L'oeuvre du comte de Mirabeau
Cela est beau et vrai: cependant les poëtes ne font pas autorité dans les choses qui doivent être décidées par la raison.
Le principe général et peut-être unique de morale, est que mal est ce qui nuit. L’adultere n’est pas si loin de la nature, et est un beaucoup plus grand mal que l’onanisme. Celui-ci ne sauroit être dangereux qu’à la jeunesse, quand il altere sa santé; mais il peut souvent être très-utile à la morale; la perte d’un peu de sperme n’est pas en soi un plus grand mal, n’en est pas même un si grand que celle d’un peu de fumier qui eût pu faire venir un chou. La plus grande partie en est destinée par la nature même à être perdue. Si tous les glands devenoient des chênes, le monde seroit une forêt où il seroit impossible de se remuer. Enfin, je dirois à Martial: vous n’approcheriez donc pas de votre femme quand elle est grosse; car Istud quod vagina, pontice, perdis homo est. Si vous la laissiez ainsi jeûner, vous seriez un grand sot et lui feriez beaucoup de peine, ce qui est un grand mal; et de plus vous seriez tout ce que peut être un mari avant qu’elle fut accouchée; ce qui en est un assez petit.
L’ANANDRINE
Les plus fameux rabbins ont pensé que nos premiers peres avoient les deux sexes et naissoient hermaphrodites pour accélérer la propagation; mais qu’après un certain tems écoulé, la nature cessa d’être aussi féconde, à l’époque où les substances végétales ne suffirent plus à notre nourriture, et où les hommes commencèrent à user de la viande.
Il est d’abord certain, et nous l’avons vu dans ces mélanges58, qu’Adam fut créé avec les deux sexes. Dieu lui donna une compagne, mais l’écriture ne dit point si dans ce miracle Adam perdit l’un de ses attributs. La Genese ne s’expliquant donc point d’une maniere précise sur ce sujet, le systême des rabbins a conservé long-temps un grand nombre de sectateurs.
On a soutenu un systême mitigé, qui a semblé à quelques-uns plus vraisemblable. C’est qu’il y avait trois sortes d’êtres dans le premier âge du monde: les uns mâles, les autres femelles; d’autres mâles et femelles tout ensemble; mais que tous les individus de ces trois especes avoient chacun quatre bras et quatre pieds, deux visages tournés l’un vers l’autre et posés sur un seul cou, quatre oreilles, deux parties génitales, etc. Ils marchoient droits; quand ils vouloient courir, ils faisoient la culbute. Leurs excès, leur insolence, leur audace les firent dédoubler, mais il en résulta un grand inconvénient; chaque moitié tâchoit sans cesse de se réunir à l’autre, et quand elles se rencontroient, elle s’embrassoient si étroitement, si tendrement, avec un plaisir si délicieux, qu’elles ne pouvoient plus se résoudre à se séparer; plutôt que de se quitter, elles se laissoient mourir de faim.
Le genre humain alloit périr; Dieu fit un miracle: il sépara les sexes et voulut que le plaisir cessât après un court intervalle, afin que l’on fît autre chose que de rester collés l’un à l’autre. Il est arrivé de là, et rien n’est plus simple, que le sexe femelle, séparé du sexe mâle, a conservé un amour ardent pour les hommes, et que le sexe mâle aspire sans cesse à retrouver sa tendre et belle moitié.
Mais il est des femmes qui aiment d’autres femmes? Rien de plus naturel encore; ce sont des moitiés de ces anciennes femelles qui étoient doubles. De même certains mâles, dédoublement d’autres mâles, ont conservé un goût exclusif pour leur sexe. Il n’y a rien là d’étrange, quoique ces couples d’hommes réunis et désunis paroissent bien moins intéressans. Voyez combien quelques connoissances de plus ou de moins doivent donner de plus ou de moins de tolérance! Je souhaite que ces idées en imposent aux moralistes déclamateurs. On peut leur citer des autorités graves; car ce systême dont la source est dans Moïse, a été très-étendu par le sublime Platon. Et Louis Leroi, professeur royal à Paris, a fait sur cette matière de vastes commentaires, auxquels ont travaillé avec succès Mercerus et Quinquebze, lecteurs du roi en hébreu.
On ne sera peut-être pas fâché de trouver ici les vers originaux de Louis Leroi.
Antoinette Bourignon, dans sa préface du Nouveau ciel, adopte aussi ce systême, qui paroît de nature à être regretté du beau sexe. Elle attribue au péché ce triste dédoublement et dit qu’il a défiguré dans les hommes l’œuvre de Dieu; et qu’au lieu d’hommes qu’ils devroient être, ils sont devenus des monstres de nature, divisés en deux sexes imparfaits, impuissans à produire seuls leurs semblables, comme se reproduisent les plantes, qui sont bien plus favorisées et parfaites en cela que l’espèce humaine, condamnée à ne se propager que par la réunion momentanée de deux êtres qui, s’ils éprouvent alors quelques délices, ne peuvent achever ce grand œuvre de la reproduction qu’avec tant de douleurs.
Quoi qu’il en soit de ces idées, on a vu encore de nos jours des phénomenes analogues qui portent à croire que la tradition de Moïse n’est pas une chimère. L’un des plus étonnans est celui d’un moine à Issoire, en Auvergne, où le cardinal de Fleury fit exiler, en 1735, le garde-des-sceaux Chauvelin. Ce moine avoit les deux sexes; on lit dans le couvent ces vers à son sujet:
Cependant les registres du couvent portent que ce moine ne s’engrossa point lui-même; il n’avoit pas été tout à la fois agent et patient. Il fut livré à la justice et détenu jusqu’à sa délivrance. Néanmoins le registre ajoute ces mots remarquables: «ce moine appartenoit à monseigneur le cardinal de Bourbon; il avoit les deux sexes, et de chacun d’iceux s’aida tellement, qu’il devint gros d’enfans.»
Je sais que l’on peut insinuer une différence entre l’hermaphrodite proprement dit et l’androgyne. L’androgyne et l’hermaphrodite, pure invention des Grecs qui vouloient et savoient tout embellir, ont été célébrés ainsi à l’envi par tous les poëtes qui en faisoient des descriptions charmantes, tandis que les artistes les représentoient sous les formes les plus agréables et les plus propres à réveiller les sentimens de la volupté. Pandore ne réunissoit que les perfections de son sexe. L’hermaphrodite réunit toutes les perfections des deux sexes. C’est le fruit des amours de Mercure et de Vénus, comme l’indique l’étymologie du nom59. Or Vénus étoit la beauté par excellence. Mercure, à sa beauté personnelle, joignoit l’esprit, les connoissances et les talens. On se forme l’idée d’un individu en qui toutes ces qualités se trouvent rassemblées, et on aura celle de l’hermaphrodite, tels que les Grecs ont voulu le représenter. Les androgynes, au contraire, sous la véritable acception de leur nom, ne sont que des participans aux deux sexes, que l’on n’a nommés hermaphrodites que parce que les anciens avoient feint que le fils de Mercure et de Vénus avoit les deux sexes. Mais il n’en est pas moins vrai que comme il y a eu de tous tems des femmes qui ont tiré un grand parti de cette conformité androgyne, elles ont su la rendre précieuse. Lucien, dans un de ses dialogues, instruit deux courtisanes, dont l’une dit à l’autre: J’ai tout ce qu’il faut pour contenter tes désirs; à quoi celle-ci répond: Tu es donc hermaphrodite60? S. Paul reproche ce vice aux femmes romaines61. On a peine à croire ce qu’on lit dans Athénée sur les excès de ce genre, commis par ces femmes62. Aristophane, Plaute, Phedre, Ovide, Martial, Tertullien et Clément d’Alexandrie les ont désignés d’une manière plus ou moins directe, et Sénèque les accable d’une effroyable imprécation63.
Les hermaphrodites parfaits sont à présent très-rares; ainsi il paroît que la nature ne produit plus de ces hommes androgynes; mais il faut convenir que l’on remarque fréquemment des effets de ces dédoublemens que nous venons d’expliquer: de tout tems et dans l’antiquité la plus reculée, comme dans les siècles plus voisins de nos jours, on a vu la passion la plus décidée de femme à femme. Lycurgue, ce sévere Lycurgue, qui rêva des choses si bizarres et si sublimes, faisoit représenter publiquement des jeux qu’on appeloient gymnopédies, où les jeunes filles paroissoient nues: les danses, les attitudes, les approches, les enlacemens les plus lascifs leur étoient enseignés. La loi punissoit de mort les hommes qui auroient été assez téméraires pour les approcher. Ces filles habitoient entr’elles jusqu’à ce qu’elles se mariassent: le but du législateur étoit apparemment de leur apprendre l’art de sentir, qui embellit beaucoup celui d’aimer; de les instruire de toutes les nuances de sensations que la nature indique ou dont elle est susceptible; en un mot, de les exercer entre elles, de manière à tourner un jour au profit de l’espece humaine tous les raffinemens qu’elles s’enseignoient mutuellement. Enfin, on leur apprenoit à être amoureuses avant d’avoir un amant; car on est amoureuse sans amour, comme on assure quelquefois qu’on aime sans être amoureuse. N’a pas du tempérament qui veut; n’aime pas qui veut: c’est une morale de ce genre que Lycurgue a développée dans ses loix: c’est cette morale qu’Anacréon a éparpillée dans ses immortels badinages comme les feuilles de la rose. Qui se seroit attendu à trouver Anacréon et Lycurgue dans les mêmes principes? Sapho, avant le poëte de Theos, les avoit réduits en systême pratique et en avoit décrit les symptômes. O quelle peintre et quelle observatrice étoit cette belle dévorée de tous les feux de l’amour!
Cette Sapho, qui n’est guere connue que par les fragmens de ses poésies brûlantes et ses amours infortunés, peut être regardée comme la plus illustre des tribades (I). On compte du nombre de ses tendres amies les plus belles personnes de la Grece64, qui lui inspirèrent des vers. Anacréon assure qu’on y trouve tous les symptômes de la fureur amoureuse. Plutarque apporte un de ces morceaux de poésie en preuve que l’amour est une fureur divine qui cause des enthousiasmes plus violens que ne l’étoient ceux de la prêtresse de Delphes, des Bacchantes et des prêtres de Cybele; qu’on juge quelle flamme brûloit le cœur qui inspiroit ainsi65!
Mais Sapho, longtemps amoureuse de ses compagnes, les sacrifia à l’ingrat Phaon qui la réduisit au désespoir. N’auroit-il pas mieux valu pour elle continuer à poursuivre des conquêtes que les familiarités facilitées par la conformité du sexe, les sûretés qu’il procure et l’ascendant de son esprit devoient lui rendre si aisées? D’autant qu’elle étoit douée de tous les avantages que l’on peut desirer dans cette passion, à laquelle la nature sembloit l’avoir destinée; car elle avoit un clitoris si beau, qu’Horace donnoit à cette femme célèbre l’épithete de muscula; c’est dire en françois, femme hommesse.
Il paroît que le collège des Vestales peut être regardé comme le plus fameux serrail de tribades qui ait jamais existé, et l’on peut dire que la secte Anandryne a reçu dans la personne de ces prêtresses les plus grands honneurs. Le sacerdoce n’étoit pas un de ces établissemens vulgaires, humbles et foibles dans leur commencemens, que la piété hasarde et qui ne doivent leur succès qu’au caprice. Il ne se montre à Rome qu’avec l’appareil le plus auguste: vœu de virginité, garde du palladium, dépôt et entretien du feu sacré66, symbole de la conservation de l’empire, prérogatives les plus honorables, crédit immense, pouvoir sans bornes. Mais combien tout cela eût été payé cher par la privation absolue de ce bonheur, auquel la nature appelle tous les êtres, et les supplices affreux qui attendoient les vestales, si elles succomboient à sa voix! Jeunes et capables de toute la vivacité des passions, comment y seroient-elles échappées sans les ressources de Sapho, tandis qu’on leur laissoit la liberté la plus dangereuse, et que leur culte même les appelloit à des idées si voluptueuses? Car on sait que les vestales sacrifioient au dieu Fascinus, représenté sous la forme du Thallum Égyptien, il y avoit des cérémonies singulières, observées dans ces sacrifices: elles attachoient cette image du membre viril aux chars des triomphateurs. Ainsi le feu sacré qu’elles entretenoient étoit sensé se propager dans tout l’empire par les voies véritablement vivifiantes, mais qu’un tel objet de contemplation étoit peu nécessaire à exposer à la vue de jeunes filles vouées à la virginité!
On voit que les tribades anciennes avoient d’illustres modeles. L’abbé Barthelemi, dans ses antiquités palmyreniennes, cite les habits qu’elles affectoient en public: c’étoient, selon lui67, l’enomide et la callyptze. L’énomide serroit étroitement le corps et laissoit les épaules découvertes. Quant à la callyptze on ne la connoît que par son nom, comme la crocote, la lobbe tarentine, l’anobolé, l’encyclion, la cécriphale et les tuniques teintes en couleurs ondoyantes qui désignoient assez bien cette ardeur des tribades qui appetent sans cesse, comme les flots se succedent sans jamais se tarir. Elles arboroient ces vêtements suivant les situations dans lesquelles elles se trouvoient. La callyptze étoit pour le public extérieur; elles portoient l’énomide lorsqu’elles recevoient du monde dans leur intérieur; la tarentine servoit dans les voyages; la crocote étoit pour le boudoir, lorsqu’elles étoient dans un exercice solitaire; l’anobolé pour la tribaderie de tête-à-tête; la cécriphale pour les rendez-vous nocturnes; l’encyclion pour tenir cercle licentieux; les tuniques teintes pour les grandes confrairies, les orgies; et la couleur de la tunique annonçoit l’office dont la tribade qui la portoit étoit chargée pour ce jour. Chaque genre de secours avoit sa couleur ondoyante particuliere.
Il est certain cas où la tribaderie a été conseillée par des physiciens très-savans. On sait que David ne recouvra sa chaleur que par des femmes qui tribadoient pardessus son corps. Quant à Salomon, il n’employoit, sans doute, ses trois milles concubines qu’à faire exécuter en sa présence des évolutions en grand. De nos jours la chaleur idiopathique se restitue dans le corps humain par les jeux d’une multitude de femmes, au milieu desquelles s’établit celui qui veut recouvrer ses forces. Ce remede étoit conseillé par Dumoulin toujours avec succès. On sait qu’aussi-tôt que le malade ressentoit les effets idiopathiques de la chaleur, il devoit se retirer pour laisser rasseoir et raffermir l’incandescence qui paroissoit se montrer; autrement il en seroit résulté un effet contraire. Ce systême est fondé sur ce que l’homme n’a besoin que de la présence de l’objet pour ressentir l’espece de chaleur dont il s’agit, laquelle le meut plus ou moins fortement, selon qu’il est plus ou moins débilité. En général, la fréquence des accès de cette chaleur vivifiante dure autant et plus que les forces de l’homme. C’est une des suites de la faculté de penser et de se rappeller subitement certaines sensations agréables à la seule inspection des objets qui les lui ont fait éprouver. Ainsi celle qui disoit que si les animaux ne faisaient l’amour que par intervalles, c’est qu’ils étoient des bêtes, disoit un mot bien plus philosophique qu’elle ne pensoit.
Au reste, en tribaderie, comme en tout, les excès sont nuisibles; ils énervent au lieu d’exciter. Il arrive aussi quelquefois, à force de recherches, des aventures singulières et funestes dans ces sortes d’exercices. Il y a peu de temps qu’à Parme une fille accoutumée à tribader avec sa bonne amie, se servit d’une grosse aiguille à tête d’ivoire de la longueur d’un doigt, qui dans les secousses fit fausse route et tomba dans la vessie de Domenica. Elle n’osa déclarer son aventure, souffrit et patienta; elle urinoit goutte à goutte; au bout de cinq mois il s’étoit déjà formé une pierre autour de l’aiguille que l’on tira par les voies ordinaires. Dans les couvens, vastes théatres de tribaderie, il est arrivé beaucoup d’événements pareils; ici c’est un cure oreille, là un pessaire; dans un autre un affiquet, ou un canon de seringue; ailleurs une fiole d’eau de la reine d’Hongrie, pour la laisser distiller goutte à goutte; une petite navette de tisseran, un épis de bled qui monte de soi-même, qui chatouille le vagin, et que la pauvre nonnette ne peut plus retirer, etc. On feroit un volume de pareilles anecdotes.
M. Poivre nous apprend dans ses voyages que les plus fameuses tribades de l’univers sont les Chinoises; et comme en ce pays les femmes de qualité marchent peu, elles tribadent à travers des hamacs suspendus. Ces hamacs sont faits de soie plate à mailles de deux pouces en quarré; le corps y est mollement étendu, les tribades se balancent et s’agitent sans avoir la peine de se remuer. C’est un grand luxe des Mandarins, que d’avoir dans une salle, au milieu des parfums, vingt tribades aériennes qui s’amusent sous ses yeux.
Le serrail du grand-seigneur n’a pas d’autre but; car que feroit un seul homme de tant de beautés? Quand le sultan blasé se propose de passer la nuit avec une de ses femmes, il se fait apporter son sorbet au milieu de la pièce des Tours (All’hachi); c’est ainsi qu’on la nomme. Les murs sont couverts de peintures les plus lascives; à l’entrée de cette pièce on voit une colombe d’un côté et une chienne de l’autre, par où l’on sort; symbole de volupté et de lubricité.
Au centre des peintures se lisent vingt vers turcs qui décrivent les trente beautés de la belle Hélène, et dont M. de Saint-Priest a envoyé dernièrement un fragment avec ces détails: ce fragment a été traduit par un François du quartier de Péra68.
Je n’essayerai point de traduire ces vers en françois; ils n’ont pas été faits par un poëte. Ce calcul arithmétique, ces trente qualités coupées gravement trois à trois, glaceroient toute verve. On ne calcule point les charmes qu’on adore; on s’enivre, on brûle, on les couvre de baisers; ce n’est qu’alors qu’on est intéressant; la belle qui verroit compter par ses doigts les attraits dont elle est ornée, prendroit le calculateur pour un sot et feroit elle même une pauvre figure. Il y en a plus de trente; il y en a plus de mille. Quoi! lorsqu’on voit Hélène nue, a-t-on la tête si nette?69... Mais les Turcs ne sont pas galans.
Le sultan arrive dans cette salle, où les muets ont tout fait préparer. Il s’accroupit dans un angle d’où il rase la terre pour voir les attitudes sous un angle favorable; il fume trois pipes et pendant le tems qu’il y emploie, ce que l’Asie produit de plus parfait paroît nu dans cette salle. Elles s’accouplent d’abord suivant le tableau de la belle Hélene, puis se mêlent et diversifient les groupes et les postures dont les murs leur offrent les modeles qu’elles surpassent par leur agilité. Il y a entre autres dans ce sallon voluptueux sept tableaux de Boucher, dont un représente des fictions d’après le Caravage; et le dernier sultan les faisoit exécuter en naturel d’après le peintre des graces. O, si l’on employoit autant d’efforts à former les mœurs qu’à les corrompre, à créer les vertus qu’à exciter les désirs, que l’homme auroit bientôt atteint le degré de perfection dont la nature est susceptible!
L’AKROPODIE
La nature travaille à la reproduction des êtres par des voies bien diverses; elle a voulu que l’espèce humaine se renouvellât par le concours de deux individus semblables par les traits les plus généraux de leur organisation et destinés à y coopérer par des moyens particuliers et propres à chacun. Aussi l’essence d’un sexe ne se borne point à un seul organe, mais s’étend par des nuances plus ou moins sensibles à toutes les parties. La femme, par exemple, n’est point femme par un seul endroit; elle l’est par toutes les faces sous lesquelles elle peut être envisagée; on diroit que la nature a tout fait en elle pour les graces et les agrémens, si l’on ne savoit qu’elle a un objet plus essentiel et plus noble. C’est ainsi que dans toutes les opérations de la nature, la beauté naît d’un ordre qui tend au loin; et qu’en voulant faire ce qui est bon, elle fait nécessairement en même temps ce qui plaît.
Voilà la loi générale, à laquelle ne dérogent les modifications particulières, qu’autant que les passions, les goûts, les mœurs, soumis à un rapport direct avec les législations et les gouvernemens, mais toujours subordonnés à la constitution physique dominante dans tel ou tel climat, s’écartent plus ou moins de la nature contrariée par l’homme. Ainsi dans les pays chauds, des habitans rembrunis, petits, secs, vifs, spirituels, seront moins laborieux, moins vigoureux, plus précoces et moins beaux que ceux des pays froids. Les femmes y seront plus jolies et moins belles; l’amour y sera un désir aveugle, impétueux, une fièvre ardente, un besoin dévorant, un cri de la nature. Dans les pays froids cette passion, moins physique et plus morale, sera un besoin très-modéré, une affection réfléchie, méditée, analysée, systématique, un produit de l’éducation. La beauté et l’utilité, ou toutes les beautés et les utilités ne sont donc point connexes: leurs rapports s’éloignent, s’affoiblissent se dénaturent; la main de l’homme contrarie sans cesse l’activité de la nature; quelquefois aussi nos efforts hâtent sa marche.
Par exemple, la loi respective de l’amour physique des pays septentrionaux et des méridionaux est très-atténuée par les institutions humaines. Nous nous sommes entassés en dépit de la nature dans des villes immenses; et nous avons ainsi changé les climats par des foyers de notre invention dont les effets continuels sont infiniment puissants. A Paris, dont la température est bien froide en comparaison même de nos provinces méridionales, les filles sont plutôt nubiles que dans les campagnes même voisines de Paris. Cette prérogative, plus nuisible qu’utile peut-être, annexée à cette monstrueuse capitale, tient à des causes morales, lesquelles commandent très-souvent aux causes physiques; la précocité corporelle est due à l’exercice précoce des facultés intellectuelles, qui ne s’aiguisent guère avec le temps qu’au détriment des mœurs. L’enfance est plus courte; l’adolescence hâtive devient héréditaire; les fonctions animales et l’aptitude à les exercer s’exaltent (car se perfectionnent ne seroit pas le mot) de génération en génération. Or les dispositions corporelles et les facultés de l’ame sont entr’elles dans un rapport qui peut être transmis par la génération. Grande vérité qui suffit pour faire sentir de quelle importance seroit pour les sociétés une éducation bien conçue!
C’est sur-tout peut-être sur le sexe séduisant qu’il faudrait travailler; car chez presque toutes les nations policées, avec l’apparence de l’esclavage, il commande en effet au sexe dominateur. Il y a des femmes, et en très grand nombre, chez qui les effets de la sensibilité augmentent le ressort de chaque organe tant cet être, pour lequel la nature a fait des frais inconcevables, est perfectible! Les spasmes vénériens qui constituent l’essence des fonctions du sexe, les libations fécondes sont plus susceptibles encore d’être envisagés moralement que méchaniquement. Elles dépendent sans doute de la plus ou moins grande sensibilité de ce centre merveilleux70 qui se réveille ou s’assoupit périodiquement. Mais quelle influence n’a-t-il pas aussi sur toutes les parties de l’être! Si le plaisir y existe, l’âme sensitive, agréablement émue, semble vouloir s’étendre, s’épanouir pour présenter plus de surface aux perceptions. Cette intumescence répand par-tout le sentiment délicieux d’un surcroît d’existence; les organes montés au ton de cette sensation s’embellissent, et l’individu entraîné par la douce violence faite aux bornes ordinaires de son être, ne veut plus, ne sait plus que sentir. Substituez le chagrin au plaisir, l’ame se retire dans un centre qui devient un noyau stérile, et laisse languir toutes les fonctions du corps; et de même que le bien-être et le contentement de l’esprit produisent la joie, l’épanouissement de l’âme, la vivacité, l’embellissement du corps, la satisfaction, le sourire, la gaieté, ou la douce et tendre joie de la sensibilité, et ses voluptueuses larmes et ses embrassemens énergiques, et ses transports brûlans ressemblans à l’ivresse; de même la peine d’esprit et ses inquiétudes rétrécissent l’âme, abattent le corps, enfantent les douleurs morales et physiques, et la langueur et l’accablement et l’inertie.—Il ne seroit donc ni fol ni coupable celui qui, à l’exemple d’un despote Asiatique, mais par d’autres motifs, proposeroit aux philosophes et aux législateurs la recherche de nouveaux plaisirs et crieroit: «Epicure étoit le plus sage des hommes. La volupté est et doit être le mobile tout-puissant de notre espece.»
Il y a des variétés dans les êtres créés, qui seroient incroyables si l’on pouvoit combattre les résultats d’observations suivies, réitérées, authentiques71, mais la physique éclairée doit être le guide éternel de la morale. Et voilà pourquoi presque toutes les loix coercitives sont mauvaises. Voilà pourquoi la science de la législation ne peut être perfectionnée qu’après toutes les autres.
Mais l’homme, qui est le plus grand ennemi et le plus grand partisan, le plus grand promoteur et la plus remarquable victime du despotisme, a voulu dans tous les tems tout diriger, tout conduire, tout réformer. De là cette foule de loix si injustes et si bizarres, ces institutions inexplicables, ces coutumes de tout genre. A leur place, en tel tems, dans telles circonstances, en tel lieu, mais que le tyran de la nature a voulu propager, prolonger sans égard aux lieux et aux circonstances. La circoncision est selon nous une des plus singulières qu’il ait imaginées.
Plusieurs peuples l’ont pratiquée pour des fins utiles dans l’ordre de la nature, et cela est simple et sage. D’autres l’ont admise sans besoin, comme une observance religieuse, et cela paroît fol. Les Égyptiens l’ont regardée comme une affaire d’usage, de propreté, de raison, de santé, de nécessité physique. En effet, on prétend qu’il y a des hommes qui ont le prépuce si long, que le gland ne pourroit pas se découvrir de lui-même; d’où il résulteroit une éjaculation baveuse qui seroit un inconvénient considérable pour l’œuvre de la génération. Cette raison en est une assurément pour diminuer un prépuce de cette nature. Mais que ce prépuce ait été un objet en grande vénération chez le peuple choisi de Dieu, voilà ce qui me semble très singulier.
En effet, le sceau de la réconciliation, le signe de l’alliance, le pacte entre le Créateur et son peuple, c’est le prépuce d’Abraham72, prépuce qui devoit être racorni; car Abraham avoit quatre-vingt-dix-neuf ans quand il se fit cette coupure; il opéra de même sur son fils, sur tous les mâles, etc. La femme de Moïse circoncit aussi son fils; ce ne fut pas sans peine, et elle se brouilla avec son époux qui ne la revit plus73. Cette cérémonie n’étoit alors regardée que comme une figure; car on parle des fruits circoncis74, de la circoncision du cœur, etc.75. Et elle fut suspendue pendant tout le temps que les Israélites furent dans le désert. Aussi Josué à la sortie du désert fit circoncire un beau jour tout le peuple. Il y avoit quarante ans qu’on n’avoit coupé de prépuces; on en eut deux tonnes tout d’un coup76.
Quand le peuple de Dieu eut des rois, on fit bien plus, on maria pour des prépuces. Saül promit sa fille à David et demande cent prépuces de douaire77. David qui étoit héroïque et généreux ne voulut pas être borné dans ce magnifique don et apporta à Saül deux cents prépuces78 puis il épousa Michol; on la lui voulut contester; mais il forma sa demande en règle, et l’obtint pour sa collection de prépuces79.
Ils ont excité de grandes querelles ces prépuces. On ne regarda pas seulement la circoncision comme un sacrement de l’ancienne loi, en ce qu’elle étoit un signe de l’alliance de Dieu avec la postérité d’Abraham; on voulut que ce bout de peau qu’on retranchoit du membre génital, remît le péché originel aux enfans. Les pères ont été divisés à ce sujet. S. Augustin, qui soutenoit cette opinion, a contre lui tous ceux qui l’ont précédé, et depuis lui, S. Justin, Tertullien, S. Ambroise, etc. La grande raison de ceux-ci est fort plausible. Pourquoi, disent-ils, ne coupe-t-on rien aux femmes? Le péché originel les entache tout comme les hommes; on devroit même en bonne justice leur couper plus qu’à ceux-ci; car sans la curiosité d’Ève, Adam n’auroit pas péché.
Les peres Conning et Coutu ont soutenu, d’après M. Huet, qu’il n’étoit rien moins qu’évident que l’on ne circoncit pas les femmes. En effet, Huet sur Origène, dit positivement qu’on circoncit presque toutes les Égyptiennes80, on leur coupoit une partie du clitoris qui nuiroit à l’approche du mâle; d’autres subissent la même opération par principe de religion, pour réprimer les effets de la luxure, parce que les chatouillemens et l’irritation sont moins à craindre quand le clitoris est moins proéminent.
Paul Jove et Munster assurent que la circoncision est en usage pour les femmes chez les Abyssins. C’est même dans ce pays et pour ce sexe une marque de noblesse; aussi ne la donne-t-on qu’à celles qui prétendent descendre de Nicaulis, reine de Saba. La circoncision des femmes est donc très indécise, et les érudits ne peuvent encore s’exercer.
Une opération très-embarrassante devoit être quand il falloit couper, où il ne restoit rien à retrancher. Par exemple, comment opéroit-on sur les peuples qui, circoncis par propreté ou par nécessité, se faisoient Juifs, de sorte qu’il falloit les circoncire encore une fois pour l’alliance? Il paroît qu’alors on se contentoit de tirer de la verge quelques gouttes de sang à l’endroit où le prépuce avoit été découpé; et ce sang s’appeloit le sang de l’alliance; mais il falloit trois témoins pour que cette cérémonie fît authentique, parce qu’il n’y avoit plus de prépuce à montrer.
Les Juifs apostats s’efforçoient, au contraire, d’effacer en eux les marques de la circoncision et de se faire des prépuces. Le texte des Macchabées y est formel. Ils se sont fait des prépuces et ont trompé l’alliance81. S. Paul, dans la première épître aux Corinthiens, semble craindre que les Juifs convertis au christianisme n’en usent de même! Si dit-il, un circoncis est appelé à la nouvelle loi, qu’il ne se fasse point de prépuce82.
Saint Jérôme, Rupert et Haimon nient la possibilité du fait et croient que la trace de la circoncision est ineffaçable; mais les pères Conning et Coutu ont soutenu dans le droit et dans le fait que la chose étoit possible; dans le droit par l’infaillibilité de l’Écriture, dans le fait par les autorités de Galien et de Celse qui prétendent qu’on peut effacer les marques de la circoncision. Bartholin83 cite Œgnielte et Fallope qui ont enseigné le secret de supprimer cette marque dans la chair d’un circoncis. Buxtorf le fils, dans sa lettre à Bartholin, confirme ce fait par l’autorité même des Juifs: de plus, la matiere étant trop grave pour que des hommes religieux voulussent y laisser quelques doutes, les PP. Conning et Coutu ont éprouvé sur eux-mêmes la pratique indiquée par les médecins que nous venons de citer.
La peau est extensible par elle-même à un degré qu’on auroit peine à croire, si celle des femmes dans la grossesse et les vêtemens faits avec la tunique des êtres animés, n’en étoient des exemples journaliers. On voit souvent des paupieres se relâcher, ou s’alonger exorbitamment. Or la peau du prépuce est exactement semblable à celle des paupieres.
Ceci bien reconnu, les PP. Conning et Coutu se firent d’abord légitimement circoncire, et quand la racine de leur prépuce fut consolidée, ils y attacheront un poids, tel qu’ils purent le supporter sans causer aucun éraillement. La tension imperceptible et les linimens d’huile rosat le long de la verge, faciliterent l’alongement de la peau, au point qu’en quarante-trois jours Conning gagna sept lignes un quart. Coutu qui avoit la peau plus calleuse n’en put donner que cinq lignes et demie. On leur avoit fait une boëte de fer-blanc doublée et attachée à la ceinture pour qu’ils pussent uriner et vaquer à leurs affaires. Tous les trois jours on visitoit l’extension, et les peres visiteurs, nommés commissaires ad hoc, dressoient registres de l’arrivée du nouveau prépuce de Conning, à peu près comme on fait au Pont-Royal pour la crûe de la Seine.
Il est donc bien constaté que la Bible a dit vrai pour les hommes; mais Conning et Coutu n’ont pas eu la même satisfaction pour les femmes. Aucune ne voulut permettre qu’on lui attachât un poids au clitoris; en sorte qu’il n’en est point aujourd’hui qui s’en fasse couper, ni par crainte de l’approche de l’homme (car il y a des expédiens qui sauvent tout inconvénient, comme on comprend bien)84 ni en signe d’alliance, parce qu’il est de fait qu’elles s’allient toutes sans avoir besoin d’aucune diminution. On est bien loin aujourd’hui de s’affliger de la proéminence d’un clitoris... O que ce progrès des arts est énorme en ce siècle!
On sait que les Turcs coupent la peau et n’y touchent plus, au lieu que les Juifs la déchirent et guérissent plus facilement; au reste, les enfans de Mahomet mettent le plus grand cérémonial dans cette opération. En 1581 Amurat III voulant faire circoncire son fils aîné, âgé de quatorze ans, envoya un ambassadeur à Henri III, pour le prier d’assister à la cérémonie du prépuce qui devoit se célébrer à Constantinople au mois de mai de l’année suivante: les ligueurs et sur-tout leurs prédicateurs prirent occasion de cette ambassade pour appeler Henri III le roi Turc, et lui reprocher qu’il étoit le parrain du grand-seigneur.
Les Persans circoncisent à l’âge de treize ans en l’honneur d’Ismaël; mais la méthode la plus singulière en ce genre est celle qui se pratique à Madagascar. On y coupe la chair à trois différentes reprises; les enfans souffrent beaucoup, et celui des parens qui se saisit le premier du prépuce coupé, l’avale.
Herrera dit que chez les Mexicains, où d’ailleurs on ne trouve aucune connoissance du mahométisme ni du judaïsme, on coupe les oreilles et le prépuce aux enfans aussi-tôt après leur naissance, et que beaucoup en meurent.
Voilà ce que l’on peut citer de plus remarquable sur cette matiere. On ignore si la crainte du frottement et l’irritation qui en est une suite, privoit les Juifs de la commodité de porter ce que nous appelons des culottes; mais il est sûr que les Israélites n’en portoient pas; en quoi nos capucins non réformés ont imité le peuple de Dieu. Cependant comme les érections auroient pu embarrasser dans certaines cérémonies, il étoit enjoint de se servir alors d’un chauffoir85 pour contenir les parties génitales. Aaron en reçut l’ordre.
Je m’apperçois, en finissant ce morceau, que l’histoire des prépuces n’est pas très-anacréontique; mais quand on veut s’instruire dans les livres saints, comme c’est assurément le devoir de tout chrétien, il faut avoir le goût robuste; car on y trouve des passages infiniment plus fermes qu’aucun de ceux que j’ai cités. Lorsque, par exemple, on voit le roi Saül poursuivant David venir décharger son ventre86 dans une caverne au fond de laquelle ce dernier étoit caché, et celui-ci arriver bien doucement et couper avec la plus grande dextérité le derrière du vêtement de Saül, puis aussitôt que le roi est parti, courir après lui pour lui démontrer qu’il auroit pu l’empaler aisément, mais qu’il étoit trop brave pour le tuer par derrière; quand on voit cela, dis-je, on s’étonne. Mais lorsque passant d’étonnement en étonnement on voit tour-à-tour sur ce vaste et saint théâtre, des hommes qui se nourrissent de leurs excrémens87 et boivent de leur urine88; Tobie que de la fiente d’hirondelle aveugle89; Esther qui se couvre la tête de tout ce qu’il y de plus sale au monde90; les paresseux qu’on lapide avec de la bouse de vache91; Isaïe réduit à manger les plus hideuses évacuations du corps humain92; des riches qui embrassoient des immondices93, d’autres qu’on aspergeoit dans le temple même, avec cette matière fécale; enfin Ézéchiel qui étendoit sur son pain cet étrange ragoût94, lequel, Dieu, par un miracle, qui ne paroît pas à tout le monde digne de sa bonté, convertit en fiente de bœuf95... Quand on voit tout cela, on ne s’étonne plus de rien.
Cachet de Mirabeau.
Autographe de Mirabeau
Lettre d’envoi de la suite de son travail sur la Prusse
KADHESCH
La puissance des loix dépend presqu’uniquement de leur sagesse, et la volonté publique tire son plus grand poids de la raison qui l’a dictée. C’est pour cela que Platon regarde comme une précaution très-importante de mettre toujours à la tête des édits un préambule raisonné, qui en montre la justice en même temps qu’il en expose l’utilité.
En effet, la première loi est de respecter les loix. La rigueur des châtiments n’est qu’une vaine et coupable ressource, imaginée par des esprits étroits et de mauvais cœurs, pour substituer la terreur au respect qu’ils ne peuvent obtenir. Aussi est-ce une remarque universelle et non démentie par la plus vaste expérience, que les supplices ne sont nulle part aussi fréquens que dans les pays où ils sont terribles; de sorte que la cruauté des peines désigne infailliblement la multitude des infracteurs, et qu’en punissant tout avec la même sévérité, l’on force les coupables qui le plus souvent ne sont que les foibles, à commettre des crimes pour échapper à la punition de leurs fautes.
Le gouvernement n’est pas toujours maître de la loi; mais il en est toujours le garant, et que de moyens n’a-t-il pas pour la faire aimer! Le talent de régner n’est donc pas infiniment difficile à acquérir; car il ne consiste qu’en cela. J’entends bien qu’il est encore plus aisé de faire trembler tout le monde quand on a la force en main; mais il est très-facile aussi de gagner les cœurs; car le peuple a appris depuis bien longtemps de tenir grand compte à ses chefs de tout le mal qu’ils ne lui font point, à les adorer quand il n’en est pas haï.
Quoi qu’il en soit, un imbécile obéi peut comme un autre punir les forfaits; le véritable homme d’État sait les prévenir. C’est sur les volontés plus que sur les actions qu’il cherche à étendre son empire. S’il pouvoit obtenir que tout le monde fît bien, que lui resteroit-il à faire? Le chef-d’œuvre de ses travaux seroit de parvenir à rester oisif.
C’est donc une grande maladresse que la jactance et l’abus du pouvoir; le comble de l’art est de le déguiser (car tout pouvoir est désagréable à l’homme) et surtout de ne pas savoir seulement employer les hommes tels qu’ils sont, mais de parvenir à les rendre tels qu’on a besoin qu’ils soient. Cela est très possible; car les hommes sont à la longue tels que le gouvernement les fait; guerriers, citoyens, esclaves, il modele tout à son gré, et quand j’entends un homme d’État dire: je méprise cette nation, je lève les épaules et réponds en moi-même: et toi, je te méprise de n’avoir pas su la rendre estimable.
C’est là le grand art des anciens qui paroissent nous avoir été aussi supérieurs dans les sciences morales que nous l’emportons sur eux dans les sciences physiques. Tout leur but étoit de diriger les mœurs, de former des caractères, d’obtenir de l’homme que pour faire ce qu’il doit, il lui suffit de songer qu’il le doit faire. O, quel mobile d’honneur, de vertu, de bien-être, seroit la législation perfectionnée ainsi sur un seul principe! Les loix anciennes étoient tellement le fruit de hautes pensées et de grands desseins, le produit du génie, en un mot, que leur influence a survécu aux mœurs des peuples pour qui elles étoient faites. Combien long-tems, par exemple, n’a pas duré le préjugé imprimé par les anciens législateurs sur les mariages stériles?
Moïse ne laissa guère aux hommes la liberté de se marier ou non. Lycurgue nota d’infamie ceux qui ne se marioient pas. Il y avoit même une solemnité particulière à Lacédémone, où les femmes les produisoient tout nus aux pieds des autels, leur faisoient faire à la nature une amende honorable, qu’elles accompagnoient d’une correction très-sévère. Ces républicains si célèbres avoient poussé plus loin les précautions en publiant des réglemens contre ceux qui se marieroient trop tard96 et contre les maris qui n’en usoient pas bien avec leurs femmes97. On sait quelle attention les Égyptiens et les Romains apportèrent à favoriser la fécondité des mariages.
S’il est vrai qu’il y eut dans les premiers âges du monde des femmes qui affectoient la stérilité, comme il paroît par un prétendu fragment du prétendu livre d’Enoch, il peut y avoir eu aussi des hommes qui en fissent profession; mais les apparences n’y sont rien moins que favorables. Il étoit sur-tout alors nécessaire de peupler le monde. La loi de Dieu et celle de la nature imposoient à toutes sortes de personnes l’obligation de travailler à l’augmentation du genre humain; et il y a lieu de croire que les premiers hommes se faisoient une affaire principale d’obéir à ce précepte. Tout ce que la Bible nous apprend des patriarches, c’est qu’ils prenoient et donnoient des femmes, c’est qu’ils mirent au monde des fils et des filles, et puis moururent, comme s’ils n’avoient eu rien de plus important à faire. L’honneur, la noblesse, la puissance consistoient alors dans le nombre des enfans; on étoit sûr de s’attirer par la fécondité une grande considération, de se faire respecter de ses voisins, d’avoir même une place dans l’histoire. Celle des Juifs n’a pas oublié le nom de Jaïr, qui avoit trente fils au service de la patrie; ni celle des Grecs les noms de Danaüs et d’Égyptus, célèbres par leurs cinquante fils et leurs cinquante filles. La stérilité passoit alors pour une infamie dans les deux sexes et pour une marque non équivoque de la malédiction de Dieu. On regardoit au contraire comme un témoignage authentique de sa bénédiction d’avoir autour de sa table un grand nombre d’enfans. Ceux qui ne se marioient pas étoient réputés pécheurs contre nature. Platon les tolère jusqu’à l’âge de trente-cinq ans; mais il leur interdit les emplois et ne leur assigne que le dernier rang dans les cérémonies publiques. Chez les Romains, les censeurs étoient spécialement chargés d’empêcher cette sorte de vie solitaire98. Les célibataires ne pouvoient ni tester ni rendre témoignage99: la religion aidoit en ceci la politique; les théologiens païens les soumettoient à des peines extraordinaires dans l’autre vie, et dans leur doctrine le plus grand des malheurs étoit de sortir de ce monde sans y laisser des enfans; car alors on devenoit la proie des plus cruels démons100.
Mais il n’est point de loix qui puissent arrêter un désordre idéal; aussi malgré les injonctions des législateurs, on éludoit très-communément dans l’antiquité les fins de la nature. L’histoire ne dit point comment ni par qui commença l’amour des jeunes garçons, qui fut si universel. Mais un goût si particulier, et en apparence si bizarre, l’emporta sur les loix pénales, bursales, infamantes, etc., sur la morale, sur la saine physique. Il faut donc que cet attrait ait été très-impérieux. Mais cette passion bizarre a une origine qui m’a paru très-singulière: je crois que l’impuissance dont la nature frappe quelquefois, se confédéra avec des tempéramens effrénés pour l’affermir et la propager. Rien de plus simple.
L’impuissance a toujours été une tache très-honteuse. Chez les Orientaux, les hommes marqués de ce sceau de réprobation eurent le titre flétrissant d’eunuques du soleil, d’eunuques du ciel, faits par la main de Dieu. Les Grecs les appelloient invalides. Les loix qui leur permettoient les femmes, permettoient aussi à ces femmes de les abandonner. Les hommes condamnés à cet état équivoque, qui dut être très-rare dans les commencemens, également méprisés des deux sexes, se trouvèrent exposés à plusieurs mortifications qui les réduisirent à une vie obscure et retirée; la nécessité leur suggéra différens moyens d’en sortir et de se rendre recommandables. Dégagés des mouvemens inquiets de l’amour étranger, et, au physique, de l’amour-propre, ils s’assujettirent aux volontés des autres, et furent trouvés si dévoués, si commodes, que tout le monde en voulut avoir. Le plus atroce des despotismes en augmenta bientôt le nombre; les pères, les maîtres, les souverains s’arrogèrent le droit de réduire leurs enfans, leurs esclaves, leurs sujets à cet état ambigu; et le monde entier, qui dans le commencement ne connoissoit que deux sexes, fut étonné de se trouver insensiblement partagé en trois portions à peu près égales.
La bizarrerie, la satiété, le libertinage, l’habitude, des motifs particuliers, une philosophie affectée ou téméraire, la pauvreté, la cupidité, la jalousie, la superstition concoururent à cette révolution singulière; la superstition, dis-je, car les opérations les plus avilissantes, les plus ridicules, les plus cruelles ont été imaginées par des fanatiques atrabilaires, qui dictent des loix tristes, sombres, injustes, où la privation fait la vertu et la mutilation le mérite.
Les Romains fourmilloient d’eunuques. En Asie et en Afrique on s’en sert encore aujourd’hui pour garder les femmes; en Italie cette atrocité n’a pour objet que la perfection d’un vain talent (I). Au Cap les Hottentots ne coupent qu’un testicule, pour éviter, disent-ils, les jumeaux. Dans beaucoup de pays les pauvres mutilent pour éteindre leur postérité, afin que leurs malheureux enfans n’éprouvent pas un jour la double misère et de périr de faim et de voir périr les leurs. Il y a bien des sortes d’eunuques!
Quand on ne pense qu’à perfectionner la voix, on n’enlève que les testicules; mais la jalousie dans sa cruelle méfiance retranche toutes les parties de la génération: cette effroyable opération est très dangereuse; on ne peut la faire avec une sorte de succès qu’avant la puberté; encore y a-t-il beaucoup de danger: passé quinze ans, à peine en réchappe-t-il un quart. Aussi ces sortes d’impuissants se vendent cinq et six fois jusqu’à vingt-deux mille de ces infortunés. Quelle horrible plaie faite à l’humanité! Les plus fameux sont Éthiopiens; ils sont si hideux que les jaloux les paient au poids de l’or.
Les impuissans absolus se qualifient d’eunuques aqueducs, parce qu’étant dépourvus de la verge qui porte le jet au-dehors, ils sont obligés de se servir d’un conduit de supplément, faute de ne pouvoir lancer le jet comme les femmes dont la vulve a tout son ressort. Ceux au contraire qui ne sont privés que des testicules, jouissent de toute l’irritation que donnent les désirs, et peuvent en un sens se dire très puissans (sur-tout lorsqu’ils n’ont été opérés qu’après que leur organe a reçu tout son développement101 mais avec cette triste exception que, ne pouvant jamais se satisfaire, l’ardeur vénérienne dégénere chez eux en une espece de rage; ils mordent les femmes qu’ils liment avec une précieuse continuité.
On voit que cette sorte d’eunuques a le double avantage de servir sans risque aux plaisirs des femmes et aux goûts dépravés des hommes. Autrefois tous les garçons de la Géorgie se vendoient aux Grecs, et les filles garnissoient les serrails. On comprend que l’on trouvoit dans ce beau climat autant de Ganymedes que de Vénus; et si quelque chose pouvoit excuser cette passion aux yeux de qui ne l’a pas, ce seroit sans doute l’incomparable beauté de ces modeles.
On comprend aujourd’hui, comme on sait, par le mot de péché contre nature tout ce qui a rapport à la non-propagation de l’espece, et cela n’est ni juste, ni bien vu. La sodomie, dans son rapport avec la ville de l’Ecriture, est bien différente, par exemple, d’une simple pollution. Quoique ce goût bizarre que l’on a compris avec tant d’autres dans le mot général mollities ait été généralement répandu dans les pays les plus policés, l’histoire ne cite rien d’aussi fort que ce qui est rapporté dans l’Ecriture. Toutes les villes de la Pentapole en étoient tellement infestées qu’aucun étranger n’y pouvoit paraître qu’il ne fût en proie à leurs désirs. Les deux anges qui vinrent visiter Loth furent à l’instant assaillis par une multitude de peuple102. En vain Loth leur prostitua ses deux filles: ce singulier acte de vertu hospitalière ne lui réussit pas. Il falloit aux Sodomistes des derrières mâles103; et les anges n’échappèrent que grâce à cet aveuglement subit qui empêcha ces libertins de se reconnoître les uns les autres.
Cet état ne dura pas longtemps; car en douze heures de tems tout fut consumé par la pluie de soufre, au point que Loth et ses filles, retirés dans une antre, crurent que le monde venoit de périr par le feu, comme il avoit lors du déluge péri par l’eau; et la crainte de ne plus avoir de postérité détermina ces filles, qui ne comptoient apparemment pas sur les fruits de leur prostitution récente, à en tirer au plus vite de leur pere. L’aînée se dévoua la première à ce piteux office; elle se coucha sur le bon homme Loth, qu’elle avoit enivré, lui épargna toute la peine de ce sacrifice offert à l’amour de l’humanité, et le consomma sans qu’il s’en aperçût104. La nuit suivante sa sœur en fit autant; et le bon Loth qui paroît avoir été facile à tromper et dur à réveiller, réussit si bien dans ces actes involontaires, que ses filles mirent au monde neuf mois après cette aventure, deux garçons, Moab, chef de la nation des Moabites105, et Ammon, chef des Ammonites.
On sait, indépendamment du témoignage formel de S. Paul106, que les Romains porterent très-loin ces excès de la pédérastie; mais ce que ce grand apôtre dit de remarquable, c’est que les femmes préféroient de beaucoup le plaisir contre nature à celui qu’elles provoquent.—Et fœminæ imitaverunt naturalem usum in eum usum qui est contra naturam; c’est dans le vingt-sixième verset du chapitre cité au bas de la page qu’on lit ces paroles; et le verset suivant a fourni au Caravage l’idée de son Rosaire, qui est dans le Musæum du grand-duc de Toscane. On y voit une trentaine d’hommes étroitement liés (turpiter ligati) en rond, et s’embrassant avec cette ardeur lubrique que ce peintre sait répandre dans ses compositions libertines.
Au reste, la pédérastie a été connue sur tout le globe; les voyageurs et les missionnaires en font foi. Ceux-ci rapportent même un cas de sodomie triple qui a embarrassé et aiguisé la sagacité du docteur Sanchez: le voici.
Marc Paul avoit décrit, dans sa Description géographique, imprimée en 1566, les hommes à queue du royaume de Lambri. Struys avoit parlé de ceux de l’isle Formose et Gemelli Carreri de ceux de l’isle Mindors, voisine de Manille. Tant d’autorités se trouverent plus que suffisantes pour déterminer des missionnaires jésuites à entreprendre de préférence des conversions dans ce pays-là. Ils ramenèrent en effet de ces hommes à queue, qui par un prolongement du coccyx portaient vraiment des queues de sept, huit et dix pouces, susceptibles, quant à la mobilité, de tous les mouvemens que l’on aperçoit dans la trompe de l’éléphant. Or l’un de ces hommes à queue se coucha entre deux femmes, dont l’une ayant un clitoris considérable, se posta de la tête aux pieds et plaça en pédéraste son clitoris, tandis que la queue de l’insulaire fournissoit sept pouces au vase légitime: l’insulaire qui étoit complaisant se laissa faire, et pour occuper toutes ses facultés il approcha de l’autre femme et en jouit comme la nature y invite... Il y avoit là assurément de quoi exercer les talens du prince des casuistes.
Sanchez distingua: «Pour la première, dit-il, sodomie double quoiqu’incomplete dans ses fins, parce que ni la queue ni le clitoris ne pouvant verser la libation, ils n’opèrent rien contre les voies de Dieu et le vœu de la nature; quant à la seconde, fornication simple.»
J’imagine que de pareilles queues auroient plus d’un genre d’utilité à Paris, où le goût des pédérastes, quoique moins en vogue que du tems de Henri III, sous le règne duquel les hommes se provoquoient mutuellement sous les portiques du Louvre, fait des progrès considérables. On sait que cette ville est un chef-d’œuvre de police; en conséquence il y a des lieux publics autorisés à cet effet. Les jeunes gens qui se destinent à la profession sont soigneusement enclassés; car les systêmes réglementaires s’étendent jusques là. On les examine; ceux qui peuvent être agens et patiens, qui sont beaux, vermeils, bien faits, potelés, sont réservés pour les grands seigneurs, ou se font payer très-cher par les évêques et les financiers. Ceux qui sont privés de leurs testicules, ou en terme de l’art (car notre langue est plus chaste que nos mœurs) qui n’ont pas le poids du tisserand, mais qui donnent et reçoivent forment la seconde classe; ils sont encore chers parce que les femmes en usent, tandis qu’ils servent aux hommes. Ceux qui ne sont plus susceptibles d’érections tant ils sont usés, quoiqu’ils aient tous les organes nécessaires au plaisir, s’inscrivent comme patiens purs et composent la troisième classe: mais celle qui préside à ces plaisirs, vérifie leur impuissance. Pour cet effet on les place tout nus sur un matelas ouvert par la moitié inférieure; deux filles le caressent de leur mieux, pendant qu’une troisième frappe doucement avec des orties naissantes le siège des désirs vénériens. Après un quart d’heure de cet essai, on leur introduit dans l’anus un poivre long rouge qui cause une irritation considérable; on pose sur les échauboulures produites par les orties de la moutarde fine de Caudebec, et l’on passe le gland au camphre. Ceux qui résistent à ces épreuves, et ne donnent aucun signe d’érection servent comme patiens à un tiers de paie seulement... O qu’on a bien raison de vanter le progrès des lumieres dans ce siecle philosophe!
BÉHÉMAH
De la Bestialité.—Ce titre répugne à l’esprit et flétrit l’ame. Comment imaginer sans horreur qu’un goût aussi dépravé puisse exister dans la nature humaine, lorsqu’on pense combien elle peut s’élever au-dessus de tous les êtres animés? Comment se figurer que l’homme ait pu se prostituer ainsi? Quoi, tous les charmes, tous les délices de l’amour, tous ses transports... il a pu les déposer aux pieds d’un vil animal! Et c’est au physique de cette passion, à cette fievre impétueuse qui peut pousser à de tels écarts, que des philosophes n’ont pas rougi de subordonner le moral de l’amour! Le physique seul en est bon107, ont-ils dit.—Eh bien, lisez Tibulle et puis courez contempler ce physique dans les Pyrénées où chaque berger a sa chevre favorite; et quand vous aurez assez observé les hideux plaisirs du montagnard brutal, répétez encore: en amour le physique seul est bon.
Un sentiment très philosophique peut engager à fixer un moment ses regards sur un sujet aussi étrange, parce que ce sentiment donnant la force d’écarter toutes les idées que l’éducation, les préjugés, et l’habitude nous inculquent tour à tour, indique plus d’une vue à diriger, plus d’une expérience à faire, dont les résultats pourroient être utiles et curieux.
La forme particuliere par laquelle la nature a distingué l’homme et la femme, prouve que la différence des sexes ne tient pas à quelques variétés superficielles; mais que chaque sexe est le résultat peut-être d’autant de différences qu’il y a d’organes dans le corps humain, quoiqu’elles ne soient pas toutes également sensibles. Parmi celles qui sont assez frappantes pour se laisser appercevoir, il en est dont l’usage et la fin ne sont pas bien déterminés. Tiennent-elles au sexe essentiellement, ou sont-elles une suite nécessaire de la disposition des parties constituantes108? La vie s’attache à toutes les formes, mais elle se maintient plus dans les unes que dans les autres. Les productions monstrueuses humaines vivent plus ou moins; mais celles qui le sont extrêmement périssent bientôt. Ainsi l’anatomie, éclairée autant qu’il seroit possible, pourroit décider jusqu’à quel point on peut être monstre, c’est-à-dire, s’écarter de la conformation particuliere à son espece, sans perdre la faculté de se reproduire, et jusqu’à quel point on peut l’être sans perdre celle de se conserver. L’étude de l’anatomie n’a pas même encore été dirigée sur ce plan, pour lequel on pourroit mettre à profit cette erreur de la nature, ou plutôt cet abus de ses désirs et de ses facultés qui portent à la bestialité.
Les productions monstrueuses d’animaux différens conservent une conformation particuliere aux deux especes, en perdant insensiblement la faculté de se reproduire. Les productions monstrueuses de l’humanité nous apprendroient en outre jusqu’à quel point l’ame raisonnable se transmet ou se débrouille, si l’on peut parler ainsi, d’avec l’ame sensitive. Il est singulier que la physique ait dédaigné ces recherches.
La partie constitutive de notre être, qui nous différencie essentiellement de la brute, est ce que nous appellons l’ame. Son origine, sa nature, sa destinée, le lieu où elle réside sont une source intarissable de problêmes et d’opinions. Les uns l’anéantissent à la mort; les autres la séparent d’un tout auquel elle se réunit par réfusion, comme l’eau d’une bouteille qui nageroit et que l’on casseroit se réuniroit à la masse. Ces idées ont été modifiées à l’infini. Les Pythagoriciens n’admettoient la réfusion qu’après des transmigrations; les Platoniciens réunissoient les ames pures, et purifioient les autres dans des nouveaux corps. De là les deux especes de métempsycoses que professoient ces philosophes.
Quant aux discussions sur la nature de l’ame, elles ont été le vaste champ des folies humaines, folies inintelligibles à leurs propres auteurs. Thalès prétendoit que l’ame se mouvoit en elle-même; Pithagore qu’elle étoit une ombre pourvue de cette faculté de se mouvoir en soi-même. Platon la définit une substance spirituelle se mouvant par un nombre harmonique. Aristote, armé de son mot barbare d’entéléchie, nous parle de l’accord des sentimens ensemble. Héraclite la croit une exhalaison; Pithagore un détachement de l’air; Empédocle un composé des élémens; Démocrite, Leucide, Epicure un mélange de je ne sais quoi de feu, de je ne sais quoi d’air, de je ne sais quoi de vent, et d’un autre quatrieme qui n’a point de nom. Anaxagore, Anaximene, Archelaüs la composoient d’air subtil; Hippone d’eau; Xénophon d’eau et de terre; Parménide de feu et de terre; Boëce de feu et d’air. Critius la plaçoit tout simplement dans le sang; Hippocrate ne voyoit en elle qu’un esprit répandu par tout le corps; Marc-Antonin la prenoit pour du vent; et Critolaüs, tranchant ce qu’il ne pouvoit dénouer, la supposoit une cinquième substance.
Il faut convenir qu’une pareille nomenclature a l’air d’une parodie; et l’on croiroit presque que ces grands génies se jouoient de la majesté de leur sujet, en voyant que le résultat de leurs méditations étoient des définitions aussi ridicules, si en lisant les plus célèbres modernes, on étoit plus éclairé sur cette matiere que les rêveries des anciens. Ce qui résulte de plus remarquable de leurs opinions en ce genre, c’est que jamais on n’avoit eu jusqu’à nos dogmes modernes la moindre idée de la spiritualité de l’ame, quoiqu’on la composât de parties infiniment subtiles109. Tous les philosophes l’ont crue matérielle, et l’on sait ce que presque tous pensoient de sa destinée. Quoi qu’il en soit, les folies théoriques, les hypothèses même ingénieuses ne nous instruiront jamais autant que le pourroient des expériences physiques bien dirigées.
Ce n’est pas que je croie qu’elles puissent nous apprendre, ni quelle est la nature de l’ame ni le lieu où elle réside; mais les nuances de ses dégradations peuvent être infiniment curieuses et c’est le seul chapitre de son histoire qui paroisse nous être abordable.
Il seroit infiniment téméraire de décider que les brutes ne pensent point, bien que le corps ait indépendamment de ce qu’on appelle l’ame, le principe de la vie et du mouvement. L’homme lui-même est souvent machine: un danseur fait les mouvements les plus variés, les plus ordonnés dans leur ensemble, d’une manière très-exacte, sans donner la moindre attention à chacun de ces mouvements en particulier. Le musicien exécuteur est à peu près de même: l’acte de la volonté n’intervient que pour déterminer le choix de tel ou tel air. Le branle donné aux esprits animaux, le reste s’exécute sans qu’il y pense; les gens distraits, les somnambules sont souvent dans un véritable état d’automates. Les mouvemens qui tendent à conserver notre équilibre, sont ordinairement très-involontaires; les goûts et les antipathies précedent dans les enfans le discernement. L’effet des impressions du dehors sur nos passions, sans le secours d’aucune pensée, par la seule correspondance merveilleuse des nerfs et des muscles, n’est-il pas très-indépendant de nous? Et ces émotions toutes corporelles répandent cependant un caractère très-marqué sur la physionomie qui a une sympathie toute particulière avec l’ame.
Les animaux considérés dans un simple point de vue mécanique, fourniroient donc déjà un grand nombre de solutions à ceux qui leur refusent le don de la pensée; et il ne seroit pas très-difficile de prouver qu’une grande partie de leurs opérations même les plus étonnantes ne la nécessitent pas. Mais comment concevoir que de simples automates s’entendent, agissent de concert, concourent à un même dessein, correspondent avec les hommes, soient susceptibles d’éducation? On les dresse, ils apprennent; on leur commande, ils obéissent; on les menace, ils craignent; on les flatte, ils caressent; enfin, les animaux nous offrent une foule d’actions spontanées, où paroissent les images de la raison et de la liberté; d’autant plus qu’elles sont moins uniformes, plus diversifiées, plus singulieres, moins prévues, accommodées sur le champ à l’occasion du moment; il en est de même qui ont un caractère déterminé, qui sont jaloux, vindicatifs, vicieux.
Ou de deux choses l’une, ou Dieu a pris plaisir à former les bêtes vicieuses et à nous donner en elles des modèles très-odieux, ou elles ont comme l’homme un péché originel qui a perverti leur nature. La premiere proposition est contraire à la Bible, qui dit que tout ce qui est sorti des mains de Dieu étoit bon et fort bon. Mais si les bêtes étoient telles alors qu’elles sont aujourd’hui, comment pourroit-on dire qu’elles fussent bonnes et fort bonnes? Où est le bien qu’un singe soit malfaisant, un chien envieux, un chat perfide, un oiseau de proie cruel? Il faut recourir à la seconde proposition et leur supposer un péché originel; supposition gratuite et qui choque la raison et la religion.
Ce n’est donc point encore une fois par des raisonnemens théoriques que l’on peut tracer la ligne de démarcation entre l’homme et la bête. Notre ame a trop peu de points de contact pour qu’il soit facile, même à la physique, de pénétrer jusqu’à elle, d’effleurer seulement sa substance et sa nature; on ne sait où fixer son siege. Les uns ont prétendu qu’elle est dans un lieu particulier d’où elle exerce son empire. Descartes a voulu la grande pinéale; Vicussens le centre ovale; Lancifi et M. de la Peyronie le corps calleux; d’autres les corps cannelés. Le climat, sa température, les alimens, un sang épais ou lent, mille causes purement physiques forment des obstructions qui influent sur sa manière d’être; ainsi en poussant les suppositions on varieroit les effets à l’infini, et l’on montreroit par les résultats, comme il suit assez de l’expérience, qu’il n’y a guere de tête, quelque saine qu’elle puisse être, qui n’ait quelque tuyau fort obstrué.
Le curieux, l’intéressant, l’utile, seroient donc de savoir jusqu’à quel point un être dégradé de l’espece humaine par sa copulation avec la brute, peut être plus ou moins raisonnable; c’est peut être la seule manière d’assiéger la nature qui puisse en ce genre lui arracher une partie de son secret; mais pour y parvenir il auroit fallu suivre les produits, leur donner une éducation convenable et étudier avec soin ces sortes de phénomenes. On auroit probablement tiré de cette opération plus d’avantage pour le progrès des connoissances humaines que des efforts qui apprennent à parler aux sourds et aux muets, qui enseignent les mathématiques à un aveugle, etc.; car ceux-ci ne nous montrent qu’une même nature, un peu moins parfaite dans son principe, en ce que le sujet est privé d’un ou deux sens et qu’on a perfectionnée; au lieu que le fruit d’une copulation avec la brute, offrant, pour ainsi dire, une autre nature, mais entée sur la première, éclairciroit plusieurs des points dont le développement a tant occupé tous ces êtres pensans.
Il est difficile de mettre en doute qu’il n’ait existé des produits de la nature humaine avec les animaux, et pourquoi n’y en auroit-il point? La bestialité étoit si commune parmi les Juifs qu’on ordonnoit de brûler le fruit avec les acteurs. Les Juives avoient commerce avec les animaux110, et voilà ce qui, selon moi, est bien étrange; je conçois comment un homme rustique ou déréglé, emporté par la fougue d’un besoin ou les délires de l’imagination, essaie d’une chèvre, d’une jument, d’une vache même; mais rien ne peut m’apprivoiser avec l’idée d’une femme qui se fait éventrer par un âne. Cependant un verset du Lévitique111 porte: La bête quelle qu’elle soit. D’où il résulte évidemment que les Juives se prostituoient à toute espèce de bête indistinctement; voilà ce qui est incompréhensible.
Quoi qu’il en soit, il paroît certain qu’il a existé des produits de chevres avec l’espèce humaine. Les satyres, les faunes, les égypans, toutes ces fables en sont une tradition très-remarquable. Satar en arabe signifie bouc; et le bouc expiatoire ne fut ordonné par Moyse que pour détourner les Israélites du goût qu’ils avoient pour cet animal lascif112. Comme il est dit dans l’Exode qu’on ne pouvoit voir la face des dieux, les Israélites étoient persuadés que les démons se faisoient voir sous cette forme113, et c’est là le Φάσμα τραγου dont parle Jamblique. On trouve dans Homère de ces apparitions. Manethon, Denis d’Halicarnasse et beaucoup d’autres offrent des vestiges très remarquables de ces productions monstrueuses.
On a ensuite confondu les incubes et les succubes avec les véritables produits. Jérémie parle de faunes suffocans114 (I). Héraclite a décrit les satyres qui vivoient dans les bois115 et jouissoient en commun des femmes dont ils s’emparoient. Edouard Tyson a traité dans le même genre des pigmées, des cynocéphales, des sphinx; ensuite il décrit les orang-outang et les aigo-pithecoi, qui sont les classes des singes qui se rapprochent absolument de l’espèce humaine; car un bel orang-outang, par exemple, est plus beau qu’un laid Hottentot. Munster sur la Genèse et le Lévitique a fait le τραγομόρφοι tous ces monstres et a trouvé des choses fort curieuses des rabbins. Enfin, Abraham Seba admet des ames à ces faunes116, desquels il paroît qu’on ne peut guère contester l’existence.
Nous n’avons rien d’aussi positif, il est vrai, sur les centaures et les minotaures; mais il n’y a pas plus d’impossibilité à ce qu’ils aient été qu’à l’existence des produits d’autres espèces117. Dans le siècle passé il fut beaucoup question de l’homme cornu que l’on présenta à la cour. On connoît l’histoire de la fille sauvage, religieuse à Châlons, qui vit encore, et qui pourroit très-bien avoir quelque affinité avec les habitans des bois. Feu M. le Duc avoit à Chantilly un orang-outang qui violoit les filles; il fallut le tuer. Tout le monde a lu ce que Voltaire a écrit sur les monstres d’Afrique. Il paroît que cette partie du monde que l’on ne connoît que bien peu, est le théâtre le plus ordinaire de ces copulations contre nature; il faut en chercher probablement la cause dans la chaleur, plus excessive dans ces contrées, qu’en aucun autre endroit du globe, parce que le centre de l’Afrique, qui est sous la ligne, est plus éloigné des mers que les terres des autres parties du monde situées dans des latitudes semblables. Les accouplements monstrueux y doivent donc être assez communs et ce seroit là la véritable école des altérations, des dégradations118 et peut-être du perfectionnement physique de l’espèce humaine. Je dis du perfectionnement; car qu’est-ce qu’il y auroit de plus beau dans les êtres animés que la forme du centaure, par exemple?
Notre illustre Buffon a déjà fait en ce genre tout ce qu’un particulier, qui n’est pas riche, peut se permettre. Nous avons la suite de ces variétés dans les especes de chiens, les accouplemens de différentes especes d’animaux, l’histoire des produits de mulets, découverte entièrement neuve, etc. Mais ce grand homme ne nous a pas donné ses expériences sur les mélanges des hommes avec les bêtes, et c’est ce qu’il faudroit imprimer, afin qu’il fût possible de suivre ses grandes vues, et qu’en perdant un si beau génie, nous ne perdissions par la suite de ses idées.
La bestialité existe plus communément qu’on ne croit en France, non par goût, heureusement, mais par besoin. Tous les pâtres des Pyrénées sont bestiaires. Une de leurs plus exquises jouissances est de se servir des narines d’un jeune veau qui leur lèche en même temps les testicules. Dans toutes ces montagnes peu fréquentées, chaque pâtre a sa chèvre favorite. On sait cela par les curés basques. On devroit, par la voie de ces curés, faire soigner ces chèvres engrossées et recueillir leurs produits. L’intendant d’Auch pourroit aisément parvenir à ce but, sans faire révéler des confessions119 (abus de religion atroce dans tous les cas); il pourroit se procurer de ces produits monstrueux par ces curés; le curé demanderoit à son pénitent sa maîtresse qu’il remettroit au subdélégué de l’endroit sans révéler le nom de l’amant. Je ne vois pas quel inconvénient il y auroit, à tourner au profit du progrès des connoissances humaines, un mal que l’on ne sauroit guère empêcher.
L’ANOSCOPIE
On sait que dans tous les siecles, les jongleurs, les charlatans, devins, médecins, politiques ou philosophes (car il en est de toutes ces sortes) ont eu plus ou moins d’influence. La nature de l’homme, sans cesse ballottée entre le désir et la crainte, offre tant d’hameçons à l’usage de ceux qui établissent leur crédit ou leur fortune sur la crédulité de leurs semblables, qu’il y a toujours pour eux quelque heureuse découverte à faire dans l’océan sans bornes des sottises humaines; et quand on se contenteroit de rajeunir les vieilles fascinations, les folies surannées, cet appât est si bien proportionné à l’avidité ignorante et grossière du peuple, auquel il est surtout destiné, que son effet est infaillible, quelqu’ignorans et mal-adroits que puissent être les professeurs de l’art si facile de tromper les hommes. La philosophie et la physique expérimentale plus cultivées, en détrompent sans doute un grand nombre; mais celui où le progrès des connoissances humaines peut pénétrer, sera toujours de beaucoup le plus petit.
Le mot de devin se trouve très-souvent dans la Bible; ce qui justifie l’ancienne remarque qu’il n’y a eu parmi les auteurs sacrés que peu ou point de philosophes. Moyse défend gravement de consulter les devins. «La personne, dit-il, qui se détournera après les devins et les sorcieres en paillardant avec eux, je mettroi ma face contre la sienne120.» Il y a plusieurs classes de sorciers indiquées dans l’Écriture.
Chaurnien en hébreu signifioit sages. Mais cette expression étoit fort équivoque et susceptible des diverses acceptions de sagesse vraie, sagesse fausse, maligne, dangereuse, affectée. Ainsi dans tous les tems il fut des hommes assez politiques, assez habiles pour faire servir les apparences de la sagesse à leurs intérêts, au succès de leurs passions, et pour détourner l’étude, la science et le talent du seul emploi qui les honore; je veux dire la recherche et la propagation de la vérité.
Les Mescuphins étoient ceux qui devinoient dans des choses écrites les secrets les plus cachés; les tireurs d’horoscopes, les interprètes des songes, les diseurs de bonne aventure manœuvroient ainsi.
Les Carthumiens étoient les enchanteurs; par leur art ils fascinoient les yeux et sembloient opérer des changemens fantastiques ou véritables dans les objets et dans les sens.
Les Asaphins usoient d’herbes, de drogues particulières et du sang des victimes pour leurs opérations superstitieuses.
Les Casdins lisoient dans l’avenir par l’inspection des astres: c’étoient les astrologues de ce tems-là.
Ces honnêtes gens qui ne valoient assurément pas nos Comus étoient en fort grand nombre; ils avoient dans les cours des plus grands rois de la terre un crédit immense; car la superstition qui a si bien servi le despotisme, l’a toujours soumis à ses lois, et du sein de cette confédération terrible qui a ourdi tous les maux de l’humanité, le triomphe de la superstition a toujours jailli, les ministres de la religion étoient trop habiles pour se dessaisir d’aucune des parties de leur pouvoir: ils conservèrent avec soin tout ce qui avoit trait à la divination; ils se donnèrent en tout pour les confidens des dieux, et ceignirent aisément du bandeau de l’opinion des hommes qui ne savoient pas même douter, science qui est à peu près la dernière dont l’homme s’instruise.
De tous les peuples qui ont rampé sous le joug de la superstition, nul n’y fut plus soumis que les Juifs; on recueilleroit dans leur histoire une infinité de détails sur leurs pratiques folles et coupables. La grace que Dieu leur faisoit en leur envoyant des prophètes pour les instruire de sa volonté, devenoit pour ces hommes grossiers et curieux un piège auquel ils n’échappoient pas. L’autorité des prophetes, leurs miracles, le libre accès qu’ils avoient auprès des rois, leur influence dans les délibérations et les affaires publiques, les faisoient tellement considérer par la multitude, que l’envie d’avoir part à ces distinctions, en s’arrogeant le don de prophétie devenoit une passion dévorante, en sorte que si l’on a dit de l’Égypte que tout y étoit dieu, il fut un tems où l’on pouvoit dire de la Palestine que tout y étoit prophète: il y en eut sans doute plus de faux que de vrais; on n’ignore pas même que les Juifs avoient des enchantemens et des philtres particuliers pour inspirer le don de prophétie dans lesquels ils faisoient usage de sperme humain, de sang menstruel, et de tout plein d’autres choses aussi inutiles que dégoûtantes à avaler; mais les miracles sont une chose si aisée à opérer aux yeux du peuple, et la pieuse obscurité des discours, le ton apocalyptique, l’accent enthousiaste sont si imposans, que les succès furent très-partagés entre les vrais et les faux-prophetes; ceux-ci eurent recours aux arts et aux sciences occultes; ils firent ressource de tout et parvinrent à élever autel contre autel.
Moïse lui-même nous dit dans l’Exode que les enchanteurs de Pharaon ont opéré des miracles vrais ou faux; mais que lui, envoyé du Dieu vivant et soutenu de son pouvoir, en a fait de beaucoup plus considérables qui ont grièvement affligé l’Égypte, parce que le cœur de son roi était endurci. Nous devons le croire religieusement, et surtout nous applaudir de n’en avoir pas été spectateurs. Aujourd’hui que l’illusion des joueurs de gobelets, tout ce que la mécanique peut avoir de plus propre à surprendre, à induire en erreur, les étonnans secrets de la chimie, les prodiges sans nombre qu’ont opérés l’étude de la nature et les belles expériences qui chaque jour levent une petite partie du voile qui couvre ses opérations les plus secretes; aujourd’hui, dis-je, que nous sommes instruits de tout cela jusqu’à un certain point, il seroit à craindre que notre cœur ne s’endurcît comme celui de Pharaon; car nous connoissons infiniment moins le démon que les secrets de la physique; et, comme on l’a remarqué, il semble que, grace au goût de la philosophie qui nous investit et franchit peu à peu les barrières mêmes jusqu’ici les plus impénétrables, l’empire du démon va tous les jours en déclinant.
Peut-être feroit-on un ouvrage assez curieux que l’histoire détaillée, autant qu’elle peut l’être, des augures, des artifices, des prophetes, de leurs manœuvres, des divinations de toute espèce, décrites ou dévoilées par l’œil sévère et perspicace d’un philosophe. Mais de toutes celles qu’il pourroit exposer aux yeux dessillés des nations, il n’en seroit pas de plus bizarre que celle qui sauva d’une triste catastrophe une société fameuse par son zèle pour la propagation de la foi, et qui, trop persuadée que cette foi suffisoit pour pénétrer dans les ténebres de l’avenir, contracta avec une légèreté fort imprudente un engagement qu’elle n’auroit pu remplir, sans le secours fortuit d’un horoscope très-étrange.
Un essaim de Jésuites envoyé à la Chine y prêchoit la vraie religion, lorsqu’une sécheresse effroyable sembla destiner cet empire à n’être plus qu’un vaste tombeau; les Chinois alloient périr et avec eux les Jésuites, vainement invoqués par le despote, sans un miracle qu’ils pressentirent avec une merveilleuse sagacité, et qui a rendu à jamais cette société fameuse dans ces contrées désolées. Un poète moderne a raconté cette anecdote d’une manière plus piquante que nous ne le saurions faire, et nous nous bornerons à transcrire ses vers, sans approuver ses licences.
On voit, toute plaisanterie à part, combien cet étrange baromètre fut utile et à la Chine et aux missionnaires qui en ont rapporté leur fameuse querelle sur les lavemens. Les Chinois ne connoissent cette sorte d’injection qu’on porte dans les intestins par le fondement que depuis l’introduction des Jésuites dans leur empire; aussi ces peuples en s’en servant l’appellent-ils le remède des barbares.
Les Jésuites qui voyoient que le mot ignoble de lavement, avoit succédé à celui de clystere gagnerent l’abbé de S. Cyran, et employerent leur crédit auprès de Louis XIV, pour obtenir que le mot lavement fut mis au nombre des expressions déshonnêtes: ensorte que l’abbé de S. Cyran les reprocha au pere Garasse, qu’on appeloit l’Hélène de la guerre des Jésuites et des Jansénistes; mais, disoit le pere Garasse, je n’entends par lavement que gargarisme: «ce sont les apothicaires qui ont profané ce mot à un usage messéant.» On substitua donc le mot remède à celui de lavement. Remède comme équivoque parut plus honnête, et c’est bien là notre genre de chasteté121. Louis XIV accorda cette grâce au père le Tellier. Ce prince ne demanda plus de lavement, il demandoit son remède; et l’académie fut chargée d’insérer ce mot avec l’acception nouvelle dans son dictionnaire... Digne objet d’une intrigue de cour!
