de Lowenkrafft; la princesse de Stolzinskoff. Note. Le prince est un seigneur danois, diplomatisé à Vienne, gourmé comme le comte de Tufière[72] bravache sur le chapitre de la vigueur; mais, comme à titre d'homme d'importance et d'allié d'Hercule, il a voulu se frotter à la princesse en question, cet homme, trop infatué de ses avantages, est tombé comme une mauvaise épître… D'arrogant vainqueur, il est devenu un ridicule esclave, humilié dix fois par jour par le service non secret de trois géants domestiques, dont l'insatiable princesse fait son amusement journalier. Cette dame au surplus est unique pour la haute stature, la perfection des formes, la blancheur et la finesse de la peau; mais elle a contre elle une fierté dédaigneuse si superlative, et son tempérament égoïste est si mal en proportion avec les ressources ordinaires que fournit notre bon pays, qu'elle est repoussante pour tous nos amateurs et n'en peut attacher un seul à son char.»
[72] Le héros du Glorieux de Destouches.
La Marquise.—Eh bien! Comtesse, celle-ci vous dégote, ma fille.
La Comtesse.—Je ne me pique pas d'être un môle de luxure contre lequel doivent se briser tous les désirs. J'aime à les faire naître, à les fomenter, à les satisfaire, à les ressusciter. J'en fais gloire. Personne ne sortit jamais humilié de mes bras, ni méditant le projet ingrat de n'y plus revenir. Sur ce pied, j'ose me préférer à celle qu'on m'oppose. Au reste, je la verrai ce soir, je prendrai sa mesure, et n'hésiterai pas à la défier si je la trouve digne de ma colère; on saura qui de nous deux a plus de talent et d'intrépidité.
Le Comte.—Magnanime dévouement! ma chère Comtesse; d'avance je parie pour vous…
La Marquise, à la comtesse.—Je suis enchantée d'avoir pu te piquer, puisque cela nous vaut d'avoir vu dans tout son jour la portée de ton insigne émulation…
Le Comte, interrompant.—Voilà qui est fort bien, mais si nous nous jetons ainsi dans les égarées, notre lecture ne finira jamais.
La Marquise.—Nous écoutons.
Le Comte, lit.—«Huitième couple! le marquis Dietrini; Mlle de Nimmernein. Note. Le marquis, beau, jeune et riche, Florentin, serviteur des dames a posteriori, sans cependant les négliger sur le pied courant. Mlle de Nimmernein…» (Parlé.) Celle-ci je la connais à fond. Voyons ce qu'en dit la note. (Lu.) Blonde parfaite, à qui l'horreur d'épouser un vieillard puant et bossu fit déserter l'Allemagne» (Parlé.) Le fait est véritable (Il lit.) «Elle est douce comme un agneau, se pâme dès qu'on la touche, se laisse violer tant qu'on veut; devient par une suite de sa constitution physique et morale, la victime de tous les caprices. Fille d'esprit, instruite, ayant des talents: tout lui convient comme elle convient à tout le monde. Avec les gens froids, elle raisonne, avec les enjoués, elle rit, boit avec les buveurs; jure et fait tapage avec les militaires; en un mot, joue, veille, hausse et baisse tous les tons, selon que l'exige la scène dans laquelle elle se trouve chargée d'un rôle.» (Parlé). Ce portrait est parfaitement ressemblant; toutefois, comme dans les moments décisifs, elle ne se mêle de rien et ne partage point la besogne, bien des gens pourraient ne pas goûter son indolente jouissance. J'ai eu le premier, à Paris, ce chef-d'œuvre germanique. Tête-à-tête avec Mlle de Nimmernein dans ma petite maison des boulevards, je la mets nue… Oh! sans hyperbole je crois voir respirer Galathée après le dernier coup de ciseau de Pygmalion. Ivre de désir, je la renverse à moitié sur le bord d'un grand lit, à mon approche, elle devient rose de la tête aux pieds: immobile, elle m'attend, me reçoit, me laisse faire sans se donner autre peine que celle de déployer en crucifix deux bras de proportion divine et de soupirer en murmurant: Herr Jesus! mein Gott! Ses entrailles frémissent. Je me sens à la nage et voilà deux grands yeux bleus fermés, ma nymphe morte, distillant après ma retraite l'humeur bouillante où je venais d'être noyé…
