L'oeuvre du comte de Mirabeau
The Project Gutenberg eBook of L'oeuvre du comte de Mirabeau
Title: L'oeuvre du comte de Mirabeau
Author: comte de Honoré-Gabriel de Riqueti Mirabeau
Editor: Guillaume Apollinaire
Release date: November 14, 2013 [eBook #44181]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Note:
On a conservé l’orthographe de l’original, pour le texte français. On
a néanmoins corrigé les erreurs manifestes d’impression. Les citations
latines et surtout grecques ont dû être abondamment rectifiées,
l’original étant truffé d’erreurs au point d’en devenir inintelligible
(par exemple "Ex alii tui senta" au lieu de "Ex animi tui sententia")
voire imprononçable (par exemple δζαγομὸ ζφς pour τραγομόρφοι).
LES MAITRES DE L’AMOUR
L’ŒUVRE
du
Comte de Mirabeau
Erotika Biblion
avec annotations du Chevalier de Pierrugues
La Conversion, ou le Libertin de qualité
Hic et Hec, ou l’art de varier les plaisirs de l’amour
Le Rideau levé, ou l’Éducation de Laure
Le Chien après les Moines.—Le Degré des âges du plaisir
INTRODUCTION, ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE ET NOTES
PAR
GUILLAUME APOLLINAIRE
Ouvrage orné d’un Portrait et d’un autographe hors texte
PARIS
BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
4, RUE DE FURSTENBERG, 4
MCMXXI
====Il a été tiré de cet ouvrage====
10 exemplaires sur Japon Impérial
============1 à 10==========
===25 exemplaires sur Hollande===
============11 à 35=========
Droits de reproduction réservés
pour tous pays, y compris la
Suède, la Norvège et le Danemark.
MIRABEAU.
INTRODUCTION
Il ne sera question ici ni de la vie publique ni de la vie privée de Mirabeau. Tout cela est trop connu.
Qu’il suffise de dire qu’Honoré-Gabriel Riquetti, comte de Mirabeau, naquit le 9 mars 1749 au château du Bignon, dans le Gâtinais orléanais (aujourd’hui Le Bignon-Mirabeau, arr. de Montargis, Loiret). Il mourut le samedi 2 avril 1791.
D’excellents historiens ont projeté un jour éclatant sur les amours du grand tribun et de Sophie de Ruffey, la marquise de Monnier. On a donné une très grande partie de la correspondance des deux amants1.
On n’a pas encore osé livrer au public les détails libres qui abondent, paraît-il dans les lettres de Mme de Monnier. Bon nombre de détails aussi libres figurent dans celle de Mirabeau.
Arrêté le 14 mai 1777, l’amant de Sophie fut enfermé à Vincennes le 8 juin 1777 et n’en sortit que le 17 novembre 1780.
Le marquis de Sade était au donjon depuis le 14 janvier de la même année. Mais Mirabeau semble avoir ignoré ce détail à cette époque et la lettre adressée à M. Le Noir, le 1er janvier 1778, témoigne de cette ignorance.
«... Faut-il citer un de mes parents2? Pourquoi des crimes horribles et pour qui une prison perpétuelle est une grâce que toute la bonté du souverain pour leurs familles a eu peine à leur accorder, plusieurs scélérats de cette espèce, dis-je, sont dans des forts où ils jouissent de toute leur fortune, où ils ont une société très agréable et toutes les ressources possibles contre le mal-être et l’ennui inséparable d’une vie renfermée....................................
... Faut-il citer un de mes parents2? Pourquoi non? La honte n’est-elle pas personnelle? Le marquis de Sade, condamné deux fois au supplice, et la seconde fois à être rompu vif, le marquis de Sade exécuté en effigie; le marquis de Sade dont les complices subalternes sont morts sur la roue, dont les forfaits étonnent les scélérats même les plus consommés; le marquis de Sade est colonel, vit dans le monde, a recouvré sa liberté et en jouit, à moins que quelque nouvelle atrocité ne la lui ait ravie...
Vous me blâmeriez, Monsieur, si je m’avilissais jusqu’à mettre en parallèle M. de Railli3, M. de Sade et moi; mais je me ferais cette question simple... De quoi suis-je coupable? De beaucoup de fautes sans doute; mais qui osera attaquer mon honneur?... Mon père; parce qu’il est le seul que je ne puisse pas repousser et couvrir d’infamie. Qu’il articule des faits et que ces faits me soient communiqués. Je l’ai demandé cent fois, mais il a trop beau jeu lorsqu’il parle seul pour changer de partie... Cependant, quelle différence de la situation des monstres que j’ai cités à la mienne? Je suis dans la prison du royaume la plus triste et la plus cruelle, à la considérer sous tous les aspects (je parle de celle destinée aux gens de ma sorte); j’y suis dans la plus extrême pénurie; dans l’isolement le plus absolu, je dirais le plus affreux, si vous n’étiez venu à mon aide...»
Mais le marquis de Sade devait lui révéler sa présence et, le 28 juin 1780, Mirabeau écrit au premier commis de la police, l’agent Boucher, qu’il appelait son bon ange4:
«... Monsieur de Sade a mis hier en combustion le donjon et m’a fait l’honneur en se nommant et sans la moindre provocation de ma part, comme vous le croyez bien, de me dire les plus infâmes horreurs. J’étais, disait-il moins décemment, le giton de M. de R...5 et c’était pour me donner la promenade qu’on la lui ôtait. Enfin, il m’a demandé mon nom afin d’avoir le plaisir de me couper les oreilles à sa liberté.
La patience m’a échappé et je lui ai dit: Mon nom est celui d’un homme d’honneur qui n’a jamais disséqué ni empoisonné des femmes, qui vous l’écrira sur le dos, à coups de canne, si vous n’êtes pas roué auparavant, et qui n’a de crainte d’être mis par vous en deuil sur la grève6. Il s’est tu et n’a pas osé ouvrir la bouche depuis. Si vous me grondez, vous me gronderez, mais par Dieu, il est aisé de patienter de loin, et assez triste d’habiter la même maison qu’un tel monstre habite.»
Ces deux prisonniers, qui s’estimaient si peu, l’un traitant de giton l’autre qui le considérait comme un monstre, devaient jouer un rôle prépondérant dans l’histoire de l’émancipation sociale et morale de l’humanité.
Tous les deux passaient le temps, en prison, à écrire surtout des ouvrages licencieux.
Mirabeau a composé à Vincennes un grand nombre d’ouvrages:
Des lettres de cachet et des prisons d’Etat, 2 vol., à Hambourg (Neufchâtel), en 1782.
Elégies de Tibulle avec des notes et recherches de mythologie, d’histoire et de philosophie; suivies des baisers de Jean Second; traduction nouvelle adressée du Donjon de Vincennes par Mirabeau l’aîné, à Sophie Ruffey, avec quatre figures. A Tours, chez Letourmy jeune et Compagnie, et à Paris, chez Berry, rue S. Nicaise, l’an 3 de l’Ere Républicaine, 2 tomes, in-8o7.
Il y a un troisième volume sans tomaison indiquée, avec ce titre: Contes et nouvelles adressés du Donjon de Vincennes, par Mirabeau, à Sophie Ruffey. A Tours, chez Letourmy le jeune et Compagnie. A Paris, chez Deroy, libraire, rue Cimetière-André, no 15, l’an 4 de l’ère républicaine, avec cette épigraphe: Nec si quid olim lusit Anacreon delevit aetas.
«La Chabeaussière, dit la Biographie Michaud, élevé avec Mirabeau, lui avait fait don du manuscrit de cette traduction, à laquelle il n’attachait aucune importance. Mirabeau se l’appropria en l’enrichissant d’additions et remaniant le style. La Chabeaussière revendiqua l’ouvrage lorsqu’il en vit le succès.»
M. Paul Cottin (loc. cit.) dit que «La Chabeaussière paraît avoir indûment réclamé la paternité» de cette traduction de Tibulle.
M. Gabriel Hanotaux possède, paraît-il, un important manuscrit d’ouvrages de Mirabeau, écrit à Vincennes et recopiés par Sophie: poèmes, traduction des Métamorphoses d’Ovide, Essai sur la liberté des anciens et des modernes, etc.
Mirabeau écrivit aussi à Vincennes un traité de l’Inoculation, une grammaire et une mythologie destinés à l’éducation de Mme de Monnier.
Il traduisit aussi les contes de Boccace qu’il jugeait ainsi (Lettre à Sophie du 28 juillet 1780): «Je crois en général que Boccace a été trop vanté; il a cependant du naturel et du comique. Mais quand on a lu ce qu’a fait en ce genre Hamilton, soit dans ses contes, soit dans les mémoires de Gramont, on n’aime plus aucun conteur.»
Enfin, il y écrivit son Erotika Biblion et ces ouvrages hardis que M. Pierre Louys, dans sa préface d’Aphrodite, appelle les romans de Mirabeau, c’est-à-dire le Libertin de qualité et peut-être Hic et Haec.
Ma Conversion parut en 1783.
Cet ouvrage, d’un genre tout nouveau, fut bientôt remarqué8. C’était la première fois sans doute que l’on faisait un personnage romanesque de l’homme qui vit aux dépens des femmes. Le roman était animé; assez grossier, il contenait des termes empruntés à l’argot spécial des brelans et des tavernes. Le libertinage affectait à chaque page des allures conquérantes. Don Juan levait des impôts dans le pays de Tendre et blasphémait avec une liberté réaliste encore nouvelle dans la littérature. Les Mémoires secrets ne manquèrent point de signaler un livre aussi scandaleux et la mention qui est faite des estampes qui enrichissent le livre suffira à donner idée de l’ouvrage qu’on ne peut guère résumer.
«5 janvier 1785. Ma Conversion, par M. D. R. C. D. M. F., c’est-à-dire par M. de Riquetti, comte de Mirabeau fils.
Tel est le titre de cet ouvrage qui, quoique imprimé dès 1783, n’a commencé à percer que vers la fin de l’année dernière. Il est, en effet, de nature à ne se glisser que lentement et dans les ténèbres. Il est précédé d’une Épître dédicatoire à Monsieur Satan. On peut juger par ce début quel doit être le fond du livre. Le frontispice l’annonce également. On y voit l’auteur à son bureau. L’Amour et les Trois Grâces, transformées en trois Garces nues, vers lesquelles il se retourne, semblent guider sa plume. On dirait que le Diable, en face, n’attend que le moment de recevoir l’hommage de cette production, et Mercure se dispose à la publier.
Au haut est un médaillon où l’on lit: Ma Conversion. Et au bas, pour légende: Auri sacra fames. Cinq autres estampes enrichissent et développent le sujet.
La première roule sur le début du héros, qui commence par une financière payant bien. Il est peint l’excitant vigoureusement et ne voulant la satisfaire que lorsque l’or paraît. Au bas, on lit: Voyez son cul, comme il bondit!
La seconde a pour titre: La dévote, avec cette exclamation: Ah! mon doux Jésus! C’est le plaisir qui la lui arrache, on le juge à son attitude avec son amant. Un crucifix devant elle, un tableau de la Vierge caractérisent une dévote.
Agnès est la troisième estampe, et le mot: Je déchire la nue. C’est une novice que le libertin introduit dans un couvent de débauche: en lui donnant une leçon de musique, elle se précipite elle-même tout en pleurs dans ses bras et est enf.....
Elle vit du pays sert de légende à la quatrième. C’est une Baronne campagnarde qu’il éduque et à laquelle il apprend toutes les postures et toutes les manières de le faire.
La dernière estampe peint une orgie effroyable, où brille un moine. Elle est couverte d’un rideau qu’entr’ouvre le Roué. Plus bas est une autre orgie fort enveloppée, qu’on suppose des tribades d’après sa description, et le tout est terminé par ces mots: Le rideau cache les mœurs.
On ne sait si l’ouvrage est réellement de celui qu’indiquent les lettres initiales: mais malheureusement il est assez bien fait pour qu’on soit tenté de le croire.»
La Correspondance littéraire, philosophique et critique, par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., émettait aussi des doutes sur l’attribution qu’on faisait de Ma Conversion à Mirabeau.
«Ma Conversion, par M. D. R. C. D. M. F., avec figures en taille-douce, première édition, dédiée à Satan. Nous ne nous permettons de transcrire ici le titre de cet infâme livre que pour annoncer à nos lecteurs que, quoique attribué au fils de M. le marquis de Mirabeau, auteur de l’ouvrage sur Les lettres de cachet et les prisons d’État, nous ne pouvons nous résoudre à croire qu’il soit de lui. C’est un code de débauche dégoûtante, sans verve, sans imagination, et il ne paraît pas croyable qu’un homme d’esprit ait avili sa plume à cet excès sans laisser même soupçonner l’espèce d’attrait qui aurait pu séduire son talent.»
Et M. Tourneux, qui a donné (Garnier, 1880) une édition de la Correspondance littéraire, ajoute en note:
«Les initiales qui figurent sur l’une des éditions et que reproduit Meister signifient: M. de Riquetti, comte de Mirabeau fils. Néanmoins, il est très probable que le grand orateur n’a pas plus écrit Ma Conversion que les autres romans obscènes qu’on lui a attribués. On ne peut porter à son actif que l’Erotika Biblion, dont il se déclare implicitement l’auteur dans une lettre à Sophie de Monnier.»
Cependant, le doute n’est pas possible. Mirabeau a écrit aussi bien Ma Conversion que l’Erotika Biblion.
Les trois lettres du 21 février, du 5 et du 26 mars 1780 le démontrent assez.
Le 21 février, Mirabeau écrit à Sophie:
«Ce que je ne t’envoie pas, c’est un roman tout à fait fou que je fais et intitulé Ma Conversion. Le premier alinéa te donnera une idée du sujet et t’apprendra en même temps quelle fidélité je te prépare:
Jusqu’ici, mon ami, j’ai été un vaurien; j’ai couru les beautés; j’ai fait le difficile; à présent, la vertu rentre dans mon cœur; je ne veux plus ..... que pour de l’argent; je vais m’afficher étalon juré des femmes sur le retour et je leur apprendrais à jouer du ... à tant par mois.
Tu ne saurais croire combien ce cadre, qui ne semble rien, amène de portraits et de contrastes plaisants; toutes les sortes de femmes, tous les états y passent tour à tour; l’idée en est folle, mais les détails en sont charmants et je te le lirai quelque jour, au risque de me faire arracher les yeux. J’ai déjà passé en revue la financière, la prude, la dévote, la présidente, la négociante, les femmes de cour, la vieillesse. J’en suis aux filles; c’est une bonne charge et un vrai livre DE MORALE.»