Il paroît que cette honteuse maladie, appelée cristalline, qui fut le barometre jésuitique dans la patrie de Confucius, et qui, dit-on, se perpétuait dans l’ordre des Jésuites de père en frère, n’étoit autre chose que la maladie dont parle l’écriture: le Seigneur frappa ceux de la ville et de la campagne dans le fondement122. C’est pour la guérison de cette maladie que les Jésuites ont une messe imprimée dans un missel123 à l’honneur de S. Job. Il n’y a rien là qui forme inconséquence avec leur morale; car il est certain que leurs casuistes encouragent à braver le danger de la cristalline, bien loin de l’improuver, quand ils croient que l’œuvre de Dieu peut y être intéressée. On lit dans le recueil du pere Jésuite Anufin un singulier fait arrivé à l’un de leurs novices qui s’amusoit avec un jeune homme, et qui fut surpris au milieu de ses débats par un de ses confreres. Celui-ci avoit eu la prudence d’observer à travers la serrure et de se taire; mais quand l’opération fut finie et le novice sorti, «malheureux, lui dit son camarade, que viens-tu de faire? J’ai tout vu; tu mériterois que je te dénonçasse; tu es encore tout enflammé de luxure... tu ne peux pas nier ton crime...—Eh, mon cher ami, répond le coupable d’un ton de confiance et d’affection, vous ne savez donc pas que c’est un Juif? je le convertirai, ou il restera l’ennemi de J.-C. Dans l’une ou l’autre supposition n’ai-je pas raison de le séduire, ou pour le sauver ou pour le rendre plus coupable?» A ces mots le novice observateur persuadé, convaincu, pénétré d’admiration, se prosterne, baise les pieds de son confrère, fait son rapport; et le novice agent est enregistré parmi les opérateurs des œuvres du Très-Haut.
LA LINGUANMANIE
Si l’on réduisoit toutes les passions de l’homme à ses affections primitives, tous ses idiômes à l’expression de ses pensées-meres, si je puis parler ainsi, en dépouillant celles-là de toutes les nuances dont il les a défigurées, et ceux-ci de toutes les acceptions dont il a surchargé leurs signes, les dictionnaires seroient moins volumineux et les sociétés moins corrompues.
Par exemple, combien l’imagination n’a-t-elle pas brodé en amour le canevas de la nature? Si ses efforts se fussent bornées à l’embellir des illusions morales les plus touchantes, nous devrions nous en applaudir. Mais il y a beaucoup plus d’imaginations déréglées que d’imaginations sensibles; et voilà pourquoi il y a plus de libertinage que de tendresse parmi les hommes; voilà pourquoi il faut maintenant une foule d’épithètes pour retracer toutes les nuances d’un sentiment, qui tiède ou exalté, vicieux ou héroïque, généreux ou coupable, n’est après tout et ne sera jamais que le penchant plus ou moins vif d’un sexe vers l’autre. L’impudicité, la lubricité, la lasciveté, le libertinage, la mélancolie érotique sont des qualités très-distinctes, et ne sont cependant que des nuances plus ou moins fortes des mêmes sensations. La lubricité, la lasciveté, par exemple, sont des aptitudes purement naturelles au plaisir; car plusieurs especes d’animaux sont lascifs et lubriques; mais il n’en est point d’impudiques. L’impudicité est une qualité inhérente à la nature raisonnable et non pas à une propension naturelle, comme la lubricité. L’impudicité est dans les yeux, dans la contenance, dans les gestes, dans les discours: elle annonce un tempérament très-violent, sans en être la preuve bien certaine; mais elle promet beaucoup de plaisir dans la jouissance et tient sa promesse, parce que l’imagination est le véritable foyer de la jouissance que l’homme a variée, prolongée, étendue par l’étude et le raffinement des plaisirs.
Mais enfin, ces dénominations et toutes les autres de cette espece, ne sont autre chose qu’un appétit violent qui porte à jouir sans mesure, à chercher sans cette retenue, peut-être plus naturelle qu’on ne croit, mais dans sa plus grande partie d’institution humaine; à chercher, dis-je, sans cette retenue que nous appelons pudeur, les moyens les plus variés, les plus industrieux, les plus sûrs de se satisfaire, d’éteindre des feux qui dévorent, mais dont la chaleur est si séduisante, qu’on les provoque après les avoir étreints.
Cet état tient purement à la nature et à notre constitution. C’est la faim, le sentiment du besoin de prendre sa nourriture, lequel par excès de sensualité produit la gourmandise, et par la privation trop longue des moyens de se satisfaire, dégénere en rage. Le désir de la jouissance qui est un besoin tout aussi naturel, quoique moins fréquent et plus ou moins impérieux, selon la diversité des tempéramens, se porte quelquefois jusqu’à la manie, jusqu’aux plus grands excès physiques et moraux, qui tous tendent à la jouissance de l’objet par lequel peut être assouvie la passion ardente dont on est agité.
Cette fievre dévorante s’appelle chez les femmes nimphomanie124; elle s’appelleroit chez les hommes mentulomanie, s’ils y étoient aussi sujets qu’elles; mais leur conformation s’y oppose, et plus encore leurs mœurs qui, exigeant moins de retenue et de contrainte, et ne comptant la pudeur qu’au nombre de ces raffinemens dont l’industrie humaine a su embellir ou nuancer les attraits de la nature, ne les exposent point aux ravages des désirs trop réprimés ou trop exaltés. D’ailleurs nos organes étant beaucoup plus susceptibles de mouvemens spontanés que ceux de l’autre sexe, l’intensité des désirs peut rarement être aussi dangereuse, bien que les hommes aussi bien que les femmes aient des maladies produites par une cause à peu près pareille125; mais dont une constitution mâle, plus aisée à détendre, ne sauroit être long-temps pénétrée.
Il seroit triste, il seroit hideux de raconter les effets si bizarres de la nymphomanie. Peut-être le déréglement de l’imagination y contribue-t-il beaucoup plus que l’énergie vénérienne que le sujet qui en est attaqué a reçu de la nature. En effet, le prurit de la vulve n’est point du tout la nymphomanie. Le prurit peut être, à la vérité, une disposition à cette manie; mais il ne faut pas croire qu’il en soit toujours suivi. Il excite, il force à porter les doigts dans les conduits irrités; à les frotter pour se procurer du soulagement, comme il arrive dans toutes les parties du corps que l’on agace dans la même vue, pour y atténuer les causes irritantes. Ces titillations, ces attouchemens, quelque vifs et désirés qu’ils puissent être, se font du moins sans témoins; au lieu que ceux qu’occasionne la nymphomanie bravent les spectateurs et les circonstances. C’est que le prurit ne s’établit que dans la vulve, au lieu que la manie forcenée de la jouissance réside dans le cerveau. Mais la vulve lui transmet en outre l’impression qu’elle reçoit avec des modifications propres à investir l’ame d’une foule d’idées lascives. De là ce feu s’alimente lui-même; car la vulve est affectée à son tour par l’influence de l’ame avide de volupté, indépendamment de toute impression des sens, et réagit sur le cerveau. Ainsi l’ame est de plus en plus profondément pénétrée de sensations et d’idées lascives, qui, ne pouvant pas subsister trop longtems sans la fatiguer, détermine sa volonté à faire cesser cette inquiétude attachée à la prolongation de tout sentiment trop vif, à employer tous les moyens imaginables pour parvenir à ce but.
Il est incroyable combien l’industrie humaine aiguisée par la passion a varié les moyens de donner du plaisir, ou plutôt les attitudes du plaisir; car il est toujours le même, et nous avons beau lutter contre la nature, nous ne dépasserons pas son but. Elle paroît avoir distribué à la vérité beaucoup de provoquans dans ses productions126. Mais il est certain que les fibres du cerveau s’étendent indépendamment d’aucune affection immédiate de la nature. Tout ce qui échauffe l’imagination, agace les sens ou plutôt la volonté à laquelle très-souvent les sens ne suffisent point, et ceux-ci sont au moins autant aidés par celle-là, que l’imagination peut jamais l’être par le tempérament le plus vif, le plus ardent, par les sens les mieux disposés, les mieux servis de l’âge et des circonstances.
Ensuite comme c’est le propre de toutes les passions de l’ame de devenir plus violentes, en raison de la résistance et que la nymphomanie n’est pas facile à contenter, elle finit par être insatiable. Les femmes qui en sont atteintes ne gardent plus aucune mesure; et ce sexe si bien fait pour une molle résistance, pour étaler tous les charmes de la timide pudeur, déshonore dans cette affreuse maladie, ses attraits par les plus sales prostitutions; il demande, il recherche, il attaque; les désirs s’irritent par ce qui sembleroit devoir suffire pour les assouvir et qui suffiroit en effet, si le simple prurit de la vulve sollicitoit le plaisir. Mais quand le foyer du désir est le cerveau, il s’accroît sans cesse; et Messaline, plutôt lassée que rassasiée127, court sans relâche après le plaisir et l’amour qui la fuit avec horreur.
Il faut en convenir cependant: l’observation nous offre en ce genre quelques phénomenes qui semblent le simple ouvrage de la nature. M. de Buffon a vu une jeune fille de douze ans, très brune, d’un teint vif et très coloré, de petite taille, mais assez grasse, déjà formée et ornée d’une jolie gorge, qui faisoit les actions les plus indécentes au seul aspect d’un homme. La présence de ses parens, leurs remontrances, les plus rudes châtimens, rien ne la retenoit; elle ne perdoit cependant pas la raison et ses accès affreux cessoient quand elle étoit avec des femmes. Peut-on supposer que cet enfant avoit déjà beaucoup abusé de son instinct?
En général, les filles brunes, de bonne santé, d’une complexion forte, qui sont vierges, et surtout celles qui, par leur état, semblent destinées à ne pouvoir cesser de l’être; les jeunes veuves, les femmes qui ont des maris peu vigoureux, ont le plus de disposition à la nymphomanie, et cela seul prouveroit que le principal foyer de cette maladie est dans une imagination trop aiguisée, trop impétueuse; mais que l’inaction, contre nature, des sens pourvus de force et de jeunesse en est aussi un des principaux mobiles. Il est donc juste que chaque individu consulte son instinct dont l’impulsion est toujours sûre. Quiconque est conformé de manière à procréer son semblable, a évidemment droit de le faire; c’est le cri de la nature qui est la souveraine universelle, et dont les loix méritent sans doute plus de respect que toutes ces idées factices d’ordre, de régularité, de principes dont nous décorons nos tyranniques chimères et auxquelles il est impossible de se soumettre servilement, qui ne font que d’infortunées victimes ou d’odieux hypocrites, et qui ne reglent rien pas plus au physique qu’au moral que les contrariétés faites à la nature ne peuvent jamais ordonner. Les habitudes physiques exercent un empire très-réel, très-despotique, souvent très-funeste, et exposent plus souvent à des maux cruels qu’elles n’arment contr’eux. La machine humaine ne doit pas être plus réglée que l’élément qui l’environne; il faut travailler, se fatiguer même, se reposer, être inactif, selon que le sentiment des forces l’indique. Ce seroit une prétention très-absurde et très-ridicule que de vouloir suivre la loi d’uniformité et se fixer à la même assiette, quand tous les êtres avec lesquels on a des rapports intimes sont dans une vicissitude continuelle. Le changement est nécessaire, ne fût-ce que pour nous préparer aux secousses violentes qui quelquefois ébranlent les fondemens de notre existence. Nos corps sont comme des plantes dont la tige se fortifie au milieu des orages par le choc des vents contraires.
L’exercice, une gymnastique bien conçue seroit sans doute la ressource la plus efficace contre les suites dangereuses de la vie inactive; mais cette ressource n’est pas également à l’usage des deux sexes. L’équitation, par exemple, ne paroît pas très convenable aux femmes, qui ne peuvent guere en user qu’avec danger, ou avec des précautions qui la rendent presque inutile. Il est si vrai que la nature ne les a pas disposées pour cet exercice, que là seulement elles paroissent perdre les graces qui leur sont particulieres, sans prendre celles du sexe qu’elles veulent imiter.
La danse paroît plus compatible aux agrémens propres aux femmes; mais la maniere dont elles s’y livrent est souvent plus capable d’énerver que de fortifier les organes. Les anciens qui ont eu le grand art de faire servir les plaisirs des sens au profit du corps, avoient fait de la danse une partie de leur gymnastique: ils employoient la musique pour calmer ou diriger les mouvemens de l’âme; ils embellissoient l’utile, ils rendoient salutaire la volupté.
Mais si dans la naissance des corps politiques les amusemens furent assortis à la sévérité des institutions dont ces corps tiroient leur force, ils dégénérerent bien rapidement avec les mœurs,128 et si les anciens s’occuperent d’abord à trouver tout ce qui pouvoit augmenter les forces et conserver la santé, ils en vinrent à ne chercher qu’à faciliter et étendre les jouissances; et c’est encore ici une occasion de remarquer combien nous les exaltons pour nous calomnier nous-mêmes. Quel parallèle y a-t-il à faire de nos mœurs avec l’esquisse que je vais tracer?
Quand une femme avoit coricobolé une demi-heure, de jeunes personnes, soit filles, soit garçons, selon le goût de l’actrice, l’essuyoient avec des peaux de cygne. Ces jeunes gens s’appelloient Jatraliptæ. Les Unctores répandoient ensuite les essences. Les Fricatores détergeoient la peau. Les Alipari épiloient. Les Dropacistæ enlevoient les cors et les durillons. Les Paratiltriæ étoient des petits enfants qui nettoyoient toutes les ouvertures, les oreilles, l’anus, la vulve, etc. Les Picatrices étoient de jeunes filles uniquement chargées du soin de peigner tous les cheveux que la nature a répandus sur le corps, pour éviter les croisements qui nuisent aux intromissions. Enfin, les Tractatrices pétrissoient voluptueusement toutes les jointures pour les rendre plus souples. Une femme ainsi préparée se couvroit d’une de ces gazes, qui, selon l’expression d’un ancien, ressembloient à du vent tissu, et laissoit briller tout l’éclat de la beauté; elle passoit dans le cabinet des parfums, où au son des instrumens qui versoient une autre sorte de volupté dans son âme, elle se livroit aux transports de l’amour... Portons-nous les raffinemens de la jouissance jusqu’à cet excès de recherches129?
Il seroit possible d’apporter en preuve de notre infériorité en fait de libertinage, par rapport aux anciens, une infinité de passages qui étonneroient nos satyres les plus déterminés. Nous avons déjà montré dans un morceau de ces mélanges très en raccourci, ce que le peuple de Dieu savoit faire130. Érasme a recueilli dans les auteurs Grecs et Romains une foule d’anecdotes et de proverbes qui supposent des faits dont l’imagination la plus hardie est effrayée: j’en citerai quelques-uns.
Nous n’avons point, par exemple, de mauvais lieux qui puissent nous donner une idée de ce qu’on appelloit à Samos le parterre de la nature. C’étoient des maisons publiques où les hommes et les femmes pêle-mêle s’abandonnoient à tous les genres de libertinages (I): car ce seroit prostituer le mot volupté que de l’employer ici. Les deux sexes y offroient des modèles de beauté, et de là le titre de parterre de la nature131. Les vieilles mettoient encore à profit dans d’autres lieux les restes de leur lubricité. Elles étoient tellement impudiques qu’on les comparoit à des animaux qui avoient l’odeur, l’ardeur, la lasciveté des boucs132.