Cependant je me rappelle qu'une lettre d'affaire très importante exige de ma part une prompte réponse: j'écris trois pages et reviens à ma beauté. Elle n'a pas changé d'attitude: un baiser profond à travers deux rangs de perles lui fait pousser un soupir. «Que d'attraits!» m'écriai-je, pénétré d'admiration et semant partout mes brûlantes caresses. «Mais quoi! ne pourrais-je donc pas jouir de l'aspect enchanteur de ce que me dérobe votre pose actuelle?» Je n'ai pas achevé que déjà la charmante Nimmernein s'est roulée sur le ventre, les jambes pendantes, le râble horizontal et les fesses en valeur. Nouveau prodige de perfection! Je me sens renaître mille fois plus épris. Je baise et presse les superbes cheveux, je rends hommage à la chute des reins… miraculeuse…
«Sodann! se contente-t-on de me dire, d'une voix douce comme un flageolet, «mach urtig, mein herz; es thut mir weh!»
La Comtesse.—Ce qui signifiait?
Le Comte.—Oui-dà! fais vite, mon cœur: cela me fait mal.
La Marquise, souriant.—Voilà qui est à merveille. Mais si nous nous jetons comme cela dans les égarées, jamais la lecture ne finira.
Le Comte, lui baisant la main.—J'ai tort. (Il lit.) «Neuvième couple: M. le bailli de Fousept; Mme la Comtesse d'Ogreval. Note. Le bailli, à la vérité quoique approchant la cinquantaine, va bien quand il s'y met; mais cela ne lui arrive qu'une fois par semaine: c'est aujourd'hui son jour. Mme d'Ogreval, qu'il entretient, n'observe pas le même régime; le jour de travail de son ami est un de repos pour elle. Ils se mettent réciproquement la bride sur le cou pour cette nuit, où probablement Mme d'Ogreval fera des siennes.
»Dixième couple: le chevalier de Saint-Bernard; Mme Durut. Note. Cousin et cousine. Le cavalier, entre nous, est un moine en dignité qui garde l'incognito, sa parente, le chef-d'œuvre de l'embonpoint, est une délicieuse bourgeoise, veuve d'un négociant avare et millionnaire. Comme elle fait en tout l'opposé de son mari, elle met actuellement autant d'activité à dissiper le trésor que l'harpagon en mit à l'amasser. Sa fureur, est de faire la grande dame et la protectrice des talents. Elle soudoie deux abbés, beaux esprits, un violon de l'Opéra, un peintre en galanteries, et, sous main, elle soutient bon an mal an, dans Paris, quatre ou cinq gardes du corps[73].
[73] Mme Durut devait plus tard jouer un rôle important dans l'Ordre des Aphrodites.
La Marquise.—Cette femme pourra bien mourir à l'hôpital.
Le Comte, lit.—«Onzième couple: M. Cazzoforté; Mme de Brisamants. Note. C'est un arrangement fait d'hier. L'Italien a les vertus et les allures d'un crocheteur; je lui ai lâché cette bacchante pour l'assouplir.»
La Comtesse.—On pourra lui donner ce soir une petite leçon.
Le Comte, lit.—«Douzième couple: le commandeur Pottamico; Mlle de Pinamour. Note. Nouvel arrangement encore. Gens délicats; petits besoins, petits plaisirs, filés et rares…»
La Marquise.—Ces gens là seront bien déplacés ce soir! Ils m'affadissent! Passez.
Le Comte, lit.—«Treizième couple: V. Vanhuren; Mme de Foutencour.» (Parlé) Encore une de mes connaissances. Note. Vanhuren est un laid et lourd Hollandais qu'ont enrichi trois grosses banqueroutes; par goût, il n'aime que le dernier ordre des coquines, mais comme il s'est mis en tête de faire agréer par notre gouvernement je ne sais quel plan de manufacture, il a désiré de connaître quelque intrigante, capable d'appuyer son projet. A cet effet, je l'ai arrangé avec cette brûlante haridelle de Foutencour, aux grands airs, à la langue dorée, et qui, pour avoir violé, par-ci, par-là quelques jeunes présentés, croit tenir à tout. Son véritable crédit pourtant, porte sur les sous-ordres et valets de Versailles, dont il n'est aucun qui ne le sache par cœur, l'ayant, eue à leurs trousses depuis dix ans, pour mille sollicitations, sur le succès desquelles elle ne refusera jamais des acomptes, sauf à faire des ingrats et à tromper l'espoir de ses commettants…»
La Marquise.—Ah! Ah! Mme Couplet s'amuse à médire. C'est passer un peu les bornes de la simple instruction.
Le Comte, souriant.—La lecture ne finira jamais. (Il lit.) «Quatorzième couple: M. de Boutafond; Mme de Forgésy. Note. Boutafond, gentilhomme de province, à prétentions auprès des femmes à tempérament. Celles à qui je l'ai fourni s'en louent assez; il cherche à gagner quelque place ou à faire un mariage. Mme de Forgésy, jolie veuve, passablement riche, lui conviendrait. Mais elle m'a dit, en confidence, qu'elle compte l'essayer pendant six mois, afin de pouvoir être bien sûre de ne pas faire un pas de clerc, en épousant un homme dont les soins pourraient manquer de suite.»
La Comtesse.—Peste! Quelle prévoyance!
Le Comte, lit.—«Quinzième couple: le vicomte de Phallardi; la baronne Matevits.» (Parlé.) Encore une des miennes! (Lu.) «Note. Le vicomte, j'en suis bien sûr, a fourbi, depuis douze ans, plus de quatre mille créatures humaines. Jamais il ne voit la même deux fois, il en change tous les jours, et en voit plutôt deux qu'une. Jouant à ce jeu dangereux avec un bonheur incroyable, jamais il n'eut la moindre menace de mal vénérien…»
La Comtesse, interrompant.—On dit qu'il y a des êtres inaccessibles à la contagion. (Montrant la Marquise.) Elle, moi, bien d'autres en sont des exemples.
Le Comte, avec un soupir.—Ah! que ne puis-je aussi me citer! mais… loin d'ici, souvenirs funestes! Voyons le reste du vicomte. (Il lit.) «Cet enragé, depuis que l'eau d'un certain médecin[74] a pris faveur, s'est jeté dans la plus vile classe des malheureuses. La halle au blé, la rue Saint-Honoré, le boulevard même, il a tout écumé. Ce qu'il y a d'étonnant c'est que, dès qu'il rentre en bonne compagnie, cet homme est charmant. On n'a pas plus de politesse, plus d'égards pour les femmes honnêtes, plus de ce qui sait entraîner tous les suffrages. La Matevits, que je lui prête, et qu'il ne se piquera pas de baiser plus d'une fois, c'est une brune de cinq pieds trois pouces, qui met sa gloire à momiser[75] ses pratiques. Je n'ose l'employer avec des gens à petite santé, car je craindrais de commettre des assassinats. Elle aime aussi les femmes.
[74] L'eau de Préval.
[75] Dessécher, réduire à l'état de momie, c'est apparemment ce qu'a voulu dire la Couplet. (N.)
La Comtesse.—Bonne connaissance; je veux lui faire amitié.
Le Comte, lit.—«Seizième couple: le chevalier de Pinefière; Mlle des Ecarts. Note. Le chevalier ne finit jamais. Sa compagne, fille du grand genre susceptible de passions outrées, ardente comme un volcan, compte, dans son roman, vrai quoiqu'à peine croyable, six enlèvements et trois lettres de cachet. Deux fois elle s'est échappée par séduction; la troisième elle a mis en douceur le feu au couvent, et s'est tirée d'affaire à travers ce désastre. Elle a coûté la vie à trois adorateurs, mécontents de ses mauvais procédés, et que des rivaux plus heureux ont mis sur le carreau. Certain infidèle a reçu de l'héroïne elle-même un grand coup d'épée, en duel. Mlle des Ecarts enfin, majeure, sans famille et jouissant d'une fortune honnête, vit sans éclat, et l'on ne pense plus à ses folies.»