Le 5 mars, Mirabeau reparle avec complaisance de son roman:
«Mon amie si bonne, nous sommes fort arriérés; mais je travaille tant que, j’espère, nous aurons bientôt de l’argent. Tibulle va être livré, les Contes et les Baisers le sont; Boccace est entre mes mains, et Ma Conversion avance. Je fais, pour ce roman qui est absolument neuf et qui, si j’étais libraire, ferait ma fortune, des sujets d’estampes qui ne ressembleront à aucunes et seront, je m’en flatte, très jolies. Comptez sur mes bontés, madame; je daignerai vous réserver toujours quelques bons moments, et si je fais beaucoup pour ma bourse, je ferai aussi quelque chose pour mon cœur. Si tu veux passer sur des mots un peu fermes et sur des peintures très libres, mais très vraies de nos mœurs, de notre corruption, de notre libertinage, je t’enverrai ce roman, qui est moins frivole que l’on ne croirait au premier coup d’œil. Depuis les femmes de cour, qui y sont cavées à fond, j’ai fini les religieuses et les filles d’opéra; j’en suis, par occasion, aux moines; de là je me marierai, puis je ferai peut-être un petit tour aux enfers (où je coucherai avec Proserpine) pour y entendre de drôles de confessions..... Tout ce que je puis te dire, c’est que c’est une folie singulièrement neuve et que je ne puis relire sans rire.»
Enfin, le 26 mars Mirabeau annonce à Sophie qu’il lui envoie Ma Conversion:
«Quant au manuscrit que tu demandes, je l’envoie au bon ange, avec prière de te le faire passer. Garde-le le moins que tu pourras. Je ne puis y joindre ni la seconde partie, ni la feuille que j’ai retirée du corps de l’ouvrage. Ce sont des choses de nature à ce que M. B... ne puisse les passer.
Hélas! mon amie, c’est en prison qu’on a besoin de se battre les flancs pour être gai et de se forcer à l’être. Sans cela, on serait bientôt découragé et mort ou fou. Au reste, Ma Conversion est beaucoup plus plaisante que Parapilla9. C’est, sous une écorce très polissonne, une peinture vivante et même assez morale de nos mœurs et de celles de tous les États. Les femmes de cour, les religieuses et les moines y sont surtout traités à souhait.»
P. Manuel, dans sa préface aux Lettres de Mirabeau (loc. cit.), dit emphatiquement que l’amant de Sophie «fut réduit à broyer les couleurs de l’Arétin. Et alors parut Le Libertin de qualité; on ne concevrait pas comment un apôtre de la volupté, le disciple le plus ingénieux qu’ait jamais eu Épicure, qui prêchait si bien que l’Amour perdrait tout à être nu s’il était sale, et que la pudeur doit survivre même à la chasteté, a pu employer les couleurs dégoûtantes du vice; si, dupe de son imagination qui montrait à sa philanthropie, à travers des sentiers fangeux, un but moral, il ne s’était pas persuadé à lui-même que pour peindre les vices, il fallait les saisir sur le fait et que pour apprendre à des courtisans et à des moines où était la gangrène, la putridité de leurs mœurs, il fallait, sous peine de n’être pas lu, parler le langage des bordels et des halles.
Ma Conversion est l’image des débauches de l’Ile de Caprée. Était-ce à lui de tenir le pinceau de Pétrone?
Tout au plus devait-il se permettre l’Erotika Biblion. Là, du moins, avec toute l’érudition de l’Académie des sciences, il couvre des exemples sacrés de l’antiquité les parties honteuses de nos modernes Sardanapales.»
La même année que Ma Conversion parut l’Erotika Biblion. Mirabeau l’avait achevé en 1780. Le 21 octobre de cette année, il écrit à Sophie: «... Je comptais t’envoyer aujourd’hui, ma minette bonne, un nouveau manuscrit très singulier, qu’a fait ton infatigable ami, mais la copie que je destine au libraire de M. B... n’est pas finie; et t’ôter à l’avenir l’original, ce serait l’interrompre pour longtemps10. Ce sera pour la prochaine fois. Il t’amusera: ce sont des sujets bien plaisants, traités avec un sérieux non moins grotesque, mais très décent. Croirais-tu que l’on pourrait faire dans la Bible et l’antiquité des recherches sur l’onanisme, la tribaderie, etc., etc., enfin sur les matières les plus scabreuses qu’aient traitées les casuistes et rendre tout cela lisible, même au collet le plus monté et parsemé d’idées assez philosophiques?»
Il faut noter en passant qu’Errotika était une faute d’impression qui persiste dans un certain nombre d’éditions de l’ouvrage.
Le manuscrit autographe de Mirabeau a appartenu à M. Solar et a été vendu 150 francs. Il était in-4o.
L’Erotika Biblion est un monument d’impiété très singulier. C’est le fruit des lectures de Mirabeau dans sa prison. Il y lisait avec curiosité et non sans plaisir des ouvrages d’érudition sacrée, d’exégèse biblique: «Avec les rognures des commentaires de Don Calmet, dit un biographe, il composa l’Erotika Biblion, recueil de gravelures, où sont signalés les écarts de l’amour physique chez les différents peuples anciens et particulièrement chez les Juifs et dans lequel, du moins, l’originalité compense l’obscénité de la matière.»
La première édition parut à Neufchâtel selon les uns, à Paris selon d’autres. On a assuré qu’il ne se répandit que quatorze exemplaires de la première édition, saisie en presque totalité par la police. Il paraît que l’édition de 1792 fut également traquée, mais un certain nombre d’exemplaires passa à l’étranger. Il en vint même à Rome et le livre fut mis à l’index le 2 juillet 1794. Le décret qui condamne l’ouvrage en traduit agréablement en latin le titre grec: «Erotika Biblion, id est: Amatoria Bibliorum.»
A propos de l’Erotika Biblion, Lemonnyer11 cite cet Article découpé d’un journal de l’époque: «20 août. Il paraît un livre nouveau dont le titre seul est effrayant: il porte Errotika Biblion. A Rome, de l’imprimerie du Vatican, 1783, volume in-8o. Son objet est de prouver que, malgré la dissolution de nos mœurs, les anciens étaient beaucoup plus corrompus que nous, et l’auteur le fait méthodiquement et par une comparaison suivie, à commencer depuis les Juifs compris, ce qui s’établit à leur égard par des citations des livres saints qui ne sont pas fort édifiantes. De là une érudition immense et les tableaux les plus licencieux plus forts que ceux du Portier des Chartreux.
Ce livre est fort rare: on prétend qu’il n’y en a eu que quatorze exemplaires distribués dans Paris, et que le reste a été saisi par la police.» Lemonnyer cite encore un autre article:
«28 novembre 1783. L’Errotika Biblion n’a qu’environ 18 feuilles d’impression in-8o et est subdivisé en dix titres d’un seul mot, qui ne sont pas plus intelligibles au commun des lecteurs. Ils formeront comme autant de chapitres séparés, dont la liaison a peine à se découvrir, mais dont le but général est assez celui indiqué de prouver que les anciens nous surpassaient infiniment du côté de la corruption des mœurs: ils sont, dans leur brièveté, remplis de recherches savantes et même infiniment curieuses, qui rendent l’ouvrage aussi érudit qu’agréable.
L’auteur, outre le talent de posséder parfaitement les langues mortes, a celui d’écrire très bien la sienne, de plaisanter légèrement et de singer souvent Voltaire; dans les tableaux très sales qu’il présente parfois, il se sert toujours d’expressions honnêtes ou techniques; du reste, il paraît fort versé dans l’art des voluptés et en donne des leçons que lui envieraient les Gourdans et les Brissons, en un mot les plus experts en ce genre.
Les éditeurs annoncent dans un avis qu’ils ont du même auteur d’autres manuscrits du même mérite et d’un intérêt non moins piquant, et ils promettent de les livrer incessamment au public; on ne peut que le désirer avec avidité.»
La préface de l’édition de 1833, dite édition du chevalier de Pierrugues (v. Essai bibliographique), contient un excellent résumé de l’ouvrage. Ce résumé sous forme de commentaire ne saurait manquer d’intéresser les curieux et amateurs de lettres.
Le voici:
«Dans le chapitre par lequel il ouvre son écrit immortel, Mirabeau, avec cette finesse d’esprit et ce talent d’observation admirable, ridiculise le système absurde de tous les sectateurs qui, marchant sur les traces de Shackerley, prétendraient, comme le philosophe Maupertuis, soutenir que le phénomène étonnant, cette bande circulaire solide et lumineuse qui entoure à une certaine distance le globe ou l’anneau de Saturne dans le plan de son équateur, que découvrit Galilée en 1610, était autrefois une mer; que cette mer s’est endurcie et qu’elle est devenue terre ou roche; qu’elle gravitait jadis vers deux centres et ne gravite plus aujourd’hui que vers un seul.
Il sape ainsi par leur base les vaines théories des hommes sur les lois de la nature, qu’ils nous présentent comme d’incontestables vérités et qui, dans le fond, ne sont que les extravagantes rêveries de leur cerveau.
Passant ensuite au chapitre de l’Anélytroïde, après avoir résumé en peu de mots l’histoire merveilleuse de la création, dont il attaque la physique avec cette justesse d’esprit qui lui est propre, il fait ressortir, en critique judicieux, toutes les absurdités fabuleuses de nos théologiens qui prétendent tout expliquer, parce qu’ils raisonnent sur tout, et il démontre combien il est ridicule de soutenir, comme les canonistes de toutes les époques, que tous les moyens propres à faciliter la propagation de l’espèce humaine n’ont en eux-mêmes rien que d’honnête et de décent, dès qu’ils conduisent à cette destination.
L’Ischa nous étale avec pompe le chef-d’œuvre par lequel l’architecte de l’univers a clos son sublime ouvrage, cette âme de la reproduction, la femme, dont la faiblesse organique indique, il est bien vrai, combien elle est inférieure en puissance à l’homme, mais qu’une éducation virile et libérale, au lieu d’une instruction nécessairement superficielle qu’on lui donne aujourd’hui, assimilerait davantage à la nature de l’homme, qu’elle égale en perfectionnement, et lui ferait participer avec une parfaite égalité de droits à la jouissance de la vie civile.
Plus énergique, mais non moins éloquent, c’est dans la Tropoïde que le talent inimitable de Mirabeau prend un nouvel essor pour s’élever aux plus hautes pensées. Vivant dans un temps où la corruption d’une cour offrait à la méditation du philosophe le tableau le plus saillant et le plus hideux d’une dissolution sans exemple, il porte le flambeau de l’investigation sur celle d’un peuple d’une autre époque beaucoup plus reculée de nous, et les comparant ensemble, il démontre avec une admirable vérité que l’espèce humaine, dont les facultés morales ont une connexion si intime avec ses facultés physiques, est susceptible d’une perfectibilité qui se développe par les lumières de l’observation et de l’expérience et qui s’augmente successivement avec les progrès de la civilisation. Il prouve que si des nuances plus ou moins caractéristiques distinguent si diversement tous les peuples de la terre, il faut l’attribuer à l’influence du sol qu’ils habitent et aux institutions politiques qui leur sont imposées, soit par des despotes qui les gouvernent d’après leurs vices et leurs vertus, soit par des conquérants qui les modèlent sur leurs propres mœurs et les climats qu’ils ont quittés.
Le Thalaba nous fait voir l’homme dans toute la turpitude d’un vice infâme, lorsque, subjugué par son tempérament, il ne puise pas assez de forces dans son âme pour résister à un dérèglement qui non seulement le dégrade à ses propres yeux, mais brise entre ses mains la coupe de la vie, si pleine d’avenir, avant de l’avoir épuisée.
L’Anandryne sert de pendant au tableau heureux du Thalaba et nous représente, dans la femme, l’épouvantable vice qu’il a critiqué dans l’homme.
Il nous fait voir dans quel degré d’abjection peut tomber un sexe aimable, si bien fait pour plaire, lorsqu’il a franchi les bornes de la pudeur12.
Après avoir établi d’une manière admirable que l’influence de la reproduction de notre espèce étend ses droits sur tous les hommes en général, que la violence de l’amour sous un climat constamment brûlant n’est point la même que dans les pays septentrionaux, et que la nature procède à la reproduction par des moyens particuliers et propres à chacun, Mirabeau, par une transition heureusement amenée, critique, dans l’Akropodie, une des institutions les plus bizarres et les plus singulières que jamais tête d’homme ait enfantées, je veux dire la circoncision. En passant en revue les motifs qui l’ont pu établir chez les Orientaux, il démontre victorieusement qu’une observance religieuse quelconque qui n’aurait pas pour base les lois de la morale et de la nature ne peut servir qu’à tenir dans un avilissement perpétuel le peuple qui la pratiquerait.
Le Kadesch confirme ces réflexions et prouve avec évidence que l’homme, une fois livré à ses désirs immodérés, à ses seules passions, sans frein ni retenue, doit nécessairement s’avilir, au point de méconnaître entièrement les sentiments de la pudeur et sa propre dignité. Et conduisant comme dans un cloaque d’impuretés, il développe dans Béhémah cette triste vérité que l’homme, n’écoutant plus la raison dont il est partagé, poussera bientôt ses folies jusqu’aux plus monstrueuses insanies, et ombragera la nature en faisant injure à la beauté, sans crainte de se ravaler au-dessous de la brute même.
Dans un chapitre de l’Anoscopie, Mirabeau nous expose au grand jour l’homme, depuis le berceau du monde, toujours le jouet des adroits charlatans qui, abusant sans pitié de sa crédulité et établissant leur empire sur les qualités surnaturelles qu’ils affectent, mais ne possèdent pas, ont prétendu dévoiler les secrets de l’avenir et connaître ceux que le passé tient cachés dans son sein. Il en conclut que le peuple sera la dupe de ces jongleurs aussi longtemps que les yeux seront couverts du bandeau de l’ignorance et de la superstition.
Il couronne enfin son immortel ouvrage par la peinture énergique du tableau hideux des mœurs de toute l’antiquité, et, les mettant en parallèle avec les nôtres, il prouve combien la morale a fait de progrès immenses aujourd’hui, par la raison infiniment simple que la dépravation de l’homme est en raison du peu de développement de ses qualités intellectuelles et que plus il sera éclairé sur la dignité de son être et l’excellence de sa nature, moins il s’abandonnera à ses funestes passions qui finissent par enfanter le malheur.
Si Hic et Hec est réellement de Mirabeau, il faut croire qu’après l’avoir confié à un libraire, l’amant de Sophie fit la défense qu’on le publiât. Le grand tribun n’avait plus besoin de sa plume pour vivre. Le libraire conserva sans doute une copie du manuscrit et le fit paraître après la mort de Mirabeau.
