← Retour

L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat (1/2)

16px
100%

LES APHRODITES

OU
FRAGMENTS THALIPRIAPIQUES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU PLAISIR

Cet ouvrage est brodé par Nerciat sur les aventures probables des membres d'une société secrète d'Amour qui exista réellement.

La lettre connue adressée à M. de Schonen par le marquis de Château-Giron donne un détail précis sur cette compagnie. Cette lettre accompagnait l'envoi d'un exemplaire de l'Alcibiade fanciullo de Ferrante Pallavicini: «J'y joins, disait le marquis de Château-Giron, les Aphrodites dont je vous ai parlé; cet ouvrage du chevalier de Nerciat est presqu'inconnu à Paris, ayant été supprimé à l'étranger pendant la Révolution. Il est assez remarquable, comme historique, car il peint, dit-on, au naturel une société qui s'est formée aux environs de Paris, du côté de la vallée de Montmorency, et dont un certain marquis de Persan était président. Cette association, à laquelle chacun des initiés concourait dans une proportion convenue, n'avait d'autre but que le libertinage.»

Nerciat donne aussi des renseignements historiques sur la société dans un préambule nécessaire qu'on lira plus loin.

«Les Aphrodites, dit Monselet, sont une association de personnes des deux sexes, association qui n'a d'autre but que le plaisir. Des femmes de la cour, des abbés, des princes, de riches étrangers, des ex-nonnes, paradent dans une série de tableaux dont la nature trop exclusive restreindra nécessairement nos citations. Nous le regrettons, au point de vue de l'esprit et du style, deux qualités que M. de Nerciat possède à un rare degré; que ne les a-t-il déployées dans des livres avouables! Il a surtout une science et une aisance de dialogue on ne peut plus remarquables, et qui ne se sont jamais manifestés plus abondamment que dans les Aphrodites. Il jargonne comme les petits maîtres de Marivaux.»

Au début, l'Ordre avait fait du libertinage une sorte de culte religieux, mais telle que la décrit Nerciat l'institution s'est débarrassée de toute pratique superstitieuse. L'admission parmi les Aphrodites ou Morosophes est difficile et très coûteuse, mais pour les hommes seulement, les dames ne payent rien. L'association se réunissait aux environs de Paris, du côté de Montmorency dans une propriété merveilleusement agencée, comprenant de beaux jardins, des bâtiments magnifiques, aux chambres commodes, aux salles spacieuses et disposées pour les grandes fêtes que donnaient parfois les Aphrodites. Cette propriété appelée l'Hospice, est administrée par Mme Durut, surintendante des menus. Elle est aidée par une belle blonde nommée Célestine, par une jolie brune appelée Fringante et au-dessous d'elles, on trouve encore Zoé, une négrillonne de 14 ans, enlevée à l'Afrique. On y trouve encore, selon la mode du temps où le livre a été écrit, des jockeys charmants et beaucoup de jeunes domestiques des deux sexes qu'on désigne sous les dénominations de Camillons et de Camillonnes.

«Camilli et Camillae, dit Nerciat, ita dicebantur ministri et ministrae impuberes in sacris.»

L'Ordre comprenait environ deux cents adeptes, en comptant les deux sexes et recrutés parmi les gens de qualité, l'armée, le haut et le petit clergé, etc., personnages ardents et pourvus des vices les plus agréables et les moins avouables. Outre les adeptes appelés intimes, on admet dans l'Ordre, des auxiliaires qui ne sont pas mis au courant des secrets de l'Association. Les uni-sexuels ne sont pas favorisés par les règlements des Aphrodites. Les initiations donnent lieu à de somptueuses orgies, à de voluptueux banquets. L'association fut dissoute aux premiers troubles de la Révolution et reconstituée hors de France.

Nerciat est très explicite sur ce point dans la Postface de son ouvrage que l'on trouvera à la fin des extraits.

«Il y a dans les Aphrodites, ajoute Monselet, quelques parties dramatiques et même fantasmagoriques;—l'histoire d'un baronnet qui se fait suivre partout de l'image de sa défunte maîtresse, en cire, de grandeur naturelle;—les jalousies, les fureurs sentimentales et la mort d'un comte de Schimpfreich;—mais ce sont des parties faibles et hors leur place. En outre, M. de Nerciat ne perd jamais l'occasion de donner son coup de griffe aux événements et aux hommes de la Révolution.»

Nerciat a fait de Félicia la principale dignitaire de l'Ordre des Aphrodites. Plusieurs sociétés de ce genre ont existé au XVIIIe siècle. Elles avaient chacune leur vocabulaire, et leurs adeptes y prenaient des noms de guerre. C'est ainsi que le vocabulaire de l'ordre de la Félicité était emprunté à la marine, tandis que les Aphrodites choisissaient des noms dans le règne minéral, pour les hommes et dans le règne végétal, pour les femmes.

PRÉAMBULE NÉCESSAIRE

L'ordre, ou la fraternité des Aphrodites, aussi nommés Morosophes[78], se forma dès la régence du fameux duc d'Orléans, tout ensemble homme d'Etat et homme de plaisir, au surplus bien différent de son arrière-petit-fils, qui s'est aussi fait une réputation dans l'une et l'autre carrière.

[78] De deux mots grecs dont l'un signifie folie et l'autre sagesse. Ainsi les Morosophes sont des gens dont la sagesse est d'être fous à leur manière: Insanire juvat. (N.)

Soit qu'un inviolable secret ait constamment garanti les anciens Aphrodites de l'animadversion de l'autorité publique (si sévère, comme on sait, contre le libertinage porté à certains excès), soit que dans le nombre de ses fidèles associés il y en eût plusieurs d'assez puissants pour rendre vaine la rigueur des lois qui auraient pu les disperser et les punir, jamais avant la Révolution leur société n'avait souffert d'échec de quelque conséquence; mais ce récent événement a frappé plus des trois quarts des frères et sœurs; les plus solides colonnes de l'ordre ont été brisées; le local même, qui était dans Paris, a été abandonné.

Des débris de l'ancienne institution s'est formée celle dont ces feuilles donneront une idée, on y verra se développer progressivement le lubrique système et les capricieuses habitudes des Aphrodites, gens fort répréhensibles peut-être, mais qui du moins ne sont pas dangereux, et qui, fort contents de leur Constitution, ne songent nullement à constituer l'univers.

Ci-devant il n'y avait pas eu d'exemple qu'un seul statut, un seul usage des Aphrodites eût été divulgué; mais ce n'est pas quand un nouvel ordre de choses existe, quand mille petites récréations (criminelles du temps de l'ancien régime), comme la calomnie, les délations, les exécutions impromptues, sont, sinon encouragées, du moins tolérées, qu'ont à craindre de se livrer sans beaucoup de mystère aux leurs, des citoyens infiniment actifs qui, d'accord avec la nation, reconnaissent la liberté, l'égalité, pour bases de leur bonheur; qui, comme elle, méprisent toutes distinctions de naissance, de rang et de fortune; qui savent tirer la vraie quintessence des droits de l'homme, si heureusement dévoilés de nos jours, et ne font rien en un mot, qui n'ait pour but la paix, l'union, la concorde, suivies (surtout pour eux) du calme et de la tranquillité.

C'est au peu d'intérêt qu'ont les Aphrodites modernes à cacher ce qui se passe dans leur sanctuaire, que nous devons les scènes fidèles dont sera composé ce joyeux recueil.

C'EST TOI! C'EST MOI!

1o Le mélange du dialogue au récit nous a paru plus propre que l'une ou l'autre exclusivement à prendre dans ce genre-ci.—2o Comme le simple nom d'un personnage qu'on introduit sur la scène n'apprend rien au lecteur, afin que l'imagination n'ait aucune peine et ne se mette pas en frais de fausses idées, nous définirons exactement chaque acteur au moment où il sera fait mention de lui.

Le Chevalier[79], à peu de distance de Paris, à cheval et seul, reconnaît un local à portée duquel il se trouve pour celui que lui désigne une adresse qu'il vient de lire; alors il met pied à terre, laisse son cheval au domestique, se détourne, et suivant le sentier, ainsi que le tout lui est prescrit, vient contre une maison de peu d'apparence, des deux côtés de laquelle s'étendent de longues murailles qui annoncent un grand emplacement. Il frappe; un portier aveugle vient lui répondre.

[79] Le Chevalier, vingt ans: charmant jeune homme fait à ravir; une de ces physionomies si rares qui allient à la noblesse la douceur, l'expression et la vivacité. Il revient de Malte ayant fait ses caravanes. Absent de France depuis quelques années, il a tout le savoir-vivre, toute la candeur dont ses pareils, surtout ceux de la défunte cour, ont eu, depuis ce temps à peu près, l'affectation de se dispenser. (N.)

Le Portier, en dedans et porte close.—A qui en voulez-vous?

Le Chevalier, en dehors.—A Mme Durut.

Le Portier.—C'est ici. Etes-vous seul? à pied? à cheval? en voiture?

Le Chevalier.—Je suis seul, mes chevaux m'attendent plus loin; je suis à pied.