Dans l’île de Sardaigne qui n’a jamais été un pays très-florissant ni très-peuplé, le nom du lieu appelé Ancon avoit pour étymologie celui de la reine Omphale, qui faisoit tribader ses femmes ensemble, puis les enfermoit indistinctement avec des hommes choisis pour briller dans ces sortes de combats.133
On sait ce que le despotisme oriental a toujours coûté à l’humanité et à l’amour; il a dans tous les tems foulé celle-là et profané celui-ci. C’est de Sardanapale,134 l’un des plus vils tyrans de ces contrées, que vient l’idée et l’usage d’unir la prostitution des filles et des garçons.
Corinthe pouvoit le disputer à Samos pour la perfection de la prostitution publique; elle y étoit tellement révérée qu’il y avoit des temples où l’on adressoit sans cesse des prieres aux dieux pour augmenter le nombre des prostituées135. On prétendoit qu’elles avoient sauvé la ville. Mais en général les Corinthiens passoient pour posséder presque exclusivement l’art de la souplesse et des mouvements voluptueux136. On les reconnoissoit à une certaine tournure, à une coupe, à un galbe particuliers.
Les Lesbiennes sont citées pour l’invention ou la coutume d’avoir rendu la bouche le plus fréquent organe de la volupté137.
Différens peuples se distinguerent ainsi par des usages bien étranges et plus fréquens chez eux que chez tous les autres; de sorte que ce qui n’est aujourd’hui que le vice de tel ou tel individu, étoit alors le caractère distinctif de tout un peuple. Ainsi, de ces peuples de l’isle d’Eubœ qui n’aimoient que les enfans et qui les prostituoient de toutes manieres, vint le mot chalcider138. Ainsi l’on créa celui de phicidisser pour indiquer une fantaisie bien dégoûtante139. On exprima l’habitude qu’avoient les habitans de Sylphos, l’une des Cyclades, d’aider les plaisirs naturels par ceux de l’anus, au moyen du mot siphniasser140. Ainsi l’on trouva des mots pour tout peindre dans des siècles de corruption où l’on éprouva de tout. De là, le cleitoriazein141, ou contraction des deux clitoris; opération qu’Hesychius et Suida ont pris la peine de nous expliquer, en nous apprenant que ce travail se fait comme le frai de la carpe contre sa semblable; l’une s’agite quand l’autre s’arrête, et réciproquement (d’où le proverbe non fatis liques); de là l’expression de cunnilangues que Sénèque définit ainsi: Les Phéniciens différoient des Lesbiens en ce que les premiers se rougissoient les lèvres pour imiter plus parfaitement l’entrée du vrai sanctuaire de l’amour; au lieu que les Lesbiens qui n’y mettoient d’autre fard que l’empreinte des libations amoureuses les avoient blanches142, et ce n’est pas la maniere la plus singuliere dont on ait paré ses lèvres; car Suétone rapporte que le fils de Vitellius les enduisoit de miel pour sucer le gland de son giton de maniere à augmenter son plaisir, en lubrifiant ainsi la peau fine qui revêt cette partie, la salive de l’agent imprégnée de miel attiroit les flots d’amour. C’étoit143 un aphrodisiaque connu et puissant pour les hommes usés. Mais Vitellius faisoit cette cérémonie tous les jours et publiquement sur tous ceux qui vouloient s’y prêter144; ce qui n’est guere plus bizarre que ces libations (semen et menstruum) que certaines femmes, selon Épiphane, offroient aux dieux, pour les avaler ensuite145.
Je finis cette singuliere récapitulation par demander aux moralistes si les anciens alloient beaucoup mieux que nous, et aux érudits quel service ils croient avoir rendu aux hommes et aux lettres, quand ils ont déterré ces anecdotes et tant d’autres pareilles dans les archives de l’antiquité?
ANNOTATIONS DITES DU CHEVALIER
DE PIERRUGUES
SUR L’ANAGOGIE
Anagogie, recherche du sens mystique des Ecritures, ravissement ou élévation de l’esprit vers les choses divines; du grec Αναγωγη, formé de ανα, en haut, et de αγω, je conduis.
«Le sens anagogique, dit le révérend père Lamy (Introduction à l’Ecriture sainte, liv. II, chap. II), explique de la félicité éternelle ce qui est dans l’Écriture de la Terre promise; c’est le ciel dans ce sens. La Jérusalem de la terre, c’est la Jérusalem céleste; l’homme formé d’abord de la terre, animé ensuite du souffle de Dieu, est l’image de l’homme revêtu d’un corps corruptible, qui ressuscitera un jour immortel. Il faut remarquer ici que les prophètes n’ont pas moins prédit ce qui devait arriver à Jésus-Christ et à son Eglise par leurs actions que par leurs paroles. Le prophète Osée, en épousant une femme de mauvaise vie, représente Jésus-Christ, qui, par son union avec l’Eglise, l’a purifiée de toutes ses taches. Le serpent d’airain élevé dans le désert, était la figure du Sauveur élevé en croix. La loi de la circoncision n’ordonnait à la lettre que de circoncire la chair, mais dans un sens spirituel elle signifie cette circoncision du cœur par laquelle les chrétiens doivent retrancher et réprimer en eux les désirs qui pourraient être contraires à la loi de Dieu.»
D’après cette interprétation métaphorique, on doit s’apercevoir que tout l’Ancien Testament n’est qu’une figure, un clair-obscur: c’est pourquoi saint Augustin (De Trin., liv. I, chap. II) a fort bien remarqué que les auteurs sacrés recourent aux mots figurés lorsqu’ils ne trouvent pas des mots propres pour exprimer leurs idées. Ils s’en servent comme des voiles pour cacher ce que la pudeur défend quelquefois de nommer. C’est ainsi, dit ce saint, que sous le mot de pied, l’Écriture comprend toutes les parties inférieures du corps; témoin cet exemple: «Sephora prit une pierre tranchante; elle coupa le prépuce de son fils et toucha ses pieds.» «Tulit illico Sephora occultissimam petram, et circumcidit præputium filii sui, tetigitque pedes ejus.» (Exod., cap. IV, v. 25.)
Dans ce passage l’Écriture prend un mot honnête au lieu d’un mot qui ne l’est pas. Mais n’importe! Son style si simple et si sublime, l’élévation de ses pensées et le brillant des métaphores dont Dieu fait partout un si digne et fréquent usage, conviennent d’autant plus aux hommes que, créés à sa ressemblance, il fallait, pour s’en faire comprendre, qu’il appropriât son langage à celui de son peuple, et qu’il se conformât à ses idées et à sa manière de concevoir. C’est là sans doute la raison pourquoi la Bible, en parlant de Dieu, nous le représente sans cesse comme s’il avait un corps tout semblable au nôtre, avec nos passions, nos vices et nos vertus. Si donc elle lui attribue de la colère, de la piété, de la fureur, et lui donne des yeux, une bouche, des mains et des pieds, il n’en suit pas qu’il faille le prendre au pied de la lettre, mais tel que notre imagination a l’habitude de se le figurer, malgré les lumières de notre faible raison et de la foi divine qui nous a été révélée de toute éternité. Si donc il est des personnes assez grossières pour se méprendre sur le sens anagogique de l’Écriture, il faut en avoir pitié et implorer pour elles l’infusion du Saint-Esprit.
Mais le lecteur est suffisamment éclairé sur l’explication d’un titre que Mirabeau, on ne sait pas pourquoi, a jugé à propos de laisser en grec; et il comprendra sans doute la mysticité de cet ouvrage.
I.—«Des anus d’or guérissaient les hémorrhoïdes.»
En l’an du monde 2860, Ophni et Phinées, deux fils du grand-prêtre Héli, couchaient avec toutes les femmes qui venaient à la porte du tabernacle: «dormiebant cum mulieribus quæ observabant ad ostium Tabernaculi.» (Reg., lib. I, cap. 2, v. 22.)
Le vieillard instruit de ces désordres, réprimanda paternellement ses fils, et malgré les sages conseils qu’il leur donna sur les devoirs des prêtres qu’ils violaient, ils n’écoutèrent point la voix de leur père, «non audierunt vocem patris sui;» ce qui était inutile, ce me semble, puisque d’avance le Seigneur avait déjà résolu de les tuer, «quia voluit Dominus occidere eos.» (Rois, liv. I, ch. 2, v. 25.) Or, le Dieu d’Israël, colère et jaloux, se fâcha un beau matin du bloc de peccadilles qu’avaient commises ces fils, et pour les punir, voici ce qu’il imagina. Il engage son peuple, qu’il aime tant, dans une terrible bataille, où, vainqueurs par ses ordres, les Philistins passent au fil de l’épée 30,000 juifs qui n’avaient couché avec personne, prennent l’Arche d’alliance et tuent les deux fils d’Héli, pour apprendre aux autres, sans doute, qu’il est dangereux d’interpréter trop littéralement le précepte divin: «Croissez et multipliez.»
Mais voyez cet enchaînement de justice divine: après ce bel exploit, marqué au coin de l’humanité, et les corrections toutes paternelles qu’il vient d’administrer à son peuple chéri, ne voilà-t-il pas que Dieu, si drôle dans ses lubies, cherche maintenant une querelle d’Allemand à ces pauvres Philistins, qu’il déteste, parce qu’ils retiennent son arche, qu’il n’a pas daigné défendre lui-même au jour du péril, et les punit d’affreuses hémorroïdes, dont il frappe les parties les plus secrètes et les plus honteuses de leur corps, et leur fait ainsi pourrir le derrière!!!... «Percutiebantur in secretiori parte natium.» (Rois, liv. I, ch. 5, v. 12.)
Grande était certes la consternation de ces idolâtres! mais que font-ils, pensez-vous, pour se délivrer de cette horrible maladie?... Ils assemblent tout bonnement leurs prêtres et leurs prophètes, et, selon le conseil de ces devins, ils entrent en composition avec le Père Eternel, qui, moyennant le renvoi de la boîte carrée et d’un cadeau de cinq anus d’or, apaise son courroux et le délivre de ce fléau. «Hi sunt autem ani aurei, quos reddiderunt, Philistum pro delicto Domino; Azotus unum, Gaza unum, Ascalon unum, Greth unum, Accaron unum.» (Rois, liv. II, ch. 6, v. 17.)
Grâce au progrès des sciences et à l’habileté de nos médecins, nous sommes dispensés, si pareil accident nous afflige, de recourir à ce coûteux, mais efficace moyen, comme chacun sait; mais si une offrande de cette espèce est tombée en désuétude aujourd’hui, nos Esculapes n’oublient cependant point de formuler quelquefois leurs mémoires sur le prix que peuvent valoir cinq anus d’or:
Cette anagogie doit nous apprendre, dit le prieur de Sombreval, qu’il ne suffit pas à un père d’être bon lui-même, s’il ne travaille encore à rendre bons ses enfants; que Dieu, par les voies les plus inconcevables, venge l’injure faite aux choses saintes par l’abandon même de ce qu’il y a de plus saint; que rien ne l’irrite tant que les péchés des prêtres; qu’il ne protège enfin que ceux qui l’honorent, et ne fait éclater sa gloire que pour ceux qui se rendent dignes de lui.
II.—«La bête de l’Apocalypse, qui a 666... sur le front.»
La science des nombres n’est point une rêverie. Ecoutez plutôt ce que dit saint Jean dans l’Apocalypse (Αποκάλυψις, mot inventé par les Septantes suivant saint Jérôme pour désigner les Révélations de saint Jean) verset 18, nombre ignoble, chapitre 13, nombre fatal:
«Qui habet intellectum computet numerum bestiæ; numerus enim hominis est, et numerus ejus sexcenti sexaginta sex.»—«Que celui qui a de l’intelligence suppute le nombre de la bête, car son nombre est le nombre d’un homme.»
Les catholiques et les protestants, dit Voltaire (Dictionnaire philosophique, art. Apocalypse, sect. II), ont tous expliqué l’Apocalypse en leur faveur; et chacun y a trouvé tout juste ce qui convenait à ses intérêts. Ils ont surtout fait de merveilleux commentaires sur la grande bête à sept têtes et à dix cornes, ayant le poil d’un léopard, les pieds d’un ours, et la gueule d’un lion, la force d’un dragon; et il fallait, pour vendre et acheter, avoir le caractère et le nombre de la bête, et ce nombre était 666.
Bossuet trouve que cette bête était évidemment l’Empereur Dioclétien, en faisant un acrostiche de son nom. Crotius croyait que c’était Trajan. Un curé de Saint-Sulpice, nommé La Chétardie, connu par d’étranges aventures, prouve que la bête était Julien l’Apostat. Jurien prouve que la bête est le pape. Un prédicant a démontré que c’est Louis XIV. Un bon catholique a démontré que c’est le roi d’Angleterre, Guillaume.
C’est ainsi que s’en explique le grand homme. Mais cela ne prouve rien contre ces messieurs, car un savant moderne a prétendu, dans le temps, que cette bête de l’Apocalypse n’était autre que Louis XVIII, en décomposant le nombre six cent soixante-six de la manière suivante:
| L | 50 |
| V | 5 |
| D | 500 |
| O | 0 |
| V | 5 |
| I | 1 |
| C | 100 |
| V | 5 |
| —— | |
| SUMMA | 666 |
Les chiffres romains forment, dit-il, un mot dont les chiffres arabes sont la désignation numérique et mystique; car additionnés, ils donnent le nombre 18, et de front, le nombre de la bête.
SUR L’ANÉLYTROÏDE
L’Anélytroïde, qui n’est couvert d’aucune enveloppe; du grec Ανελυτρος, formée par l’α privatif suivi de l’ν euphonique et du mot ελυτρος, dérivé de ελυτροω, envelopper, recouvrir, et par extension, perforation.
I.—«Une des sources du discrédit où les livres saints sont tombés, ce sont les interprétations forcées que notre amour-propre, si orgueilleux, si absurde, si rapproché de notre misère, a voulu donner à tous les passages que nous ne pouvons expliquer.»
Nous avons déjà fait remarquer que Dieu, en communiquant avec les hommes, emprunte toujours leur langage pour se mettre à portée de leur faible entendement. Aujourd’hui que ces temps heureux sont loin de nous, pour comprendre le mystérieux de la parole divine que Dieu a consignée dans le livre sacré, il faut de nécessité absolue recourir d’abord aux lumières du Saint-Esprit, en soumettant sa raison à l’autorité de ce livre sublime qui ne peut faillir; puis étudier avec soin, persévérance et humilité, le caractère, le tout, les propriétés et le génie d’une langue aussi ancienne que la nature, et dont les racines peu nombreuses expliquent si merveilleusement la signification de ses mots sonores, et leur liaison avec les choses qu’ils dépeignent avec tant de verve et de couleur; langue véritablement admirable, puisque Adam se servit de son abondante stérilité pour donner aux plantes et aux animaux qui venaient d’être tirés du néant, un nom qui marquait leur nature et leur propriété (Gen., chap. II, v. 19); langue renfermant ainsi un sens allégorique, anagogique et tropologique, et portant avec elle la preuve irrécusable et évidente qu’elle fut consacrée par la bouche de Dieu!...