Ce charmant ouvrage n’est point indigne de l’auteur de l’Erotika Biblion et de Ma Conversion. Il s’agit des aventures d’un élève des jésuites d’Avignon, qui après la dispersion de l’ordre est placé comme précepteur dans une famille bourgeoise, mais riche et accueillante. Les personnages appartiennent au monde ecclésiastique, à la noblesse. On trouve quelques anecdotes charmantes. Ce petit roman licencieux a été écrit avec une grâce et un esprit qui sont rares. Il a été pillé par l’auteur de Mylord Arsouille13 qui parut avant lui, mais une copie de Hic et Hec a pu fort bien tomber entre les mains du pamphlétaire peu scrupuleux qui publia la médiocre relation des plaisirs de lord Seymour, dont Mylord Arsouille était le surnom populaire.
Le Rideau levé ou l’Éducation de Laure est une sorte d’Emile concernant les demoiselles. Mirabeau n’est pas l’auteur de cet ouvrage, qui aurait été écrit par un gentilhomme bas-normand, nommé le marquis de Sentilly. L’auteur, qui avait sans doute décidé d’abord de faire l’apologie de l’inceste, fut retenu bientôt par des considérations qui n’ont point embarrassé certains romanciers modernes. Laure, dont l’éducation morale aussi bien que sexuelle, doit être achevée par son père, apprend bientôt que l’homme qu’elle appelle mon papa n’a en réalité avec elle aucun lien de parenté. C’était beaucoup trop de pudeur. L’auteur le comprit vite et n’hésita pas à faire intervenir plus loin l’inceste encore, mais sous l’aspect qui paraît moins révoltant: l’inceste de frère et de sœur. Le Rideau levé est un ouvrage au-dessus de sa réputation.
Le chien après les moines est une satire alertement versifiée, mais fort insignifiante. La notice qui se trouve en tête de la réimpression de 1869 contient ces lignes qui paraissent judicieuses:
«L’épître à la Guimard14, pour glorifier son caractère charitable, offre en tête une initiale qui ne s’applique pas trop bien au comte de Mirabeau: par M. M... Nous ne serions pas éloigné de chercher plutôt cet anonyme dans Mercier ou Théveneau de Morande.»
Le Degré des âges du plaisir renferme quelques renseignements anecdotiques. Cependant le titre laissait supposer quelque chose de plus voluptueux. Mirabeau n’est pour rien dans cette élucubration bizarre.
G. A.
ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE
sur les ouvrages qui font l’objet de ce recueil.
Errotika Biblion.—Εν Καιρο Εκατῆρον.—Abstrusum excudit.—Ensuite se trouve une vignette formée de divers attributs artistiques et scientifiques. A Rome, de l’Imprimerie du Vatican.—MDCCLXXXIII. In-8o, IV-192 pp.
Errotika Biblion.—Εν Καιρο Εκατῆρον.—Abstrusum excudit.—Ensuite se trouve une vignette représentant deux amours ailés dont l’un tient une gerbe et l’autre une harpe, auprès d’une urne. A Rome, de l’Imprimerie du Vatican.—MDCCLXXXIII. In-8o, IV-192 pp.
Errotika Biblion.—Abstrusum excudit.—Ici se trouve un groupe d’ornements typographiques disposés de façon à former une vignette. A Rome, de l’Imprimerie du Vatican.—MDCCLXXXIII. In-8o, IV-188 pp. Il paraît que cette contrefaçon fut faite à Mons par H. Hoyois.
Errotika Biblion.—En Kairô Ékatèron, abstrusum excudit.—Dernière édition. A Paris, chez Le Jay, libraire, rue Neuve-des-Petits-Champs, près celle de Richelieu, du grand Corneille, no 146, 1792. In-8o de 176 pp.
Errotika Biblion.—Εν Καιρο Εκατῆρον.—Abstrusum excudit.—Troisième édition. A Paris, chez tous les marchands de nouveautés.—An IX-1801. Petit in-12 de IV-248 pages, avec un portrait gravé par Mariage. (C’est celui qui a été reproduit dans le présent recueil). Cette édition de l’Errotika Biblion est la plus jolie et la plus rare. On trouve des exemplaires portant: par le comte de Mirabeau, nouvelle édition corrigée sur un exemplaire revu par l’auteur. Paris, Vatar-Jouannet, an IX (1801).
Erotika Biblion, par Mirabeau, nouvelle édition, revue et corrigée sur un exemplaire de l’an IX, et augmentée d’une préface et de notes pour l’intelligence du texte. Paris, chez les frères Girodet, rue Saint-Germain-l’Auxerrois. MDCCCXXXIII; avec les épigraphes: Εν Καιρῶ ἐχάτηρον,—Abstrusum excudit, petit in-8o de XII-271 pp. Une vignette polytipée sur le titre représente Jupiter balançant ses carreaux. Edition très rare et estimée. Elle contient les notes dites du chevalier Pierrugues, auteur du Glossarium eroticum linguæ latinæ (Paris, 1826), ouvrage mis en ordre par Eloi Johanneau et dû en partie à la collaboration du baron de Schonen, auteur de la Dissertation sur l’Alcibiade fanciuello a scuola de Ferrante Pallavicini.
Il y avait à Bordeaux un ingénieur du nom de Pierrugues, cependant il n’est pas certain qu’il soit l’auteur des notes, et il se pourrait que le nom véritable de celui-ci restât encore à dévoiler. En effet, les définitions qui ont été ajoutées aux notes de Mirabeau sont différentes et même moins précises que celles du Glossarium...
Cette édition est devenue très rare, parce que, croit-on, la presque totalité des exemplaires fut brûlée pendant l’incendie de la rue du Pot-de-Fer, où, le 13 décembre 1835, un fonds très important de librairie fut détruit.
Errotika Biblion... Édition publiée en Allemagne vers 1860.
Erotika Biblion, par Mirabeau. Édition revue et corrigée sur l’édition originale de 1783 et sur l’édition de l’an IX avec les notes de l’édition de 1833 attribuées au Chevalier Perrugues. Bruxelles, chez tous les libraires. 1783-1868 (Poulet-Malassis), in-12 de XV-220 pages, avec un portrait d’après Sicardi, gravé par Flameng. Il y a une introduction due sans doute à la plume de Brunet (de Bordeaux).
Erotika Biblion, par Mirabeau. Édition revue et corrigée sur l’édition originale de 1783 et sur l’édition de l’an IX, avec les notes de l’édition de 1833, attribuées au Chevalier de Pierrugues et un avant-propos par C. de Katrix. Bruxelles, Gay et Doucé, éditeurs, 1881.—Edition tirée à 500 exemplaires in-8o de XXIX-267 pages plus 2 ff. de table, avec une eau-forte de Chauvet, un portrait gravé par Flameng sur la gravure de Copia d’après Sicardi et le fac-similé d’un autographe de Mirabeau.
Erotika Biblion. Une édition a paru à Bruxelles vers 1885.
Le Libertin de qualité, ou Ma conversion [par le Cte de Mirabeau] Londres [imprimé à l’imprimerie clandestine de Malassis, à Alençon], 1783, pet. in-8o. Très rare.
Le Libertin de qualité, ou Confidences d’un prisonnier de Vincennes, Stamboul [Paris], 1784, in-8o, fig.
Le Libertin de qualité, par Mirabeau, nouvelle édition, ornée de huit figures. A Paris, MDCCXC. In-18.
Vie privée, libertine et scandaleuse de feu H. G. R. ci-devant Cte de Mirabeau; à Paris, chez tous ses créanciers, rue de l’Echelle, en Suisse, etc., 1791. In-8o de IV-192 pp. avec portrait, frontispice et 5 figures. Réimpression du Libertin de qualité.
Le Libertin de qualité... Amsterdam, 1774 [Paris, 1830] avec 6 ou 12 figures gravées en taille-douce ou 12 lithographies. 2 vol. in-18 de 139 et 142 pp.
Le Libertin de qualité ou Ma conversion, par le comte de Mirabeau. Avec figures en taille-douce. Nouvelle édition. A Paris, 1801 [1830]. 2 tomes. in-12 avec 6 ou 12 figures gravées en taille-douce ou 12 lithographies.
Vie privée, libertine et scandaleuse de feu H. G. R. ci-devant Cte de Mirabeau; à Paris, chez tous ses créanciers, rue de l’Echelle, en Suisse, etc. 1791, in-18 avec un portrait. VI-199 pp. Réimpression du Libertin de qualité. Ne pas confondre ces deux éditions avec certains pamphlets dont le titre n’est pas très différent de celui-ci.
Le Libertin de qualité ou Ma conversion, par M. D. R. C. D. M. F. (Le Comte de Mirabeau). Edition revue sur celle originale de 1783. Londres, 1783-1866, in-18, figures libres.
Le Libertin de qualité ou Ma conversion, par M. D. R. C. D. M. F. (Le Comte de Mirabeau). Edition revue sur celle originale de 1783. Londres, 1783-1888, avec une rose sur le titre. In-18, 208 pp.
On a attribué à Mirabeau les ouvrages suivants:
Le Chien après les M...—Fascicule in-8 de 32 pp., vers 1782.
Le Chien après les Moines, lu et approuvé par une bande de défroqués. In-8o de format plus petit que le précédent.
Le Chien après les moines, satire attribuée à Mirabeau. Réimpression textuelle sur l’édition originale, sans lieu ni date (vers 1782), augmentée d’une notice bibliographique. Genève, chez J. Gay et fils, éditeurs, 1869. On attribue aussi cette satire à Mercier ou à Théveneau de Morande.
Le Rideau levé ou l’Education de Laure, avec cette épigraphe:
Cythère (Alençon, Jean Zacharie Malassis), 1786. In-12 de VI-98 et 122 pages, avec 12 gravures, fleurons et culs-de-lampe, gravés par Godard père, d’Alençon.
Le Rideau levé, ou l’Education de Laure. Cythère, MCCLXXXVIII, 2 vol. in-12.
Le Rideau levé, ou l’Education de Laure... 1790, 2 vol. 122 et 154 pp.
Le Rideau levé ou l’Education de Laure... an V.
Le Rideau levé, ou l’Education de Laure... 1800.
Le Rideau levé ou l’Education de Laure... Réimprimé sur l’édition de 1790 [vers 1830], 2 vol. in-18, chacun de 144 pp., 12 fig. libres.
Le Rideau levé ou l’Education de Laure... Londres, 1788 [Paris, vers 1830], avec des lithographies.
Le Rideau levé ou l’Education de Laure, par Honoré-Gabriel Riquetti, comte de Mirabeau.—Edition revue sur celle originale de 1786 et ornée de six figures libres, gravées d’après celles qu’on ajouta aux éditions de 1786 et de 1790; ici se trouve l’épigraphe de quatre vers (voir plus haut).—A Cythère.—MDCCCLXIV. Le titre est imprimé en deux couleurs (noir et rouge). In-18, 271 pp.
Le Rideau levé aurait en réalité pour auteur un certain marquis de Sentilly, gentilhomme bas-normand.
Le Degré des âges du plaisir ou Jouissances voluptueuses de deux personnes de sexes différents aux différentes époques de la vie, recueilli sur des mémoires véridiques, par Mirabeau, ami des plaisirs. A Paphos, de l’imprimerie de la Mère des amours.—1793, in-18, 8 figures.
Le Degré des âges du plaisir ou Jouissances voluptueuses de deux personnes de sexes différents, aux différentes époques de la vie. Recueilli sur des Mémoires véridiques par Mirabeau, Ami des plaisirs, suivi de l’Ecole des Filles ou la Philosophie des dames. Orné de gravures et de chansons. Au Palais-Royal, chez la Vve Girouard, très connue, 1798. 2 vol. in-16, 10 figures libres, coloriées. Bruxelles, 1863.
Le Degré des âges du plaisir ou Jouissances voluptueuses de deux personnes de sexes différents aux différentes époques de la vie, recueilli sur des mémoires véridiques par Mirabeau, Ami des plaisirs. A Paphos. De l’Imprimerie de la Mère des amours, 1793. Avec, sur le faux titre, l’indication qu’il s’agit d’une des Réimpressions faites exclusivement pour les membres de la Société des Bibliophiles de Bâle, les Amis des Lettres et des Arts. Vers 1870, in-18.
On a aussi attribué à Mirabeau l’ouvrage suivant, qui pourrait fort bien être de lui. On reconnaît assez son style.
Hic et hæc, ou l’Elève des RR. PP. Jésuites d’Avignon, orné de figures. Berlin, 1798. 2 tomes petit in-12. Les figures, assez bien faites, sont galantes et non pas libres. Il y a à la deuxième partie l’anecdote reçue de Paris et lue par Mme Valbouillant (Les chevaux neufs) qui manque dans les autres éditions.
Hic et hec, ou l’Art de varier les plaisirs de l’Amour et de la volupté, enseigné par les R. P. Jésuites et leurs élèves. Douze gravures. Londres, les marchands de nouveautés, 1815. 2 tomes in-16. Lithographies libres.
Hic et hæc, ou l’Art de varier les plaisirs de l’Amour... Londres, 1788. Paris, 1830, 2 tomes in-18, 99 et 80 pp. avec 6 figures.
Hic et hæc ou l’Art de varier les plaisirs de l’Amour... Belgique, 1863. 2 tomes in-16 avec 12 figures.
Hic et Hec ou l’Art de varier les plaisirs de l’Amour... Au Palais-Royal, chez la Vve Girouard, très connue. 2 tomes in-12, vers 1865.
Hic et Hec ou l’Art des (sic) varier les plaisirs de l’Amour. Londres, chez tous les marchands de nouveautés, 1870, avec sur la couverture un encadrement typographique. 2 tomes en 1 vol. in-12 de 121 pp.
ÉROTIKA BIBLION
AVIS
DES ÉDITEURS
Le titre de cet ouvrage ne sera pas intelligible à tous les lecteurs, et plusieurs ne lui trouveront aucun rapport avec le sujet. Néanmoins un autre n’aurait pu lui convenir: et si nous l’avons laissé en grec, on en devinera aisément la raison.
Les recherches savantes et infiniment curieuses de l’auteur rendent cet ouvrage aussi érudit qu’agréable, et nous ne doutons pas de l’accueil favorable qu’il recevra du public.
Nous avons du même auteur deux autres manuscrits qui ont le même mérite et qui sont autant intéressans que celui-ci; ils seront achevés d’imprimer sous deux mois. Nous annoncerons à nos correspondans le moment où ils devront sortir de presse. Nous mettrons dans l’exécution typographique autant de correction et de goût que dans ce volume. Nous ne pouvons en annoncer les titres que lorsqu’ils seront prêts à paroître.
N. B.—La présente édition de l’Erotika Biblion est la reproduction de la première édition de 1783, elle a été revue sur celle de l’an IX. Les chiffres romains entre parenthèses renvoient aux annotations dites du chevalier de Pierrugues. Elles ont été insérées à la suite de l’Erotika Biblion. L’Avis des éditeurs a paru en tête de la première édition.
ANAGOGIE
On sait15 que parmi les découvertes innombrables des antiquités d’Herculanum, les manuscrits ont épuisé la patience et la sagacité des artistes et des savans. La difficulté consiste à dérouler des volumes à demi consumés depuis deux mille ans par la lave du Vésuve. Tout tombe en poussière à mesure qu’on y touche.
