L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat (1/2)
LE DIABLE AU CORPS
ŒUVRE POSTHUME
DU TRÈS RECOMMANDABLE DOCTEUR
CAZZONE
MEMBRE EXTRAORDINAIRE
DE LA JOYEUSE FACULTÉ
PHALLO-COIRO-PYGO-GLOTTONOMIQUE
Le Diable au corps est un tableau des mœurs parisiennes un peu avant la Révolution et ce tableau, Nerciat l'a complété par un autre: les Aphrodites, qui a lieu une quinzaine d'années plus tard, pendant les premières convulsions révolutionnaires.
C'est sans aucun doute à propos du Diable au corps et des Aphrodites que Baudelaire écrivit cette note qu'il avait l'intention de développer «… La Révolution a été faite par des voluptueux».
NERCIAT (utilité de ses livres).
Au moment où la Révolution française éclata, la noblesse française était une race physiquement diminuée (de Maistre).
Les livres libertins commentent et expliquent la Révolution.
—Ne disons pas: Autres mœurs que les nôtres, disons: Mœurs plus en honneur qu'aujourd'hui.
Est-ce que la morale s'est relevée? non, c'est que l'énergie du mal a baissé.—Et la niaiserie a pris la place de l'esprit.
La fouterie et la gloire de la fouterie étaient-elles plus immorales que cette manière moderne d'adorer et de mêler le saint au profane?
On se donnait alors beaucoup de mal pour ce qu'on avouait être bagatelle et on ne se damnait pas plus qu'aujourd'hui.
Mais on se damnait moins bêtement, on ne se pipait pas (Charles Baudelaire, Œuvres Posthumes, Paris, Mercure de France, 1908).
La plupart des personnages du Diable au corps font partie de la secte des Aphrodites et plusieurs reparaissent dans l'ouvrage de ce nom. Dans la Préface, Nerciat suppose qu'un docteur en Phallurgie, le fameux Cazzone, est mort en lui laissant le soin de revoir et de publier ce singulier roman dramatique.
Les acteurs sont: La marquise, une superbe brune, La comtesse de Mottenfeu, laideron piquante, Philippine, charmante blonde, soubrette matoise, Bricon, colporteur-espion, l'abbé Boujaron, prêtre napolitain, traits mâles, physionomie de réprouvé, vigueur monacale; vices de toutes les nations, de tous les états, vernis de mondanité parisienne.
Le Tréfoncier, prélat allemand, traits agréables, un peu féminin, goûts bizarres, libertinage d'officier, caprices de prélat.
Hector, être privilégié que la nature a composé de tout ce qui plaît dans l'un et l'autre sexe. Adonis par devant, Ganymède par derrière; et bien d'autres parmi lesquels figure même un âne. Durant l'action du Diable au corps, la marquise, qui est le principal de ces personnages, devient veuve, et l'on peut imaginer que son libertinage augmente à proportion de sa liberté.
L'action d'ailleurs est assez peu suivie, et il serait sans intérêt de la résumer. Mais les extraits fort divertissants qui suivent montrent bien combien Nerciat possédait l'art du dialogue.
Je ne dis rien du style qui est attrayant au possible.
RÉVEIL
Il n'est pas encore jour chez la marquise; elle s'éveille et détourne son rideau. Médore, son bichon, lui fait fête; elle se découvre et se fait gamahucher un moment par l'intelligent animal, puis elle sonne.
Philippine.—Eh! bon Dieu! madame. Quel démon vous réveille aujourd'hui si matin? Il est à peine dix heures.
La Marquise, bâillant.—Bonjour, Philippine… j'ai très mal dormi, je vais être toute la journée d'une laideur affreuse et d'une humeur à désespérer les gens.
Philippine.—Ah! pour l'humeur, tant pis, madame. Quant à la laideur, je suis caution du contraire: vous êtes déjà belle à ravir.
La Marquise.—J'ai cependant très mal reposé.
Philippine.—Je me l'imagine, et c'est pour cela que madame doit avoir passé une très bonne nuit.
La Marquise.—Oh! ne m'en parle pas, Philippine; tu me vois furieuse. Mon aventure est la chose du monde la plus maussade.
Philippine.—Comment donc? ce beau cavalier que je n'avais point encore vu céans, et que vous ramenâtes hier soir triomphante…
La Marquise, froidement.—Quel temps fait-il?
Philippine.—Froid, mais le plus beau du monde.
La Marquise.—Tant mieux: j'ai des courses à faire dans le voisinage du Palais-Royal et je craignais de ne pouvoir y faire quelques tours d'allée.
Philippine.—Voici, madame, plusieurs billets et une corbeille assez lourde, de la part de M. Patineau, avec une épître en grand papier.
La Marquise.—De la part de Patineau! ceci devient intéressant. Voyons… (souriant) c'est de l'or, Philippine: je le reconnais au poids.
Philippine.—De l'or, madame! les charmants amis que ces fermiers généraux!
La Marquise.—Celui-ci ne sait pas donner à ses cadeaux des formes bien galantes, mais il est tout rondement libéral: c'est un bonhomme.
Philippine, à part.—Oui une bonne dupe… (Haut.) Défaisons ces chiffons… (Elle y travaille.) Cela est emmaillotté comme le trésor d'un pèlerin.
La Marquise, ayant lu.—La lettre annonce trois cents louis, mais une mortelle visite pour l'après-midi. Il faudra bien l'endurer… (On gratte à la porte). Voyez ce que c'est.
Philippine.—C'est un de vos gens pour vous faire du feu.
La Marquise.—Qu'il entre et se dépêche.
(Il y a du feu. Le domestique s'est retiré. La marquise et Philippine sont seules).
La Marquise.—Où sont les autres billets?
Philippine.—Sur votre lit, madame.
La Marquise.—C'est bon.
Philippine, étalant les louis.—Voyez, madame, la belle collection de médailles!
La Marquise, avec dédain.—Ote cela; compte, et serre la somme dans mon bonheur-du-jour. Attends, il faudra que je porte soixante louis à Dupeville; mets-les à part; quarante encore, pour des emplettes que je me propose de faire chez la Couplet.
Philippine, comptant.—A propos, elle vint hier en personne; vous l'ai-je dit, madame? Il s'agissait d'une affaire qu'elle prétendait être de la plus grande conséquence pour vous, et je l'envoyai.
La Marquise.—Oui, elle me déterra chez le grand mousquetaire, et je lui donnai parole pour demain. Cependant si j'avais pu prévoir que le bon génie de Patineau me serait aussi propice, je n'aurais eu garde d'accepter une partie qui pourra me compromettre.
Philippine, toujours comptant.—Il n'y a qu'à rompre, madame; j'irai de votre part…
La Marquise.—Il faut encore y réfléchir, car il s'agit d'un jeune prince étranger… S'il est jeune, Philippine… (Elle sourit.)
Philippine, comptant.—Et peut-être joli, par-dessus le marché. J'entends ce demi-mot, madame; oui, laissez à tout hasard les choses comme elles sont. Il manque dix louis.
La Marquise.—J'entends aussi à demi-mot, Philippine: cachez cet argent. Un billet de Limefort! M. le chevalier, vous avez tort d'écrire; ne parlez même pas; il faut vous en tenir à la pantomine, car c'est où vous excellez! tout le reste vous sied mal… Ah! voici du Molengin (Sans ouvrir le billet). Sais-tu, ma fille, que malgré le mal infini qu'on dit de ce pauvre vicomte, j'ai la singularité d'en être un peu férue, et qu'au premier jour il me fera faire quelque sottise?
Philippine, froidement.—Je n'en crois rien, madame.
La Marquise.—Pourquoi donc? Molengin, intime ami du marquis, a chez moi l'accès le plus facile. Il est beau, fait à peindre, caressant, fort amusant. Les occasions naissent à tout moment pour lui…
Philippine.—Il n'en profitera pas, madame, je vous le garantis.
La Marquise. Je n'y conçois rien! tout le monde semble s'accorder à le juger nul. Cela pique ma curiosité, je veux être éclaircie…
Philippine.—M. de Molengin, madame, mérite bien sa réputation; vous pouvez m'en croire… et pour cause.
La Marquise, avec intérêt.—Ah! ah! tu me parais au fait. Mais avoue qu'à juger de Molengin par les yeux, il est tout fait pour plaire.
Philippine, avec dépit.—Mais il rate, madame, et c'est une infamie.
La Marquise, gaiement.—Le dépit de Philippine est délicieux! il t'a ratée, n'est-ce pas? Conte, conte-moi ton aventure. Eh bien! il faut qu'il me rate aussi; cela ne m'est jamais arrivé, je veux essayer une fois de cette nouveauté.
Philippine.—Vous en serez dégoûtée pour la vie, madame. Mais nous perdons du temps à dire des balivernes. J'ai cependant des choses de la plus grande importance à vous communiquer et je vous prie de les entendre.
La Marquise.—De quoi s'agit-il?
Philippine.—Ce M. de Molengin dont nous nous occupons, n'a-t-il pas ramené cette nuit M. le Marquis? celui-ci bien ivre; l'autre n'était que passablement aviné.
La Marquise.—C'est monsieur mon mari qui gâte comme cela les gens les moins faits pour partager ses excès. Eh bien!
Philippine.—Eh bien! madame, ces messieurs venaient tout droit à votre appartement; et vous qui n'étiez pas seule…
La Marquise.—Tu me fais trembler.
Philippine.—J'ai bien eu plus peur que vous, ma foi! Monsieur avait le plus beau transport d'amour possible. Il voulait absolument coucher avec vous. J'étais heureusement à mon poste. J'ai bataillé comme il fallait. M. de Molengin, dont je n'ai pas très bien conçu les motifs, trouvait que l'empressement de M. le Marquis était la chose du monde la plus juste. Je soutenais, moi, qu'il était bien mal à monsieur de venir troubler votre premier sommeil et de se montrer dans un état aussi peu ragoûtant… car ils puaient le vin, et monsieur laissait de temps en temps échapper…
La Marquise.—Fi! la description seule me fait mal au cœur!
Philippine.—Bref, je les ai détournés de leur projet… mais il m'en a coûté bon.
La Marquise.—Comment cela, ma bonne amie?
Philippine.—M. le marquis disait, en jurant, qu'il ne coucherait pas seul. Son ami disait, à son tour, qu'il ne se sentait pas le courage de s'en retourner à l'autre extrémité de Paris.
La Marquise.—Ah! Ah! ces messieurs m'auraient apparemment fait la galanterie de coucher tous les deux avec moi?
Philippine.—C'est, je crois, ce dont vous étiez menacée. M. le Marquis sait à quel point son cher vicomte est sans conséquence. D'ailleurs, ivre comme il l'était, il n'aurait pu s'opposer à rien. Vous les auriez eus probablement à vos côtés ou bien vous auriez été forcée de leur céder la place.
La Marquise.—C'est ce qui ne serait pas arrivé! Une femme comme moi se déplacer pour deux ivrognes? Mon lit est énorme: on se serait arrangé comme on aurait pu; mais enfin un autre y était… Après?
Philippine.—Si bien donc, madame, que ne pouvant pénétrer chez vous, M. le marquis a dit à M. le vicomte: «Prenons notre parti, mon cher, et couchons tous deux avec Philippine». M. de Molengin aussitôt de se jeter au cou de Monsieur, qui lui a presque vomi sur la face.
La Marquise.—Cette scène de tendresse est touchante en vérité!
Philippine.—Quant à moi, je me trouve alors dans un tel embarras, vous m'aviez ordonné d'entrer chez vous à cinq heures précises afin de conduire votre heureux coucheur, il n'était que trois heures et quelques minutes: Si je vais avec ces messieurs, me disais-je à moi-même, je peux manquer l'heure; ils ne seront plus ivres, ils me retiendront, ou me suivront.
La Marquise.—Très bien combiné. Comment t'es-tu tirée de ce pas difficile?
Philippine.—Ma foi! madame, j'ai pris mon parti galamment, et me suis laissé suivre chez moi, n'ayant plus rien à faire chez vous jusqu'à l'heure indiquée. Après quelques petites façons que je croyais devoir à la bienséance, j'ai permis à ces messieurs de se coucher à mes côtés.
La Marquise.—Peste! quelle résignation!
Philippine.—Ecoutez jusqu'au bout, madame. Vous allez convenir que je n'ai pas tiré grand parti d'une aussi favorable conjoncture.
De la discrétion, mon cher Molengin, a dit monsieur en poussant un dernier hoquet. Puis il a tourné le derrière, et bientôt a ronflé comme une pédale d'orgue.
SUITE DU REVEIL
Philippine.—Daignerez-vous me raconter, madame, où vous avez péché ce nouvel adorateur?
La Marquise.—Par le plus étrange hasard chez cette baronne allemande qui donne à jouer.
Philippine.—Ah! je sais ce que vous voulez dire.
La Marquise.—Je vais depuis quelque temps assez régulièrement dans ce tripot, et j'ai tort, car j'y perds l'impossible. Hier, entre autres, j'ai joué d'un guignon si constant quoique à petit jeu, que cent louis, dont je m'étais munie, n'ont duré qu'une heure, et que j'aurais quitté la partie avec des dettes, sans Dupeville, qui gagnant contre son ordinaire m'a glissé soixante louis. Je me suis acquittée autour du tapis, et le peu qui me restait n'a fait que paraître.
Philippine.—Heureux en amours, malheureux au jeu, vous reconnaissez la vérité du proverbe?
La Marquise.—On sortait de table, et le pharaon recommençait. Ma voiture n'était point arrivée. J'ai vu près du feu la grosse présidente de Combanal qui causait avec un inconnu. Comme je suis fort au fait des mœurs de la dame, et qu'on la connaît pour ne s'entretenir jamais de suite que d'une seule chose, je me tenais un peu à l'écart, mais l'extravagante m'a forcé d'approcher, en me disant: Venez, marquise, venez donc, je suis en contestation avec monsieur sur un point qui est de votre compétence. Puis s'adressant à son interlocuteur, elle a ajouté tout bas: Nous pouvons traiter librement la question devant la marquise, elle est des nôtres: c'est la Fougère…
Philippine.—Des nôtres! la Fougère! qu'est-ce que cela pouvait signifier, madame?
La Marquise.—Je te l'apprendrai quelque jour. En attendant, tu peux savoir que la Fougère est mon nom dans certaine confrérie[64].
[64] Je me rappelle parfaitement qu'autrefois j'entendis dire au docteur Cazzone qu'il existait sous le nom d'Aphrodites, une société de voluptueux des deux sexes voués au culte de Priape, et qui renouvelaient dans leurs secrètes orgies toutes les débauches antiques dont nous avons une légère connaissance par les écrits et les monuments qui se sont conservés jusqu'à nous. Mais ce dont je me souviens aussi, c'est que les véritables Aphrodites, en assez petit nombre, tiraient tous leurs noms du règne minéral, tandis que les affiliés, c'est-à-dire, des membres beaucoup plus nombreux qu'on admettait aux pratiques sans qu'on leur donnât la parfaite connaissance des mystères et sans qu'ils prêtassent le grand serment, tiraient leurs noms du règne végétal. Ainsi la marquise et d'autres qu'on verra figurer dans cet ouvrage n'étaient qu'affiliés et ne pouvaient proposer des sujets que pour l'affiliation. Quand la faveur devenait trop multipliée, ou que certains indiscrets avaient occasionné quelque événement nuisible au repos de l'ordre et qui pouvait entraîner sa destruction, le grand comité, par quelque changement de local, ou quelque suspension de pratiques, venait aisément à bout de congédier tous ces intrus, en leur persuadant que l'ordre était en effet détruit. C'est de quoi l'on verra la marquise se désoler plus loin avec une amie qui n'en savait pas plus qu'elle. Le docteur ne m'en a jamais appris davantage, quelque pressant que je me fusse rendu près de lui au sujet de son ordre. Il y portait le nom de Chrysolite. On a voulu me persuader que maintenant encore, les Aphrodites, confondus parmi les Maçons, ont dans Paris même un temple et des assemblées. (N.) Lorsqu'il écrivait cette note, Nerciat ne savait pas qu'un jour il écrirait les Aphrodites.
Oh! je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde, n'en point être; l'esprit humain n'imagina jamais rien d'aussi délicieux… Va, bientôt je t'en ferai recevoir et tu m'en auras d'éternelles obligations.
Philippine.—Quoi! madame, une pauvre fille de chambre comme moi, vous la feriez recevoir d'une confrérie dont vous êtes?
La Marquise.—Tu n'y penses pas! il s'agit bien parmi nous autres… Mais non, je ne nommerai rien devant une petite profane.
Philippine.—Le beau mystère! je vois que vous êtes Maçonne.
La Marquise.—Qui ne l'est pas? Mais il s'agit bien d'autres travaux, ma foi! Contente-toi cependant de savoir que les charmes seuls et les talents en amour déterminent le rang parmi les membres de notre heureuse société. Je ne serais point étonnée que toi, que j'aurais proposée, tu fusses peut-être en bien peu de temps, plus avancée que moi. Cette tournure, cette fraîcheur unique…
Philippine, un peu confuse.—Ne vous moquez donc pas de moi, ma chère maîtresse.
La Marquise.—Je te jure que je ne connais rien au monde d'aussi piquant, d'aussi dangereux… Tu le sais bien, friponne! Combien d'infidélités ne m'as-tu pas fait faire à mes amis dans le plus fort de mon goût pour eux! Va, tu es bien heureuse que je sois anéantie ce matin; autrement je te rappellerais parbleu bien que tu es en droit de me faire parfois tourner la tête… (Elle met une main sous le fichu de Philippine et va de l'autre lui lever les jupes.)
Philippine, les baissant.—Là! là! Madame, pour un autre moment; nous avons bien d'autres choses à traiter.
La Marquise, la laissant.—J'ai d'abord mon histoire à t'achever. Tu comprends donc que la présidente, son causeur et moi, nous nous trouvions être tous trois confrères?
Philippine.—Fort bien, et, par conséquent, ce monsieur vous était connu. Pourtant vous avez dit d'abord…
La Marquise.—Eh! non, se connaît-on? a-t-on seulement envie de se connaître? On est peut-être… mille… répandus dans la France, ou ailleurs. Il faut s'être fait des signes, avoir travaillé ensemble, s'être trouvé aux mêmes assemblées.
Philippine.—C'est comme la Maçonnerie, n'en conveniez-vous pas d'abord?
La Marquise.—Tais-toi; toute ta petite curiosité ne viendra point à bout de me faire révéler ici des secrets… que je promets, pourtant, de te faire connaître en temps et lieu. Dès qu'un geste significatif m'eut assurée de la fraternité de l'inconnu, je demandai à la présidente quelle était donc cette importante discussion dans laquelle on pouvait avoir besoin de mon avis. «Je prétends, a-t-elle répondu, qu'il n'y a plus de Tircis.»
Philippine.—Qu'est-ce que cela voulait dire, madame?
La Marquise.—J'ai fait la même question que toi, et croyant qu'on voulait donner à entendre par là que l'amour pastoral était de nos jours en grand discrédit, je me suis rangée du côté de la présidente. Elle m'a ri au nez, et le monsieur en a presque fait autant!
Philippine.—Cela n'était pas honnête, par exemple.
La Marquise.—J'étais leur dupe; ils me faisaient un mauvais calembour. «Elle n'y est pas, a donc repris l'effrontée, Tire-six, entendez-vous, marquise, esprit bouché? Croyez-vous qu'il y en ait beaucoup?» J'opinai encore en faveur de la présidente, lorsque notre homme avec un accent gascon, a répliqué: «Sandis? Mesdames, je ne prends point la liberté dé vous démentir sur le fait dé vos bésogneurs dé Paris, mais je puis vous donner ma parole d'honneur que le plus petit gentilhomme dé mon pays est un tiré-six, sept, huit, neuf!…»
Philippine.—Peste! que sont donc les grands seigneurs de Gascogne?
La Marquise.—Il y en a peu. Cela nous a d'abord assommées. Nous allions faire nos objections, quand un des joueurs, avec qui la présidente avait mis quelques louis en société, l'a appelée pour partager le produit d'une taille heureuse. Je suis donc restée tête à tête avec le fanfaron. «Si nous n'étions pas confrères, lui ai-je dit en feignant un peu d'embarras, je vous supplierais, monsieur le chevalier, de mettre la conversation sur quelque autre chapitre.»
Philippine.—Il était pourtant assez de votre goût, celui-là.
La Marquise.—Sans doute. Mais devant des gens qu'on a jamais vus! Retiens cette leçon, Philippine: quelque catin que soit une femme, il faut qu'elle sache se faire respecter, jusqu'à ce qu'il lui plaise de lever sa jupe.
Philippine.—Je pense de même.
La Marquise.—Revenons à mon causeur. Après quelques raisonnements de part et d'autre, je me suis opiniâtrement retranchée dans l'avis par lequel je croyais pouvoir constater et fâcher mon Gascon; en un mot, j'ai dit tout net que je croyais à peine à l'existence de tire-six, moins encore à celle des tire-sept, huit, neuf et plus, fussent-ils voisins de la Garonne. Sandis! Madame, a riposté mon pétulant antagoniste, avec un mouvement violent qui m'a presque effrayée, vos doutes offensent mon honneur, et me prévalant, né vous en déplaise, dé mes droits dé confrère je vous somme dé me mettre à l'épreuve.
Philippine.—Voilà, certes, une impertinence à se faire jeter par les fenêtres.
La Marquise.—Point du tout. Un de nos statuts principaux autorise formellement ces sortes de défis.
Philippine.—Je n'ai plus rien à dire. Peut-on savoir comment vous avez répondu?
La Marquise.—Négativement d'abord.
Philippine.—Ce monsieur avait donc le malheur de vous déplaire?
La Marquise.—Pas absolument.
Philippine.—Et vous êtes peu contente de lui. Sachons donc comment il a pu démériter?
La Marquise.—«Madame, a-t-il dit avec une assurance qui m'en a beaucoup imposé, quoique Gascon, je né suis point un hâbleur, et je né veux pas vous engager dans une démarche qui puisse être entièrement à mon avantage, même dans le cas où je vous aurais trompée. Souffrez donc que notre essai soit une gageure. Il y a dans cette bourse cent louis: je viens dé les gagner; je vous les sacrifié, à ces conditions. Mme la marquise aura la complaisance de m'accorder une nuit dé six ou sept heures seulement. Après la première faveur que j'aurai obtenue dé madame, j'aurai perdu cinquante louis. Suis bien ce calcul, Philippine.
Philippine.—Ne vous embarrassez pas, madame, je retiendrai à merveille: cinquante louis la première faveur, c'est-à-dire…
La Marquise.—Le premier coup.
Philippine.—Bon.
La Marquise.—«Après la deuxième, madame aura gagné trente louis dé plus.
Philippine.—Fort bien. Voilà déjà quatre-vingts louis.
La Marquise.—Juste. Après le troisième, madame aura gagné vingt louis dé plus.
Philippine.—Les cent louis sont donc à vous maintenant.
La Marquise.—C'est cela même. Après le quatrième, madame n'aura rien gagné dé plus.
Philippine.—Gratis; mais les cent louis sont encore à madame?
La Marquise.—Sans doute. Après le cinquième, c'est toujours lui qui parle, j'aurai regagné vingt louis.
Philippine.—Ah! ah! madame, vous n'avez plus que quatre-vingts louis!
La Marquise.—Bien compté. Après le sixième, j'aurai regagné trente louis dé plus.
Philippine, étonnée.—Eh bien! reste à cinquante, madame.
La Marquise.—Pas davantage. Après le septième, votre serviteur aura regagné cinquante louis dé plus; c'est-à-dire que nous serons quittes.
Philippine.—Quittes?
La Marquise.—Cela est clair.
Philippine.—Eh bien! madame?
La Marquise.—Eh bien! maltraitée au jeu, endettée, je me suis laissé éblouir par cette diable de bourse… Le jeune homme est d'ailleurs assez bien fait.
Philippine.—Il m'a paru tel.
La Marquise.—J'avais remarqué qu'il a la jambe belle, certain air de santé…
Philippine.—Les épaules carrées, l'oreille rouge; là, tout ce qu'il faut.
La Marquise.—Ma foi! j'ai hasardé, sans grimaces, l'événement d'une gageure où je pouvais gagner gros sans risquer de perdre.
Philippine.—C'est un marché d'or.
La Marquise.—La présidente nous a rejoints. Nous l'avons instruite. Ne voulait-elle pas que je la misse de moitié?
Philippine.—On lui en garde, ma foi!
La Marquise.—Bientôt on m'a annoncé mon carrosse, je suis rentrée, amenant mon parieur, et, comme tu l'as vu, nous nous sommes mis au lit.
Philippine.—J'ai cru voir aussi que c'était avec beaucoup d'émulation des deux parts?
La Marquise—Je n'en disconviens pas. Oh! j'ai gagné quatre-vingts louis, en moins de rien, mais bien loyalement gagné.
Philippine.—J'en crois votre parole.
La Marquise.—A peine avions-nous causé dix minutes, que les cent louis ont achevé de m'appartenir.
Philippine.—Peste! comme il y va, ce monsieur le Gascon!
La Marquise.—Il faut convenir que de longtemps je n'avais été si bien tapée. Mon grivois n'a pas les allures bien galantes, il n'est pas très voluptueux, sa manière est un peu bourgeoise, mais tudieu! c'est un gars expérimenté, léger, adroit, point incommode, sans sueur, sans odeur, brûlant…
Philippine avec feu.—Divin!… Non, madame, vous ne viendrez jamais à bout de me faire penser mal de cet homme-là.
La Marquise.—A la bonne heure! Nous avons travaillé avec tout le zèle et l'accord imaginables à la quatrième opération…
Philippine.—La bonne aubaine! madame.
La Marquise.—Je me suis prêtée, comme il convenait, au cinquième coup, et j'en ai pris pour mes vingt louis: pas l'ombre de tricherie de part ni d'autre. Quant au sixième, je ne m'en suis pas aussi bien trouvée.
Philippine.—Vous étiez déjà lasse?
La Marquise.—Non: je ne me lasse pas pour si peu, mais, comme il n'y avait guère que deux heures et demie que nous avions commencé, j'avais déjà l'inquiétude de sentir que mon pari ne valait rien. Cependant, il ne fallait pas faire une vilenie. Prenant donc mon parti galamment, je vous ai travaillé mon homme d'une manière…
Philippine.—Comme je berce… Daignez poursuivre.
La Marquise.—Tout autre aurait été mis, de cette fougue, sur les dents: deux fois je l'ai fait dégaîner par mes haut-le-corps mais inutilement: il n'y avait pas un temps de perdu. Au retour, il y était, et bien que les choses en allassent plus mal, il semblait, au contraire, que ces contretemps donnassent à mon drille un surcroît de vigueur.
Philippine.—Vous trichiez, pour le coup! cela n'est pas bien.
La Marquise.—D'accord. Voilà donc trente louis de perdus. Dieu sait si j'ai fait et fait faire ablution à la place! «Or, ça! mon cher Tire-six, ai-je dit en me recouchant, je demande quartier: je suis exténuée, moulue. J'étais une impudente quand j'ai douté de ce dont tu n'étais que trop sûr. Dormons, tu ne me dois rien; tu pourrais être incommodé d'un excès: je ne me le pardonnerais de ma vie.»
Philippine.—D'où vous venait cette générosité, madame?
La Marquise.—Ne vois-tu pas, petite imbécile, que c'était le moyen de stimuler celle du Gascon? Il pouvait prendre la balle au bond et me dire galamment: Belle marquise, je me trouve trop bien de vos précieuses faveurs pour que je veuille risquer de m'en priver en abusant de mes forces. Je perds cinquante louis avec le plus grand plaisir du monde. Enfin, quelque chose d'approchant. Point du tout; comme si ce maudit infatigable avait craint que je me refusasse à la septième accolade après que j'aurais dormi, pas pour un diable, il a voulu regagner la somme entière avant de me laisser fermer l'œil!
Philippine.—Et force à vous d'en passer par là?
La Marquise.—Il l'a bien fallu. Mais, pour le coup, je l'ai favorisé le plus maussadement du monde; je me suis plainte, j'ai fait des soupirs comme de douleurs, je lui ai dit avec le ton de l'anéantissement: Vous me tuez, mon cher… Je suis martyre de votre ambition et de l'extrême crainte que vous avez de perdre… Vous ne me devez rien… Encore une fois, retirez-vous… Je vais vous donner cinquante louis à mon tour, pour que vous me laissiez tranquille… Et d'autres propos aussi ragoûtants.
Philippine.—Holà! madame, voilà de l'imprudence: s'il vous eût prise au mot: un Gascon!
La Marquise.—J'avais à peine dit, que déjà je me repentais. C'était comme si j'avais frappé contre un rocher. Il allait son train comme un cheval de poste, et sans que je l'aie secondé le moins du monde, même dans le moment où son vigoureux culetage faisait sur mes sens la plus vive impression, il a consommé sa septième prouesse…
Philippine.—Da! sans tricherie?
La Marquise.—Bon Dieu! non! Pour que je ne puisse pas faire semblant d'en douter, cette fois avec bien plus d'affectation que les autres, il a eu soin de faire filer à mes yeux le superflu de son offrande.
Philippine.—Cet homme ne manque à rien. Si bien que madame n'a rien gagné!
La Marquise, avec humeur.—Pas une obole.
Philippine.—Et… Madame se propose-t-elle de demander sa revanche?
La Marquise.—Non certes. Pourquoi cette question?
Philippine.—C'est que peut-être serait-il sage de ne pas se tenir comme battue: les armes sont journalières… et… (Elle baisse les yeux.) Si Madame répugnait absolument à s'exposer de nouveau, je lui suis assez dévouée pour m'offrir… si toutefois Madame m'en trouve digne?
La Marquise, l'embrassant.—Bravo! Philippine. A ce noble courage je reconnais mon élève, et je te prédis que tu te feras un bonheur infini dans notre délicieuse confrérie.
Philippine.—Je ne sais pas encore au juste ce qu'il faudra pour cet effet; mais il suffirait que Madame eût daigné répondre de moi, pour que je me crusse obligée à monter le plus grand zèle.
La Marquise.—On n'exigera de toi rien de difficile. Je t'avais déchiffrée d'abord. Tu es née pour nos plaisirs. Tes bégueules de tantes, de chez lesquelles il a fallu tant de peine pour t'arracher, auraient, avec leur bigoterie et leur sotte pudeur, gâté le plus heureux naturel. Faire de toi une vestale, ou du moins l'obscure épouse de quelque malotru d'artisan, c'était un beau projet, ma foi! Laissons ces vertueux métiers aux laides, aux maussades; mais une jolie femme, dans quelque état que le sort l'ait fait naître, se doit aux voluptés. Toute à tous! Voilà quel doit être notre cri de guerre: c'est ma devise au moins. Je veux qu'elle soit aussi la tienne. Tu te trouves bien sans doute des douces habitudes que je t'ai fait contracter? Quant à moi, je suis, par mon système, la puis heureuse des femmes. Nargue des préjugés, et donnons-nous en tant et plus!