Or, pour éviter toute espèce d’interprétation forcée, confrontez avec l’original de ce livre divin, conservé dans l’arche de Noé, les versions des savants interprètes et les doctes élucubrations des commentateurs. Puis, consultez les Saints Pères qui nous ont légué ce précieux trésor; ensuite les canons de l’Église, les conciles et les explications lucides, les profondes méditations de nos théologiens vous guideront tout naturellement dans la connaissance parfaite d’une matière où il serait plus que téméraire de se fier à ses propres forces pour parvenir à l’intelligence des textes originaux. Si vous avez eu le courage de vous instruire dans la religion de ces docteurs, alors disparaîtront devant vos yeux les doutes illégitimes, les apparentes contradictions et les prétendues erreurs sur la physique, la chimie et l’astronomie, que des esprits audacieux croient trouver dans la Bible, mais qui, fort heureusement, n’existent que dans leur imagination déréglée et corrompue; alors soudainement inspiré par la grâce agissante, il vous sera donné de comprendre «la raison qui peut avoir obligé Dieu, après ces espaces infinis de l’éternité qui ont précédé la création du monde, à le créer dans le temps; que sans besoin comme sans nécessité, puisqu’il possède toutes choses et que seul il peut se suffire à lui-même, l’Éternel, en opérant cette merveille, n’a eu en vue que son Verbe divin, qu’il a prévu devoir s’incarner, et s’offrir lui-même en sacrifice, et que le monde n’a été formé que par le Verbe et pour le Verbe, qui devait un jour le réparer après sa chute et rendre à Dieu une gloire infinie et digne de lui.» (Lamy, Introduction à l’Écriture sainte, liv. I, chap. 2.)
C’est alors, ami lecteur, que, nourrie de la parole divine et devenue «digne de porter les souliers de Jésus-Christ (saint Mathieu, chap. III, v. 11), et de délier la courroie de ses boucles» (saint Luc, chap. III, v. 16), votre âme en se dégageant de la misérable enveloppe qui la tenait enchaînée ici-bas, s’élancera toute joyeuse vers le brillant séjour de la céleste Jérusalem, où elle habitera avec les Chérubins, espèces d’animaux (Ezéchiel, chap. X, v. 15) qui servent de monture à Dieu quand il se met en voyage, «ascendit super Cherubin et volavit»; de ces Chérubins, à la face bouffie, dont l’un d’entre eux fut mis en sentinelle à la porte du Paradis terrestre avec une épée flamboyante, pour empêcher notre premier père et sa pétulante moitié de rentrer dans ce lieu de délices (Genèse, chap. III, v. 24) avec les Séraphins qui précédaient les roues mystérieuses qu’Ezéchiel vit sous le firmament (Ezéchiel, chap. I, v. 5 à 28); avec les Anges, les Archanges, les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Potentats, les Principautés, les Forts, les Légers, les Souffles, les Flammes, les Étincelles; dans ce ciel où vous entendrez les Anges chanter hosanna treize mille six cent trois fois, et ensuite s’endormir paisiblement sur les marches resplendissantes du trône immortel que soutiennent les Séraphins; où vous verrez des ballets entre les Saints et les Étoiles, les Chérubins et les Comètes; que sais-je? avec toute la milice céleste: ce qui sera un peu fade, il est bien vrai, mais du reste fort amusant.
II.—«L’un des articles de la Genèse qui a singulièrement aiguisé l’esprit humain, c’est le verset 27 du chapitre I «Dieu créa l’homme à son image; il le créa mâle et femelle.»
—«Si Dieu ou les Dieux secondaires créèrent l’homme mâle et femelle à leur ressemblance, il semble en ce cas que les Juifs croyaient Dieu et les Dieux mâles et femelles. On a recherché si l’auteur veut dire que l’homme avait d’abord les deux sexes, ou s’il entend que Dieu fit Adam et Ève le même jour. Le sens le plus naturel est que Dieu forma Adam et Ève en même temps; mais ce sens contredirait absolument la formation de la femme faite d’une côte de l’homme longtemps après les sept jours.» (Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Genèse.)
Malgré ce raisonnement si serré, si judicieux de Voltaire, comment ne point croire à la création d’Adam et d’Ève en même temps, au même jour, le sixième du monde, lorsque la Vulgate et toutes les versions qui se sont faites sur le texte hébreu, disent si positivement au chap. I, v. 27, que Dieu les créa homme et femelle, masculum et fœminam creavit EOS? Cependant il est évidemment clair que par ce passage (La Bible anglaise l’interprète de la même manière: «Male and female created HE THEM») il faut entendre qu’Adam a dû être créé androgyne, puisque Dieu, jugeant qu’il n’était pas bon que l’homme fût seul, ne forma la femme qu’à la fin du septième jour, d’une des côtes qu’il tira d’Adam pendant le sommeil divin où il l’avait plongé. (Gen., chap. II, v. 18, 21, 22). Mais, si Adam avait le sexe double, comment a-t-il fait alors pour se faire des enfants à lui-même? Comment mettre en harmonie ce passage de la Genèse avec la manifeste contradiction qu’il paraît impliquer? Cette question embarrassante a fait suer bien des pères de l’Église, mais saint Thomas d’Aquin (Quæst., cap. I et seq.) plus malin ou plus inspiré que ses confrères, l’a résolue sans difficulté, en assurant que les hommes se faisaient, dans l’état d’innocence, par l’intuition des idées ou d’une manière spirituelle, comme par l’endroit dont parle Agnès dans l’École des Femmes, en prétendant que les parties de la génération ne sont venues aux hommes qu’après le péché, comme les marques perpétuelles de la désobéissance du premier!!!... Et qu’on ne soupçonne pas l’ange de l’école de déraisonner! il était plus que personne à même de connaître la vérité qu’il avance, lui qui conversait dans la sainte familiarité de son Dieu; lui à qui, selon le trop hardi abbé Dulaurens (Arétin moderne, 2e partie, art. Calendrier), un crucifix de bois a fait un compliment académique, le jour sans doute qu’il prouva si heureusement et avec tant de clarté, dans sa soixante-quinzième question, que l’homme possède trois âmes végétatives; savoir, la nutritive, l’augmentative et la générative!
III.—«Le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son nom véritable.»
Un philosophe déiste du dix-huitième siècle, dans ses Commentaires sur la Bible, s’est permis de calomnier ce passage de la Genèse, en disant que «cela supposait qu’il y avait déjà un langage très abondant, et qu’Adam, connaissant tout d’un coup les propriétés de chaque animal, exprima toutes les propriétés de chaque espèce par un seul mot, de sorte que chaque nom était une définition»; et s’armant de l’arme du ridicule, si mortelle entre ses mains, il ajouta dans son délire «qu’il était triste qu’une si belle langue fût entièrement perdue; que plusieurs savants s’occupaient à la retrouver et qu’ils y auraient de la peine.»
Mais si cet orgueilleux eût été rempli de foi, il eût admiré le plus ce qu’il comprend le moins et se fût aisément convaincu que si notre premier père donna à chaque animal son vrai nom, c’est que, créé dans un état de pure innocence, il avait reçu de Dieu, au rapport de saint Thomas (Quæst., 94, art. 3), la science la plus parfaite et la connaissance de toutes les choses de la nature; que sur l’ordre de Dieu même, Adam avait imposé à tous les animaux le nom qui leur était propre; d’où il suit qu’il connaissait parfaitement la nature de ces animaux. En effet, les noms véritables doivent être en harmonie avec la nature des choses. (Saint Chrysost., Hom., 14, in Gen.)
Cependant, sans comprendre clairement et fixement l’essence divine, Adam, beaucoup plus que nous, en a eu une haute et parfaite connaissance. (Saint Thomas, Quæst., 94, art. 1).
Voilà une explication lumineuse d’un passage de la Bible vraiment extraordinaire, qui doit confondre la raison de tous les incrédules.
Il demande:
Utrum liceat extra vas naturale semen emittere?
De altera femina cogitare in coitu cum sua uxore?
Seminare consulto, separatim?
Congredi cum uxore sine spe seminandi?
Impotentiæ tactibus et illecebris opitulari?
Se retrahere quando mulier seminavit?
Virgam alibi intromittere dum in vase debito semen
effundat?
Il discute:
Utrum Virgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto?
Et il assure:
Mariam et Spiritum Sanctum emisisse semen in copulatione et ex semine amborum natum esse Jesum.
Et cent autres questions de cette force et de cette décence, que ce théologien jésuite a agitées dans son fameux Traité latin sur le mariage, et dont la traduction en français blesserait trop les mœurs pour que nous ne la passions pas sous silence. Aussi, rien d’étonnant si Sanchez «ne mangeait jamais ni poivre, ni sel, ni vinaigre, et si, quand il était à table, il tenait toujours ses pieds en l’air, assis sur un siège de marbre.»
SUR L’ISCHA
I.—«La première personne à laquelle Jésus-Christ se montra après sa résurrection fut Marie-Madeleine.»
Rien dans l’antiquité n’approcha jamais de cette consolante doctrine de ramener à l’honneur par le repentir. Régénérée par la pénitence, une chrétienne, quelque grande que soit la faute qu’elle a commise, si elle s’en repent, est aussitôt purifiée et rendue à sa première considération. Aussi, il y a au ciel, pour une brebis égarée qui revient au bercail de l’Église, beaucoup plus de joie que pour dix saints qui n’ont jamais péché.
La vie de Marie-Madeleine nous en offre le plus frappant exemple et confirme nos réflexions. Après avoir mené une vie libertine et débauchée, et vendu, comme les vestales de l’Opéra, des cordons verts aux libertins de Jérusalem, un jour qu’elle savait que Jésus-Christ était allé dîner chez le Pharisien Simon, touchée sans doute par un mouvement de curiosité si naturelle à son sexe, ou peut-être par un caprice de vertu, ou, ce qui est plus probable, par le délabrement d’une santé usée dans les débauches, Madeleine pénètre dans la salle du repas et s’y jette, avec une sainte impudence, aux pieds du Sauveur, les embrasse, les baise, les parfume, les arrose de ses larmes et les essuie de ses cheveux.
Alors, témoin de cette scène attendrissante et supposant, dans son orgueil, que les dérèglements de cette femme ne sont point connus à son convié, parce que, au lieu de rejeter, il accueille l’hommage impur de cette prostituée, l’incrédule Pharisien doute témérairement de la puissance du divin prophète et reste confondu lorsqu’il entend Jésus dire à cette courtisane qu’il préfère son ardent amour à la tiédeur de ceux qui ne l’aiment que du bout des lèvres et qu’il pardonne ses péchés parce qu’elle a beaucoup aimé. (Saint Luc, chap. VIII, v. 36 à 50.)
Admirable et touchant modèle de conversion! Elle nous fait voir, disent les saints Pères, que la pécheresse la plus noire devient blanche comme neige devant Dieu, lorsque l’humilité sanctionne sa pénitence... et, comme dit quelque part l’impie Boufflers, se sauve ainsi du grand feu que Dieu a fait là-bas pour ceux qui ne vont pas là-haut.....
SUR LA TROPOÏDE
Tropoïde, du grec τρόπος, mœurs, genre de vie, moralité d’un peuple.
Dans le tableau si vrai, si caractéristique de la législation et de la moralité du peuple hébreu qu’il dépeint avec la supériorité du talent d’un habile politique et d’un profond penseur, Mirabeau, qu’aucune considération n’arrête lorsqu’il s’agit d’agrandir les limites de notre intelligence par une vérité quelconque, imprime à ce chapitre le cachet de son génie, en y développant les observations les plus judicieuses et les plus profondes réflexions, il compare avec une étonnante sagacité les mœurs et les coutumes des Juifs du temps de Moïse avec nos habitudes, nos mœurs et nos libertés, que le despotisme des prêtres et des rois a si longtemps tenues courbées sous leur sceptre avilissant, mais dont la philosophie du dix-huitième siècle, par ses longs et constants efforts, a fait enfin justice à jamais. Depuis cette époque si mémorable, la civilisation est en marche: ses progrès peuvent être ralentis; mais ni les misérables intrigues du sacerdoce, qui menace de tout abrutir pour tout dominer, ni les actes impolitiques et imprudents des gouvernements actuels, dont la violence, l’astuce et l’intérêt sont les plus puissants mobiles, ne parviendront jamais à comprimer l’essor de la progressive émancipation de l’esprit humain. Une immense impulsion lui est donnée, et l’imprescriptible liberté, désormais circonscrite dans les bornes bien entendues du devoir social, fera insensiblement le tour du monde, triomphera de leurs vains efforts et anéantira quelque jour l’œuvre de l’iniquité et de la corruption.
Mais revenons au sujet de ce titre.
La Tropoïde, dit le révérend père Lamy, est tirée des instructions et des règles de morale de la lettre de l’Écriture. La loi juive défend de lier la bouche au bœuf qui bat le blé (Deut., chap. XXV, v. 4) et saint Paul se sert de ce précepte de Moïse pour établir l’obligation qu’ont les fidèles de fournir aux ministres de l’Évangile tout ce qui leur est nécessaire (I. Corinth., chap. IX, v. 9.—I. à Timoth., chap. V, v. 18), ce qui n’est pas mal entendre ses intérêts. D’après saint Jérôme (dans sa lettre à Hedibia), le sens tropologique est celui qui nous élève au-dessus du sens littéral et nous fait donner une explication morale et propre à nous faire connaître ce qui se passait parmi le peuple juif: récit qui n’est pas du tout à son avantage.
I.—«Quand la fille avait engagé sa foi, les matrones la conduisaient au dieu Priape.»
Si on voulait juger avec sévérité des mœurs et des habitudes du peuple romain par les expressions libres de quelques-uns de ses écrivains les plus célèbres; si l’on exposait au grand jour les tableaux obscènes de l’antiquité que l’on a découverts dans les fouilles d’Herculanum et de Pompéi, il faudrait en conclure nécessairement que la pudeur, loin d’être un sentiment naturel et indispensable à l’homme, n’est chez lui qu’une simple vertu de convention. Cependant, je ne saurais m’imaginer qu’il ait existé sur la terre un peuple assez impudent, assez dénaturé, assez ennemi de lui-même, pour établir, de gaîté de cœur, un culte contre la décence et les bonnes mœurs. Or, le culte de Priape, que je vais décrire, n’était point indécent chez les anciens; car ils regardaient la propagation comme un devoir trop sacré et trop sérieux pour voir dans la consécration du Phallus et du Kleis (ou des parties sexuelles de l’homme et de la femme dans leurs sanctuaires) autre chose qu’un emblème de la fécondité universelle, et ils le sculptaient jusque sur les portes de leurs temples, comme le symbole des premiers vœux de la nature.
De là ce culte de Priape, qui passa à Rome de l’Étrurie, où l’apportèrent les Corybantes et les Cabires. (Virey, Dissertation sur le libertinage, art. III.) Au rapport de Strabon et d’autres écrivains de l’antiquité, ce dieu était fils de Bacchus et de Vénus. Il naquit à Lampsaque, ville de la Troade, non loin de l’Hellespont, où sa mère l’abandonna à cause de sa difformité. On dit que, toujours jalouse de Vénus, Junon, sous prétexte de l’aider dans ses couches, toucha l’enfant d’une main perfide, au moment qu’il vint au monde, et le rendit tellement monstrueux à certaine partie de son corps, que je ne puis mieux nommer qu’en ne la nommant pas, qu’il fit tourner la tête à toutes les jolies femmes de Lampsaque: c’était à qui l’enlèverait. Mais les maris ne se souciant guère de voir leurs fronts s’enrichir d’une coiffe que les dames distribuent si volontiers, le chassèrent de leur ville sur un décret du Sénat. Priape, piqué du procédé peu galant de ces jaloux, les frappa d’une espèce de maladie qui les rendait extravagants et dissolus dans leurs plaisirs. Ces malheureux époux, doublement punis, furent consulter l’oracle de Dordone, qui leur ordonna de rappeler Priape de son exil.
Je passerai sous silence comme fastidieux ses attributions et son emploi qui le commettait à la garde des jardins, où il servait d’épouvantail aux oiseaux et aux voleurs qu’il menaçait de cette disposition pénale: