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L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat (1/2)

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L'ŒUVRE
DU
CHEVALIER ANDREA DE NERCIAT

INTRODUCTION

Le chevalier Andrea de Nerciat est un personnage presqu'encore inconnu. Ceux qui ont voulu s'occuper de sa vie ont été arrêtés jusqu'ici par l'absence des documents et n'ont fait en somme que reproduire l'article de Beuchot paru dans la Biographie Michaud. Ni M. Poulet-Malassis, rédacteur de la Notice bio-bibliographique signée B.-X. et qui parut en tête de la réédition des Contes nouveaux publiée par cet éditeur en 1867, ni M. Ad. Van Bever dans la notice qu'il a consacrée à Nerciat dans la deuxième série des Conteurs Libertins du XVIIIe siècle (Sansot, 1905), ni Vital-Puissant, auteur et éditeur, à Bruxelles, de la Bibliographie anecdotique et raisonnée de tous les ouvrages d'Andrea de Nerciat, par M. de C…, bibliophile anglais… (1876), n'ont donné de détails nouveaux sur l'existence d'un auteur dont M. Van Bever dit qu'il est «un des plus singuliers, par contre un des moins notoires parmi les écrivains érotiques du XVIIIe siècle».

Le même auteur déplore le «défaut d'anecdotes pour rappeler sa mémoire» et ajoute que «son bagage insuffisant à exprimer les traits de son caractère, mériterait d'éveiller la curiosité des historiens».

A défaut d'anecdotes, Eugène Asse publia dans Le Livre dirigé par M. Octave Uzanne un article très courageux où il exposait clairement tout ce que l'on connaissait de la vie du chevalier et faisait ressortir ses mérites d'écrivain. Enfin, M. Jean-Jacques Olivier[1] a donné des indications précieuses relativement à la représentation, à Cassel, d'un opéra-comique de Nerciat.

[1] La Cour du Landgrave Frédéric II de Hesse-Cassel, Paris, MCMV.

Il est juste d'ajouter qu'il doit exister, concernant le chevalier, des documents dont je n'ai pas pu trouver de traces; mais sans doute n'ont-ils pas été ignorés de Monselet qui, dans Les galanteries du XVIIIe siècle (Paris, 1862) dit: «L'auteur de Félicia est le chevalier de Nercyat (sic), de qui nous nous occuperons un jour». Cependant, s'il s'est étendu sur l'œuvre du chevalier, Monselet ne s'est jamais, à ma connaissance, occupé de sa biographie.

Ces documents ont été dans les mains de Poulet-Malassis, ou du moins on les lui avait promis.

En 1864, Poulet-Malassis publie une réédition des Aphrodites et insère à la fin du second volume une sorte de catalogue annonçant la publication des Œuvres complètes d'Andrea de Nerciat, et il ajoute: «Le dernier ouvrage de la série se composera d'une notice sur la vie d'Andrea de Nerciat, rédigée sur des documents entièrement nouveaux, et de correspondances inédites de Nerciat avec plusieurs femmes et divers gens de lettres, Beaumarchais, Rétif de la Bretonne, Grimod de la Reynière, Pelleport (auteur des Bohémiens), etc., le volume sera orné de fac-simile. On fait appel à l'obligeance des curieux qui connaîtraient des portraits de Nerciat et qui pourraient ajouter à l'ensemble déjà extraordinaire des pièces sus-mentionnées».

Mais le volume annoncé ne parut pas. Dès 1867, le même éditeur, à la fin de la notice qu'il avait rédigée pour la réédition des Contes nouveaux, ne mentionne même plus les femmes et écrit simplement qu'«il existe des correspondances de plusieurs gens de lettres du XVIIIe siècle, Beaumarchais, Rétif de la Bretonne, Pelleport entre autres, avec Andrea de Nerciat.» Et Vital-Puissant[2], parlant de ces correspondances, dit: «Leur impression avait été annoncée vers 1866 ou 1867, en pays étranger (Belgique), mais des renseignements certains nous ont appris que tout cela était resté à l'état de projet, pour être ensuite définitivement abandonné».

[2] Loc. cit.

La famille d'Andrea de Nerciat était originaire de Naples. Un aïeul, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, le frère Antoine Andrea perdit la vie en Afrique où il combattait, le 17 août 1619. La maison était éparse à Naples, en Sicile, dans le Languedoc. Une branche s'était établie en Bourgogne. J'ai trouvé[3] un document concernant un certain Louis Nercia, sous-lieutenant au régiment de Bourgogne. C'est un reçu de la somme de 20 livres qui lui ont été données par gratification et pour lui donner moyen de se rendre à sa charge. Le reçu est daté du 4 février 1697 et signé Louis Nercia.

[3] Bib. Nat. Mss. Pièces originales 2096.

*
*  *

L'auteur de Félicia était le fils d'un trésorier au parlement de Bourgogne. M. Maurice Tourneux a transcrit à Dijon et m'a communiqué l'extrait baptistaire qui dissipe l'incertitude où l'on était touchant la date de naissance d'«André-Robert Andrea de Nerciat né à Dijon 17 avril 1739, fils de Andrea, avocat au Parlement, et de Bernarde de Marlot. Parrain Claude André Andrea, avocat payeur des gages du Parlement, seigneur de Nerciat». Après avoir terminé ses études, et sans doute de bonnes études, car il était fort cultivé, le chevalier voyagea pour parfaire son instruction. Il parcourut l'Italie, l'Allemagne, apprenant l'italien, puis l'allemand, et la carrière des armes lui souriant, il alla prendre du service au Danemark.

La preuve de ce fait se trouve à la fin de la Dédicace placée en tête de la comédie: Dorimon ou le marquis de Clairville (Strasbourg, 1778). Le titre de cette pièce ne porte aucune indication d'auteur et cependant, c'est le premier et un des rares ouvrages que Nerciat ait signés. On lit après l'épître dédicatoire cette signature imprimée: le Cher De Nerciat, ancien Capitaine d'Infanterie au service de Danemark et ci-devant gendarme de la Garde de S. M. T. C.

A son retour en France, il resta militaire et entra dans la Maison du Roi. La compagnie de gendarmes de la garde dont il faisait partie fut comprise dans la réforme qu'opéra le comte de Saint-Germain par Ordonnance du Roi pour réduire les deux compagnies des gendarmes et chevau-légers de la garde du 15 décembre 1775. Nerciat se retira avec une pension et le grade de lieutenant-colonel, mais néanmoins il regretta beaucoup cette réduction. Ses regrets, il les mit en vers[4]:

Dieu des combats, je suivais tes timbales;
Aux bandes que l'on vit à Fontenoy fatales,
Foudres de guerre, ornements de la paix,
Je m'étais joint, mais un orage épais
De projets destructeurs menaça notre tête…
Sur nous fondit la première tempête…
Au bien futur nous fûmes immolés…
Quand du bien opéré l'on chômera la fête,
Vrais citoyens nous serons consolés.

[4] Prologue de contes nouveaux (Liège, 1777).

Et il ajoutait en note: «L'auteur servait dans les gendarmes de la garde, lorsqu'on réduisit cette compagnie et celle des chevau-légers au quart, et les deux compagnies de mousquetaires à rien».

Nerciat a dû peindre Monrose, le principal héros de ses romans, avec quelques-unes des couleurs sous lesquelles l'auteur se voyait. Et par endroits, il y a de l'auto-biographie dans ses ouvrages: «Les êtres bien nés, dit-il, bien inspirés, se livrent volontiers avec enthousiasme à la profession qu'ils ont embrassée. Monrose, militaire, crut devoir épier les moindres occasions d'apprendre son métier, et chercher par toute la terre à s'y rendre recommandable». Et auparavant Nerciat dit que Monrose fit partie de la compagnie des mousquetaires noirs et qu'il ne la quitta que lors de leur suppression.

Jusqu'au licenciement, Nerciat avait mené une vie assez mondaine et probablement assez dissipée, fréquentant aussi bien les mauvais lieux que certains salons où l'on devait apprécier ses talents de musicien et de poète compositeur de musique. Il allait chez le marquis de La Roche du Maine, ce Luchet dont les ouvrages avaient eu du succès, et dont la femme avait reçu une nombreuse compagnie jusqu'au jour où ils avaient dû partir ruinés par des mines dont s'occupait le marquis et déconsidérés à la suite des farces énormes des mystificateurs qui avaient pris le salon de la marquise pour théâtre de leurs exploits.

Nerciat avait dû pénétrer dans ce milieu brillant et bruyant, présenté par un de ses aînés, Jean-Louis Barbot de Luchet, chevalier de Saint-Louis, qui faisait partie des gendarmes de la garde depuis le 20 octobre 1745 et y demeura jusqu'à la réforme. Selon toute vraisemblance, c'était un parent du marquis. Nerciat devait retrouver plus tard ce dernier.

C'était une époque où l'amour était à la mode. Nous n'en avons plus idée aujourd'hui où l'on a tant parlé d'amour libre.

L'amour, l'amour physique apparaissait partout. Les philosophes, les savants, les gens de lettres, tous les hommes, toutes les femmes s'en souciaient. Il n'était pas comme maintenant une statue de petit dieu nu et malade à l'arc débandé, un honteux objet de curiosité, un sujet d'observations médicales et rétrospectives. Il volait librement dans les parcs ombreux où le dieu des jardins prenait ses aises.

Andrea de Nerciat aima l'amour et il en étudia passionnément le physique, pénétrant les mystères des sociétés d'amour, et les secrets de cette maçonnerie galante qui, sans savoir toujours qu'elle répandait en même temps le goût de la liberté, propageait le culte de la chair en Europe.

Nerciat menait une vie voluptueuse et sobre. Quoique né à Dijon, il boit peu de vin. Ce contraste entre son goût et ses origines est si frappant qu'il le trouve digne d'être chanté et ce Bourguignon s'excuse auprès de Bacchus[5]:

Dieu que Jupin fit jaillir de sa cuisse,
Je te dois hommage féal,
Et pourrais, étant ton vassal
Près de toi trouver du service…
De mon devoir je m'acquitterais mal;
N'ayant pu me former en Allemagne, en Suisse,
Souffre que du tendre Appollon
Je préfère le violon
A tes discordantes cymbales:
Ce choix n'est ingrat, ni félon.

[5] Loc. cit.

Le galant chevalier avait consacré, à écrire des ouvrages licencieux et brillants, les loisirs que lui laissaient son service, l'amour et ses occupations mondaines. Il avait écrit les Aphrodites qui ne devaient paraître qu'en 1793, et le Diable au corps qui ne devait paraître qu'en 1803, après sa mort, et dont on venait de lui dérober la première partie que l'on publia à son insu en Allemagne quelque temps après. On venait de faire paraître malgré lui, mais en respectant son anonymat, un ouvrage dont les premières éditions se sont vendues ouvertement et qui est son chef-d'œuvre: Félicia ou mes Fredaines. Le succès en était très vif, mais l'édition était fort incorrecte, au dire de l'auteur que cela chagrinait infiniment.

En outre, le chevalier avait fait recevoir par le théâtre de Versailles, une comédie[6] en prose (déjà mentionnée) Dorimon, ou le marquis de Clairville, qui fut jouée le 18 décembre 1775, trois jours après que le roi eût rendu la fatale ordonnance.

[6] Elle était tirée d'une nouvelle, un roman, qu'il avait écrit «en pays étranger».

L'effet de cette représentation n'ayant pas été celui qu'espérait Nerciat, il se remit à voyager pour compléter encore son instruction. Il alla en Suisse, retourna en Allemagne, écrivant des petits vers et composant de la musique légère pour se consoler du licenciement qui avait brisé sa carrière, de sa déconvenue théâtrale et des chagrins d'amour auxquels il fait allusion dans le Prologue déjà cité:

Brûler encens à Paphos, à Cythère,
Fut l'office de mon printemps;
Mais hélas! ne dure longtemps
De prêtre de Vénus le galant ministère.
Sage est celui qui n'attend de déplaire
A la déesse et qui prend son congé;
Elle ne veut dans son clergé
Que jeunes clercs, et les novices
Sont revêtus des meilleurs bénéfices…
J'eus, dans mon temps, un bon archevêché…
Par le destin jaloux il me fut arraché…
En noirs cyprès mes myrtes se changèrent…
Prieurés ne me consolèrent…
Adieu Vénus, adieu, adieu charmant Amour
Je suis de trop à votre aimable cour.

Quelle était cette femme qu'il appelle indévotement un bon archevêché? Sans doute, celle qu'il a dépeinte sous les traits de Félicia, dont il fera plus tard la principale dignitaire de l'ordre des Aphrodites.

Il faut ajouter que Nerciat dédia à une femme qu'il dissimulait sous les initiales: M. L. D. D. sa comédie, lorsqu'il la fit paraître, et qu'un des morceaux de ses Contes nouveaux intitulé: Vérité est dédié à Mlle Angélique d'H…

Il erra ainsi pendant toute l'année 1776, ne trouvant où se fixer, triste et ne sachant que faire. C'est en vain qu'il se montre dans une allégorie[7] consolé par la visite de Momus, le dieu plaisant:

[7] Prologue des Contes Nouveaux.

Ainsi parlais quand figure comique,
A l'œil perçant, au sourire cynique,
Brusquement s'offrit à mes yeux.
Or, je lui dis: «Etranger si joyeux,
Qui cherchez-vous? Est-ce moi?—C'est vous-même,
Reconnaissez un dieu qui vous plaint et vous aime:
Plus gai que vous, quoiqu'aussi réformé[8].
—Qui? Momus!—Vous m'avez nommé.—
—Certes, votre visite est un honneur extrême…
—Sans compliment, mon cher, écoute-moi:
Ne pense plus à ta Maison du Roi,
Et quitte ce visage blême.»
Du Dieu l'influence suprême
Agit soudain; mon cœur est délivré,
Et mon esprit follement enivré.

[8] Il est vrai qu'on ne rit plus (note de Nerciat).

Il ajouta: «Tu ne veux donc au Parnasse
Te présenter? On n'y peut trouver place,
Phœbus[9] en vain se laisse importuner;
Je lui connais, aux hôtels de Mémoire,
De Vrai Goût, d'Estime et de Gloire,
Vastes logements à donner:
En obtenir, c'est une mer à boire;
A ce ne faudra t'obstiner.

[9] Phœbus. Apollon s'entend; car le vrai Phœbus est de nos jours singulièrement accessible (note de Nerciat).

Voici le fait: orner la double cime
Où règne le dieu de la rime,
Est cas soumis à de nouvelles lois,
Au pied du mont tourne un immense abîme
Que sur un pont l'on passait autrefois:
Ce pont rompit sous trop pesante armée
D'écrivains stériles et froids,
Cohorte à jamais diffamée,
On réparait: la foule envenimée
Des envieux et des rivaux
Ne laissait faire, abattait les travaux:
Lors toute voie à ces gens fut fermée,
Grand nombre se précipitaient,
Dans le bourbier barbottaient, périssaient.
Cependant élite estimée
Pour vrais talents, et d'Apollon aimée,
Visites de Pégase avait,
Qui sur son dos, favoris recevait;
Puis malgré l'effort du pygmée
Invectivant d'une voix enrhumée,
Pégase, fier, sous grand homme arrivai
Au temple de la Renommée.
L'usage plut; or, il est demeuré.
Le pont jamais ne sera réparé,
De l'avenir ne te mets donc en peine
Sans cabaler, obéis à ta veine;
Signale-toi: rien ne peut empêcher
Que le père de l'Hippocrène[10],
Où que tu sois, ne te vienne chercher:
Franchir sans lui l'espace, est entreprise vaine,
De temps en temps je viendrai t'inspirer,
Non traits amers, qui pourraient t'attirer
De l'univers le mépris et la haine,
Comme à Rufus[11], à Défontaine[12],
Insolents que Thémis fit bien de châtier;
Non de ces traits que Fréron, Chevrier[13]
Versaient, dans leur noire migraine,
Sur un mercenaire papier;
Mais traits plaisants, tel qu'au bon Lafontaine
Je les triais dans Boccace et la Reine[14];
Tels qu'en offrais au délicat Vergier[15].
Causticité, de son impure haleine,
Jamais ceux-ci n'osa souiller,
Ni leur chefs-d'œuvre barbouiller.

[10] Pégase toujours (note de Nerciat).

[11] Rufus. Rousseau, qui fut grand poète, grand brouillon: maintenant tout le monde est au fait de ses torts et des ses malheurs. La postérité ne connaîtra que ses talents vraiment admirables (note de Nerciat).

[12] Desfontaine. Je me suis permis d'altérer, pour le besoin de la rime le nom d'un méchant qui a défiguré tant de réputations pour le seul besoin de faire du mal. Je renvoie, pour les détails qui le concernent, à son ami Voltaire (note de Nerciat).

[13] Fréron et Chevrier. Loin de vouloir insulter à la mémoire de ces illustres morts, je crois au contraire aider à la justifier, en supposant que la haine et la médisance étaient chez eux plutôt une maladie que des vices (note de Nerciat).

[14] Dans les contes de la reine de Navarre, dans l'Arioste et ailleurs (note de Nerciat).

[15] Vergier, auteur, entre autres, du charmant conte du Rossignol (note de Nerciat).

Mieux te plairaient les jeux de Melpomène,
Ceux de Thalie et d'Erato[16]?
Tu viens trop tard, la lice est pleine.
D'Euterpe[17] tu voudrais au chant de la Syrène
Mêler le brillant concerto?
Un noble délire t'entraîne?…
Prétends-tu disputer l'arène
A Philidor, à Monsigny?…
Redoute pour le moins, la lance de Grétry…
Fais contes bleus, mon cher, ils donnent moins de peine.
—Soit, dis-je au dieu des quolibets,
Mais sur Alizons et Babets
M'apprendrez-vous anecdotes certaines?
—N'en faut douter: leurs piquantes fredaines,
Et celles de Rabais-Coquets,
Et celles d'Eventés Plumets,
Dans mon recueil se trouvent par centaine;
A côté de ces freluquets
Figure aussi mainte dame hautaine,
Du livre précieux je te fais abandon.
Tiens, prends.—Ajoutez à ce don,
Dieu généreux… (j'osais à peine)
—Quoi?—Le burin du divin Lafontaine[18].
—Hélas! mon cher, il me l'avait rendu;
Mais, étourdi, je l'ai perdu:
Sottise insigne et malheureuse,
Puisqu'en dépit de travail assidu,
Vulcain, ne retrouvant trempe si merveilleuse,
S'est avoué, sur ce point, confondu,
Butin de qualité douteuse
Est celui qu'un tel a reçu[19].
Du défaut l'on s'est aperçu.
Faute de mieux, celui-ci je te donne,
S'il est chétif, seul n'as été déçu:
Comme à plus d'un faudra qu'on te pardonne».

[16] Jeux de Melpomène, de Thalie, d'Erato tragédies, comédies, opéras. Pour peu que des contes soient passables, ils tombent aussi dans les mains de lecteurs qui n'ont pas toujours présents les départements des muses (note de Nerciat).

[17] D'Euterpe, etc., concerto. Mettre des opéras en musique (note de Nerciat).

[18] La Fontaine qui me paraît aussi divin dans son genre qu'Homère dans le sien (note de Nerciat).

[19] Qu'un tel a reçu. J'avais en vue quelqu'un dont le nom m'empêchait de faire mon vers. Les inconvénients de mètre se font sentir dès les premiers pas (note de Nerciat).

Ces mauvais vers sentent un peu le désenchantement. Nerciat se met au courant de la littérature allemande; Il goûte surtout les poètes de l'Association anacréontique: Gleim, Uz et particulièrement le major Christian Ewald de Kleist qui avait été tué en 1759, dont Uz avait chanté la mort et que le prince de Ligne invoquait en vers:

Kleist, Horace des Germains
Inspire-moi de l'Elysée,
Puissent les vers qui passent par mes mains
Se ressentir de ta tournure visée.

Nerciat l'appelle: «Poète délicieux, un des plus beaux génies que l'Allemagne ait produits».

Vers la fin de 1776, le chevalier parcourt Bruxelles, Namur, Louvain. Il compose ses Contes nouveaux, ouvrage faible dont tout l'intérêt réside dans les détails autobiographiques qui y sont consignés. Nerciat fait alors connaissance avec le prince de Ligne qui agréa la dédicace des contes nouveaux. Ils parurent l'année suivante, A Liège, lit-on sur le titre, et le nom de l'auteur se trouve à la signature de l'Epître dédicatoire. Ces contes n'étaient ni libres ni très spirituels, mais souvent trop longs et d'une lecture assez pénible. Nerciat avait perdu sa grâce et son charme, il s'ennuyait et ennuyait les autres. Son amitié avec le prince de Ligne dut être assez intime. Si l'on en croit une note des Contes nouveaux, Nerciat pouvait se vanter de connaître les secrets du Prince.

Celui-ci, cependant, n'a jamais, à ma connaissance, cité nommément Nerciat, c'est tout au plus si dans cette œuvre considérable, où les beautés ne manquent pas et qui parut en 24 volumes à partir de 1795, sous le titre de Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires, j'ai trouvé une note qui pourrait se rapporter à Nerciat. Il s'agit de la Noce interrompue, comédie en trois actes, mêlée d'ariettes. Le prince de Ligne dit: «Je voudrais avoir la musique qui avait déjà été faite pour cette petite pièce: mais je ne sais ce qu'elle est devenue, pas plus que celui-ci qui l'avait composée. Ce que je sais, c'est que je n'ai pas eu le temps de la faire exécuter».

Ensuite Nerciat se remet à voyager et sans doute devint-il à cette époque un agent secret comme Mirabeau, comme Dumouriez. On le retrouve en 1778 à Strasbourg où il fait paraître sa comédie de Versailles: Dorimon ou le marquis de Clairville. Il visite les bords du Rhin et fait réimprimer en Allemagne, pour sa satisfaction, Félicia, dont il n'existait pas d'édition correcte. Ensuite on perd sa trace jusqu'en 1780.

*
*  *

En 1780, la cour du Landgrave de Hesse-Cassel brillait de son plus grand éclat. On n'y avait jamais connu une telle splendeur. Le rococo y triomphait et à la vérité, ce faste n'allait pas sans mesquinerie; il sentait l'imitation. Il avait été importé de France et les bons Hessois ne voyaient pas tout ce luxe étranger d'un bon œil. Le Landgrave Frédéric II était monté sur le trône, en 1760, succédant à son père Guillaume VIII. Frédéric avait prouvé sa valeur en combattant à la tête des troupes hessoises pendant la guerre de Succession d'Autriche. Pendant la guerre de Sept Ans il avait passé au service de la Prusse et en février 1759, le Roi dont il devait devenir un homonyme l'avait nommé général d'infanterie et vice-gouverneur de Magdebourg. Frédéric de Hesse-Cassel avait un caractère fantasque fait de mysticisme et de scepticisme. Son goût pour les pompes extérieures l'avait amené à se convertir au catholicisme et, pour rassurer son père alarmé par cette conversion, il signa sans difficulté l'Acte d'assurance où il s'engageait à réserver aux protestants les fonctions de l'Etat et à n'accorder aux catholiques que le libre exercice de leur culte. Il était dévot à ses heures, mais l'on dit aussi qu'il n'avait passé dans l'Eglise Romaine que dans l'espoir d'obtenir la couronne de Pologne.

A sa cour, on ne parlait que le français, on s'efforçait d'avoir une élégance française, on observait l'étiquette de Versailles, car le Landgrave méprisait tout ce qui était allemand et particulièrement la littérature allemande pour laquelle commençait alors l'époque des chefs-d'œuvre. La beauté des troupes de Hesse était renommée. Frédéric II amassa un trésor de 60 millions de thalers en vendant des mercenaires à l'Angleterre pendant la guerre d'Amérique.

Cette prospérité permit au landgrave de satisfaire ses goûts fastueux. Il fit venir de France un architecte, Simon-Louis Ry qui embellit Cassel, abattant les remparts, dessinant des jardins à la Lenôtre. Tischbein, peintre allemand, mais de talent si français qu'on l'a comparé à Nattier, fut chargé de la décoration des appartements princiers.

Le landgrave entretint aussi une troupe dramatique et lyrique qui jouait les chefs-d'œuvre classiques de la scène française, les opéras et les opéras-comiques français, car Frédéric, contre le sentiment de l'Allemagne du XVIIIe siècle, préférait la musique française à l'italienne, de même qu'il mettait avant toutes les autres la littérature française de son temps. La dévotion du Landgrave ne l'empêchait pas au demeurant de partager les idées des Encyclopédistes et d'honorer Voltaire avec lequel il correspondait.

A cette époque, le philosophe de Ferney était fort embarrassé d'un de ses admirateurs qui se trouvait dans une mauvaise situation.

Jean-Pierre-Louis Luchet, Marquis de La Roche du Maine, puis marquis de Luchet, était né à Saintes en 1774. Il avait pris du service dans un régiment de cavalerie et avait démissionné pour épouser une Genevoise. A Paris, il mena grand train et se tailla de beaux succès littéraires. Mais la marquise eut le tort d'admettre dans son salon les mystificateurs fameux pour avoir turlupiné ce bizarre et ridicule Poinsinet qui finit par se noyer dans le Guadalquivir, à Cordoue: «Notre langue lui doit, disent les Mémoires secrets, de s'être enrichie du terme de mystification, terme généralement adopté, quoi qu'en dise M. de Voltaire, qui voudrait le proscrire on ne sait pourquoi».

Mais ces mystificateurs, parmi lesquels on comptait le comte d'Albanel, l'avocat Coqueley de Chaussepière, les acteurs Préville et Bellecour, de la Comédie-Française et un commis dans les fourrages qui était connu sous le nom de Lord Gor, firent d'autres victimes que Poinsinet et ils mystifièrent grossièrement différentes personnes. Sur la plainte d'une dame de qualité, la police intervint. Il y eut des menaces de prison. Cette affaire finit par s'arranger, mais tout le monde tourna le dos aux Luchet et toutes les portes se fermèrent devant eux.

A cela vint s'ajouter la faillite du marquis qui s'occupait de mines. Il dut fuir et après un séjour chez Voltaire, il s'en alla à Lausanne où il fonda en 1775 les Nouvelles de la République des Lettres. Il engloutit ainsi ce qui lui restait de fortune. C'est alors que Voltaire le recommanda au landgrave de Hesse-Cassel qui l'accueillit.

Luchet était un homme agréable et disert. Les Allemands, même ses ennemis, accordaient qu'il fût un «connaisseur en beautés théâtrales comme presque tous les Français de qualité». Sa réputation de littérateur était faite.

Il plut beaucoup à Frédéric II qui dès le 1er juin 1776 écrivait à Voltaire: «Plus je connais M. de Luchet, plus je l'estime. Quel charme dans la conversation; quelles idées nettes! Il s'exprime avec la plus grande facilité et précision. Je l'ai fait directeur de mes spectacles et l'on dirait qu'il est fait exprès pour cette place». C'est pour Luchet l'époque des triomphes: il est successivement nommé conseiller privé, directeur du Théâtre-français, surintendant de l'orchestre de la cour, bibliothécaire du Muséum de Cassel, secrétaire perpétuel de la Société des Antiquités fondée à Cassel en 1777, historiographe du Landgrave, vice-président du cercle du commerce à Cassel. Il était déjà ou allait devenir membre de la Société d'Agriculture de Berne, des Académies de Marseille, de Turin, de Dijon, de Saint-Pétersbourg, d'Erfuhrt, de celle des Arcades, de la Société des Antiquaires de Londres, de la Société royale de Lunebourg, de l'Institut de Bologne, etc. Tout-puissant à la cour du Landgrave, il y introduit des compatriotes.

Comme intendant de la musique et des spectacles de la cour, le marquis recrutait et dirigeait la troupe française, qui jouait à Cassel, et suivait la cour dans ses déplacements d'été, à Wabern, à Geismar, à Weissenstein. Dans ces résidences on jouait devant la cour seule.

M. de Luchet s'occupait de la mise en scène et c'est lui qui désignait les pièces à représenter. Sachant que le Landgrave serait flatté que l'on jouât pour la première fois à Cassel des œuvres d'auteurs français, Luchet recherchait les pièces nouvelles.

Vers la fin de 1779 il reçut l'offre d'un opéra-comique. Celui qui l'offrait, et qui était l'auteur des paroles et de la musique, s'appelait le Chevalier Andrea de Nerciat. Le marquis de Luchet, qui l'avait connu à Paris, brillant officier de la maison du Roi, se dit que ce serait une bonne recrue pour la cour de Frédéric, que ce lieutenant-colonel français, auteur et musicien, et lui répond que l'opéra-comique est reçu et que si l'auteur se trouve sans situation, il n'a qu'à venir à Cassel où on lui en trouvera une.

Le chevalier de Nerciat fut très flatté. Il pensa qu'on utiliserait ses talents comme sous-directeur des spectacles ou dans quelqu'autre fonction du même genre et se mit en route. Il arriva à Cassel dans les premiers jours de février 1780 et fut très bien reçu. Il se logea dans la haute ville neuve[20]. On le nomma aussitôt conseiller et sous-bibliothécaire de S. A. S. le landgrave Frédéric II. Nerciat n'entendait rien à cette fonction, mais il accepta le poste, en attendant mieux. Par reconnaissance, peu de jours après son arrivée, il donna lecture à la Société d'Antiquités d'un discours dans lequel il manifestait son étonnement devant les projets magnifiques d'un prince, un des plus grands pour la protection qu'il accordait aux sciences et aux arts, un des meilleurs pour le souci qu'il prenait du bien-être de ses sujets: c'était un Titus, un Auguste, etc. Le discours eut le succès qu'on en attendait et Nerciat devint un courtisan apprécié dans la cour frivole du landgrave.

[20] Je pense qu'Andrea de Nerciat venait de se marier. Sa femme mourut probablement en couches en 1782. Quoi qu'il en soit, le chevalier se remaria en 1783.

Le marquis de Luchet y tenait la première place. On l'appelait «le roi du pays». Il régnait véritablement, décidant de tout ce qui avait trait au goût, à l'élégance, à l'étiquette, et Frédéric l'écoutait avec déférence. Il y avait aussi le marquis de Trestondam, qui de 1772 à 1780, figure sur les états de la cour comme «premier gentilhomme de vénerie». Il était glückiste et musicien de talent. Ses talents sur le violon étaient, paraît-il, incomparables, il y joignait ceux de danser le menuet à ravir et d'être redoutable dans ses fréquents duels. A partir de 1781, il seconda Luchet comme sous-intendant de la musique. On voyait aussi un maestro nommé Fiorillo qui écrivait des Opéras légers, un chimiste du nom de Prizier qui coûtait cher au Landgrave, un français officier au service de la Hesse, le marquis de Préville, des savants comme Forster, Johann von Müller, Sœmmering, Dohm, des artistes comme Böttner et Nahl, et le chevalier Andrea de Nerciat qui parmi tous ces courtisans dont les conservations roulaient sur l'art militaire, l'Encyclopédie, le magnétisme, la littérature ou la musique, racontait avec grâce ses voyages ou gravement tenait des propos sur la philosophie française. Ce dernier trait est rapporté par Lynker, un des rares auteurs qui mentionnent Nerciat; et c'est d'ailleurs tout ce qu'il en dit[21].

[21] Geschichte des Theaters und der Musik in Kassel bearbeitet von verstorbenen Hof-Theater-Sekretär W. Lynker, etc. (Kassel, 1865).

On représenta l'ouvrage du Chevalier, Constance ou l'heureuse témérité, opéra-comique en trois actes, au Komœdienhaus de Cassel où le Théâtre-français donnait ses représentations.

On peut supposer que le duc de Wurtemberg assistait au spectacle et que c'est sur sa demande que Nerciat lui envoya le manuscrit de la partition de Constance, qui est conservé à la bibliothèque de Stuttgart. La cour et la ville étaient réunies, le chef d'orchestre était un français nommé Finet et l'Opéra-comique eut un succès que n'encouragea pas le glückiste marquis de Trestondam. Le sujet de Constance ou l'heureuse témérité «n'offre rien de nouveau, dit M. Jean-Jacques Olivier[22]. C'est l'éternelle histoire de l'ingénue promise à un barbon ridicule et qui, secondée par une soubrette intrigante, parvient à force de ruses à épouser son jeune amant. Mais le livret est coupé avec adresse et les couplets sont joliment tournés.

[22] Loc. cit.

«Pour la partition, si elle contient des maladresses et des négligences de style, qui dénotent un travail d'amateur, elle renferme un grand nombre de morceaux d'une heureuse inspiration, où ne manque ni la couleur, ni la vivacité.»

Ces paroles de l'Air de Finette donneront une idée du livret de Constance:

Si je me donne un mari,
Je ne le veux ni joli
Ni galant, ni fait pour plaire,
Un benêt, c'est mon affaire,
Il en est tant Dieu merci.
Pour époux, vive une bête,
Madame fait à sa tête,
Elle gouverne monsieur
Et d'un maître sans malice
Fait, au gré de son caprice,
Son très humble serviteur.

Et voici encore celles-ci, de l'Air de Madame Armand:

Se faire craindre d'un époux
Est un méprisable avantage.
D'une femme sage
L'empire est plus doux;
Pour la paix du ménage,
De la part d'un jaloux.
Elle sait avec courage
Souffrir un léger outrage
Les caresses, la douceur
Ramènent un mari volage,
Il fuit l'humeur;
Beauté qui veut être affable
De l'homme le moins traitable
Désarme enfin la rigueur.

Certains livrets d'aujourd'hui ne valent pas celui de l'heureuse témérité.

La même année, Nerciat fit paraître le texte de son opéra-comique, à Cassel, mais la musique resta inédite. Jusque-là le chevalier n'avait guère été dans cette bibliothèque dont il était le Sous-Bibliothécaire. Il n'avait pas eu le temps. Mais le Bibliothécaire en chef le rappela à ses devoirs. Le marquis de Luchet avait en effet trouvé en venant à Cassel que les livres de la Bibliothèque étaient mal classés. Un de ses amis lui avait fait une description de la Bibliothèque du comte de Clermont. Luchet s'enthousiasme pour le plan d'après lequel elle avait été conçue, et ayant adopté ce plan, il rédige un Projet d'arrangement de la Bibliothèque dans le Muséum Fridericianum présenté à Son Altesse Sérénissime Mgr le Landgrave, par son premier Bibliothécaire à Cassel ce 29 février 1779. Tout était rangé sous cinq dénominations ou facultés: Théologie, Jurisprudence, Sciences et Arts, Belles-Lettres, Histoire. Le Landgrave adopte aussitôt le projet et le marquis fait diligence pour qu'il soit exécuté. Les livres sont envoyés au relieur et au fur et à mesure de leur retour, classés sur le nouveau plan dans le nouveau catalogue. A cette époque la direction intérieure du Muséum était confiée à un certain Schminke qui s'opposa à tout changement et préféra se démettre de son poste plutôt que de prêter la main aux fantaisies de Luchet. Outre les deux bibliothécaires, il y avait à la bibliothèque un Bibliotheksskribent. Luchet engage de nouveaux employés: un ancien comédien français, deux anciens valets, un inspecteur des lanternes révoqué et tombé dans la misère, un ci-devant négociant dont le négoce n'avait pas réussi, qui vivait d'écritures, tenait des livres et à l'occasion faisait des courses, et enfin un sous-officier du 1er bataillon de la garde. Tout ce monde changeait les étiquettes sous la direction du Bibliotheksskribent. Les savants de Cassel ne voyaient pas d'un bon œil ces modifications et le Bibliotheksskribent, homme du métier, était le premier à protester dans la ville, disant que les précédents bibliothécaires étaient fondés dans leur science et n'auraient pas attendu messieurs de Luchet et Nerciat pour établir une classification nouvelle, utile aux savants et amateurs de lettres. Cependant il n'osait enfreindre les ordres du marquis tout-puissant et les exécutait, se promettant de prendre sa revanche. Ce Bibliotheksskribent se nommait Friedrich Wilhelm Strieder. Il était né à Kinken le 12 mars 1739 et il mourut à Cassel le 13 octobre 1815. Il avait d'abord servi dans les troupes hessoises et était employé à la Bibliothèque depuis le 13 décembre 1765. Après la mort du Landgrave Frédéric II et le départ du marquis de Luchet, il fut nommé Premier Bibliothécaire. Il haïssait les Français et c'est lui qui nous a conservé le récit de ces petits événements[23].

[23] Grundlage zu einer Hessichen Gelehrten und Schriftsteller Geschichte seit der Reformation bis auf gegenwaertige Zeit… (Cassel, 1788), tome 8.

A vrai dire, Strieder ne nous dit pas le rôle qu'il a joué, mais qu'on devine.

Inexperts, les nouveaux employés de la Bibliothèque multiplièrent les erreurs. Un jour, le marquis de Luchet vint au Muséum et voulant donner un exemple sur la façon de classer les livres, inscrivit gravement dans le catalogue: Commentaires de Saint-Paul sur quatre épîtres de saint Paul, Galates, Ephésiens, Philippiens, Colossiens, Genève 1548. En réalité, il s'agissait des commentaires de Calvin sur les Epîtres de Saint-Paul.

Le Chevalier de Nerciat vint aussi. Il apportait ses ouvrages imprimés pour en faire don à la Bibliothèque. Ils y figurent toujours. Ce sont: Contes nouveaux, Dorimon ou le marquis de Clairville, Constance ou l'heureuse témérité et Félicia ou mes fredaines, édition de 1778, sans indication de lieu, en quatre volumes.

Le chevalier de Nerciat ayant vu le buste du Landgrave qui se dressait dans la Bibliothèque, composa aussitôt ces vers:

Frédéric à la gloire alliant les vertus,
Du Sage et du Héros offre ici le modèle,
Dans ce marbre animé par un ciseau fidèle
Nous voyons Ptolémée, Auguste avec Titus.

Le chevalier de Nerciat.

Avec l'approbation du marquis de Luchet, ce quatrain et la signature furent gravés sur une plaque dorée que l'on plaça sous le buste du Landgrave.

Strieder dit à propos de Nerciat: «Comme il a en qualité de Bibliothécaire beaucoup plus travaillé avec les pieds qu'avec la tête et les mains, il n'a pas fait beaucoup de bévues à réparer». Ce qui signifie sans doute que Nerciat se remuait beaucoup et ne faisait rien. Au demeurant, il inscrivit dans le Catalogum Historiæ litterariæ une indication: Friedr. Geo. August Loberthan. Versuch einer systematischen Entwickelung der gantzen Lehr von der Gerichtsbarkeits, der weltlichen sowohl als der kirchlichen, Halle 1775, 8o relié neuf. Son travail se borna là. A partir de cette époque Nerciat commence à devenir mécontent de son engagement, et un peu jaloux de son supérieur avec lequel il eût volontiers partagé la surintendance des spectacles.

Luchet et le Landgrave tenaient pour la musique française, le marquis de Trestondam était glückiste et Nerciat n'aimait que la musique italienne. De là, des propos aigres-doux entre Nerciat et Trestondam. Celui-ci parvint à évincer le chevalier, et lorsqu'on nomma un sous-intendant de la musique, Trestondam obtint ce poste que le marquis de Luchet avait promis à Nerciat. Le chevalier manifesta son mécontentement, mais le marquis de Luchet, qui commençait à le trouver encombrant et trop exigeant, était assez fin pour le tenir à l'occasion dans les limites de la subordination, selon son engagement. Nerciat était hésitant: devait-il rester à Cassel comme employé à la Bibliothèque, ainsi qu'il disait, et attendre que le bon plaisir du landgrave ou plutôt celui de Luchet l'appelât à un poste plus en rapport avec ses goûts, ou devait-il chercher du service auprès d'un autre prince allemand?

C'est à cette époque que parut dans la Gothaer gel. Zeitung un article qui selon Strieder rendit célèbre en Allemagne le marquis de Luchet et la bibliothèque de Cassel. Au Musæum, dans les catalogues, les erreurs se multipliaient et Strieder se gardait bien de les redresser. Nul doute que ce soit lui qui ait rédigé l'article paru dans la feuille de Gotha. L'exploit érostratique qui avait bouleversé une vieille bibliothèque allemande était sévèrement jugé:

«J'ai encore vu la Bibliothèque de Cassel dans l'ordre où elle était primitivement. Tout y était bien. On pensa l'améliorer en y changeant tout et l'on présenta au Landgrave un plan sur lequel il paraîtrait qu'est arrangée en France, une bibliothèque qui m'est d'ailleurs inconnue.

Le prince trouva le plan si bien exposé qu'il y donna son consentement en ajoutant une somme suffisante à l'achèvement d'un nouveau catalogue qui était devenu nécessaire. Aussitôt, on fit relier luxueusement en 20 volumes un grand nombre de rames de papier et on y fit inscrire les livres d'après l'ordre dans lequel on les avait mis. Les copistes chargés d'indiquer au catalogue, brièvement et clairement, les titres des ouvrages, n'avaient pas la moindre des connaissances nécessaires. Chaque volume du catalogue comporte encore des divisions par format et on y laisse des blancs en vue de l'accroissement de la Bibliothèque.

Cependant, les livres dont elle est déjà pourvue sont inscrits à la suite les uns des autres, de telle façon qu'il ne serait pas possible d'y intercaler un volume à la place qui conviendrait, mais il faut porter à la suite toute nouvelle acquisition. D'après les renseignements que je vous donne sur le classement, vous pourrez raisonnablement juger que ce défaut dans ce catalogue a de graves inconvénients.

Par exemple, à l'Histoire naturelle on trouve, et non pas, comme on pourrait le croire, reliés ensemble, les livres suivants: Milii diss. de origine animalium, Genevæ 1705, et La vie du Père Paul de l'ordre des Serviteurs de la Vierge, etc., Amsterdam, 1663, in-12. A la Généalogie et la Diplomatique on trouve côte à côte: Constitution, hist., lois, charges, etc., acceptées des Francs-Maçons, trad. de l'Anglais par J. Kuessen à la Haye, 1763, 4o et Idea de el Buon Pastor por Numez de Cepada en Léon 1682 4o. Une histoire orientale est perdue parmi les livres relatifs à la Hollande. Les Ambassadeurs par Wiquefort et les Droits des gens par Vattel se trouvent dans les Sciences Economiques. Le Médecin du Cheval (Rossartz) par Winter a été rangé parmi les ouvrages sur l'Art. A peine le croirait-on! Les cartouches et les pupitres, sur lesquels sont marquées les différentes classes indiquées par des lettres, donnent aussi la preuve des connaissances qui ont présidé à cette installation. J'ai copié quelques-unes de ces indications. Historia Europæana, Historia Exeuropæana, Litteræ Diarii, Theologia Sermon…»

C'était l'époque où Schlœzer était dans tout l'éclat de sa renommée. August Ludwig Schlœzer né à Jaggdstad dans le Wurtemberg le 5 juillet 1738, mourut le 9 septembre 1809. Il s'immortalisa en liant l'Histoire aux Sciences Politiques. Il professa à Saint-Pétersbourg et ensuite à Gœttingue: On a dit de lui qu'il avait mis la science en contact avec la vie, qu'il avait été un journaliste d'avant les journaux, un voyageur d'avant les voyages, un historien de la civilisation avant l'existence d'une opposition politique. Il fonda les Staatsanzeigen.

En 1781, il faisait paraître le Briefwechsel. Il y releva l'histoire de la Gothaer gel. Zeitung sous le titre de Bibliothèque de Cassel:

«Cassel, depuis longtemps l'ornement de toute notre patrie allemande, progressera encore d'année en année grâce à la sollicitude de son Altesse. La bibliothèque fameuse depuis le temps d'Arkenholz s'est sans cesse accrue et compte 40.000 volumes. Elle est une des plus importantes de l'Allemagne. Elle est conservée dans un édifice qui manifeste un faste princier. Le choix des nouvelles acquisitions témoigne des grandes connaissances du Prince. Mais dans le Gothaer gel. Zeitung du 20 janvier 1781, il y a des nouvelles étonnantes au sujet de l'agencement intérieur de cette Bibliothèque, ce qui naturellement est l'affaire de MM. les Bibliothécaires… [Ici Schlœzer cite les bévues mentionnées par la feuille de Gotha].

«On ressent quelque chose de pénible à apprendre tout cela et à penser que le Prince protège les Arts et les Sciences et paye très cher ses serviteurs. Il est tout à l'honneur de M. le Conseiller Schminke, que peu satisfait de pareilles installations, il ait abandonné la direction de la Bibliothèque.

«Voilà des nouvelles incroyables, mais elles sont imprimées dans la Gothaïschen Gelerten Zeitung qui notoirement est lue loin à la ronde. On demande patriotiquement: 1o, au cas où ces informations ne seraient pas vraies, une prompte rectification, afin que la calomnie ne se répande pas et ne passe pas la frontière allemande, ou 2o, au cas où tout cela serait vrai, on exige les noms de ces messieurs qui ont proposé et exécuté les dits nouveaux agencements. Car ce serait toujours consolant pour nous autres Allemands, si comme la légende en court, ce n'étaient pas des Allemands, mais des étrangers ignorants [ou manquant d'érudition: ungelehrt] ceux qui ont provoqué des plaisanteries publiques sur une capitale allemande qui possède, tout le monde le sait, un grand nombre d'Allemands érudits, auprès desquels ces étrangers pourraient apprendre à décliner et plus encore.»

La Goth. gel. Zeitung répliqua aussitôt:

M. le professeur Schlœzer a publié avec quelques commentaires dans le cahier 44 de son Briefwechsel quelques passages relatifs à l'agencement et arrangement intérieur de la Bibliothèque du Landgrave à Cassel. Il se pose, en quelque sorte, en juge et avec un souci patriotique de l'honneur des Allemands il exige: 1o qu'au cas où ces informations ne seraient pas vraies, etc… [Le rédacteur de Gotha cite ici l'article de Schlœzer].

Le premier point est pour l'auteur de la lettre le plus intéressant et l'amène à certifier qu'il n'a pas forgé ces informations d'après les récits d'un tiers, mais les a tirés à la source même. Quelques heures qu'il passa dans la Bibliothèque, il les employa seulement à se faire une idée de l'arrangement auquel il entendait quelque chose. Il nota ensuite dans une société assez nombreuse, tout ce qui avait trait à la Bibliothèque. On peut présumer que M. le professeur Schlœzer a lui-même une connaissance assez précise de cet arrangement de la Bibliothèque et qu'il a quelque idée des auteurs, car pour ce qui concerne ceux-ci, il se réfère à un bruit qui court, que ce ne sont pas des Allemands, mais des étrangers ignorants qui doivent porter le poids des moindres bévues commises non seulement dans l'agencement, mais aussi dans les inscriptions que l'on a laissé mettre sur les cartouches de la Bibliothèque. La lettre suivante qui nous a été envoyée par un des bibliothécaires pour être rendue publique est une preuve que nous ne disons rien qui soit ignoré. C'eût été l'occasion d'un démenti que nous n'aurions pas supprimé. Aucune syllabe de cette lettre ne réfute les informations que nous avons données. Elle répond aussi, pour ceux qui connaissent le personnel de la Bibliothèque de Cassel, à la 2e question de M. le professeur Schlœzer: que sont ces messieurs qui ont proposé et exécuté ces nouveaux agencements? Pour ce qui est de l'exécution, l'auteur de la lettre[24] suivante s'y reconnaît expressément:

[24] En français.

«La manière dont Vous Vous êtes expliqué dans une de vos feuilles au sujet de la Bibliothèque de Cassel a mis le rédacteur du journal littéraire de Gœttingue dans le cas de commettre une injustice que Vous voudrez bien sans doute réparer. Il qualifie collectivement d'ignorants étrangers les Bibliothécaires de Cassel, comme si deux ou plusieurs étrangers ignorants étaient les auteurs solidaires des bévues que Vous aviez indiquées, et que relève la correspondance de Gœttingue avec des réflexions peu flatteuses pour les étrangers assimilés.

«Deux Français à la vérité sont rattachés à la Bibliothèque de Cassel, mais l'un est un chef, une espèce de Primat des Sciences, lettres et Arts. Ce chef a seul imaginé la distribution actuelle; divisé les matières; placé les livres, et composé les légendes latines qui indiquent leur arrangement. Tout cela était conçu avant que l'autre Français eût mis le pied dans le nouveau Musée, où il n'a accepté une place très surbordonnée qu'afin de ne pas manquer une occasion précieuse de s'attacher à un Prince éclairé, bienfaisant, qui à cette époque n'avait pas besoin du nouvel étranger pour les choses auxquelles celui-ci pouvait être propre.

«Je suis ce Français et je vous proteste, Monsieur, qu'employé à la Bibliothèque de façon à ne pas partager la gloire de mon Supérieur s'il en avait acquis, je ne veux pas plus partager ses disgrâces. Bien ou mal, j'ai fait avec une muette subordination, mais avec toute la diligence possible, ce qu'on m'a commandé.

«Si Vous aviez su ces particularités, Monsieur, Vous m'auriez sans doute mis à part dans Vos remarques et le journaliste de Gœttingue qui Vous a copié m'aurait aussi tiré du pair. Vous êtes trop équitable, Monsieur, pour ne pas faire usage pour ma justification de la lettre que j'ai l'honneur de Vous écrire, et à laquelle je Vous prie de donner place dans Vos feuilles. J'ai l'honneur d'être, etc…

Le Chev. de Nerciat

à Cassel

le 6 mars 1781.»

L'article de la Goth. gelerte Zeitung et la lettre de Nerciat n'étaient pas tendres pour Luchet. Quelques jours auparavant, le 22 février, le chevalier avait adressé à Schlœzer la lettre[25] que voici:

[25] En français.

«Monsieur,

«Un article du 44e cahier de Votre journal de cette année copiant mot à mot un article de celui de Gotha contre certaines bévues commises dans le nouvel arrangement de la Bibliothèque de Cassel finit par une tirade très patriotique où, traitant d'ignorants les sujets auxquels Monseigneur le Landgrave a confié les livres de Son Muséum, Vous témoignez le désir de connaître ces Etrangers, apparemment pour leur faire le procès comme criminels de Lèse littérature.

«Eh bien, Monsieur! Je suis l'un des coupables, que vous citez à votre tribunal, je n'attends pas qu'on me dénonce, et j'ose vous présenter ma courte justification que je me flatte de voir bientôt insérée dans vos feuilles, ne doutant pas plus de votre équité, que d'une franchise dont votre diatribe me fournit la preuve la moins équivoque.

«Celui qui a l'honneur de Vous écrire, Monsieur, est très persuadé que, pour être un Bibliothécaire passable, il faut avoir passé une partie de sa vie parmi les livres, et s'être fait du moins une routine qui dans une Bibliothèque peut tenir lieu de savoir, ce qu'il serait possible de prouver, mais une simple lettre ne doit pas être le cadre d'une discussion.

«Celui donc qui vous écrit, Monsieur, français à la vérité, sans que ce soit un préjugé contre son état d'homme de lettres, militaire pendant 20 ans, sous-bibliothécaire par hasard et sans vocation, sans prétentions dans une partie pour laquelle il ne s'était pas offert, le chevalier de Nerciat enfin, pourrait n'avoir pas les qualités nécessaires à un Bibliothécaire, sans être pour cela dans le cas de recevoir avec docilité la qualification d'ignare que vous avez la bonté de lui décerner. Avant sa métamorphose imprévue, il avait produit quelques ouvrages d'imagination en vers et en prose, ses pièces et sa musique avaient avantageusement occupé quelques théâtres. Comme non omnia possumus omnes, ce qu'il cite lui suffit pour réclamer contre le titre qu'il obtient sur parole dans Votre Journal. Si vous voulez bien considérer outre cela, Monsieur, qu'un sous-bibliothécaire qui se trouve sans trop savoir comment sous la discipline d'un Supérieur, se borne à l'exécution servile de ce que ce Supérieur prescrit, vous conviendrez que vos coups ne devraient point frapper l'innocent instrument des erreurs émanées de l'autorité; c'est ce dont auraient dû vous prévenir les zélés qui vous ont si minutieusement détaillé les bévues de la Bibliothèque. Cette distinction aurait été d'autant plus juste que, selon les dispositions du nouvel établissement, la gloire et l'utilité du succès devant retourner en entier au Supérieur, sans que le subalterne y eût aucune part, celui-ci peut renoncer au bénéfice des satires et vous prier, Monsieur, de mettre désormais au singulier certaines épithètes, s'il vous plaît d'honorer encore de votre attention les sujets inégaux que Mgr le landgrave emploie au service de sa Bibliothèque. J'ai l'honneur d'être avec un très humble respect, Monsieur,

Votre affectionné Serviteur

le chevalier de Nerciat.»

Immédiatement, le professeur Schlœzer envoya la lettre[26] suivante au susceptible Sous-Bibliothécaire:

[26] En allemand.

«Très noble Monsieur,

«Monsieur le très honorable conseiller, je n'hésiterais pas un instant à insérer mot à mot dans ma Correspondance, conformément à votre demande, l'écrit dont vous m'avez honoré le 22 courant, si d'une part il n'était pas à craindre que cette lettre imprimée mot pour mot ne causât à Cassel une trop grande sensation, désagréable pour vous-même; d'autre part, il règne dans cet écrit un malentendu au sujet d'un mot allemand qui vous a conduit à d'injustes conséquences.

«Ungelehrt ne signifie pas ignorant ni ignare, mais il désigne le manque de ces connaissances littéraires qui sont indispensables aux Savants de profession, par exemple: connaissance de la langue latine, de la bibliographie, etc. Un capitaine, un Banquier peut ne pas savoir décliner mensa, mais plaise au ciel qu'on ne l'appelle pas pour cela un ignorant. Seulement, lorsque ces connaissances littéraires manquent dans une charge qui suppose nécessairement un homme de lettres, alors ce défaut deviendra blâmable. Un homme de lettres n'a pas besoin de connaître l'équitation et personne ne le blâmera à cause de cela, comme on ferait s'il était écuyer.

«L'affaire ayant été portée par la Goth. gel. Zeitung devant le seul tribunal qui lui convînt, le tribunal du public (car devant quel tribunal de Cassel aurait-on pu la plaider?) deux cas seulement se présentent.

«Ou bien, les dénonciations de la Gothaer Zeitung ne sont pas vraies. En ce cas, je demanderais seulement une attestation de l'un de Messieurs les Bibliothécaires; elle serait aussitôt imprimée et les calomniateurs seraient entièrement confondus.

«Ou bien, elle est vraie. Et il est alors prouvé que l'artisan de cet agencement n'entend pas le latin, n'a pas de connaissances bibliographiques et que par conséquent il n'aurait pas dû s'occuper d'une bibliothèque publique qui reçoit chaque semaine tant de voyageurs.

«En conséquence, je vous conseillerais de provoquer le silence sur ce qui tombe le plus sous les yeux, sur ce qui attire l'attention des connaisseurs et de m'envoyer, en vue de la publication, à moi ou à tout autre rédacteur d'une feuille mensuelle, un avis manuscrit qui nous informerait que:

«Sur les cartouches on ne lit point Europæana mais Europæa, ni Exeuropæana mais Asiat. Afric. Americ. et ainsi de suite;

«Que Mosheim ne se trouve pas parmi les Pères de l'Eglise mais là ou là, etc.

«Ainsi tout serait bien fait. Chaque voyageur pourrait ensuite contrôler lui-même cet avis et l'odieuse enquête pour retrouver le premier auteur cesserait.

«Vous ne m'avez point demandé en quoi cette affaire me regardait, ni pourquoi j'ai fait reproduire l'article de la Gothaer Zeitung, et cette question certes, vous ne me la ferez pas. Vous êtes un Français et l'une des plus nobles et des plus fréquentes vertus nationales de cet aimable peuple, c'est le patriotisme.

«Lorsqu'il y a de cela six mois vous parliez presque chaque jour avec un voyageur qui venait de Paris et vous racontait avec des rires l'érection, en public, d'une statue qui contre toutes les règles de l'Art—à Paris où l'on connaît cet Art—due au ciseau d'un Allemand, avait été ornée d'inscriptions françaises telles que le grand Duguesclin ne les aurait certes pas écrites, votre patriotisme n'en fut-il pas excité et réchauffé?

«Cassel est en petit, pour nous Allemands, ce qu'est en grand Paris pour les Français. Cassel est notre orgueil. De plus, nous, habitants de Gœttingue, avons un intérêt tout spécial à cela. Cassel et Gœttingue se servent mutuellement, et maint illustre voyageur ne viendrait pas dans notre région, si les deux villes n'étaient d'aussi proches voisines.

«Pour les deux ouvrages imprimés que vous avez bien voulu m'envoyer comme cadeau, je vous présente mes remerciements les plus obligés. L'examen de ces deux ouvrages m'a confirmé dans la haute idée que j'ai de vos talents dans ce beau compartiment de l'érudition et desquels la renommée avait déjà fait impression sur moi.

«Pardonnez-moi si j'écris en allemand. A la vérité, j'entends le français, mais je ne m'aventure pas à l'écrire parce que je cours le danger de faire à chaque ligne une Exeuropæana.

«Dans l'avenir, je saisirai avidement chaque occasion de vous donner des preuves effectives de la considération très distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être votre très obéissant serviteur.

Schlœzer.

«Gœttingue, le 26 février 1781.»

La politesse et l'ironie de cette réponse ne découragèrent point Nerciat et l'on a lu la lettre que, sans craindre le scandale, il écrivit ensuite au rédacteur de la Goth. gel. Zeitung.

Le marquis de Luchet fit semblant de ne rien savoir. Il écarta tout doucement Nerciat de la cour et le confina dans ses misérables fonctions d'employé à la Bibliothèque, mais le chevalier se garda bien depuis lors de collaborer en quoi que ce fût au fameux catalogue.

Nerciat resta un an encore à Cassel. Son nom figure en 1781 et en 1782 dans le Hochfuerstl. Hessen-Casselischen Staats- und Adress-Calender et il s'y trouve indiqué comme il suit: «Rath und Sous-Bibliothecar, Herr chevalier de Nerciat.»

Cependant, Nerciat cherchait à se procurer une autre position. Il quitta son poste de sous-bibliothécaire à Cassel en juin 1782 et entra au service du Prince de Hesse-Rheinfels-Rotenburg, qui en fit son Baudirector, c'est-à-dire son directeur ou intendant des bâtiments. Nerciat avait laissé à Cassel sa femme qui était enceinte.

Parmi les manuscrits conservés à la Landesbibliotek de Cassel on en trouve un sous la cote: Mscr. Hass. fol. 450 qui contient un grand nombre de renseignements de toutes sortes, rassemblés par Rudolf de Butlar, et concernant les familles nobles de la Hesse ou ayant séjourné dans ce pays. Une page contient l'indication suivante:

Monsieur le chevalier de Nerciat, Hesse-Rotenburg Oberbaudirektor

Georg
Philipp
August
Get. Oberneust.
fr. Gem.
9 15

10
1782

Ce qui signifie qu'un fils de M. le chevalier de Nerciat, surintendant des bâtiments de la Hesse-Rotenburg, naquit à Cassel, le 9 octobre 1782, et qu'il fut baptisé le 15 octobre, à la paroisse française de la haute ville neuve de Cassel, sous les noms de Georges-Philippe-Auguste.

Le chevalier de Nerciat eut deux fils qui furent boursiers de l'Egalité. Dans les palmarès on trouve, l'An VI: «Louis-Philippe Nerciat, né à Paris, accessit de version latine». Et l'An VII: «Auguste-Georges-Philippe Andrea, né à Hesse-Cassel, accessit de langues anciennes et d'histoire naturelle». Auguste de Nerciat entra dans la carrière diplomatique. J'ai trouvé dans le tome 2e du Recueil de voyages et de mémoires publié par la Société de Géographie (Paris, 1825) un Extrait de la traduction faite par M. le baron de Nerciat d'un mémoire de M. de Hammer, sur la Perse…

Plusieurs des notes ajoutées à ce travail par le traducteur sont signées: A. de N.

Le chevalier Andrea de Nerciat ne se plaisait pas beaucoup dans son nouveau poste d'Oberbaudirektor. Sa femme venait sans doute de mourir en couches à Cassel. Le chevalier revint à Paris en 1783 et se remaria la même année en l'église Saint-Eustache comme cela a été noté par Ravenel[27]: «Nerciat (André-Robert Andrea de) épouse Marie-Anne-Angélique Condamin de Chaussan. Reg. Saint-Eustache 1783». Il conserva des rapports avec toutes les petites cours allemandes où il avait des amis; il publiait de la musique et l'on trouve de lui une Romance (paroles et musique) parue en 1784 dans le Choix de Musique dédié à S. A. S. Monseigneur le duc des Deux-Ponts:

[27] Notes Ravenel: Bib. Nat. mss. fr. n. a. 5859.

Tircis dont l'âme délicate
Fut tendre au comble du malheur
Près de mourir pour une ingrate
Nous peignait ainsi sa douleur.
De deux beaux yeux connaissez-vous le prix?
Venez admirer ceux d'Ismène,
Mais craignez-vous les maux d'un cœur épris?
Fuyez, fuyez mon inhumaine.
Vous brûleriez de mille feux
Si par malheur, cette beauté cruelle
Dardait sur vous une étincelle
De ses beaux yeux.
Tremblez pour vous! Je défiais l'amour
De ranimer un cœur de glace
Je vis Ismène, hélas! depuis ce jour
Je suis puni de mon audace.
Il me sembla d'abord si doux
Ce sentiment que soudain elle inspire;
Bientôt, il devint un martyre.
Tremblez pour vous!
Plaignez mon sort, je me consume en vain
Le roc est plus tendre qu'Ismène,
Aucun espoir, je sens que le chagrin
Lentement au tombeau me traîne.
Viens me guérir, affreuse mort
Et vous, amis qui savez ce qu'endure
L'amant qui meurt de sa blessure,
Plaignez mon sort.

Le chevalier de Nerciat avait quitté l'Allemagne sans regret, mais non sans émotion. «Les Allemands, a-t-il écrit dans Monrose, m'ont passablement ennuyé, tout en me forçant à les beaucoup estimer.»

Il ne songea pas avant son départ à revoir le marquis de Luchet dont les projets étaient devenus grandioses.

Il s'était fait imprimeur et libraire, rêvant de faire de Cassel un centre où la littérature française et l'allemande se rencontreraient pour se vivifier mutuellement. On devait y traduire en français des livres allemands et en allemand les succès de la librairie française. Ces idées commerciales ne laissaient pas de choquer un peu les habitants de Cassel et l'on se moquait ouvertement du favori qui trouva un matin attaché à une persienne de sa maison une feuille de papier sur laquelle on avait écrit en français: «Monsieur le marquis de Luchet, Imprimeur, Libraire, conseiller intime de S. A. S. Mgr de Landgrave, vend toutes sortes de livres».

La librairie du marquis de Luchet dura du 18 novembre 1783 au 11 novembre 1785. Au commencement de 1785, la Krieg und Domainen Kasse demanda au Landgrave la suppression des comédiens français qui coûtaient cher à la couronne.

Frédéric II allait se séparer à regret de sa chère troupe française, lorsqu'en bon courtisan, Luchet prit à son compte, jusqu'en 1788, l'entreprise du Théâtre-Français, moyennant une subvention de 3.000 écus la première année et 4.000 les suivantes, plus les dédits à payer aux artistes renvoyés ayant la fin de leur engagement. A Cassel, le Landgrave devait avoir une loge à sa disposition et dans les Résidences, la troupe devait jouer devant la cour seule.

Frédéric II mourut le 31 octobre 1785, et presque aussitôt après l'avènement du landgrave Guillaume IX, on conseilla au marquis de Luchet d'abandonner les postes qu'il occupait et de quitter la Hesse.

Il se démit de ses fonctions le 10 février 1786 et quitta Cassel le 3 avril à 5 heures du matin.

La troupe française fut congédiée et la population de Cassel approuva par des manifestations le départ des sauteurs français, c'est ainsi que le peuple hessois appelait ces comédiens. Ceux dont l'engagement n'était pas terminé reçurent six mois de gages.

M. de Luchet passa au service du prince Henri de Prusse. Un roman du marquis avait à ce moment un véritable succès. Il s'agit du Vicomte de Barjac ou Mémoires pour servir à l'histoire de ce siècle, que l'on a quelquefois attribué à Choderlos de Laclos.

Il n'y a pas lieu d'insister ici sur le reste de la carrière du Marquis de Luchet, qui est connue.

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A son retour en France, le chevalier Andrea de Nerciat reprit le métier des armes qui masquait sans doute celui d'agent secret. Il fit partie des officiers qu'en 1787, le Roi envoya soutenir les patriotes hollandais, insurgés contre le Stadhouder. Déguisé en bourgeois, Nerciat arriva secrètement par Gorcum à Utrecht.

Il revint bientôt et il semble qu'il fut chargé la même année d'une mystérieuse mission diplomatique en Autriche. Il alla aussi en Bohême, et fit imprimer à Prague deux comédies-proverbes: Les rendez-vous nocturnes ou l'aventure comique et Les amants singuliers ou le mariage par stratagème. Il reçut en 1788 la croix de Saint-Louis et fit paraître la même année les Galanteries du jeune chevalier de Faublas.

Le roman de Louvet de Couvray venait de voir le jour et Nerciat voulut profiter de la vogue d'un ouvrage où il reconnaissait l'influence de Félicia. En 1788, il fit encore paraître Le Doctorat impromptu dont Monselet dit qu'il est «écrit avec légèreté».

En 1789 parurent ses Contes saugrenus, en 1792 Mon noviciat et Monrose dont il ne faut pas douter malgré Wolff[28] que ce soit un ouvrage de Nerciat. Il semble que pendant la Révolution, Nerciat joua un rôle assez louche, demeurant comme agent secret aux gages de la République qu'il détestait et trahissait peut-être.

[28] Allgemeine geschichte des Romans… (Iéna, 1850).

Quoi qu'il en soit, il se préoccupait toujours de ses livres. Il laissa paraître en 1793 les Aphrodites et vendit le manuscrit du Diable au corps qui ne devait paraître qu'en 1803, à Mézières, après la mort de l'auteur.

Cependant, le métier d'écrivain ne remplissait pas tous ses loisirs, et tandis que ses fils étaient boursiers de l'Egalité, le citoyen Nerciat exerçait la profession équivoque de policier.

Sabatier de Castres le mentionne dans sa lettre, au général Bonaparte[29] datée de Leipzig, 19 mai 1797:

[29] Catalogue… de deux cabinets connus, 19 décembre 1871, no 95 (vendu 44 fr.).

Cette lettre (moins ce passage et quelques autres) a été imprimée dans Lettres critiques, morales et politiques sur l'esprit, les erreurs et les travers de notre temps. Erfurt, pet. in-12, VI-28 p.

«L'agent chargé de surveiller Mme de Buonaparte est le baron de Nerciat (Nercia) qui se donne tantôt pour italien et tantôt pour français et qui est auteur de quelques romans orduriers très mal écrits».

On retrouve ensuite Nerciat à Naples où il fut envoyé, sans doute sur sa demande et la même année, à cause de sa connaissance de l'allemand et de l'italien, pour surveiller la cour. Il se présenta comme un émigré qui n'avait quitté son pays que pour venir dans celui d'où sa famille était originaire. Il fut bien accueilli et la reine lui accorda une pension. Il est toujours agent secret aux gages de la France, mais ses préférences qu'il ne parvient pas à dissimuler le portent à passer au service de Naples[30]. Paris est bientôt informé de cette trahison et le 13 nivôse, an VI, Trouvé, chargé d'affaires à Naples, écrit à Talleyrand: «Le citoyen Nerciat auquel j'ai envoyé celle par laquelle vous lui annoncez qu'il n'est plus porté sur vos états comme agent secret est venu me remettre deux tableaux de chiffres nos 5 et 6 (Italie germinal, an V) et m'a aussi apporté la lettre que vous trouverez ci-jointe». On peut supposer qu'à partir de ce moment Nerciat rompit définitivement avec la République. Il avait gagné la confiance royale et en 1798, Marie Caroline le chargea d'une mission secrète, auprès du Pape. Le chevalier de Nerciat arriva à Rome en février, au moment où les troupes françaises commandées par le général Berthier s'emparaient de la ville.

[30] M. Maurice Tourneux pense que Nerciat joua un rôle important comme agent au service de Naples, sous le nom supposé de M. de Bressac. Ce Bressac a été mentionné par quelques historiens. Il se trouvait à Berlin en 1798 et il est question de lui dans plusieurs rapports conservés aux Archives des Affaires étrangères. Gaillard écrit de Berlin le 2 ventôse, an VI: «J'ai remis, il y a quelques jours, au cabinet de Berlin, la note concernant les décorations de l'ancien régime. Leur suppression totale ne souffrira aucune difficulté, mais le ministère tient à ce que l'ordre qui émane du roi à ce sujet, ne porte que sur ses propres sujets et sur les étrangers qui sont à son service ou qui jouissent dans ses Etats du droit d'asile sans qu'il puisse concerner en aucune manière les étrangers… Je vous prie de faire décider la cour de Naples le plus promptement qu'il sera possible et de demander qu'elle donne immédiatement l'ordre de se conformer à cette mesure, à un certain M. de Bressac ou Pressac qui se trouve à Berlin depuis quelque temps. C'est un Français qui dit qu'il est depuis très longtemps au service de Naples où il est chambellan du Roi. Il porte la croix de Saint Louis. On se rappelle de l'avoir déjà vu ici autrefois, et on lui suppose des intentions, quoique je ne le voie en aucune autre liaison qu'avec les émigrés, ce qui est assurément sans conséquence. Je le regarde comme un de ces agents secrets qui aura intrigué à Naples pour se faire donner une mission quelconque à l'étranger et surtout de l'argent. Au reste il pourrait arriver qu'il reçût de Naples l'ordre de quitter la croix et qu'il le dissimulât. C'est un cas à prévoir et à prévenir et il faudrait pour cela que le ministre de Berlin pût avoir une connaissance officielle de l'ordre général que S. M. Sicilienne donnera à ce sujet.»

Une lettre de Parandier portant la même date confirme le rapport de Caillard en exagérant l'importance de Bressac.

«Il est arrivé ici depuis quelque temps un fameux aventurier nommé Bressac. Cet homme si connu à Naples par son immoralité, par ses basses intrigues en politique, par ses liaisons avec la reine, par son intimité avec son favori et par toutes sortes d'infamies, se dit actuellement brouillé avec Acton, et obligé de voyager tant que son ennemi sera en faveur. Il est reçu à la cour et dans les principales maisons avec une distinction particulière et affecte un luxe ridicule dans un pays où les fortunes bornées ne permettent pas de s'y livrer. Faufilé partout, d'une activité inconcevable, ses jactances, ses manières intrigantes, décèlent le but de son séjour ici. Quoi qu'il ne soit qu'un intrigant subalterne et le preneur débouté de la coalition, cependant son séjour ici ne laisse pas que de faire beaucoup de mal. Dans un pays où nous ne sommes pas aimés, où toute espèce de rapprochement n'est amené que par la peur de la puissance républicaine… tout ce qui tend à réveiller les passions, les haines, à entretenir les soupçons et les défiances ne saurait trop être écarté.»

Le 19 ventôse an VI, Talleyrand répond à Gaillard:

«… J'ai fait écrire à Naples relativement à M. de Bressac, qui se montre à Berlin avec la croix de Saint-Louis. Je suppose que c'est l'aventurier dont il est fait mention peu honorable dans les mémoires de Gorani. Quand je serai instruit des effets des démarches qui auront lieu à Naples, je vous en instruirai.»

Enfin, le 18 germinal an VI, Trouvé écrit à Talleyrand:

«J'ai reçu vos deux lettres 5 et 6 en date du 18 ventôse, relatives aux démarches touchant les décorations de l'ancien régime. Vous m'en prescrivez une relativement à M. de Bressac, je vais m'en acquitter avec d'autant plus d'empressement, que ce Bressac a dans toutes les occasions, déployé l'animosité la moins équivoque envers les Français.»

Toutefois, ces extraits ne paraissent point démontrer que Nerciat et ce Bressac, n'aient été qu'une seule personne. Au contraire, il y a lieu de croire qu'au moment où M. de Bressac se pavanait à Berlin, Nerciat se faisait arrêter à Rome, et qu'à la date où Trouvé protestait à Naples contre la décoration de Bressac, Nerciat était déjà enfermé dans un cachot du castel Saint-Ange.

Nerciat fut aussitôt arrêté et incarcéré au château Saint-Ange. On n'a encore mis au jour aucun renseignement relatif à l'emprisonnement du chevalier de Nerciat, et son nom même a échappé à M. Rodocanachi qui a consacré (Hachette, 1909 in-4o) un important ouvrage à la vieille citadelle romaine. La détention du chevalier se prolongea au delà de l'évacuation de Rome par les Français.

Il fut élargi dans les premiers jours de l'année 1800. Il était tombé gravement malade dans son cachot et avait perdu tous ses papiers parmi lesquels se trouvaient, paraît-il, les manuscrits de quelques ouvrages. Aussitôt libre, tout malade qu'il était, il revint à Naples où il mourut presqu'aussitôt, dans les derniers jours du mois de janvier.

Psychologue subtil et raffiné, esprit dégagé de tous les préjugés, écrivain délicieux, aux néologismes presque toujours heureux, personnage équivoque et séduisant, le charmant auteur de Félicia finissait en même temps que le XVIIIe siècle dont il est l'expression la plus délicate et la plus voluptueuse[31].

G. A.

[31] Je tiens à remercier ici le savant M. Maurice Tourneux qui m'a fait le don précieux de ses notes sur le chevalier de Nerciat. M. le docteur Lohmeyer, directeur de la Landesbibliothek de Cassel et M. le docteur Sceffler, bibliothécaire à la Landesbibliothek de Stuttgart, ont également part à ma reconnaissance.

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