Philippine.—Charmante morale, madame! Je crains fort cependant que votre système, tout attrayant qu'il soit, ne vous mène aussi par trop loin. Vous vous livrez trop, excusez la liberté que je prends, madame, vous vous livrez trop à vos caprices libertins. Quelque robuste que soit votre tempérament, quelque solide que soit votre beauté, vous risquez de vous user bien vite. D'ailleurs, vous n'êtes pas toujours prudente, et je tremble qu'enfin M. le Marquis…
La Marquise.—Mon mari! ce polisson[65] de quel droit trouvera-t-il à redire à ma conduite? Elle est cent fois meilleure que la sienne. Ma naissance vaut mieux aussi. Je suis riche: il mourait de faim sur le pavé de Paris quand je fis la sottise de m'engoncer de sa jolie figure. Je voulus me le donner, il abusa de ma confiance, et par un vil calcul d'intérêt, il me fit un enfant: on fut obligé de nous marier. Que n'a-t-il su me fixer? Pourquoi m'a-t-il entourée de la plus mauvaise compagnie? Pourquoi, m'enseignant les plus extrêmes raffinements du libertinage et me mêlant avec l'essaim des complices de ses orgies, m'en a-t-il aussi lui-même donné le goût? Ce n'est pas au surplus, ce dont je le blâme. S'il n'eût fait que cela, sans doute il ne m'en eût été que plus cher… mais ses scènes publiquement scandaleuses, ses prodigalités sourdes, le discrédit où cet homme sans sentiments s'est laissé tomber… Ne me parle pas de lui, je t'en prie.
[65] Quoique ce livre ne soit nullement un cadre convenable pour de la bonne morale, celle que renferme cette tirade valant cependant la peine d'être remarquée par le lecteur, j'ai trouvé bon de ne point l'en retrancher, quoique ce hors-d'œuvre fasse longueur. (N.)
Philippine.—Il est bon cependant de vous rappeler quelquefois que par malheur, il a sur vous une autorité dont il pourrait abuser, si vous affectiez trop de le compter pour rien dans le monde.
La Marquise.—Tu raisonnes fort juste, et je te sais gré du motif. Je fus bien folle aussi! Ah! monsieur le marquis, si j'avais pu prévoir que j'aurais sitôt le malheur de perdre mes parents, je n'aurais certes jamais été votre femme. Epouse-t-on tout ce qu'on désire, tout ce qu'on s'est donné! Ma sœur la chanoinesse n'a-t-elle pas bien su faire deux enfants le plus secrètement du monde? et celle-ci? et celle-là? et tant d'autres qui se sont très bien mariées par convenance, après s'être très sensément appliqué les objets de leurs inclinations!
Philippine.—Savez-vous bien, Madame, que M. le marquis a toujours la fantaisie de me donner des meubles et trente louis par mois?
La Marquise.—Si je le connaissais galant homme, je te dirais: «Accepte»; mais tu serais à coup sûr malheureuse. Agit-il bien avec qui que ce soit?
Philippine.—Une bien plus forte considération pour rejeter ses offres, c'est que ses libéralités ne pouvaient avoir lieu qu'aux dépens de ma chère maîtresse… Mais n'entends-je pas du bruit dehors?
La Marquise.—Va voir ce que c'est.
Philippine, après avoir passé un moment dans la pièce voisine.—Madame, c'est un marchand de fleurs qui dit avoir reçu ordre, de vous-même, de se rendre ici ce matin.
La Marquise.—C'est la vérité; mais il vient de bonne heure. La petite comtesse de Mottenfeu me fit remarquer ce garçon à la porte du Vaux-Hall: elle le dit très amusant. Qu'il entre.
Philippine.—Et me retirerai-je, madame?
La Marquise.—Quelle folie! non assurément: il convient même que tu restes.
Philippine, gracieusement.—Entrez, entrez, monsieur.
UN LAQUAIS, précédant le marchand.—Monsieur Bricon, madame. (Il sourit.)
La Marquise.—Voyez un peu ce grand nigaud. Il y a bien de quoi rire… (Le laquais reste pour voir l'entrée de Bricon, ayant l'air de mettre quelque chose en ordre.) Eh bien! que faites-vous là?… (Le laquais se retire. A Philippine.) Il faut que je réforme ce grand sot. Je suis bien la servante de sa superbe figure, mais il est trop bête aussi.
L'ABBÉ BOUJARON
Philippine, avec un billet.—Tenez, madame. Je n'ai pas eu la peine de courir bien loin. Voici un mot d'écrit de la part de votre marchand de ce matin. On demande réponse sur-le-champ.
La Marquise, avec trouble.—Bon Dieu! que vais-je apprendre? (Elle va vers la croisée, lire la lettre.)
La Comtesse, à mi-voix, pendant que son amie est occupée.—Savez-vous Philippine, que vous êtes jolie comme l'amour, et fraîche comme un bouton de rose.
Philippine.—Vous êtes bien honnête, madame.
La Comtesse.—D'honneur! si j'étais garçon, je voudrais passer un caprice avec vous.
Philippine, avec grâce.—Et moi, si vous étiez garçon, je n'aurais pas le courage de vous résister.
La Comtesse, encore plus bas, faisant un léger mouvement de la main vers l'objet de son désir.—Viens donc me voir quelquefois.
Philippine, répondant à cette agacerie en pressant sur cet endroit la main de la comtesse.—Mais, par malheur, vous n'êtes pas garçon.
La Comtesse, en feu.—Viens toujours!
Philippine, avec un regard bien lubrique et l'accent le plus tendre.—Oh! oui! j'irai vous voir… (Elle jette en même temps, avec beaucoup de finesse, un regard du côté de la marquise; ce qui signifie… qu'elle prie la comtesse de lui garder le secret.)
La Comtesse, très bas.—Sois tranquille (Elles se serrent mutuellement la main). Demain.
Philippine, très bas.—Demain.
La Marquise, ayant fini de lire.—Allez à mon tiroir, Philippine, et donnez cinquante louis au porteur (Elle donne la clef, Philippine sort.)
La Marquise, agitée.—Ecoutez ceci, comtesse, c'est votre Bricon qui m'écrit.
La Comtesse.—Il est bien un peu le vôtre aussi. J'écoute.
La Marquise, lisant.—«Madame, au sortir de chez vous, M. l'abbé, malgré ce que vous savez, est allé dire sa messe. Dieu l'a bien puni de cet horrible sacrilège…»
La Comtesse.—Peste! M. Bricon a de la religion!
La Marquise.—Suivez sa lettre (Elle lit). «Par malheur, il a pris un goût subit pour le petit garçon qui l'avait servie, et, dans la sacristie, moitié gré, moitié force, il l'a enfin exploité.» Vous remarquerez, comtesse, qu'il avait joué trois fois avant de sortir d'ici.
La Comtesse.—Ce n'est pas ce qui me donnera mauvaise opinion de lui…
La Marquise.—Mais après une nuit pareille, à moins d'avoir le diable au corps, peut-on être tourmenté de cette force?
La Comtesse.—Qu'est-ce que trois fois, pour certaines gens! Voyons la suite.
La Marquise, lit.—«Il était déjà tard, l'église est peu fréquentée, il s'y croyait absolument seul. Cependant, une bigote qu'on n'avait point aperçue, sentant sa conscience inquiétée de quelque peccadille, a cru trouver une belle occasion de se purifier, en prenant au bond le prêtre qui venait de célébrer… Elle est donc venue, comme un chat, vers la sacristie: on était au fort de la besogne…»
La Comtesse.—Belle vision pour une béate.
La Marquise, lisant.—«A l'instant M. Boujaron, furieux, a voulu se ruer sur la dévote et la mettre à mal aussi, pour s'assurer du secret; mais elle a jeté les hauts cris; le petit bonhomme s'est enfui, sa culotte encore rabattue; un bedeau, qui survenait, l'a arrêté. Il a tout déclaré. Deux passants appelés, et le bedeau se jetant dans la sacristie, ont surpris M. l'abbé qui (la tête perdue apparemment) jetait au cou de la dévote les cordons du vêtement sacerdotal. On l'a délivrée de ses mains. L'abbé, porteur de deux pistolets, a voulu se faire ouvrir la sacristie que le bedeau fermait à la clef… De ses deux coups, il a manqué les deux hommes avec lesquels il restait…»
La Comtesse.—Voilà, certes, un joli petit monsieur!
La Marquise, lisant.—«Le troisième personnage allait pendant ce temps-là chercher main forte. Bref, M. l'abbé a été saisi, lié et jeté dans un fiacre pour être conduit en prison. Je me trouvais par hasard dans le quartier, tandis que tout cela se passait. Je m'étais donc mêlé parmi la foule, et j'avais tout appris. Comme j'entendais dire que le prisonnier était tombé dans une espèce de délire et vomisssait, avec mille imprécations, des atrocités qui pouvaient compromettre nombre d'honnêtes gens, j'ai profité des relations que je me trouve avoir avec quelques-uns de ceux qui le conduisaient, et j'ai suivi…»
La Comtesse, interrompant.—M. Bricon est bien faufilé, ce me semble!
La Marquise, lisant.—«M. Boujaron s'est enfin évanoui dans le fiacre; cet état ayant rendu nécessaire qu'on lui fît boire quelque chose, je me suis mêlé, avec beaucoup d'autres, de ce service, et pour en rendre un bien plus important à tous les intéressés aussi bien qu'au criminel lui-même, j'ai mis subtilement une drogue dans sa boisson. Il vient d'expirer. Comme ce breuvage a passé par plusieurs mains, je ne pense pas qu'on me soupçonne plutôt qu'un autre, ni même qu'on recherche l'auteur de ce salutaire attentat; mais, comme tout peut se découvrir, je crois nécessaire, madame, de m'éloigner pour quelque temps; et pour cela, je vous prie de m'aider de votre secours, auquel j'ai d'autant plus de droit que le nom de M. le Marquis et le vôtre ont été le signal du juste ressentiment qui m'a fait violer les droits sacrés de la nature, et de l'amitié. Vous allez me sauver ou me perdre… Craignez de mal choisir… J'ai, etc.» Craignez de mal choisir! cela est souligné! une menace! Que pensez-vous de tout cela?
La Comtesse.—En premier lieu, qu'il est très heureux pour tout le monde que le monstrueux Napolitain ne vive plus… Ensuite…
La Marquise.—Que M. Bricon ne lui cède guère en scélératesse?
La Comtesse.—Je ne sais s'il ne le surpasse pas encore. L'abbé n'était qu'un effréné, perdu de luxure, sans politique, méritant mieux, avant son dernier excès, Bicêtre que l'échafaud. Mais Bricon! c'est un grand faiseur, au moins…
La Marquise.—Tout cela est horrible! Je suis glacée d'effroi.
La Comtesse.—C'est l'affaire du moment. Au fond, nous gagnons toutes deux beaucoup à cette catastrophe. Où nous aurait pu mener par la suite la fréquentation de ces deux scélérats?
La Marquise.—Dorénavant, je vais éplucher mes connaissances.