La Marquise.—Je ne sais plus, en vérité, si j'ose être de cette partie. Quel choix de gens.
La Comtesse.—Va te faire lanlaire avec tes scrupules. Comte, ne lui laissez pas le temps de nous dire des pauvretés, allez.
Le Comte, lit.—«Dix-septième couple: le vidame de Pillemotte; Mme de l'Enginière. Note. Un Gascon des mieux faits, des plus amusants, des plus vains et des plus gueux. Mme de l'Enginière l'entretient…» (Parlé). Je connais encore cette bretteuse-là. Sortant une nuit, avec elle, d'une maison de jeu, et n'ayant pas ma voiture, j'acceptai l'offre que madame de l'Enginière me faisait de me ramener: mais comme son équipage était, à dessein, je crois, une désobligeante[76] dans le fond de laquelle on me fit asseoir, force me fut d'avoir la dame sur mes genoux; elle avait eu la précaution de se trousser jusqu'aux hanches. Un instant après elle trouva que mes breloques la blessaient. Pour s'en délivrer elle eut la distraction de me déboutonner complètement: je compris, en homme du monde, ce que cela voulait dire et… je m'exécutai. La chose se passait tout au mieux: on m'avait fourré là, nous ne cessions point de parler de la société que nous quittions, des événements du jeu, des nouvelles du jour. Pourtant, lorsque Mme de l'Enginière, au delà des ponts, comprit que nous approchions de mon hôtel: «Il est temps de penser à nous, dit-elle, et voilà ma diablesse à se trémousser sur moi de manière à me faire craindre que la voiture ne se défonçât. L'ardeur brûlante de cette Messaline m'entraînait; je réalisai: Ça! me souffla-t-elle dans l'oreille comme on arrêtait pour me descendre, ne rentrez pas à la vue de votre livrée, sans vous bien envelopper de votre redingote.—Je ne savais d'abord ce que pouvait signifier ce conseil. Mais après l'avoir, à tout hasard, suivi, je fus au fait, lorsqu'aux lumières je me vis souillé du haut en bas, d'un déluge menstruel. Je n'y songe point encore sans effroi, moi l'ennemi juré de cette saloperie et qui suis bien dans mon état quant à l'horreur que me cause du sang ainsi versé.
[76] Voiture à une seule place. Il y en a peu. (N.)
La Marquise.—Voilà, sans contredit, la plus impudente coquine.
Le Comte.—D'autant mieux qu'elle riait aux larmes en me quittant… N'y pensons plus… (Il lit.) «Dix-huitième couple: dom Plantados; Mme de Curival. Note. Cette dame est la femme d'un vieux colonel suisse chez lequel dom Plantados, grand personnage fier et poltron, quoique Portugais, est trop circonspect pour mettre le pied: on ne se voit que chez moi. Je soupçonne Mme de Curival, qui n'est plus de la première nouveauté, de ne s'attacher le flegmatique et hautain Plantados qu'au moyen de quelque goût honteux qu'il aurait, et que je connais à son amie bien du penchant à contenter. Il est vrai que le ravage des couches a furieusement gâté les charmes antérieurs, et que les autres sont, au contraire, d'une beauté surprenante. Cette femme-là me fait gagner beaucoup d'argent. L'époux ombrageux est pour quelques jours à Versailles, ce qui donne de la marge pour ce soir.»
La Marquise.—Ces pauvres maris, comme on les dupe!
Le Comte, lit.—«Dix-neuvième couple: M. Eselsgunst[77]; Mme de Caverny».
[77] Eselsgunst signifie, en allemand, bel attribut de l'âme.
La Comtesse.—Quels diables de noms!
Le Comte.—«Note. Eselsgunst est un Allemand qui tient par je ne sais quel fil au corps diplomatique.» (Parlé). C'est le chargé d'affaires de deux ou trois de nos petits souverains germaniques. (Il lit). «Mme de Caverny, femme des plus jolies, penchant vers le sentiment, et, qui, malgré cela, n'a pas laissé de distribuer, chez moi, ses largesses à plus de cent personnes. Il faut du pain, Eselsgunst l'entretient mesquinement, mais au défaut de l'utile, on trouve chez lui l'agréable; c'est à quoi la sensible Caverny tient encore plus qu'à l'argent. Un rapport de conformation assez rare fait que ces deux êtres s'aiment beaucoup, et la dame ne s'est pas très volontiers décidée à se trouver là ce soir. Mais à l'argument sans réplique que son amant veut y recueillir de quoi mander quelque chose à sa cour par le courrier prochain, elle s'est rendue, et c'est ce qui vous procurera le plaisir de la voir.»
La Marquise.—Ces détails commencent à me fatiguer. Est-ce tout?
Le Comte.—Encore un article (Il lit.) «Vingtième couple: le chevalier de Pasimou; Mme des Clapiers.» (Parlé.) Je les ai furetés tous deux, ces clapiers-là. J'en connais peu d'aussi logeables.
La Marquise.—Vaurien, taisez-vous. (A la Comtesse.) Il va nous faire encore quelque commentaire saugrenu.
Le Comte.—Vous m'attaquez! Eh bien! pour vous faire enrager, j'ajoute avec fondement, que je crois avoir aussi pratiqué ce Pasimou, tandis qu'il portait la soutane. Voyons la note. (Il lit.) «Le plus beau jeune homme qu'on puisse voir, et peut-être le plus aimable. Ci-devant abbé.» (Parlé.) Tout juste, c'est le même. (Il lit.) «C'est maintenant un excellent officier.» (Parlé.) J'en suis fort aise (Il lit.) «Il a quelques défauts.» (Parlé.) Je lui ai connu celui d'être bardache, mais tant d'honnêtes gens le sont! (Il lit.) «Les femmes ont soin de lui.» (Parlé.) Les hommes, quand cela lui plaira, seront fort à son service.
La Marquise.—Insupportable homme, finirez-vous!
Le Comte.—Là, là, je promets de ne plus y mettre un mot du mien (Il lit.) «Les femmes ont soin de lui, mais il est si galant, si complaisant, et fait tant d'honneur à leur libéralité, qu'aucune n'est mécontente. C'est en un mot, le phénix des hommes à bonnes fortunes.» (Parlé.) C'est tout.
La Marquise.—J'aime ce Pasimou à la folie. Voilà comment il eût fallu que fussent tous nos cavaliers de ce soir.
Morawiski.—Et toutes nos dames comme vous (Il prend en même temps et baise amoureusement la main de la marquise.)
Le Comte (pariodant avec la comtesse).—Ou comme elle.
La Comtesse, souriant.—Peste! j'en suis aussi! (A Morawiski.) Ecoutez donc, mon cher palatin, vous avez bien fait de dire enfin quelque chose, car je vous croyais en léthargie.
Morawiski.—Daignez m'excuser, mais de si grands et de si chers intérêts viennent quelquefois me distraire de ce qui m'attache le plus, que je fais alors la sottise d'envoyer mon âme en Pologne, tandis que ma personne matérielle demeure où l'on me voit.
La Comtesse.—A la bonne heure, mais comme votre langue en fait partie, et qu'elle doit savoir dire de jolies choses, gardez-la-nous, s'il vous plaît.
La Marquise.—Pendant que nous nous amusons de balivernes, le temps se passe. (Elle regarde à sa montre.) Plus de cinq heures! et j'ai je ne sais combien de petites choses à faire avant de partir! (Au comte.) Y pensez-vous donc, méchant homme, de nous avoir ainsi mises en retard avec votre scandaleuse gazette!
Elle se lève et va s'occuper des petits soins qu'elle vient d'annoncer. La comtesse et les deux cavaliers vont, en attendant, prendre l'air sur une terrasse. Bientôt après on monte dans un carrosse à six chevaux et l'on vole au rendez-vous du pique-nique.