Le Portier, courant.—C'est bon! entrez. (Le Chevalier entre, la porte se referme aussitôt; une grille borne le passage du côté de la cour.) On va vous ouvrir la grille. Il est inutile de parler à l'autre portier. Sourd, il ne vous entendrait pas; muet, il ne pourrait vous répondre. Vous irez à droite, le long du portique, jusqu'à l'angle de la cour.

Le sourd, qui a vu le Chevalier, vient ouvrir la grille. Dès qu'il a passé, cet homme referme, tandis que le Chevalier va du côté qu'on lui a indiqué[80]. On entend un coup de sifflet très bruyant.

[80] Cette combinaison de deux portiers, dont chacun est privé d'un sens fort nécessaire, fut imaginée par les anciens Aphrodites, et les vieux serviteurs ont été conservés. La plupart des choses qu'on voudrait tenir secrètes sont ébruitées par les valets, s'il y en a dans la confidence. Comment pourrait-il transpirer au dehors que madame une telle, monsieur un tel sont venus, si, de deux personnes nécessaires à leur introduction, la première ne voit point, et si la seconde, fixée dans l'intérieur, ne peut recevoir ni faire aucun rapport (N.)?

Madame Durut[81], avertie par le sifflet, déjà sur la porte et ouvrant ses bras avec une surprise mêlée de plaisir.—Jour de Dieu! qui s'y serait attendu! Te voilà donc de retour, mon beau bijou? Est-ce bien toi, mon fils? (Ils se sont joints et s'embrassent avec la plus vive amitié.)

[81] Mme Durut, trente-six ans, brune, blanche, dodue, irrégulièrement jolie, très bien conservée et fort piquante encore; fille d'une femme de charge, elle fut nourrie dans la maison du père du Chevalier. Non seulement elle a soigné l'enfant, mais elle s'est fait son précepteur d'amour; quand il a eu seize ans elle lui a ravi ses désirables prémices. Mme Durut est bonne, vive, étonnamment active, non moins intriguante, et dominée par un indomptable tempérament, qui a décidé de sa vocation quand elle a brigué le pénible mais amusant et lucratif emploi de concierge de l'hospice des Aphrodites. (N.)

Le Chevalier.—Oui, maman, arrivé d'hier soir, et bien pressé de vous revoir!

Madame Durut.—Ah! point de vous, je t'en prie. Comme le voilà grand et beau, ce cher enfant! (Le prenant par la main.) Viens, mon toutou. (Elle lui fait traverser la cour et le conduit à un pavillon du meilleur style.) Sais-tu bien qu'il y a quatre mortelles années que je n'ai vu mon cher Alfonse ni reçu de lui la moindre nouvelle!

Le Chevalier.—Tout autant, je l'avoue, mais il n'y a pas eu de ma faute, je te le jure. (Il s'est interrompu frappé de l'élégance et du bon goût d'un appartement qu'on lui fait traverser pour l'amener enfin à un délicieux boudoir.) Mais dis-moi, ma bonne, as-tu fait fortune depuis mon départ? ce séjour diffère étrangement du modeste hôtel garni que tu tenais il y a quatre ans.

Madame Durut, souriant.—Il s'est fait quelque heureux changement dans mes petites affaires; nous aurons tout le temps d'en causer ensemble. (Lui sautant au cou.) Mais comme il a tourné ce polisson-là! Eh bien! n'avais-je pas raison de dire à ton imbécile de père… Oh! mais ce n'est pas ce grand dadais-là qui t'a fait, je l'ai toujours soutenu à ta maman.

Le Chevalier.—Ne va pas m'apprendre qu'elle ait pu en convenir. (Il l'embrasse.)

Madame Durut.—Je leur soutenais donc, quand ils se plaignaient de ta figure longtemps équivoque, que tu serais un jour le plus joli cavalier de Paris… C'est pourtant moi, Fanfan, qui ai eu la gloire de t'avoir mis dans le monde, ce fut moi qui t'appris… hein? tu souris, fripon!

Le Chevalier, caressant.—Cette gloire est bien peu de chose pour toi, ma chère Durut: c'est à moi de m'enorgueillir d'avoir eu, en fait de galanterie, le plus admirable précepteur.

Madame Durut, le prenant dans ses bras.—Ce cher enfant, qui ne l'aimerait à la folie!

Le Chevalier.—Je suis venu tout exprès, maman, pour me faire redire que tu m'aimes toujours un peu.

Madame Durut.—Un peu, petit ingrat! que ne peut-on, sans se donner un complet ridicule, te prouver à quel point on t'aimerait encore! Mais parlons d'autre chose.

Le Chevalier, avec feu.—Non, non, chère Agathe!

Madame Durut, lui serrant la main.—Bon cela, tu viens de me rajeunir de dix ans en me donnant mon nom de fille. (Elle soupire.) Ah! le bon temps, mon cœur!… Mais pour aujourd'hui, c'est assez. J'ai sur toi des vues qui me prescrivent de te ménager. (On entend trois coups de sifflet très vifs.) Pour le coup, il faut que je te quitte.

Le Chevalier.—Que vais-je devenir?

Madame Durut, sonne et ouvre une porte déguisée.—Passe là-dedans, tu trouveras du chocolat et quelqu'un dont tu as besoin: on aura soin de toi. Nous dînons ensemble. Songe que tu es mon prisonnier pour tout le jour, sans adieu. (Elle sort.)

TANT PIS TANT MIEUX

LA DUCHESSE[82], MADAME DURUT

[82] La duchesse de l'Enginière, très grande femme, proportions fortes, sans épaisseur et sans mollesse. Traits et caractère de Junon. Grands airs, principes hardis, conduite imprudente. Belle peau, belles dents, superbes cheveux châtain-brun. Tempérament moins ardent qu'exigeant et capricieux. En tout une femme infiniment agréable pour ses favoris et pour les femmes dont le goût est de s'inscrire sur la liste de ses amants; mais peu goûtée des hommes qu'elle traite moins bien, et cordialement détestée de tout le reste de son sexe. L'âge? A peu près vingt-trois ans, dont on avoue dix-neuf. (N.)

La Duchesse, dans le déshabillé le plus négligé, mais le plus coquet, et avec beaucoup d'agitation.—Je vous avoue, ma chère Durut, que vous m'étonnez à l'excès en m'apprenant que le comte n'est point encore arrivé.

Madame Durut.—D'après son billet d'hier, madame la duchesse, il devrait être ici depuis une heure.

La Duchesse.—Et… à défaut de sa présence, pas un mot aujourd'hui!… Je ne suis pas une femme ridicule, je conçois qu'on peut être retardé, tout à fait empêché même par quelque fâcheux contretemps, mais du moins on a des égards, on fait un message, et l'on n'expose pas une femme de ma sorte à se trouver au dépourvu pendant peut-être tout un jour.

Madame Durut.—Ici, madame, vous ne devez pas avoir cette crainte.

La Duchesse.—A la bonne heure, mais je pouvais consacrer cette journée à des occupations qui, certes, m'auraient bien valu ce qu'à le mettre au plus haut prix M. le comte pourra me procurer d'agrément.

Madame Durut.—Que voulez-vous que je vous dise, madame? Il est galant homme, et je lui connais pour vous des sentiments…

La Duchesse, avec feu.—Oh! je suis bien la très humble servante de ses sentiments; on ne me paye point avec cette monnaie. Je veux du plus solide. Il y a quelque chose là-dessous, ma bonne; ceci m'a tout l'air d'un tour, et je le trouverais très mauvais, je vous jure. (Elle a changé dix fois de place pendant cette conversation; elle secoue sa badine avec plus que de l'humeur.) Vite, un de vos gens à cheval; qu'on coure chez le comte; qu'on y prenne langue; si l'on ne peut me le trouver sur-le-champ, qu'il soit lancé tout le jour de place en place, autant qu'on pourra se mettre, au fait de sa marche, et qu'enfin on me l'amène mort ou vif!

Madame Durut.—Charmante vivacité! qu'il est heureux, ce cher comte, d'exciter une aussi flatteuse inquiétude!

La Duchesse, brusquement.—Trêve aux flatteries; je ne suis pas de la meilleure humeur… et…

Madame Durut.—Là, là, madame la Duchesse, épargnez-moi. Il est agréable de vous louer, mais on peut sans effort vous obéir, quand vous exigez qu'on ménage votre modestie.

La Duchesse, allant et venant.—M. le comte, M. le comte!… (A Mme Durut.) Mais vous m'avez entendue et vous êtes là encore! Allez donc! ordonnez donc! on veut me faire devenir folle aujourd'hui! En vérité, madame Durut, vous remplissez très mal, je dis très mal, les devoirs du poste que vous occupez ici.

Madame Durut, qui par malice ne s'était pas pressée, va enfin servir l'impatience de cette femme altière, mais en s'éloignant elle fait une mine d'irrévérence et presque de mépris, que, par bonheur, la Duchesse, occupée de se regarder dans une glace, ne peut apercevoir.

La Duchesse, seule, toujours agitée, se lève, s'assied, fredonne un air, soupire avec oppression, et tire enfin avec vivacité le cordon d'une sonnette. Un jockey paraît.

Le Jockey[83].—Qu'y a-t-il pour le service de Madame?

[83] Le jockey—ébauche d'un joli subalterne, timidité, petits moyens.—Chez Mme Durut, quiconque fait le service domestique est tenu à d'autres complaisances encore. On en avertit une fois pour toutes le lecteur afin qu'il accorde à ces êtres en sous-ordres un peu d'intérêt. (N.)

La Duchesse, avec colère.—Ce qu'il y a pour mon service? Un bain, et un autre que toi pour m'y servir. La Durut? Qu'elle rentre et me parle à l'instant (Seule.) Oh! tout ceci va mal; l'établissement dégénère à faire pitié!

Madame Durut, accourant.—Me voici. On va partir; votre comte se retrouvera sans doute; mais, pour Dieu! Madame la Duchesse un peu de sang-froid, et ne tourmentez pas, à propos de rien, des gens qui vous sont dévoués de toute leur âme. Voilà mon pauvre Loulou[84] que vous avez rudoyé, je gage, et qui s'en va le cœur gros, versant des larmes.

[84] Mme Durut prend à ce Loulou un intérêt particulier, et, le gardant pour elle jusqu'à nouvel ordre, elle n'a garde de s'offenser des reproches que va lui faire la duchesse, d'avoir un balourd qui ne devine pas les caprices des belles dames à demi-mot. (N.)

La Duchesse.—Ah! c'est que j'ai aussi sur le cœur sa bêtise de l'autre jour.

Madame Durut.—Qu'a-t-il donc fait?

La Duchesse.—L'animal me sert au bain, tremble comme si j'étais apparemment un tigre, un crocodile! Je daigne lui faire nombre de questions, il ne sait y répondre. J'ai un caprice, il ne sait le deviner; je le lui explique aux trois quarts, il ne comprend rien, et mon butor me quitte après mes avances humiliantes! Mais vous ne savez pas, madame Durut, mettre à la porte des balourds de cette espèce!

Madame Durut.—C'est un bon petit diable; il a craint de vous offenser.

La Duchesse.—Eh! morbleu! que n'avez-vous plutôt des insolents qu'on puisse souffleter pour ce qu'ils oseraient de trop, que ces timides inutiles, qui vous servent ric-à-ric avec un sot respect! (Elle hausse les les épaules.) Mon bain est-il commandé?

Madame Durut.—Oui, sûrement.

La Duchesse.—Je mangerai un morceau, des drogues, ce qui se trouvera; comme me voilà désorientée à crever de dépit, j'attendrai ici l'heure de la seconde pièce des Italiens.

Le Jockey reparaît pour avertir que le bain est prêt. Comme la Duchesse marche du côté de la porte…

Madame Durut, avec un peu de mystère, l'arrête et lui dit à voix basse.—Si madame voulait permettre, je lui offrirais pour aujourd'hui le service d'un nouveau venu…

La Duchesse.—De quel sot encore?

Madame Durut, saluant.—C'est mon neveu; il est tout neuf, à la vérité, peu au fait du service des bains; j'ose cependant me flatter qu'il contenterait madame.

La Duchesse.—Cela a-t-il un peu de figure, de tournure?

Madame Durut.—Il n'est pas mal. Au reste, il arrive de province ce matin, et la fatigue du voyage fait un peu de tort à ses agréments naturels… mais…

La Duchesse, avec impatience.—En voilà dix fois de trop! (Avec ironie.) Les agréments naturels du neveu de Mme Durut, voilà de l'intéressant au moins! Pauvre petit enfant gâté! Monsieur votre neveu, délicieux personnage, a fait une longue course? Il est fatigué? Eh bien! Madame Durut, qu'il se délasse, et recouvre à loisir ses agréments naturels.

Madame Durut.—Fort bien, je n'avais garde d'interrompre cette tirade d'orgueil et d'humeur d'une dame de cour à qui l'on manque de parole.

La Duchesse, interrompant avec courroux.—Si l'on me manque de parole, songez à ne pas me manquer de respect!…

Madame Durut.—Ma foi! madame la duchesse, si nous voulions, le décret du 19 juin nous dispenserait de bien des formes[85]; mais à Dieu ne plaise que j'oublie mon devoir. D'ailleurs vous connaissez le faible que j'eus toujours pour vous. Je veux la paix, et pour cela j'insiste pour que vous daigniez voir mon Alfonse.

[85] 1790. Ce fut la nuit de ce fameux jour qu'une poignée d'ivrognes biffa sans retour toute la noblesse passée, présente et à venir! Quel immortel service! (N.)

La Duchesse, avec aigreur.—Ah! c'est mon Alfonse! Ces gens ont la fureur de se donner des noms… Eh! madame Durut, pourquoi votre neveu ne se nomme-t-il pas tout uniment Nicolas, Claude, François? Voilà ce qui convient tout à fait à des gens de votre étoffe.

Madame Durut, un peu piquée.—Vous verrez que je ferai débaptiser mon neveu pour entourer ses patrons au gré de votre vanité! quoi qu'il en soit, voyez-le; qu'il se nomme Alfonse ou Nicolas, c'est un charmant garçon; je n'en rabattrais pas une épingle. Souffrez que j'aie l'honneur de vous servir au déshabiller, et qu'ensuite…

La duchesse, sans dire oui ni non, va du côté de son bain; Mme Durut suit et la déshabille; tout cela se passe en silence.

La Duchesse.—Quelque livre…

Madame Durut.—De quel genre, madame?

La Duchesse, avec humeur.—Autre bêtise! Du genre que j'aime apparemment.

Madame Durut.—Ah! j'entends. (Elle disparaît un instant, et revient deux volumes à la main.) Voici Ma conversion, du célèbre Mirabeau et le Petit-fils d'Hercule.

La Duchesse.—Quant au premier ouvrage, je l'aimais assez avant cette exécrable révolution, à laquelle l'auteur a tant pris de part, mais un renégat destructeur de la noblesse et des titres ne mérite plus que ses victimes daignent sourire à ses gaîtés. Donnez-moi le Petit-fils d'Hercule.

Madame Durut.—Le voilà… Par exemple, ce serait le cas… Mon neveu lit comme un ange.

La Duchesse.—Elle a le diable au corps avec son neveu! J'aurais bien plutôt fait de céder à cette présentation que de chercher à m'y soustraire. Allons, voyons donc M. Alfonse; que j'aie le rare avantage de faire connaissance avec M. Alfonse Durut!

Dès que la duchesse a eu cette velléité de consentir, Mme Durut s'est mise à écrire sur une carte ce qui suit:

«Viens, mon cher Alfonse, mettre à fin une délicieuse aventure: c'est avec une duchesse, que je te donnerai pour une actrice de province.

«Toi, je te fais mon neveu. C'est une faiblesse que j'ai: il faut en passer là. Point de bottes, le ruban noir en poche; un peu de niaiserie… accours[86]

[86] Il est bon de rappeler aux minutieux que maintenant les affaires de plaisir se traitent en très petits caractères, tracés avec des plumes de corbeaux: ainsi l'avis de Mme Durut a pu tenir tout entier sur une carte. (N.)

Mme Durut sonne, parle bas au jockey, qui disparaît avec la carte; en même temps, la duchesse, qui a parcouru les estampes du Petit-fils d'Hercule, continue:—Gravures détestables. Les artistes qui se mêlent de décorer ces sortes d'ouvrages ne devraient-ils pas avoir autant d'esprit et d'usage que les auteurs eux-mêmes!… je veux dire que ceux qui en ont comme celui-ci, qui paraît terriblement bien connaître et nos goûts et nos caprices. Voyez, Durut. (Elle lui montre la planche d'une duchesse sollicitant à genoux les complaisances du héros.) Ici, par exemple, on a voulu représenter une de nous; ce n'est pas la posture ni l'intention que je blâme, nous sommes bien capables de tout cela, mais, comme ce bélître de dessinateur a pensé le grand habit! Cette femme n'a-t-elle pas plutôt l'air d'une reine de Saba que d'une dame du palais?… C'est à faire pitié! (Elle jette le livre au loin avec mépris.—En même temps le chevalier vient montrer sa jolie mine à travers la porte, qu'il entr'ouvre avec une feinte timidité.)

Le Chevalier, à Mme Durut.—On dit, ma tante, que vous me demandez?

La Duchesse, avec étonnement.—Quoi! c'est là votre neveu?

Madame Durut.—Lui-même. (Souriant.) Peut-il entrer?

La Duchesse.—Assurément. (Au chevalier, d'un ton amical.) Entrez, monsieur. (Le chevalier entre. Bas à Mme Durut.) On n'a pas une plus charmante figure.

Madame Durut, au chevalier.—Fais tes remerciements à madame, à qui je viens de parler de ta vocation pour le théâtre, et qui veut bien s'intéresser en ta faveur auprès du directeur d'une troupe dont elle est la première actrice. (La duchesse agréablement surprise du tour qu'a choisi Mme Durut, sourit, et lui serre la main en signe d'approbation.)

Le Chevalier, saluant la duchesse.—Ah! madame que de bonté!

La Duchesse.—Je n'aurai pas grand mérite à seconder vos vues, monsieur. Je prétends, au contraire, me faire de ma négociation un droit à la reconnaissance de celui de qui votre adoption va dépendre. (Elle attire à elle Mme Durut pour lui parler à l'oreille.) Mais c'est un ange que ce neveu-là! (Le chevalier s'est écarté pour feindre la discrétion.)

Madame Durut, bas.—Je ne voulais pas vous en faire tout de suite un grand éloge.

La Duchesse, bas.—J'étais bien devant mon jour, je l'avoue, quand je me défendais de le voir: je suis femme à raffoler de lui. (Haut.) Monsieur Alfonse, ayez la complaisance de relever ce livre et de me le rapporter… (Il obéit; pour recevoir le livre de ses mains, la duchesse a la coquetterie d'écarter si bien la toile dont sa baignoire est enveloppée, que rien n'empêche le chevalier d'y voir complètement cette belle en état de pure nature. Aussi ne manque-t-il pas de plonger un regard furtif sur tant d'appas. En même temps la duchesse fixe avec méditation sur lui des regards qui par degrés s'animent de tous les feux du désir: leurs yeux venant enfin à se rencontrer, ils rougissent l'un et l'autre. La duchesse continue:) Vous me trouvez un peu curieuse? C'est que j'ai pour principe qu'on peut saisir à certain point, dans une physionomie, les indices du caractère; je cherchais donc à démêler dans le vôtre à quel emploi, pour la comédie, vous pouviez être plus propre. Il me semble que celui de jeune premier est le seul qui vous convienne.

Madame Durut, au Chevalier.—C'est celui qu'on nomme dans le monde les Amoureux. (A la duchesse.) Il n'est pas au fait; il faut lui expliquer les choses. (Au chevalier.) Te sens-tu des dispositions, là, franchement?

Le Chevalier, vivement.—Oh! oui, ma tante, d'infinies (baissant les yeux…) surtout s'il s'agit d'entrer dans une troupe où madame…

La Duchesse, interrompant.—Je crois vous entendre. (A Mme Durut.) Il n'est pas sans esprit.

Madame Durut, un peu bas.—Je m'en suis toujours doutée, et je suis sûre que, si vous aviez la bonté de lui communiquer un peu du vôtre, il ferait en peu de temps des progrès admirables.

La Duchesse, moins bas.—Soyez assurée, ma chère Durut, qu'il n'y a rien que je ne suis capable de faire pour votre neveu… Il rougit!

Il est divin!

Cette rougeur, très vraie, provient de l'impression plus que douce que fait sur le très impressionnable jeune homme la fréquentation de ses yeux sur une infinité de charmes. On siffle pour Mme Durut.

Madame Durut, souriant.—Excusez-moi, mes enfants. (Elle sort.)

La Duchesse, à Mme Durut, comme pour la rappeler.—Eh bien! eh bien! (Au chevalier.) Votre tante est la meilleure femme de l'univers, mais, entre nous, elle perd l'esprit. Y a-t-il du sens à s'en aller sans me laisser personne qui puisse m'aider à sortir du bain?

Le Chevalier.—Je croyais, Madame, que vous y étiez depuis bien peu de temps. Mais, quand il vous plaira d'en sortir, j'aurai soin de vous procurer tout ce qui pourra vous être nécessaire.

La Duchesse.—C'est parler raisonnablement. Mais votre tante est vraiment folle, comme je vous le disais: n'imaginerait-elle pas que j'allais me servir de vous-même!

Le Chevalier.—Permettez, madame, que je sois neutre dans cette occasion. Si, de peur de vous déplaire, je n'oserais vous contredire, il n'en est pas moins vrai que ma tante pensant à me procurer tant de bonheur, je ne puis aussi la blâmer.

La Duchesse, gaîment.—Cela est clair, je suis condamnée.

Le Chevalier.—Il serait heureux pour moi que de vous-même vous voulussiez bien avoir tort.

La Duchesse, finement.—Monsieur Alfonse, vous n'êtes pas tout à fait aussi neuf qu'on a voulu me le persuader… Eh bien, je souscris à votre arrêt, et vous allez être chargé seul de tous les petits soins d'usage. L'effet que j'espérais de ce bain est absolument manqué… Je ne sais… au lieu de me rafraîchir il m'a mise dans une agitation!… (Elle se met debout dans sa baignoire.) Je n'y peux plus tenir! (Faisant face au chevalier, elle expose ainsi dans tous leurs avantages ses plus attrayants appas. Alfonse, malgré son inexpérience, fait tout ce qui convient avec une adresse infinie. Ses larcins même ont une grâce qui donne de lui la plus favorable opinion. Les détails de cette toilette vont jusqu'à une espèce de pillage galant, pour lequel au surplus la duchesse, sûre de son triomphe, affecte de donner les plus engageantes facilités.)

Bref, la duchesse est… violée. La loi d'une guerre de siège est que le vainqueur ne fasse aucun quartier quand la place succombe à l'assaut; aussi notre adorable conquérant fait des siennes à toute outrance, darde sa rosée de vie sans le moindre ménagement. Le peu de part que semble prendre l'assiégée à la joie de ce triomphe ne veut pas dire qu'elle y soit tout à fait insensible. Elle a goûté, peut-être en dépit d'elle-même, le plus vif des plaisirs, mais à peine cet orage de bonheur a-t-il fini pour elle, qu'elle laisse échapper de désobligeantes expressions de repentir et de ressentiment. Nous n'en rapporterons que ce qui est indispensablement nécessaire à la solution de l'énigme.

—Monstre! dit-elle dans un délire de fureur, tu te crois heureux!

Eh bien! si je suis grosse de ta façon, vil petit bourgeois, tu m'auras assassinée, car je me brûlerai la cervelle!

Sans doute le lecteur ne s'attendait pas à ce dénouement, qui n'est pas du tout analogue à l'imbroglio de la scène! Il faut le mettre au fait. La Duchesse, par un de ces travers dont rien ne peut rendre compte, a conservé de son origine allemande et de l'éducation qu'elle a reçue, le préjugé de croire qu'une femme de haut rang se doit de ne mettre au monde que de vrais gentilshommes. En conséquence, mariée depuis trois ans, il lui est assez égal que les enfants qu'elle pourra donner à son époux soient de lui ou du plus fécond des aide-maris qu'elle favorise: le point essentiel est qu'aucun levain roturier ne puisse fermenter dans ses nobles entrailles; elle a donc fait et tenu jusqu'alors le serment de ne se livrer selon la nature qu'à des nobles. Or, elle est persuadée, dans cette occurrence, que le bel Alfonse est le neveu d'une femme dont la naissance est non seulement obscure, mais abjecte. Elle a du caractère, nous l'avons dit en traçant son portrait, aussi, quelque charmante qu'ait été pour elle la naissance de sa tentation, elle est au désespoir d'avoir été entraînée. Elle avait tout autre projet: d'abord celui de satisfaire un désir curieux, la vue d'un corps qu'elle soupçonnait être admirable, lui promettait un grand plaisir. Pourquoi ne pas le goûter en entier? Pourquoi se priver, par un peu de fausse honte, de savoir si ce qui fait l'homme répondait chez Alfonse au reste de ses perfections? De là le caprice de proposer le bain, d'aider à déshabiller, d'exiger la chute du caleçon, etc… D'ailleurs, elle supposait Alfonse novice, docile, capable de s'arrêter où elle le lui prescrirait. Ensuite, la duchesse, par exemple, aime à la fureur, qu'une langue complaisante et vive l'électrise et lui fasse oublier son être. C'était à ce seul badinage qu'elle se proposait d'employer son beau protégé. Mais point du tout! Le voilà qui a pris le mors aux dents et le reste! Quel bonheur pour cette femme bizarre quand elle sera détrompée. Quelle bonne scène ridicule pour le Chevalier, qui sent tout l'embarras que se donne la duchesse, en sortant soudain de son rôle de femme de théâtre pour outrer la hauteur d'une femme de cour!

Oublions-les pendant quelques moments, et voyons un peu ce qui se passe ailleurs.

A BON CHAT BON RAT

A peine la duchesse est-elle au bain, que le comte (rencontré tout près de l'hospice par l'émissaire) est arrivé. C'est à cette occasion qu'on avait sifflé pour Mme Durut quand elle a si brusquement laissé seule la Duchesse et le neveu supposé.

Mme Durut introduit le comte dans le même pavillon où elle avait d'abord conduit le chevalier.

Le Comte[87]. C'est qu'aussi la chère duchesse extravague; exiger de moi, dans ma position, des entrevues de jour, c'est manquer totalement de bon sens.

[87] Le comte: ce que cet homme a de plus remarquable est son extrême suffisance; il n'est d'ailleurs ni bien, ni mal; mais il était ci-devant à la cour, et d'une liste dans laquelle les femmes telles que la duchesse choisissent volontiers leurs amis de boudoir. (N.)

Madame Durut.—Vous savez que, la nuit, elle ne peut ni sortir, ni vous recevoir chez elle.

Le Comte.—Jeter ensuite feu et flammes, parce que je ne suis pas à la minute au rendez-vous où elle n'a rien de mieux à faire que de se trouver même avant l'heure, c'est me tyranniser!

Madame Durut, ironiquement.—Je vous conseille de vous plaindre.

Le Comte.—Où est-elle enfin?

Madame Durut.—Au bain.

Le Comte.—Je vole auprès d'elle…

Madame Durut.—Non pas, s'il vous plaît (On devine la véritable raison de Mme Durut. Voici celle qu'elle donne:) L'objet du bain est de calmer le sang: or, nécessairement, l'explication que vous auriez ensemble agiterait cette belle dame. Vous aurez donc la complaisance d'attendre que j'aie pris ses ordres à votre sujet et rapporté sa réponse.

Le Comte.—Vous avez raison, ma chère Durut; du caractère que nous lui connaissons, elle ne manquerait pas de faire une scène: il faut l'éviter. Mais je meurs de besoin! cloué, dès dix heures du matin, sur les bancs de ce maudit Manège, d'où je me suis échappé comme un voleur, sans attendre la fin de cette intéressante discussion… (Quoique le comte n'ait dit tout cela qu'en vue de faire l'important, Mme Durut, sachant absolument très bien qu'il est absolument nul à l'Assemblée, et se plaisant à faire des épigrammes à sa manière, coupe cette tirade:)

Madame Durut.—Que prendrez-vous, monsieur le comte?

Le Comte.—Une croûte grillée, avec un peu de vin d'Espagne.

Madame Durut.—On va vous servir à l'instant. (Elle disparaît. Un moment après le déjeuner du comte est apporté par Célestine[88], une charmante fille qui passe pour être sœur de mère de Mme Durut.)

[88] Célestine: à peine 20 ans, grande et belle blonde au plus frais embonpoint, richement pourvue de toutes les rondeurs et potelures que peuvent désirer tous les genres d'amateurs. Célestine a de grands yeux bleus plus animés que ne le sont habituellement ceux de cette couleur, et qui semblent demander à tout le monde l'amoureux merci. Sa bouche riante, ses lèvres légèrement humides ont le mouvement habituel du baiser. Cette fille est, parmi les femmes, ce qu'est, parmi les fruits une belle poire de doyenné, tendre et fondante. Célestine, désirée de tout le monde, aime tout le monde; aussi jamais cette bienfaisante créature ne put répondre non à quelque proposition qu'on ait eu le caprice de lui faire. Elle a de plus la gloire d'avoir remporté au concours la place de première essayeuse. On rendra compte en temps et lieu des fonctions et prérogatives de cet important emploi. (N.)

LE COMTE, CÉLESTINE

Le Comte, allant au devant.—Quoi! C'est vous-même, belle Célestine, qui prenez la peine…

Célestine.—Pourquoi pas, Monsieur le comte? On a toujours plaisir à servir quelqu'un d'aimable.

Le Comte, avec un mouvement modeste.—Ah! ce joli compliment met le comble à vos attentions. (Il la débarrasse du plateau.) Si vous vouliez, charmante Célestine, que ce déjeuner devînt délicieux pour moi, vous mouilleriez ce verre de vos lèvres de rose, et, buvant après vous, je croirais recevoir un baiser.

Célestine.—Voilà qui est d'une galanterie bien quintessenciée! Pourquoi demander de ma part un baiser par ricochet, quand je puis vous en donner plutôt deux qu'un directement?…

Le Comte, la prenant avec transport.—Est-on aimable? En vérité, Célestine, vous surpassez tout ce qui vient ici…

Célestine, interrompant gaiement.—Chut! chut! songez que nous avons quelque part certaine duchesse, et…

Le Comte.—Bon! elle est au bain, si loin, si loin de nous!…

Célestine, avec finesse.—Mais si près, si près de votre cœur! (Il ne laisse pas d'entraîner Célestine jusque vers un fauteuil où il se jette la tenant entre ses jambes.) Allons, Monsieur le Comte, de la bonne foi dans les traités; vous n'êtes point ici pour moi.

Le Comte.—Laissons, mon cœur, ces subtilités de délicatesse. Il y aurait moyen de bien mieux employer les instants. (Il chiffonne le fichu.) Si vous m'aimiez un peu…

Célestine, défendant faiblement sa gorge.—Nous ne nous connaissons point, pourquoi vous aimerais-je?… Vous êtes joli cavalier, pourquoi ne vous aimerais-je pas?

Le Comte, s'animant.—Elle est divine! Il y a un siècle, belle enfant, que tu me trottes en cervelle; mais tu as précisément une de ces sorcières de mines qu'il faut chasser de son imagination comme la peste, si l'on ne veut pas s'enfiévrer.

Célestine.—Pourquoi, s'il vous plaît, me chasser si fort! Sachez que j'aime beaucoup, moi, qu'on se passionne un peu pour mon petit mérite… Mais voyez donc comme il m'accommode! (Les tétons sont au pillage.)

....... .......... ...

(On supprime ici d'inutiles lambeaux de dialogue.)

Célestine[89] acceptant l'assignat après quelques façons.—Ne croyez pas cependant que je veuille employer ce chiffon à réparer une sottise. On dit qu'avant peu ce beau papier de votre fabrique ne sera plus bon qu'à cet usage, mais en attendant, je vais bel et bien le convertir en écus.

[89] Le Comte donne à Célestine un assignat de 300 livres.

Le Comte.—Tu me bats avec mes armes, friponne! Cela n'est pas généreux…

Pour l'apaiser Célestine, se jetant à son cou, lui donne un de ces baisers qu'elle a le talent de rendre si doux, et échappe à l'instant. Il est bon d'avertir le lecteur que cette si complaisante Célestine avait été députée au comte par Mme Durut, afin qu'il fût occupé tout le temps qu'il faudrait à la duchesse pour s'arranger avec le charmant Alfonse. On voit que Célestine ne pouvait s'acquitter mieux de son agréable commission. Le Comte se purifie, aidé, comme l'a été le Chevalier, par la jolie négrillonne. Ensuite, il déjeune, et attend, en lisant quelques feuilles du jour, qu'on vienne enfin lui donner des nouvelles de la Duchesse.

VIVE LE VIN! VIVE L'AMOUR!

Le Comte, au Chevalier, se levant brusquement.—Je connais trop la façon de penser de Mme la Duchesse pour pouvoir douter que vous soyez un homme comme il faut; ainsi, monsieur, nous n'aurons probablement ensemble qu'une explication très décente sur le hasard qui vous fait recueillir le fruit d'un rendez-vous donné pour moi. Cependant, si par malheur je me trouvais encore plus lésé que je ne suppose l'être…

Le Chevalier, avec fierté.—Qu'en serait-il, monsieur?

Le Comte, fièrement à son tour.—C'est ce que je vous ferai savoir, monsieur.

Le Chevalier, se soulevant.—Je n'aime pas à différer ces sortes d'éclaircissements… (Il s'échappe du lit et suit nu le comte, qui vient de passer dans la salle de bain, où sont aussi les habits du Chevalier.)

Madame Durut, leur courant après.—Holà! mes beaux champions! ce lieu n'est pas du tout celui des scènes tragiques.

La Duchesse, accourant aussi, à Mme Durut.—Arrêtez-les! ma bonne. Si j'ai quelque empire sur vous, messieurs…

En même temps, Mme Durut a fermé la pièce à clef. Le Chevalier s'habille en grande hâte. Mme Durut sert la Duchesse, qui en fait autant, marquant par des mouvements presque convulsifs qu'elle éprouve quelque chose de bien pénible…

Le Comte.—Quel est ce jeune homme, madame Durut?

La Duchesse, vivement.—Son neveu[90].

[90] Ce mensonge a pour but à la fois et de vexer le Comte et de prévenir une affaire d'honneur. (N.)

Le Comte, feignant de se calmer, et d'un ton ironique.—Digne choix, en vérité! Je n'ai plus rien à dire. (A Mme Durut.) Ouvrez-moi.

Le Chevalier.—On vous trompe, monsieur. Dans un moment je retourne à Paris; si vous n'avez rien de mieux à faire que de m'y suivre, nous pourrons causer en chemin et déterminer à quel point chacun de nous offense son rival.

Le Comte.—Je suis à vos ordres.

Madame Durut.—Cela vous plaît à dire: vous êtes tous deux aux miens. Mais voyez donc un peu ces mutins! Sachez, mes beaux messieurs, que, toute taquinerie cessante, vous ne sortirez pas d'ici que je le veuille bien. Oh! vous êtes, en dépit de vos bouillants courages, tout à fait en mon pouvoir.

La Duchesse ne sort des mains de Mme Durut que pour aller tomber pesamment dans une bergère, où elle joue assez bien la défaillante.

La Duchesse, avec les mines convenables.—Je me sens mal… Durut, de l'eau de Cologne… des sels… de l'éther… Je n'en puis plus… J'étouffe… je me meurs… (Elle est pour lors immobile, dans l'attitude la plus théâtrale, l'œil fermé, mais sans que les roses des joues et des lèvres aient pâli de la moindre nuance.)

Le Chevalier, aux pieds de la Duchesse.—Oh! ciel! quel malheur!

Madame Durut, assez calme et donnant du secours.—Là! là! ne vous désespérez pas, cela n'aura pas de suites…

En effet, à peine a-t-on mis des sels d'Angleterre sous le nez de la Duchesse, qu'un long soupir annonce la clôture de son évanouissement.

Madame Durut, au Comte.—Voilà pourtant, vilain homme, la belle besogne que vous êtes venu faire ici! Que je déteste ces vaniteux! Tout irait si bien, si l'on voulait ne mettre que de la folie à ce qui est uniquement affaire de plaisir.

Le Comte.—Vous verrez que c'est moi qui ai tort!

Madame Durut.—Assurément, et en tout point. Vous vous êtes conduit en homme qui n'a pas le sens commun. Vous arrivez trop tard; premier tort, d'autant plus inexcusable, qu'il est absolument volontaire; vous vous montrez ici avec l'assurance et la brusquerie dont on blâmerait même un mari: second tort; vous nous rompez tous en visière; plus grand tort qui vous donne en même temps beaucoup de ridicule; la preuve en est à ce qu'il vous a été forcé de voir et d'endurer. Répondez à tout cela. Eh! morbleu! puisque, vous aviez assez joliment passé votre temps là-bas, que n'y restiez-vous? Célestine aurait bien eu la complaisance de vous y tenir plus longtemps compagnie.

La Duchesse, avec intérêt.—Célestine!… Ils ont été ensemble?

Madame Durut.—Assurément et de la meilleure intelligence encore.

LES MÊMES, CÉLESTINE.

Célestine, en dehors et frappant.—J'entends qu'on parle de moi, veut-on bien m'ouvrir?

Mme Durut ouvre et lui conte rapidement la querelle de ces messieurs.

Célestine, gaîment.—Fort bien! (Au Comte.) Voilà donc, petit perfide, comme je puis me fier à vos belles protestations! (Avec une menace badine.) Si j'étais babillarde, comme vous seriez grondé! Allons, la paix, mes bons amis. (Au Comte en lui montrant le chevalier.) Voyez donc comme il est joli! Vous auriez la barbarie de l'embrocher en face?

Les esprits sont déjà considérablement apaisés, la Duchesse et Mme Durut souriant à l'épigrammatique plaisanterie de Célestine.

La Duchesse, au Comte d'un ton piqué.—Il paraît, monsieur, que nous ne sommes pas en reste l'un avec l'autre… (D'un ton moins sec.) Que tout ceci finisse donc convenablement. (Elle lui tend la main.) Je vous pardonne l'aimable Célestine; faites-vous de même une bonne raison au sujet du charmant Chevalier… Touchez là.

Le Comte, obéissant.—Vous avez tant d'ascendant sur moi… qu'il faut bien en passer par ce que vous voulez. Allons, madame, qu'il n'en soit plus parlé.

Célestine, avec espièglerie.—Oui dà! Cela est fort aisé à dire. Je ne prends pas, moi, la chose aussi indifféremment. J'avais fait une conquête; on m'avait juré les plus belles choses du monde; il faut que mon compte se trouve à tout ceci. Je déclare donc que je m'empare de monsieur (du Chevalier)… sauf à le restituer à qui il appartiendra lorsque je croirai m'être suffisamment vengée.

Madame Durut.—La matoise! tout en riant, elle le fera comme elle le dit, ou le diable m'emporte! Oh! je la connais! Mais pensons enfin au solide; il faut dîner; qu'en pensez-vous, mes enfants?

La Duchesse.—Je meurs d'appétit.

Madame Durut.—Eh bien! allons. Nos jeunes braves videront leur querelle à table, et se battront à l'aise le verre à la main. (Elle prend au Comte une main; à Alphonse:) La vôtre? approchez. (Le Chevalier approche. Elle réunit leurs mains.) La paix, au nom du plaisir!

Le Comte.—De tout mon cœur. (Ils s'embrassent.)

Madame Durut.—Je ne demande pas à madame la Duchesse si elle trouve bon que nous ne nous séparions pas. Si sa conversion est sincère…

La Duchesse, interrompant.—Très sincère, je te jure, ma chère Durut. Il faut que Célestine et toi soyez des nôtres; je l'aurais exigé si tu ne m'avais pas prévenue…

Madame Durut.—C'est parler, cela. Allons, je commence à espérer qu'enfin on pourra faire quelque chose de vous. (Mme Durut s'en va.)

Peu d'instant après, un des jockeys, qu'on connaît déjà, vient annoncer qu'on a servi et conduit les convives à une pièce délicieuse. Elle représente un bosquet dont le feuillage, peint de main de maître, se recourbe en coupole jusque vers une ouverture ménagée en haut et d'où vient le jour, à travers une toile légèrement azurée qui complète l'illusion. On voit, sur le fond transparent, les extrémités des feuilles et quelques jets élancés se découper avec une vérité frappante. Tout autour de la pièce, aux troncs des arbres régulièrement espacés, on voit attachée une draperie blanche bordée de crépines d'or, qui est censée cacher tous les intervalles au-dessous du feuillage. Le bas est une balustrade du meilleur style, peinte en marbre blanc et qui paraît se détacher. Le tapis est un gazon factice parfaitement imité. A peine s'est-on réuni dans cet agréable lieu qu'il y survient le dîner le plus sensuel.

Le Duchesse, le Comte, le Chevalier, Célestine et Mme Durut sont à table et mangent.

Madame Durut.—Vous ne paraissez pas penser à me remercier, cependant vous avez l'étrenne de cette jolie salle, qui n'est achevée que depuis quelques jours, et où je n'ai permis à qui ce soit d'entrer tandis qu'on y travaillait.

Le Chevalier.—On ne pouvait penser rien de plus agréable, et l'exécution en est parfaite.

Le Comte.—L'architecte a un peu écouté aux portes. Je connais la pareille salle, je dis absolument pareille, chez le marquis de[91]

[91] Le Comte a raison. Cette salle existe en original chez une dame fort célèbre, que les deux sexes déchirent également, les femmes, par hypocrisie, car elles ont son amour et lui prodiguent le leur, les hommes par un sot amour-propre, car près d'elle ils sont rarement heureux. Mais qui peut juger sans passion cette Sapho moderne ne peut s'empêcher de l'admirer et de l'aimer, et s'étonne de lui voir concilier de la manière la plus naturelle les goûts et les habitudes de la femme à la fois la plus légère et la plus frivole et la plus essentielle, la plus capricieuse en fait de plaisir, et la plus invariable en fait de sentiments. (N.)

Madame Durut, interrompant.—Je connais, je connais! assurément vous pouvez connaître. Une chose n'a-t-elle donc de prix qu'autant qu'elle soit unique? A boire! je passe ma vie à entendre d'insoutenables gens comparer, épiloguer, au lieu de jouir…

Célestine, interrompant.—Et ma bouillante sœur se fâcher au lieu de manger! cela ne revient-il pas au même?

La Duchesse.—Célestine a raison, et je suis enchantée, Durut, qu'elle vous ait prise sur le fait. Savez-vous que vous devenez d'une humeur…

Madame Durut, avec surprise.—Et vous aussi? A votre tour, messieurs, grondez-moi. J'ai donc de l'humeur? Eh bien! il faut la noyer dans le bourgogne. (Elle s'en fait donner une bouteille et se verse une rasade.) A vos santés…

Le Comte.—. J'aime mieux cela que de la morale.

On boit à la ronde. Ils mangent tous du meilleur appétit et boivent à proportion. Avec le second service on a apporté des vins délicieux. Les entremets sont ingrédientés de manière à ne pas permettre que de tels convives conservent longtemps leur sang-froid et demeurent à table sans s'agacer. Quoique le Chevalier ait fait passablement des siennes, il se sent déjà des velléités pour cette friponne de Célestine, dont il est voisin, et qui joue avec lui de la prunelle, à faire sauter le bouchon. La vue de plus de la moitié de ses merveilleux tétons (qu'elle découvre sous prétexte d'y pourchasser un peu de pain qui la blesse) achève de mettre en rut l'inflammable jouvenceau. Cependant il s'observe assez bien pour ne pas se mettre dans le cas d'offenser la Duchesse, qui le guette du coin de l'œil. De son côté le Comte croit de son honneur qu'avant qu'on se quitte, la Duchesse ait fait aussi quelque chose pour lui. Durut, qui ne perd rien de tout ce manège, rit sous cape, et déjà se doute de ce qui va suivre. Au dessert, les gens renvoyés, la conversation s'anime par degrés et devient des plus polissonnes. En voici un léger échantillon:

Madame Durut.—A propos, madame la Duchesse, il y a longtemps que vous n'êtes venue par ici avec ce grand lévrier… cet étranger si blond, si pomponné!…

La Duchesse.—Elle me divertit avec son lévrier, c'est justement un Danois… l'Opéra me l'a enlevé…

Célestine.—L'Opéra ne vous a pas enlevé grand chose. Cet homme est bien le plus glacial bande-à-l'aise! (Gaîment.) Nous sommes tous garçons ici?

La Duchesse, souriant.—Il a donc l'avantage de vous connaître?

Célestine.—Oh! ne m'en parlez pas. J'eus un jour, je ne sais par quel caprice d'avoir quelqu'un d'encore plus blond que moi, le malheur de m'aventurer avec ce beau monsieur; cela fut d'un nul!… Il est vrai qu'il resta sur le champ de bataille un diamant, mais vivent les gens qui savent les faire gagner!

La Duchesse, sentant une atteinte.—Comte, j'ai des cors, je vous en avertis. (Elle sourit.)

Madame Durut.—Oh! je le reconnais au langage des pieds. Chez moi, certain soir qu'il s'agissait d'enivrer un provincial et de lui souffler sa jolie femme, ne voilà-t-il pas mon maladroit qui, à table, en face du couple, se trompe et croyant faire une gentille à madame, nous appuie amoureusement un pied sur l'orteil goutteux du mari. Celui-ci de jeter le cri de quelqu'un qu'on mettrait à la broche et de retirer les jambes si promptement, si fort et si haut qu'il soulève la table et renverse tout ce qui la couvrait. Figurez-vous le baccanal, le tracas, la consternation d'une femme peu faite, alors, à de pareils événements!… Il est vrai que, depuis, nous en avons fait une rude lame… Comte, vous pouvez certifier ce que je dis.

Le Comte, froidement.—Qu'en faites-vous?

Madame Durut.—C'est du véreux maintenant. Elle vient encore dans ma maison de Paris, pour les moines.

La Duchesse.—Fi!

Le Comte,—Quant à moi, je l'ai totalement perdue de vue, il y a bien six mois, depuis qu'elle m'a débauché mon valet de chambre.

Célestine.—Ce fut surtout pour vous un grand crèvecœur que de perdre ainsi deux maîtresses à la fois?

Madame Durut.—Pourquoi pas trois? car la dame ne se faisait pas beaucoup prier pour faire le thème en deux façons.

Le Comte.—De la méchanceté! Il est assez plaisant qu'on gronde ici des sortes de caprices, tandis qu'on veut bien les laisser en paix dans la société. Vous voilà trois femmes: laquelle de vous osera jurer de n'avoir jamais varié la manière de faire des heureux?

Célestine.—Monsieur le comte voudrait nous confesser apparemment! Quant à moi, je ne suis pas pressée de m'accuser de péchés dont il est très possible que je n'aie aucun repentir.

....... .......... ...

Un excellent café, suivi des liqueurs les plus fines, termine ce voluptueux dîner.

Le Comte très pressé (ou qui feint de l'être) d'assister à l'auguste pétaudière, part tout de suite dans son rapide cabriolet. La Duchesse reste. L'adroite et complaisante Célestine prête son ministère pour la mettre en état de paraître au spectacle. Le Chevalier dont on a renvoyé les chevaux, et qui n'a rien de mieux à faire que de se reposer, suit aux Italiens son équivoque conquête, qui l'enlève dans un vis-à-vis d'une élégance achevée, attelé de deux anglais sans prix pour la vitesse et la beauté.

L'ŒIL DU MAITRE

MADAME DURUT, CÉLESTINE

Elles sont dans le logement de la première et sont occupées de compter. Chacune a sous les yeux un livre de dépense, dont elle vérifie les articles.

Madame Durut.—J'ai fait.

Célestine.—Et moi aussi, bien juste en même temps que toi.

Madame Durut.—A combien, d'après ton addition, se monte la dépense du mois?

Célestine.—A neuf mille six cent quatre-vingt-quatre livres douze sols.

Madame Durut.—Barême ne serait pas plus correct que nous; j'ai le même total à six deniers près.

Célestine.—Tu as raison; six deniers: je les oubliais à cette colonne.

Madame Durut.—La recette?

Célestine.—Dix mille huit cent quatre-vingt-seize livres huit sols… sans deniers pour le coup.

Madame Durut.—On ne peut mieux. Eh bien! Célestine, quel est le métier, le commerce soi-disant honnête qui produirait par mois, à raison de nos fonds, un bénéfice net de douze cent douze livres cinq sols six deniers, tous frais et bien des petites fantaisies satisfaites, dont le prix se trouve englobé dans la masse des dépenses?

Célestine.—L'observation est juste. Encore ce mois-ci n'a-t-il pas beaucoup donné.

Madame Durut.—Sans compter que j'ai réduit de près de mille écus les mémoires des bâtiments depuis l'approbation des comptes.

Célestine.—Tout doux, s'il vous plaît, ma chère sœur; j'ai réduit est bientôt dit! Oubliez-vous, que ce rabais, c'est à moi qu'on en a l'obligation, puisque j'ai fait ce qu'il fallait pour que M. du Bossage y souscrivît?

Madame Durut.—Tu cries, Mademoiselle, avant qu'on écorche! Tiens, regarde, lis: «Trois cents livres de gratification à Mlle Célestine pour le dixième d'une épargne de trois mille livres qu'elle a procurée à l'établissement». Et cela sans préjudice de ta part d'associée.

Célestine.—C'est parler, cela, et j'aurais d'autant plus mauvaise grâce à me faire trop valoir, que ce petit pince-sans-rire d'artiste s'est donné les airs de me le mettre[92] sept fois pendant la nuit qui fut le pot-au-vin de votre arrangement.

[92] Entre sœurs on ne se gêne pas. (N.)

Madame Durut.—Sept fois! mon cœur; oh! sur ce pied, ce sera moi, ne t'en déplaise, qui lui compterai, le 30, les mille livres qu'il doit recevoir. Je ne me prévaudrai nullement des dix jours de grâce, et j'espère bien qu'en faveur de mon exactitude à payer, il daignera me faire tâter de son savoir-faire.

Célestine.—Rien de plus assuré, car il m'a dit plus de trois fois, à travers les beaux transports qu'il me témoignait, que tu devais être une excellente jouissance…

Madame Durut, interrompant.—Je m'en pique…

Célestine interrompant.—Mais que tu lui en imposais.

Madame Durut.—Le pauvre garçon! Il est bien trop bon d'avoir peur de moi! Qu'il vienne! je lui ferai connaître qu'on m'apprivoise assez facilement, et que les gens qui parlent par sept, ont le plus grand droit de tout oser avec leur très humble servante. Mais poursuivons notre besogne: combien d'abonnements reste-t-il encore à faire payer?

Célestine.—D'abord… celui du commandeur de Palaigu.

Madame Durut.—Qui? ce grand jeudi[93] qu'on dit malade d'un satyriasis incurable? Après? (On reprend le travail.)

[93] Chez les Aphrodites on nomme jeudis ces messieurs qui, tout au moins partagés entre l'œillet et la boutonnière, avaient pour jour de solennité le jeudi, en l'honneur de Jupiter, le Villette de l'Olympe comme tout le monde sait. Les femmes qui avaient la complaisance de se prêter au goût de messieurs les jeudis sont connues sous le nom de Jannettes (de Janus), à cause de leur double manière de faire des heureux. Les amateurs de ces sortes de femmes se nommaient, en conséquence Janicoles. Les Andrins, en petit nombre, étaient ceux qui, ne faisant cas d'aucun charme féminin, ne fêtaient que des Ganymèdes.

Célestine.—Ici viennent quelques articles véreux. Plusieurs aristocrates émigrants avaient écrit pour que leur abonnement continuât, ils en doivent le montant, et ils sont notés pour leur part des dépenses casuelles. Sans doute ils se flattaient de n'être pas aussi longtemps atteints, mais n'ayant point assisté, peut-être refuseront-ils d'entrer en compte?

Madame Durut.—Fi donc! Quel horrible soupçon! Ils paieront, Célestine. C'est de l'or en barre. Oh! s'il s'agissait de quelque dette d'un autre genre, comme pour habits, voitures, fournitures de domestiques, il y aurait peut-être à batailler pour le paiement; mais quand il est question pour ces messieurs de demeurer Aphrodites, de n'être pas rayés avec ignominie de la plus heureuse liste, crois qu'ils y regarderont de plus près[94].

[94] Un statut de la dernière rigueur supprimait les mauvais payeurs. Les délais étaient très courts.

Célestine.—Peut-être?

Madame Durut.—Je te dis que leur dette envers l'établissement est sacrée, et qu'ils sont bien trop avisés pour manquer d'y faire honneur.

Célestine.—Soit. J'admire, en effet, comment, tandis que tout le monde a l'air de mourir de faim, nous voyons venir ici nos habitués les poches pleines.

Madame Durut.—Tu serais bien plus surprise encore de voir les joueurs, quand nous aurons une partie, ils regorgent d'or. Ce n'est pas que les espèces manquent, mais on n'ose en laisser voir, et plus on se refuse, par hypocrisie, pour de vrais besoins, ou pour un luxe extérieur que maintenant il est dangereux d'afficher, plus, en revanche, on est en état de faire des sacrifices pour de secrets plaisirs. Après?

Célestine.—Rien de plus en souffrance, quant aux abonnements; mais voici quelques non-valeurs d'un autre genre: «Prêté à Mme de Braiseval, quinze louis». Elle devait les rembourser au bout de huit jours, le mois est près de finir.

Madame Durut.—Passons: le lendemain du prêt, je me suis fait rendre ces quinze louis par un vieil oncle de Mme de Braiseval, assez sot pour être amoureux, gratis, de sa banale nièce. Si le pauvre diable savait à quel usage elle avait employé cet argent, il se repentirait bien, ma foi, d'en avoir fait le sacrifice. C'était pour récompenser le solide service d'un sauteur de chez Nicollet, qu'elle venait de distinguer, mais non pas comme Mlle Célestine distingue le commandeur.

Célestine.—Si l'on jette des pierres dans mon jardin, gare la revanche! Au fait: quand Mme de Braiseval parlera de payer, il faudra lui donner quittance?

Madame Durut.—Etourdie! que dis-tu? Il faudra recevoir[95].

[95] Elle est un peu friponne, cette Mme Durut. (N.)

Célestine.—Et si l'oncle a par hasard avec elle un éclaircissement!

Madame Durut.—Il l'aura probablement. Où sont les hommes assez généreux pour obliger incognito? Mais, pour lors, tu n'auras pas su, j'aurai négligé d'enregistrer cette recette et ne t'aurai prévenue de rien. Tu me renverras la dame, que je menacerai auprès de mon mari, de quelques confidences de ma part qui n'iraient à rien moins qu'à la faire coffrer pour le reste de sa vie. (Avec un air de mystère.) N'ai-je pas fourni à cette Messaline jusqu'à trois cents suisses en un jour!

Célestine, soupirant.—Grand bien lui fasse! Avance à la vicomtesse de Chatouilly, neuf cent soixante livres en différents articles.»

Madame Durut.—Cela sera bien payé. En attendant, cet argent n'est pas sorti de la maison. Il s'est répandu en petits salaires sur toute la marmaille mâle et femelle que je puis enrôler, Mme la Vicomtesse a le talent d'occuper ici cette espèce pendant des matinées entières à se faire dorlotter, manioter, tripoter, baisoter, suçoter, peloter à six francs par heure pour chaque individu.

Célestine.—Voilà, par exemple, une bizarre fantaisie!

Madame Durut.—D'autant plus bizarre que si, par malheur, quelqu'un de ces petits êtres avait l'ombre d'un poil follet où tu sais, la dame furieuse le mettrait brutalement à la porte et me laverait la tête d'importance. Mais est-on bien ras, bien scrupuleusement imberbe, ce sont de sa part des transports! un délire! Après cela, c'est son tour de fêter tous ces petits engins, toutes ces petites moniches. C'est à mourir de rire, en vérité.

Célestine.—Et c'est là tout ce qu'elle fait?

Madame Durut.—Le plus souvent, il faut bien qu'elle s'y borne; quelquefois pourtant un marmot précoce se trouve de douze à treize ans, bon à quelque chose.

NOTE DU CENSEUR

MAITRE DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUITÉS DE C…

On ne sait souvent où une langue va puiser ses richesses. J'ai vu des Français se creuser la tête pour trouver l'origine du mot gamahucher, et dire ensuite qu'il était de pure fantaisie.—Point du tout, messieurs; il existe au fond de l'Egypte une secte de bonnes gens qui rendent un culte à l'ami de Priape. Je ne cite ni l'ouvrage où j'ai trouvé ce renseignement important, ni l'auteur trop grave et trop national pour ne pas se courroucer s'il se voyait nommer dans des écrits bouffons qui décèlent évidemment la futilité d'un esprit aristocratique. Je prie donc le lecteur de m'en croire sur ma parole, comme j'ai cru le voyageur sur la sienne… Or, il me semble que le mot Quadmousié, apporté d'Egypte en France, peut fort bien s'être altéré pendant la traversée. L'essentiel est que le culte lui-même se soit exactement transmis et sans doute perfectionné parmi nous. Quant à la racine de l'expression, elle peut bien être adoptée sans difficulté par une nation qui de Rawensberg[96] a fait Ratisbonne; Liège, de Luik; La Haye, de S'Gravenhaag, etc., et qui, d'après ses conventions alphabétiques, nomme Shakespear le génie que nos voisins, d'après les leurs, nomment Chekspir. Il convient, dis-je que cette nation reconnaisse cette savante étymologie. Je réclame de plus contre l'innovation de l'ignare abbé Suçonnet[97], qui ne fait dériver son terme que du grec, tandis que les Grecs auxquels il fait l'honneur de l'invention même, pourraient fort bien n'avoir fait qu'emprunter des Orientaux une pratique qui ne pouvait, au surplus, être connue nulle part sans y être adoptée et maintenue avec ferveur.

[96] Nerciat se trompe: c'est de Regensburg que l'on a fait en français Ratisbonne.

[97] L'abbé Suçonnet, dont Célestine parle ailleurs, remplace gamahuchage par glottinade. «M. Suçonnet, qui est docteur, prétend que rien n'est plus significatif, et qu'il convient absolument d'emprunter du grec le nom d'une volupté dont les Grecs nous ont transmis l'usage».

POST-FACE DES ÉDITEURS

Dès la fin de 1791, les Aphrodites de Paris et de la province se préparaient à se dissoudre. Quantité d'individus des deux sexes s'étaient d'avance expatriés. De ce nombre le prince Edmond, que des circonstances infiniment heureuses avaient rappelé dans son pays, et la nouvelle grande-maîtresse Eulalie, qui, par des circonstances inutiles à déduire se trouvait dans le cas d'accepter enfin, sans manquer à la délicatesse, le riche legs que le malheureux comte de Scheimpfreich lui avait destiné; cette dame, disons-nous, et le prince s'étaient passionnément occupés de préparer à ceux des Aphrodites qui étaient dignes de survivre à la fraternité de Paris, un asile en pays étranger et les moyens de placer avec avantage ce que l'Ordre conserverait encore de richesses, après que tous les confrères (soit volontairement dégagés, soit congédiés) seraient remboursés. Les comptes scrupuleusement ajourés par des frères financiers d'une probité à toute épreuve, l'Ordre survivant se trouva riche encore de 4.558.923 livres que des frères banquiers trouvèrent moyen de faire sortir adroitement du royaume. L'industrieux M. du Bossage s'était chargé, de plus loin, de dénaturer en fait de constructions tout ce qui caractérisait l'Ordre et ses divers objets, de même que de faire parvenir à sa nouvelle destination tous les détails transportables de décoration et d'ornement. Comme presque rien n'était réel, que les machines, surtout difficiles à renouveler en pays étranger, l'entreprise du transport était moins difficile que minutieuse; son utilité infinie l'emportait d'ailleurs sur toute espèce de considération. Mme Durut, Célestine, Fringante et quelques camillons des deux sexes suivirent à la file les fréquents envois, où Ribaudin signala dans la conduite secrète de cette partie de l'opération, son excellente tête, sa présence d'esprit, sa vigueur de caractère, et justifia parfaitement l'honneur imprévu qu'on lui avait fait en se rangeant unanimement sous sa loi. Quand tout l'ordre fut écoulé, corps et biens, sa feue Révérence sortit la dernière; elle porte aujourd'hui le nom de Martinfort, et continue à prouver qu'on peut être de très nouvelle noblesse, avoir porté par système un uniforme odieux, avoir même précédemment été moine, sans être, comme certains dédaigneux le pensent, un homme vil, parce que l'on n'aurait pas été fait pour monter dans les carrosses du Roi.

La journée funeste du 10 août 1792 suivit de bien près le départ de l'héroïque Martinfort. Plusieurs Aphrodites réformés périrent dans cette bagarre; un plus grand nombre d'eux encore, dont même quelques dames, subirent les horreurs du 3 septembre suivant; mais, par bonheur, nul frère, nulle sœur de ceux et celles que nos cahiers ont fait connaître, ne furent du nombre des victimes. En général, aucun de nos acteurs n'a mal tourné, sinon le pauvre Trottignac, son mauvais ton, quelques propos indiscrets en faveur de cette liberté qui promet tant aux gens sans élévation d'âme et sans fortune, ayant déplu, sur les bords du Rhin, à quelques fougueux émigrés, curieux d'ailleurs du sort d'un pied plat, étalon de quatre jolies femmes, ces messieurs, disons-nous, se persuadèrent que l'écuyer Trottignac était un propagant. En conséquence ils le jetèrent, pour le laver, dans le fleuve: il s'y noya: On les blâma fort. Tant de zèle était diamétralement au rebours des vues d'union et d'humanité qu'avaient les chefs de l'émigration, et dont ils n'ont cessé de recommander l'observation à leurs nobles cohortes. Mais il y avait bien d'autres abus, on n'y remédiait point, et Trottignac, à bon compte, était ad patres pour la plus grande gloire de la contre-révolution.

Les Aphrodites rénovés ont maintenant, dans un pays que nous ne pouvons nommer, un asile délicieux, des statuts épurés et des sujets d'élite. On nous a flatté d'une prochaine concession de matériaux pour la suite de notre histoire, ou plutôt pour une histoire tout à fait nouvelle. Nous comptons d'autant plus sur la solidité de cet engagement, que M. Visard, notre ami particulier, conserve, en partage avec un homme de lettres du pays, aussi de nos amis, son précieux emploi d'historiographe.

Chargement de la publicité...