Cependant des minéralogistes hongrois, plus patiens que les Italiens, plus exercés à tirer parti des productions qu’offrent les entrailles de la terre, se sont offerts à la reine de Naples. Cette princesse, amie de tous les arts, et savante dans celui d’exciter l’émulation, a favorablement accueilli ces artistes: ils ont entrepris cet immense travail.
D’abord ils collent une toile fine sur l’un des rouleaux; quand la toile est sèche, on la suspend, et l’on pose en même tems le rouleau sur un châssis mobile, pour le faire descendre imperceptiblement, à mesure que le développement s’opère. Pour le faciliter, on passe un filet d’eau gommée sur le volume avec la barbe d’une plume, et petit à petit les parties s’en détachent pour se coller immédiatement sur la toile tendue.
Ce travail pénible est si long que dans l’espace d’une année, à peine peut-on dérouler quelques feuilles. Le désagrément de ne trouver le plus souvent que des manuscrits qui n’apprenoient rien, alloit faire renoncer à cette entreprise difficile et fastidieuse, lorsqu’enfin tant d’efforts ont été récompensés par la découverte d’un ouvrage qui a bientôt aiguisé le génie des cent cinquante académies de l’Italie16.
C’est un manuscrit mozarabique, composé dans ces tems perdus ou Philippe fut enlevé à côté de l’eunuque de Candace17; où Habacuc, transporté par les cheveux18, portoit à cinq cents lieues le dîner à Daniel, sans qu’il se refroidît; où les Philistins circoncis se faisoient des prépuces19; où des anus d’or guérissoient les hémorrhoïdes20... (I). Un nommé Jérémie Shackerley, vrai croyant, dit le manuscrit, profita de l’occasion.
Il avoit voyagé, et de père en fils, rien ne s’étoit perdu dans cette famille, l’une des plus anciennes du monde, puisqu’elle conservoit des traditions non équivoques de l’époque où les éléphants habitoient les parties les plus froides de la Russie; où le Spitzberg produisoit d’excellentes oranges; où l’Angleterre n’étoit pas séparée de la France; où l’Espagne tenoit encore au continent du Canada, par cette grande terre nommée Atlantide, dont on retrouve à peine le nom chez les anciens, mais dont l’ingénieux M. Bailly fait si bien l’histoire.
Shackerley voulut être transporté dans une des planètes les plus éloignées qui forment notre système21, mais on ne le déposa pas dans la planète même, on le plaça dans l’anneau de Saturne. Cet orbe immense n’étoit point encore tranquille. Dans les parties basses, des mares profondes et orageuses, des courans rapides, des tournoiemens d’eau, des tremblemens de terre presque continuels, produits par l’affaissement des cavernes et par les fréquentes explosions des volcans; des tourbillons de vapeurs et de fumées, des tempêtes sans cesse excitées par les secousses de la terre, et ses chocs terribles contre les eaux de mer; des inondations, des débordemens, des déluges; des fleuves de lave, de bitume, de soufre, ravageant les montagnes et se précipitant dans les plaines, où ils empoisonnent les eaux; la lumière offusquée par des nuages aqueux, par des masses de cendres, par des jets de pierres enflammées que poussoient les volcans... Telle étoit la situation de cette planète encore informe. L’anneau seul étoit habitable. Beaucoup plus mince et déjà plutôt attiédi, il jouissoit depuis longtems des avantages de la nature perfectionnée, sensible, intelligente; mais on y appercevoit les terribles scènes dont Saturne étoit le théâtre.
La forme et la construction de cet anneau parurent si singulières à Shackerley, que rien dans l’univers ne lui avoit semblé aussi étrange. D’abord notre soleil, qui est celui des habitans de ce pays, étoit pour eux à peine la trentième partie de ce qu’il nous paroît. Il formoit à leurs yeux l’effet que produit sur la terre l’étoile du berger, quand elle est dans son plein. Mercure, Vénus, la terre et Mars, n’y pouvoient point être discernés; on y doutoit de leur existence. Jupiter seul s’y montroit, à peu de chose près, comme nous le voyons; avec cette différence qu’il présentoit des phases comme la lune nous en montre. Il en étoit de même de ses satellites; et de ce concours de variétés uniformes, il résultoit des phénomènes curieux et utiles. Curieux en ce que l’on voyoit Jupiter en croissant, et ses quatre petites lunes tantôt en croissant, tantôt en décours, ou les unes à droite, et les autres se confondant avec la planète elle-même; utiles, en ce que Jupiter passoit quelquefois sur le soleil avec tout son cortège; ce qui produisoit une multitude de points de contact, d’immersions et d’émersions successives, qui ne laissoient rien à désirer pour la régularité des observations. Ainsi la déduction des parallaxes étoit calculée rigoureusement; en sorte que, malgré l’éloignement de l’anneau, ou de Saturne ou du soleil, qui selon le docte Jérémie Shackerley, n’est guère moins de trois cent treize millions de lieues, on avoit fait plus de progrès en astronomie que sur la terre, depuis une infinité de siècles.
Le soleil étoit faible, mais le défaut de sa chaleur, se compensoit par celle du globe de Saturne, qui n’étoit pas attiédi. Cet anneau recevoit de sa planète principale plus de lumière et de chaleur, que nous n’en avons ici-bas; car enfin cet anneau avoit en lui-même, dans son centre, ce globe de Saturne qui est neuf cents fois plus gros que la terre, et il en étoit éloigné de cinquante-cinq mille lieues, ce qui forme les trois quarts de la distance de la lune à la terre.
Autour de l’anneau et à de grandes distances, on voyoit cinq lunes qui se levoient quelquefois toutes du même côté. Shackerley prétend qu’il est impossible de se former une idée assez magnifique de ce spectacle.
Cet anneau si bien situé formoit comme un pont suspendu, un arc circulaire; on voyageoit dans tout son contour; ainsi l’on faisoit de loin le tour du globe de Saturne; mais de façon que le voyageur avoit toujours ce globe du même côté.
La largeur de cet anneau n’est pas moindre que l’épaisseur de notre globe; mais en même tems il est assez mince pour que cette épaisseur disparoisse, quand il est vu de la terre. C’est ainsi que semble la lame d’un couteau, quand on la fixe de loin par le plan du tranchant. Shackerley n’ignoroit rien des phénomènes qu’on peut connoître ici-bas; mais il s’attendoit à pouvoir se porter au moins à califourchon sur la tranche de cet anneau. Quelle fut sa surprise en voyant que cette épaisseur si mince, qui disparoit à nos yeux, formoit une distance aussi grande que celle de Paris à Strasbourg; car cet exemple donnera plus vite et plus exactement l’idée de cette dimension, que les mesures itinéraires employées par Shackerley, lesquelles ont besoin de quelques milliers de commentaires in-folio, avant que d’être incontestablement évaluées. Ainsi il pouvoit y avoir de petits royaumes sur ce bord intérieur et concave, que les politiques de notre globe sauroient bien rendre un théatre sanglant et mémorable d’innombrables glorieuses intrigues s’il étoit à leur disposition. Les habitans de cette partie, que l’on peut appeler les antipodes du dos extérieur de l’anneau, les habitans de l’intérieur, dis-je, avoient ce globe énorme de Saturne suspendu sur leur tête; l’anneau repassoit par-dessus ce globe, et par-delà l’anneau gravitoient les cinq lunes.
Enfin les habitants de l’intérieur voyoient leur droite et leur gauche, comme nous voyons les nôtres sur la terre; mais l’horizon de devant, ainsi que celui de derrière, étoient bien différens de ceux que nous appercevons ici-bas. A dix lieues, nous perdons un vaisseau de vue à cause de la courbure de notre globe; dans l’anneau de Saturne, cette courbure est en sens contraire: elle s’élève au lieu de s’abaisser; mais comme l’anneau entoure Saturne à la distance de cinquante mille lieues, il en résulte que cet anneau, en forme de bourrelet, a au moins cinq cent mille lieues de circonférence. Sa courbure s’élève donc imperceptiblement. L’horizon qui s’abaisse sur notre terre, paraît plan à l’œil l’espace de quelques lieues; puis il s’élève un peu; les objets diminuent; distincts d’abord, ils finissent par se confondre: on n’apperçoit plus que les masses; enfin cette terre s’élève dans le lointain à des distances énormes toujours en se menuisant; au point que cet anneau, par les illusions de l’optique, finit en l’air, devient à l’œil de la largeur de notre lune, et s’apperçoit à peine dans la partie qui se trouve sur la tête de l’observateur; car elle est pour lui à plus du double de la distance de la lune à la terre, c’est-à-dire, à deux cent mille lieues à peu près.
J’omets les phénomènes multipliés que produisent tous ces corps suspendus par leurs éclipses respectives; Shackerley les connoissoit sur la terre et les avoit bien jugés.
Leur ciel étoit comme le nôtre, nulle différence pour toutes les constellations; mais un nombre infini de comètes remplissoit l’espace immense et incalculable qui se trouvoit entre Saturne et les étoiles qu’on soupçonnoit les plus voisines.
Comme l’attraction du globe de Saturne balançoit en partie celle de l’anneau, la pesanteur y étoit très diminuée; on y marchoit sans effort et le moindre mouvement transportoit la masse; comme une personne qui se baigne et ne peut déplacer que le pareil volume d’eau qu’elle occupe, s’y meut par des impulsions insensibles.
Ainsi les corps pour se joindre ne faisoient que s’effleurer; ils s’approchoient sans pression, tout y étoit presque aérien; les sensations les plus délicates se perpétuoient sans émousser les organes. On conçoit que cette manière d’être influoit beaucoup sur le moral des habitants de l’arc planétaire. Aussi l’une des merveilles qui surprit le plus Shackerley, ce fut la perfectibilité des êtres qui meubloient cet étrange anneau; ils jouissoient de beaucoup de sens qui nous sont inconnus; la nature avoit fait de trop grandes avances dans l’appareil de tous ces grands corps, pour s’arrêter à cinq sens dans la composition de ceux qu’elle avoit destinés à jouir de tous ces spectacles.
Ici l’embarras de Shackerley devint énorme. Il avoit assez de connoissances pour saisir et tracer les grands effets de ces corps variés et suspendus; il échoua quand il voulut peindre des êtres animés. Aussi ne trouve-t-on point dans le manuscrit mozarabique toute la clarté, tous les détails que l’on conçoit à cet égard. Au moins les Abbandonati de Bologne, les Resvegliati de Gênes, les Addormentati de Gubio, les Disingannuti de Venise, les Acagiati de Rimini, les Furfurati de Florence, les Lunatici de Naples, les Caliginosi d’Ancône, les Insipidi de Pérouse, les Mélancholici de Rome, les Extravaganti de Candie, les Ebrii de Syracuse, etc., etc., qui tous ont été consultés, ont renoncé à rendre la traduction plus claire. Il est vrai que l’inquisition civile et religieuse entrent peut-être pour quelque chose dans leur embarras.
Cependant il faut être juste: rien n’est plus difficile à donner que l’explication d’un sens qui nous est étranger. On a des exemples d’aveugles nés qui, par le secours des sens qui leur restoient, ont fait des miracles de cécité. Eh bien! l’un d’entr’eux, chimiste, musicien, apprenant à lire à son fils, ne peut pas trouver une autre définition du miroir que celle-ci: «C’est une machine par laquelle les choses sont mises en relief hors d’elles-mêmes.» Voyez combien cette définition, que les philosophes qui l’ont approfondie trouvent très-subtile et même surprenante22, est cependant absurde. Je ne connois point d’exemple plus propre à montrer l’impossibilité d’expliquer des sens dont on est dépourvu; et cependant toutes les affections et les qualités morales dérivent des sens; c’est par conséquent sur les observations qui leur sont relatives que l’on pourroit uniquement fonder ce qu’il y auroit à dire sur le moral de ces êtres d’une espèce si différente de la nôtre.
Au reste, il faut espérer que l’habitude où nos voyageurs et nos historiens nous ont mis de leur voir négliger ou même omettre ce qui n’a trait qu’aux mœurs, aux lois, aux coutumes, rendra nos lecteurs indulgens pour Shackerley, qui du moins a le passeport d’une haute antiquité, sans lequel on ne voudroit peut-être pas croire un mot de ce qu’il a dit; car il étoit pour ses contemporains, et à bien des égards il est encore pour nous à peu près dans le cas d’un homme, qui n’auroit vu qu’un jour ou deux, et qui se trouveroit confondu chez un peuple d’aveugles; il faudroit certainement qu’il se tût, ou on le prendroit pour un fol puisqu’il annonceroit une foule de mystères, qui n’en seroient à la vérité que pour le peuple; mais tant d’hommes sont peuple, et si peu sont philosophes, qu’il n’y a pas de sûreté à n’agir, à ne penser, à n’écrire que pour ceux-ci.
Shackerley a fait cependant quelques observations, dont voici les plus singulières.
Il s’aperçut que la mémoire dans les êtres de Saturne ne s’effaçoit point. Les pensées se communiquoient parmi eux sans paroles et sans signes. Point d’idiome; par conséquent, rien d’écrit, rien de déposé; et combien de portes fermées aux mensonges, aux erreurs! Ces détails prodigieux, innombrables qui nous énervent, leur étoient inconnus. Ils avoient toutes les facilités possibles pour transmettre leurs idées, pour donner une rapidité inconcevable à leur exécution, pour hâter tous les progrès de leurs connoissances: il sembloit que dans cette espèce privilégiée tout s’exécutât par instinct et avec la célérité de l’éclair.
La mémoire retenant tout, la tradition se perpétuoit avec infiniment plus de fidélité, d’exactitude et de précision que par les moyens compliqués et infinis que nous accumulons, sans pouvoir atteindre à aucun genre de certitude.
Chaque corps a ses émanations; elles sont en pure perte sur la terre: dans l’anneau elles formoient une atmosphère toujours agissante à des distances considérables, et ces émanations dont Shackerley n’a pu donner une idée qu’en les comparant à ces atomes qu’on distingue à l’aide du rayon solaire introduit dans la chambre obscure, ces émanations, dis-je, répondoient à toutes les houppes nerveuses du sentiment de l’individu. Semblables aux étamines des plantes, aux affinités chimiques, elles s’enlaçoient dans les émanations d’un autre individu, lorsque la sympathie s’y rencontroient; ce qui, comme on peut aisément le concevoir, multiplioit à l’infini des sensations dont nous ne pouvons nous former qu’une image très infidèle. Elles rendoient, par exemple, les jouissances de deux amans semblables à celles d’Alphée qui, pour jouir d’Aréthuse, que Diane venoit de changer en fontaine, se métamorphosa en fleuve, afin de s’unir plus intimement à son amante, en mêlant ses ondes avec les siennes.
