L'oeuvre du comte de Mirabeau
Je dirai que ce dieu présidait à toutes les débauches du paganisme. Ses Phallalogies, ou ses fêtes, se célébraient particulièrement à Lampsaque. Les Égyptiens, selon certain auteur, le nommaient Horus et le représentaient «jeune, ailé, avec un disque sous le pied, tenant un sceptre dans la main droite, et de la gauche soulevant son membre viril, qui égalait en grosseur tout le reste de son corps.» Festus rapporte que les Romains lui élevèrent un temple sous le nom de Mutinus, «où il était assis avec le membre en érection, sur lequel les jeunes épouses venaient s’asseoir avant de passer dans les bras de leurs maris, afin que ce Dieu eût les prémices de leur virginité. C’est pour cela que lui était dédiée la première nuit des noces, que présidaient, sous ses ordres, les dieux Subigus, Jugatinus, Domitius et Mutius (Jugatinus, qui unissait l’homme et la femme par le mariage. August., De Civ., IV, c. 8.—Domitius, qui protégeait la mariée dans la maison du mari. Aug., VI, c. 9.—Mutinus, dont la coutume religieuse était de faire asseoir la jeune mariée sur un fascinum, de dimension énorme et monstrueuse. Aug., IV, c. 11), et les déesses Virginiensis, Prenia, Pertunda, Manturna, Cinxia, Matuta, Mena, Volupia, Strenua, Stimula, etc. (Manturna, dont l’office était de faire en sorte que la femme restât avec le mari. Aug., IV, c. 9.—Cinxia, qui devait ôter la ceinture à la mariée. Arnob., lib. III, p. 118.—Matuta, qui présidait aux caresses du réveil. Plut., in Camillo.—Mena, qui présidait aux menstrues des femmes. Aug., c. 11.—Volupia, qui présidait à la volupté. Arnob., lib. IV, p. 131.—Strenua, qui excitait au coït. Aug., IV, c. 11.—Stimula, qui faisait agir avec vivacité. Aug., IV, c. 11.—Viripiaca, qui présidait au raccommodement. Val. max., lib. II, c. 1, n. 6.—Prosa, qui présidait aux accouchements. Aul. Gell., lib. XVI, c. 17.—Egeria, qui présidait à la délivrance. Voyez Festus.) Toutes divinités officieuses qu’on invoquait dans l’acte du coït, et qui avaient dans la cérémonie de l’hymen chacune un emploi particulier.
La jeune mariée, au sortir de la couche nuptiale, allait offrir à Priape autant de branches de saule qu’elle avait essuyé d’assauts amoureux:
Ce dieu fut aussi surnommé Phallus, Ityphallus, Triphallus et Fascinus (Plutarque, dans ses Commentaires, περι τῆς φιλοπλουτίας, ou Passion des Richesses, et dans son livre sur Isis et Osiris; Columelle, dans son Traité de l’Agriculture, Pompéjus et Hérodote, liv. 2, en donne une ample description), symboles de la fécondité, que l’on voyait en tous lieux, sur les dieux Termes, dans les jardins, dans les gynécées des dames romaines, où, pour tribut de reconnaissance, elles appendaient à sa chapelle des tableaux votifs, et posaient publiquement des couronnes de fleurs sur son membre en érection.
Ces dames portaient des phallus à leur cou, et en suspendaient à celui de leurs enfants. Ces bijoux précieux étaient ordinairement d’or, d’ivoire, de verre ou de bois; quelquefois elles en faisaient en étoffe de laine ou de soie pour amuser leur... libertinage et charger leur vaisseau (ad suam onerandam navem), comme le dit si plaisamment Pétrone.
Quoique nos mœurs n’admettent pas d’honorer publiquement ce dieu, nous ne cessons cependant de lui dresser des autels en particulier: ce sont les boudoirs de nos petites maîtresses qui remplacent maintenant ces édicules.
Au reste, saint Jérôme croit que ce dieu était le même que le dieu des Moabites et des Madianites, qu’ils invoquaient sous le nom de Peor, Beelphegar ou Phegor. Mais toujours est-il que Priape était connu et même adoré des Juifs, puisqu’il est rapporté dans la Bible que «dans la vingtième année du règne de Jéroboam, roi d’Israël, Asa, roi de Yuda, chassa de son territoire tous les efféminés et purifia son royaume de toutes les souillures de l’idolâtrie que ses pères avaient établies. De plus, il défendit à sa mère Mahacham d’être désormais la prêtresse des sacrifices de Priape, dans le bois qui lui était consacré; puis il renversa sa statue et brûla cette image infâme dans le torrent de Cédron.» (Rois, chap. XV, v. 9 à 13.—Paralipomènes, liv. II, ch. XV, v. 16.) Le texte hébreu porte miphletzet, que les interprètes traduisent indifféremment par caverne, assemblée, idole, mots qui dans ce passage de la Bible expriment la même idée; car il est avéré que Mahacham, avec la confrérie qu’elle avait formée et dont elle était le chef, célébrait dans les bois ou lieux obscurs les sacrifices de Priape, qu’accompagnaient les crimes les plus honteux et les plus infâmes prostitutions.
SUR LE THALABA
Mot hébreu que l’on comprendra aisément quand on aura lu l’histoire des Jésuites, l’Onanisme de Tissot et la Nymphomanie de M. de Bienville.
I.—«Un des plus beaux monuments de la sagesse des anciens est leur gymnastique.»
L’homme par sa nature, destiné au travail, a souvent besoin de se reposer de ses fatigues. C’est dans ces intervalles de repos momentané qu’il aime à se livrer volontiers aux plaisirs du jeu qui récréent son esprit, en même temps qu’ils lui préparent de nouvelles forces pour reprendre ses travaux accoutumés. Mais si je parle de jeu, je n’entends nullement vanter ici ces dangereuses maisons qui engloutissent la santé, l’honneur et la fortune des gens crédules qui entretiennent avec elles de funestes rapports, que repousse la morale publique et qu’une politique bien entendue eût depuis longtemps supprimées, si, pour les maintenir, l’avidité du fisc n’usait de tout le pouvoir dont il est revêtu.
Je ne signale donc les dangers de cette vile passion qui dégrade l’homme en le portant à tous les excès, que pour relever davantage ces jeux et ces exercices si utiles que les anciens avaient rangés parmi leurs cérémonies religieuses, dans le but de développer les forces et l’agilité du corps, et de disposer la jeunesse par une santé robuste, toujours si influente sur ses actions, à devenir d’utiles citoyens.
Les théâtres consacrés à ces nobles gymnastiques (du grec γυμναστικὸς, lieu où les Grecs s’exerçaient à certains jeux; formé de γυμνος nu, parce qu’ils étaient nus ou presque nus pour s’y livrer plus librement), étaient des lieux spacieux, où les anciens s’assemblaient pour y disputer le prix de la lutte, du disque, du palet, de la course, du saut ou du pugilat.
Leurs jeux les plus célèbres étaient au nombre de quatre, qu’ils désignaient sous le nom de combat ἀγων, ainsi que le confirme ce vers d’Homère:
Les Olympiques se célébraient au bout de quatre ans révolus, en l’honneur de Jupiter, à Pise, non loin d’Olympie, ville d’Élide, dans le Péloponèse. Ils duraient cinq jours et commençaient par un sacrifice solennel.
Les Pythiques avaient lieu à Delphes, en l’honneur d’Apollon, pour perpétuer sa victoire sur le serpent Python.
Les Isthmiques, institués par Sisyphe, roi de Corinthe, en l’honneur de Neptune, se solennisaient tous les trois ans dans l’isthme de Corinthe, près du temple de ce dieu.
Et les cérémonies des Néméens se consacraient à la même époque à Argos, en mémoire d’Archemor, fils de Lycurgue, roi de Némie, qui mourut de la morsure d’un serpent.
Célébrés avec éclat et magnificence, sous les yeux des rois, des magistrats et d’une foule immense de spectateurs que le désir de la gloire y attirait de toutes parts, ces jeux enflammaient l’émulation en élevant l’âme aux grandes actions, et enfantaient des citoyens dévoués à la patrie.
Le vainqueur était couronné de branches de pin, de laurier, de feuilles d’olivier sauvage ou de roses, aux yeux de tous les assistants et au bruit de leurs acclamations. Honoré dans sa patrie pour le reste de ses jours, son nom et sa victoire étaient chantés par les plus grands poètes. On lui érigeait des statues, et on poussa même les éloges du vainqueur jusqu’à l’élever au rang des dieux.
C’est par ces nobles institutions que la Grèce remplit le monde de l’éclat de sa gloire et qu’elle parvint à transmettre son nom à l’immortalité.
SUR L’ANANDRINE
Formé ανανδρύνομαι, devenir lâche, diminuer, composé de l’α privatif et de l’ν euphonique: efféminéité.
I.—«Sapho... peut être regardée comme la plus illustre des tribades.»
Cette célèbre, mais trop infortunée Sapho, qui vécut du temps de Stésichore et d’Alcée, environ 600 ans avant l’ère chrétienne, se distingua non seulement par ses habitudes lesbiennes de κλειτοριάζειν. (Voyez la Linguanmanie.) C’est cette erreur lascive qui justifie la résection du clitoris dans les pays méridionaux, où les femmes, par le prolongement quelquefois prodigieux de cette portion externe des nymphes, ont propagé cette nouvelle manière d’aimer de Sapho. (Voyez l’Akropodie, que Sénèque et saint Augustin lui reprochent avec tant de véhémence, mais encore par son beau talent poétique, qui la fit surnommer la dixième Muse. Elle inventa deux sortes de rythmes, le saphique et l’éolique, et dans la faible partie de ses œuvres que l’ignorance et la barbarie ont laissé parvenir jusqu’à nous, son âme respire tout entière dans les vers brûlants d’amour, qu’elle soupirait pour le volage Phaon.
L’ardeur, ou plutôt le feu de son tempérament, dit Virey, la fit accuser d’un vice... qui la rendit presque un homme: Mascula Sapho. Inspirée par l’amour et les dédains de Phaon, elle put transmettre à la postérité la peinture de ses ardeurs ou plutôt les transports de son érotomanie; elle les eût moins vivement représentés s’ils eussent été assouvis. Tout prouve donc que le génie ne s’allume que par la chaleur amoureuse, et celle-ci ne brille que dans les caractères virils, même chez les femmes de lettres les plus célèbres. (Virey, Effets de l’Amour sur l’esprit.)
Voici la traduction, par Boileau, d’une des odes que Sapho adressa à une Lesbienne, et qui fera juger de son beau génie:
SUR L’AKROPODIE
Du grec ακρος, extrémité, et πόδια, chaussure, et par extension, retranchement du prépuce.
SUR LE KADESCH
Du grec καθεσις, introduction d’un instrument chirurgical, mutilation.
I.—«En Italie, cette atrocité n’a pour objet que le perfectionnement d’un vain talent.»
La dissolution des mœurs, la défiance et le despotisme des Orientaux ont inventé la mutilation que la polygamie a perpétuée. C’est à Spada, village de Perse, que l’on commença à dépouiller les hommes des organes essentiels de la virilité. De là, sans doute, l’origine du mot latin spado, qui signifie eunuque, castrat.
La plupart des peuples de l’antiquité ont pratiqué cet usage barbare. Sémiramis, si fameuse par son ambition, son courage et ses débauches, ordonna, au rapport d’Ammianus (Lib. IV, refert Semiramidem primam omnium mares castrasse), de châtrer les hommes faiblement constitués, pour leur ôter les moyens de propager des races débiles, et le législateur de Sparte, imitant cette cruelle politique, la consacrait par des lois. L’histoire nous a transmis le souvenir du fanatisme déplorable qui poussaient les prêtres de Cybèle (Lucian, De Dea Syria) et les Valésiens à altérer leur existence par la castration. Elle fait également mention d’Origène, qui, pour se détacher entièrement des choses de la terre et ne s’occuper que des choses célestes, mais interprétant trop rigoureusement le passage de saint Mathieu: «Il en est qui se sont châtrés pour acquérir le royaume des cieux (Cap. XIX, v. 12)», se soumit lui-même à la mutilation «et outrepassa le but, dit Virey, en retranchant la source de la force et le mérite de la résistance contre les tribulations de ce monde».
Les motifs d’une excessive jalousie qu’ils portaient de leurs femmes, sans cesse exposées dans ces climats brûlants à devenir avec facilité la conquête de tous les hommes, ont pu seuls inspirer aux peuples de l’Orient l’affreuse idée de mutiler un sexe pour le commettre à la garde de l’autre. Et c’est particulièrement à ces raisons qu’il faut attribuer l’origine des eunuques (Du grec ευνη, lit, et εχω, je garde) et des sérails, où ces êtres dégradés sont investis de la surveillance des femmes destinées à leurs plaisirs, emploi qui a beaucoup d’analogie avec celui des duègnes, en Espagne, chargées de veiller sur la conduite des dames confiées à leurs soins.
C’est dans la plus tendre enfance et jusqu’à l’âge viril que cette cruelle exécution s’exécute, au moyen de ligatures imbibées d’une liqueur caustique ou d’un cordon de soie que l’on serre autour de la verge et du scrotum; peu de jours suffisent à l’entier rétablissement de ces infortunés. Privés ainsi de tous les caractères de leur sexe, et n’inspirant plus de crainte par leur impuissance complète, ils sont reconnus capables de l’emploi d’eunuques, et dès lors ils ont le droit d’approcher des femmes renfermées dans les harems. Sans aucune sensibilité quelconque, pâles et d’une démarche traînante, imberbes et le corps flétri, bien que jeunes encore, ils portent sur un visage profondément sillonné de rides tous les signes d’une vieillesse prématurée; et l’on pourrait dire d’eux ce que saint Chrysostome disait de l’eunuque Eutrope: «Quand son fard est ôté, son visage paraît plus laid et plus ridé que celui d’une vieille femme.»
Une fois revêtus de cet emploi, souples et sûrs ministres des plaisirs capricieux de leurs maîtres, de méprisables valets qu’ils étaient, ils parviennent quelquefois, en rampant adroitement, jusqu’à la plus haute faveur. Quelques eunuques, au sommet de la puissance, ont exécuté de grandes choses; mais comme la mutilation influe beaucoup sur le moral, leurs vices ont toujours dominé, et ils se sont souvent vengés sur le genre humain de la condition avilissante où ils étaient condamnés; c’est dans leur sein que l’on a vu s’amonceler des orages qui ont renversé des Etats.
Une sorte d’eunuques, non moins fameux par leurs infâmes débauches que par leur dégradation, auxquels les Romains, du temps de l’Empire, extirpaient les testicules, sont de ces misérables qui faisaient le plus indigne abus de la verge qu’on leur avait conservée. Les dames romaines en raffolaient, et Juvénal en donne la raison lorsqu’il dit (Liv. II, sat. 6, v. 305 à 379):
(Il en est qui trouvent les baisers de l’eunuque efféminé d’autant plus délicieux qu’elles n’appréhendent point une barbe importune, et n’ont pas besoin de se faire avorter. Mais afin que la volupté n’y perde rien, elles ne les livrent au fer qu’après que leurs organes, bien développés, se sont ombragés des signes de la puberté; alors Heliodorus les opère, au seul préjudice du barbier. L’esclave ainsi traité par sa maîtresse, est sûr, dès qu’il entre dans nos bains, de s’attirer tous les regards; et même il pourrait hardiment défier le dieu des jardins. Laisse-le dormir auprès de ton épouse, mais garde-toi bien de lui confier ton Bromius, malgré sa barbe naissante, et tout robuste qu’il est déjà. (Trad. de J. Dussaulx. Bibliot. Panckoucke.)
C’est pour empêcher sans doute qu’ils ne devinssent femmes eux-mêmes, et parce qu’ils conservaient quelque reste furtif de ce qui récèle l’élément de la vie, que les lois avaient accordé la faveur du mariage à ces Conculix, si différents de ceux de la Pucelle. Toutefois leurs femmes engagées dans un lien légalement inofficieux, puisqu’il était diamétralement opposé au but de la nature, jouissaient du privilège commode de se dispenser de la foi conjugale; mais quand le cœur leur en disait, elles allaient en cachette, pour tranquilliser l’esprit de leurs maris infirmes, prendre ailleurs leur supplément.
Cependant la nature, cette admirable mère, dédommagerait-elle par des affections toutes particulières ces êtres dégradés, ou bien l’illusion toute-puissante, combinée avec les douces caresses et la jouissance des charmes d’une belle femme compatissante, ne se bornerait-elle pas aux seuls plaisir des yeux et à l’écorce des sens pour consoler ces malheureux de l’état honteux de leur demi-existence!
C’est incontestablement contrarier la propagation que de permettre de tels mariages; c’est un véritable assassinat, une profanation, qui dérobe à la société la volupté productrice de la femme. Ces stériles liaisons ne devraient être approuvées par les lois d’aucun pays.
Dans le second siècle de l’Église, le concile de Nicée (Canon IV), confirmé par le second concile d’Arles, a expressément défendu ces mutilations.
Une loi de l’empereur Adrien, citée dans les Digestes Ad leg. Corn. de Sicariis (Lib. XLVIII, tit. VIII, leg. 4, § 5), punissait de mort les médecins qui faisaient des eunuques et ceux qui subissaient la castration; de plus on confisquait leurs biens.
Une ordonnance de Louis XIV, du 4 septembre 1677, condamnait à mort tous ceux qui avaient mutilé leurs membres.
L’article 316 du Code pénal prononce contre toute personne coupable de ce crime la peine des travaux forcés à perpétuité, et la peine capitale si la mort en est résultée avant l’expiration des quarante jours qui auront suivi le crime. L’article 325 ne déclare le crime de castration excusable que lorsqu’il a été immédiatement provoqué par un outrage violent à la pudeur.
Et malgré des défenses si positives et des punitions si sévèrement exprimées par des lois civiles et canoniques, nous voyons de nos jours une pareille monstruosité exister encore, et cela dans la ville par excellence, dans cette Rome, le centre de la chrétienté!!!
Voyez plutôt ces malheureux Italiens, pour qui le farniente est le premier des besoins, entraînés par la superstition ou une cupidité barbare, se livrer au fatal couteau qui doit les priver des précieux trésors de la vie, pour se donner un misérable filet de voix!...
Allez à la Chapelle Sixtine, aux deux grands jours de la Semaine Sainte, entendre ces admirables accords de voix choisies, cette sublime et céleste harmonie qui vous transporte, qui vous ravit, mais dont les sons divins cessent à l’instant de vibrer dans l’âme de tout être sensible qui les entend, et n’y laisse plus qu’une pénible impression, alors qu’on pense que ces voix si claires, si argentines, si mélodieuses, sont obtenues aux dépens de la postérité. Quel scandale odieux! il révolte la nature.
Mais la magie d’une belle voix est-elle donc si puissante et le chant possède-t-il une tout autre vertu que la simple prière? On le croirait, puisque les sons de la musique délicieuse qui, dans la Chapelle Sixtine, enchantent l’oreille de mille amateurs, après avoir cessé, continuent à vibrer encore dans leurs âmes, tandis que les prières et les plaintes que profère le prophète en récitant le sublime Miserere, ne les touchent nullement. Et voilà pourquoi sans doute, pour apaiser la Divinité, on chante toujours à l’Église et à l’Opéra.
SUR LE BÉHÉMAH
Mot hébreu qui signifie jumenta, quadrupedia et, par extension, bestialité.
I.—«Faunes suffoquants, FAUNI FICARII.»
Saint Jérôme, dans son commentaire sur Jérémie, ch. 50, v. 39, donne aux faunes l’épithète de ficarii, qui avaient des figues. Il faut conjecturer que, par ce mot, ce Père de l’Église a voulu dépeindre la laideur de ces faunes, dont le visage était couvert de pustules et de boutons; ce qui n’est pas sans apparence de vérité, car ficus, figue, figurément pris, désigne une tumeur, une sorte d’ulcère qui ressemble à ce fruit.
Mais, n’en déplaise à saint Jérôme, le texte hébreu porte HM, qui signifie proprement un spectre, une chose qui inspire la terreur, d’où dérive le mot hébreu EIMA, qui veut dire épouvante. Et comme on représentait les faunes et les satyres, moitié hommes et moitié boucs, fort velus, violant femmes et filles, dont ils étaient la terreur; que, d’un autre côté, nul animal de sa nature n’est plus enclin à la lasciveté que le bouc, il est permis de croire que l’opinion de Berruyer, qui rend ses faunes très actifs, SICARII, doit prévaloir sur celle de saint Jérôme. En effet, le mot grec σάθη, en latin veretrum, d’où est formé celui de satyre, indique assez la lubricité des inclinations de ce vil animal.
Au reste, le bouc est placé parmi les divinités de l’Égypte que l’on honorait le plus: il avait un culte tout particulier. Les femmes n’avaient point horreur à lui soumettre leurs corps, et les hommes ne dédaignaient pas de caresser leurs chèvres; dans leur délire superstitieux, ils allaient quelquefois jusqu’à se prosterner devant un bouc et à baiser le derrière de ce puant animal (Voyez la Bible de Voltaire, au chapitre du Lévitique): de là vient sans doute que la Bible, en parlant des idoles, les appelle les vilus, SAHIRIM, et lorsque le prophète Isaïe dit, ch. 13, v. 21, que les velus danseront, PILOSI SALTABUNT, il faut l’entendre, disent les interprètes, des démons qui emprunteraient quelquefois cette forme sauvage.
Je ne me hasarderai pas à contester l’existence de ces hommes capripèdes; je me tiens respectueusement aux Saintes Ecritures et à ce qui en est rapporté par saint Jérôme, qui nous apprend que saint Antoine, dans son désert, fit la rencontre d’une espèce de nain, au front cornu, aux narines crochues, aux pieds de bouc, qui lui présenta des dattes et l’assura qu’il était un de ces habitants que les païens avaient honorés sous le nom de faunes et de satyres; qu’il était député vers lui, pour le conjurer d’intercéder pour eux près le Dieu commun, qu’ils savaient bien être venu en terre pour le salut du monde. (Inter saxosam convallem haud grandem homunculum vidit aduncis naribus, fronte cornibus, asperatâ, cujus extrema pars corporis in caprarum pedes desinebat, et responsum accepit Antonius: Mortalis ego sum unus ex accolis eremi, quos vario errore delusa gentilitas, faunos satyrosque vocans, colit. Precemur ut pro nobis communem Deum depreceris, quem pro salute mundi venisse cognovimus. S. HIERONYMUS, in Vita S. Pauli.)
Preuve indubitable qu’il existe des démons sous la figure de boucs. Néanmoins le cardinal Baronius prétend témérairement que le satyre qui entra en colloque avec saint Antoine n’était qu’un singe, né probablement du commerce honteux de cet animal avec des filles, que Dieu doua de la parole, ainsi qu’il en avait fait autrefois pour le serpent et l’ânesse de Balaam, dont parlent la Genèse et les Nombres (Gen., cap. III, v. 1.—Num., cap. XXII, v. 28.) Mais qu’est-ce que l’opinion d’un cardinal contre celle d’un saint et de toute une antiquité qui déposent contre lui?
SUR L’ANOSCOPIE
Du grec ανα, au-dessus, et de σκοπιὰ, action d’épier, formé de σκοπεω, je considère, je contemple.—Astrologie judiciaire, jonglerie.
SUR LA LINGUANMANIE
Du latin lingua, langue, et du grec μανία, fureur, dérivé de μαινομαι, rendre furieux.
La prostitution date de la plus haute antiquité. Les Orientaux l’admirent dans le culte de leur religion et ne la considèrent point comme un dérèglement de mœurs; ils la consacrèrent d’abord à célébrer le premier instant de l’existence de l’être auquel ils ouvraient le sentier de la vie. Elle fut ensuite un des moyens puissants d’accroître et de propager l’espèce humaine. Dans les temps patriarcaux, nous trouvons Ada et Selles, concubines de Lamech, père d’Abraham, se distinguer dans le métier, et leur progéniture bravement suivre leur exemple. (Gen., chap. IX, v. 19; V. et VI, 1, 2, 3, 4.)
Aux petits soins avec Abraham, la jeune Sara, dont Dieu avait fermé le sein, conclusit, met dans le lit de son mari la fraîche et gentille Agar, sa servante (Gen., chap. XVI, v. 2, 3, 4.) Nous voyons Sodome et Gomorrhe et toutes les villes de la Pentapole dans la Palestine livrées à une souillure infâme. (Gen., chap. XIX, v. 4, 5, 6, 7, 8.) Pheiné, de connivence avec Thamma, deux filles de Loth, prennent goût à la bagatelle, et, commettant un inceste avec leur bonhomme de père, dans le dessein de repeupler la terre, se font engrosser par lui, après l’avoir enivré au sortir de Sodome, dont tous les habitants viennent d’être rôtis par un déluge de soufre, pour avoir pris saint Pierre pour saint Paul (Gen., ch. XIX, v. 24, 30 à 38.) Lia et Rachel, épouses de Jacob, lui prostituent leurs servantes (Gen., ch. XXIX, v. 22, 23 et 28) et Ruben séduit Bela, concubine de son père (Gen., ch. XXXV, v. 22.) Juda fait épouser Thamar, la veuve de son fils aîné Her, par son second fils Onan, qui élude le devoir conjugal au moyen de la masturbation (Gen., ch. XXXVIII, v. 8 et 9). Et cette même Thamar, sur un grand chemin, escamote avec adresse un enfant à son beau-père Juda, qui, en s’évertuant avec elle, croit être avec une femme publique (Gen., XXXVIII, v. 14, 15, 16.) De cette surprise incestueuse, si salutaire au genre humain, naquit Pharès, l’un des ancêtres de Jésus-Christ. L’amoureuse Nitiflis, femme de Putiphar, sollicite l’imbécile Joseph à de voluptueux ébats, mais il refuse obstinément de s’unifier avec elle (Gen., ch. XXXIX, v. 7, 8, 9). La bestialité et la pédérastie étaient fort connues dans le pays de Chanaan (Exod., ch. XXII, v. 19). On s’y polluait devant la statue de Moloch (Lévit., ch. XVIII, v. 21). Parmi les femmes publiquement madianites qui, du temps de Moïse, corrompirent, à Setim, le corps et l’âme du peuple juif, se trouva la jolie prostituée Cozbi, fille de Jur, prince très noble des Madianites, avec laquelle était couché dans un b..... in lupanar, Zambri, fille de Salu, prince de la maison et lignée de Siméon, lorsque le pieux et fanatique Phinées, petit-fils du grand prêtre Aaron et fils d’Eléazar, tout transporté d’une sainte colère, entra dans le b....., une dague à la main, et transperça d’un seul coup les deux délinquants ensemble, vers les parties de la génération (Num., cap. XXV, v. 1, 2 à 28; Arrepto pugione ingressus est... in lupanar et perfodit ambos simul, virum scilicet et mulierem, in locis genitalibus.)
Ce fut une femme publique nommée Rahab, qui mue par cette généreuse pitié si naturelle aux filles de son espèce, cacha au haut de sa maison, sous de la paille, les espions qui s’étaient délassés avec elle de leurs fatigues, et que Josué avait envoyés à Jéricho, pour reconnaître la ville avant de l’assiéger (Jos., cap. II, v. 1, 6).
Passons maintenant au Livre des Juges. Le robuste Samson se rend un jour dans la ville de Gaza; il voit sur sa porte une courtisane, avec laquelle il couche jusqu’à minuit (Jud., cap. XVI, v. 1, 3). Ensuite il devint éperdument amoureux de Dalila, dans la vallée de Sorec, autre fille de joie. Dans un de ces moments de voluptueuse ivresse où le cœur nageant dans l’élément du plaisir, est incapable de rien refuser à l’être qui vous le procure, Samson, après avoir trompé trois fois son amante sur le secret de sa force, a enfin la faiblesse de lui dire, et comme il est impossible à la femme de porter loin un secret, elle le trahit à son tour en le faisant connaître aux Philistins, qui lui crèvent les yeux (Jud., cap. XVI, v. 4 à 22).
Aimez-vous à consulter les Livres des Rois?... Eh bien! ouvrez celui de David, et vous verrez ce prophète-roi qui avait épousé Micho, fille de Saül, s’en donner avec l’impudique Abigaïl, femme de Narbal, qui lui inocula la v..... (malum) (I. Reg., cap. XXV, v. 35, 40). Le saint homme de roi accolait en même temps plusieurs autres concubines et femmes de Jérusalem, auxquelles il fabrique des enfants, ce qui ne l’empêche nullement d’enlever la sensible Bethsabée, femme du brave Urie, qu’il épouse après avoir fait assassiner son mari dans les combats (II. Reg., cap. XI, v. 2, 4, 17), afin sans doute qu’il n’y eût plus de vestige de fornication. Dans sa vieillesse, il se réchauffe, faute de bassinoire, dans les bras de la jeune Sunamite, et ne la déflore pas: Non cognovit eam (III. Reg., cap. I, v. 4). Tel père, tel fils, dit le proverbe, et les enfants de David le justifient: son fils Ammon brûle d’une flamme incestueuse pour sa sœur Thamar, et sur le perfide conseil de son cousin germain Jonadab, il la viole au moment qu’elle lui présente un potage apprêté de sa propre main; puis il la renvoie fort brutalement. Absalon, irrité de l’outrage fait à sa sœur, saisit, deux ans après, l’occasion d’un splendide festin, au milieu duquel il immole Ammon, en présence de ses autres frères qui fuient épouvantés. (II. Reg., cap., XIII, v. 8 à 30). Ce fratricide met ensuite le comble à ses forfaits en couchant publiquement avec toutes les concubines de son père. (II, Reg., cap. XV, v. 22).
Si nous descendons jusqu’au troisième Livre des Rois, nous voyons le type de la sagesse, le fils de l’adultère Bethsabée, Salomon enfin, dont la haute sapience avait acquis si haute renommée dans l’Orient, participer à l’humaine faiblesse et rouler dans son palais sur sept cents épouses et trois cents concubines, dont «les nez ressemblaient à la tour du mont Liban qui regarde du côté de Damas (Cant., VII, v. 4); les yeux à ceux des colombes (Cant., I, v. 14; IV, v. 1); les tétons à des faons de chevreuil (Cant., VII, v. 3)», et qui, en un mot, étaient «belles comme les tentes de Cédar et les peaux de Salomon (Cant., I, v. 1)».
Les allures galantes des courtisanes de son temps ressemblent beaucoup au manège de nos femmes publiques, qui le soir, dans les rues, vont recueillant les passants, pour les engager «à parcourir avec elles les deux monts de la myrrhe, la colline de l’encens (Ad montem myrrhæ et ad collem thuris. Cant., IV, 6), embrasser ensuite le figuier, et monter dessus pour en recueillir les fruits» (Cant., VII, 8), qui sont quelquefois si amers!...
Voici ce que ce roi en rapporte dans le livre des Proverbes, dont les uns renferment des erreurs, les autres de fastidieuses répétitions, et que l’Église cependant considère comme un petit chef-d’œuvre canonique, ouvrage du très Saint-Esprit:
«De la fenêtre de ma maison, j’aperçois un jeune insensé qui, sur le soir, et lorsque la nuit devient obscure, passe dans le coin d’une rue près de la maison d’une..... fille.—Je la vois venir au-devant de lui, en sa parure de courtisane; elle prend ce jeune homme, le baise et le caresse effrontément, lui disant: «JE ME SUIS ACQUITTÉE DE MON VŒU AUJOURD’HUI. C’est pourquoi je suis venue au-devant de vous, désirant de vous caresser. J’ai parfumé mon lit de myrrhe, d’aloès et de cinnamone. Venez: enivrons-nous de volupté jusqu’à ce qu’il fasse jour, et jouissons de ce que nous avons tant désiré. Mon mari n’est point à la maison: il est allé faire un voyage qui sera très long; il a emporté avec lui un sac d’argent, et il ne doit revenir que lorsque la lune sera pleine. (Cant., VII, v. 3).» «Entraîné par de longs discours et les caresses de ses paroles, le jeune homme la suit comme un bœuf qu’on amène pour servir de victime et comme un agneau qui va à la mort en bondissant.» (Prov., chap. VII, v. 6 à 22).
Il est à remarquer ici que cette prostituée sait mettre de l’ordre dans ses affaires. Dévote, avant de se livrer à ses impudiques plaisirs, qu’elle veut d’abord sanctifier par la prière, hodie vota mea Deo reddidi, elle aura tout le temps d’être amoureuse au lit. C’était aussi l’opinion de Wasselin, abbé de Liége, qui trouvait convenable de faire sa prière avant de se mettre à l’œuvre du coït. (Epist., ad Florinum abbat., tome I, Analect., page 339.) Cette pratique est passée en usage jusqu’à nos jours, car presque toutes les filles de joie, celles qui font leur métier en honneur et conscience s’entend, ornent d’un crucifix la cheminée de leurs réceptacles, qu’elles tapissent souvent d’images de l’Immaculée Conception, de saint Barnabas, de la Madone, mère de la pureté, avec son divin poupon sur les bras; elles font de temps à autre dire des messes pour le salut de leurs âmes et pour que Dieu leur envoie des chalands; quelques-unes, par excès de dévotion, y ajoutent la confession les dimanches et les jours de fête, et, dans l’intention de se rendre le ciel propice, la plupart portent sur elles des scapulaires de la Vierge et se font consœurs du Saint-Rosaire, du Sacré-Cœur ou de la Congrégation.
C’était un drôle de corps que ce roi Salomon: Piron d’un autre temps, à l’harmonie près, qu’il ne possède pas, bel esprit érotique, il composa les cantiques, que les belles voix de ses mille femmes et concubines exécutaient sans doute pendant les orgies de ses splendides festins, où 50 bœufs et 100 moutons faisaient à eux seuls les pièces de résistance, et dont je vous détaillerais, lecteur, toutes les substantielles et stimulantes friandises, si je ne craignais de devenir fastidieux; mais je reviens à ses Cantiques, dont voici la fidèle traduction:
«Je chanterai mon bien-aimé, qui est pour moi une grappe de raisin de Chypre.» Cant., I, 13.
«Car le roi m’a déjà fait entrer dans ses celliers, et je suis ivre.» Cant., I, 3.
«Mon bien-aimé est pour moi comme un bouquet de myrrhe; il demeurera entre mes tétons.» Cant., I, 12. (On se sert ici du mot propre pour ne pas affaiblir la couleur du sujet dont Salomon était si plein.)
«Qu’il me donne un baiser de sa bouche.» Cant., I, 1.
«Fortifiez-moi avec des pommes odorantes, parce que je languis d’amour.» Cant., II, 5.
«Je me reposerai sous celui que j’ai désiré.» Cant., II, 3.
«Là je lui offrirai mes tétons.» Cant., VII, 12.
«Mon bien-aimé mit la main au trou, et mon ventre a tressailli de ses attouchements.» Cant., V, 4.
Au livre de Judith, chap. XIII, v. 8, 9 et 10, on voit la jolie veuve de Monassès, la fière Judith, aller dévotement en bonne fortune trouver dans sa tente l’Assyrien Holopherne, qui assiégeait Béthulie, et, à l’âge de 65 ans (c’est l’âge que lui donne le révérend P. Dom Calmet), inspirer à ce général une violente passion, auquel, hélas! et quatre fois hélas! pour vous plaire, ô mon Dieu! elle coupa le cou d’un coup de son propre coutelas, après avoir couché avec lui.
Nous voyons au livre d’Esther, chap. I et II, v. 11 et 8, Assuérus, qui régnait de l’Inde à l’Éthiopie sur cent vingt-sept provinces, répudier la belle mais insolente Vasthi, qui refusait de montrer sa beauté in naturalibus aux libertins de sa cour; et puis usant de son privilège de despote, parmi les trois cents belles vierges qui lui furent amenées pour être ses courtisanes, choisir l’aimable et mignonne Esther et l’admettre à l’honneur de partager sa couche royale.
Le livre d’Ézéchiel justifie par ses peintures hardies celles du Portier des Chartreux. Il vous offre, aux chapitres XVI et XXIII, le tableau des mœurs abominables dont étaient infectés Jérusalem et tout le pays d’Israël sous les rois successeurs de David. Les fameux emblèmes d’Ool et d’Oolibra nous font voir les femmes de ces contrées forniquer avec tous les passants, se bâtir des b....., se prostituer dans les rues (Cap. XVI, v. 15, 16, 31) et rechercher avec emportement les embrassements de ceux quorum carnes sunt ut carnes asinorum; et sicut fluxus equorum, fluxus eorum (Cap. XXIII, v. 20).
Le livre d’Ozée, dit Voltaire, est peut-être celui qui doit le plus étonner les lecteurs qui ne connaissent point les mœurs antiques. En effet, comment concevoir, à moins de faire le sacrifice de sa raison, que le Seigneur puisse ordonner si positivement à ce petit prophète d’aller s’évertuer avec une femme de mauvaise vie et de lui faire des enfants de prostitution, puis lui enjoindre d’aller se gaudir avec une femme qui non seulement ait déjà un amant, mais qui soit adultère (Ozée, cap. I, v. 2) et dont la jouissance coûte à Ozée quinze pièces d’argent et une mesure et demie d’orge?... (Ozée, cap. III, v. 1.)
Je ne dirai, et seulement par liaison, que peu de chose de ce que nous rapporte le Nouveau Testament des galantes aventures de la Madeleine qui, pleurant sur les débauches et les désordres de sa vie passée, devint un modèle de vertu, comme elle avait été un scandale de prostitution, ainsi que Marie Égyptienne, une autre fille de joie, dont les débauches furent effacées par une vie pénitente de quarante ans, qu’elle passa dans le désert sans manger.
Je borne ici le tableau des prostitutions et des turpitudes du peuple hébreu, que certes on ne doit point envisager conformément aux idées que nous avons reçues sur les lois de la décence et de la pudeur. Ces mœurs, si éloignées des nôtres, n’étaient point grossières dans ces temps reculés, et ne paraissent confondre notre faible raison que parce que nous ne pouvons sonder les profondeurs mystérieuses de ce peuple élu, manifestement conduit par le doigt de Dieu; profondeurs qui nous seront peut-être un jour dévoilées, alors que les dies iræ seront arrivés, pendant lesquels les balances d’or de Monseigneur saint Michel pèseront nos futures destinées dans la vallée de Josaphat (Teste David cum Sybilla).
La prostitution fut connue de tous les peuples de l’Orient, qui la pratiquaient sous l’emblème des divinités génératrices. Influencés par des climats constamment brûlants où le soufre, mêlé à tous les végétaux et les drogues les plus échauffantes, occasionne dans le sang et le cerveau de ces explosions qui mènent l’esprit jusqu’au délire, ces peuples les honorent par des actes de la plus révoltante impudicité, tribaderie, pédérastie, bestialité, sodomie, onanisme et jusqu’à la profanation des cadavres de femmes, tout y est mis en usage pour stimuler leurs désirs éhontés. Mais la volupté ne paraît avoir nulle part établi son empire avec plus de dépravation et de lubricité que dans la Grèce et chez les Romains. C’est Orphée, dit-on, qui le premier introduisit dans la Thrace l’amour infâme des hommes, παιδεραστια:
après la mort d’Eurydice, sa femme. Mais les Bacchantes, pour le punir de ce crime, le tuèrent et jetèrent sa tête dans le fleuve Hébrus. Philippe de Macédoine en fit ses délices avec Pausanias, dont il fut assassiné pour avoir souffert la violence que lui fit Atticus, son favori, en l’exposant, dans un banquet, à la lubricité de ses serviteurs. Le divin Platon ne pouvait se passer un moment de son Alexis ou de son Agathon, et le sage Socrate enseignait entre deux draps cette honteuse volupté à ses favoris Phédon et Alcibiade. Xénophon prenait souvent ce plaisir avec Callias et Antolicus, Pindare avec Amarico, Aristote avec son Herminas; Anacréon brûla pour Bathyle, et le grand mais bizarre Lycurgue soutenait qu’on ne pouvait être bon citoyen sans avoir un ami avec qui l’on couchât. Sapho se rendit célèbre, non moins par ses habitudes lesbiennes de κλειτοριαζειν, que par ses talents comme poète. Aspasie se prostitua à Périclès, et Glycère à Alcibiade. Laïs reçut dans ses bras le dégoûtant Diogène et le galant Aristippe, tandis que Phryné débaucha l’Aréopage entier. Thaïs, en sortant des bras d’Alexandre, se fit un doux plaisir de faire brûler le palais de Persépolis, et l’on érigea, dans Athènes, des autels à la danseuse Cotytto, sous le nom de Vénus populaire.
Si nous examinons les mœurs des anciens Romains, nous les trouvons plus dissolues encore, surtout au temps des empereurs. Les lupanaria d’alors étaient de ces endroits où l’on s’abandonnait à tous les genres d’abominations. Dans les quartiers séparés qu’habitaient les meretrices, on voyait sur la porte de la loge de chacune de ces courtisanes un écriteau qui portait le nom et le prix auquel étaient taxés ses charmes (In cellis autem nomina meretricum solebant præfigi, et superscribi simul et stupri. LUBINUS.) D’où vient que Juvénal, parlant de la débauche effrénée de Messaline, dans la loge de la fameuse Lysisca, dit si agréablement titulum mentitur Lysiscæ (Juv., liv. II, sat. 6), donnant ainsi à connaître que malgré le nom supposé qu’empruntait l’impératrice pour cacher ses infamies, il ne se trompait pas sur la femme qui s’y prostituait. Apollonius de Tyr nous a conservé, dans son histoire, la forme d’un titre qui est trop plaisant pour ne point le rapporter ici:
Dans ces lieux de débauches, un règlement de police indiquait l’heure de se retirer, et le son d’une cloche avertissait le public du moment de l’entrée et de la sortie de ces lupanaria. (Tempus quando ad meretricem eundum erat, lenones indicabant tintinnabulo, et ante nonam fores erant clausæ vel ex more, vel ex lege aut edicto aliquo. Voyez Pitiscus.)
Les courtisanes qui se distinguèrent le plus dans la prostitution furent Pyrallis, Gallia, Lysisca et Flora, qui, en mourant, nomma le Sénat romain pour son héritier, ce qui lui valut une apothéose, et Quartilla, dont Pétrone nous a dépeint la galante impudicité. (Traduit par l’auteur de l’Origine des prostitutions.)
«Encolpe et Ascylte, dit-il, sont chez la courtisane Quartilla. Après que de vieux débauchés les eurent fatigués de caresses lascives et révoltantes, Psyché, suivante de Quartilla, s’approcha de l’oreille de sa maîtresse et lui dit en riant quelque chose; elle répondit:—Oui, oui, c’est fort bien avisé, pourquoi non? Voilà la plus belle occasion qu’on puisse trouver pour faire perdre le pucelage à Pannichis. On fit aussitôt venir cette petite fille, qui était fort jolie et ne paraissait pas avoir plus de sept ans; c’était la même qui, un peu auparavant, était entrée dans notre chambre avec Quartilla. Tous ceux qui étaient présents applaudirent à cette proposition; et pour satisfaire à l’empressement que chacun témoignait, on donna les ordres nécessaires pour le mariage. Pour moi (c’est Encolpe qui parle), je demeurai immobile d’étonnement et je les assurai que Giton avait trop de pudeur pour soutenir une telle épreuve et que la petite fille n’était pas aussi dans un âge à pouvoir endurer ce que les femmes souffrent dans ces occasions.—Quoi! repartit Quartilla, étais-je plus âgée lorsque je fis le premier sacrifice à Vénus? Je veux que Junon me punisse si je me souviens jamais d’avoir été vierge, car je n’étais encore qu’une enfant que je folâtrais avec ceux de mon âge; et à mesure que je croissais, je me divertissais avec de plus grands jusqu’à ce que je sois parvenue à l’âge où je suis.»
Les femmes publiques n’étaient point mêlées avec les citoyens; et dans ces temps malheureux où l’on voyait à Rome la plus honteuse débauche régner sur le trône, à la cour et dans la haute classe de la société, les prostituées gardaient une sorte de décence et de pudeur que les dames ne connaissaient plus.
On voyait Pompéia, femme de Jules-César, se laisser séduire par Clodius, pendant le sacrifice de la Bonne Déesse, et l’empereur, son époux, vivre en adultère avec la fameuse Cléopâtre, reine d’Égypte, après qu’il eut débauché Servilie, mère de Brutus, et les plus illustres Romaines (Suét., in Jul. Cæs., cap. L). César avait déjà commis, dans sa jeunesse, le péché contre nature avec Nicodème, roi de Bithynie (Suét., in Jul. Cæs., cap. XLIX).
Il fut, pour ses nombreuses fredaines, appelé la femme de tous les maris et le mari de toutes les femmes, «Omnium mulierum virum, et omnium virorum mulierem». (Suét., in Jul. Cæs., cap. LII.)
Auguste n’était point exempt de la petite fantaisie de César: il la goûtait souvent avec son favori Mécène, dont la femme lui servait de concubine. Entremetteuse de son capricieux époux, l’impératrice Livie lui procurait des femmes de toutes parts et prêtait quelquefois une main complaisante à certain objet fort variable de sa nature (Xiphilin., in Aug. Dio, lib. XLVIII), tandis que son volage époux se livrait à une flamme incestueuse avec sa propre fille Julie, si dissolue dans ses mœurs qu’elle osa publier ses turpitudes; ne recevant, disait-elle, des passagers dans sa barque que quand elle était pleine (Nunquam, nisi plena navi, tollo vectorem. Macrob., lib. II, cap. 5.) Les désordres de cette princesse furent si effroyables qu’elle admettait ses amants par compagnies (Admissos gregatim adulteros), avec lesquels elle parcourait, la nuit, toutes les rues de Rome, se prostituant dans toutes les places publiques (Dio, lib. LV, p. 555, A: Juliam filiam suam adeo lasciviæ progressam, ut in ipso etiam Foro et Rostris nocturnas comessationes ac comportationes ageret.—Xiphilin., in Aug.—Nihil quod facere aut pati turpiter posset fœmina, luxuria libidine infectum reliquit: magnitudinem que fortunæ suæ peccandi licentia metiebatur, quidquid liberet pro licito judicans.—Vell. Pater., lib. II, 100, 3) et jusque sur les Rostres, où son père Auguste avait lancé des décrets si foudroyants contre les adultères (Vell. Pater., Hist., lib. II.—Suét., in Aug., c. XXXIV). Elle combla la mesure de ses scandaleuses lubricités en faisant chaque jour couronner la statue de Marsyas autant de fois qu’elle avait, la nuit, soutenu de combats amoureux. La statue de Marsyas, ministre de Bacchus (liber) et fameux joueur de flûte de Phrygie, qu’Apollon écorcha tout vif, pour le punir d’avoir eu la témérité de se mesurer avec lui, fut placée dans le Forum, comme monument de la liberté de la ville ou de la victoire du dieu des chants. Les avocats de cette époque prirent l’habitude de faire couronner cette statue chaque fois qu’ils avaient gagné un procès. Ce fut pour imiter cette coutume que la princesse Julie eam coronari jubebat ab iis quos, in illa nocturnâ palæstrâ, valentissimos colluctatores experta erat. Voyez Muret, sur Sénèque, et les Femmes des douze Césars, par M. de Servies, chap. Julie, femme de Tibère.
Tibère, ce monstre d’impudicité et de cruauté, se plongeait, en l’île de Caprée, dans les turpitudes les plus dégoûtantes et les plus horribles saletés. Non content d’exciter son imagination déréglée par les peintures les plus obscènes et les plus luxurieuses d’Éléphantis, il chercha à ranimer ses sens émoussés par les groupes les plus lascifs, qu’il faisait exécuter en sa présence par des spintres, qui triplici serie connexi, invicem incestarent. (Suét., Vie de Tibère, chap. XLIII); il allait jusqu’à abuser de la plus tendre enfance, dont il se faisait polluer dans ses bains de la plus infâme manière (Suét., cap. XLIV): quasi pueros primos teneritudinis, quos pisciculos vocabit, institueret, ut natanti sibi inter femina versarentur ac luderent, lingua morsuque sensim appetentes (ejus genitalia cupientes), atque etiam quasi infantes firmiores, necdum tamen lacte depulsos, inguini ceu papillæ admoneret: pronior sane ad id genus libidinis et natura et aetate.
Caligula jouit de toutes ses sœurs, en présence de sa femme, au milieu de ses lubriques festins, pendant lesquels il violait les plus illustres dames devant leurs maris (Suét., in Calig., cap. XXIV et XXXVI.—Dio, lib. LIX); et portant la dépravation de son cœur jusqu’à prostituer sa propre personne, il déshonore la fille qu’il avait eue de son commerce incestueux avec l’une de ses sœurs (Eutrop., in Caj. Calig.). Il marque le plus fol amour pour l’une d’elles, Drusille, parce qu’il en avait eu les prémices, l’enlève à son époux, Cassius Longinus, et l’entretient publiquement; et quand il est fatigué de ses autres sœurs, Agrippine et Levilla, il les expose à la brutalité de ses gitons (Suét., in Calig., cap. XXIV). Ensuite il conçoit une furieuse passion pour la luxurieuse et lascive Césonie, l’habillant tantôt en guerrier et tantôt la faisant voir toute nue à ses amies (Suét., in Calig., cap. XXV).
Tandis que le stupide et l’imbécile Claude, prince qui tenait plus de l’animal que de l’homme, se donnait tout entier aux plaisirs de la table et avait résolu, pour ne point incommoder ses conviés, de faire publier un édit par lequel il octroyait la permission de péter pendant les repas (Suét., in Claud., cap. XXXIII), Messaline, sa femme, se prostituait à tout venant et s’abandonnant aux vices les plus honteux, poussait l’impudeur jusqu’à se marier publiquement avec Silius, en l’absence de Claude, qui se divertissait à Ostie (Suét., in Claud., cap. XXVI.—Tacit., Ann., II. Dio, lib. LX, p. 686 B.), et donnant l’essor à toute la fougue effrénée de ses infâmes passions, elle se déguise en fille de joie pour aller, dans la loge de Lysisca, se prostituer aux vils embrassements de gladiateurs, d’esclaves et de soldats. (Voyez Juvénal, liv. II, sat. 6.—Suét., in Claud., cap. XXVI.)
Digne fils de l’adultère et incestueux Domitius Ænobarbus (Tacit., Ann., IV.—Suét., in Ner., cap. VII) et d’une mère méchante et corrompue, qui datait son libertinage dès sa plus tendre enfance, Néron se livre à d’incestueuses privautés avec Agrippine, déjà souillée d’une familiarité criminelle avec son frère Caligula (Tacit., Ann., XIV.—Suét., in Calig. cap. XXIV). Il la fait ensuite massacrer, ainsi que son épouse Octavie, qu’il sacrifie à la jalousie de l’adultère Poppée, alors sa concubine, dont il se défait également par un coup de pied qu’il lui donne dans le ventre (Tacit., Ann., XVI.—Suét., in Ner., cap. XXXV). Méprisant toutes les lois de la décence et de la pudeur, il viole la vestale Rubria et prend pour femme, sous le nom de Sabine, le jeune et beau Sporus, après lui avoir fait extirper les testicules (Suét., in Ner., cap. XXVIII.—Aurel. Victor, Epitom.—Xiphilin., in Ner.); puis se fait épouser par Doryphore, son intendant, pour donner une nouvelle volupté à son infâme lubricité (Suét., in Ner., cap. XXIX).
Vitellius, envoyé fort jeune à Caprée, où Tibère, dans les ombres de cette île infâme, cachait ses monstrueuses saletés et ses horribles débordements, débute dans la carrière de la vie par une abominable prostitution de son corps (Suét., in Vitell., cap. II: Salivis melle commixtis, nec clam aut raro, sed quotidie ac palam arterias et fauces pro remedio fovebat. Voyez la Linguanmanie.—Tac., Ann., XI), puis devient l’assassin de sa mère Sextillia qu’il fait mourir de faim.
Vespasien, passionnément amoureux de Cénis, affranchie d’Antoine, mère de Claude, entretient cette concubine dans son palais et la traite comme si elle eût été son épouse légitime (Suét., in Vesp., cap. III).
Tite, pendant son expédition contre les Juifs, se passionne pour la reine Bérénice, sœur du roi Agrippa, qui lui accorde les dernières faveurs.
De retour à Rome, où il s’est fait suivre de sa maîtresse, pour en avoir la tranquille jouissance, il répudie sa femme, Marcie Furnille, et mène ensuite une vie efféminée et dissolue, passant des nuits entières dans ses débauches de table et se livrant aux plus infâmes plaisirs (Suét., in Tit., cap. II). Puis il renvoie cette reine en Judée, quoique à contre-cœur (Ab urbe dimisit invitus invitam. Suét., in Tit., cap. II), après avoir fait massacrer brutalement le consul Cecinna au moment que celui-ci sortait de la salle du repas, sous le vain prétexte qu’il avait violé Bérénice (Aurel. Victor, Epist. X, § 4).
Domitia Longina, fille de Domitius Corbulo, d’une beauté admirable, mais trop coquette pour ne pas franchir les bornes du devoir conjugal, devient une des plus débauchées courtisanes de Rome; elle livre ses charmes à Domicien, qui l’enlève brutalement à Œlius Lamia son mari (Dio, Excerp., per Vales.—Dio, lib. LVII.—Suét., in Domit., cap. L). Mais bientôt dégoûté d’une femme dont la possession lui avait coûté si peu de peine, il s’enflamme pour Julie Sabine, sa nièce (Ibid., cap. XXII), et pour la posséder librement il répudie son épouse Domitia, qui se prostitue publiquement à la populace et au comédien Paris, dont elle devient folle d’amour (Ibid., cap. III.—Xiphil., LXVII, p. 759, E), et qu’il fait massacrer en pleine rue. Ensuite, rappelant son épouse, sous prétexte que le peuple lui demande cette grâce, il la fait rentrer dans son lit sacré (Dio, cap. XIII), après avoir donné la mort à son infâme concubine, par un breuvage qu’il lui fait prendre pour faire avorter le fruit de leurs incestueuses amours (Ibid., cap. XXII.—Dio, lib. XVI.—Plin., Epist. II): homme profondément immoral, qui s’abandonna dans ses bains aux plus monstrueuses turpitudes avec les femmes les plus dissolues; qui se souilla par de sanglantes exécutions, et qui fut massacré dans sa chambre par sa propre femme et les grands de sa cour qu’il avait proscrits (Suét., cap. XXIII.—Aurel. Vict., Epist., II, 7.—Dio, lib. LXVIII).
Sabine, femme de l’empereur Adrien, se livre aux embrassements adultères de plusieurs patriciens, et l’épouse de Marc Aurèle, Faustine, devient éperdument amoureuse d’un gladiateur.
Commode, né de l’adultère Faustine, fille d’Antonin, ne dément point son origine, il se livre dans son palais à la lasciveté de trois cents concubines et assassine sa sœur Lucilla. Caracalla se souille du sang de son frère et épouse sa belle-mère Julie, dont la beauté égalait l’impudence (Cum Julia noverca Bassiani Caracallæ ei sinum nudasset: Vellem, inquit, si liceret. At illa: Si libet, licet. An nescis te imperatorem esse, et leges dare, non accipere?) Heliogabale aime son eunuque Hiéroclès avec un délire si effréné, «ut eidem inguino oscularetur, floralia sacra si asserens, celebrare (Œt. Lamprid., in Heliog., cap. V)». Mais énervé par le luxe et les débauches, incapable par lui-même d’assouvir ses exécrables lubricités, il prostitue toutes les parties de son corps aux turpitudes de ses courtisans et esclaves, se faisant donner le nom de Bassiana et recherchant avec emportement les criminels plaisirs de la bestialité. (Per cuncta cava corporis libidinem recipiens et eum fructum vitæ præcipuum existimans, si dignus atque aptus libidini plurimorum videretur. Ibid.)
Le Libertin de Qualité
Madame Honesta, la Présidente et l’Américaine
Je me fais présenter chez Madame Honesta (famille presque éteinte). Tout y respire la pudeur et l’honnêteté; tout prêche l’abstinence, jusqu’à son visage, dont la tournure, quoique assez piquante, n’a cependant aucun de ces détails qui inspirent la tendresse. Mais elle a des yeux, de la physionomie, une taille qui serait trop maigre, si toute l’habitude du corps ne s’y proportionnait pas. Je ne louerai pas sa gorge, quoiqu’une gaze qui s’est dérangée m’ait permis d’entrevoir du lointain; ses bras sont un peu longs, mais ils sont flexibles, on pourrait souhaiter une jambe plus régulière; telle qu’elle est, un joli pied la termine. Nous avons les grands airs, des nerfs, des migraines, un mari que l’on ne voit qu’à table, des gens discrets, de l’esprit bizarre, capricieux, mais vif, mais quelquefois ne ressemblant qu’à soi... Pardieu! allez-vous me dire, celle-là ne vous paiera pas... Oh! que si! parce qu’elle est vaniteuse, parce qu’elle se pique de générosité, parce qu’elle veut primer.
D’abord, vous imaginez bien que nous faisons du respect, de l’esprit, des pointes, des calembours; que madame a raison, que tout chez elle est au mieux possible... Irai-je à sa toilette? Pourquoi non?... Je placerai une mouche; je donnerai à cette boucle tout le jeu dont elle est susceptible... Un chapeau arrive... Bon Dieu! les Grâces l’ont inventé; le dieu du goût lui-même en a placé les fleurs, et tous les zéphyrs jouent dans les plumes qui le couvrent. Comme cette gaze prune-de-Monsieur coupe avec ce vert anglais... Mais qui l’a envoyé?... Vous sentez que je suis le coupable; et pourquoi un coupable ne rougirait-il pas?... Je me suis trahi, déconcerté, boudé... Victoire, que son emploi de femme de chambre, quelques baisers des plus vifs et un louis ont mise dans mes intérêts, les plaide en mon absence... Ah! madame, si vous saviez ce que l’on me dit de vous!... Combien ce monsieur est aimable! il vaut bien mieux que votre chevalier, et je suis sûre qu’il ne vous coûterait qu’une misère... Il n’est pas joueur, je le sais de son laquais; c’est un cœur tout neuf.—Mais, crois-tu que je sois assez aimable pour...—Ah! Dieu! madame, comme ce chapeau est tourné! Vous voilà à l’âge de vingt ans.—Tais-toi, folle; sais-tu que j’en ai trente, et passés?... (Pardieu, oui, passés et il y a dix ans que cela est public...) Je reviens l’après-midi; on est seule: pourquoi ne le serait-on pas? Je demande pardon en offensant davantage; on s’attendrit, je me passionne; on se... (Foutre! attendez donc... Cette femme-là est d’une précipitation à me faire perdre les frais de mon chapeau.) Vous sentez bien que mon laquais n’est pas assez bête pour ne pas me faire avertir que le ministre (ah! pardieu! tout au moins) m’attend. Je jette un coup d’œil assassin; j’embrasse cette main qui tremble dans la mienne... Je me relève et je pars.
Pendant ce temps-là, je fais connaissance avec une de ces femmes qui, blasées sur tout, cherchent des plaisirs à quelque prix que ce soit. Elle me fait des avances, parce que son honneur, sa réputation, la bienséance... Tout cela est aussi loin que sa jeunesse. Nous sommes bientôt arrangés; elle me paie, je la lime; car je ne veux, sacredieu! pas d......er... Mon infante le sait: les tracasseries viennent. Ah! doux argent! je sens que ton auguste présence!... Enfin, on se détermine; il y a déjà quinze mortels jours qu’on languit. Je fais entendre, modestement, que la reconnaissance m’attache, que j’ai des obligations d’un genre... N’est-ce que cela?... On me paie au double; et dès lors je suis quitte avec ma Messaline: je vole dans les bras qui m’ont comblé de bienfaits nouveaux, et je goûte... non pas du plaisir... mais la satisfaction de prouver que je ne suis pas ingrat.
Las! que voulez-vous! Quand on a engraissé la poule, elle ne pond plus; les honoraires se ralentissent, et je dors.—Comment! tu dors?—Oui, la nuit, et qui plus est, le matin... ce matin chéri qui anime l’espérance, qui éclaire les combats amoureux. On se plaint, je me fâche; on me parle de procédés, d’ingratitude, et je démontre que l’on a tort, car je m’en vais.
Dieu Plutus, inspire-moi!... Un dieu m’apparaît; mais il n’est point chargé de ses attributs heureux: c’est le dieu du conseil, le diligent Mercure, il me console et m’envoie chez M. Doucet. Vous ne le connaissez sûrement pas: or, écoutez.
Une taille qu’une soutane et un manteau long font paraître dégagée; un visage qui rassemble la maturité de l’âge, l’embonpoint et la fraîcheur; des yeux de lynx, une perruque adonisée; l’esprit en a tracé la coupe; sa physionomie ouverte, mais décente, répand l’éclat de la béatitude; il ne se permet qu’un sourire, mais ce sourire laisse voir de belles dents... Tel est le directeur à la mode: troupeaux de dévotes abondent, les consultations ne tarissent pas.
Mais il existe des privilégiées, de ces femmes ensevelies dans un parfait quiétisme de conscience et dont la charnière n’en est que plus mobile. Le père en Dieu cache sous un maintien hypocrite une âme ardente et de très belles qualités occultes... Vous vous doutez bien que c’est à ces femmes qu’il faut parvenir. Je m’insinue donc dans la confiance du bonhomme, je lui découvre que je suis presque aussi tartuffe que lui: il m’éprouve; et quand toutes ses sûretés sont prises, il m’introduit chez madame....
C’est là que la sainteté embaume, que le luxe est solide et sans faste, que tout est commode, recherché sans affectation... Mais quoi, un jeune homme chez une femme de la plus haute vertu!... Eh! justement; c’est afin de ne pas perdre la mienne; car vous noterez que je dois en avoir, au moins autant que d’impudence. Mes visites s’accumulent, la familiarité s’en mêle, et voici une des conversations que nous aurons, j’en suis sûr.
A la sortie d’un sermon (car j’irai, non pas avec elle, mais je serai placé tout auprès, les yeux baissés, jetant vers le ciel des regards qui ne sont pas pour lui), à la sortie d’un sermon duquel elle m’a ramené, je commencerai par la critique de toutes les femmes rassemblées autour de nous. Notez que les questions viennent de ma béate.—Comment avez-vous trouvé madame une telle?—Ah! bon Dieu! elle avait un pied de rouge.—Pourtant, elle est jolie.—Elle aurait de vos traits, si elle ne les défigurait pas; mais le rouge... Cependant, je lui pardonne; elle n’a ni votre teint, ni vos couleurs... (Croyez-vous qu’à ces mots elles n’augmenteront pas?)—Par exemple, la comtesse n’était pas habillée duement.—Du dernier ridicule, elle montre une gorge! et quelle gorge! Je ne connais qu’une femme qui eût le droit d’étaler de pareilles nudités. (Remarquez ce coup d’œil sur un mouchoir dont les plis laissaient passage à ma vue... Un autre coup d’œil me punit et je devins timide, décontenancé.)—Que pensez-vous du sermon?—Moi, je vous l’avouerai, j’ai été distrait, inattentif.—Cependant la morale était excellente.—J’en conviens; mais présentée d’une manière si froide! une belle bouche est bien plus persuasive. Par exemple, quel effet ne font pas sur moi vos exhortations! Je me sens plus animé, plus fort, plus courageux... Hélas! vous me faites aimer la vertu parce que je vous aime... (Ah! mon cher ami, voyez-moi tremblant, interdit; la pâleur couvre mon visage... Je demande pardon... Plus on me l’accorde, plus j’exagère ma faute, afin de ne pas être coupable à demi...) Ma dévote se remet plus promptement; cependant, elle est encore émue, elle me propose de lire et c’est un traité de l’amour de Dieu. Placé vis-à-vis d’elle, mon œil de feu la parcourt et l’épie: je paraphrase, je compose; ce n’est plus un sermon, c’est du Rousseau que je lui débite... Je saisis l’instant, un oratoire est mon boudoir, et je suis heureux.
Mais l’argent! l’argent!—Foutre, un moment; laissez-nous d....er. Quelle jouissance qu’une dévote! Que de charmants riens! Comme cela vous retourne! Quel moelleux! Quels soupirs!... Ah! ma bonne Sainte Vierge!... Ah! mon doux Jésus!... Ami, sens-tu cela comme moi?
Mais l’argent! Eh! me croyez-vous assez bête pour aller faire un mauvais marché? Nenni... quelque sot...
Je revois mon cafard, je lui raconte le tout; il est discret; il perdrait trop à ne pas l’être, et c’est lui qui va me servir; bien entendu qu’il aura son droit de commission.
Depuis trois jours, ma dévote, en abstinence, n’a eu pour ressource que son god...... Le père en Dieu arrive:—Hélas! ce pauvre jeune homme! il est encore retombé dans le vice! Des femmes perdues l’entraînent... (Quel coup de poignard!)—Ah! mon père, quel dommage! il a un bon fond!—Madame, ce n’est pas sa faute; il y a même en lui une espèce de vertu, car il est franc. «Monsieur, m’a-t-il dit, j’ai des dettes d’honneur, ma conscience me tourmente; je vais me perdre peut-être, je serai la victime de mon devoir... Hélas! ce qui me perce l’âme, c’est de quitter madame... (Ici elle baisse les yeux.) Cette femme est adorable; elle possède mon cœur... N’importe, il faut la fuir... Étoile malheureuse! déplorable destin!» Voilà, madame, ce qu’il m’a dit les larmes aux yeux... On me plaint; on parle d’autre chose, on revient...—Mais à quoi montent ces dettes?—Trois cents louis... Et vous croyez qu’une femme qui connaît mes caresses et mes reins, qui est sûre du secret, qui ne me trouve pas un butor, qui aime surtout les variantes, ne me les enverra pas le lendemain?
Je vous vois d’ici faire le moraliste: «Mais cela est odieux; l’amour pur est généreux; vous êtes un fripon...» Foutre! vous badinez, vous gâteriez le métier; elle a trente-six ans, j’en ai vingt-quatre; elle est encore bien, mais je suis mieux; elle met de son côté du tempérament et de l’argent, moi de la vigueur et du secret... Ne voilà-t-il pas compensation?
D’ailleurs, voulez-vous que je m’acquitte? Je lui fais l’honneur de l’afficher. Elle quitte sa dévotion: je la rends à la société, à elle-même; elle change d’état, enfin... Non, je me trompe, elle ne change que de robe et de coiffure.
Voilà ma dévote dans le monde, et par mes soins.
—Mais il valait bien mieux la laisser dans son obscurité: vous allez la perdre, on vous l’enlèvera.—J’ai d’autres projets peut-être; son argent est consommé, ses diamants sont vendus, mon caprice est passé... Vous verrez cependant que, pour me faire enrager, elle s’avisera d’être fidèle: il faut que je prenne la peine d’avoir des torts avec elle.—Vous en aurez bientôt.—Non; car voici ma conclusion: «Madame, je ne rappellerai point vos bontés, elles me sont chères, et mon cœur aime à vous avoir des obligations que toute autre ne m’eût pas fait contracter; mais, plaignez-moi; c’est ma reconnaissance qui me coûtera la vie; c’est le soin de votre gloire qui va détruire mon bonheur. Je vous dois de cesser des visites qui vous compromettraient: hélas! je sais trop qu’en prononçant cette séparation funeste, je dicte mon arrêt.»
Puissances du ciel! combien vous êtes attestées! A force de singeries, je parviens à m’attendrir; ma Dulcinée verse tour à tour les larmes de la douleur et celles du plaisir: ma fuite est combinée par des points d’arrêt sur tous les sophas des appartements, et c’est à sa dernière extase que je me sauve.
Parbleu! voilà bien des façons.—Pauvre sot! tu ne vois donc pas que cette femme fait ma réputation pour l’éternité; je n’ai plus besoin de me vanter, je n’ai qu’à lui en laisser le soin, et je suis le phénix des oiseaux de ces bois. D’ailleurs, je n’ai pas perdu la tête; elle est l’amie intime de la présidente de..., et depuis longtemps je lorgne cette riche veuve; elle ne manquera pas d’être la confidente de ma délaissée, et me croyez-vous assez novice pour n’avoir pas persuadé à celle-ci que ce serait un moyen de nous voir encore; à l’autre, que je ne quitte madame une telle que pour ses beaux yeux.
Tout réussit à mon gré... mais il faut que je les brouille... Allons, Discorde, vole à ma voix... On se pique, on se refroidit, les deux inséparables ne se voient plus; la présidente exige que j’embrasse son ressentiment; je me fais valoir, je deviens exigeant à mon tour. Que ne peut le désir de la vengeance! on se livre à moi pour faire pièce à sa bonne amie.
La présidente a trente-cinq ans, et n’en paraît pas plus de vingt-huit; elle est bien conservée, mais sans affectation. Ce serait une petite maîtresse, si le jargon ne l’ennuyait pas. Elle a de l’esprit avec les femmes, de la gentillesse avec les hommes, beaucoup de retenue dans le public, un ton de femme de qualité et des dehors imposants.
Dans le particulier, je n’ai guère connu de tempérament plus vif, plus soutenu, et en même temps plus varié. Ses caresses sont séduisantes, parce qu’elles sont franches, et vingt fois j’ai été tenté de l’aimer. Au reste, elle n’est pas sans défauts: elle a une profonde vénération pour elle-même; ses décisions sont des oracles, ses préceptes des lois; je n’ai rien vu de si impérieux. Il est vrai qu’elle y joint l’adresse, et que souvent vous croyez faire votre volonté en ne suivant que la sienne.
Sa société, qui nous devine, ne tarde pas à me fêter, je suis le saint du jour; elle a de la confiance en moi: rien n’est bien, si je ne l’ai conseillé. Nous passons ainsi six mortelles semaines. J’oubliais qu’elle veut être la confidente de mes affaires. Un jour j’arrive chez elle; mon œil est agité.—Mais, qu’as-tu donc, mon ami? Tu es bien sombre.—Quoi! dis-je (en m’efforçant de sourire), pourrais-je apporter chez vous de l’humeur?... On me persécute, je m’obstine à me taire, j’ai des distractions que le monde qui abonde pour le souper ne saurait détruire: on me propose une partie, je la refuse, et je sors à minuit en m’échappant.
Voilà qui est bien simple, direz-vous, qui n’en ferait autant?... Je vous le donne en dix: écoutez seulement.
Est-ce que mon laquais, qui est un Crispin des mieux dégourdis, n’a pas eu l’esprit de f..... la femme de chambre pour éviter l’ennui. Or, ce jour-là, il est presque aussi triste que moi; sa charmante le presse autant que la mienne, et comme il est d’un naturel confiant, il avoue que «la nuit dernière j’ai soupé chez la duchesse une telle, que l’on m’a fait, malgré moi, tailler un pharaon»; que le jeu était diabolique, que j’ai perdu énormément, et qu’étant peu riche, je suis étrangement incommodé; mais ce qui me tourmente, c’est d’avoir été obligé de mettre en gage le diamant que m’a donné la présidente. Hélas! cette bague n’a pas même été suffisante avec tous mes bijoux pour dégager ma parole et je suis sans un sou!
Il retombe ensuite sur lui-même, car le drôle est presque aussi coquin que moi: on l’a forcé aussi de jouer, et sa montre est avec mes effets chez madame la Ressource. La pauvre Adélaïde, qui aime le pendard, tire de son armoire quarante écus, qui composent sa petite fortune et sont même le fruit de mes dons. Le scélérat les empoche; mais il y a bien un autre manège.
J’ai aperçu des chuchotages de la présidente à sa femme de chambre, des allées, des venues: c’est que l’on a conté tout cela à madame; que madame a fait répéter tout cela à mon bandit, et que sur le champ elle lui a remis cinq cents louis.—Douze mille francs?—En or, vous dis-je, pour aller tout dégager et fournir le supplément... Quand je sors, je retrouve mon fourbe dans mon carrosse, et nous portons le magot en triomphe chez moi.—Comment! tout cela n’était donc pas vrai?—Mais d’où diable viens-tu donc? C’est incroyable! tu ne te formes point; mais, aiguise donc ton intelligence.
Le lendemain, à sept heures, en déshabillé leste, je cours chez la présidente; une joie douce brille dans ses yeux; j’ai son diamant au doigt... je veux la faire parler (car vous noterez que, sous peine de la vie, mon laquais ne doit m’avoir rien avoué) elle me fait un mensonge avec toute l’adresse, toute la noblesse de la générosité; mais elle voit bien, à la vivacité de mes caresses, que la reconnaissance les enflamme et que je ne suis pas sa dupe. Un peu remis de mes transports, je parle de bienfaits; on m’impose silence, en me disant que si l’on avait été assez heureuse pour me rendre un service, j’en ôterais tout l’agrément. Dieu! comme ma voix est touchante!
Comment, monstre! tant d’amour et de générosité ne te touche pas? Si fait, pardieu! et pour lui montrer ma gratitude (un peu aussi pour m’en débarrasser), je la marie avec un homme de ma connaissance qui la rend la femme la plus heureuse de Paris. D’amants que nous étions, nous devenons amis, et je vole, non pas à de nouveaux lauriers, mais à de nouvelles bourses.
Dégoûté de l’amour parfait, de la jouissance méthodique de la dévote et de la présidente, je languissais tristement, quand mon bon ange me conduisit chez madame Saint-Just (fameuse maquerelle pour les parties fines, rue Tiquetonne); je lui annonce que je suis vacant, et surtout que le diable est dans ma bourse; elle me présente sa liste, parcourons-la.
1o Madame la baronne de Conbâille... Foutre! voilà un beau nom. Qu’est-ce que cette femme-là?—-C’est une petite provinciale qui est venue à Paris dépenser cinquante ou soixante mille francs qu’elle amassait depuis dix ans.—En reste-t-il encore beaucoup?—Non.—Passons; pourquoi cette bougresse-là s’avise-t-elle de prendre un nom de cour?
2o Madame de Culsouple.—Combien donne-t-elle?—Vingt louis par séance.—Paie-t-elle d’avance?—Jamais, et puis ce n’est pas votre affaire: elle est trop large.
3o Madame de Fortendiable.—Tenez, voilà ce qu’il vous faut. C’est une Américaine, riche comme Crésus; et si vous la contentez, il n’y a rien qu’elle ne fasse pour vous.—Eh bien! tu me présenteras.—Demain, si vous voulez.—Ici?—Dans son hôtel même.—Ce nom-là a quelque chose d’infernal qui me divertit.—Je rends la liste, quand, d’un air de mystère, la bonne Saint-Just m’adresse cette exhortation: «Mon cher ami, vous avez beaucoup vu de jeunesses: qu’y avez-vous gagné? la vérole. Pourquoi ne pas écouter les conseils de la sagesse? J’ai dans ma maison une vraie fortune, une vieille.—Le diable te f....! Eh! que votre souhait s’accomplisse! encore mieux vaut lui que rien; mais il ne s’agit pas de cela, je vous parle d’un trésor: fiez-vous à moi, et nous la plumerons.—Allons, je le veux bien: je m’en rapporte à ta prudence.»
En attendant, je me rends le lendemain, à sept heures du soir, chez mon Américaine. Je trouve de la magnificence, un gros luxe, beaucoup d’or placé sans goût, des ballots de café, des essais de sucre, des factures, enfin un goût de mariné que je n’ai, sacredieu! que trop reconnu dans mainte occasion.
Ce qui me tourmentait était d’entendre, dans un cabinet voisin, une voix d’homme dont les gros éclats me mettaient en souci; enfin, la porte s’ouvre: qui serait-ce? Ma déesse... Mais, foutre! quelle femme!
Imaginez-vous un colosse de cinq pieds six pouces; des cheveux noirs et crépus ombragent un front court, deux larges sourcils donnent plus de dureté à des yeux ardents, sa bouche est vaste; une espèce de moustache s’élève contre un nez barbouillé de tabac d’Espagne; ses bras, ses pieds, tout cela est d’une forme hommasse, et c’est sa voix que je prenais pour celle du mari.
—Foutre! dit-elle à la Saint-Just, où as-tu pêché ce joli enfant? Il est tout jeune; mais qu’il est petit! N’importe, petit homme, belle q..... Pour faire connaissance, elle m’embrasse à m’étouffer... Sacredieu! il est timide!—Oh! c’est un garçon tout neuf. —Nous le ferons... Mais est-ce que tu es muet?—Madame, lui dis-je, le respect... (J’étais abasourdi.)—Eh! tu te fous de moi avec ton respect... Adieu, Saint-Just. Ça, ça, je garde mon f...eur; nous soupons et couchons ensemble.
La Duchesse
Me voilà donc libre; je m’introduis dans les différentes sociétés de la cour; je jette sur les femmes qui les composent un œil curieux et perçant. Du plus au moins je fais mainte application des peintures de la marquise. La saison des bals arrive, j’aime la danse à la fureur, mais, n’étant point talon rouge, elle m’était interdite chez les hautes puissances; l’observation m’offrit des dédommagements. J’avais obtenu la permission de me rendre chez une princesse qui joint à tout plein d’esprit le meilleur ton et le cœur le plus sensible. Je la jugeai faite pour inspirer un attachement durable, mais trop sage pour s’afficher ainsi. A son âge, avec tous les moyens de plaire, se fixer!... Eh! que dirait l’Amour? Lui a-t-il confié ses flèches pour les laisser oisives ou pour les ficher sur un seul cœur, comme les épingles sur la pelote de sa toilette? Je consultai mon grimoire, et je sus qu’on ne pouvait allier plus de générosité, de talents et d’adresse. Je sus encore qu’en prédicateur excellent, ses préceptes ne nuisaient pas à ses plaisirs, et je crus sentir qu’un peu de contrainte pouvait y ajouter du prix.—Mais qui est-ce donc?—Oh! vous en demandez trop; allez sur le grand théâtre, quand on jouera la Gouvernante, vous lui verrez remplir un rôle que son cœur lui rend cher et qui lui mérite tous les applaudissements.
Confondus dans un groupe d’hommes, nous exercions notre critique sur les danseurs.—Eh! bon Dieu! quelle est cette petite personne, si folle, si extravagante? Elle est tout ébouriffée, son panier penche d’un côté, tout son ajustement est en désordre... Je ne l’en trouve, ma foi! que plus jolie; tous ses attraits sont animés, ses gestes sont violents, tout pétille en elle.—C’est la duchesse de..., me répond le comte de Rhédon; vous ne la connaissez pas? Je vous présenterai; elle aime la musique, vous l’amuserez. Le lendemain, je somme le comte de sa parole, et nous partons.
A six heures du soir, la duchesse était en peignoir; de grands cheveux s’échappaient d’une baigneuse placée de travers sur sa tête. Embrasser le comte, me faire la révérence, me proposer vingt questions et me prendre pour répéter le pas de deux de Roland, ne fut l’affaire que d’un instant. Je fus froid les premiers pas: une passe très lascive, qu’elle rendit comme Guimard, m’enhardit, m’échauffa, me fit... (Ah! mon ami, la jolie chose qu’un pas de deux, quand on bande!) Le comte applaudit à tout rompre; elle s’écrie que je danse comme Vestris, que j’ai un jarret à la Dauberval, me fait promettre de venir répéter avec elle, et me donne carte blanche pour les heures; puis mon lutin sonne ses femmes. Le comte se sauve, je demeure; elle se coiffe à faire mourir de rire; me demande mon avis; je touche à l’ajustement, et je lui donne un petit air de grenadier qu’elle trouve unique... Elle s’habille, sort; je lui donne la main, et je me retire.
Parbleu! dis-je en moi-même, celle-là n’a pas le temps d’être méchante. Je me couche; sa friponne de mine me tourmente toute la nuit. Je me lève en raffolant, et je cours chez la duchesse à dix heures du matin; elle sortait du bain, fraîche comme la rose. Une lévite la couvre des pieds à la tête; on apporte du chocolat; je suis barbouillé du haut en bas; elle saute à son clavecin; sa jolie menotte a toute la vélocité possible; elle a du goût, un filet de voix, des sons charmants, mais pour de l’âme... serviteur. Je vois cependant qu’elle est susceptible. Nous prenons un duo; je la presse, je l’attendris malgré elle; elle perd la tête, son cœur se serre; j’en arrache un soupir; la voix meurt, la main s’arrête; le sein palpite, mon œil enflammé saisit tous ses mouvements... Zeste! elle jette tout au diable; elle plante là le clavecin, me bat, me demande pardon, passe un entrechat, se jette en boudant sur un sopha, et se relève par un grand éclat de rire.
Heureusement pour moi, Gardel arrive; nous dansons; je remarque cependant avec plaisir qu’elle prend de l’intérêt; elle me loue avec affectation. Gardel n’a garde de la contredire; avant que je sorte, elle me demande excuse, implore son pardon, me prie de lui imposer sa pénitence; vois donc d’ici, bourreau, cette mine hypocrite; je saisis une main que je couvre de baisers; l’autre me donne un soufflet qu’un baiser hardi répare à l’instant.
Le lendemain, j’y vole sur les ailes du désir; elle m’avait demandé quelques ariettes nouvelles, je les lui portais; elle était au lit; une femme de chambre ouvre ses rideaux, je parais; un fauteuil placé à côté d’elle me tendait les bras... j’aime bien mieux m’appuyer contre une console qui me tient de niveau.
Où es-tu, divin Carrache? prête-moi tes crayons pour esquisser cette enfant!...
Un bonnet à la paysanne couvre sa tête à moitié; ses traits n’ont aucune proportion; ce sont de noirs yeux superbes, la plus jolie bouche, un nez retroussé, un front trop petit, mais ombragé délicieusement; deux ou trois petits signes noirs comme jais assassinent leur monde sans rémission; son teint est moins très blanc qu’animé, mais le carmin le plus pur n’égale pas le vermeil de ses joues et de ses lèvres.
Après quelques folies débitées de part et d’autre, je lui montre ma musique; elle me prie de chanter... Je déployais toute la légèreté de ma voix, quand tout à coup un drap soulevé me découvre un sein de lis et de roses... et la cadence chevrote... Je continue: tantôt c’est un bras arrondi par l’amour, une cuisse fraîche rebondie, une jambe fine, un pied charmant qui, tour à tour, se promènent sur le lit et frappent tous mes sens... Je tremble; je ne sais plus ce que je chante...—Allons donc! me dit la duchesse, avec un sang-froid dont je ne la croyais pas capable. Je recommence et le manège d’aller son train; mon sang bouillonne, tous mes nerfs s’agacent et s’irritent; je palpite, mon visage s’inonde de sueur; la méchante, qui m’observe, sourit et cependant soupire... Un dernier bond la découvre tout entière... Sacredieu! mes yeux font feu; je jette la musique, je fais sauter les boutons qui me gênent, je m’élance dans ses bras; je crie, je mords, elle me le rend bien, et je ne quitte prise qu’après quatre reprises redoublées.
La duchesse était évanouie, cela commença à m’inquiéter; j’employai un spécifique qui ne m’a jamais manqué; j’ai la langue d’une volubilité incroyable; j’applique ma bouche sur le bouton de rose qui termine un joli globe: un trémoussement presque subit me rassure sur son état...—Dieu! ô Dieu! me dit-elle en me sautant au cou, cher ami, tu l’as trouvé!—Eh, quoi? lui dis-je tout étonné...—Hélas! un tempérament que l’on m’avait persuadé que je n’avais pas... Et baisers d’entrer en jeu, et les pièces de mon habillement de couvrir le plancher. Enfin, nous nous trouvâmes, comme dit la précieuse ridicule, l’un vis-à-vis de l’autre; je vous jure que ma petite duchesse n’était point de ces prudes qui craignent un homme absolument nu. Elle avait des doutes; il fallut bien les éclaircir. Cette situation nouvelle me découvrait de nouveaux charmes. C’était bien le corps le mieux fait! Charnue sans être grasse, svelte sans maigreur, une souplesse de reins qui ne demandait que de l’usage... Eh! parbleu! je lui en donnai de toutes les façons.
J’aime bien f....; mais comme le bon Dieu n’a pas voulu que nous trouvassions le mouvement perpétuel, il faut s’arrêter enfin, car ce jeu lasse plus qu’il n’ennuie.
Or ma duchesse n’avait qu’un jargon, toujours le même; et comme j’avais ralenti son feu, ce n’était plus qu’un petit être plat, fort monotone. Que j’aime à voir sortir d’une bouche ces riens que rend si précieux une femme enivrée de volupté! qu’un mot placé à propos sait bien relever le prix d’une caresse et la rendre plus touchante! Otez les préludes de la jouissance et les paroles magiques qui, faisant sortir de l’extase, aident si souvent à s’y replonger... l’ennui bâille avec nous sur le sein de nos belles: l’amour fuit, l’essaim des plaisirs s’envole, et l’on s’endort pour ne jamais se réveiller.
Voilà des dégradations que j’éprouvai chez la duchesse pendant quinze jours: nos commencements furent trop vifs et la satiété amena le dégoût. J’en étais là, quand, un soir, en entrant chez moi, on me remit un écrin et un petit billet.
«Un instant me rendit votre amante, un instant a tout changé; mais j’ai, monsieur, de la reconnaissance de vos soins; je vous prie de conserver cet écrin: il vous représentera l’image d’une femme qui parut vous être chère, et qui se reproche de n’avoir pas pu faire plus longtemps votre bonheur.»
Je vis sur-le-champ de quelle main partait ce billet: la duchesse était incapable de l’avoir dicté. J’y répondis: «Vos bienfaits, madame, ont droit de me toucher, si votre cœur a daigné apprécier le peu que je vaux. J’ai mis dans notre liaison des procédés dont l’énergie paraissait vous plaire; je n’ai ni dépit, ni colère. C’est bien assez pour moi d’avoir eu les honneurs du triomphe, sans aspirer à ceux de la retraite: depuis huit jours, j’attendais vos ordres, et la preuve de mon respect est de ne les avoir pas prévenus. Votre portrait sera pour moi le gage de l’estime que vous accordez à mes talents. Puisse, madame, le fortuné mortel qui me remplace vous en porter de plus heureux! Vous m’aurez tous deux dans une obligation plus douce: celle de vous avoir mis dans le cas d’en sentir tout le prix.»
Mon successeur, homme d’esprit, n’a pu y tenir, comme moi, que peu de jours; elle l’a remplacé par un prince, et réellement, quant au moral, ils se convenaient; pour le physique, elle eut ses laquais: c’est le pain quotidien d’une duchesse.
Mon billet écrit, j’ouvris l’écrin, j’y trouvai de fort beaux diamants et le portrait de la duchesse en baigneuse: il était frappant; je l’approchai machinalement de mes lèvres. Avouerai-je ma faiblesse? Je sacrifiai encore une fois à ce joli automate, et mon caprice s’écroula avec la libation que je venais de répandre en son honneur.
Musique
J’ai toujours aimé la musique; je fis le soir même connaissance avec la Guimard. Cette bougresse-là est laide et joue comme une cuisinière; mais sa voix est belle, et quand elle ne chante pas faux, elle fait plaisir; d’ailleurs elle f... comme une enragée. Ma réputation abrégea le cérémonial: je convins de six coups par jour; elle cassa aux gages son porteur d’eau qu’elle avait éreinté, laissa reposer ses laquais et son coiffeur, et nous nous accordâmes à faire bourse commune (bien entendu que je n’y mettrais rien). Elle donnait des concerts, recevait des compagnes qui la grugeaient en la détestant, des musiciens d’assez mauvaise compagnie et des gens de qualité amateurs qui n’ont pas même le mérite d’être bons.
J’étais à causer un après souper avec un virtuose célèbre et charmant compositeur (Cambini); nous parlions de la révolution de la musique en France; je l’écoutais avec aridité et je m’instruisais; tout à coup un de ces messieurs nous aborde.—Quoi! vous parlez composition! Pardieu! sans me flatter, je suis d’une bonne force.—Je n’en doute point, lui dis-je en jetant un coup d’œil sur l’artiste, et je serais fort aise que vous nous donniez, à monsieur et à moi, quelques leçons.—Volontiers, volontiers; moi, je ne refuse jamais mes soins.—Par exemple, monsieur veut composer un opéra et il me demande le poème.—Sa musique est faite, apparemment?—Non pas.—Comment! Tant pis; jamais la musique ne va bien, quand on la compose pour des paroles; cela gêne un musicien et l’empêche de peindre; son imagination est refroidie.
—Mais, monsieur, il me semble...—Il vous semble mal. Un orchestre, morbleu! un orchestre, voilà tout ce qu’il faut; suivez le Moline, cela s’appelle faire un opéra; les paroles ne sont jamais d’accord avec la musique; mais aussi cela n’arrête point les effets... Moi, je tiens pour les effets; ai-je raison, Cambini?—Monsieur le marquis, cependant, quand on veut exprimer un sentiment, l’amour, par exemple...—Oui, il faut du chromatique, beaucoup de fausses quintes; on relève cela par l’accord parfait; de là on passe dans le ton relatif par la tierce mineure; appuyez-moi une septième diminuée; si le mode est mineur, grimpez au majeur; semez-moi des bémols, accords de tierce, dominant, sexte et les doubles octaves... Pardieu! l’on module dans un tour de main... As-tu de la fureur, dans ton opéra?—Beaucoup, monsieur le marquis.—Ah! pardieu! tu vas voir: mesure à quatre temps, battue bien ferme; pour le récitatif, ad libitum, avec accompagnement obligé; ensuite un chœur en fugue, à deux sujets bien sortants l’un et l’autre, parce que cela marque la dispute, le conflit de juridiction; surtout que cela crie comme le diable (il faut que l’on entende un chœur peut-être), ensuite un grand silence; c’est imposant, ça, hein?... Un trois temps bien tendre, pour faire le contraste, tu m’entends bien? Il n’y aurait pas de mal d’y mettre des timbales; ensuite le héros se fâche en allegro, avec quatre bémols à la clef; il faut qu’il fasse une tenue de dix mesures pour lui rassurer la poitrine; pendant ce temps-là, l’orchestre va le diable; puis ton héros fait des roulades pour se reposer; il veut qu’on l’entende... Eh! non, morbleu! que l’orchestre l’écrase! et si ce diable de Legros perce encore, on y mettra du tonnerre... Ah! ce que je te recommande, c’est une basse bien ronflante; que tout cela marche...—Et mes airs de danse, monsieur le marquis?—Oh! pour cela il nous faut du noble: un beau grand morceau de flûte, avec des variations, pour la commodité de Salentin, et puis un point d’orgue avec des roulades; il serait long pour faire gigoter Gardel... Tu ne sais pas comment sortir de là!—Ma foi, non.—Un tambourin, mordieu! un tambourin; il n’y a que ça, pour qu’on s’en aille gaiement... Ah! çà! bonsoir...
—Ah! cervelle du diable, maudit empoisonneur, coglione, coglione...—Là, là, tout doux, Cambini, lui dis-je... Eh bien! mon ami, voilà qui vous juge, et sans appel encore... Nous rejoignîmes la compagnie, à qui le marquis avait déjà fait confidence de ses bontés pour nous, en briguant des voix pour la première représentation, en cas que l’on suivît ses avis.
Je passais ainsi ma vie au milieu des talents et des ridicules; mais ma bougresse m’ennuyait; elle jure comme un charretier; pas la moindre ressource avec elle.
Mariage
J’étais endetté; mes créanciers, honnêtes israélites, venaient m’offrir leur figure patibulaire. Je pris une résolution magnanime: je me décidai à me mettre la corde au cou, à me marier.—Ah! tu vas faire une fin.—Oui, une fin; c’est pardieu bien périr avant le temps!
Je connaissais une vieille intrigante, doyenne des marquises, appareilleuse de sacrement: je fus lui conter mon affaire, en lui observant que j’étais pressé.—Oui, me dit-elle, la voulez-vous jolie?—Ma foi! cela m’est égal; c’est pour en faire ma femme; je ne m’en soucierai guère, et je ne la prends pas pour les curieux.—Il la faut riche?—Oh! cela, le plus possible.—De l’esprit?—Mais, oui, là, là.—Je tiens votre affaire. Connaissez-vous madame de l’Hermitage?—Non.—Je vous présenterai; c’est une de mes amies; sa fille a dix-huit ans, elle est très riche, et surtout son caractère est excellent.—(Ah! foutre! que cette bougresse-là est laide!...) Mon aimable duègne part sur-le-champ pour porter les premières paroles, manigancer mon affaire et me vanter; le soir elle m’écrit deux mots, et deux jours après nous nous rendons chez ma future belle-mère.
Madame de l’Hermitage tient bureau de bel esprit; là, tous nos demi-dieux, tous nos Apollons modernes viennent chercher des dîners qu’ils paient en sornettes. Dès l’antichambre, je respirai une odeur d’antiquité qui me saisit l’odorat; la vieille m’avait prévenu qu’il fallait beaucoup admirer. J’entre dans un salon immense et carré; j’y trouve la maîtresse de la maison avec l’air d’une fée, le corps d’un squelette et le maintien d’une impératrice. Elle m’assomme de longs compliments; j’y réponds par des révérences sans nombre; je cherche des yeux la future... Ah! foutre! on vous en donnera! Diable! il faut que sa mère me juge auparavant, et la bienséance permet-elle qu’on expose une fille aux regards du premier occupant?... La duègne et la mère entamèrent les grands mots et les vieilles histoires. Pendant ce temps-là je toisai le salon. Des tapisseries d’antiques verdures en couvraient les murailles. Cassandre et Polixène y figuraient, aussi bien que le roi Priam, nombre de Troyens et perfides Grecs, avec chacun un rouleau qui leur sortait de la bouche pour la commodité de la conversation. Du plancher pendait une lampe immense, à sept branches, de bronze doré, qui avait servi aux festins de Nabuchodonosor, aux quatre coins, des trépieds de vieux laques surmontés d’urnes à l’antique et de pyramides tronquées trouvées dans les fossés de Ninive-la-Superbe. Des tables de marbre de Paros, portées sur des piliers de granit, chargées de bustes grecs et latins et d’un grand médaillier. La cheminée, élevée à huit bons pieds de hauteur et surmontée d’un miroir de métal, environné d’une bordure immense en filigrane; c’était, je crois, celui de la belle Hélène. Les fauteuils paraissaient modelés sur ceux de la reine de Saba, couverts de tapisserie, durement rembourrés pour éviter la mollesse, mais magnifiquement dorés... Voilà, mon cher, le mobilier qui frappa mes regards. Au reste, tout décelait à mes yeux exercés un fonds de richesse qui chatouillait mon âme, et je projetais déjà de changer toutes ces fadaises contre les belles inventions de notre luxe moderne. Je m’extasiai sur chaque objet, je tranchai du connaisseur pour applaudir; on accueillit mes éloges, et nous nous retirâmes, la duègne et moi.
En sortant, elle me dit que ma figure, mon air sage et posé (car il ne m’était, pardieu! pas échappé un sourire), surtout mon excessive politesse avaient prévenu en ma faveur, que probablement je serais invité à dîner pour le jeudi, qui était le grand jour, et qu’alors je verrais mademoiselle Euterpe... Foutre! voilà un beau nom; j’ai diablement peur que ma charmante ne soit aussi quelque antiquaille.
Je fus invité; le dîner répondait à l’ameublement et je vis mon Euterpe... Ah! sacredieu! la jolie future; elle est faite à coups de serpe, elle a été modelée, ou le diable m’emporte! sur quelque singe; aussi madame sa chère mère dit-elle que c’est le vivant portrait de M. de l’Hermitage. Ramassée dans sa courte épaisseur; un teint d’un jaune vert, des petits yeux enfoncés, battus jusqu’au milieu de deux joues bouffies; des cheveux à moitié du front, une bouche énorme et meublée de clous de girofle, un cou noir, et puis... serviteur! une gaze envieuse voilait un je ne sais quoi qui montait au diable. Eh! pardieu! que ne couvrait-elle aussi les deux plus laides des pattes que jamais servante ait lavées. Au reste, mademoiselle Euterpe fait la petite bouche, grimace avec complaisance et n’en est que plus laide... Ce fut bien pis quand elle eut parlé. Ah! Cathos n’est rien en comparaison... Jour de Dieu! épouser cela! me dis-je à moi-même. C’est bien dur!—Eh! fi donc! tu ne l’épouseras pas peut-être?—Eh! mon ami, quarante mille livres de rente d’entrée, autant de retour; cela n’est pas à négliger; elle a les beaux yeux de la cassette, et moi, je n’ai qu’un beau v.. dont elle ne tâtera guère. Mes créanciers me talonnent, il faut s’immoler.
Après le dîner, mademoiselle Euterpe fut se camper auprès de sa chère mère; moi j’allai roucouler d’amoureux hoquets qui furent reçus avec humanité et condescendance: somme toute, au bout de quinze jours, on nous maria, en m’avantageant de vingt mille livres de rente par contrat. Me voilà donc époux d’Euterpe. La mère donna à sa bien-aimée sa bénédiction et le baiser de paix; ma chaste épouse fut se mettre entre deux draps, les talons dans le cul, comme cela se pratique par modestie. Une partie de la noce était dans les chambres voisines; les jeunes gens surtout, pour qui c’est une aubaine, me firent compliment sur mon bonheur futur, me souhaitèrent bonne chance et se mirent en embuscade. Je me campai à côté de ma charmante, qui versait de grosses larmes.—Madame, lui dis-je, le mariage où nous nous sommes engagés est un état pénible, une voie étroite, mais qui mène au bonheur; il n’est point de roses sans épines, et c’est moi, votre époux, qui doit les arracher. Le Créateur nous a réunis pour que nos deux moitiés ne fissent qu’un tout. Afin de mieux consolider son ouvrage, il a fait présent à l’homme, chef de son épouse, d’une cheville... Tâtez plutôt (je lui porte la main là, et la masque retire la patte comme si elle avait bien peur). Or, cet instrument doit trouver son trou: ce trou est en vous; permettez que je le cherche et que je le bouche... Alors, d’un bras vigoureux je prends ma chrétienne; elle serre les cuisses; j’y mets un genou comme un coin, elle me fout des coups de poing par manière de résistance; enfin, elle fait semblant de se trouver mal; elle allonge les jambes, lève le cul; je frappe à la porte... Ah! foutre! ah! sacredieu! mort de ma vie!—Quoi donc? Comment, bourreau! deux pieds de cornes... Je suis étranglé... Elle est ouverte à deux battants encore! ah! chienne! ah! carogne! et tu défendais la brèche... foutue garce!... Je la cogne; elle m’égratigne, elle hurle, je jure en frappant toujours; la mère arrive, écumant de rage; je saute à bas du lit et je me sauve. Mes amis, rangés en haie, me demandent, avec une maligne inquiétude, si je me trouve mal, si je veux un verre d’eau... Je veux le diable qui m’emporte loin d’ici!... Un instant après, ma belle-mère rentre, et d’un ton de sénateur: Mon gendre, je sais ce que c’est.—Comment, ventredieu! je le sais bien aussi, moi, et que trop.—Non, ce n’est rien; le premier jour de mes noces il m’en arriva tout autant.—Ah! la foutue famille!—Rassurez-vous, c’est une enfant qui ne sait pas ce que c’est, elle s’y fera; allez vous remettre auprès d’elle, et prenez-la par la douceur.—La rage qui m’étouffait m’avait empêché de l’interrompre, mais à cette douce invitation, je m’écrie: Moi y retourner! Que le jeanfoutre qui l’a commencée la rachève... Ah! foutre! c’est une ânesse ou une jument, tant elle est large.—(Madame de l’Hermitage fronce le sourcil.) Mon gendre, je comprends, c’est que vous ne pouvez pas.—Comment! foutre! madame, je ne peux pas! Eh! sacredieu! la besogne n’est pas dure, on y passerait en carrosse... La vieille fée se fâcha; je manquai la foutre par la fenêtre, et je sortis pour jamais de ce maudit lieu.
O rage! ô désespoir! moi la terreur des maris, moi la perle des f......., me voilà coiffé d’un panache à la mode... Coa, coa! en herbe! Coa, coa! en herbe, ventre et dos, et par une guenon, une Maritorne!... Où fuir? où me cacher?... Les épigrammes vont m’assassiner.
Ce n’est pas tout. Le lendemain, un homme en noir demande à me parler. Au milieu de beaucoup de révérences, il me signifie un petit papier...—Monsieur, vous vous trompez.—Non, monsieur, me dit le Normand.—Mais de qui cela vient-il?—De haute et puissante demoiselle Euterpe de l’Hermitage, votre légitime épouse.—Comment, ce coquin! foutre! si tu ne sors... il était déjà parti, et court encore... Eh bien! la bougresse me faisait sommation de la traiter maritalement, sans quoi l’on m’annonçait bénignement que l’on demanderait séparation. Je cours chez mon procureur; je consulte, nous plaidons pendant trois mois; on me tympanise; enfin je suis contraint d’abandonner dix mille livres de rentes de mes vingt constituées, et l’on me déclare père d’un individu (quelque sapajou sans doute) dont ma bougresse était grosse; encore n’était-ce pas le premier.
Furieux, désespéré, je pars pour le pays étranger, et j’abandonne à jamais cette terre maudite où je pourrais rencontrer tant d’objets déplaisants.
Sort, foutu sort plein de rigueur! Quoi, moi, j’éprouverai tes caprices, tes bizarrerie! Voilà donc le fruit de mes belles résolutions! Tous mes projets aboutiraient à la parure de Moïse! Fuyez, foutez le camp, rêves atrabilaires, songes creux de mon imagination bilieuse... Non, non, mesdames, vous ne tiendrez point mon chef dans vos cuisses maudites; jamais un c.. marital ne m’enverra de vapeurs corniférères. Au foutre la conversion! mais dans mon humeur de vengeance, je foutrai la nature entière, j’immolerai à mon priape jusqu’à des pucelages (si tant est qu’il en existe); par moi, légions de cocus peupleront les palais, les champs et les cités; j’usurperai jusqu’aux droits de notre bonne mère la sainte Église. Point de fouteuse de prélat, point de monture de curé que je n’enfile sur tous les sens (pour leur conserver l’habitude) jusqu’à ce que, rendant dans les bras paternels de M. Satan mon âme célibataire, j’aille foutre les morts!
Hic et Hec
Les Chevaux neufs
Ad... des Italiens, célèbre par un joli pied et par des charmantes roueries, parvint à captiver le riche Ve..., il semait l’or avec profusion. Ad... en obtint une jolie maison à la barrière blanche; il la meubla avec tout le goût possible, lui prodigua les diamants et prévint tous ses désirs; mais il mettait toujours dans ses cadeaux un peu de gaucherie financière, et semait l’or sans grâce. Un jour il lui fit faire une voiture de la coupe la plus agréable, doublée de velours jonquille, enrichie de crépines d’argent, les panneaux étaient peints avec goût et vernis richement, il la fit conduire chez elle. Vous pensez bien que tous les parasites de la maison ne tarirent pas sur l’éloge du nouveau char qui devait faire le plus bel effet à Longchamps; mais Ad... observa que la voiture neuve ferait disparate avec ses vieux chevaux. Ve..., qui ne s’attendait pas à cette nouvelle dépense, en marqua de l’humeur: elle bouda, et elle finit par dire qu’on allât chercher Javard, le maquignon, et que, s’il était raisonnable, il changerait ses chevaux. La belle reprit sa gaîté, et trois quarts d’heures après Javard arriva avec deux chevaux bais à col de cygne, tête busquée, jambe fine, jarret large, coupe arrondie et avant-main superbe, etc. Les voir et les désirer fut l’ouvrage d’un moment. Ve..., d’un air indifférent, demanda ce qu’il les voulait vendre. Javard, avant de répondre, détailla leur figure, vanta leur vigueur, leur fit faire cent courbettes, mit dans leur éloge toute l’emphase d’un maquignon, et finit par dire que quand ce serait pour son père, il ne pourrait pas les donner à moins de deux mille francs de retour.
VE.....
Deux mille francs! Vous moquez-vous?
JAVARD
A tout autre, j’en aurais demandé cent louis; mais pour vous, monsieur, je n’ai qu’un mot: deux mille francs, et ils sont à Mademoiselle.
VE.....
Vous n’en voulez pas douze cents francs?
JAVARD
J’y perdrais plus de trente louis.
VE.....
Vous n’en voulez rien rabattre?
JAVARD
Je ne puis pas, en conscience.
VE.....
La conscience d’un maquignon!... Allons, ils seront pour un autre.
AD.....
Ils feraient pourtant bien à ma voiture, elle est si jolie!
VE.....
Jolie tant que vous voudrez; vous garderez vos vieux. Vous me ruineriez avec vos caprices.
Elle insiste, il s’impatiente et sort, en prenant sa canne et son chapeau.
AD.....
Quelle lésine! il ne sait jamais rien faire qu’à demi. Il me donne une voiture délicieuse et me refuse les chevaux... Ils sont charmants... Quel dommage!
JAVARD
Je ne conçois pas qu’un homme aussi riche se fasse tirer l’oreille pour deux malheureux mille francs, quand il s’agit d’obliger une si belle personne qui veut bien faire son bonheur. Ah! si j’étais à sa place...
AD.....
Vous feriez peut-être comme lui, les hommes ne sont généreux que quand ils nous désirent.
JAVARD
Je ne suis qu’un marchand de chevaux; mais je ne vous refuserais certainement pas les miens, si je croyais, à ce prix, être traité cette nuit seulement comme monsieur de Ve...
AD....., souriant
Vous seriez bien attrapé, si je vous prenais au mot.
JAVARD
Non, ma foi, j’en ferais le sacrifice de toute mon âme.
AD.....
Vous plaisantez...
JAVARD
Non, j’en jure, dites un mot et les chevaux entreront dans votre écurie.
AD.....
Quoi, tout de bon?
JAVARD
D’honneur.
AD.....
Savez-vous bien que vos chevaux me tentent beaucoup.
JAVARD
Vous me tentez bien davantage.
AD.....
Si j’allais accepter...
JAVARD
Je me flatte que vous seriez si contente de la nuit que vous m’en accorderiez quelque autre.
AD.....
Vous croyez... Eh bien?
JAVARD
Eh bien?...
AD.....
Puisque vous le voulez décidément... faites-les donc mettre dans mon écurie.
Les chevaux entrèrent, Javard remonta: c’était un gaillard de bonne mine, l’épaule large, l’œil vif, le teint brun et taillé en payeur d’arrérages, il voulut procéder, sans délai, à se payer de ses chevaux. Ad... avait trop d’envie de briller à Longchamps pour faire des difficultés après la générosité du maquignon. Son boudoir, avant souper, fut trois fois la caisse où il toucha des à-comptes. Un repas fin et délicat, arrosé d’excellent vin, répara leurs forces, et son lit vit cinq fois l’ardent Javard travailler à toucher sa créance. Ve... ne l’avait pas accoutumée à de pareilles fêtes, elle s’y livra avec ivresse, mais le maquignon, ne perdant pas la tête, se leva de grand matin, courut chez Ve... et s’y fit introduire.
JAVARD
Mes chevaux sont, monsieur, chez mademoiselle Ad... il ne m’a pas été possible de la refuser.
VE.....
J’entends, et vous comptez que sans y avoir consenti, je ferai la sottise de vous payer deux mille francs.
JAVARD
Point du tout, j’ai pris des arrangements avec elle.
VE.....
Et quels arrangements? s’il vous plaît.
JAVARD
Elle a un anneau dont je me suis accommodé.
VE.....
Sa bague?
JAVARD
Oui, elle me convient fort...
VE.....
Parbleu, je le crois, elle m’a coûté deux mille écus, vous ne faites pas de mauvais rêves. Allons, faites votre quittance de deux mille livres; je vais vous les payer, mais qu’il ne soit plus question de l’anneau.
JAVARD
Mais, monsieur, le marché est fait...
VE.....
Et je le défais. Diable! comme vous y allez!... Allons, votre quittance, voilà votre argent.
JAVARD
Allons donc, puisque vous l’aimez mieux.
Il fait la quittance, reçoit les deniers et se retire, content d’avoir si bien vendu ses chevaux et d’avoir passé gratis une si bonne nuit. Ve... prend alors sa redingote, sa canne et son chapeau et va chez Ad... La femme de chambre a beau lui représenter qu’elle dort, qu’elle a été toute la nuit fort agitée, il entre, en disant qu’il a de quoi guérir sa migraine. Ad... se réveille au bruit.
AD.....
Venez-vous encore me tourmenter après m’avoir désobligée comme vous avez fait hier?
VE.....
Non, friponne; tu sais bien que je finis toujours par faire ce que tu veux. Tiens, voilà la quittance de tes chevaux.
AD.....
Je n’en ai que faire, monsieur, je les ai payés.
VE.....
Oui, avec ton anneau! il me l’a dit; mais je n’entends pas cela; garde-le, voilà ta décharge en bonne forme, et il m’a promis de te laisser ta bague.
Adeline devina sans peine l’équivoque, se mordit les lèvres pour n’en pas rire, et pour cacher sa confusion elle eut la complaisance de recevoir le financier dans la chapelle que le maquignon avait si bien fêtée.
La Vieille Sara
Après quelques moments de repos et quelques verres de punch, on demanda quelque anecdote à Valbouillant.
—Je n’en sais point, dit-il, si ce n’est le désespoir de la vieille Sara.—Je ne la connais point, dit l’évêque.—Oh! que si, monseigneur, elle a la pratique de presque tout votre chapitre, c’est la grosse marchande de plaisir!—Elle vend du croquet?—Non, mais c’est la plus adroite pourvoyeuse du comtat; peu de femmes ont une famille aussi étendue, elle a toujours deux ou trois nièces qui l’accompagnent aux promenades, au spectacle, et quand elles sont un peu trop connues, elles se retirent vers Orange en Carpentras, où elles portent l’instruction qu’elles ont reçue chez Sara, qui les remplace par de nouvelles parentes qui lui viennent des villages d’alentour et qu’elle forme avec le même soin.—Oh! oui, je me rappelle, dit l’évêque, elle est grosse, courte, elle a le front étroit, l’œil en dessous, le crin roux et le nez un peu bourgeonné.—Précisément, et sûrement vous avez été plus d’une fois son neveu.—Je n’en disconviens pas; que lui est-il donc arrivé?—Hier, se promenant sur le rempart avec Justine, la nièce du moment, un négociant de Bâle est venu l’accoster, on a lié conversation, elle a d’abord été galante, puis elle s’est animée, et le bon Bâlois a proposé de lui donner à souper. Sara, toujours prête quand il s’agit d’un repas, s’accorde à tout, et l’on convient que le négociant partagerait ensuite le lit de Justine en déposant dix louis sur la table de nuit, dont il aurait droit d’en reprendre un à chaque politesse qu’il ferait à la gentille nièce. Sara, qui n’avait guère vécu qu’avec d’élégants Français ou de bons citadins, croyait que les Suisses ne pouvaient l’emporter en civilité sur ses compatriotes, et se hâta de conclure le marché. On a soupé gaîment, le bourgogne et le montrachet n’ont pas été ménagés, la vieille s’est bien repue, bien égayée, puis a présidé au coucher: on a vu poser l’or sur la table de nuit, et le Suisse a prétendu qu’elle lui devait deux louis. Justine, interrogée sur le fait des articles, a confirmé par son aveu les prétentions du Bâlois. Sara a redoublé ses cris, et l’Helvétien, pour l’apaiser, l’a renversée sur le lit et lui a fait cadeau du treizième; elle a pris son mal en patience, mais en jurant ses grands dieux qu’elle ne ferait plus de pareil marché qu’avec des Français.—La nièce, observa l’évêque, avait moins d’humeur que la tante. Mme Valbouillant remarqua que le bon Bâlois s’était sans doute ainsi comporté pour honorer les saints apôtres et avait réservé le judas pour Sara.—Quoi qu’il en soit, dis-je alors, je voudrais me faire naturaliser Suisse, si j’étais sûr que le droit de bourgeoisie chez eux me procurât d’aussi rares talents.
La Belle Adèle
Nous engageâmes Valbouillant à nous raconter quelqu’une de ses aventures, en attendant que l’heure du dîner nous rappelât au château146.
—J’avais vingt ans, dit-il; j’étais capitaine de dragons, et mon régiment, cantonné dans la Lorraine, y goûtait toutes les douceurs dont ce charmant pays abonde; dans la petite ville où ma troupe était en quartier habitait la jeune épouse d’un vieil officier général qui était en tournée pour une inspection dont le gouvernement l’avait chargé; elle était musicienne, chantait bien, jouait agréablement la comédie, dansait avec grâce et légèreté; cette conformité de talents la disposait en ma faveur et me faisait désirer de me lier avec elle; je l’accompagnai avec mon violon dans une ariette italienne, et mes applaudissements parurent la flatter; je demandai et j’obtins la permission de lui faire ma cour chez elle, mais la présence d’une vieille belle-sœur, qui restait toujours au salon, me gênait dans l’aveu que je voulais lui faire de ma tendresse; elle s’en aperçut, sourit malicieusement, mais elle n’éloignait pas le témoin importun. Je lui donnai des billets, des vers passionnés, elle les recevait, en paraissait satisfaite, mais elle n’y répondais jamais. Vous savez que je suis ardent, et même impatient, et j’avais peine à supporter cet état; je m’ennuyais de rester toujours au même point. Pour en sortir et pouvoir m’expliquer librement sans la compromettre, je supposai un voyage à Nancy, où elle avait des parents; je m’offris de me charger de ses dépêches et je demandai qu’elle me permît de venir le lendemain les prendre à son lever.—Vous êtes bien obligeant, me dit-elle, mais je ne sais si j’y dois consentir, je suis extrêmement paresseuse et je fais ma toilette tard, et vous me verriez trop à mon désavantage.—Ah! madame, quand on doit tout à la nature, c’est l’art seul qui peut nuire, et je ne vous trouverai que trop charmante dans l’heureux désordre du matin.—Vous croyez?... Moi j’en doute et j’exige pour prix de ma complaisance que vous me disiez, sans déguisement, si je perds beaucoup à me laisser voir sans parure; venez sur les dix heures, mes lettres seront prêtes. Un coup d’œil d’intelligence dont elle accompagna ce propos remplit mon cœur de l’espoir le plus doux. Le lendemain, ponctuel au rendez-vous, j’arrive, je m’adresse à Marton, sa suivante, pour être introduit.—Madame, me dit-elle, n’a pas dormi de la nuit, elle a eu une migraine affreuse, elle est encore couchée.—Dieux! m’écriai-je, encore couchée, une migraine, quel contre-temps, je m’étais flatté du bonheur de la voir.—Elle s’en flattait aussi.—Et il faut que je me retire...—Je ne dis pas cela; si vous voulez monter, vous êtes le maître, mais ne faites pas de bruit, parlez bas, de peur d’ébranler sa tête.
Alors elle sort, je la suis et je monte sur la pointe du pied; elle ouvre la chambre de sa maîtresse, m’introduit, se retire et emporte la clef. A la faible clarté que laissaient pénétrer les persiennes aux trois quarts fermées, j’aperçus la belle Adèle, mollement étendue sur un lit élégant; un corset négligemment noué par une échelle de rubans gris de lin renfermait à demi la neige élastique de son sein, son mouchoir transparent, dérangé par les mouvements de la nuit, laissait voir une fraise vermeille; des cheveux s’échappant de dessous un bonnet en dentelle tombaient en boucles flottantes sur son cou d’ivoire, avec lequel leur couleur d’ébène contrastait merveilleusement; une légère couverture de soie avec draps de Frise, se collant sur son beau corps, en dessinaient les agréables contours. Je m’approchai d’elle avec tout l’empressement de l’amour et de la timidité qu’inspire le respect (j’étais novice encore).—Ah! c’est vous, monsieur, me dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre faible; convenez que j’ai bien peu de coquetterie de vous recevoir dans l’état d’abattement où je me trouve.—Ah! madame, il ajoute le plus vif intérêt à l’ivresse que vos charmes sont sûrs d’inspirer.—Vous me flattez, voyez comme j’ai les yeux battus; je saisis sa main que je couvris de baisers, et fixant ses yeux soi-disant battus: Ce n’est pas le cas, lui dis-je, où les battus payent l’amende, mon cœur qu’ils ravissent en est la preuve, et je dérobai un baiser.—Finissez donc, monsieur, n’abusez pas de la confiance que j’ai dans votre sagesse, et elle se débattit avec une charmante maladresse qui me découvrit de nouveaux charmes.—Si quelqu’un entrait, qu’est-ce qu’on penserait. Marton! Marton! Comment, elle n’est pas là?... elle est redescendue! l’imprudente... mais si quelqu’autre... elle a emporté la clef. Ah! comme je la gronderai!... quelle idée lui a pris! en vérité, elle me met dans une position bien étrange.—Elle vous met à même de me rendre le plus heureux des hommes, si vous êtes sensible à l’amour le plus tendre; et je voulus prendre quelques libertés.—Ah! monsieur, il serait atroce d’abuser de la faiblesse où me jette ma migraine; je suis presque mourante, et vous... Laissez-moi donc, je sens bien votre main.—Oh! l’heureuse migraine! qu’elle vous sied bien! elle ajoute encore à votre fraîcheur.—Ah! quelle audace! je suis presque toute découverte... Non, monsieur, arrêtez... je ne suis pas femme à souffrir... Je n’écoutais plus rien et mes mains actives parcouraient les plus rares trésors; j’avais déjà un genou dans le lit et j’allais m’élancer pour le partager avec elle quand, me repoussant et se retournant vivement, elle saisit le cordon de la sonnette; effrayé et craignant de l’offenser, je fis un saut du lit à la cheminée pour réparer le désordre de ma toilette, en cas que ses gens arrivassent, et je proférai, selon l’usage, les mots d’ingrate, de cruelle, etc., quand, partant d’un éclat de rire, elle dit: Bon, je suis sauvée, il ne sait pas que ma sonnette est rompue. Je ne fis qu’un saut pour aller reprendre ma place dans le lit: elle ne fit plus de résistance que pour la forme.
Aurore
Nous applaudîmes au récit de Valbouillant, et ils exaltèrent sa valeur; la signora Magdalani lui demanda quelles limites il croyait qu’on devait fixer aux exploits amoureux.—Je ne puis les assigner avec précision, et des traits comme les vôtres sont bien faits pour les reculer.—Cela est bien honnête, mais quel est le plus grand effort que vous ayez fait?—C’est à Bruxelles, dit-il, je revenais de l’armée, j’avais fait une longue abstinence, et je m’adressai à un honnête domestique de louage, qui m’avait servi de bonneau, lors de mon dernier voyage; il me fit connaître une danseuse, nommée Aurore, qui ne pouvait pas me recevoir chez elle, étant entretenue par un vieil officier autrichien fort jaloux, mais qui vint souper avec moi chez un traiteur. Nous n’avions pour meuble qu’un grand fauteuil à crémaillère, comme il s’en trouve quelquefois dans les corps de garde; je convins de deux louis pour la soirée; nous fîmes un assez bon repas, on nous servit plat à plat et nous faisions un entr’acte sur le fauteuil à chaque mets qu’on nous enlevait, et en quatre heures et demie nous avions mangé neuf plats et aucun entr’acte n’avait manqué; aussi la généreuse fille voulait-elle me rendre mon argent. L’évêque s’écria: Voilà le désintéressement le plus marqué ou le triomphe du tempérament sur l’avarice; il contraste merveilleusement avec le désespoir de la vieille Sara.—La grosse marchande de plaisir? dit Valbouillant.—Précisément.
Le Chien après les Moines
Le Rideau levé
ou l’Éducation de Laure
L’Enfance de Laure
Je sortais de ma dixième année; ma mère tomba dans un état de langueur qui, après huit mois, la conduisit au tombeau. Mon père, sur la perte duquel je verse tous les jours les larmes les plus amères, me chérissait: son affection, ses sentiments si doux pour moi se trouvaient payés, de ma part, du retour le plus vif. J’étais continuellement l’objet de ses caresses les plus tendres; il ne se passait point de jour qu’il ne me prît dans ses bras et que je ne fusse en proie à des baisers pleins de feu.
Je me souviens que ma mère lui reprochant un jour la chaleur qu’il paraissait y mettre, il lui fit une réponse dont je ne sentis pas alors l’énergie, mais cette énigme me fut développée quelque temps après: «De quoi vous plaignez-vous, madame? Je n’ai point à en rougir: si c’était ma fille, le reproche serait fondé; je ne m’autoriserais pas même de l’exemple de Loth; mais il est heureux que j’aie pour elle la tendresse que vous me voyez: ce que les conventions et les lois ont établi, la nature ne l’a pas fait; ainsi, brisons là-dessus...» Cette réponse n’est jamais sortie de ma mémoire. Le silence de ma mère me donna dès cet instant beaucoup à penser sans parvenir au but; mais il résulta de cette discussion et de mes petites idées que je sentis la nécessité de m’attacher uniquement à lui, et je compris que je devais tout à son amitié. Cet homme, rempli de douceur, d’esprit, de connaissances et de talents, était formé pour inspirer le sentiment le plus tendre.
J’avais été favorisée de la nature: j’étais sortie des mains de l’amour. Le portrait que je vais faire de moi, chère Eugénie, c’est d’après lui que je le trace. Combien de fois m’as-tu redit qu’il ne m’avait point flattée: douce illusion dans laquelle tu m’entraînes, et qui m’engage à répéter ce que je lui ai entendu dire souvent! Dès mon enfance, je promettais une figure régulière et prévenante; j’annonçais des grâces, des formes bien prises et dégagées, la taille noble et svelte; j’avais beaucoup d’éclat et de blancheur. L’inoculation avait sauvé mes traits des accidents qu’elle prévient ordinairement; mes yeux bruns, dont la vivacité était tempérée par un regard doux et tendre, et mes cheveux, d’un châtain cendré, se mariaient avantageusement. Mon humeur était gaie, mais mon caractère était porté, par une pente naturelle, à la réflexion.
Mon père étudiait mes goûts et mes inclinations: il me jugea; aussi cultivait-il mes dispositions avec le plus grand soin. Son désir particulier était de me rendre vraie avec discrétion; il souhaitait que je n’eusse rien de caché pour lui: il y réussit aisément. Ce tendre père mettait tant de douceur dans ses manières affectueuses, qu’il n’était pas possible de s’en défendre. Ses punitions les plus sévères se réduisaient à ne me point faire de caresse, et je n’en trouvais point de plus mortifiantes.
Quelque temps après la perte de ma mère, il me prit dans ses bras: «Laurette, ma chère enfant, votre onzième année est révolue; vos larmes doivent avoir diminué, je leur ai laissé un terme suffisant; vos occupations feront diversion à vos regrets: il est temps de les reprendre.» Tout ce qui pouvait former une éducation brillante et recherchée partageait les instants de mes jours. Je n’avais qu’un seul maître, et ce maître c’était mon père: dessin, danse, musique, science, tout lui était familier.
Il m’avait paru facilement se consoler de la mort de ma mère: j’en étais surprise, et je ne pus enfin me refuser de lui en parler: «Ma fille, ton imagination se développe de bonne heure; je puis donc dès à présent te parler avec cette vérité et cette raison que tu es capable d’entendre. Apprends donc, ma chère Laure, que dans une société dont les caractères et les humeurs sont analogues, le moment qui la divise pour toujours est celui qui déchire le cœur des individus qui la composent et qui répand la douleur sur l’existence: il n’y a point de fermeté ni de philosophie, pour une âme sensible, qui puisse faire soutenir ce malheur sans chagrin, ni de temps qui en efface le regret; mais quand on n’a pas l’avantage de sympathiser les uns avec les autres, on ne voit plus la séparation que comme une loi despotique de la nature à laquelle tout être vivant est soumis. Il est d’un homme sensé, dans une circonstance pareille, de supporter comme il convient cet arrêt du sort, auquel rien ne peut le soustraire, et de recevoir avec sang-froid et une tranquillité modeste, absolument dégagée d’affection et de grimaces, tout ce qui le soustrait aux chaînes pesantes qu’il portait.
«N’irai-je pas trop loin, ma chère fille, si dans l’âge où tu es, je t’en dis davantage? Non, non, apprends de bonne heure à réfléchir et à former ton jugement, en le dégageant des entraves du préjugé dont le retour journalier t’obligera sans cesse d’aplanir le sillon qu’il tâchera de tracer dans ton imagination. Représente-toi deux êtres opposés par leur humeur, mais unis intimement par un pouvoir ridicule, que des convenances d’état ou de fortune, que des circonstances qui promettaient en apparence le bonheur ont déterminés ou subjugués par un enchantement momentané, dont l’illusion se dissipe à mesure que l’un des deux laisse tomber le masque dont il couvrait son caractère naturel: conçois combien ils seraient heureux d’être séparés. Quel avantage pour eux s’il était possible de rompre une chaîne qui fait leur tourment et imprime sur leurs jours les chagrins les plus cuisants, pour se réunir à des caractères qui sympathisent avec eux! Car, ne t’y trompe pas, ma Laurette, telle humeur qui ne convient pas à tel individu s’allie très bien avec un autre, et l’on voit régner entre eux la meilleure intelligence, par l’analogie de leurs goûts et de leur génie; en un mot, c’est un certain rapport d’idées, de sentiments, d’humeur et de caractère qui fait l’aménité et la douceur des unions, tandis que l’opposition qui se trouve entre deux personnes, augmentée par l’impossibilité de se séparer, fait le malheur et aggrave le supplice de ces êtres enchaînés contre leur gré.—Quel tableau! quelles images! Cher papa, tu me dégoûtes d’avance du mariage. Est-ce là ton but?—Non, ma chère fille: mais j’ai tant d’exemples à ajouter au mien que j’en parle avec connaissance de cause, et pour appuyer ce sentiment si raisonnable, et même si naturel, lis ce que le président de Montesquieu en dit dans ses Lettres persanes, à la cent douzième. Si l’âge et des lumières acquises te mettaient dans le cas de le combattre par les prétendus inconvénients qu’on voudrait y trouver, il me serait facile de les lever et de donner les moyens de les parer; je pourrais donc te rendre compte de toutes les réflexions que j’ai faites à ce sujet, mais ta jeunesse ne me met pas à même de m’étendre sur un objet de cette nature.» Mon père termina là.
C’est à présent, tendre amie, que tu vas voir changer la scène. Eugénie! chère Eugénie! passerai-je outre? Les cris que je crois entendre autour de moi soulèvent ma plume, mais l’amour et l’amitié l’appuient: je poursuis.
Quoique mon père fût entièrement occupé de mon éducation, après deux ou trois mois je le trouvais rêveur, inquiet: il semblait qu’il manquât quelque chose à sa tranquillité. Il avait quitté, depuis la mort de ma mère, le séjour où nous demeurions, pour me conduire dans une grande ville et se livrer entièrement aux soins qu’il prenait de moi; peu dissipé, j’étais le centre où il réunissait toutes ses idées, son application et toute sa tendresse. Les caresses qu’il me faisait, et qu’il ne ménageait pas, paraissaient l’animer; ses yeux en étaient plus vifs, son teint plus coloré, ses lèvres plus brûlantes. Il prenait mes petites fesses, il les maniait, il passait un doigt entre mes cuisses, il baisait ma bouche et ma poitrine. Souvent il me mettait totalement nue, et me plongeait dans un bain: après m’avoir essuyée, après m’avoir frotté d’essences, il portait ses lèvres sur toutes les parties de mon corps, sans en excepter une seule; il me contemplait; son sein paraissait palpiter, et ses mains animées se reposaient partout: rien n’était oublié. Que j’aimais ce charmant badinage et le désordre où je le voyais! mais au milieu de ses plus vives caresses, il me quittait et courait s’enfoncer dans sa chambre.
Un jour, entre autres, qu’il m’avait accablée des plus ardents baisers, que je lui avais rendu par mille et mille aussi tendres, où nos bouches s’étaient collées plusieurs fois, où sa langue même avait mouillé mes lèvres, je me sentis tout autre. Le feu de ses baisers s’était glissé dans mes veines; il m’échappa dans l’instant où je m’y attendais le moins; j’en ressentis du chagrin. Je voulus découvrir ce qui l’entraînait dans cette chambre, dont il avait poussé la porte vitrée, qui formait la seule séparation qu’il y avait entre elle et la mienne. Je m’en approchai, je portai les yeux sur tous les carreaux dont elle était garnie, mais le rideau qui était de son côté développé dans toute son étendue, ne me laissa rien apercevoir, et ma curiosité ne fit que s’en accroître.
Éducation Philosophique
«Peux-tu concevoir, ma Laure, et fixer un point d’arrêt sur l’immensité dont notre globe est environné? Pousse-le aussi loin que ton imagination puisse l’étendre: à quelle distance inconcevable seras-tu encore du but! Que penses-tu qui remplisse cet espace immense? Des éléments dont la nature et le nombre sont et seront toujours inconnus; il est impossible de savoir s’il n’y en a qu’un seul dont les modifications présentent à nos yeux et à notre pensée ceux que nous apercevons, ou si chacun de ces éléments a une racine absolument propre, qui ne puisse être convertie en une autre. Dans une ignorance si parfaite de la nature des choses dont nous faisons tous les jours usage, il paraît ridicule que les hommes aient fixé le nombre de ces éléments: rien n’est plus digne de la sphère étroite de leurs idées, et néanmoins, à les entendre, il semble qu’ils aient assisté aux dispositions de l’Ordonnateur éternel. Mais enfin, qu’ils soient un ou plusieurs, l’assemblage de leurs parties forme les corps et se trouve uni dans un nombre très multiplié de globules de feu et de matière qui paraît inerte aux yeux préoccupés. Que penses-tu donc de ces points de feu brillants, connus parmi nous sous le nom d’étoiles? Eh bien! ma fille, ce sont de vastes globes enflammés, semblables à notre soleil, établis pour éclairer, échauffer et donner la vie à une multitude de globes terrestres, peut-être chacun aussi peuplé que le nôtre. Quelques-uns ont cru qu’ils étaient placés là pour nous éclairer pendant la nuit; l’amour-propre leur fait rapporter tout à nous, afin que tout aille à eux. Et de quoi nous servent-ils, ces globes, quand l’air est obscurci par les nuages ou les vapeurs? La lune paraîtrait plutôt être destinée à cet office; elle nous éclaire dans l’absence du soleil, même à travers les parties nébuleuses qui couvrent souvent notre horizon, et cependant ce n’est pas là son unique destination: on ne peut même affirmer qu’elle n’est pas un monde dont les habitants doutent si nous existons et sont peut-être assez stupides pour se flatter de jouir seuls de la magnificence des cieux; peut-être aussi sont-ils plus pénétrants, plus ingénieux que nous, ou pourvus de meilleurs organes, et qu’ils savent juger plus sainement des choses. Les planètes sont des terres comme la nôtre, peuplées, sans doute, de végétaux et d’animaux différents de ceux que nous connaissons, car rien dans la nature n’est semblable.
«Dans ce point de vue, et parmi cette infinité de boules de matières, que devient notre terre? un point qui fait nombre parmi les autres, et nous! fourmis répandues sur cette boule, que sommes-nous donc, pour être le type, le point central et le but où se rendent les prétendues vérités dont on berce l’enfance?»
C’est à peu près ainsi que mon père tâchait chaque jour de tracer dans mon esprit des impressions de philosophie. Je lui demandais un jour: «Quel est cet Être créateur de tout, que je sentais mal défini dans les notions qu’on m’en avait données?» Il me dit: «Cet Être magnifique est incompréhensible: il est senti, sans être connu; c’est nos respects qu’il exige; il méprise nos spéculations. S’il existe plusieurs éléments, c’est de ses mains qu’ils sortent; il les a créés par la puissance de sa volonté, il est donc l’âme de l’univers; s’il n’existe qu’un élément, il ne peut être que lui-même. Connaissons-nous les bornes de son pouvoir? N’a-t-il pas pu dépendre de lui de se transformer dans la matière que nous voyons, dont nous ne connaissons ni la nature ni l’essence? Et ce qu’il a pu faire dans un temps, ne l’a-t-il pas pu de toute éternité? C’en est assez, ma chère enfant, pour le présent; quand tu seras dans un âge plus avancé j’écarterai de tout mon pouvoir les voiles qui couvrent la vérité.»
Mon père se plaisait à me faire lire des livres de morale, dont nous examinions les principes, non sous la perspective vulgaire, mais sous celle de la nature. En effet, c’est sur les lois dictées par elle, et exprimées dans nos cœurs, qu’il faut la considérer. Il la réduisait à ce seul principe, auquel tout le reste est étranger, mais qui renferme une étendue considérable: faire pour les autres ce que nous voudrions qu’on fît pour nous, lorsque la possibilité s’y trouve, et ne point faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît. Tu vois, ma chère, que cette science, dont on parle tant, n’est jamais relative qu’à l’espèce humaine, et si elle n’est rien en elle-même, au moins est-elle utile à son bonheur.
Les romans étaient presque bannis de mes yeux, et il me faisait voir dans presque tous une ressemblance assez générale dans le tissu, les vues et le but, à la différence près du style, des événements et de certains caractères. Il y en avait cependant plusieurs qui étaient exceptés de cette règle; il me donnait volontiers ceux dont le sujet était moral. Peu des autres peignent les hommes et les femmes de leurs véritables couleurs: ils y sont présentés sous le plus bel aspect. Ah! ma chère, combien cette apparence est en général loin de la réalité: les uns et les autres, vus de près, quelle différence n’y trouve-t-on pas! Je puisais dans les voyageurs et dans les coutumes des nations un genre d’instruction qui me faisait mieux apprécier l’humanité en général, comme la société fait apercevoir les nuances des caractères.
Les livres d’histoire, qui me rendaient compte des mœurs antiques et des préjugés différents qui tour à tour ont couvert la surface de la terre, étaient ma balance. Les ouvrages de nos meilleurs poètes formaient le genre amusant, pour lequel mon goût était le plus décidé et que j’inculquais avec empressement dans ma mémoire.
Il me remit un jour entre les mains un livre qui venait de paraître, en me recommandant d’y réfléchir: «Lis, ma chère Laurette; cet ouvrage est la production d’un génie dont tu as lu presque tout ce qu’il a mis au jour et dont la mémoire possède plusieurs morceaux, qui unit un style élevé, élégant, agréable et facile, propre à lui seul, à des idées profondes. Zadig, paré de ses mains, t’apprendra, sous l’allégorie d’un conte, qu’il n’arrive point d’événements dans la vie qui soient à notre disposition.
«De quelque aveuglement dont l’amour-propre et la vanité nous fascinent, sois assurée que pour un esprit attentif et réfléchi, il est d’une vérité palpable et constante que tout s’enchaîne afin de suivre un ordre fixé pour l’ensemble et pour chacun en particulier; des circonstances imprévues forcent les idées et les actions des humains; des raisons éloignées et souvent imperceptibles les entraînent dans une détermination qui, presque toujours, leur paraît volontaire; elle semble venir d’eux et de leur choix, tandis que tout les y porte sans qu’ils s’en aperçoivent. Ils tiennent même de la nature les formes, le caractère et le tempérament qui concourent à leur faire remplir le rôle qu’ils ont à jouer et dont toute la marche est dessinée d’avance dans les décrets du moteur éternel.
«Si l’on peut prévoir quelques événements, ce n’est pas une perspicacité, une sagacité de vue sur la chaîne de ces circonstances qu’on ne peut cependant changer, et qui est d’une force irrésistible même pour ce qui constitue le malheur. Le plus sage est celui qui sait se prêter au cours naturel des choses.
«Pour toi, ma chère Eugénie, ton esprit facile sait se plier à tout; ta docilité te rend heureuse et tu sais l’être malgré les entraves mises à ta liberté; tu savoures les plaisirs que tu inventes, sans t’inquiéter de ceux qui te manquent.»
J’avançais en âge, et j’atteignis la fin de ma seizième année, lorsque ma situation prit une face nouvelle; les formes commençaient à se dessiner; mes tétons avaient acquis du volume; j’en admirais l’arrondissement journalier; j’en faisais voir tous les jours les progrès à Lucette et à mon papa; je les leur faisais baiser; je mettais leurs mains dessus et je leur faisais faire attention qu’ils les remplissaient déjà; enfin, je leur donnais mille marques de mon impatience: élevée sans préjugés, je n’écoutais, je ne suivais que la voix de la nature.
Le Degré des Ages du Plaisir
Tableau de Paris
A mon arrivée dans la capitale, les suites funestes de la Révolution y avaient mis tout en désordre. Le peuple criait famine et les guinguettes étaient toujours remplies de la plus vile portion de la populace; les agioteurs et les infâmes vendeurs de la rue Vivienne rendaient le numéraire à un taux exorbitant, et des monceaux d’or roulaient sur des tapis verts dans les exécrables tripots que S. A. le duc d’Orléans tolérait dans l’enceinte du Palais-Royal. Les riches prélats ne respiraient que le sang et la vengeance, et les prêtres tartufes se faisaient un mérite d’obéir à la nécessité par intérêt. Les courtisanes publiques et les gourgandines, voyant baisser les actions, renchérissaient sur le luxe et n’en procédaient pas moins à vil prix à tous les actes de la lubricité. Enfin, Paris, lorsque j’y arrivai, était un mélange de bizarreries et de contradictions, un chaos qu’il était difficile de percer; tantôt ce monstre qu’on nomme aristocratie prenait le dessus, au moyen de quelques centaines d’hommes que la politique faisait égorger dans les garnisons du royaume; à son tour, le patriotisme prenait sa revanche en faisant décrocher les réverbères et en y substituant une victime pour éclairer la nation sur ses intérêts. Telle était la capitale lorsque j’y arrivai.
Je m’y logeai rue Saint-Honoré, hôtel de Londres. Je ne connaissais pas encore cette espèce que l’on nomme raccrocheuse, et qui, le soir, dépouillées jusqu’à la ceinture, provoquent les passants en étalant aux yeux du public une volumineuse paire de tétons. Je me plaisais à examiner cette engeance maudite qui prostitue ses faveurs pour un morceau de pain; et cependant, tout en les blâmant, j’éprouvais des velléités; à leur air agaçant, je sentais que j’étais né pour le libertinage.
J’avais quelques connaissances de jeunes militaires dans cette grande ville; après quelques visites de bienséance rendues, je ne m’occupai que de plaisirs, et mes nouveaux amis, tous aussi amateurs que je l’étais des orgies de Vénus impudique et de Bacchus, ne tardèrent pas à me proposer l’accomplissement de ce que je désirais avec tant d’ardeur, et me conduisirent au bordel.
Je sentis d’abord quelque répugnance à me livrer aux caresses de ces prostituées messalines, mais bientôt ma honte s’évanouit et le plaisir l’emporta. J’y passais les jours et les nuits, tantôt dans les bras de l’une, tantôt dans les bras de l’autre. J’y appris beaucoup mieux que je ne l’avais fait avec Louison toutes les ressources de la lubricité, et je recevais ces leçons avec volupté.
La Patronne
Une des filles d’amour de la débauche fit un certain soir ma rencontre au Palais-Royal et me proposa de l’accompagner; je ne rebutai pas sa proposition et me laissai conduire dans le temple où les filles salariées par les libertins nationaux recueillaient l’argent des débauchés et leur donnaient à chacun de la marchandise pour leur offrande.
Celle-ci, dont je me souviendrai jusqu’au dernier soupir de ma vie, avait, ainsi que la bien-aimée de mon cœur, le nom de Constance. Après avoir payé, suivant l’usage et le tarif du lieu, ma particulière me conduisit dans un appartement où je ne fus pas peu surpris de voir en relief le portrait de Mademoiselle d’Orléans actuelle. Je reculai de surprise et demandai à ma conductrice comment et par quel hasard le portrait de cette princesse figurait dans un bordel.
«Tu t’en étonnes? me dit-elle; eh! c’est la plus ardente sectatrice de nos plaisirs, non pour la prostitution, sa belle âme en est incapable, mais depuis que Son Altesse lui a fait apprendre, par motif de récréation indigne du sang des Bourbons, à danser sur la corde, elle est devenue le modèle de toutes les femmes du haut style de la capitale; toutes ont voulu apprendre ce grand art que le fameux Placide enseigna au comte d’Artois, et nous autres, reléguées dans les classes des filles publiques, nous la regardons et la chérirons toujours comme notre patronne pour les tours de reins et sa souplesse des jarrets. Le fait est si certain qu’au moyen de l’écu de six francs que tu as donné à la révérende maquerelle de ce lieu, je vais, pour ton argent et tout réjouissant du souverain plaisir, t’apprendre à faire des tours de force.» Je conçus, à l’exposé de cette courtisane, qu’elle me réservait à de nouveaux passe-temps; je me laissai conduire sur le trône destiné à la célébration de ces plaisirs, dont le genre était inconnu pour moi, et je ne tardai pas à en faire l’épreuve.
LES TROIS MÉTAMORPHOSES
Conte en vers et en prose pour servir de supplément au
Degré des Ages
PAR LE MÊME AUTEUR
Bagatelle à l’ordre des temps.