Cette cohésion vive et presque infinie de tant de molécules sensibles, produisoit nécessairement dans ces êtres un esprit de vie que Shackerley exprime par un mot mozarabe, que l’académie des Innamorati a traduit par le mot électrique, quoique les phénomènes de l’électricité ne fussent point connus dans ces temps reculés.
Tout dans ces contrées abondoit sans culture, et tellement, que les propriétés y seroient devenues à charge autant qu’inutiles. On sent qu’où il n’y a point de propriété, il y a bien peu d’occasions de disputes, d’inimitiés, et que la plus parfaite égalité politique règne, à supposer même qu’il faille à de tels êtres un système politique. Je ne conçois pas ce qui pourroit les troubler, puisque leurs besoins sont plutôt prévenus que satisfaits, si la saveur du désir ne leur manque point et qu’ils n’aient rien à craindre du poison de la satiété.
Dans l’anneau de Saturne, les connoissances se transmettoient par l’air à des distances très considérables, par la même voie que se transmet la lumière du soleil, laquelle nous vient, comme on sait, en sept minutes. Une inspiration ou un souffle différemment modifié suffisoit pour communiquer une pensée. De là résultoit un concours admirable dans les populations infinies qui, par cette intelligence, cette harmonie universellement répandue dans tout l’anneau, ne s’occupoient que de leur bonheur commun, lequel n’étoit jamais en contradiction avec celui d’aucun individu.
Ces êtres si surprenans, surtout pour les hommes, jouissoient ainsi d’une paix éternelle et d’un bien-être inaltérable. Les arts qui tendent au bonheur et à la conservation de l’espèce, étoient aussi perfectionnés qu’il soit possible de l’imaginer et même de le désirer; et l’on n’y avoit pas la moindre idée de ces arts destructeurs enfantés par la guerre. Ainsi les habitans de l’anneau n’avoient point passé par ces alternatives de raison et de démence, qui ont si prodigieusement mêlé nos sociétés de bien et de mal. Les grands talens dans la science funeste de faire celui-ci, loin d’être admirés chez eux, n’y étoient pas même connus. Les plaisirs stériles ou factices n’y régnoient pas plus que le faux honneur, et l’instinct de ces êtres fortunés leur avoit appris sans effort ce que la triste expérience de tant de siècles nous enseigne encore vainement, je veux dire que la véritable gloire d’un être intelligent est la science, et la paix son vrai bonheur.
Voilà ce qu’une lecture rapide m’a permis de retenir du voyage de Shackerley, qu’Habacuc, à la fin de son voyage, reprit par les cheveux et déposa en Arabie d’où il l’avoit enlevé. Quand le développement et la traduction de ce précieux manuscrit seront achevés, je me propose d’en donner à l’Europe savante une édition non moins authentique que celle des livres sacrés des Brames, que M. Anquetil a incontestablement rapportés des bords du Gange; car j’ose me flatter de savoir presque aussi bien le mozarabique qu’il sait le zend ou le pelhvi.
L’ANÉLYTROÏDE
La Bible est sans contredit l’un des livres les plus anciens et les plus curieux qui existent sur la terre.
La plupart des objections sur lesquelles se fondent les personnes qui ne peuvent croire que Moïse ait été un interprète divin, me paroissent très-insuffisantes. Rien n’a été, par exemple, plus tourné en ridicule que la physique des livres saints, laquelle en effet paroît très défectueuse. Mais on ne pense point à l’état de cette science dans les premiers âges, pour lesquels enfin il falloit que ce livre fut intelligible. La physique étoit alors ce qu’elle seroit encore si l’homme n’eût jamais étudié la nature. Il voit le ciel comme une voûte d’azur, dans laquelle le soleil et la lune semblent être les astres les plus considérables; le premier produit toujours la lumière du jour et le second celle de la nuit. Il les voit paroître ou se lever d’un côté, et disparoître ou se coucher de l’autre, après avoir fourni leur course et donné leur lumière pendant un certain espace de temps. La mer semble de même couleur que la voûte azurée, et l’on croit qu’elle touche au ciel lorsqu’on la regarde de loin. Toutes les idées du peuple ne portent et ne peuvent porter que sur ces trois ou quatre notions; et quelques fausses qu’elles soient, il falloit s’y conformer pour se mettre à sa portée.
Puisque la mer paroît dans le lointain se réunir au ciel, il étoit naturel d’imaginer qu’il existoit des eaux supérieures et des eaux inférieures, dont les unes remplissoient le ciel et les autres la mer; et que pour soutenir les eaux supérieures, il existoit un firmament; c’est-à-dire, un appui, une voûte solide et transparente, au travers de laquelle on appercevoit l’azur des eaux supérieures.
Voici maintenant ce que dit le texte de la Genèse:
«Que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux; et Dieu fit le firmament et sépara les eaux qui étoient sous le firmament de celles qui étoient au-dessus du firmament, et Dieu donna au firmament le nom de ciel... Et à toutes les eaux rassemblées sous le firmament le nom de mer.»
Il est évident que c’est à ces idées qu’il faut rapporter: 1o les cataractes du ciel, les portes, les fenêtres du firmament solide, qui s’ouvrirent lorsqu’il fallut laisser tomber les eaux supérieures pour noyer la terre.
2o L’origine commune des poissons et des oiseaux, les premiers produits par les eaux inférieures, les oiseaux par les eaux supérieures, parce qu’ils s’approchent dans leur vol de la voûte azurée, que le peuple n’imagine pas être élevée beaucoup plus que les nuages.
De même, ce peuple croit que les étoiles sont attachées à la voûte céleste comme des clous: plus petites que la lune, infiniment plus petites que le soleil. Il ne distingue les planètes des étoiles fixes que par le nom d’errantes. C’est sans doute par cette raison qu’il n’est fait aucune mention des planètes dans tout le récit de la création. Tout y est représenté relativement à l’homme vulgaire, auquel il ne s’agissoit pas de démontrer le vrai système de la nature, et qu’il suffisoit d’instruire de ce qu’il devoit à l’Être suprême, en lui montrant ses productions comme bienfaits. Toutes les vérités sublimes de l’organisation du monde, si l’on peut parler ainsi, ne doivent paroître qu’avec le temps, et l’Être souverain se les réservoit peut-être, comme le plus sûr moyen de rappeller l’homme à lui, lorsque sa foi, déclinant de siècles en siècles, seroit timide, chancelante et presque nulle; lorsqu’éloigné de son origine, il finiroit par l’oublier; lorsqu’accoutumé au grand spectacle de l’univers, il cesseroit d’en être touché, et oseroit d’en méconnoître l’Auteur. Les grandes découvertes successives rafermissent, agrandissent l’idée de cet Être infini dans l’esprit de l’homme. Chaque pas qu’on fait dans la nature produit cet effet, en rapprochant du Créateur. Une vérité nouvelle devient un grand miracle, plus miracle, plus à la gloire du grand Être, que ceux qu’on nous cite, parce que ceux-ci, lors même qu’on les admet, ne sont que des coups d’éclat que Dieu frappe immédiatement et rarement; au lieu que dans les autres il se sert de l’homme même pour découvrir et manifester ces merveilles incompréhensibles de la nature, qui, opérées à tout instant, exposées en tout temps et pour tous les temps à sa contemplation, doivent rappeler incessamment l’homme à son Créateur, non-seulement par le spectacle actuel, mais encore par ce développement successif.
Voilà ce que nos théologiens ignorans et vains devroient nous apprendre. Le grand art est de lier toujours la science et la nature, avec celle de la théologie, et non de faire heurter sans cesse des choses saintes et la raison, les croyans fidèles et les philosophes.
Une des sources du discrédit où les livres saints sont tombés (I), ce sont les interprétations forcées, que notre amour-propre, si orgueilleux, si absurde, si rapproché de notre misère a voulu donner à tous les passages que nous ne pouvons expliquer. De là sont nés les sens figurés, les idées singulières et indécentes, les pratiques superstitieuses, les coutumes bizarres, les décisions ridicules ou extravagantes dont nous sommes inondés. Toutes les folies humaines se sont étayées tour-à-tour des passages rebelles aux interprètes, qui s’évertuent, s’obstinent et ne doutent de rien; comme si l’Être suprême n’avoit pas pu donner à l’homme des vérités, qu’il ne devoit connoître, savoir, approfondir, que dans les siècles à venir. Du moment où vous admettez que la Bible est faite pour l’univers, songez que l’on fait aujourd’hui bien des choses que l’on ignoroit il y a quarante siècles et que dans quarante mille autres années, on saura des faits que nous ignorons. Pourquoi donc vouloir juger par anticipation? Les connoissances sont graduelles et ne se développent que par une marche insensible, que les révolutions des empires et de la nature retardent ou ralentissent. Or l’intelligence de la Bible, qui existe depuis un si grand nombre de siècles, qu’il y a bien peu de choses à citer d’une aussi haute antiquité, demande peut-être encore un long période d’efforts et de recherches.
L’un des articles de la Genèse qui a singulièrement aiguisé l’esprit humain (II), c’est le verset 27 du chapitre I:
«Dieu créa l’homme à son image, il les créa mâle et femelle.»
Il est bien clair, il est bien évident que Dieu a créé Adam androgyne; car au verset suivant (verset 28), il dit à Adam: «Croissez et multipliez-vous; remplissez la terre.»
Ceci fut opéré le sixième jour; ce n’est que le septième que Dieu créa la femme; ce que Dieu fit entre la création de l’homme et celle de la femme est immense. Il fit connoître à Adam tout ce qu’il avoit créé: animaux, plantes, etc. Tous les animaux comparurent devant Adam.
«Adam les nomma tous: et le nom qu’Adam donna à chacun (III) des animaux est son nom véritable.»23
«Adam appela donc tous les animaux d’un nom qui leur étoit propre, tant les oiseaux que les bêtes, etc.»24
Jusqu’ici la femme n’a point paru; elle est incréée; Adam est toujours hermaphrodite. Il a pu croître seul et se multiplier.
Et pour concevoir le temps pendant lequel Adam a pu réunir en lui les deux sexes, il suffit de réfléchir sur ce que peuvent être ces jours dont l’Écriture parle; ces six jours de la création, ce septième jour du repos, etc.
On ne peut être que véritablement affligé, que presque tous nos théologiens, tous nos mangeurs d’images abusent de ce grand, de ce saint nom de Dieu; on est blessé toutes les fois que l’homme le profane et qu’il prostitue l’idée du premier Être, en la substituant à celle du phantôme de ses opinions. Plus on pénètre dans le sein de la nature, et plus on respecte profondément son Auteur; mais un respect aveugle est superstition; un respect éclairé est le seul qui convienne à la vraie religion, et pour entendre sainement les premiers faits que l’interprète Divin nous a transmis, il faut, ainsi que l’observe l’éloquent Buffon, recueillir avec soin ces rayons échappés de la lumière céleste. Loin d’offusquer la vérité, ils ne peuvent qu’y ajouter un nouveau degré de splendeur.
Cela posé, que peut-on entendre par les six jours que Moïse désigne si précisément, en les comptant les uns après les autres, sinon six espaces de temps, six intervalles de durée? Ces espaces de temps indiqués par le nom de jours, faute d’autres expressions, ne peuvent avoir aucun rapport avec nos jours actuels, puisqu’il s’est passé successivement trois de ces jours avant que le soleil ait été créé. Ces jours n’étoient donc pas semblables aux nôtres, et Moyse l’indique clairement en les comptant du soir au matin; au lieu que les jours solaires se comptent et doivent se compter du matin au soir. Ces six jours n’étoient donc ni semblables aux nôtres, ni égaux entr’eux; ils étoient proportionnés à l’ouvrage. Ce ne sont donc que six espaces de tems. Donc Adam ayant été créé hermaphrodite le sixième jour, et la femme n’ayant été produite qu’à la fin du septième, Adam a pu procréer en lui-même et par lui-même tout le tems qu’il a plu à Dieu de placer entre ces deux époques.
Cet état d’androgénéité n’a pas été inconnu aux philosophes du paganisme, à ses mythologues, ni aux rabbins. Ceux-ci ont prétendu qu’Adam fut créé homme d’un côté, femme de l’autre; composé de deux corps que Dieu ne fit que séparer. Ceux-là, comme Platon, l’ont fait de figure ronde, d’une force extraordinaire; aussi la race qui en provint voulut déclarer la guerre aux dieux.—Jupiter, irrité, les voulut détruire.—Mais il se contenta d’affaiblir l’homme en le dédoublant, et Apollon étendit la peau qu’il noua au nombril... De là le penchant qui entraîne un sexe vers l’autre par l’ardeur qu’ont les deux moitiés pour se rejoindre et l’inconstance humaine, par la difficulté qu’a chaque moitié de rencontrer sa correspondante. Une femme nous paroît-elle aimable? nous la prenons pour cette moitié avec laquelle nous n’eussions fait qu’un tout; le cœur nous dit: la voilà, c’est elle; mais à l’épreuve, hélas! trop souvent ce ne l’est point.
C’est sans doute d’après quelques-unes de ces idées que les Basilitiens et les Carpocratiens prétendirent que nous naissions dans l’état de nature innocente, tels qu’Adam au moment de la création, et par conséquent devant imiter sa nudité. Ils détestoient le mariage, soutenoient que l’union conjugale n’auroit jamais eu lieu sur la terre sans le péché; regardoient la jouissance des femmes en commun comme un privilège de leur rétablissement dans la justice originelle, et pratiquoient leurs dogmes dans un superbe temple souterrain, échauffé par des poëles, dans lequel ils entroient tout nus, hommes et femmes; là, tout leur étoit permis, jusqu’aux unions que nous nommons adultère et inceste, dès que l’ancien ou le chef de leur société avoit prononcé ces paroles de la Genèse: Croissez et multipliez.
Tranchelin renouvela cette secte dans le douzième siècle; il prêchoit ouvertement que la fornication et l’adultère étoient des actions méritoires; et les plus fameux d’entre ces sectaires furent appellés les Turlupins en Savoie. Plusieurs savans font remonter l’origine de ces sectes à Muacha mère d’Afa, roi de Juda, grande prêtresse de Priape: c’est dater de loin, comme on voit.
Cette double vertu d’Adam paroît encore avoir été indiquée dans la fable de Narcisse qui, épris de l’amour de lui-même, veut jouir de son image, et finit par s’assoupir en échouant à l’ouvrage25.
Tous ces doutes, toutes ces recherches sur les jouissances contre notre nature actuelle, ont donné lieu à une grande question; à savoir: an imperforata mulier possit concipere? «Si une fille imperforée peut se marier?»
On conçoit que les PP. Cucufe et Tournemine, savans jésuites, ont approfondi cette question, et qu’ils ont été pour l’affirmative; l’œuvre de Dieu, disent-ils, ne peut en aucun cas exister d’une manière contraire aux fins de la nature; une fille privée de la vulve en apparence, doit donc trouver dans l’anus des ressources pour remplir le vœu de la reproduction, la première et la plus inséparable des fonctions de notre existence.
Cucufe et Tournemine ont été attaqués; cela devoit être; mais le savant Sanchez (IV), Espagnol, qui a étudié trente ans de sa vie ces questions assis sur un siège de marbre, qui ne mangeoit jamais ni poivre, ni sel, ni vinaigre, et qui, quand il étoit à table pour dîner, tenoit toujours ses pieds en l’air26, Sanchez a défendu ses confrères avec une éloquence dont on ne croiroit pas une pareille matière susceptible. Néanmoins la jalousie contre les jésuites a été si puissante, que les papes ont fait un cas réservé aux jeunes filles qui tenteroient cette voie faute d’autres; jusqu’à ce que Benoît XIV, éclairé par les découvertes de la faculté de chirurgie de Paris, a levé le cas réservé, et permis l’usage de la parte-poste dans le sens des pères Cucufe et Tournemine.
En effet, M. Louis, secrétaire perpétuel de l’académie de chirurgie, a soutenu, en 1755, la question sur les bancs; il a prouvé que les anélytroïdes pouvoient concevoir, et des faits consignés dans sa thèse, imprimée avec privilège, le démontre. Malgré cette authenticité le parlement ne manqua pas de dénoncer la thèse de M. Louis, comme contraire aux bonnes mœurs. Il fallut que ce grand et non moins ingénieux et malin chirurgien recourût" aux casuites à la Sorbonne; alors il montra facilement que le parlement prononçoit sur une question, qui n’est pas plus de sa compétence que l’émétique. Et le parlement ne donna aucune suite à la dénonciation.
Il est résulté de tout cela une vérité très-importante pour la propagation de l’espèce humaine, et non moins singulière pour le commun des lecteurs: c’est que beaucoup de jeunes femmes stériles sont autorisées, et doivent même en conscience tenter les deux voies, jusqu’à ce qu’elles se soient assurées de la véritable route que le Créateur a mise en elles.
L’ISCHA
Marie Schurmann a proposé ce problême: L’étude des lettres convient-elle à une femme?
Schurmann soutient l’affirmative, veut que la femme n’excepte aucune science, pas même la théologie, et prétend que le beau sexe doit embrasser la science universelle, parce que l’étude donne une sagesse qu’on n’achète point par les secours dangereux de l’expérience; et que lors même qu’il en coûteroît quelque chose à l’innocence, il seroit à propos de passer pardessus de certaines réserves, en faveur de cette prudence précoce, qui d’ailleurs se trouvera fécondée par l’étude, dont les méditations affoiblissent ou redressent les penchans vicieux, et diminuent le danger des occasions.
L’éducation des femmes est si négligée chez tous les peuples, même chez ceux qui passent pour les plus policés, qu’il est bien étonnant qu’on en compte un aussi grand nombre de célèbres par leur érudition et leurs ouvrages. Depuis le livre des femmes illustres de Boccace, jusqu’aux énormes in-4o du minime Hilarion Coste, nous avons en ce genre un grand nombre de nomenclatures; et Wolf a donné un catalogue des femmes célèbres, à la suite des fragmens des illustres Grecques, qui ont écrit en prose27. Les Juifs, les Grecs, les Romains, tous les peuples de l’Europe moderne ont eu des femmes savantes.
Il est donc étonnant que divers préjugés contre la perfectibilité des femmes se soient établis sur le prétendu rapport de l’excellence de l’homme sur la femme. Plus on approfondit ce fait si singulier (car il l’est infiniment que l’objet de l’adoration des hommes soit par-tout leur esclave), plus on remarque qu’il est principalement fondé sur le droit du plus fort, l’influence des systèmes politiques, et sur-tout celle des religions; car le christianisme est la seule qui conserve à la femme, d’une manière nette et précise, tous les droits de l’égalité.
Je n’ai nulle envie de recommencer les discussions que Pozzo a peu galamment appelées paradoxes dans son ouvrage intitulé: La femme meilleure que l’homme. Mais il est si naturel, quand on considere le prix de ce don du ciel qu’on appelle la beauté, de se pénétrer de cette vive et touchante image, qu’on en devient bientôt enthousiaste: et lorsqu’on lit ensuite les livres saints, on n’est plus étonné que la femme soit le complément des œuvres de Dieu; qu’il ne l’ait produite qu’après tout ce qui existe; comme s’il avoit voulu annoncer qu’il alloit clore son ouvrage sublime par le chef-d’œuvre de la création. C’est dans ce point de vue, plus religieux que philosophique peut-être, que je veux considérer la femme.
Ce n’est pas avec impétuosité que l’univers a été créé. Il a été fait à plusieurs fois, afin que son merveilleux ensemble prouvât que si la volonté seule du grand Être étoit la règle, il étoit le Maître de la matière, du temps, de l’action et de l’entreprise. L’éternel Géomètre agit sans nécessité, comme sans besoin; il n’est jamais ni contraint, ni embarrassé. On voit, pendant les six espaces de la création, qu’il tourne, façonne, meut la matiere sans peine, sans efforts; et quand une chose dépend d’une autre, quand, par exemple, la naissance et l’accroissement des plantes dépendent de la chaleur du soleil, ce n’est que pour indiquer la liaison de toutes les parties de l’univers, et développer sa sagesse par ce merveilleux enchaînement.
Mais tout ce qu’enseigne la Bible sur la création de l’univers n’est rien en comparaison de ce qu’elle dit sur la production du premier être raisonnable. Jusqu’ici tout a été fait à commandement; mais quand il s’agit de créer l’homme, le système change, et le langage avec lui. Ce n’est plus cette parole impérieuse et subite; c’est une parole plus réfléchie et plus douce, quoique moins efficace; Dieu tient un conseil en lui-même, comme pour faire voir qu’il va produire un ouvrage qui surpassera tout ce qu’il a créé jusqu’alors. Faisons l’homme, dit-il. Il est évident que Dieu parle à lui-même. C’est une chose inouïe dans toute la Bible, qu’aucun autre que Dieu ait parlé de lui-même en nombre pluriel: Faisons. Dans toute l’écriture, Dieu ne parle ainsi que deux ou trois fois; et ce langage extraordinaire ne commence à paroître que lorsqu’il s’agit de l’homme.
Cette création faite, il se passe un temps considérable avant que ce nouvel être, à double sexe, reçoive le souffe de vie; ce n’est qu’à la septième époque. Adam a existé longtemps dans l’état de pure nature, et n’ayant que l’instinct des animaux; mais quand le souffle lui fut inspiré, Adam se trouvant le roi de la terre, il usa de sa raison, et nomma toutes choses.
Voilà donc deux créations bien distinctes: celle de l’homme, celle de son esprit; et c’est ici seulement que paroît la femme. Elle n’est pas créée du néant comme tout ce qui a précédé; elle sort de ce qui existoit de plus parfait; il ne restoit plus rien à créer; Dieu extrait d’Adam le plus pur de son essence, pour embellir la terre de l’être le plus parfait qui eut encore paru; de celui qui complétoit l’œuvre sublime de la création.
Le mot dont le législateur hébreu se sert pour exprimer cet être, revient à virago28, que le François ne peut pas traduire, que le mot femme n’exprime point, et qui ne peut se sentir que par l’idée de puissance de l’homme. Car vir signifie homme, et ago j’agis. Autrefois on disoit vira29, et non virago. Mais les Septante ont prétendu que par le mot vira le sens de l’hébreu n’étoit pas rendu, ils ont ajouté ago30.
Je ne m’étonne donc point que Schurmann relève autant la condition du beau sexe, et s’indigne contre les sectes qui la dépriment. La parabole dont l’écriture se sert en formant la femme de la côte d’Adam, n’a d’autre objet que celui de montrer que cette nouvelle créature ne fera qu’un avec la personne de son mari, qu’elle est son âme et son tout. La tyrannie du sexe fort a pu seule altérer ces notions d’égalité.
Ces notions furent bien distinctes dans le paganisme, puisque les anciens associèrent les deux sexes à la divinité: voilà ce qui est bien constaté indépendamment de tout système sur la mythologie. Si les païens mettoient l’homme dès le moment de sa naissance sous la garde de la puissance, de la fortune, de l’amour et de la nécessité, car c’est là ce que veulent dire Dynamis, Tyché, Eros et Ananché, ce n’étoit probablement qu’une allégorie ingénieuse pour exprimer notre condition: car nous passons notre vie à commander, à obéir, à désirer et à poursuivre. Autrement, c’eût été confier l’homme à des guides bien extravagans; car la puissance est la mère des injustices, la fortune celle des caprices; la nécessité produit les forfaits, et l’amour est rarement d’accord avec la raison.
Mais quelque enveloppés que puissent être les dogmes du paganisme, il n’y a point de doutes sur la réalité du culte des divinités principales, et celui de Junon, femme et sœur du maître des dieux, fut un des plus universels et des plus révérés. Cette épithete de femme et de sœur montre assez sa toute-puissance: celle qui donne les loix peut les enfreindre. Ce secret célèbre et non moins commode de recouvrer sa virginité en se baignant dans la fontaine Canathus au Péloponese, étoit une preuve des plus frappantes de ce pouvoir qui légitime tout chez les dieux, comme chez les hommes. Le tableau des vengeances de Junon, exposé sans cesse sur les théâtres, propageoit la terreur qu’inspiroit cette formidable déesse. L’Europe, l’Asie, l’Afrique, les peuples barbares31 comme les policés, l’honorèrent et la craignirent à l’envi. On la regardoit comme une reine ambitieuse, fière, jalouse, partageant le gouvernement du monde avec son époux, assistant à tous ses conseils, et redoutée de lui-même.
Un hommage si universel qui n’est pas sans doute le plus flatteur que l’on ait rendu à la beauté faite pour séduire et non pour effrayer, prouve du moins que dans les idées des premiers hommes le trône du monde fut partagé entre les deux sexes32. Un écrivain illustre, du siècle passé, a été plus loin; il n’a pas fait difficulté de dire que cette prééminence de Junon sur les autres dieux étoit la véritable force d’où provenoient les excès d’adoration où des chrétiens sont tombés envers la sainte Vierge. Erasme lui-même a prétendu que la coutume de saluer la Vierge en chaire, après l’exorde du sermon, venoit des anciens. En général, les hommes cherchent à joindre aux idées spirituelles du culte, des idées sensibles qui les flattent, et qui bientôt après étouffent les premières. Ils rapportent, et sont bien forcés de rapporter tout à leurs idées; puisqu’ils ne peuvent saisir qu’en raison de ces idées; or ils savent qu’en tout pays on ne tire de la boue et de l’affection des rois rien autre chose que ce qu’ont résolu leurs ministres; ils croient Dieu bon, mais mené, et envisagent la cour céleste sur le modèle des autres. De là le culte de la Vierge bien plus approprié à l’esprit humain que celui du grand Être; aussi inexplicable qu’incompréhensible.
Aussi lorsque le peuple d’Éphese eut appris que les pères du concile avoient décidé que l’on pourroit appeler la Vierge Sainte, il fut transporté de joie. Dès-lors on rendit à la Mère de Dieu des hommages singuliers; toutes les aumônes furent pour elle, et J.-C. n’eut plus d’offrandes. Cette ferveur n’a jamais cessé entièrement. Il y a en France trente-trois cathédrales dédiées à la Vierge, et trois métropolitaines. Louis XIII lui consacra sa personne, sa famille, son royaume. A la naissance de Louis XIV il envoya le poids de l’enfant en or à Notre-Dame de Lorette, qu’on peut, sans impiété, croire s’être très-peu mêlée de la grossesse d’Anne d’Autriche.
Quelque chose de plus singulier que tout cela, c’est que dans le second siècle de l’église, on fit le Saint-Esprit du sexe féminin. En effet, rouats touach, qui en hébreu veut dire esprit, est féminin, et ceux qui furent de ce sentiment s’appelèrent les Eliésaïtes.
Sans donner aucun prix à cette opinion erronée, je remarquerai que les Juifs n’ont jamais eu d’idées du mystère de la Trinité. Les apôtres mêmes ont été fortement persuadés du dogme de l’unité de Dieu sans modifications; ce n’est que dans les derniers momens que J.-C. leur a révélé ce mystère. Or, quand Dieu a voulu envoyer sur la terre l’une des trois personnes de la Trinité, il pouvoit l’envoyer sans l’incarner; il pouvoit envoyer la personne du Père, ou du Saint-Esprit, comme du Fils; il pouvoit l’incarner dans un homme comme dans une fille. Le choix divin semble une sorte de préférence ou d’attention pour la femme. J.-C. a eu une mère, il n’a point eu de père. La première personne à qui il parla fut la Samaritaine; la première à laquelle il se montra après sa résurrection fut Marie-Madeleine, etc. (I). Enfin, le Sauveur a toujours eu pour les femmes une prédilection bien honorable à leur sexe.
Mais l’hommage vraiment flatteur pour lui, l’invention vraiment utile pour les sociétés, seroit que l’on trouvât les moyens les plus propres à rendre la beauté, la récompense de la vertu, à l’en animer elle-même, pour que tous les hommes fussent excités à faire le bien de leurs frères, et par les plaisirs de l’âme et par ceux des sens, pour que toutes les facultés dont l’Être suprême a doué notre espèce, concourussent à nous faire aimer les justes et bienfaisantes loix. Il n’est pas absolument impossible d’arriver un jour à ce but, si vivement désiré par le patriotisme, par la sagesse, par la raison; mais Dieu, combien nous en sommes loin encore!
LA TROPOÏDE
La dépravation des mœurs, la corruption du cœur humain, les égaremens de l’esprit de l’homme sont des textes tellement rebattus par nos rigoristes, que l’on croiroit que le siècle actuel est l’abomination de la désolation; car la langue françoise ne fournit aucune expression énergique que nos sermoneurs ne nous prodiguent. Cependant si l’on veut jeter un coup-d’œil impartial sur les siècles passés, sur ceux-là même qu’on nous offre pour modèles, je doute que l’on trouve beaucoup à regretter. Nos manières et nos mœurs, par exemple, valent bien celles du peuple de Dieu; et je ne sais ce que diroient nos déclamateurs, s’ils voyoient parmi nous une corruption aussi sale que celle qui se rapproche du beau siècle des patriarches.
Je veux que les loix de Moïse aient été sages, justes, bienfaisantes; mais ces loix assises sur le tabernacle et dont le but paroît avoir été de lier la société des Hébreux entr’eux par la société de l’homme avec Dieu, prouvent invinciblement que ce peuple élu, chéri, préféré, étoit bien plus infirme que tout autre, comme nous le montrerons dans la suite de cet article.
On ne réfléchit point assez que tout est relatif. Aucun établissement ne peut marcher selon l’esprit de son institution, s’il n’est dirigé par la loi du devoir, qui n’est autre chose que le sentiment de ce devoir. Le véritable ressort de l’autorité est dans l’opinion et dans le cœur des sujets; d’où il suit que rien ne peut suppléer aux mœurs pour le maintien du gouvernement: il n’y a que les gens de bien qui sachent administrer les loix; mais il n’y a que les honnêtes gens qui sachent véritablement leur obéir. Car outre qu’il est très-facile de les éluder, outre que ceux dont elles sont l’unique conscience sont très loin de la vertu et même de la probité, celui qui brave les remords sait braver les supplices, châtimens bien moins longs que le premier, auquel on peut d’ailleurs toujours espérer d’échapper. Mais quand l’espoir de l’impunité suffit pour encourager à enfreindre la loi, ou quand on est content pourvu qu’on l’ait éludée, l’intérêt général n’est plus celui de personne, et tous les intérêts particuliers se réunissent contre lui; les vices ont alors infiniment plus de force pour énerver les loix, que les loix pour réprimer les vices. On finit par n’obéir au législateur qu’en apparence. A cette époque, les meilleures loix sont les plus funestes, puisque si elles n’existoient pas, elles seroient une ressource que l’on auroit encore. Foible ressource cependant! Car les loix plus multipliées sont plus méprisées et de nouveaux surveillans deviennent autant de nouveaux infracteurs.
L’influence des loix est donc toujours proportionnelle à celle des mœurs; c’est une vérité connue et incontestable; mais ce mot de mœurs est bien vague et demanderoit une définition.
Les mœurs sont et doivent être très variables d’une contrée à l’autre, absolument relatives à l’esprit national et à la nature du gouvernement. Le caractère des administrateurs y influe beaucoup aussi, et c’est dans tous ces rapports qu’il faut les envisager. Si le prix de la vertu, par exemple, est celui du brigandage; si les hommes vils sont accrédités, les dignités prostituées, le pouvoir ravalé par ses dispensateurs, les honneurs déshonorés, il est certain que la contagion gagnera tous les jours, que le peuple s’écriera en gémissant: mes maux ne viennent que de ceux que je paie pour m’en garantir: et que pour s’étourdir il se précipitera dans la corruption que l’on provoquera de toutes parts pour étouffer ses murmures.
Si au contraire les dépositaires de l’autorité dédaignent l’art ténébreux de la corruption et n’attendent leurs succès que de leurs efforts, et la faveur publique que de leurs succès, les mœurs seront bonnes et suppléeront au génie du chef; car plus l’esprit public a de ressorts et moins les talens sont nécessaires. L’ambition même est mieux servie par le devoir que par l’usurpation, et le peuple, convaincu que ses chefs ne travaillent que pour son bonheur, les dispense par sa docilité de travailler à l’affermissement du pouvoir.
J’ai dit que les mœurs devoient être relatives à la nature du gouvernement; c’est donc encore sous ce point de vue qu’il faut en juger. En effet, dans une république qui ne peut subsister que par l’économie, la simplicité, la frugalité, la tolérance, l’esprit d’ordre, d’intérêt, d’avarice même, doit dominer, et l’État sera en danger, lorsque le luxe viendra polir et corrompre les mœurs.
Dans une monarchie limitée, au contraire, la liberté sera regardée comme un si grand bien, et comme un bien toujours si menacé que toute guerre, toute opération entreprise pour la soutenir, pour étendre ou défendre la gloire nationale, ne trouvera que peu de contradicteurs. Le peuple sera fier, généreux, opiniâtre; et la débauche et le luxe le plus effréné n’énerveront pas l’esprit public.
Dans une monarchie très absolue, qui seroit le plus sévère, le plus complet des despotismes, si le beau sexe n’y donnoit pas le ton; la galanterie, le goût de tous les plaisirs, de toutes les frivolités est tout naturellement et sans danger le caractère national; et les déclamations vagues sur ces imperfections morales sont vides de sens.
Ceci posé, examinons rapidement si nos mœurs et quelques-uns de nos usages comparés avec ceux de plusieurs grands peuples, doivent paroître si détestables33.
On voit au premier coup d’œil dans le lévitique à quel degré le peuple juif étoit corrompu. On sait que ce mot lévitique vient de Lévi, qui étoit le nom de la tribu séparée des autres, comme étant spécialement consacrée au culte; d’où sont venus les lévites ou prêtres, et l’habillement d’aujourd’hui qui porte ce nom, sans être un monument bien authentique de notre piété. Moïse traite dans ce livre des consécrations, des sacrifices, de l’impureté du peuple, du culte, des vœux, etc.
J’observerai en passant que la forme de la consécration chez les Hébreux étoit singulière. Moïse fit son frère Aaron grand-prêtre. Pour cet effet il égorgea un bélier, trempa son doigt dans le sang, en mit sur l’extrémité de l’oreille droite d’Aaron et sur ses pouces droits. Si l’on voyoit aujourd’hui le cardinal de Rohan consacrer dans la chapelle l’évêque de Senlis, et lui porter avec le doigt du sang tout chaud sur le bout de l’oreille34, on ne pourroit guère s’empêcher de se rappeler la gravure de l’abbé Dubois sous la régence; on le voyoit à genoux aux pieds d’une fille qui prenoit de ce sale écoulement qui affligent les femmes tous les mois, pour lui en rougir la calotte et le faire cardinal.
Tout le chapitre XV du lévitique ne roule que sur la gonorrhée à laquelle les Hébreux étoient fort sujets. La gonorrhée et la lèpre n’étoient pas leurs moins désagréables impuretés: et ils en avoient assez de réelles, sans en créer tant d’imaginaires. Par exemple, une femme étoit plus impure pour avoir mis au monde une fille plutôt qu’un garçon35. Voilà une singularité aussi peu raisonnable que bizarre.
Les Hébreux forniquoient avec les démons sous la forme des chèvres36; ces démons mal appris usoient là d’une vilaine métamorphose.
Un fils couchoit avec sa mère et prêtoit main-forte à son père37: nous ne portons pas encore à ce degré l’amour filial. Un frère voyoit sans scrupule sa sœur dans la plus profonde intimité38.
Un grand-père habitoit avec sa petite-fille39. Ce qui n’étoit pas très-anacréontique.
On couchoit avec sa tante40, avec sa bru41, avec sa belle-sœur42, ce n’étoient là que peccadilles; enfin on jouissoit de sa propre fille43.
Les hommes se polluoient devant la statue de Moloch44, puis on trouva que cette semence inanimée n’étoit pas digne de la statue; on finit par lui offrir en sacrifice l’enfant tout venu.
Les hommes se servoient de femmes entr’eux45 comme les pages du régent.
Ils usoient de toutes les bêtes46 et le beau sexe se faisoit servir par les ânes, les mulets, etc.47. Ce qui étoit d’autant plus mal-honnête que l’on paroissoit avoir formé la tribu des prêtres de manière à intéresser les femmes mal pourvues. On ne recevoit point lévites les boiteux, les bossus, les chassieux, les lépreux; ceux qui avoient le nez trop petit, tors, etc., il falloit un beau nez48.
On voit par cet échantillon ce qu’étoient les mœurs du peuple de Dieu; il est certain qu’on ne peut les comparer à nos manières. Mais il ne me paroît pas que d’après cette esquisse d’un parallèle, qu’on pourroit pousser beaucoup, plus loin, il y ait tant à se récrier sur ce qui se passe de nos jours.
Les esprits forts ne sont guère moins exagérateurs en parlant de nos coutumes superstitieuses, que les prédicateurs en invectivant contre nos vices. Nous avons le triste avantage de n’avoir été surpassés par aucune nation dans les fureurs du fanatisme; mais les délires de la superstition ont été portés plus loin dans d’autres religions.
On ne voit pas chez nous de contemplatifs, qui sur une natte attendent en l’air que la lumière céleste vienne investir leur ame. On ne voit point d’énergumenes prosternés qui frappent du front contre terre pour en faire sortir l’abondance; de pénitens immobiles et muets comme la statue devant laquelle ils s’humilient. On n’y voit point étaler ce que la pudeur cache, sous le prétexte que Dieu ne rougit pas de sa ressemblance; ou se voiler jusqu’au visage, comme si l’ouvrier avait horreur de son ouvrage; nous ne tournons point le dos au midi à cause du vent du démon; nous n’étendons pas les bras à l’orient pour y découvrir la face rayonnante de la divinité; nous n’appercevons pas, du moins en public, de jeunes filles en pleurs meurtrir leurs attraits innocens, pour appaiser la concupiscence, par des moyens qui le plus souvent la provoquent; d’autres étalant leurs plus secrets appas attendre et solliciter dans la posture la plus voluptueuse les approches de la divinité; de jeunes hommes pour amortir leurs sens s’attacher aux parties naturelles un anneau proportionné à leurs forces; quelques-uns arrêter la tentation par l’opération d’Origène, et suspendre à l’autel les dépouilles de cet horrible sacrifice... Nous sommes assurément bien éloignés de tous ces écarts.
Que diroient nos déclamateurs, si des bois sacrés plantés auprès de nos églises comme autour de leurs temples, étoient le théatre de toutes les débauches? si l’on obligeoit nos femmes à se prostituer, au moins une fois, en l’honneur de la divinité? Et l’on peut juger si la dévotion naturelle au beau sexe lui permettoit, au tems ou c’étoit la coutume, de s’en tenir là.
S. Augustin rapporte, dans sa Cité de Dieu49, que l’on voyait au Capitole des femmes qui se destinoient aux plaisirs de la divinité dont elles devenoient communément enceintes; il se peut que chez nous aussi plus d’un prêtre desserve plus d’un autel; mais du moins il ne se déguise pas en dieu. L’illustre père de l’église que je viens de citer ajoute dans le même ouvrages plusieurs détails qui prouvent, que si la religion couvre chez les modernes bien des séductions, le culte des anciens n’étoit pas du moins aussi décent que le nôtre. En Italie, dit-il, et surtout à Lavinium, dans les fêtes de Bacchus, on portoit en procession des membres virils sur lesquels la matrone la plus respectable mettoit une couronne. Les fêtes d’Isis étoient tout aussi décentes.
S. Augustin donne au même endroit une longue énumération des divinités qui présidoient au mariage. Quand la fille avoit engagé sa foi, les matrones la conduisoient au dieu Priape (I) dont on connoît les propriété surnaturelles: on faisoit asseoir la jeune mariée sur le membre énorme du dieu: là on ôtoit sa ceinture et l’on invoquoit la déesse Virginiensis. Le dieu Subigus soumettoit la fille aux transports du mari. La déesse Préma la contenoit sous lui pour empêcher qu’elle ne remuât trop. (On voit que tout étoit prévu, et que les filles romaines étoient bien disposées.) Enfin venoit la déesse Pertunda, ce qui revient à Perforatrice, dont l’emploi, dit S. Augustin, étoit d’ouvrir à l’homme le sentier de la volupté. Heureusement cette fonction étoit donnée à une divinité femelle; car, comme le remarque très judicieusement l’évêque d’Hippone, le mari n’auroit pas souffert volontiers qu’un dieu lui rendît ce service, et qu’il lui donnât du secours dans un endroit où trop souvent il n’en a pas besoin.
Encore une fois, nos coutumes sont-elles moins décentes que celles-là? Et pourquoi exagérer nos torts et nos foiblesses? Pourquoi porter la terreur dans l’âme des jeunes filles, et la méfiance dans celle des maris? Ne vaut-il pas mieux tout adoucir, tout concilier? Ces bons casuistes sont plus accommodans que cela! Lisez entre tant d’autres le jésuite Filliutius, qui a discuté avec une extrême sagacité jusqu’à quel degré peuvent se porter les attouchements voluptueux, sans devenir criminels. Il décide, par exemple, qu’un mari a beaucoup moins à se plaindre, lorsque sa femme s’abandonne à un étranger d’une manière contraire à la nature, que quand elle commet simplement avec lui un adultère et fait le péché comme Dieu le commande; parce que, dit Filliutius, de la premiere façon on ne touche pas au vase légitime, sur lequel seul l’époux a des droits exclusifs... O qu’un esprit de paix est un précieux don du ciel!
LE THALABA
Un des plus beaux monumens de la sagesse des anciens, est leur gymnastique (I). C’est par-là sur-tout qu’ils paraissent avoir été plus curieux de prévenir que de punir. Grande science en politique! Les ennemis, disoient les Athéniens, sont faits pour punir les crimes, les citoyens, pour maintenir les mœurs. De là l’attention prévoyante et salutaire sur l’éducation de la jeunesse. La premiere explosion des passions et leur fougue donnent à cet âge impétueux les plus fortes secousses; il lui faut une éducation mâle, mais dont l’âpreté soit adoucie par de certains plaisirs, analogues au grand objet de former des hommes. Or, il n’y a que les exercices du corps, où se trouve cet heureux mélange de travail et d’agrément, dont la partie constante occupe, amuse, fortifie le corps et par conséquent l’âme.
Dans les pays où les fortunes sont très-inégales, les dernières classes de la société sont toujours assez stimulées par le besoin, pour ne pas redouter l’engourdissement de l’oisiveté et la mollesse qui en est la suite. Mais les riches en sont presqu’inévitablement la proie, si une institution universelle et publique ne les soumet pas à une éducation active, qui soit un foyer continuel d’émulation, et une digue contre ce qui, dans les richesses, et leurs jouissance, et leurs abus, tend sans cesse à énerver. Les sentimens énergiques et généreux germent rarement dans des corps affoiblis, et l’âme d’un Spartiate seroit bien mal logée dans le corps d’un Sybarite. Aussi tous les peuples féconds en héros ont été ceux dont l’éducation martiale, les institutions fortes, la gymnastique perfectionnée et dirigée selon les vues politiques du gouvernement, aiguisoient l’émulation et la vigueur.
Ces institutions précieuses sont presqu’oubliées aujourd’hui. A Paris, par exemple, il y a bien quarante mille filles enregistrées à la police pour éduquer la jeunesse; mais il n’y a pas dans cette immense capitale une seule bonne académie où l’on puisse apprendre à monter à cheval; aucun exercice, si ce n’est l’escrime, la danse et la paume, n’y sont pratiqués, et nous avons su rendre ceux-là assez nuisibles. Il suit de là et de bien d’autres causes, que je ne prétends point énumérer, que nos passions, ou plutôt nos désirs et nos goûts (car nous n’avons guère de passions) l’emportent, et de beaucoup, sur toute vertu morale.
Parmi ces désirs, le plus violent sans doute est celui qui porte un sexe vers l’autre. Cet appétit nous est commun avec tout ce qui est créé, animé ou non animé. La nature a veillé en mère tendre et prévoyante, à la conservation de tout ce qui existe. Mais il est arrivé parmi les hommes, ces êtres par excellence, qui le plus souvent ne paroissent doués d’intelligence que pour en abuser, ce qu’on n’a jamais remarqué parmi les autres animaux: c’est de tromper la nature en jouissant du plaisir attaché à la propagation de l’espèce, et en négligeant le but de cet attrait: ainsi nous avons séparé la fin des moyens; et l’impulsion de la nature prolongée par les efforts de notre imagination, nous a pressés, sans égard pour les temps, les lieux, les circonstances, les usages, le culte, les coutumes, les lois, toutes les entraves enfin que l’homme s’est données; elle n’a pas consulté davantage le costume des états et des âges, car les vieillards deviennent continens, mais rarement chastes.
Cette maniere d’éluder les fins de la nature a eu différens principes; la superstition qui, de son masque hideux, a couvert presque tous nos vices et nos folies; diverses causes morales; la philosophie même.
Des hérétiques en Afrique s’abstenoient de leurs femmes et leur pratique distinctive étoit de n’avoir aucun commerce avec elles. Ils se fondoient, 1o sur ce qu’Abel étoit mort vierge, et prirent le nom d’Abéliens, 2o sur ce que S. Paul prêchoit qu’il falloit être avec sa femme comme si l’on n’en avoit point50. Aucun délire superstitieux ne sauroit étonner; mais l’abus de la philosophie à cet égard est bien singulier, c’est l’ouvrage des cyniques.
Il est bizarre que des hommes instruits et d’une raison exercée, ayant voulu transporter dans la société les mœurs de l’état de nature, qu’ils n’aient point apperçu, ou qu’ils se soient peu souciés du ridicule qu’il y avoit à affecter parmi des hommes corrompus et délicats, la rusticité des siècles de l’animalité. Des femmes même séduites par une philosophie si grotesque, ou plutôt par l’amour qu’inspiroient les auteurs de cette doctrine51 lui sacrifierent cette honte, cette pudeur mille fois plus enracinée dans le cœur des femmes que la chasteté même.
Tant qu’il ne s’agissoit que du devoir conjugal, les cyniques avoient du moins quelques sophismes à alléguer. Mais quand Diogène, qui déraisonnoit avec beaucoup de raison, transporta cette morale au fond de son tonneau, quels purent être ses sophismes? L’orgueil de braver les préjugés et l’espèce de gloire que l’homme esclave en tout et toujours ami de l’indépendance, y attache, furent apparemment les vrais motifs. L’ombre du secret, de la honte, des ténèbres lui auroit attiré des dénominations injurieuses, des persécutions; son impudence l’en garantit. Comment imaginer qu’un homme pense qu’il y ait du mal à faire et à dire ce qu’il fait et dit au grand jour? Comment poursuivre un homme qui vous dit froidement: «C’est un besoin très impérieux; je suis heureux de trouver en moi-même ce qui porte les autres hommes à faire mille dépenses et mille crimes. Si tout le monde m’eût ressemblé, Troie n’aurait pas été prise, ni Priam égorgé sur l’autel de Jupiter.» Ces raisons et beaucoup d’autres paroissent avoir séduit quelques-uns de ses contemporains. Galien cherche plus à le justifier qu’à le condamner. Il est vrai que la mythologie avoit en quelque sorte consacré l’onanisme. On racontoit que Mercure ayant eu pitié de son fils Pan, qui couroit nuit et jour par les montagnes, éperdu d’amour pour une maîtresse52 dont il ne pouvoit jouir, lui enseigna cet insipide soulagement que Pan apprit ensuite aux bergers.
Ce qui est plus singulier que l’indulgence de Galien, c’est celle de la fameuse Laïs qui prodiguoit à Diogène, à ce Diogène souillé par tant de jouissances solitaires, les faveurs que toute la Grèce auroit payées au poids de l’or et qui trompa pour lui l’aimable et sage Aristippe. Peut-être s’il lui fût arrivé la même aventure qu’à cette fille qui, ayant trop long-temps fait attendre le cynique, trouva qu’il s’étoit passé d’elle et n’en avoit plus besoin, peut-être Laïs se seroit-elle montrée plus sévere contre l’onanisme?
On sait d’où vient ce mot onanisme: Onan dans l’Écriture sainte répandoit sa semence sur la terre53; mais ses raisons pouvoient être préférables à celles de Diogène. Juda eut de Sué trois fils: Her, Onan et Séla. Il voulut postérité; il s’y prit singulièrement, mais il en vint à bout. Il fit épouser son fils aîné Her à Thamar; Her étant mort sans enfants, Juda voulut qu’Onan couchât avec sa belle-sœur, à condition que ses enfants s’appelleroient Her du nom de l’aîné. Onan refusa, et pour éluder les fins de la nature, chaque fois qu’il couchoit avec Thamar, il commençoit par répandre de côté sa libation. Il mourut. Juda fit épouser à Thamar son troisième fils Séla, qui mourut encore sans enfans. Juda s’obstina et se chargea de la besogne dont il paroît avoir été très-digne, car il engrossa sa fille, de manière qu’elle conçut deux jumeaux. Le premier présenta sa main sur laquelle la sage-femme noua un ruban d’écarlate, comme devant être l’aîné, mais ce petit bras se retira et l’autre enfant parut le premier; d’où il fut appelé Pharès54.
Les pères voient la figure de Noé dans Pharès; Noé, représentation de J.-C. qui a paru comme le petit bras, et dont le corps ne devoit naître que pour la nouvelle loi. Mais ce que les pères voient de plus clair à tout cela, c’est que par l’aventure de la semence qu’Onan déposoit de côté, J.-C. se trouve né de Ruth étrangère, Rahab courtisane, Bethsabée adultere et Thamar incestueuse du pere à la fille55. Mais revenons.
On voit que l’onanisme est, sinon consacré, du moins étayé par de grands et antiques exemples.
Les causes morales qui le provoquent le plus communément, sont ou la crainte de donner la vie à des êtres, qui par des circonstances particulières seroient malheureux, ou celle des contacts vénéneux; car on croit, sans que cela soit bien prouvé, que le virus ne fait aucune impression sur les parties du corps qui sont revêtues de la peau toute entiere; mais seulement sur celles qui en sont dépourvues.
Ces circonstances et beaucoup d’autres poussant à ne céder à ce sentiment si vif, qui porte l’homme à la propagation de lui-même, qu’en négligeant le but de la nature, les moyens de la tromper sont devenus passion chez quelques-uns, besoin chez beaucoup d’autres. Le sommeil provoque aux célibataires les songes les plus voluptueux; l’imagination aiguisée et flattée par ces illusions décevantes, qui conduisent à une réalité mutilée, mais aussi dépourvue des inconvéniens qui rendent souvent si dangereux un bonheur plus complet, a embrassé avec ardeur cette manière de donner le change à ses désirs. Les deux sexes rompant en quelque sorte les liens de la société, ont imité ces plaisirs auxquels ils se refusoient à regret et les remplaçant par leurs propres efforts, ils ont appris à se suffire. Ces plaisirs isolés et forcés sont devenus une passion violente par la commodité de l’assouvir, qui a tourné à son profit la force de l’habitude, si puissante sur l’humanité. Alors ils sont devenus très-dangereux, tant qu’ils n’ont été déterminés que par le besoin, quand une imagination plus voluptueuse que bouillante les a produits. Aucun accident n’en a été la suite; il n’y a point eu de mal physique à ce penchant et la morale en certains cas auroit pu lui montrer quelque indulgence56. Les anciens juges, peut-être peu scrupuleux, mais juges philosophes, pensoient que lorsqu’on le contenoit dans ces bornes, on ne violoit pas la continence. Galien soutient, comme on a vu, que Diogène qui recouroit publiquement à ce secours, étoit fort chaste; il n’usoit de cette pratique, dit-il, que pour éviter les inconvéniens de la semence retenue.
Mais il est bien rare que dans ce qu’on accorde aux sens on garde un juste milieu. Plus on se livre à ses désirs, plus on les aiguise; plus on leur obéit, plus on les irrite. Alors l’ame enivrée de molesse et continuellement absorbée dans des idées voluptueuses, détermine sans cesse les esprits animaux à se porter au siège de la jouissance. Les parties qui produisent le plaisir deviennent plus mobiles par les attouchemens répétés, plus dociles aux écarts de l’imagination; les érections deviennent continuelles, les pollutions fréquentes et la disperdition de la vie excessive.
Il arrive trop souvent que la passion dégénere en fureur. Les objets qui lui sont analogues et l’alimentent se présentent sans cesse à l’esprit; or, on ne peut croire à quel point cette attention à un seul objet énerve, affoiblit. D’ailleurs cette situation des parties de la génération entraîne, même sans pollution, une très-grande dissipation des esprits animaux. Les érections sont trop rapprochées, lors même qu’elles ne sont pas suivies de l’évacuation de la semence, épuisent prodigieusement. Il y a en ce genre des exemples frappans et incontestables. Il faut encore observer que l’attitude des onanistes ne contribue pas peu à l’affoiblissement qui résulte de leurs opérations solitaires et à l’irritabilité des organes. La nature ne peut jamais perdre ses droits, ni laisser outrager impunément ses loix. Des jouissances partagées, même excessives, seront plutôt supportées par elle, qu’un stratagême stérile par lequel on s’efforce de la contraindre. La satisfaction de l’esprit et du cœur aide une prompte réparation des pertes que les délires de l’imagination occasionnent et ne peuvent jamais remplacer.
Mais la morale est toujours foible contre la passion. Quand ce goût bizarre a été connu, on s’est beaucoup plus occupé à perfectionner ce qui pouvoit le satisfaire, qu’à réfléchir sur ce qui pourroit le réprimer; et l’on a senti que les deux sexes s’aidant mutuellement, devoient rapprocher davantage la jouissance isolée, des charmes d’une jouissance mutuelle.
Cet art singulier fut cultivé de tout tems et l’est encore dans la Grèce. Il y est d’usage de s’assembler après les repas. On se couche en rond sur un grand tapis; tous les pieds sont dirigés vers le centre, où dans la maison froide on établit un trépied qui porte un brasier. Un second tapis vous recouvre jusqu’aux épaules: là les jeunes Grecques trouvent le moyen de se déchausser sans qu’on s’en aperçoive et rendent aux hommes, avec leurs pieds, un service dont beaucoup de femmes s’aquittent très-gauchement avec leurs mains.
En effet, ce talent n’est pas donné à toutes. Quelques-unes en ont fait à Paris une étude particulière, après une expérience consommée et une multitude d’essais. Aussi les jeunes filles qui ont la noble émulation de prétendre à une réputation en ce genre, ont grand soin d’aller prendre des leçons; mais toutes n’y réussissent pas. Il est certain qu’il s’offre ici des difficultés de plus d’un genre.
Il ne s’agit pas d’un sentiment que l’être de la fille transmette; elle ne fait que le provoquer. Ce n’est pas une sensation qu’elle communique par l’impulsion de son corps; c’est une sensation que l’homme doit goûter en lui-même par l’imagination de cette fille, et qui ne devient exquise qu’autant qu’elle peut par son art prolonger la jouissance. Ce plaisir s’éteint avec l’acte parce que l’homme jouit seul. Les délices du plaisir de la nature, au contraire, précedent et suivent l’union intime des amans. La fille qui préside à la jouissance partielle, ne doit donc s’occuper qu’à amener, exciter, entretenir une situation qui lui est étrangère, puis à la suspendre, à en retarder l’effet loin de l’accélérer, bien moins encore de le provoquer. Toutes ces caresses doivent être modifiées avec des nuances infiniment délicates; la complaisante prêtresse ne peut pas s’abandonner à ces transports bouillans qu’elle se permettroit si elle étoit unie au sacrificateur.
On sent bien que ce procédé ne sauroit avoir lieu vis-à-vis de ces jeunes gens fougueux que leur impétuosité entraîne, et qui ne recherchent dans ces sortes de jouissances que la convulsion du plaisir; il ne peut servir qu’à ceux en qui, dans un âge mûr, le grand feu du tempéramment se trouve amorti et l’imagination plus exercée: ils veulent jouir du plaisir avec toutes les sensations et les nuances qu’offre ce genre de volupté.
Il y a parmi les hommes, tout aussi bien que chez les femmes, une très grande variété de tempérament; quelques-uns sont d’une lasciveté que l’on ne sauroit exprimer. Ceux qui avec du tempérament savent se contenir et ont le gland recouvert, conservent une salacité digne des anciens satyres: la raison en est simple: le gland qui forme le siège de la volupté, s’entretient dans un état de sensibilité exquise, par le séjour continuel de la liqueur lymphatique qui le lubrifie, au lieu qu’il devient dur et calleux avec l’âge chez ceux qui l’ont découvert, qu’on a circoncis ou qui ont naturellement le prépuce plus court; car chez eux cette liqueur préparatoire qui s’échappe existe en pure perte.
Or une fille instruite dans l’art du Thalaba, ne se conduira pas avec un homme de cette classe comme avec un autre. Figurez-vous les deux acteurs nus dans une alcove entourée de glaces et sur un lit à pente suivie; la fille adepte évite d’abord avec le plus grand soin de toucher les parties de la génération: ses approches sont lentes, ses embrassements doux, les baisers plus tendres que lascifs, les coups de langue mesurés, le regard voluptueux, les enlacements de ses membres pleins de grace et de molesse; elle excite des doigts un léger prurit sur les bouts des tetons; bientôt elle aperçoit que l’œil devient humide; elle sent que l’érection est par-tout établie; alors elle porte légèrement le pouce sur l’extrémité du gland qu’elle trouve baigné de sa liqueur lymphatique; de cette extrémité le pouce descend doucement sur la racine, revient, redescend, fait le tour de la couronne; elle suspend ensuite, si elle s’aperçoit que les sensations augmentent avec trop de rapidité; elle n’emploie alors que des titillations générales; et ce n’est qu’après les attouchements simultanés et immédiats de la main, puis des deux, et les approches de tout son corps, que l’érection devenant trop violente, elle juge l’instant dans lequel il faut laisser agir la nature ou l’aider, ou la provoquer pour arriver au but: parce que le spasme qui s’établit dans l’homme devient si vif et l’appétit sensitif si violent, qu’il tomberoit en syncope si l’on n’y mettoit fin.
Mais pour atteindre à ce genre de perfection, à ce ton de jouissance, il faut que cette fille s’oublie pour étudier, suivre et saisir toutes les nuances de volupté que l’ame du Thalaba parcourt, pour user des raffinemens successifs qu’exigent ces accroissemens de jouissance qu’elle a fait naître. On ne parvient ordinairement à quelque degré de perfection dans cet art, que par un tact fin, par un toucher précis, qui dans ces occasions sont les seuls et véritables juges... Mais qui le fera du résultat de cette œuvre de volupté...? Sera-ce Martial, le licentieux Martial?... Je l’entends s’écrier: