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L'oeuvre du divin Arétin, deuxième partie: Essai de bibliographie arétinesque par Guillaume Apollinaire

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Pippa.—Je m'en acquitterai excellemment.

Nanna.—Maintenant, voici le principal. Ne prends pas plaisir à brouiller les amitiés en rapportant ce que tu entends dire; évite les scandales; partout où tu peux mettre la paix, mets-la, et s'il t'arrive qu'on jette de la poix sur ta porte ou qu'on la brûle, ne fais qu'en rire: ce sont des fruits qui poussent naturellement aux arbres que plantent les jaloux dans les jardins putanesques; pour n'importe quelle vilenie que l'on te fasse ou que l'on te dise, ne force jamais à en venir aux mains ceux à qui tu peux commander. S'il y en a un qui te joue un mauvais tour, tais-toi; ne va pas courir t'en plaindre en pleurnichant à celui qui meurt pour toi et dont le cerveau fume. Lorsqu'il te vient chez toi quelqu'un de ces chasse-mélancolie, ne va pas lui dire du mal de celle contre laquelle il est dans une de ses fureurs qui s'apaisent plus tard, à la honte et aux dépens de celui qui a voulu faire son malin; au contraire, gronde-le, dis-lui: «—Vous avez tort de vous fâcher contre elle; elle est jolie, pleine de talents, honnête et gracieuse au possible.» Il en résultera que notre homme, qui un jour ou l'autre retournera à la mangeoire, t'en aura de l'obligation; elle, qui le saura, te rendra la pareille dans le cas que l'un de tes amants prendrait de l'ombrage contre toi.

Pippa.—Je sais que vous êtes fine.

Nanna.—Ma fille, fais ton profit de ce conseil: si moi, qui fus la plus scélérate et la plus ribaude putain de Rome, que dis-je? de l'Italie, que dis-je? du monde entier, à force de mal faire et de dire pis, assassinant sans plus me gêner amis, ennemis et simples connaissances, je suis devenue d'or et non de billon, que deviendras-tu, toi, en te conduisant comme je te l'enseigne?

Pippa.—Reine des reines et non pas signora des signoras.

Nanna.—Par conséquent, obéis-moi.

Pippa.—Je vous obéirai.

Nanna.—Fais-le d'abord en ne te passionnant jamais pour le jeu: les cartes et les dés sont l'hôpital de celles qui s'y adonnent, et pour une qui y gagne un casaquin à la mode nouvelle, il y en a mille qui s'en vont mendier. Un damier, un échiquier te garnissent la table, et si l'on joue un Jules ou deux, cela te suffit pour la chandelle, parce que le moindre gain que font les joueurs: «Tout est pour vous,

signora.» Pourvu que l'on ne joue ni à la condemnade, ni à la prime, jamais il ne s'élève une dispute, jamais ne se dit un mot hors des convenances. S'il arrive que quelque joueur acharné te veuille du bien, prie-le en grâce, mais de façon que les autres t'entendent, de ne plus jouer, et montre-lui bien que si tu lui dis cela, c'est de peur qu'il se ruine, et non pour qu'il te donne son argent.

Pippa.—Je vous tiens par le bec.

Nanna.—Gronde-le encore de ce qu'il te donne trop à manger, et feins d'en agir ainsi parce que tu ne prises pas la bonne chère, non afin de lui voir réserver cela pour toi. Mais par-dessus toute recommandation, je te donne celle-ci: que ton plaisir soit d'avoir autour de toi d'honorables personnes; quand bien même ces gens-là ne seraient pas tes amoureux, ils t'en attireront rien que par leur présence, en te faisant estimer de tout le monde. Que tes vêtements soient simples et propres, rien de plus; les broderies sont bonnes pour celles qui veulent jeter l'or dans la rue; la façon coûte un royaume, et si, plus tard, on veut les revendre, on n'en trouve rien; quant aux velours et au satin, une fois défraîchis par les marques de passementeries brodées dessus, ils sont pires que des guenilles. Fais donc de l'économie de ce côté, puisque finalement nos robes doivent être converties en argent.

Pippa.—Très bien.

Nanna.—Restent les talents; naturellement les putains les détestent à l'égal de ceux qui viennent à elles les mains vides. Pippa, personne n'osera te refuser quelque petit instrument; demande donc à l'un le luth, à l'autre la harpe, à celui-ci la viole, à celui-ci des flûtes, à un autre le petit clavecin, à un autre une lyre; c'est autant de gagné. Tu feras venir des maîtres pour apprendre la musique et tu les amuseras en faisant jouer des morceaux à bâtons rompus, en les payant d'espérances et de promesses, en les régalant de quelques petites faveurs au galop, au galop. Après les instruments, adonne-toi aux peintures, aux sculptures et agrippe-moi des cadres, ronds ou carrés, des portraits, des bustes, des statuettes, tout ce que tu pourras; cela ne se vend pas moins bien que les vêtements.

Pippa.—N'y a-t-il point de honte à vendre les habits que l'on a sur le dos?

Nanna.—Comment, de honte? N'est-il pas plus vilain de les jouer aux dés, comme furent ceux de Messire le bon Dieu?

Pippa.—Vous dites vrai.

Nanna.—Certes, le jeu a le diable dans le cœur. J'y reviens donc: n'aie chez toi ni cartes, ni dés, parce qu'il suffit de les voir: qui s'y adonne est perdu, bel et bien. Je te le jure par la vigile de sainte Madeleine à l'Huile, ils empoisonnent les gens qui les regardent, absolument comme donnent la contagion les effets empestés que l'on touche, dix ans après qu'ils avaient été enfermés.

Pippa.—Cartes et dés, hors d'ici!

Nanna.—Écoute, écoute ce que j'ai à te dire touchant la vanité des pompes et des fêtes. Pippa, ne te mêle point aux courses de taureaux, ni aux jeux de quintaines, de bagues: il en résulte des inimitiés mortelles. Ces jeux-là ne sont bons qu'à amuser les enfants et la canaille. Si pourtant tu as envie de voir assommer un taureau, jouter à la quintaine ou à la bague, assiste à ces sortes de spectacles d'une fenêtre, dans la maison d'un autre. S'il t'arrive, tu sais, de louer une casaque, une jupe, un cheval de prix, pour te masquer, prends-en autant de soin que s'ils étaient à toi, et au moment de les rendre, ne va pas renvoyer les effets sans les bien nettoyer, comme font toutes les putains; qu'ils soient au contraire on ne peut plus propres et repliés dans leurs plis. Autrement ceux à qui ils appartiennent t'en voudraient à mort et souvent, souvent ils se fâchent contre celui à la prière duquel ils te les ont prêtés.

Pippa.—Vous ne pensez pas que je sois si peu soigneuse; ce sont des bourriques celles qui ne le font pas.

Nanna.—Des bourriques, c'est le mot. A présent, si je voulais te dire comment tu dois accommoder tes cheveux, laisser dépasser une petite mèche qui te pende sur le front ou bien autour de l'œil, de façon que tu l'entr'ouvres et que tu le fermes avec plus de gentillesse et de lasciveté, il me faudrait bavarder jusqu'à la nuit. De même si je voulais t'enseigner la manière d'arranger les seins, au corsage, de telle sorte que qui les voit faire saillie par l'entre-bâillement de la chemise y arrête ses yeux et plonge son regard aussi loin qu'on lui en découvre; sois plus chiche de les montrer que n'en sont prodigues certaines femmes qui semblent vouloir les jeter dans la rue, tant certaines se les laissent ballotter sur la poitrine, hors du corsage. Maintenant, je vais achever en une ou deux haleines, trois au plus.

Pippa.—Je voudrais vous voir continuer de parler une année entière.

Nanna.—Ce qu'il ne me vient pas à l'esprit de te dire ou ce que j'ignore, le putanisme te l'apprendra seul. Ses difficultés résident en lui-même, elles surgissent en des circonstances qu'un autre ne peut ni supposer ni prévoir. Tu devras donc suppléer d'instinct aux lacunes de mon oublieuse mémoire. Mais ne faut-il pas que je te dise?...

Pippa.—Quoi?

Nanna.—Les prêtres et les moines voulaient me déchirer la cervelle et s'échapper par les mailles rompues.

Pippa.—Voyez-vous cela, les ribauds!

Nanna.—Dis les affreux ribauds.

Pippa.—Lorsque vous m'aurez enseigné comment je dois m'y prendre avec eux, je veux savoir quel mal cela me fera de perdre mon pucelage.

Nanna.—Rien ou presque rien.

Pippa.—Cela me fera-t-il crier comme celui à qui on perce un abcès?

Nanna.—Tu y es bien!

Pippa.—Comme celui à qui on reboute une main tournée?

Nanna.—Moins.

Pippa.—Comme lorsqu'on vous arrache une dent?

Nanna.—Moins encore.

Pippa.—Comme lorsqu'on vous coupe un doigt?

Nanna.—Non.

Pippa.—Comme quelqu'un qui se brise la tête?

Nanna.—Tu n'y es pas du tout.

Pippa.—Comme celui qui s'ouvre un panaris?

Nanna.—Veux-tu que je te l'inculque dans la cervelle?

Pippa.—Je veux bien.

Nanna.—Te souviens-tu de t'être jamais gratté quelque petite dartre, comme celle de la gale?

Pippa.—Je m'en souviens.

Nanna.—Eh bien! cette cuisson qui te brûle, dès que tu t'es grattée, ressemble à la douleur qui se fait sentir quand on entaille une virginité de pucelle.

Pippa.—Oh! pourquoi donc, alors, a-t-on si grand'peur de perdre son pucelage? Je l'ai cependant entendu dire, il y en a qui se jettent au bas du lit, d'autres qui crient au secours, d'autres qui compissent à profusion les coffres, la chambre et tout ce qu'il y a.

Nanna.—La peur qu'éprouvent celles qui ne savent pas ce que c'est était bonne dans l'ancien temps, quand les nouvelles mariées allaient trouver leur époux au son des trompes et qu'on jetait un coq par la fenêtre, en signe de ce que le mariage était consommé. Entre le regret que l'on a de ne se l'être pas fait plus tôt arracher, dès qu'on a dans la main la dent qui vous a causé tant de souffrance, et le repentir d'avoir tant tardé, crainte du «cela me fera mal», à se faire gratter la chauve-souris, il n'y a point de différence, et ce «Je croyais que de se faire tirer une dent c'était le diable» sort aussi de la bouche de la pucelle qui s'est laissé faire courageusement.

Pippa.—J'en suis bien aise.

Nanna.—Comment il y a moyen de se faire passer pour vierge une centaine de fois, si l'on a intérêt de le paraître tant de fois que cela, je te l'enseignerai la veille du jour où tu devras entrer en lice. Tout le secret gît dans de l'alun de roche et de la résine de sapin bouillie avec le susdit alun; c'est une petite recette connue dans tous les bordels.

Pippa.—Tant mieux.

Nanna.—Maintenant, aux moines qui, jusqu'à cet endroit où nous sommes, m'empoisonnent des senteurs de bouc, de potage, de sauces et de graisse de porc qu'ils exhalent; il s'en trouve cependant parmi eux des coquets et fleurant bon mieux que les boutiques de parfumeurs.

Pippa.—Ne perdez pas de temps, parce que je veux que vous me disiez comment il faudra m'ôter et me mettre le fard; je veux également savoir s'il vous convient que j'emploie les maléfices, les sorcelleries et les charmes, oui ou non.

Nanna.—Ne me parle pas de semblables balivernes, bonnes pour les sottes. Les charmes, ce seront mes recommandations savoureuses, toujours fraîches à ta mémoire; pour ce qui est de se farder, je te dirai comment tu dois faire. Les moines m'appellent; ils me crient de te dire que désormais les femmes leur puent au nez, que la faute en est aux prêtres, aux généraux, aux prieurs, aux ministres, aux provinciaux, et que toute la séquelle s'est affiliée à la ligue des révérends et des révérendissimes; que lorsqu'ils couchent avec une femme, ils en font autant de cas que des victuailles un homme qui vient à l'instant même de souper à crève-panse. Bien qu'on leur chante la chanson qu'on chante aux vieux, c'est-à-dire:

Lima, lima, limaçon;
Pousse en avant les trois cornes,
Tes trois, tes quatre,
Et celles du maréchal,

la leur ne se lève pas tant que leurs maris ne viennent pas se coucher près d'eux.

Pippa.—Oh! est-ce que les moines et les prêtres ont des maris?

Nanna.—Plût au ciel qu'ils eussent aussi bien des épouses!

Pippa.—Au feu!

Nanna.—Je voudrais te le dire;... mais je ne veux pas te le dire.

Pippa.—Pourquoi non?

Nanna.—Parce que dire la vérité, c'est crucifier le Christ; je l'ai dite, pourtant, et c'est vraiment une belle affaire! A conter des mensonges, on ne recueille que du bien, et à proclamer la vérité, que du mal. Donc, c'est une misérable langue celle qui m'a traitée de vieille putain et de voleuse, de maquerelle. Je te l'affirme, les gros poissons de la moinaille et de la prêtraille couchent avec les courtisanes seulement pour les voir travailler par leurs bardaches, oui, par leurs bardaches; ils aiguisent leur appétit en voyant ceux-ci les trépaner per alia via, comme dit l'épître, et tu dois les tenir pour de bons amis, aller chez eux quand ils te demandent; parce que si tu me comprends bien et s'ils peuvent faire faire à leurs bardaches ce qu'ils veulent, ils s'éprennent de toi à la folie et te jettent, sans y regarder, les revenus de l'évêché, de l'abbaye, du chapitre, de l'ordre entier.

Pippa.—J'ai bon espoir de m'approprier, en suivant vos conseils, jusqu'au clocher où sont les cloches.

Nanna.—Tu ne feras que ton devoir si tu réussis. Ah! ah! je ris en songeant aux marchands dont je ne t'ai pas encore dit un mot.

Pippa.—Mais si.

Nanna.—Tu veux parler des Allemands, qui sont presque tous les commis des autres, et c'est pourquoi ils se garderont bien de venir te voir, comme je te l'ai dit. Mais les gros marchands, les pères aux écus, le bubon leur vienne! ils veulent absolument que l'état putanesque ne vive que de ce qu'ils donnent sou à sou, et pour un qui fait de la dépense, il y en a vingt qui ont toujours prête la réponse: «—Je l'ai placé à usure, je veux dire à intérêt,» quand tu lui demandes quoi que ce soit. La coquinerie, c'est qu'ils font banqueroute, avec de pleins sacs d'écus, se murent chez eux ou s'ensevelissent tout vivants dans les églises, et s'écrient: «—Cette putain d'une telle m'a ruiné!» Je te conseille, Pippa, de leur donner de la casse à ceux-là, quoique les niaises, sans trop savoir pourquoi, croient qu'une liaison avec eux pose une femme en grande réputation; lorsqu'on demande: «—Qui est celui-là?» il leur semble que d'entendre répondre: «—C'est un marchand», cela les canonise déesses, mais ils ne valent pas tant que cela, non, sur mon âme!

Pippa.—Je vous crois bien.

Nanna.—Pour faire notre affaire, il faut montrer autre chose que des gants, une lettre à la main, une bague au doigt.

Pippa.—Je le crois comme vous.

Nanna.—Ma chère enfant, je t'ai donné une éducation de duchesse; oh! sache que des mères comme la tienne il n'en pousse point par les haies, et je ne connais pas de prédicateur dans toute la Maremme qui aurait su te faire le sermon que je t'ai fait. Garde-le bien dans ta mémoire, et je veux être mise au carcan si tu n'es pas adorée comme la plus riche et la plus sage courtisane qui fut, soit ou sera jamais; aussi, à l'heure de la mort, mourrai-je contente. Et sache-le bien, les humeurs, la morve, les crachats, l'ennui des mauvaises haleines, des émanations fétides, des caprices et des malédictions de tes amants, c'est l'histoire du vin gâté: qui en a bu trop trois jours durant finit par oublier le goût de moisi. Mais écoute encore deux petits mots, touchant deux petites choses.

Pippa.—Lesquelles?

Nanna.—La première, c'est qu'il ne faut pas que tu aies de ces oreillers de velours, posés sur des matelas de soie, que les vaniteuses jettent par terre pour y faire agenouiller ceux qui leur parlent: pécores que vous êtes, vous mourrez de faim aux brancards des charrettes! En second lieu, aie de la direction dans les mains et ne touche les boîtes aux onguents que du bout des doigts; ne te plâtre pas le visage comme ces grosses Lombardes, un tout petit peu de rouge suffit pour faire disparaître cette pâleur que souvent répand sur les joues une mauvaise nuit, une indisposition et la chose d'avoir trop fait l'amour. Rince-toi la bouche, le matin à jeun, avec de l'eau de puits; si cependant tu veux que ta peau soit douce, transparente, toujours dans le même état, je te donnerai mon livre de recettes, tu y apprendras à te maintenir le teint, à te donner des chairs appétissantes, je te ferai composer une eau de talc, qui est merveilleuse, et pour les mains, je te donnerai une eau de lavande qui est délicate, délicatissime. J'ai de plus, pour mettre dans la bouche, certaine substance qui, outre qu'elle conserve les dents, métamorphose l'haleine en senteur d'œillet. Les bras m'en tombent de voir ces tanches enfarinées qui se peignent, se vernissent la figure comme un masque de Modène et se vermillonnent si bien les lèvres que qui les baise se sent la bouche en feu d'une façon extravagante. Quelles haleines, quelles dents, quelles rides font à telle ou telle tous ces fards dont elles abusent étourdiment! Pippa?

Pippa.—Quoi, maman?

Nanna.—N'use ni de musc, ni de civette, ni d'autre parfum pénétrant; ils ne sont bons qu'à pallier la mauvaise odeur de ceux qui puent. Des petits bains, à la bonne heure, le plus souvent que tu pourras, lave et relave-toi fréquemment; se laver avec de l'eau où l'on a fait bouillir certaines herbes odoriférantes, cela vous pénètre les chairs de ce je ne sais quoi de suave qui s'échappe du bon linge de lessive quand on le tire de l'armoire et qu'on le déplie; de même que, lorsqu'on voit son linge bien blanc, on ne peut se retenir de s'en essuyer la figure, de même l'homme qui aperçoit une gorge, une nuque, des joues bien fraîches ne peut s'empêcher de les baiser et de les rebaiser. Pour que tes dents soient toujours tenues propres, avant de te lever, prends le bord du drap et frotte-les-toi à plusieurs reprise, tu enlèveras ainsi cette matière qui se dépose dessus et qui s'ôte aisément, tant que l'air n'a pas pénétré dans la bouche. Mais voici une foule de petites délicatesses qui me viennent à l'idée juste au moment où je voulais en finir et où je te disais que je ne voyais plus rien dont je me souvinsse; sache que je suis un puits profond, profond, dont la veine d'eau est si grosse que plus on en tire, plus il en vient. A cette heure, passe-toi celle-ci au doigt.

Pippa.—Je me la passe.

Nanna.—Aux approches de la San-Filippo, commence à dire à tes adorateurs que tu es dans l'intention de faire dire une vingtaine de messes, la veille de la fête du saint dont tu portes le nom, et de donner à manger à une dizaine de pauvres; partage-leur entre eux la dépense. La veille et la fête arrivées, mets-toi à grommeler, fais grand tapage, dis: «—Force m'est de me charger la conscience et l'âme par-dessus le marché.—Pourquoi donc?» te demanderont-ils, les gros nigauds.—«Parce que les prêtres sont en location pour aujourd'hui et pour demain, et qu'ils ne peuvent m'obliger de ces messes.» Tu les remettras à une autre fournée et les écus te resteront en main, ton honneur sauf.

Pippa.—Cela cadre à mes vues.

Nanna.—Supposé que tu te voies chez toi toute une volée de galants et de gentilshommes, venus pour te faire leur cour, feins qu'il te vienne la fantaisie de te promener à pied une couple d'heures, et, sans y mettre de sel ni d'huile, pare-toi avec un agrément qui semble l'effet du hasard. Une fois passé le seuil de la porte avec eux, dis-leur: «Allons à la Pace.» Là, après avoir marmotté un bout de PASTER NOSTRO, prends le chemin du pèlerin et arrête-toi à toutes les boutiques des merciers, pour leur faire étaler ce qu'ils ont de beau en fait de pommades, d'ambres gris et autres babioles. Ne va pas dire, à chaque chose qui te donne dans l'œil:—«Achète-moi ceci; toi, achète-moi cela,» non; mais dis:—«Ceci me plaît bien, cela également», et fais mettre les objets de côté, en ajoutant: «J'enverrai les prendre.» Fais comme cela pour les parfums et les simples bagatelles.

Pippa.—Où visez-vous?

Nanna.—Droit à leur pigeonnier.

Pippa.—Avec cette arbalète?

Nanna.—Avec celle de leur générosité, qui se tiendrait pour déshonorée si sur l'heure ou l'instant d'après ils n'achetaient pas ce que tu as dit de mettre pour toi en réserve, et ne t'en faisaient pas cadeau.

Pippa.—Qui n'a pas de malice, tant pis pour lui.

Nanna.—Quand tu seras de retour chez toi, partage entre tous tes faveurs menu, menu, et fais comme je vais te le dire.

Pippa.—Vous me l'avez déjà dit.

Nanna.—Oui, je te l'ai dit et je veux te le redire, derechef, parce que savoir charmer les gens, c'est le remède que donnent les charmeurs contre le venin. Place-toi donc sur une petite chaise basse, très basse, et fais-en allonger deux à tes pieds; comme tu seras assise entre deux autres, avance les bras et donne-leur à chacun l'une de tes mains. En te tournant tantôt vers celui-ci, tantôt vers celui-là, tu en contenteras encore deux par ton babil; les autres, cajole-les du regard et, en leur clignant de l'œil, donne-leur à entendre que le cœur est tout dans les yeux et non dans les mains, les pieds, ni les paroles. De la sorte, par l'artifice de ta grâce, tu la chatouilleras à huit grands dadais, en même temps.

Pippa.—Deux à deux.

Nanna.—Encore bien que tel ou tel ne soit pas trop à ton goût, force ta nature et regarde-toi dans le miroir d'un malade qui prend la médecine, quoique à contre-cœur; toi aussi tu auras à te guérir, non pas de la pauvreté, car sans te faire autrement putain, tu serais encore assez riche, mais de la situation de courtisane, en devenant une signora: tu en seras une de fait, sinon de titre.

Pippa.—Si archicroire vaut être, j'en suis déjà une.

Nanna.—Attache-toi encore à ceci: ne te laisse pas mettre dedans par ceux qui te feront un tas de promesses pour t'avoir seule à leur discrétion; ne leur sois point fidèle, si nobles et si riches qu'ils puissent être. Il n'est rien de tel que la rage de l'amour et le délire de la jalousie pour mettre les homme sens dessus dessous, et, tant que cela dure, ils font des miracles. Angela Greca peut te le jurer, elle qui a mis pas mal les pieds hors du lit. Il importe de faire comme cela, parce que les amoureux fous sont inconstants, et sache bien qu'à défaut d'autres avantages, le fait de se donner à une foule de gens nous rend plus jolie: la preuve en est dans les maisons inhabitées que les toiles d'araignées envieillissent, et les outils de fer gagnent aussi du lustre à se faire fourbir.

Pippa.—C'est vrai.

Nanna.—Et puis, qui doute que beaucoup ne fassent beaucoup, tandis que peu ne font que peu, est un cheval. Il est clair que j'entends que tu sois comme une louve qui entre dans une bergerie pleine de moutons, et non dans celle où il n'y en a qu'un. Je veux te le dire maintenant, ma chérie. Bien que l'Envie ait été une putain et qu'elle soit pour cela le péché mignon des putains, enferme-la en toi-même, et si tu entends dire ou si tu vois que la signora Tullia et la signora Béatrice reçoivent à foison des tapisseries, des tentures, des joyaux, des robes, montres-en de l'allégresse et dis:—«Vraiment, leur vertu et leur gentillesse méritaient encore davantage. Dieu récompense la générosité de qui leur en a fait présent!» Rien que pour cela, eux et elles te porteront une vive amitié, et c'est une aussi vive haine qu'ils te porteraient si tu te tordais le museau, en disant:—«Nous voilà jolies; dirait-on pas que c'est la reine Iseult? Je les verrai un jour l'une et l'autre aller chier sans chandelles!» Et cependant, sur ma foi, le martyre que subit une putain à voir d'autres putains bien nippées est plus insupportable que ne l'est un vieux reliquat de mal français niché dans la cheville d'un pied, dans la jointure du genou, dans le pli du coude, ou, pour dire pis encore, qu'une de ces atroces douleurs de tête que ne guériraient pas saints Côme et Damien.

Pippa.—Aux prêtres, tous ces maux-là!

Nanna.—Parlons un peu des dévotions, qui sont utiles au corps et à l'âme. J'entends que tu jeûnes non pas le samedi, comme les autres putains, qui veulent être plus rigides que le Vieux Testament, mais toutes les Vigiles, tous les Quatre-Temps, tous les vendredis de mars; fais savoir partout que ces saintes nuits-là tu ne couches avec personne: ce qui ne t'empêchera pas de les vendre à qui voudra les payer plus cher, en te gardant bien de te laisser prendre en fraude par tes amoureux.

Pippa.—Si j'en paye la gabelle, tant pis pour ma bourse.

Nanna.—Note cette galanterie: de temps en temps, fais semblant d'être malade et reste au lit une couple de jours sans être habillée ni déshabillée. Outre que tu seras courtisée comme une signora, les vins de choix, les gros chapons, toutes sortes de bonnes choses te viendront à la douce, à la douce; les piperies de ce genre s'opèrent par signes, sans que la langue s'en mêle.

Pippa.—Elle me plaît cette façon de paresser, à la fois utile et agréable.

Nanna.—Pour ce qui est du prix des plaisirs que tu vendras, il est nécessaire de t'informer, c'est d'une importance capitale. Tu devras t'y prendre avec adresse, considérer la condition de celui qui en veut et faire en sorte que pendant que tu cherches à attraper des douzaines de ducats, tu n'en laisses pas échapper de tes filets une simple couple, ou même la moitié d'une couple. Les hauts prix, tâche qu'on les crie à la ronde et que les bas prix on les taise; que celui qui te donne un ducat le fasse et ne dise rien; celui qui en donne dix, publie-le à son de trompe; à la fin du mois, autant de flibusté, autant d'épargné; celle qui ne se livre pas à moins de la vingtaine est comme une fenêtre qui n'a que des rideaux, le moindre vent la met en pièces. Mais il me vient à l'idée de t'enseigner un joli coup. Fille, quand tu chasses aux grives bien grasses, s'il t'en vient une près de tes filets, ne l'épouvante pas en faisant du bruit; retiens ton souffle, au contraire, jusqu'à ce qu'elle tombe dans les mailles; une fois prise, plume-lui le cul, morte, vivante ou étourdie.

Pippa.—Je ne comprends pas.

Nanna.—Je te dis que s'il te vient à travers les jambes un homme qui ait de quoi, ne va pas l'effrayer en lui demandant des sommes folles, prends ce qu'il donnera; une fois qu'il sera bien entortillé, plume-le jusqu'au vif. Un filou, pour donner confiance à sa dupe et montrer qu'il peut perdre, commence par se laisser gagner un coup ou deux, puis triche tant qu'il lui plaît.

Pippa.—C'est ce que je ferai.

Nanna.—Ne perds jamais le temps, Pippa; va par la maison, donne deux coups d'aiguille, par contenance, manie des étoffes, chantonne quelques petits vers que tu auras appris pour rire, gratte la guitare, pince le luth, fais semblant de lire le Furieux, le Pétrarque, les Cent Nouvelles, que tu auras toujours sur la table, mets-toi à la jalousie, puis éloigne-t'en, et pense et repense à étudier le putanisme. Quand tu t'ennuieras de ne faire quoi que ce soit, enferme-toi dans ta chambre et, le miroir à la main, apprends-toi devant lui à rougir gentiment, à te composer les gestes, les maintiens, les attitudes qui conviennent, s'il te faut pleurer, abaisser les yeux sur ton corsage ou les relever à propos.

Pippa.—Que de subtiles affaires!

Nanna.—Je pense à ce gredin d'argot usité de filous à filoutés; ne te plais pas à le parler et n'écoute pas ceux qui le parlent; forcément, tu serais tenue pour une de ces espèces..., je sais bien qui je veux dire, et tu ne pourrais ouvrir la bouche sans faire entrer le monde en défiance. Je te donne toute permission d'user de coquineries le jour où l'occasion s'en présente et avec cette sorte de gens que Dieu a faits pour que jamais ils ne reviennent te voir; mais l'argot, je ne le permets sous aucun prétexte.

Pippa.—Il suffit de m'en prévenir.

Nanna.—Je ne t'enseigne pas comment tu devrais te disculper de tes propres scélératesses à l'aide de bonnes excuses, de bonnes réponses; ta prudence me marche sur le pied et me fait signe de ne pas m'échiner à te le dire. Je lui obéis donc et t'avertis que si tu veux faire souffrir qui t'aime, tu devras t'y prendre de façon qu'il ne souffre pas continuellement, qu'il ne s'habitue pas à son martyre comme celui qui loge à bail la fièvre quarte depuis cinq ou six ans. Use d'un moyen terme et tiens-t'en au livre de Serafino, qui dit:

Ni trop de cruauté, ni trop d'indulgence;
L'une désespère, l'autre rassasie.

Ne te montre jamais si éprise d'un homme, quelque bien que tu en penses, que tu ne puisses lui donner deux coups du petit marteau sur l'enclume du cœur; par-dessus tout, ouvre à deux battants la porte à qui vient les mains pleines et ferme-la au nez de qui les a vides. Prends-y-toi de façon que celui qui donne t'écoute, quoique tu feignes de ne pas être entendu de lui, quand tu diras à celui qui ne donne rien:—«Pourvu qu'un tel me veuille du bien, je ne me soucie de nul autre.» Sois toujours la première à te fâcher contre ceux que tu auras offensés: domptés par l'amour, ils te feront leur maxima culpa de tes propres péchés; mais, suppose que tu t'irrites fort contre quelqu'un, ne lui tiens pas rigueur trop longtemps, tu courrais le risque d'être quittée par lui. Son amour ressemble à quelque petite faim qui vous reste quand votre appétit ne s'est pas rassasié complètement; une fois levé de table, cette faim-là se passe tout de suite et l'on n'avalerait pas une bouchée de plus, pour n'importe quoi.

Pippa.—J'ai éprouvé cela.

Nanna.—T'ai-je parlé des jurements?

Pippa.—Oui, mais redites-le-moi.

Nanna.—Je ne fais que dire et redire; c'est l'ordinaire des femmes qui répètent dix fois la même chose. Peut-être en ai-je fait autant.

Pippa.—Vous m'avez prévenue de ne jamais jurer par Dieu ni par les Saints, puis vous m'avez enseigné à protester par serment de mon innocence vis-à-vis de l'homme qui, par jalousie, me défendait de voir tel ou tel amoureux.

Nanna.—C'est vrai; tu peux donc jurer, mais pas blasphémer: blasphémer est mal, même pour celui qui a perdu jusqu'à ses boyaux, encore pis pour une femme qui gagne à tout coup.

Pippa.—Je me tais.

Nanna.—Apprends à ta servante et à ton valet, lorsqu'ils bavarderont avec tes galants, pendant que tu seras dans ta chambre, à savoir leur suggérer quelques-unes de tes petites envies; qu'ils sachent leur dire:—«Voulez-vous faire de la signora votre esclave? achetez-lui cette chose, elle en a un désir à se pâmer.» Mais tâche qu'ils ne demandent jamais que des futilités, comme qui dirait des oiseaux dans une cage dorée, un perroquet, de ceux qui sont verts.

Pippa.—Pourquoi pas un gris?

Nanna.—Ils coûtent trop cher. De cette façon, tu peux tirer quelque petit profit. Après, tu sauras de temps à autre emprunter à celui-ci, à celui-là ce qu'il te plaira, et le plus possible tarder à le rendre. Si on ne te le redemande pas, garde-le: l'homme qui t'a fait le prêt hésite, rumine, attend ton bon plaisir et, dans l'intervalle, il peut venir à l'esprit de quelques-uns certaine délicatesse qui leur fasse honte de te rien réclamer, mettons qu'il s'agisse de vêtements, d'une casaque, d'une chemise, n'importe quoi. Comme cela, souvent, souvent, tu gardes de bonnes petites choses.

Pippa.—Cela me manquait.

Nanna.—Je l'ai prêché moi-même. Te voici une quinzaine de jours avant la Saint-Martin; rassemble en consistoire tous tes amants, assieds-toi au milieu du cercle; fais à tous les plus gentilles câlineries que tu saches ou que tu puisses, et quand tu les as bien englués de tes chieries, dis-leur: «Je veux que nous fassions le roi de la fève et que jusqu'au carnaval nous continuions ainsi de payer un souper chacun notre tour: nous commencerons par moi; à condition qu'on ne dépense pas des folies. Nous ne voulons que passer le temps d'une façon honnête.» Un arrangement pareil est pour toi de beaucoup d'agrément et de non moins de profit. D'abord, le souper que tu offriras sortira de leur bourse; ensuite le roi est obligé de coucher avec toi le soir de son souper, et ce coucher-là, force est que Sa Majesté le paye en roi. D'un autre côté, chaque fois qu'on mange chez toi, les reliefs te couvrent de la dépense de la semaine et, en grappillant, il te restera encore par surcroît de l'huile, du bois, du vin, de la chandelle, du sel, du pain, du vinaigre. S'il t'est possible de revendre à l'un ou à l'autre, en cachette, ces denrées-là, fais-le; mais la chose étant découverte, tu t'en acquerrais un renom à ne pas trouver de savon qui puisse t'en laver la tête; par conséquent, mieux vaut ne pas s'y risquer.

Pippa.—Oh! celle-là, oui, elle n'est pas pourrie.

Nanna.—Je t'égrène à cette heure autant de rubis que de paroles, et, certes, tu pourrais les enfiler comme on enfile des perles. Fais-toi de temps en temps faire par ta chambrière un suçon sur la gorge, ou bien marquer sur la joue la double empreinte d'une morsure, afin de brouiller l'estomac de qui croira y voir l'œuvre de son rival. Mets aussi ton lit en désordre, pendant le jour, emmêle tes cheveux, rends-toi les joues rouges en te fatiguant, mais pas beaucoup, et tu verras renâcler l'homme qui est jaloux de toi, comme renâcle celui qui surprend sa femme in peccavisti.

Pippa.—Celle-là m'est allée droit au cœur.

Nanna.—Ce qui m'ira droit au cœur, à moi, c'est que mes paroles fructifient dans ta cervelle comme fait le grain semé dans les champs. Si je les ai jetées au vent, ce sera pour ta ruine, à ma grande douleur, à mon désespoir, et en une semaine tu chieras sous toi tout ce que je t'aurai laissé de rentes. Au contraire, s'il advient que tu t'attaches à mes recommandations, tu béniras les os, la chair et la cendre de ta mère, tu l'aimeras morte, comme je crois que tu l'aimes vivante.

Pippa.—Vous pouvez l'archicroire, maman.

Nanna.—Ici je m'arrête, et ne te plains pas si je t'ai fait bonne mesure; contente-toi de ce que je ne veux pas t'en dire plus long.

—«Que voudriez-vous me dire de plus?» répondit la Pippa à sa mère. Celle-ci se leva, engourdie d'être restée trop longtemps assise, et en bâillant, en se détirant, s'en fut à la cuisine. Le souper prêt, la fille désormais savante, toute à l'allégresse d'avoir bientôt à ouvrir boutique, n'y toucha que du bout des dents; elle semblait proprement une fillette à qui son père vient de promettre de la marier à son amoureux. Pleine de joie, elle en tenait à peine dans sa peau, du contentement d'elle-même. Mais comme l'une était éreintée d'avoir parlé, l'autre d'avoir écouté, elles allèrent dormir ensemble dans le même lit. Le matin, elles se levèrent, bien reposées, dînèrent quand le temps leur en parut arrivé, et comme elles se remettaient à causer, la Pippa qui avait fait un beau rêve au point du jour en fit le récit à sa mère, juste au moment où celle-ci ouvrait la bouche pour raconter les trahisons dont les hommes payent l'amour des femmes.

[1] Neuf heures du matin.

[2] Jean de Médicis fut élu pape le 11 mars 1513; il prit le nom de Léon X.

[3] C'est-à-dire: Balles! Balles! Tout le monde connaît les armes des Médicis. Palle! Palle! était également le cri de guerre.

[4] C'est-à-dire: en voilà assez là-dessus.

[5] Allusion aux critiques que l'on avait formulées sur la première partie des Ragionamenti, où est racontée la vie des nonnes.

[6] De cette façon, tantôt, expressions recherchées.

[7] Liste d'expressions populaires dont voici le sens: vite; de bonne heure; tôt, tôt; haleter; au secours; il brame; mouvement; il enveloppe; lourdaud; à la brune; obscurité.

[8] Tôt et non vite.

[9] L'un et l'autre signifient: dans le mouillé.

[10] L'un et l'autre signifient: il porte, il apporte.

[11] Beffana: c'est-à-dire l'Épiphanie. En Italie, on appelle encore Beffana le jour des Rois et les enfants attendent la Beffana, vieille femme qui leur apporte des jouets. La Beffana remplace, en somme, sous un aspect plus vilain, le petit Noël, ou saint Nicolas.

[12] Jaser; radoter; nausée; caprice; l'heure de midi; je tressaute de joie; à demi mouillé; il glisse; il râpe.

[13] Monnaie de très petite valeur.

[14] Le sac de Rome.

[15] Terme argotique pour désigner les pièces d'or; en italien il signifie plaisirs.

[16] C'est-à-dire les criminels coiffés d'une mitre de papier peint.

[17] Ce passage n'a pas encore été éclairci. L'Arétin mentionne ce Gian-Maria à l'acte III, scène XI, de la Cortigiana:

Le père gardien.—Quant à la venue du Turc, il n'y a rien de vrai là-dedans; mais lors même qu'il viendrait, que t'importe à toi?

Alvigia.—Que m'importe à moi? Ah! l'empalement ne me va en aucune façon. Empaler les pauvres petites femmes vous paraît, peut-être, une plaisanterie?... Moi, je me désespère, au contraire, de ce qu'il semble que nos prêtres se fassent une fête d'être empalés!...

Le père gardien.—A quoi t'en aperçois-tu?

Alvigia.—A ce qu'ils ne prennent aucune précaution quand on dit: «Voilà le Turc! le voilà!»

Le père-gardien.—Bavardages et sornettes!... Maintenant, Dieu te conduise! Tout à l'heure je vais prendre la poste à cause d'un traité que j'arrange à Verrochio, afin que l'armée du comte Gian-Maria, ce juif musicien, soit taillée en pièces; et grâce à certaine confession que j'ai révélée, cette leçon leur apprendra à se révolter, sois tranquille.


Pippa.—Laissez-moi vous raconter mon rêve, puis je vous écouterai.

Nanna.—Raconte-le.

Pippa.—Ce matin, dès l'aube, il me semblait être dans une chambre haute, large, fort belle, toute tendue de satin vert et jaune; sur les tentures étaient appendus des épées aux pommeaux dorés, des chapeaux de velours brodé, des toques ornées de leurs médailles, des écussons, des tableaux et autres objets de prix. Dans un coin de la chambre se trouvait un lit de brocart d'or frisé, et moi, abbatialement comme un abbé, je trônais sur un siège de satin cramoisi tout parsemé de boutons d'or, comme celui du pape. Autour de moi étaient groupés des bœufs, des ânes, des moutons, des buffles, des renards, des paons, des chats-huants, des merles; et j'avais beau les battre, les bâtonner, les tondre, les peler, leur carder le poil, leur arracher des plumes, celles de l'aile comme celles de la queue, les berner de toutes façons, aucun ne s'en allait; bien mieux, ils me léchaient de la tête aux pieds. Je voudrais bien vous voir me tirer au clair la signification d'une telle fantasmagorie.

Nanna.—Ce songe-là, je l'entends comme Daniel et tu peux t'en estimer heureuse. Les bœufs et les ânes par toi frappés, bâtonnés, ce sont les vilains avares qui viendront te faire la cour, dussent-ils en crever; les moutons et les buffles signifient les bonnes bêtes qui se laisseront tondre et peler par tes roueries; dans les renards, je vois les fins matois que tu assommeras une fois pris dans tes filets; dans les paons sans queue, les riches et beaux jouvenceaux; les chats-huants et les merles me représentent la séquelle des gens qui perdront la tête rien qu'à te voir et à t'entendre babiller.

Pippa.—Que faites-vous des autres circonstances?

Nanna.—Doucement. La chambre parée dénote la grandeur; les objets de prix appendus partout sont les larcins que invisibilium et visibilium tu extorqueras de celui-ci ou de celui-là; le trône pontifical indique les honneurs que tu recevras de tout le monde. Ainsi donc, tu arriveras au palio.

Pippa.—Attendez, attendez. Les paons dont j'ai rêvé et qui se regardaient les pattes ne piaillaient pas, comme ils font toujours. Qu'est-ce que cela veut dire?

Nanna.—Voilà ce qui montre la vérité de mes prophéties; voilà ce qui montre combien tu seras sage: ceux que les filets de ton amour laisseront à sec sur les sables de Barbarie ne pousseront même pas une plainte. Maintenant, écoute-moi; en m'écoutant, cachète bien mes paroles dans ta mémoire, et Dieu veuille que les avertissements de la mère te suffisent pour te garder des scélératesses des hommes! Hélas! je dis hélas! en songeant à ces pauvresses qui se sont perdues par le fait des maquerelles, des maquereaux, des promesses, des importunités, de l'occasion, de l'argent, des flatteries, des beaux semblants et de la malchance qui les prend par le toupet. Et ne va pas croire que ces accidents-là fassent quelque distinction entre putains et non-putains: ils les encochent toutes, ils les agrippent toutes. Mais comme j'entends que ma causerie soit un repas composé de toutes sortes de victuailles et que je n'ai jamais servi à table, je ne sais quoi t'offrir d'abord. Bien que les hors-d'œuvre soient institués pour aiguiser l'appétit, j'aime mieux, quand je mange, commencer par ce qu'il y a de meilleur; c'est pourquoi je te servirai en premier une des scélératesses les plus abominables que je connaisse, par la même raison que le joli visage d'une femme est la première chose qui saute aux yeux de qui la regarde; qui diable se soucierait d'elle, en voyant d'abord et rien qu'à la figure quel mauvais morceau elle doit être sous sa robe? Au contraire, si l'on voit tout de suite un joli minois, on suppose que le reste doit être un morceau friand.

Pippa.—Elles sortent à l'instant de la Monnaie, vos comparaisons. Allez, maintenant.

Nanna.—Un baron romagnol, non pas romain, échappé du sac de Rome par un trou, comme sortent les souris, et se trouvant sur je ne sais quel navire, fut jeté avec une foule de ses compagnons, par la fureur des vents déchaînés, sur le rivage d'une grande ville, dont était souveraine une signora dont je ne me rappelle pas le nom. Comme elle allait à la promenade, elle aperçut le pauvre homme étendu par terre, trempé, brisé, blême, tout hérissé et plus semblable à la peur que ne ressemble à la canaille la Cour d'à présent. Le pis, c'est que les paysans, le prenant pour quelque grand seigneur espagnol, l'entouraient pour faire de lui et de ses camarades ce qu'au coin d'un bois font les malandrins d'un homme qui se trouve, sans armes, avoir perdu son chemin. Mais la signora, les ayant envoyés se faire pendre rien qu'en relevant la tête, s'approcha de lui, le réconforta d'un air gracieux, d'un geste bienveillant, l'emmena dans son palais, fit restaurer le navire et les navigateurs plus que princièrement; puis, étant allée rendre visite au baron, qui avait repris sa bonne mine, elle se prit à écouter le poème, le discours, le sermon, le prêche qu'il lui fit, lorsqu'il lui assura qu'il oublierait sa courtoisie quand les fleuves couleraient à rebours. Traîtres d'hommes! Menteurs d'hommes! Faussetés d'hommes! Tandis qu'il hâblait à la romagnole, la malheureuse, la pauvrette, la niaise le buvait des yeux, et, remarquant la largeur de sa poitrine et de ses épaules, en restait stupéfaite; elle acheva de tomber d'étonnement en contemplant la fierté de sa haute mine; ses yeux pleins d'honneur la faisaient soupirer, et ses cheveux d'or frisés l'enivrèrent complètement; elle ne pouvait s'arracher au plaisir de parcourir des yeux toute son aimable personne, d'admirer la grâce dont l'avait doué la nature, cette truie, et restait entièrement absorbée dans la divinité de son visage. Maudits soient le visage et le reste.

Pippa.—A quel propos les maudire?

Nanna.—Le plus souvent, ils sont trompeurs; deux fois pour une ils vous abusent, il m'en est témoin la bonne mine du baron qui fit devenir à moitié folle la signora dont je te parle. En moins de temps qu'une femme ne change de fantaisie, elle ordonna de préparer les tables, et, quand le royal festin fut prêt, s'assit avec le messire auprès d'elle; venaient de proche en proche les autres naufragés, puis les gens du pays, selon l'ordre de Melchisédec. Sur ces entrefaites, les magnifiques plats d'argent surchargés de viande sont placés devant les affamés par une multitude de serviteurs, et, quand il se fut rassasié l'appétit, le baron fit ses présents à la signora.

Pippa.—Que lui donna-t-il?

Nanna.—Une mitre de brocatelle que Sa Sainteté portait sur la tête le jour des Cendres; une paire de mules brodées de festons d'or, qu'elle avait aux pieds le jour que Gian-Matteo les lui baisait; le pastoral du pape Etoupe, je veux dire Lin; la boule de l'obélisque; une clef arrachée de force à Saint Pierre, gardien de ses escaliers; une nappe de l'office secret du Palais, et je ne sais combien de reliques des Santa Santorum que sa prosopopée, à ce qu'il prétendait, avait réchappées des mains des ennemis. Là-dessus se montra un habile joueur de rebec qui, après avoir accordé son instrument, chanta d'étranges balivernes.

Pippa.—Que chanta-t-il, Dieu vous bénisse?

Nanna.—La haine du chaud contre le froid, du froid contre le chaud; il dit pourquoi l'été a les jours longs, pourquoi l'hiver les a courts; il chanta la parenté qui relie le coup de foudre au bruit du tonnerre, le bruit du tonnerre à l'éclair, l'éclair au nuage et le nuage au beau temps; il dit où gît la pluie quand il fait beau, et le beau temps quand il pleut; il dit la grêle, la gelée, la neige, le brouillard; il parla aussi, je crois, de l'hôtesse aux chambres garnies, qui se retient de rire quand on pleure, et de celle qui se retient de pleurer quand on rit; à la fin, il dit de quelle espèce est le feu qui brûle au cul des vers luisants, et si la cigale chante avec ses ailes ou avec son gosier.

Pippa.—Jolis secrets!

Nanna.—Déjà Sa Seigneurie la signora, qui écoutait le chant comme les morts écoutent le Kyrie eleison, était toute affolée du babillage et de la galanterie de son hôte, et, comme il ne lui semblait vivre que lorsque cet homme parlait, elle se mit à l'interroger sur les papes, les cardinaux; puis elle en vint à le supplier de lui conter comment l'astuce cléricale s'était laissé choir dans les griffes des mauvaises pattes. Alors le baron, pour obéir aux ordres de sa supplique, tirant de sa poitrine un de ces soupirs qui s'échappent astucieusement du foie d'une putain lorsqu'elle aperçoit une bourse pleine, dit: «—Puisque Ton Altesse, signora, veut que je me ressouvienne de choses qui me font prendre en haine ma mémoire quand elle se les rappelle, je te raconterai comment l'impératrice du monde devint esclave des Espagnols, et je te dirai de plus tout ce que j'ai vu de misères. Mais quel Marane, quel Tudesque, quel Juif serait si cruel qu'il puisse raconter de telles choses à quelqu'un sans se briser de sanglots?» Puis il ajouta: «Signora, il est l'heure de dormir et les étoiles disparaissent; pourtant, si ta volonté est de connaître nos infortunes, quoique ce soit renouveler ma douleur que de les dire, je commencerai.»

Après ces mots, il entama l'histoire de ce peuple qui, pour épargner six ducats, se fit massacrer, puis conta comment un bruit circula tout à coup dans Rome; des lansquenets et des jure-Dieu venaient, enseignes déployées, pour faire la queue du monde. L'un disait à l'autre:—«Prends ton grabat et marche», et, certes, plus d'un s'en allait par les jachères, si cette traîtresse de proclamation: «A peine de la hart!» ne s'y était opposée. Il conta comment, après cette proclamation, ce peuple lâche se mit à enfouir ses écus, ses plats d'argent, ses joyaux, ses colliers, ses vêtements et tous ses objets précieux; comment dans les groupes, les attroupements d'hommes, épars ou rassemblés çà et là, chacun disait ce qui lui passait par la tête, au sujet de ce qui causait leur frayeur à tous. Entre temps, quarteniers et capitaines de la milice, la peste les étouffe! allaient et venaient, avec des files de soldats; et, certes, si le courage consistait dans les beaux pourpoints, les belles chaussures, les épées dorées, Espagnols et Allemands eussent été les mal venus. Le baron conta comment un ermite criait par les rues:—«Faites pénitence, prêtres! Faites pénitence, voleurs! et demandez à Dieu miséricorde, car l'heure de votre châtiment est proche, elle arrive, elle sonne!» Mais leur orgueil n'avait pas d'oreilles. Mais pourquoi les scribes et les pharisiens apparurent à la croix de Monte-Mari, comme il disait, et quand le soleil donna sur leurs armures, l'éclat terrible qui s'en échappait fit trembler les poltrons accourus au rempart de plus d'épouvante que n'en causent les éclairs et les coups de tonnerre. Ni les uns ni les autres ne songeaient aux moyens de repousser l'ennemi qui s'avançait; tous cherchaient des yeux quelque trou pour s'y blottir. En ce moment, une rumeur s'éleva du côté du Monte-San-Spirito, et nos braves à la parade, dès le premier assaut, ressemblèrent à celui qui fait du premier coup une chose, puis ne la réussit plus jamais si bien. Je veux dire qu'ils tuèrent Bourbon et qu'après avoir pris je ne sais combien de bannières, ils allèrent les porter au palais avec des «Vivat! vivat!» à assourdir le ciel et la terre. Pendant qu'ils croyaient tenir la victoire, voici que les barricades du Monte sont emportées et que l'ennemi faisant de la chair à pâté d'une foule de gens qui n'avaient commis ni faute, ni péché dans la bataille, s'élança dans le Borgho; de là, quelques-uns passèrent le pont, pénétrèrent jusqu'aux Banchi, puis rétrogradèrent, et l'on prétend que cette bonne âme de château Saint-Ange, dans lequel s'était mis à l'abri le bon ami, ne les bombarda pas pour deux raisons: l'une, crainte de jeter au vent ses pilules et sa poudre; l'autre, de mettre l'ennemi plus en colère qu'il n'était. On ne s'y préoccupait que de faire dévaler des cordes pour hisser dans le Saint des Saints les grands clercs qui avaient le feu au cul. Mais voici venir la nuit, voici que les grosses bedaines qui gardaient le Ponte-Sisto ont la venette, et voici que l'armée s'éparpille du Transtévère dans Rome même; déjà s'élèvent des clameurs, les portes sont jetées à bas, chacun fuit, chacun se cache, chacun se lamente. Le sang baigne les rues, partout on massacre; ceux qu'on torture poussent des cris, les prisonniers font des supplications, les femmes s'arrachent les cheveux, les vieillards tremblent, toute la ville est mise les pieds en l'air, et bienheureux celui qui meurt du premier coup ou qui, agonisant, rencontre quelqu'un qui l'achève. Mais qui pourrait dire les horreurs d'une pareille nuit? Frères, moines, chapelains et toute la séquelle, armés ou sans armes, se blottissaient dans les sépultures, plus morts que vifs, et il ne resta pas un réduit, pas un trou, pas un puits, pas un clocher, pas une cave, pas le moindre gîte secret qui ne se trouvât aussitôt plein de toutes sortes de gens. Les respectables personnages, on les tournait en dérision et, leurs vêtements déchirés, relevés sur leur dos, on les fouillait, on leur crachait dessus; on ne respectait ni les églises, ni les hôpitaux, ni les maisons, ni rien; ils entrèrent, les mécréants, jusque dans ces lieux où les hommes ne doivent pas pénétrer et, pour comble d'affront, ils forcèrent les femmes d'aller où l'excommunication attend toute femme qui y met le pied. La grande pitié, c'était d'entendre les maris, tout rouges du sang qui coulait de leurs blessures, appeler leurs femmes perdues, d'une voix à faire sangloter ce bloc de marbre du Colisée, qui se tient debout sans ciment. Le baron racontait à la signora ce que je te raconte et, comme il en venait aux lamentations que faisait le pape dans le château, maudissant je ne sais qui de lui avoir manqué de parole, il laissa échapper de ses yeux tant de larmes qu'il aurait pu s'y noyer. Enfin, ne pouvant plus cracher un mot, il resta comme muet.

Pippa.—Comment est-ce possible qu'il plaignît les malheurs du pape, étant ennemi des prêtres?

Nanna.—Parce que nous n'en sommes pas moins chrétiens, qu'ils n'en sont pas moins prêtres, et que l'âme, d'ailleurs, doit aussi penser à ses affaires. Voilà pourquoi le baron fut saisi d'une telle angoisse que la signora se leva, lui prit les mains, qu'elle étreignit doucement à deux reprises, et l'accompagna jusqu'à sa chambre, où elle le laissa en lui souhaitant le bonsoir, puis alla se coucher.

Pippa.—Vous avez bien fait de m'abréger l'histoire: je ne pouvais plus vous écouter sans pleurer.

Nanna.—Je ne t'en ai raconté qu'une bribe, à cloche-pied, te faisant part d'un détail par-ci, d'un autre par-là, car, à te dire vrai, j'ai donné ma mémoire à ressemeler; puis, on n'en viendrait jamais à bout, tant il y eut de cruautés dans ce sac, et si je voulais te dire les vols, les assassinats, les violences exercés par ceux-là même dans les maisons desquels les fugitifs pensaient être en sûreté, je serais en danger de m'attirer la haine de nombre de gens qui ne croient pas que l'on sache comment ils ont égorgé leurs amis.

Pippa.—Laissez de côté la vérité et ne dites que des mensonges; on vous en tiendra meilleur compte.

Nanna.—C'est ce qu'un jour je ferai, de toutes façons.

Pippa.—Faites-le et n'en dites rien.

Nanna.—Tu le verras; mais revenons à nos affaires. La signora, prise à la glu dont l'amour avait empoissé la bonne mine et les belles manières du baron, était toute en feu, et le cœur lui sautait dans la poitrine comme s'il eût été de vif-argent. Songeant à la grandissime renommée de sa race et aux prouesses qu'elle l'estimait avoir dû faire dans cette horrible nuit, elle se débattait sur sa couche comme une personne qui a un glacial et brûlant souci; la figure et les paroles de cet homme lui restaient enfoncées dans la mémoire, et elle faisait peu de cas du sommeil. Déjà le jour suivant, à l'aide des couleurs de messire le Soleil, avait mis le fard aux joues de Mme l'Aurore; elle s'en fut trouver sa sœur, et après lui avoir conté un songe, au pied levé, lui dit:

—«Que te semble du pèlerin qui nous est survenu? As-tu jamais vu une telle prestance que la sienne? Quels miracles il devait accomplir, les armes à la main, pendant que l'on se disputait à Rome? Impossible qu'il ne soit pas issu d'un noble sang, et certes, si depuis que la mort m'a enlevé mon premier époux je n'avais fait vœu de rester veuve, peut-être, peut-être me laisserais-je aller à faire cette faute une seconde fois, mais pour lui seul. Certes, ma sœur, je ne veux rien te cacher; bien mieux, je te jure, par l'affection nouvelle que je porte à la noblesse de l'étranger, que depuis la mort de mon époux, mon cœur est resté on ne peut plus avare d'amour; maintenant je reconnais les vestiges de cette ancienne flamme qui jadis me consuma tout à coup et non petit à petit. Mais avant que je commette aucune vilenie, que la terre s'entr'ouvre et m'engloutisse vive, ou que la foudre du ciel m'abîme dans les profondeurs. Je ne suis pas femme à mettre en lambeaux les lois de l'honneur; celui qui eut mon amour l'a emporté avec lui dans l'autre monde, et il en jouira in sæcula sæculorum.» En achevant ces mots, elle se mit à pleurer, qu'on l'aurait cru assommée de coups.

Pippa.—Pauvrette!

Nanna.—La sœur, qui n'était pas hypocrite et qui prenait les choses par l'endroit, fit des moqueries de son vœu, de ses lamentations et lui répliqua:—«Est-il possible que tu ne veuilles pas connaître combien il est doux d'avoir des petits enfants et de quel miel sont les dons de Mme Vénus? Quelle folie est la tienne, si tu crois que les âmes des morts n'ont d'autres soucis que de savoir si leurs femmes se remarient ou non? Mais je veux que tu te contentes pour toute victoire de ne t'être pas pliée à prendre un de ces nombreux princes qui t'ont convoitée; veux-tu résister à ce malin de Cupidon? Folle, n'y essaye pas, tu n'y gagnerais que de t'y casser le cou. En outre, tous tes voisins sont tes ennemis; sache donc reconnaître l'occasion, qui t'a mis sa mèche de cheveux dans la main, et si notre sang se mêle au sang romain, quelle cité pourra égaler la nôtre? A présent, faisons faire des prières dans les monastères pour que le Ciel conduise à bien nos projets. Pendant ce temps-là, nous trouverons le moyen de le retenir ici; peut-être en sera-t-il bien aise, fracassé, ruiné comme il est, et à cause aussi de la rudesse du froid qui sort du cœur de l'hiver.» Tu m'interroges des yeux, Pippa: elle sut si bien lui chanter les vêpres, qu'elle donna le coup de pouce au vœu, à la pudeur, et que la signora, jetant son honneur derrière ses épaules, soit qu'elle reste assise, soit qu'elle se promène, toujours voit, toujours entend le baron. La nuit vient, et quand tout dort, même les grillons, elle veille, elle se retourne dans son lit, tantôt sur un flanc, tantôt sur l'autre, s'entretenant de lui avec elle-même et se consumant dans cette angoisse connue seulement de celui qui se couche et se relève, selon que la jalousie dont il est travaillé veut qu'il se couche ou se lève. Pour te le déclarer net, elle qui avait la tête à l'envers en arriva aux mauvaises fins avec le bel ami; elle en vint là, ma fille.

Pippa.—Et fit sagement.

Nanna.—Au contraire, follement.

Pippa.—Pourquoi?

Nanna.—Parce que le chant figuré le dit:

Qui recueille un serpent dans son sein,
Il lui advient comme au vilain:
Quand il se trouva bien réchauffé, guéri,
Il le paya de son venin.

Je t'en dirai autant du traître. Dès que la signora eut planté des cornes à la sainte mémoire de celui qui s'en était allé a porta inferi peu de temps auparavant, cette bavarde de Renommée, cette désœuvrée de Renommée, cette mauvaise langue de Renommée courut le proclamer partout; les princes qui l'avaient demandée en mariage en donnèrent leurs âmes à Satanas avec les plus grosses injures du monde et dirent pis que pendre du ciel et de la fortune. Sur ces entrefaites, le Caïn, se voyant bien repu, habillé à neuf, rétabli à son gré, appelle ses compagnons et leur dit:

—«Amis, Rome m'est apparue en songe et m'a ordonné, de la part de tous les saints, de m'en aller d'ici; je suis destiné à en réédifier une autre plus belle. Mettez-vous donc à commencer vos préparatifs discrètement, et pendant que je vous commande, je trouverai quelque moyen adroit de prendre congé de la signora.» Mais qui pourrait jeter de la cendre dans les yeux des amants, lesquels voient ce que nul ne voit et entendent ce que nul n'entend? Aussitôt qu'elle vit tout sens dessus dessous, elle s'aperçut que la bonne pièce voulait, à l'aide de son navire, opérer le Leva ejus, et, transportée de fureur, sans chandelle et sans raison, se mit à courir par le pays comme une folle. Arrivée devant le baron, le visage couvert de pâleur, les yeux noyés, les lèvres sèches, elle dénoua sa langue entortillée dans les lacets de l'amour, et laissa échapper de sa bouche ces paroles:

«Crois-tu, déloyal, pouvoir t'évader d'ici sans que je le sache, hein? As-tu donc le cœur si dur que ni notre amour, ni la foi jurée, ni la mort à laquelle je suis prête ne puissent t'empêcher de partir, comme tu l'as résolu? Mais c'est encore envers toi que tu es cruel de vouloir prendre la mer à cette heure que l'hiver est dans sa plus grande rigueur de toute l'année; homme sans pitié qui non seulement ne devrais pas aller chercher quelque région lointaine, mais ne pas même retourner à Rome par d'aussi affreux temps, quand bien même elle serait plus que jamais florissante, c'est moi que tu fuis, cruel! c'est moi que tu fuis, impie! Hélas! je t'en supplie par ces larmes qui me jaillissent des yeux, par cette main droite qui doit mettre fin à mon martyre, par nos noces à peine entamées; si les plaisirs que tu as goûtés avec moi sont de quelque prix à tes yeux, aie pitié de mon État et de ma maison qui, toi parti, tomberont en ruine; et si les prières qui fléchissent jusqu'à Dieu trouvent accès dans ton sein, renonce à ce projet que tu as de t'en aller. Déjà, pour m'être abandonnée à toi, j'ai encouru la haine non seulement des ducs, des marquis, des seigneurs dont j'ai refusé la main, mais celle de mes propres sujets et vassaux, qui me méprisent, et il me semble vraiment être prisonnière des uns et des autres. Je supporterais tout cependant, si j'avais de toi un fils qui, dans ses yeux, rappellerait à tous tes grâces et ton visage.»

Ainsi parla-t-elle, sanglotant et pleurant. Le trompeur, le maître en fait d'astuces, obstinément attaché à l'illusion de son rêve, n'en baissa pas même les yeux; il ne se laissa fléchir ni par ses prières, ni par les larmes, semblable à cet avare, à ce ladre qui, en un temps de famine, et voyant les pauvres mourir par les rues, refuse de donner une bouchée de pain aux supplications d'un mendiant affamé. Enfin, d'une façon brève, il lui répondit qu'il ne voulait pas nier les obligations dont il lui était redevable, qu'il se souviendrait d'elle toujours, qu'il n'avait jamais songé à la quitter sans l'en prévenir; il niait avec un front d'airain lui avoir promis de la prendre pour femme, et rejetait la faute sur le cœli cœlorum. Il lui jura que l'ange lui était apparu et lui avait ordonné de grandes entreprises; mais c'était prêcher devant des poireaux, car elle le regardait d'un œil en courroux, et la rage qui lui faisait sortir de son cœur enflammé un juste mépris mêlé de douleur lui jaillissait des yeux et de la bouche. C'est pourquoi elle se tourna de son côté et lui dit:—«Tu n'as jamais été un Romain, et tu mens par la gorge quand tu dis être de ce noble sang. C'est le Mont-Testaccio, homme sans foi, qui t'a formé de ces culs de bouteilles dont il est fait lui-même, et les chiennes de l'endroit t'ont nourri de leur lait; voilà pourquoi tu n'as pas seulement montré un signe de compassion pendant que je te suppliais, que je sanglotais. Mais à qui donc conterai-je mes malheurs, puisque c'est comme s'il n'y avait là-haut personne pour peser les torts dans la balance de la justice? Certes, aujourd'hui, il n'y a plus de bonne foi nulle part, et j'en suis la preuve vivante: je recueille cet homme maltraité par la mer; je lui fais part de tout ce que j'ai, je me donne et m'abandonne à lui, et cela n'empêche pas qu'il me quitte, trahie, déshonorée; pour comble d'outrage, il veut me faire accroire qu'un messager lui est venu du ciel, chargé de lui découvrir les secrets du bon Dieu, qui n'a rien de mieux à faire que de s'occuper de tes petites histoires! Mais je ne te retiens pas; va-t'en, suis le chemin que te montrent les songes et les visions; bien sûr, bien sûr tu rétabliras le peuple d'Israël. J'ai toujours l'espérance que le châtiment t'attend au milieu des écueils; tu invoqueras mon nom alors, tu imploreras plus de sept fois ma générosité et ma tendresse, mais je te poursuivrai de ma haine, je me vengerai par le feu et par le fer; morte, mon ombre, mon âme, mon esprit te poursuivront encore!» Elle ne put en dire davantage, car la douleur lui obstrua le chemin de la parole, et force lui fut de couper son discours par la moitié. Comme une malade, la vue éteinte, ne pouvant plus se tenir sur les jambes, elle se fit un lit des bras de ses suivantes, qui l'emportèrent et la couchèrent, laissant là le baron, non sans que la honte de la trahison dont il accablait l'infortunée ne couvrît de rougeur son visage infâme. Tu pleures, Pippa?

Pippa.—Qu'il soit assassiné, le lâche!

Nanna.—Écartelé puisse-t-il être! car après les lamentations de la signora, il se disposa néanmoins à partir. Ses gens, qui traînaient le navire au rivage, ressemblaient à des fourmis s'approvisionnant de grain pour l'hiver; l'un portait de l'eau, l'autre des rameaux garnis de feuillage, un autre... tous les malheurs que je lui souhaite!

Pippa.—Que faisait l'abandonnée pendant ce temps-là?

Nanna.—Elle gémissait, elle soupirait, elle s'égratignait toute, et rien que d'entendre les cris des mariniers bien repus, le branle-bas de la chiourme et du reste de l'équipage, elle se pâmait, elle haletait, elle se mourait. Hélas! cruel amour, pourquoi nous crucifies-tu si barbarement et de tant de façons? Mais voici que la signora, ayant encore un peu d'espoir, s'entretient avec sa sœur et lui dit:

«Chère sœur, ne vois-tu pas qu'il s'en va et que déjà le navire appareille pour détaler? Mais pourquoi, ô cieux ingrats! si je devais m'attendre à cet abandon, n'ai-je pas la force de le supporter? Sœur chérie, toi seule maintenant me viendras en aide, puisque ce traître fit toujours de toi le secrétaire de ses pensées, et toujours eut en toi confiance. Va donc, parle-lui, et en lui parlant cherche à le fléchir; dis-lui de ma part que je n'étais point l'alliée de ceux qui, sous prétexte d'accord, ont fait de sa patrie un monceau de ruines; que je n'ai pas traîné hors du sépulcre les os de mon père et que, par conséquent, il lui plaise de m'entendre lui dire quatre paroles avant que je meure. Qu'il me fasse, lui diras-tu, à moi qui l'adore éperdument, cette seule grâce de ne pas partir à l'heure qu'il est et d'attendre que le chemin soit plus navigable. Je n'entends pas le forcer à m'épouser, puisqu'il me méprise, et encore moins à rester ici; mais qu'il m'accorde quelque petit délai pour atténuer ma douleur; mon seul désir, c'est d'apprendre à la supporter.» Après ces mots, elle se tut, en larmoyant.

Pippa.—Mon cœur se brise.

Nanna.—Sa malheureuse sœur, ma Pippa, rapporta tout au long ces paroles, ces gémissements, ce désespoir, mais le cruel ne s'attendrit aucunement; on eût dit un mur qui reçoit le choc de ballons gonflés de vent. Enfin la signora, bien certaine de son départ, résolut de lui jeter un sort, encore qu'elle s'en fût jusque-là toujours fait conscience.

Pippa.—Cela lui réussit-il?

Nanna.—Ah bien, oui! Elle invoqua stryges, fantômes, démons, sorcières, fées, esprits, sibylles, la lune, le soleil, les étoiles, les harpies, les cieux, les terres, les mers, les enfers et toute la diablerie; elle éparpilla des eaux noires, des poussières de morts, des herbes séchées à l'ombre; elle prononça des formules magiques, traça des signes, des caractères, des figures bizarres, dialogua elle-même, et il n'y eut pas un seul saint qui fit mine de se soucier des amants trompeurs! Il était minuit quand elle faisait ainsi à crédit ses incantations, et les hiboux, les chats-huants, les chauves-souris dormaient tout engourdis; seule, elle ne pouvait appesantir ses yeux de sommeil; l'amour, au contraire, la tourmentait davantage. Après être restée muette un bout de temps, elle se mit à parler et se dit à elle-même:

«Maintenant, que faire, misérable? Redemanderai-je pour mari n'importe lequel de ceux que j'ai refusés? Suivrai-je la fortune des Romains? Oui, cela pourra m'être utile, puisque je leur suis venue en aide et que cette nation sait si bien reconnaître les bienfaits! Mais qui voudrait de moi, quand même je m'embarquerais sur leur fier navire? N'ai-je pas éprouvé les parjures de ces Romains, qui se moqueront de moi si je vais à eux? Enfin, dois-je supporter qu'ils mettent à la voile et qu'en ce moment même ils voguent vers la mer? Hélas! meurs, meurs donc infortunée et guéris ta douleur avec du fer. Mais toi, ma sœur, c'est toi qui m'as précipitée dans tous mes maux, toi qui m'as fait trahir les cendres de mon époux et mon vœu de chasteté, déloyale et coupable femme que je suis!

Pippa.—Quelles belles imprécations!

Nanna.—Si tu t'émeus de les entendre raconter par moi, qui n'en répète pas une bribe comme il faut et qui les emmêle en les récitant pitoyablement, qu'aurais-tu fait en les entendant de sa propre bouche?

Pippa.—Je me serais évanouie à côté de sa douleur.

Nanna.—C'est ce qui serait arrivé. En ce moment le baron faisait nager les rames dans l'eau et, en s'escarpinant, souvent se retournait, dans la crainte d'avoir tout le peuple à ses trousses. Quand l'aube se montra, la désolée, à qui cette nuit avait paru d'un tiers plus longue, comme les messes de Noël, se mit à sa fenêtre et, apercevant le navire loin du port, se frappa la poitrine, s'égratigna la figure, s'arracha les cheveux et se prit à dire:

«O mon Dieu, cet homme s'échappera malgré moi? Un étranger méprisera ma Seigneurie, et ma puissance ne pourra rien contre lui, elle ne le poursuivra pas à travers le monde entier? Accourez tous, apportez-moi des armes, du feu! Mais que dis-je? et où suis-je? Qui m'a arraché l'âme de sa place? Ah! malheureuse, ta cruelle destinée est proche; je devais faire cela quand je le pouvais, et non à cette heure que je ne le puis plus. Voilà la fidélité de celui qui a sauvé les reliques de Rome! Voilà l'homme qui aime en fils pieux sa patrie! le voilà; il vient au-devant de moi en me tournant le dos, c'est comme cela qu'il me paye de ma bienveillance et de ma courtoisie! Mais pourquoi, sitôt que je soupçonnais sa félonie, ne l'ai-je pas empoisonné? Ou mieux, que ne l'ai-je fait hacher menu, pour dévorer sa chair pantelante et chaude? Peut-être était-ce chanceux ou dangereux; mais, quand même, pouvait-il m'arriver pis que ce qui m'arrive? Puisqu'il me fallait mourir, mieux valait, certes, les noyer d'abord ou les brûler, eux et leur navire.» Cela dit, elle maudit l'origine de Rome et la place où elle est bâtie, et son passé, et son avenir; elle pria le ciel et l'abîme de faire naître de ses ossements et de ceux de sa race des hommes de vengeance et de haine; puis, après avoir dit tout ce qui lui sortit de la bouche et envoyé sa nourrice s'occuper à je ne sais quoi, elle se disposa à se tuer.

Pippa.—Comment, à se tuer?

Nanna.—A se tuer.

Pippa.—De quelle façon?

Nanna.—La figure égarée, les joue tachetées de la pâleur de la mort, les yeux injectés de sang, elle entra dans sa chambre et, mise en fureur par le comble du désespoir, dégaina je ne sais quelle épée, à elle donnée par le Caïn; comme elle allait, sans dire un mot de plus, s'en transpercer la poitrine, à ses yeux obscurcis se présentèrent quelques vêtements romains et le lit dans lequel elle couchait avec le Judas. Elle suspendit un moment sa main, elle la suspendit pour proférer ses dernières paroles, qui furent presque en propres termes celles-ci; depuis qu'un pédagogue me les a enseignées, je les ai toujours tenues dans ma mémoire comme le Pane nostrum quotidiano:

«Dépouilles qui m'étiez si chères, quand Dieu et le destin voulaient que vous me le fussiez, prenez, je vous prie, cette âme séparée du feu qui l'alimentait. Moi qui ai vécu le temps que je devais vivre, je m'en vais sous terre, avec mon ombre. J'ai bâti une ville d'un assez grand nom; j'ai vu s'élever mes édifices et je me suis vengée du frère de l'époux que j'ai eu; je serais donc heureuse entre les plus heureuses, si la nef romaine n'avait abordé mes rivages.»

Cela dit, elle bouleversa le lit à grands coups de tête, le jeta par terre toute furieuse, et en claquant des dents s'écria:

«Nous ne quitterons pas la vie sans vengeance; fer, en me traversant le sein, tu occiras ce Romain cruel, qui vit toujours dans mon cœur; mourons donc ainsi, c'est ainsi qu'il convient de mourir.» A peine avait-elle achevé la dernière parole que ses compagnes virent plantée dans son corps l'épée homicidissime.

Pippa.—Que dit le baron, quand il le sut?

Nanna.—Qu'elle avait agi en vraie folle. Ainsi elle alla faire un petit tour de promenade dans l'autre monde de la manière dont je viens de te le dire, et cela lui advint pour avoir trop complu à un autre.

Oh! les hommes, les hommes! par Dieu, c'est un sucre que de les assassiner comme nous le faisons, si l'on considère la façon dont ils nous assassinent, nous autres. Pour que l'on m'en croie, venons-en à la farce que jouèrent à une fine mouche de putain je sais bien quel écolier et je sais bien quel courtisan.

Pippa.—Vous ne m'avez pas enseigné comment je devrai m'y prendre avec les écoliers et avec les courtisans.

Nanna.—Ces deux ribauderies te l'enseigneront à ma place; d'un seul écolier et d'un seul courtisan, tâche d'apprendre tout ce qu'il te faut.

Pippa.—Très bien; mais arrêtez-vous encore, arrêtez-vous.

Nanna.—Pourquoi?

Pippa.—J'ai fait deux rêves, cette nuit, et je ne vous en ai raconté qu'un.

Nanna.—Je n'ai jamais vu fillette plus enfant que toi; tu te surpasses aujourd'hui en bavardages.

Pippa.—Écoutez ce dont j'ai rêvé, après la chambre parée.

Nanna.—Dis-le; qu'était-ce donc?

Pippa.—Il me semblait que Rome criait à s'égosiller:—«Pippa, oh! Pippa, ta friponne de mère a volé le quart de Virgile et s'en va faire sa belle avec.»

Nanna.—Ah! ah! ah! Un tout petit peu plus et je demandais de t'expliquer plus clairement; du diable si je sais qui c'est, celui-là! Mais sans en savoir plus long, ce doit être un grand nigaud de s'être laissé voler le quart de son individu, et il peut assurément jeter le reste aux chiens, si c'est comme cela.

Pippa.—Vite, à l'écolier et au courtisan.

Nanna.—Un écolier, plus expert en galanteries qu'en livres, madré, rusé, adroit, vif, malicieux et vaurien au superlatif degré, s'en vient à Venise; il y reste caché quelques jours, assez de temps pour s'informer au juste des courtisanes les plus voleuses et les plus riches qu'il y eût dans la ville, et demande à parler au benêt qui le logeait chez lui; il lui avait donné à entendre que, neveu d'un cardinal, il était venu sous un déguisement à Venise pour prendre du plaisir un bon mois et en même temps acheter des bijoux et des étoffes à sa fantaisie. Il le prend donc à part et lui dit:—«Mon ami, je voudrais coucher avec telle signora, va la trouver et dis-lui qui je suis, mais sous serment qu'elle ne me trahira pas. Si elle est discrète, elle connaîtra un jour la beauté de mon âme.» Le messager s'en va au galop, arrive à la porte de la belle, et à l'aide d'un tic, toc, tac fait comparoir la chambrière au balcon, pour me servir de leurs termes. La chambrière reconnaît le courtier en marchandises de la patronne, tire le cordon sans faire de difficulté, et l'homme, après avoir mis la belle amie au fait de tout, introduit dans l'estacade le neveu postiche de Monseigneur le Révérendissime, qui se met à gravir l'escalier avec une majesté pontificale. La signora s'avance à sa rencontre et remarque de prime abord comme il a bon air sur champ de drap avec le pourpoint de satin noir, la toque et les escarpins de tezzio pelo, espagnolement parlant. Elle lui tend alors la main et les lèvres, avec la plus honnête putanerie qui se puisse imaginer, et, la conversation engagée, l'entend à tout propos y faire intervenir «Monseigneur mon oncle...» Il branlait la tête avec certains hochements plus princiers que n'en ont les princes et faisait comme si tout lui puait au nez; il parlait lentement, doucement, honnêtement, et, en lançant de petits crachats faits au moule, semblait s'écouter parler.

Pippa.—Je le vois en imagination.

Nanna.—De quoi t'inquiètes-tu? La Vénitienne se tenait sur le qui-vive, et, à chaque compliment que le ribaud lui adressait, répondait: «Ze me meurs, assez, de de côses!» et plus de bêtises que je ne saurais t'en dire; ils convinrent de coucher ensemble. L'écolier fait signe à celui qui lui avait servi d'entremetteur et lui donne deux sequins en lui disant:—«Dépense-moi cela, charge-toi de tout.» Messire le nigaud va, et tout en achetant, chipe les marquettes et les marcelli; puis il envoie porter les provisions de table par un portefaix à la maison de la divine.

Pippa.—On dirait que vous êtes allée à Venise, à la façon dont vous parlez de portefaix et de panier.

Nanna.—Ne le sais-tu pas si j'y suis allée?

Pippa.—Si, si.

Nanna.—Le moment vint de se mettre au lit. En se déshabillant, le docteur à venir, après avoir dit d'abord:—«Je ne veux pas, n'en faites rien», et ajouté: «Votre Seigneurie est trop bonne», la laissa l'aider à s'ôter de dessus le dos une jaquette de toile toute crasseuse, toute déchirée et fort lourde, grâce au poids que lui donnaient deux mille ducats dont tu vas entendre parler.

Pippa.—Je suis dans l'attente.

Nanna.—Quand la putain sentit sa main fléchir sous le poids de ce qui était cousu dans la doublure, on eût dit un filou en train de guigner de l'œil un de ces badauds qui se laissent enlever leur bourse d'entre les cuisses. La veste posée sur la table, elle fit mine de ne s'être aperçue de rien, se promettant bien d'aveugler l'homme de caresses et de baisers, et en lui donnant à discrétion, dès qu'elle serait couchée avec lui, pommes et fenouil. Le matin venu, le petit valet du fripon entre dans la chambre, en faisant des révérences cérémonieuses, et le maudit écolier lui jette sa bourse qui, en tombant par terre, ne fit pas grand bruit.—«Va chercher du malvoisie et des massepains», lui dit-il. On n'attendit pas longtemps; les massepains et le malvoisie arrivèrent, accompagnés d'œufs frais. On dîne ensuite, par le moyen de celui qui était allé acheter le souper, puis on se recouche et on se relève comme cela cinq matins à la file; compte que le malandrin en fut pour une quinzaine d'écus, ou environ, et que pour ce prix-là il eut un amour et des caresses du meilleur aloi. Continuellement l'écolier, vaurien au sortir du nid, élevait la voix et s'écriait:—«Que ne fais-je un garçon à Votre Seigneurie! Je lui résignerais prieuré, paroisse et abbaye!—Plût à Dieu!» répondit-elle.—«Alors ne perdons pas de temps», dit l'enjôleur de celle qui enjôlait tout le monde. Que fit-il? Il ôta la jaquette et, la tenant à la main, aperçut un coffre plein de ferrures et de serrures diaboliques; il la pria de serrer dedans les ducats cousus et cachés par lui dans la doublure, pour de bonnes raisons. Elle les y enferme et lui remet la clef, se croyant bien certaine d'en avoir à revenir au moins une ou deux centaines. Aussitôt la mauvaise laine, la triste espèce lui dit:—«Je voudrais acheter une chaîne de dame, d'environ cent cinquante sequins; comme je ne suis pas grand connaisseur, faites-m'en apporter une ici, aujourd'hui ou demain, je l'achèterai aussitôt.» Elle y courut en poste, pensant que le cadeau était pour elle, feignit d'aller chez tel ou tel joaillier, et fit apporter des chaînes et des chaînettes de mince valeur; aucune ne convenant, elle s'ôta du cou la sienne, qui pesait deux cents ducats d'or non rognés, et l'envoya à Son Altesse par un prétendu orfèvre. En la lui montrant, à force de dire:—C'est de l'or fin, et quel travail merveilleux!» il fit si bien que l'on en vint au marché et que le prix fut convenu à deux cent vingt-cinq ducats. Voilà la signora bien contente et se disant à part soi: «Outre que la chaîne me reviendra, j'aurai encore du profit les vingt-cinq ducats de surplus.»

Pippa.—Je vois le tour et je ne vois pas.

Nanna.—Le fourbe, tenant à la main la chaîne de cou, ne la louait pas en d'autres termes que s'il eût eu à la vendre à quelqu'un. Tout en la couvant des yeux et en la maniant:—«Signora», dit-il, «si vous voulez m'en répondre, je donnerai en gage à ce marchand l'objet que je vous ai remis pour le garder, parce que je voudrais aller montrer la chaîne à l'un de mes amis; j'irai ensuite toucher la somme que je dois pour le joyau à l'endroit où est payable cette lettre de change.» En lui exhibant un bout de papier, il fit bondir celle qui n'était pas si maligne que lui.

Pippa.—Comment bondir?

Nanna.—Pour ne pas laisser sortir de son coffre la jaquette rembourrée de ducats de laiton, elle dit:—«Emportez tout de même la chaîne; grâce à Dieu, j'ai du crédit pour plus que cela»; et se tournant vers son compère, elle le congédia d'un signe. L'écolier prit ses affaires et déguerpit de la maison. Le soir arrive, il ne se montre pas; le matin se lève, il ne vient pas davantage; le jour entier se passe, point de nouvelles. Elle envoie chez l'homme qui le logeait; l'homme lève les épaules et accuse pour tout bagage une paire de besaces, une chemise sale et un chapeau laissés par lui dans sa chambre. Quand on lui rapporta la chose, elle se fit de cette couleur dont pâlit la figure de celui qui s'aperçoit que son valet a décampé, le plantant là avec zéro. Elle fit briser le coffre, déchira la jaquette à coups de dents et, la trouvant bourrée de jetons à faire les comptes, ne se pendit point par la raison qu'on l'en empêcha.

Pippa.—Que diable font les bargelli, dans ce sale monde?

Nanna.—Rien du tout, rien du tout; il n'y a plus de justice pour les putains, et nulle part on ne voit de police comme autrefois. Notre monde était un beau monde, au beau temps, et mon excellent compère Motta m'en donna jadis un bel exemple: «Nanna, me dit-il, les putains d'à présent ressemblent aux courtisans d'à présent, qui, s'ils veulent s'enrichir, sont obligés de voler; autrement, ils meurent de faim, et pour un qui a du pain dans sa huche, il y en a des quantités qui s'en vont mendiant. Mais tout le mal provient de ce que les goûts des grands personnages ont changé; puissiez-vous être écartelés, petits chevreaux et grands chevreaux qui en êtes cause!»

Pippa.—Que fait donc le feu? qu'attend-il?

Nanna.—Le feu s'occupe à chauffer les fours et à mettre le verjus sur le rôti; sais-tu pourquoi?

Pippa.—Ma foi non.

Nanna.—Parce que le scélérat s'en lèche les doigts, lui aussi; voilà pourquoi il donne plus haut goût aux quartiers de derrière, qu'il rôtit, qu'aux quartiers de devant qu'il fait bouillir.

Pippa.—Qu'il soit brûlé!

Nanna.—Tout irait mieux si nous avions le manche à les rembourser, comme leurs petits vauriens, polissons de valets et autres canailles. Écoute l'histoire du courtisan. O sainte, douce et chère Venise! Tu es certes divine, tu es certes merveilleuse, tu es certes gentille; mais quand ce ne serait pas pour autre chose, je voudrais jeûner en ton honneur deux carêmes entiers, rien que parce que les gloutons, les débauchés, les filous, les coupe-jarrets et autres coupe-bourses, tu les appelles des courtisans. Pourquoi donc? A cause des tristes effets qui résultent de leurs déportements.

Pippa.—Les courtisanes sont-elles donc aussi des pécheresses, comme eux?

Nanna.—Puisqu'elles tiennent d'eux leur nom, il est de toute nécessité qu'elles en tiennent aussi la mise, verbo et opere, comme le dit le Confitebor; mais je reviens à lui. Certain messire, un de ces signors qui vivent à l'office et meurent sur la paille, un crache-dans-le-coin, un porte-la-toque-sur-l'oreille, un tortille-du-derrière, un va-se-dandinant, le plus fin et le plus joli muguet qui relevât jamais le coin d'une portière, portât les plats et vidât le pot de chambre, son poignard orné d'un gland, ses vêtements bien lustrés sur le corps, frétillant, cajoleur et chenapan dans ses moindres gestes, bourdonna si bien aux oreilles d'une pauvre malheureuse, qu'elle se cuisit tout à fait à la fumée de ses vantardises. Il la lanterna quatre mois, à lui donner quelques chétifs cadeaux, comme qui dirait de petites bagues, des pantoufles de satin et de velours usé, des gants à l'œillet, des écharpes, des coiffes et, une fois sur dix, une paire de poulets maigres, un chapelet de grives, un baril de corso et autres présents de galants sans le sou. Tu peux compter qu'il y dépensa une vingtaine d'écus, en tout le temps, pour la manier à son plaisir. Elle, qui était entretenue à l'égal de n'importe quelle autre, ne se souciant plus de rien, si ce n'est de la grâce de ce pouilleux, se laissa échapper des mains autant d'amants qu'elle en avait et, toute au courtisan, se rengorgeait quand elle le voyait trancher du grand seigneur.

Pippa.—A quel propos tranchait-il du grand seigneur?

Nanna.—A propos de son cardinal, dont la Révérendissime Seigneurie l'embrassait par le cou deux fois par jour, ne mangeait rien sans le partager avec lui et lui découvrait tous ses secrets; quand il avait disserté à tort et à travers de rentes, provisions, expectatives, montré des airs d'Espagne, de France et d'Allemagne, il se mettait à chantonner d'une voix de cloche fêlée:

Des cheveux d'or étaient épars au vent...

et:

Si mince est le fil; oh!...

Il avait toujours la poche de son pourpoint pleine et archi-pleine de madrigaux, de la main même des poètes, dont il récitait les noms de la même façon que les curés de campagne récitent les fêtes. Le calendrier ne les connaît pas si bien que je les connaissais moi-même autrefois; je me les étais mis dans la tête à l'occasion de certaine comédie..... suffit; et ils me furent très utiles, suffit, et je fis croire à quelqu'un que j'étais une poétesse, suffit.

Pippa.—Apprenez-les-moi donc, pour que s'il m'arrive d'avoir à faire ce que vous faisiez, je puisse m'en tirer.

Nanna.—Les noms, tu pourras avoir affaire avec eux, mais avec les poètes en personne, non.

Pippa.—Pourquoi avec les noms et pourquoi pas avec les personnes?

Nanna.—Parce que leurs écus ont la croix de bois et qu'ils vous payent de Gloria Patri; qu'ils sont (je leur en demande pardon) une nichée de fous en cage. Comme je te le disais hier, ouvre-leur, choie-les, colloque-les à table à la meilleure place, mais ne leur donne pas de nanan, si tu ne veux avoir à t'en repentir. Pour retourner à mon courtisan parfumé, sans sou ni maille, tout en brouillard, le voici qui vient un soir se heurter à la porte de sa signora; une fois entré, il décoche un Te Deum laudamus d'une grâce exquise et, grimpant l'escalier avec la hâte de celui qui apporte une bonne nouvelle, baise la signora venue à sa rencontre, et après le baiser s'écrie: «—Le diable enfin a voulu que je sorte de la misère, en dépit des cours et des balivernes dont elles leurrent ceux qui servent les révérends cuistres.» La bonne niaise se troubla toute à ces mots, et comme elle croyait bien avoir placé à usure les plaisirs qu'elle lui avait donnés: «—Que t'est-il arrivé de bon?» lui demanda-t-elle avec une hardiesse inaccoutumée.—«Mon oncle est mort, ce gros richard qui n'a ni garçons ni filles, ni d'autres neveux que moi.—Ah! ah! fit-elle; Votre Seigneurie veut parler de ce vieil avare dont elle m'a entretenue maintes fois?—C'est cela même», répondit-il. En fille madrée, elle se mit à lui lâcher du monseigneur par la figure, aussitôt qu'elle eut entendu parler de l'héritage, et il se risqua à lui donner du tu; cet artifice était suffisant, pensait-il, pour qu'elle crût à sa nouvelle grandeur.

Pippa.—Voyez les petits scélérats!

Nanna.—La chose alla droit au but où visait le courtisan, et il entortilla la pauvrette de telle sorte qu'il la fit monter par-dessus les cimes des arbres. Voici les hâbleries qu'il lui débita:—«Ma chère maîtresse, je n'ai pu jusqu'ici vous montrer réellement l'amour que je vous porte; je dépensais toute mon âme au service de Monseigneur, attendant que ma récompense vînt de lui. Maintenant, Dieu a voulu, en ramenant à lui le frère de mon père, me faire connaître qu'il est, j'allais dire aussi miséricordieux que sont ingrats ces gredins de patrons. Ce que je puis t'affirmer, c'est que j'hérite de cinquante mille ducats, tant en maisons qu'en terres et en écus sonnants, et que je n'ai ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs; en vertu de quoi je te choisis pour ma légitime épouse, et parce que je veux aussi prendre mon plaisir.» Cela dit, ce véritablement digne valet du prêtre la baisa, et s'ôtant une bague du doigt la passa au doigt de la signora. Tu penses si cette histoire la rendit contente et la fit rougir d'aise; si, en le serrant entre ses bras, elle put retenir ses larmes! Elle voulait le remercier et ne pouvait: là-dessus, l'enjôleur déplie la lettre d'avis, écrite de son encre, à sa façon, prend un siège et dit:—«Voici ce que chante la lettre»; il la lui lut tout entière.

Pippa.—Jusqu'à l'Alleluia il lui récita l'alphabet.

Nanna.—La signora, après l'avoir attiré sur elle une petite fois, le congédia, pour qu'il pût aller mettre ordre à leur départ qu'ils devaient effectuer ensemble, comme elle se l'était fourré dans la tête, et il n'eut pas plus tôt franchi le seuil de la porte qu'elle ouvrit une cassette où, tant en joyaux qu'en écus, colliers et plateaux d'argent, elle avait pour plus de trente centaines d'écus; ses robes et autres affaires en valaient plus de douze cents. Comme elle achevait de ranger tout, le voici de retour; elle court à lui:—«Mon cher époux», dit-elle, «voilà toutes mes pauvres richesses; je ne vous les offre pas comme ma dot, mais en signe d'amoureuse affection.» L'affreux traître prit les objets de valeur, les remit où ils étaient auparavant, et ferma de sa main la cassette. La folle à lier, ne sachant comment entrer encore plus avant dans les bonnes grâces, voulut qu'il gardât la clef, envoya chercher des juifs et fit de l'or de tout ce qu'elle possédait en robes et autres parures; avec l'argent de la vente, il s'habilla en paladin, acheta au Campo di Fiore deux haquenées de voyage, et, sans un mot de plus, emmena la pauvrette après l'avoir fait habiller en homme. Il ne voulut rien emporter, si ce n'est les bijoux et autres objets de la cassette, et se dirigea avec elle du côté de Naples.

Pippa.—Bon endroit pour les filous!

Nanna.—Deux ou trois gîtes de suite, il la traita en marquise; la nuit, il la tenait entre ses bras avec les plus grandes chieries du monde. A la fin, il voulut abréger l'histoire, et, après lui avoir mis dans son vin je ne sais quelle drogue soporifique apportée par lui de Rome, au beau moment où elle dormait de son mieux, il la planta là, courtisanesquement, dans le lit de l'aubergiste, lui enlevant jusqu'à son bidet, sur lequel il fit monter un jeune gars qui se rencontra là juste comme il sortait de l'hôtellerie; puis il se mit à courir la poste d'un tel trot que l'on ne sut jamais où il était allé.

Pippa.—Que fit la malheureuse, à son réveil?

Nanna.—Elle mit sens dessus dessous tout le village, courut à l'écurie, prit la longe de sa haquenée et se pendit au râtelier de sa mangeoire; on prétend que l'hôte, pour hériter de ses vêtements, la regarda faire.

Pippa.—Celle qui est sotte, tant pis pour elle!

Nanna.—Un de ceux qui croient faire une œuvre pie en trompant une putain, comme si les putains dussent être autant de saintes Nafisses, comme si les putains n'avaient pas à payer le loyer de la maison, à acheter le pain, le vin, le bois, l'huile, la chandelle, la viande, les poulets, les œufs, le fromage, l'eau et jusqu'à leur place au soleil; comme si elles allaient toutes nues, ou si, pour les vêtir, les marchands leur donnaient gratis le drap, la soie et le velours, le brocart... Et de quoi donc doivent-elles vivre? Est-ce du Saint-Esprit, par hasard? Et pourquoi s'abandonneraient-elles pour rien au premier venu? Les soldats exigent leur paye de celui qui les mène en campagne; les docteurs ne parlent dans les procès que moyennant finance; les courtisanes empoisonnent leurs patrons, si ceux-ci ne les pourvoient pas de bénéfices; les palefreniers reçoivent leurs salaires et émoluments, moyennant quoi ils courent près de l'étrier. Si donc tout métier qui coûte de la peine est payé, pourquoi serions-nous forcées de nous soumettre pour rien à qui nous le demande? Belles histoires, beaux raisonnements, jolies trouvailles! Par mon serment, la police est mal faite et le gouverneur devrait publier un édit: «A peine de feu!» contre quiconque duperait ou lâcherait une putain.

Pippa.—Peut-être le publiera-t-on, cet édit.

Nanna.—A leur volonté. Je te parlais d'un de ces trompeurs de femmes, qui se prélassait à la maison comme un grand seigneur, mangeait à la française, buvait à l'allemande, et, sur une petite crédence, faisait parade d'un plateau et d'un gobelet d'argent fort beau et de grande taille; plateau et gobelet étaient disposés au milieu de quatre grandes coupes également d'argent, de deux compotiers et de trois salières. Cet homme-là serait mort si chaque semaine il n'avait pas changé de putain, et il avait imaginé, pour besogner sans bourse délier, la plus nouvelle piperie, la plus jolie niche à laquelle ait jamais songé vaurien digne de la potence et de la corde qui vive à cette heure. Le chenapan sur cet article (car pour tout le reste c'était un honnête homme) possédait une jupe de satin cramoisi, sans le corsage, et chaque fois qu'il emmenait une signora coucher chez lui, vers la fin du souper, il se mettait à dire:—«Votre Seigneurie a sans doute entendu parler du vilain tour que m'a joué une telle; par le corps! par le sang! on ne se comporte pas ainsi, et elle mériterait autre chose que des injures!» Il n'y avait pas un mot de vrai dans ce qu'il disait. La bonne signora, donnant raison au hâbleur, s'efforçait tout à fait de lui faire croire qu'elle n'était pas une de ces espèces et lui jurait de n'avoir rien promis sans tenir. Le galant homme lui prenait la main et s'écriait:—«Ne jurez pas, je vous crois; je sais que vous êtes une femme comme on n'en trouve plus.» Bref, il finissait par appeler un sien valet qui était, je n'ai pas besoin de le dire, ma chère enfant, bien au courant de la chose, et lui faisait retirer de l'armoire la susdite jupe. Levé de table, il l'essayait à la signora et lui donnait à entendre que, de toute façon, il voulait lui en faire présent. La jupe, pour n'avoir pas de corsage, était comme peinte sur le corps de toutes celles qui l'essayaient et alla donc à la putain dont je te parle. Le dupeur de femmes appelle orgueilleusement son valet et lui crie: «Cours chez mon tailleur et dis-lui d'apporter de quoi prendre mesure à la signora; qu'il vienne tout de suite, tout de suite, car je suis las de ces tout à l'heure, tout à l'heure.» Le drôle vole, plutôt qu'il ne court, et en moins de temps qu'on essuie un buffet revient avec le marchand qui était dans la confidence de la bonne histoire à la jupe. Il monte l'escalier, essoufflé comme un homme qui a couru et dit en ôtant son bonnet:—«Que commande Votre Seigneurie?»

Pippa.—Voyez la farce!

Nanna.—«Je veux», lui dit-il, «que tu trouves assez de satin cramoisi pour en faire un corsage à cette jupe (il lui montrait la robe qui était encore sur le dos de la pauvrette). Le tailleur mâchonne un «Ce sera difficile de trouver du satin de cette qualité-là, mais je veux vous être agréable, et je crois pouvoir si bien m'arranger que nous aurons le reste de celui-là même qui sert à faire les chaussures de monseigneur; il se les a fait confectionner en pénitence de ses péchés; et quand même je ne pourrais pas l'avoir, je me procurerai les rognures des chapeaux des cardinaux promus aux prochains Quatre-Temps.—Maître, je vous serai bien obligé si vous le faites,» déclare en minaudant la dame à la jupe verte, couleur d'espérance. Le marchand en prend congé avec un «N'en doutez pas», feint de porter la robe à sa boutique, s'en va, et elle reste à gorger des fruits de son jardin le gros scélérat, qui la retient près de lui tant qu'il veut avec l'appât du «Ce soir vous l'aurez, sinon demain sans faute»; puis il prend les devants et, s'emportant contre elle sans la moindre raison, fait semblant de se mettre en fureur:—«Allons, vite,» dit-il à son valet, «remmène-la chez elle; est-ce ainsi qu'on me traite, hein?» Il s'enferme dans sa chambre, l'autre peut crier et jacasser des excuses, point d'audience.

Pippa.—Mon seau n'a pas encore tiré de cette eau-là.

Nanna.—Descends-le profondément dans le puits et tu le rempliras de science. Il faisait ainsi essayer la jupe et venir le susdit tailleur pour toutes les putains amenées par lui dans sa maison, et, après en avoir joui de toutes façons, bouilli et rôti, feignait de se fâcher tout rouge et les mettait à la porte sans rien leur donner; il croyait avoir assez fait en les payant de l'espoir d'avoir la robe, qu'il promettait à chacune et ne donnait à personne.

Pippa.—Quelle engeance!

Nanna.—Oui, une engeance, et dont on se passerait bien d'avoir des petits. Je t'en raconte quelques traits au hasard, par-ci par-là, parce que les gredineries de ces gens qui crachent l'enfer et mangent le paradis sont si nombreuses que la nécromancienne ne les découvrirait pas toutes, elle qui sait retrouver les esprits. Oh! les dangereuses bêtes! Quel miel ils ont dans la bouche, en même temps que le rasoir dans le manche! Nous autres, femmes, nous avons beau être madrées, méchantes, avares, friponnes, sans foi aucune, nous ne sortons pas des futilités de femmes, et qui fait bien attention à nos mains connaît mieux notre jeu que les habitués ne connaissent les tours de passe-passe de ceux qui jouent des gobelets ou escamotent des boules de liège. Puis il y a lieu de nous excuser si nous sommes avares: c'est le fait de la bassesse de notre condition, c'est parce que nous craignons continuellement de mourir de faim; voilà pourquoi nous dérobons, nous quémandons, nous harcelons; toute chose, si mince qu'elle soit, nous est bonne, et les fourmis, si industrieuses, ne le sont pas autant que nous; encore, encore revenons-nous à vide quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Mais les hommes, qui font des merveilles grâce à leurs talents, et, de tout petits personnages qu'ils étaient nés, deviennent des illustres et des illustrissimes, des révérends et des révérendissimes, les hommes sont si coquins qu'ils ne rougissent pas de nous voler, dans nos chambres, des livres, des miroirs, des peignes, des serviettes, de petits vases, un pain de savon, deux doigts de ruban ou n'importe quoi de moindre valeur encore qui leur tombe sous la main.

Pippa.—Parlez-vous de vrai?

Nanna.—On ne peut plus vrai. Y a-t-il quelque chose de plus honteux que d'attraper une pauvre malheureuse dont la richesse est celle d'une tortue, qui porte sur son dos tout ce qu'elle possède, et, après lui avoir abîmé l'escalier et la margelle de son puits et de sa citerne, de la payer d'un petit diamant faux, de quatre Jules dorés ou d'une chaînette de laiton? Puis ils s'en vont se vanter d'être un jour gonfalonniers de Jérusalem! Quelle cruauté que d'en entendre un, monté en chaire et mis sur notre chapitre, trouver à nous reprocher des choses qui ne sont ni vraies ni invraisemblables!—«J'étais il y a deux jours,» disent-ils, «à tâter d'une telle; oh! la garce, la dégoûtante saleté! elle a sa croupe plus rugueuse qu'une oie, l'haleine d'un cadavre, les pieds puant la sueur, une valise au lieu de corps, un marécage par devant et un gouffre par derrière, à faire s'en retourner je ne sais qui.» Puis, ils passent à une autre et s'écrient:—«Quelle rosse! quelle vache! quelle truie galeuse! elle veut avoir tout le paquet dans le rond et se trémousse en dessous à vous stupéfier; puis après l'avoir retiré, elle vous le lèche, vous le pelote, vous le nettoie d'une façon à laquelle on n'a jamais songé ni qu'on n'a jamais vue.» Plus ils aperçoivent de monde autour d'eux, plus ils élèvent la voix;—«Quelle lâcheuse de pets! quel sac à moines! quelle coureuse!» Quand nous leur faisons quelque grimace, lorsqu'ils descendent nos escaliers, ils ne se souviennent pas de celles qu'ils nous font quand nous descendons les leurs, et est-ce bien à eux de nous trahir et de nous assassiner de la pire façon par leurs calomnies? S'il nous échappe de dire:—«C'est un misérable, un ingrat,» ou lorsqu'une grande colère nous enflamme: «C'est un traître,» cela ne va pas plus loin; si nous leur dérobons quelque bagatelle, c'est pour achever de nous payer: l'honneur qu'ils nous enlèvent, tous les trésors des trésors ne le payeraient pas.

Pippa.—Vous me faites peur, avec les méchancetés.

Nanna.—Je te fais peur pour qu'à ton tour tu les épouvantes à l'aide des sages façons que je t'ai apprises; et qui pourrait comparer les artifices, les mensonges, les plaintes, les serments, les blasphèmes, dont ils se cuirassent pour nous attraper, aux duplicités, aux faux semblants, aux larmes, aux parjures, à la foi jurée et reprise, aux malédictions dont nous usons envers eux, saurait bien qui sait le mieux tromper.

Un gentilhomme (la chance aux gentilhommeries!), Piémontais, je crois, ou peut-être Savoyard, sauf erreur, une face de lanterne, avait gagné au jeu un bois de lit en noyer, incrusté de filets d'or, fort beau. Dès qu'il entrait en pourparlers avec une signora, il faisait intervenir à propos son bienheureux bois de lit, et, après l'avoir prôné tant et plus, l'estimant à cinquante ducats, il l'offrait, et à l'aide de ce stratagème en venait à coucher avec la dame; pour payement, il lui donnait le bois de lit, jouissait d'elle une dizaine de nuits, et, quand il en avait pris tout son soûl, se mettait à ressembler à l'un de ces gredins qui voudraient acquérir le renom d'antan de Bevilaqua, en cherchant à tout propos querelle aux mouches. Il la taquinait jusque sur sa façon de couper le pain, pour rompre avec elle, et, l'occasion arrivée, se levait tout droit en s'écriant: «Rebut de tout le monde! pouilleuse! rends-moi ce qui m'appartient, sinon je ferai de toi la plus malcontente coureuse de bordels qu'il y ait; donne-le-moi, rends-le-moi, te dis-je!» Il dégainait un petit couteau qui n'aurait pas pu seulement tirer un filet de sang à un millier de moutons et épouvantait si fort la pauvrette qu'il lui semblait tirer trente sous d'une livre à ne plus entendre parler que de démonter le bois de lit et le transporter ailleurs.

Pippa.—Belle affaire que de donner et reprendre comme les enfants!

Nanna.—Il le donna et le reprit de la manière que je t'ai dite à une soixantaine, et il n'a jamais pu se dépêtrer du sobriquet de gentilhomme au bois de lit; toutes les putains le montrent au doigt, comme elles font également à celui de la robe sans corsage, et le Ponte-Sisto ne lui donnerait pas un baiser même dans l'espoir de perdre son renom d'infamie.

Pippa.—Je voudrais bien le connaître.

Nanna.—Ça, je ne m'en soucie guère. Sache bien que, grâce à leur nom de gentilhomme et à leur haute mine, ils pourraient me pincer, moi qui t'enseigne, et bien mieux encore toi, qui ne fais qu'apprendre.

Pippa.—Peut-être bien.

Nanna.—Je vais t'en dire une belle, mais non pour celle qui l'eut à sa porte. Il y avait, à la disposition du public, certaine madonna... je ne veux pas dire qui, un superbe brin de fille, grande, belle, fraîche au possible, et si une putain peut être d'une bonne nature, elle en était; avec cela, plaisante, affable, ayant avec tous le mot pour rire, s'accommodant à tous avec cette grâce aimable que l'on a dès le berceau. Elle fut un jour priée d'aller souper à la vigne et manger la galette romagnole; ceux qui l'invitaient n'eurent pas besoin de la prier beaucoup, car elle prenait sa mine riante dès qu'il lui était fait quelque proposition agréable de la part de gens qui lui semblaient comme il faut, et ils lui avaient semblé bien comme il faut, ces misérables. Vers les vingt-deux heures, ils la menèrent à la maudite vigne, en croupe sur une mule; le souper marcha d'un bon pied; chevreau, veau de lait, perdrix, tourtes, ragoûts, et ce qu'il y avait de mieux en fruits; mais cela tourna mal pour la trop, trop confiante madonna.

Pippa.—Eh quoi! est-ce qu'ils la taillèrent en pièces?

Nanna.—En pièces, non, mais en quartiers, comme tu vas le voir. Le premier coup de l'Ave Maria venait juste de sonner lorsqu'elle pria les signors avec lesquels elle venait de souper de lui permettre de se retirer, parce qu'elle voulait aller coucher avec celui qui l'entretenait; les ivrognes, les fous, les méchants lui firent répondre par un méchant plaisant digne du fouet, qui lui dit: «Signora, cette nuit nous est due, à nous et à nos garçons d'écurie; nous voulons qu'il vous plaise que dorénavant les trente-et-un simples deviennent les trente-et-un doubles, et, grâce à vous, on les appellera les archi-trente-et-un; de la sorte, il y aura entre les anciens et les nouveaux la même différence qu'entre les évêques et les archevêques. Si vous ne vous trouvez pas traitée selon votre propre mérite, prenez-vous-en à l'endroit où nous sommes.» Le scribe ne dit pas un mot de plus, mais, empoignant sa manivelle, se mit à chantonner:

La petite veuve, quand elle couche seule,
Peut se plaindre d'elle; de moi, elle aurait tort.

En écoutant ces paroles, la victime de son bon naturel et de la méchanceté des autres me ressembla à moi-même quand, dans la forêt de Montefrascone, à l'aube du jour, je heurtai de l'épaule le corps d'un pendu, et elle se sentit étreinte d'une telle douleur qu'elle n'en put proférer une parole. Voici que ce cochon l'entraîne jusqu'au tronc d'un amandier abattu, sur lequel il lui appuie le front. Il lui relève ses jupons par-dessus la tête et, après le lui avoir mis où bon lui semblait, il la remercie du service en lui appliquant sur les fesses deux tapes des plus cruelles qu'on puisse recevoir. Ce fut le signal donné au second, qui la renversa sur le tronc d'arbre, et, l'enfilant à l'endroit, s'amusait grandement de ce que les aspérités du bois mal uni piquaient au derrière l'infortunée, ce qui la forçait malgré elle à se trémousser sous lui; en achevant, il lui fit faire la culbute du singe, et les cris qu'elle poussa firent accourir le troisième champion; mais ce sont de simples gentillesses le plaisir que prit celui-ci à l'ôter, à le remettre, à le fourrer partout. La mort, ce fut de voir arriver une troupe de goujats, de marmitons, de cuisiniers qui sortirent de la maison de la vigne avec un tapage de chiens affamés que l'on déchaîne, et qui sautèrent sur leur proie comme des moines sur le potage. Ma fille, je te ferais pleurer si je te contais par le menu tous les outrages qu'ils lui firent subir, comment ils l'aspergèrent d'urine des pieds à la tête, en quelle posture la retournait celui-ci ou celui-là et les contorsions, les gémissements de la malheureuse. Sois sûre que toute la sainte nuit ils la pilonnèrent; puis, fatigués d'abuser d'elle par tous les bouts, ils la coiffèrent d'une mitre de feuilles de figuier et la fouettèrent à tour de bras avec des baguettes de saule, pendant qu'un des bons raillards lisait à haute voix la sentence portée contre elle pour cause de maléfices, énumérait toutes les filouteries, sorcelleries, coquineries, sodomies, putaneries, faussetés, cruautés, ribauderies qui se peuvent imaginer, et les lui mettait sur le dos.

Pippa.—Les bras m'en tombent.

Nanna.—Le matin venu, ils commencèrent à lui donner une aubade de sifflets, de hurlements, de pétarades et de claques, avec plus de vacarme que n'en font les paysans à la vue du renard et du loup. Plus morte que vive, avec les paroles les plus douces et les plus attendrissantes qu'on puisse ouïr, elle les priait de la laisser désormais en repos; ses yeux enflammés, ses joues baignées de larmes, ses cheveux emmêlés, ses lèvres sèches, ses vêtements en lambeaux la faisaient ressembler à l'une de ces religieuses maudites de leur papa et de leur maman et tombées entre les jambes des Allemands en se rendant à Rome, où ils l'avaient envoyée Pretrorum pretarum.

Pippa.—J'en ai compassion.

Nanna.—La fin fut encore pire que le commencement. Ils la renvoyèrent chez elle, à l'heure où les boutiques des changeurs sont ouvertes, sur un cheval de bât, tout pareil à ces rosses qui amènent les revendeurs au marché au blé. Et sache bien que jamais voleuse qui a reçu le fouet n'eut autant de honte; elle en perdit tout crédit et ne se reconnut plus elle-même, si bien qu'elle en mourut de douleur et de dépit. Demande-toi donc si les hommes jouent de telles farces à qui s'efforce de leur complaire, ce qu'ils sont capables de faire à qui leur déplaît.

Pippa.—Ah! les hommes!

Nanna.—Un signor capitaine, brave, fameux, noble et tout aussi méchant, il faut le dire, vint à Rome, pour des histoires de solde, et voulut avoir soir et matin avec lui certaine courtisane qui n'était pas jolie, jolie, mais faite de telle sorte qu'elle pouvait gagner sa vie; bien nippée, proprette chez elle, pleine de suc, savoureuse au possible. Quoiqu'elle éloignât d'elle bon nombre de clients, à ne le quitter ni jour ni nuit, elle s'en moquait pas mal et se disait: «Je gagne plus avec celui-ci que je ne perds en mécontentant les autres.» Or il arriva que le capitaine dut s'en aller le lendemain de très bonne heure; la pauvre crut que Sa Seigneurie, qui la tenait par la main, disait à l'un de ses familiers, auquel il parlait dans l'oreille: «Donne-lui cent écus»; il ordonnait tout justement de lui attacher ses jupes par-dessus la tête et de la fouailler avec une paire de bottes d'hiver, entre deux torches allumées, par le Borgo-Vecchio, le Borgo-Nuovo et le Pont, jusqu'à la Chiavica. On l'empoigna donc et, avec une ceinture de taffetas, on lui lia sa robe relevée du bout des pieds par-dessus la tête; son séant apparut, rond et blanc comme la lune en son plein. Oh! qu'il était ferme! oh! qu'il était bien fait! ni gros ni maigre, ni trop large ni trop étroit, soutenu par deux cuissettes qui surmontaient deux jambes tournées en fuseaux, plus jolies que ne le sont les deux petites colonnes de cet albâtre transparent que l'on travaille au tour, à Florence; les mêmes veines que possède ce marbre dont je te parle se dessinaient le long des cuisses et des mollets. Pendant que de l'intérieur des jupons elle jetait des cris, de la voix de quelqu'un qui se trouve enfermé dans un coffre, les torches allumées, la paire de bottes apportée, voici que les valets appelés pour la fouailler, stupéfaits de la gentillesse du culisée, en eurent le vertigo et, laissant les bottes leur tomber des mains, restèrent comme ensorcelés: de bons coups de bâton, tout frais sortis de la Monnaie, les réveillèrent; il reprirent les bottes, chassèrent la malheureuse hors du seuil et se mirent à la frapper tant et tant que d'abord se montra le rouge, puis le bleu, puis le noir, puis le sang, et aux tuff, taff, toff que faisaient les coups de semelle, canaille ou non, tout le monde poussait les mêmes clameurs que les gamins quand le bourreau accomplit son office et fustige les malfaiteurs. La mal tombée fut ainsi ramenée chez elle, où elle se renferma un bout de temps, déshonorée par la sérénade qu'on lui avait donnée et méprisée de tous ceux qui l'apprirent.

Pippa.—O poignards, qu'attendez-vous donc? Pourquoi perdez-vous votre temps, épées?

Nanna.—Je ne sais d'où vient ce mauvais renom que nous avons de faire et de dire pis que pendre aux hommes, et je m'étonne de n'entendre personne raconter leurs déportements à l'égard des putains, car toute femme qui se coiffe d'eux est une putain. Mais que l'on mette d'un côté tous les hommes ruinés par les putains et de l'autre toutes les putains mises à mal par les hommes, et l'on verra qui est le plus coupable d'eux ou de nous. Je pourrais t'énumérer des dizaines, des douzaines, des trentaines de courtisanes qui ont fini sur les charrettes, à l'hôpital, dans les cuisines, dans la rue, sur les bancs, tout autant qui sont devenues lavandières, loueuses en garni, maquerelles, mendiantes et vendeuses de bouts de chandelles, grâce à ce qu'elles ont fait la putain pour les beaux yeux de l'un ou de l'autre; mais, par contre, personne ne me montrera les gens qui par la faute des putains soient devenus logeurs, estafiers, étrilleurs de chevaux, charlatans, sbires, pourvoyeurs ou bateleurs. Du moins, une putain sait garder quelque temps ce qu'elle a reçu des hommes pour prix de ses sueurs; les baudets gaspillent en un jour ce qu'ils sont parvenus à nous voler et ce que des folles, dignes de l'écriteau, leur jettent à pleines mains.

Pippa.—Je me repens de l'envie d'être homme, qui m'était venue plus d'une fois.

Nanna.—Il y a encore une autre infamie que l'on nous met sur le dos, à tort.

Pippa.—Quelle est-elle?

Nanna.—La faute que l'on rejette sur nous, s'il arrive d'être blessé ou tué à l'un de nos poursuivants; que diable pouvons-nous faire à leurs jalousies et à leurs brutalités? Et quand bien même nous serions cause de leurs disputes, que l'on me dise un peu quelles sont les plus nombreuses, des balafres que l'on aperçoit sur les figures des putains, qui sont à la discrétion des hommes, ou des estafilades que l'on remarque sur les visages des hommes qui se plaisent avec les putains? Hélas! le monde ne marche pas comme il devrait marcher.

Pippa.—Non, certes.

Nanna.—Puis, voici le mal français qui me vient à l'idée maintenant. Je me mange les sangs quand j'entends dire à quelque grand escogriffe:—«Un tel est estropié, grâce à une telle.» On écartèle, on crucifie en blasphémant la sacrée putain et chacun s'écrie:—«Elle a gâté le pauvre garçon!» J'ai bon espoir, puisqu'on a découvert qui est né le premier de la poule ou de l'œuf, que l'on découvrira aussi bien si les putains ont donné le mal français aux hommes, ou si ce sont les hommes qui l'ont donné aux putains; il faudra qu'un jour nous allions le demander à messire saint Job; autrement, il en sortira une discussion interminable, puisque enfin l'homme a été le premier à taquiner la putain, qui se tenait bien tranquille, et que ce n'est pas la putain qui a taquiné l'homme; cela se voit encore tous les jours, par les messages, les lettres, les ambassades qu'ils leur envoient, et les filles du Ponte-Sisto, elles-mêmes, rougissent de raccrocher le monde. Donc, s'ils sont les premiers à nous solliciter, ils ont aussi été les premiers à nous le donner.

Pippa.—Vous ôtez la tache complètement.

Nanna.—Retournons aux légendes qui pourraient s'écrire touchant les trahisons dont on nous paye. Certaine demoiselle d'une grande, grande signora, la plus gentille et la plus douce petite personne que l'on ait jamais vue de nos jours, se tenait au service de sa madame qui n'avait pas de plus grand plaisir que de la voir s'empresser autour d'elle, tant ses façons étaient aimables et délicates; pour lui préparer à boire, pour l'habiller, la déshabiller, elle montrait de si gracieuses manières qu'elle en rendait tout le monde amoureux d'elle, non sans envie de la part des autres paresseuses chambrières. Sur cette demoiselle jeta les yeux certain comte de carton, qui portait toute sa fortune dans les broderies de son pourpoint, les ornements de sa toque, les galons de sa cape et la gaine de son épée; ce comte, dis-je, s'en affola, et comme il avait ses entrées à la Cour, il lui parlait souvent, dansait souvent avec elle; il parla et dansa tant qu'enfin le feu prit à la mèche. Le comte de deux liards, qui s'en aperçut, fit fabriquer un sonnet en son honneur et le lui adressa enveloppé dans une lettre pleine de ses soupirs, de ses tourments, de ses flammes et de ses fournaises; il y exaltait les charmes de la jeune fille avec ses jactances habituelles et disait de ses cheveux, de son visage, de sa bouche, de ses mains et de toute sa personne des choses de l'autre monde. Elle, qui n'avait pas plus de cervelle que les crabes hors de leurs bonnes lunes, se rengorgeait et croyait être l'Angélique de Roland de Montauban.

Pippa.—Renaud, voulez-vous dire.

Nanna.—Je dis Roland.

Pippa.—Vous vous trompez, Roland était d'un autre pays.

Nanna.—Tant pis pour lui, s'il en était; quant à moi, j'ai étudié toute ma vie afin d'amasser de l'argent et non pas des légendes ou des termes choisis; arrière donc Roland! Si j'ai mentionné Angélique et ce particulier-là, c'est que je les ai entendu chanter par un jeune gars qui tous les soirs, à quatre heures, passait devant notre porte. Quoi qu'il en soit, la damoiselle, qui savait lire l'écriture, se gobait elle-même en lisant ces fadeurs, aussi fausses que celui qui les lui adressait, de sorte que bientôt, plus elle pouvait l'apercevoir et tenir de ses billets doux, plus elle était heureuse. Des fois, il venait à la Cour et s'appuyant le long du mur, dans un coin, il mordillait son mouchoir à belles dents, le jetait en l'air et le rattrapait de la main, avec un geste de dépit; comme si le Destin lui disséquait les entrailles, il menaçait le ciel et lui faisait la figue. Des fois, il dansait avec une autre et ne faisait que soupirer; son page, avec sa livrée aux couleurs qu'elle lui avait données, par faveur, était sans cesse en campagne. Mais cette traîtresse de Fortune ne fut pas satisfaite tant qu'elle ne les eut pas amenés, par le plus singulier moyen, à s'aboucher ensemble. Engluée par les promesses et par l'amour, qui donne le monde entier en paroles, à l'aide d'un bout de corde qu'il lui avait fait passer, elle se laissa dégringoler d'une fenêtre à laquelle servait de toit la saillie d'un balcon, situé derrière le palais, et comme la corde n'allait pas tout à fait jusqu'à terre, elle faillit se casser les jambes en tombant. Sitôt descendue, le comte pour rire, le drôle de comte, le vaurien de comte la fit porter en croupe par un de ses valets qui, monté à cheval, suivit son maître; celui-ci s'enfuit à franc étrier, avec sa proie.

Pippa.—Moi, je serais tombée, en croupe d'un cheval qui galopait.

Nanna.—Elle maniait un cheval barbe comme l'aurait fait un gamin et chevauchait mieux qu'une paladine; elle s'enfuit donc avec le scélérat qui, à force de croiser une route, puis l'autre, sut fort bien se garantir de ceux qui pouvaient lui courir sus. La fin de la chose, c'est qu'au bout de vingt-deux jours il se dégoûta d'elle et qu'un beau soir, pour deux paroles qu'elle osa répliquer à un petit valet qui le gouvernait, elle toucha le salaire promis et espéré, c'est-à-dire une volée de coups de bâton; à huit jours de là, il la laissa à sec, avec cette jupe de satin jaune usé, bordée de taffetas vert, et la coiffe de nuit qu'elle portait en s'en allant. La pauvrette, que sa maîtresse aurait mariée à quelque digne et riche personnage, tomba entre les mains d'une bande de jeunes vauriens qui se la repassèrent l'un à l'autre; mais quand on la vit toute fleurie des bubelettes dont le comte lui avait fait cadeau, elle ne trouva plus un chien ni un chat qui voulut la flairer, et le bordel seul eut sa miséricorde.

Pippa.—Béni soit-il!

Nanna.—Quelqu'un, qui l'y rencontra, disait que ses camarades s'émerveillaient de l'entendre parler et que l'honnêteté apportée par elle, de la Cour où elle avait été élevée, donnait au bordel un air de couvent; il n'y a pas de doute, l'honnêteté servant de parure à une putain reluit au milieu du bordel avec plus d'éclat que n'en a un prêtre en grand costume au milieu des noces de sa première messe.

Pippa.—Si l'honnêteté est belle entre les putains, que doit-elle être entre les vierges?

Nanna.—La déesse des déesses, le soleil des soleils, le miracle des miracles.

Pippa.—Digne honnêteté, sainte honnêteté!

Nanna.—Écoute maintenant quelle fut la cruauté d'un homme renommé pour ses mérites, je ne sais combien de milles au delà de Calicut; je retire cette histoire-là de la marmite à l'instant, à l'instant, ce qui fait qu'elle est toute chaude, toute chaude. Le fameux homme que je veux dire aperçut d'aventure une jeunesse de dix-sept ans, penchée de tout son côté gauche hors de la fenêtre d'une petite maisonnette que sa mère tenait à loyer, et plus gracieuse à elle seule que les six plus belles filles de l'Italie: elle avait les cheveux si vifs et si blonds qu'elle aurait pu brûler les cœurs et enchaîner la liberté d'autres créatures que l'homme de chair; la gentillesse de ses manières vous assassinait, et l'on ne pourrait estimer combien de grâces lui ajoutait la douceur dont elle était pétrie. La misère, qui l'habillait de serge brune (à ce qu'il me semble), bordée de serge aussi, mais jaune, avantageait mieux toute la personne de la pauvrette que ne le font les velours frisés et surfrisés et les draps de soie et d'or brodés de perles sur le dos des reines. Il est bien vrai que la beauté de ses formes, par suite des abstinences qu'elle subissait, ne pouvant ni manger, ni boire, ni dormir son content, n'était point parvenue à sa perfection; mais ce qui la faisait le plus reluire, c'était l'air pudique qu'elle gardait toujours, qu'elle se montrât à la fenêtre ou qu'elle se mît sur le seuil de la porte. Le bon ami s'éprit de tant de charmes, il s'en affola (que Sa Seigneurie me pardonne le mot) et, n'ayant plus de repos, s'enquit d'entremetteurs; il en trouva sans grand'peine, grâce à la célébrité de son nom et à la splendeur de ses vêtements, dont il changeait chaque jour: ces changements-là sont les amorces à l'aide desquelles on attrape les niaises. Tu m'interroges des yeux? Il en vint à parler avec une certaine Lucia, camarade de l'Angela (ainsi s'appelle l'honnête jeune fille), et s'il ne l'enjôla pas, elle aussi, mettons qu'il n'y eut rien. Il la baisa, la prit par la main, lui fit un tas de promesses et, pour l'avoir encore plus à lui, donna sa parole de servir de parrain à un petit garçon qu'elle avait, unique. La chemise ne lui touchait plus sur les flancs à elle; une fois ensorcelée par les assurances du compère, en deux coups elle sut gagner la petite sœur de celle qui fit le faux pas dès qu'elle y eut prêté l'oreille; le temps de dire ouf, et les noces furent conclues.

Pippa.—Je sais bien que personne ne m'aurait attrapée si vite que ça, moi.

Nanna.—Attrapée, toi! Sainte Pétronille elle-même ne résisterait pas aux tiraillements d'une bonne petite sœur qui vous met dans la main les béatitudes, les jouissances à venir et de l'argent comptant. Qui ne lèverait ses jupes en entendant dire:—«C'est le meilleur homme, c'est le plus charmant, le plus beau, le plus généreux qui soit; il t'aime, il t'adore et il m'a dit qu'une de tes tresses, un de tes yeux valent plus que tous les trésors; il jure que sitôt qu'il apprendra que tu ne veux pas de lui, il se fera ermite.»

Pippa.—Et elle le crut.

Nanna.—Dieu veuille que tu n'aies jamais aux flancs les éperons de semblables ruffianes! tu verras si on y croit ou non. Des sœurs, hein? des voisines, hé! L'espérance de s'enrichir, la générosité des hommes!... Les chiennes!

Pippa.—Dites-moi, avant d'aller plus loin, personne ne s'est-il jamais fait moine pour l'amour de nous?

Nanna.—La maladie leur arrive! Ils se pendent en paroles, s'empoisonnent par serments et pleurent à force de rire de celles qui les prennent au mot. Ils font mine de vouloir s'occire d'un coup de poignard, se précipiter du haut des toits, se jeter dans la rivière; ils feignent de s'en aller quelque part où l'on n'entendra plus jamais parler d'eux, et je voudrais que tu les visses s'agenouiller aux pieds des bonnes dupes, la corde au cou, avec des gémissements étouffés que coupent leurs sanglots. Oh! oh! oh! ribauds, comment savez-vous si bien donner de la tête contre le mur pour nous faire accroire tout ce que bon vous semble?

Pippa.—Il fait bon ouvrir les yeux dans ce cas-là!

Nanna.—Revenons aux noces qui se concluent. La tourterelle, te dis-je, fut tirée du lit et menée chez une gracieuse et gentille commère du galant homme, sa sœur le lui mit de ses propres mains entre les bras, sur la promesse jurée que la chose resterait invisible.

Pippa.—Ne resta-elle pas secrète?

Nanna.—Si elle était restée secrète, comment la saurais-je? Les trompettes, les sonneurs de cloches, les charlatans sur l'estrade, les marchés, le tribunal de la Rote, les vêpres, les chanteurs des rues, les foires, sont choses discrètes en comparaison de lui. A chaque bonne bête qu'il rencontrait, il ne manquait pas de dire:—«Ne me parlez pas, je suis dans le paradis: une petite mignonne de lait et de sang se meurt pour moi, et demain avant le jour nous consommerons le mariage, parce qu'à cette heure-là sa mère va faire un vœu à Saint-Laurent-Hors-les-Murs.» Mais tout cela n'est rien, comme dit l'Espagnol, en comparaison des Te Deum laudamus qu'il lui chanta quand il la vit pendue à son cou; il s'en voulait d'avoir le même tremblement que le taureau quand il aperçoit la génisse.

Pippa.—Quel ennui lui causait ce tremblement?

Nanna.—Cela lui coupait dans la bouche, en l'empêchant de prononcer une parole, les hâbleries et les promesses qu'il se proposait de faire. La niaise, palpant son pourpoint de brocart, son manteau brodé d'or massif, ses culottes de toile d'argent, maniant son énorme chaîne de cou, ressemblait à quelque villageois, un de ces sauvages qui ont à peine vu des tabars de bure grise ou des vestes de drap romagnol, lequel, parvenu à se faufiler, malgré les poussées de la foule qui le heurte, jusqu'au clerc qui distribue les cierges, tâte et caresse de sa main terreuse le moelleux de la chasuble en mauvais velours que le clerc a sur les épaules. Après avoir ainsi joué avec les parures du sire, elle en passa par où il voulut et consentit de son consentement à la tentation plus d'une fois. Le feu se mit à travailler dans leur sein à tous deux, et celle qui n'avait pas une tache au monde, une fois en possession de l'amitié d'un tel personnage, s'imagina être le sept-cents: le six-cents n'aurait pas été assez. La récompense de sa bonté, c'est que le diable prit par les cheveux la fantaisie de son amant, qui, non content de posséder trois parts sur quatre, voulut avoir le gâteau tout entier et donna raison au proverbe qui dit que qui veut tout perd tout.

Pippa.—Bien fait pour lui!

Nanna.—Puisqu'il dit lui-même que c'était bien fait, tu peux le dire aussi. Pour t'achever, la jeune fille avait un fiancé, comme je vais te le dire. Un mauvais gars, d'abord amoureux d'une de ses sœurs, l'avait prise pour femme et s'était fiancé à elle, la main dans la main, dans l'intention de tarder le plus possible à lui donner l'anneau et l'emmena chez lui; le bruit courait qu'il ne l'épouserait pas autrement, s'il pouvait passer son caprice avec elle, comme cela se fait à présent. Je pourrais t'en faire voir pas mal de celles qui se sont laissé pincer par leurs galants de cette façon; une fois rassasiés, ils vous les plantent là, sans leur laisser seulement un morceau de pain. La chose eut une terminaison imprévue, et notre homme, qui se pâmait d'amour, imagina une belle malice dont la sottise eût fait rougir de honte un Milanais et un Mantouan.

Pippa.—Bon.

Nanna.—Cette sottise, c'est qu'il résolut de troubler l'eau limpide des épousailles et de s'arranger de façon que le fiancé, apprenant que sa future était moitié putain, moitié fille honnête, la mît à la porte. Il aurait réussi parfaitement si l'amour d'un mari ne valait pas beaucoup mieux que celui d'un amant: non que la fille préférât le mari, car si elle l'avait mieux aimé que l'amant, elle ne lui aurait pas planté des cornes, mais la peur du bâton de sa maman la rangeait du côté du mari. Après avoir déliré toute une nuit sur ce beau parti, il envoya chercher le benêt de nouvel époux et lui déclara la chose en plein; pour lui mieux faire toucher du doigt la vérité, il lui révéla jusqu'à un poil follet, jusqu'à un petit bouton, jusqu'à un signe secret, ce que sa femme avait sous ses jupes, et de main en main jusqu'aux paroles de fâcheries, aux conventions prises entre l'un et l'autre; puis il en vint aux cadeaux qu'il lui avait faits et les lui énuméra un par un. Le malheureux en tomba mort, tout en restant debout sur ses pieds; il allongeait le cou et ressemblait à notre guenon quand elle faisait ses grimaces, puis, comme changé en pierre, s'absorbait dans ses pensées, répondait hors de propos: Hein? Quoi? disait oui pour non, non pour oui, roulait des yeux effarés, lâchait de gros soupirs et se laissait tomber le menton sur la poitrine; ses lèvres semblaient collées l'une à l'autre. A la fin, grelottant de froid, par l'effet de la jalousie, il put proférer quelques paroles et de l'air d'un homme qu'on mène à la potence et qui veut faire le brave, il dit:—«Signor, jeune homme comme je le suis, j'en ai aussi pris ma bonne portion; mais par le baptême que j'ai reçu sur la tête!—et en levant la main il cherchait le haut du crâne—je vous jure que je n'en veux plus, qu'elle n'est plus ma femme, et qui dira que si ment par la gorge.» Le galant, se redressant sur ses ergots, lui dit:—«Tu es un de ces hommes comme on n'en trouve plus; l'honneur, auquel tu tiens, vaut mieux qu'une ville entière. Tu ne manqueras de femme; laisse faire à moi.»

Pippa.—Te semble-t-il que le pauvre le gobait assez?

Nanna.—Sous le coup de la colère que lui causait la méchante conduite de sa femme, il montrait une allégresse postiche et tout en se disant: «Je veux me gouverner en vieillard», il se laissa porter, sans savoir de quels pieds, à la maison de celle qui lui taillait du bois cornu; tu penses s'il sut lui dire ce que dirait quiconque dans la même situation. Mais les larmes de la malheureuse, ses cris, ses serments le fascinèrent en moins de rien, si bien qu'il lui apporta des œufs frais pour la réconforter; elle s'était jetée sur sa couchette et paraissait vouloir s'occire. Comme le gentilhomme lui avait certifié l'avoir eue avant lui et que le bélître le croyait, la mère lui fit volte-face en jetant les hauts cris et lui dit:—«Eh! ne sais-tu pas si tu l'as trouvée pucelle ou non?» Ce qui le rendit muet, comme si c'était une grande affaire de le rétrécir et de le faire saigner.

Pippa.—Vous m'avez enseigné la manière.

Nanna.—Je ne t'en dirai pas davantage. Le mangeur de pain et de raisins, tout fier d'avoir pour rivaux des gentilshommes, bien loin de refuser la fille, l'emmena chez lui, célébra les noces et risqua de s'en faire crever, à force de faire l'amour. Il vendit quelques guenilles qu'il avait et s'en acheta un habit neuf, afin qu'elle eût pour lui autant d'amour qu'il en avait pour elle.

Pippa.—Par conséquent, dire la chose au mari, ce fut ce qui la lui fit prendre, pour son bonheur.

Nanna.—Ce bonheur-là dura peu, parce que le plus souvent, toujours autant dire, les femmes que l'on prend par l'amour et sans dot, ça tourne mal. La passion de l'homme qui court prendre femme, par rage d'amour, ressemble à un feu de cheminée qui fait un vacarme à épouvanter le Tibre et se laisse éteindre à l'aide de deux chaudrons de lessive. Pour résultat final, n'avoir jamais une heure de bon temps, c'est ce qui leur arrive, et le moindre désagrément qu'elles aient sont les reproches, les coups de poing, les coups de pied et les coups de bâton drus comme grêle; on les enferme dans leur chambre, on les confine à la maison, on ne les juge même pas dignes d'aller à confesse, et gare à leurs épaules si elles se mettent à la fenêtre! Si telle est leur vie, même n'étant pas fautives, que crois-tu que sera celle d'une femme dont le mari connaîtra ses anciennes allures de putain?

Pippa.—Plus que malheureuse, déplorable.

Nanna.—Je songe maintenant aux fourberies dont usent les hommes, comme d'entremetteuses quand ils veulent duper les cruelles. Ce sont des niaises celles qui disent que nous savons, nous autres, feindre divinement. Voici, appuyé à l'autel, dans une église, un de ces attrapeurs de femmes; le voici, penché de tout son corps vers celle qu'il couve des yeux; il me semble entendre les soupirs qu'il tire de la gibecière de ses mensonges. Il est venu seul, pour avoir l'air d'être discret, et il s'applique uniquement à faire en sorte que celle qu'il veut prendre au trébuchet tourne ses regards vers lui. En lui jouant de la prunelle, il se renverse la tête en arrière, fixe le ciel et semble lui dire: «Je meurs pour cette femme sortie de tes mains miraculeuses»; puis il ramène sa tête en avant, la tourne de nouveau du côté de la femme, et alors tu pourrais voir ces mines doucereuses, ces œillades plongeantes qu'ils tirent si bien du fond de leur félonie. Là-dessus se montre un pauvre; notre homme dit à son valet:—«Donne-lui un Jules,» et le valet le lui donne.

Pippa.—Pourquoi pas un quattrino?

Nanna.—Pour paraître on ne peut plus généreux et montrer qu'il a le moyen de faire de la dépense.

Pippa.—Quelle affaire!

Nanna.—Et pas de danger, lorsqu'ils peuvent être entendus de celles en faveur de qui ils font la chouette pour mieux les prendre, qu'ils commandent à leurs domestiques d'une voix dure ni d'une mine hautaine, comme ils en usent à la maison, ils leur parlent avec cette urbanité qu'ils prendraient en causant avec quelque ami, et cela pour se donner renom de gens aimables, non pas d'affreux butors!

Pippa.—Les chiens!

Nanna.—Et comme ils achètent au poids de l'or un coup de chapeau qui leur est donné par un passant.

Pippa.—Quels plaisirs peuvent leur faire les coups de chapeau?

Nanna.—Ils les mettent en crédit près de leur déesse, qui voit notre homme apprécié, et en rendant le salut de tête aux gens, ils se sculptent sur la figure, avec le ciseau de la simulation, une mine qui veut dire: Je vous mets au-dessus de tout le monde.

Pippa.—Les grands maîtres de l'art, c'est eux.

Nanna.—Quand ils entrent en conversation avec quelque femme, en présence de ceux par le moyen desquels ils projettent d'arriver au but de leurs désirs, ils mettent à bavarder cette grâce et cette galanterie que montre celui qui veut se rendre votre ami; au plus beau de l'entretien, ils se lèvent tout d'un coup, s'en vont dans la salle et laissent ainsi aux femmes qui sont là en cercle l'occasion de s'étendre sur leurs mérites.

Pippa.—Va, sois donc femme, va!

Nanna.—Sortis de l'endroit où il semble que soit leur paradis, ils disent à ceux qui sont là à les attendre:—«Quelles sales maquerelles! Quelles femmes à mettre en fuite les diables! Te semble-t-il qu'elles viennent au coup de sifflet?» Puis, se retrouvant à plaisanter avec d'autres, en train de parler des femmes, aussitôt leur tombe de la bouche: «J'ai eu ce matin, à la messe, un régal de tous les régals: Madonna une telle était en oraison, et j'ai feint de brûler d'amour pour elle. La vache! la grosse putain! Je veux lui tirer des doigts quelques sous qu'elle a et aller le crier par les places.»

Pippa.—Fort beau!

Nanna.—Au moins, quand une putain déchire celui-ci ou celui-là, elle a une excuse, c'est pour se rendre agréable à tel ou tel autre; mais à qui peuvent profiter les cancans d'un homme qui déshonore une pauvre femme devant tout un cercle?

Pippa.—Que cela profite à leur cuisse! Puissent-ils se la casser!

Nanna.—Par conséquent, tâche d'être prudente, si tu veux les dauber sans qu'ils te daubent. Maintenant, béquète cette autre histoire. Il me prend fantaisie de te parler de certain individu qui fit pour ainsi dire publier à son de trompe qu'il voulait trouver une jeune fille de dix-huit à vingt ans au plus, pour l'emmener avec lui jouir de toutes les aises de la vie, en une charge que lui avait offerte le roi de Sterlick; que si elle était de celles qui, outre un peu de beauté, savent encore avoir de la tenue, il ferait pour elle... suffit; donnant presque à entendre qu'au bout de quelque temps il l'épouserait. Sitôt que la chose se divulgua, les maquerelles se mirent en campagne et, heurtant à la porte de celle-ci, de cette autre, à peine pouvaient-elles conter la bonne aventure qui les amenait, tant elles étaient essoufflées d'avoir marché en grande hâte. Toutes les filles se rengorgeaient, chacune croyant être celle qui ferait l'affaire du signor, et après s'être fait prêter ou avoir loué à tant par jour une robe, une collerette ou tout autre affiquet de femme, de l'air le plus honnête elles trottaient devant leurs conductrices. Admises à comparaître par-devant Sa Seigneurie, la révérence faite, elles s'asseyaient, lui lançant une œillade, pendant qu'à l'aide d'un peigne d'ivoire il se lustrait la barbe, tout droit sur ses jambes, d'aplomb, et plaisantait avec son valet qui, la brosse en main, lui effleurait légèrement son pourpoint, ses chausses et ses escarpins de velours. La toilette terminée, il donnait au valet une petite tape sur la nuque, doucement, doucement, afin que la pauvrette, accourue ici dans l'intention de devenir son épouse, pût juger, à son badinage, quelle était la suavité de son aimable caractère...

Pippa.—Nous voici à notre affaire.

Nanna.—A la fin, quittant ces fadaises, il renvoie tout le monde, sauf la vieille et celle qui s'imagine gober le morceau. Il s'assied entre elles deux et commence à dire ce qu'il a dans le cœur, combien lui plaît l'air de la jeune fille, mais qu'il ne voudrait pas d'une qui fût d'humeur revêche, ni d'une tête à l'évent qui, au bout de deux jours, viendrait lui dire: «Je veux m'en retourner et je me demande qui est-ce qui me payera.» A ces mots, la vieille se lève toute droite et s'écrie:—«Monseigneur, celle-ci est une herbe tendre, un poisson sans arête; sa succulence fond dans la bouche de quiconque en goûte. Si vous la prenez, les autres, qui cherchent de bonnes et belles filles, n'auront plus qu'à relever la herse. Si vous ne m'en croyez pas, vous pouvez le demander à tout le quartier, où chacun s'est mis à pleurer en entendant dire qu'elle allait s'en aller. C'est le parchemin de la quenouille et la quenouille du parchemin; c'est le peson du fuseau et le fuseau du peson; je vous le dis, c'est la manne et la serviette placées près de l'évier pour y déposer les couteaux, les morceaux de pain et les restes que l'on ôte de dessus la table, outre qu'on s'y essuie les mains.»

Pippa.—Savoureuse vieille! tu savais bien la vanter.

Nanna.—Ainsi parlait la bonne maman. Pendant ce temps-là, il caressait du bout des doigts les tétins de la fillette, et, avec un sourire un peu malicieux, disait:—«Êtes-vous saine de votre corps? N'avez-vous pas la rogne ou quelque autre maladie?» Et la vieille répondait pour elle:—«Tâtez-la, déshabillez-la, de grâce. La rogne, ah! une maladie, hein? elle est saine comme une carpe, et ses chairs ont plus horreur de la malpropreté qu'elle-même n'a horreur des coupe-jarrets. Je vous l'affirme, ses perfections peuvent se mesurer au compas, et elle est faite pour vous comme le trépied pour le chaudron à cuire le boudin. Sachez-le bien, je ne vous bouchonne pas avec une poignée de caresses pour que vous la preniez, ni pour grappiller de vous quoi que ce soit: mes gobelets ne sont pas dans le bain à rafraîchir, et je puis marcher sur les tuiles et sur les dalles du toit sans avoir besoin de chaussons.»

Pippa.—Quelle langue!

Nanna.—C'est la langue de son pays, et, si tu veux dire la vérité, tu conviendras qu'il te semble entendre une de ces vieilles de l'ancien temps, qui parlent à la bonne franquette, comme on doit le faire.

Pippa.—Vous le tenez.

Nanna.—Tu verras, on en reviendra à l'ancienne manière de parler, puisqu'on en est revenu par les habits à l'ancienne mode. S'obstine qui voudra, voici que les manches étroites ont envoyé au diable les manches à bouillon, les mules ne sont plus hautes comme des échasses, et le métier à paroles des bavardes refuse de tisser et d'ourdir leur galimatias parce que ce n'est que du son, de la vaine fleur de prunes vertes: c'est bon à être mis dans une auge pour que les cochons les mangent en guise de pâtée; quelles niaiseries, quelles bêtises, quelles balivernes elles nous dégoisent avec leurs nouvelles façons de parler! Mais laissons cela. Le gentilhomme a tout doucement, tout doucement peloté la fillette, et se tournant vers la vieille, il lui dit:—«Maman, si vous le voulez bien, la mignonne va rester ici avec ma sœur»; il disait cela très haut pour que la susdite sœur l'entendît, du coin retiré où elle était, et, entrant aussitôt, prît l'entremetteuse par la main et la contraignît, à force de prières, à laisser l'autre. L'entremetteuse, amadouée à l'aide de quelques paroles, s'en allait, et la petite niaise, après avoir bien repu d'elle-même l'étalon, son tablier rempli d'un «Nous ferons votre bonheur», s'en retournait d'où elle était venue.

Pippa.—Quelle lâcheté de ne pas la payer, au moins!

Nanna.—Sais-tu, Pippa, à quoi ressemblait la maison de l'attrapeur de femmes, sitôt que se répandit le bruit des grandes intentions dont il faisait montre vis-à-vis de qui voudrait partir avec lui?

Pippa.—A quoi donc?

Nanna.—A la place Navone, quand elle est pleine de bidets à vendre; et de même que les bidets y sont rangés, la queue tressée, la crinière bien peignée, lustrés le mieux possible, avec leurs selles toutes préparées, les étriers à volonté, les fers remis à neuf et les rênes rassemblées, attendant le moment d'aller au pas, de trotter ou de galoper de leur mieux: de même, les pauvres créatures, rappropriées plus que d'habitude, ajustées dans les robes des autres, faisaient leur petit manège au lit et hors du lit, en faveur de celui avec lequel elles pensaient rester. Mais que vais-je te dire? Lui, qui était rongé de plus vilains chancres français que n'en eut jamais le grand seigneur, il enfonçait son bouchon dans les goulots de toutes; de son balai de chair il balayait tous les fours, et leur passant à toutes le nœud coulant qui le pendra, je le souhaite, après un, deux, trois ou quatre jours, il les mettait à la porte en disant:—«Celle-ci est trop éveillée, celle-là est mal élevée, cette autre est mal bâtie, cette autre maigre de sa personne comme une perche»; l'une puait de la bouche, l'autre manquait de grâce. Mais à leurs pelotes restèrent piquées de cruelles épingles; j'entends qu'à toutes il leur donna bonne part de ses gommes, de ses chancres et de ses douleurs des os, en payement. Sa maladie était si bien conditionnée qu'elle leur pelait les sourcils, la motte, le dessous des bras et le crâne, mieux que l'eau bouillante ne pèle les chapons, et qu'elle laissait sans une seule dent au monde le pauvre troupeau errant. Maintenant, te semble-t-il que les hommes soient les hommes, hein?

Pippa.—Il me semble qu'ils sont des cous bons à décoller; si on les mettait dans une fronde et qu'on les lançât dans la chaude maison, leurs peaux puissent-elles servir de lanternes, leurs jambes de flûtes et leurs bras de manches de fouet! je parle de ceux qui commettent de telles infamies, non pas de ceux qui ne les commettent pas.

Nanna.—Tu causes bien; mais je t'ai chatouillé la margoulette avec le blanc de l'œuf en te racontant les coquineries des coquins; attends que je te serve maintenant le jaune et que j'attache bien mes paroles aux crocs de ta cervelle. Je vais avoir soin de lever le loquet de la porte de mémoire, afin qu'elle reste ouverte et laisse voir jusqu'à une maille, jusqu'à un œillet de la jupe dont je me suis dépouillée pour te montrer la vérité nue, telle qu'elle est née.

Pippa.—J'attends.

Nanna.—Je vais repêchant au hasard de ma fantaisie des bribes du langage que j'ai abandonné en changeant de pays, et c'est pour moi une grande douleur que d'avoir presque oublié les plus savoureuses locutions qui se disent dans notre Toscane. La vieille qui parlait tout à l'heure avec monseigneur le badin, favorite du duc de Sterlick, ou du Roi, comme il l'appelle, m'a fait venir l'envie de cracher ma langue, en crachant des mots à notre ancienne mode. Ne me prends pas pour une fastidieuse, parce que je reviens tant et tant de fois sur le fait de parler; c'est qu'ici il n'y a plus moyen de vivre; ici les mijaurées vous lancent des coups de bec à chaque instant, et bien que je te l'aie dit, que je m'étais plutôt divertie à encaisser des écus que du beau langage, je te ferais émerveiller pour de vrai si je voulais te parler en style noble. Je sais qu'en divers endroits je me suis servie de termes relevés, notamment lors des lamentations de la signora abandonnée par le baron, et en partie je les tirais de moi-même, en partie je les avais appris par cœur, mais non pas de qui ne sait la différence qu'il y a entre étoupe et filasse, entre une châtaigne bouillie et une châtaigne dans sa gousse, qui ne sait si l'osier est du jonc ni ce que c'est que la chevillette de l'huis, le biseau du pain, le bondon du cuvier, un écheveau de lin, un panier de cerises, une cruche à l'huile, un coussinet à mettre sur la tête, des taies d'oreillers, les sarclettes pour le jardin, les échalas des vignes, les grappes de raisin, et que ce n'est pas la même chose la herse dont on ferme les portes et celle dont on ramasse le grain battu sur l'aire. Les gens s'étonneraient de nous entendre employer le mot trique et mille autres termes vieux ou nouveaux, à notre mode, qui font chez nous des simples paysans autant de docteurs; c'est après eux que les pécores s'en vont regrattant des mots et s'imaginant monter jusqu'au ciel à l'aide de ces fadaises.

Pippa.—Retournez-vous-en aux hommes; il me semble vous entendre jeter de la regrattière par le museau, pendant qu'on fait rumeur de ce que vous allez chercher des figues dans le haut des branches de ce figuier sous lequel vous jasiez hier, ou peu s'en faut. Et puis reprenez-moi maintenant de tenir plus de la bambine que de la jeune fille.

Nanna.—Comme ils voudront, je m'en moque pas mal; je les ai quelque part, à l'endroit par où l'on souffle sur les noix, et mon cul saurait mieux jouer du flageolet que leurs mains. Revenons-en donc à nos ennemis, c'est-à-dire aux ennemis de celles qui ne savent pas les plumer et, en bonnes ménagères, mettre de côté jusqu'aux rognures des lisières des draps qu'ils font tailler. Je dis que les bonnes filles et autres espèces de putains qui préfèrent en donner aux intendants, aux estafiers, aux laquais, aux jardiniers, aux portefaix, aux cuisiniers, plutôt qu'aux gentilshommes, aux seigneurs et aux messeigneurs, ont du bon, qu'elles font œuvre pie et que ce ne sont pas seulement des femmes prudentes et pleines d'esprit, ce sont des saintes.

Pippa.—Pourquoi dites-vous cela?

Nanna.—Parce que les intendants, les estafiers, les laquais, les jardiniers, les portefaix et les cuisiniers te restent au moins esclaves, et qu'ils iraient mettre leur tête dans le feu ou bien entre le billot et le couperet pour te complaire; quand on les hacherait par morceaux, on ne leur arracherait pas le secret de la bouche, et puis cela ne serait pas croyable, quand bien même cela se saurait, que le dépensier de messire un tel besogne son épouse. En outre, les gens de cette espèce ne sont pas dévergondés; ils te décatissent le drap à l'endroit et vous le font comme on leur demande, ils ne prennent pas la chandelle à la main pour découvrir à la lumière combien de plis a ta figure en écartant ses ourlets; ils ne te font pas lever le cul en l'air pour y appliquer des tapes ou bien y enfoncer les ongles; ils ne te font pas mettre toute nue en plein midi, te retournant tantôt sur le devant, tantôt sur le derrière; ils n'exigent pas, lorsqu'ils t'enfoncent la vrille dans le conin, que tu y répondes par un petit tortillement, ni que tu dises quelques saletés pour accroître leurs désirs; ils ne te restent pas quatre heures sur le corps à te briser les os et à te disloquer pour te faire prendre ces postures où il faut lever les jambes en l'air et se laisser cheviller en même temps, postures que les hommes imaginent, qu'ils ont imaginées et qu'ils imagineront toujours pour tourmenter le pauvre monde. En comparaison, c'est un sucre que ces postures à la «brebis qui broute», autres plaisanteries dont je t'ai parlé hier, à ce qu'il me semble.

Pippa.—Oui, maman, vous m'en avez parlé hier.

Nanna.—Il y a des cochons qui nous le mettent dans la bouche.

Pippa.—Je vais vomir.

Nanna.—Il y en a d'autres qui vous le lèchent.

Pippa.—Je vomis, vous dis-je.

Nanna.—Puis ils en ont plein le bec et vont divulguer cela partout, comme si c'était une chose admirable.

Pippa.—Fussent-ils pendus!

Nanna.—Et ils ne se doutent pas de leur déshonneur, après que c'est eux qui ont fait de nous des putains et qu'ils nous ont appris leurs cochonneries. Notre science, nous la tenons des fantaisies de tel ou tel putassier, et c'est un menteur, un archimenteur, celui qui oserait dire que le premier qui imagina de se servir de nous comme de garçons, en nous essayant avec son pieu, ne nous y fit pas consentir de force; il est clair que ce maudit argent ensorcela celle qui, la première, se tourna de ce côté-là. Pour moi, qui en ai bien fait ma bonne part et suis devenue l'une des plus scélérates, je ne m'y prêtais jamais, sinon lorsque je ne pouvais plus résister aux instances de mon amant, lorsqu'il m'enjôlait si bien que je finissais par tourner le dos de son côté, en m'écriant: «Qu'en sera-t-il de plus?»

Pippa.—C'est cela, qu'en sera-t-il de plus?

Nanna.—Et quels rires leur échappent de la gorge à le voir entrer, à le voir sortir, lorsqu'ils s'escriment tout de travers et que leurs coups de pointe portent à faux, ce dont ils se pâment du plaisir qu'ils ont de nous faire du mal! Parfois, ils prennent un miroir, un grand miroir et, après nous avoir fait mettre nues, ils nous font poser dans les plus étranges figures qu'ils peuvent imaginer, ils nous mangent des yeux le visage, la gorge, les tétons, les épaules, le ventre, le bouton, les fesses, et je ne saurais te dire combien ils s'en délectent, la volupté qu'ils y trouvent. Et combien de fois crois-tu qu'ils fassent venir leurs maris ou leurs mignons regarder à quelque fente pour voir cela?

Pippa.—Vraiment, hein?

Nanna.—Plût au ciel que ce ne fût pas! Et combien de fois crois-tu qu'à la mode des prêtres ils s'amusent à faire les «trois heureux?» O abîme, ouvre-toi maintenant ou jamais, ouvre tes portes toutes grandes! J'en ai connu certains qui, par tous les moyens possibles, ont à la fin si bien enjôlé leurs maîtresses qu'ils les ont besognées dans des charrettes, en présence du charretier, sur une route où passe tout le monde; leur plaisir, pendant que les chevaux étaient mis au galop à grands coups de trique, c'est que les cahots de la charrette leur imprimaient des secousses non encore expérimentées par eux.

Pippa.—Quelles fantaisies!

Nanna.—Un autre fait marché avec sa signora, dans les environs du mois d'août, qu'elle lui donnera les jours de pluie. La pluie venue, il faut qu'elle se couche avec lui et se tienne au lit tant que le mauvais temps dure. Tu penses quel ennui c'est d'être bien portant et de rester au lit un jour, deux jours de suite, mangeant et buvant à la façon des malades.

Pippa.—Je n'y pourrais jamais durer.

Nanna.—N'est-ce pas à en crever, pour une femme, que d'être occupée au plaisir qu'un autre prend à se faire gratter et peloter les grelots? Quel supplice que d'avoir à lui tenir son rossignol toujours réveillé et continuellement les mains autour du troufignon! Qu'un de ces persécute-putains me le dise un peu, combien d'argent pourrait payer une aussi sale odorante complaisance? Je ne dis pas cela, ma fille, pour que tu t'en dégoûtes, au contraire, je veux que tu t'en acquittes mieux que toute autre, mais j'ai mis le doigt sur ces touches-là pour te montrer que nous ne volons pas le salaire que l'on nous laisse en paiement; nous l'achetons bien au prix de notre honnêteté, mise en déroute par la misère. J'en donne mon âme à Satanas, quand on nous baptise de maîtresses à la foi jurée; de fait, nous y manquons souvent, et pourquoi pas? en sommes-nous moins des femmes, quoique nous fassions le métier de putain? Étant femmes ou putains, est-ce donc une si grosse affaire à nous de rompre la foi donnée par le moyen de deux mains insensées? Tout le mal gît dans le bruit que vous en faites, vous autres hommes, en clabaudant comme des tailleurs, tandis que nous nous tenons silencieuses comme des joueurs d'échecs; pour moins que rien, nous donnons et redonnons; pour moins que rien, nous prenons et reprenons. Cela provient de ce que nos cervelles ne surent jamais quelle viande est le mieux à leur goût. Les uns disent que les viandes à notre appétit doivent s'assaisonner avec de l'or et de l'argent; nous voilà refaites, si les hommes veulent nous représenter comme plus avares qu'eux-mêmes! Tu peux compter sur le bout de ton nez les femmes qui, pour avoir de l'argent, ont livré des citadelles, des villes, leurs princes, leurs seigneurs et le Dominus Teco; mais tu calculeras très bien sur le bout de tes doigts et même mieux, tu pourras les chiffrer à la plume, les hommes qui jouent ce tour, qui l'ont joué et qui le joueront même aux Saints Pères, pasteurs de l'univers.

Pippa.—Vous êtes dans une de vos bonnes, et vous tirez les meilleures du sac.

Nanna.—Laisse donc faire qui fait et parler qui parle, et, retenant ta langue, moque-toi de celui qui vient faire grand tapage et crier sur les toits:—«La salope, la damnée putain! elle a failli à sa traîtresse de promesse!» Si pourtant tu veux lui répondre, dis-lui à haute voix:—«C'est de vous qu'elle a appris cela, félon!»

Pippa.—Je lui décocherai le mot, gracieusement.

Nanna.—La belle occasion de leur faire rougir le cul avec une poignée d'étrivières, quand ils nous reprochent de ne pas nous contenter de vingt-cinq galants et qu'ils nous crient:—«Vilaines louves, chiennes!» tout comme si, les loups et les chiens qu'ils sont, ils s'en tenaient à une seule femme. Non contents de flairer toutes celles qu'ils rencontrent et, n'en trouvant pas assez à leur compte, ils mettent leur industrie à s'en aller rassasier leur luxure avec les marmitons des plus dégoûtantes tavernes de Rome. Si je ne craignais pas qu'on dise que nous voulons du mal aux sodomites, parce qu'ils nous enlèvent les trois tiers de notre gain, je te dirais certaines choses de ces cochons, je te dirais des choses qui te forceraient à te boucher les oreilles, pour ne pas les entendre.

Pippa.—Qu'ils s'enfoncent sous terre, les misérables!

Nanna.—Arrivons maintenant à celles qui se sont fait mettre à sac par les gredineries des hommes sans conscience.

Pippa.—Oui, parlons d'elles.

Nanna.—Il arriva qu'une femme (mieux lui eût valu n'être pas née), lasse enfin de supporter les rages, les affronts, les mépris, les blasphèmes et les coups dont l'avait, deux années durant, régalée son gros animal de galant, leva le pied en n'emportant que sa propre personne, en lui laissant toutes ses hardes, tant celles qu'il lui avait données que celles qui lui appartenaient à elle, et, lorsqu'elle partit, fît le vœu de ne jamais revenir avant d'être réduite en poussière. Elle s'en fut ainsi, et, avec l'obstination d'une femme tenace, elle mettait les griffes à la figure de quiconque lui parlait de se recoller avec lui. Il lui dépêcha amis et camarades, maquerelles et maquereaux, jusqu'à son confesseur, et ne put jamais la faire changer d'idée. Bien vrai est-il qu'il ne lui envoya pas ses robes, parce que l'homme qui a perdu sa maîtresse s'imagine la retrouver par le moyen des hardes qu'elle lui a laissées entre les mains. Voyons la suite. Le ribaud, qui songeait continuellement au moyen de la revoir, finit par la trouver au bout de quelques semaines et une fois qu'il l'eut trouvée, croyant déjà être à se venger de ce qu'elle n'avait pas encore voulu revenir chez lui, s'exaspéra de colère. Que fit-il donc? Il feignit une fièvre subite, une cruelle maladie de poitrine et se laissa choir tout de son long; la rumeur s'en répandit dans le quartier. Serviteurs et servantes accourent et le font souvenir de penser à son âme; quant au corps, qui n'avait aucun mal, ils le croyaient déjà perdu.

Pippa.—Qui ne fait pas attention à ses pieds trébuche.

Nanna.—Le moine vient, et avec un «Dieu vous rende la santé!» se met à s'asseoir près de lui, l'exhorte à faire bonne contenance, puis entame le chapitre des gros péchés mortels et lui demande s'il a assassiné ou fait assassiner personne. Le drôle répand aussitôt des larmes et s'écrie:—«J'ai fait bien pis. Ce qui m'arrive, c'est le prix de ma perversité vis-à-vis de Madonna...» Il n'eut plus tôt dit de son nom tout juste assez pour que le moine comprît, qu'il fit semblant de s'évanouir et que les cris de: «Du vinaigre! du vinaigre!» retentirent par toute la maison. On lui baigna le pouls avec, et il reprit connaissance immédiatement; revenant alors à la confession, il dit d'une voix entrecoupée: «—Mon père, je me meurs; je sens bien ce que j'ai: et puisque nous avons une âme, puisque aussi il y a un enfer, je lègue tel domaine à celle que je vous ai dite. Faites-le-lui savoir, comme venant de vous, et, au cas où j'en réchapperais, je veux que cela soit porté sur mon testament par le notaire.» Il abrégea le reste de sa confession. Sa Révérence lui donna l'absolution, et s'en allant tout de suite trouver Madonna la prit à part et lui dit en conscience ce qu'il savait du legs.

Pippa.—La voilà perdue.

Nanna.—Dès qu'elle entendit parler du domaine, elle commença à se sentir battre le cœur, qui sautait de joie dans sa poitrine; mais en se tortillant un peu, elle hochait la tête et pinçait les lèvres, comme si elle en faisait fi, et entr'ouvrant à peine sa petite bouche, elle dit:—«Je ne me soucie ni de domaine ni de legs.» Cela mit en colère le moine, qui se tourna vers elle en s'écriant:—«De quel bois êtes-vous donc? Voulez-vous faire fi de la sorte du bien qui vous arrive Per Dominum Nostrum? Et puis quelle patarine de juive souffrirait d'être cause de la perdition d'une âme?» Songez à votre for intérieur, ma fille spirituelle; habillez-vous dare dare et courez chez lui en un clin d'œil. Je crois m'entendre corner aux oreilles: «Il guérira si elle y va.» Pippa, c'est le diable que de se savoir appelé à un héritage; c'est ce qui fait que frères et cousins se crucifient entre eux. Voilà pourquoi la malheureuse, embadouinée par Sa Paternité, se mit en route et, arrivée à la porte, frappa avec cette assurance qu'ont, au coup de marteau, les souveraines des maîtres des maisons où elles se rendent. Sitôt que l'on entendit le tic-toc, le messire, qui se tenait couché au lit, comme mort, quoiqu'il n'eût rien du tout, lui fit ouvrir; elle grimpa l'escalier en deux bonds, et, se jetant sur lui, l'embrassa sans autrement parler, car des larmes, qui n'étaient pas tout à fait fausses, sans être tout à fait vraies, lui embarrassaient la langue.

Pippa.—Qui pourrait en savoir plus long?

Nanna.—L'Iscariote, l'Iscariote en sut plus long en dormant qu'elle les yeux ouverts. Comme si son arrivée l'avait ressuscité, il se leva et, appelant cette visite du nom de miracle, montra en quatre jours une parfaite santé. Il lui dit alors: «Allons au domaine que je t'ai légué quand j'étais en train de mourir; je t'en fais donation, puisque grâce à ta bonté, me voici rétabli.» Elle se mit en chemin avec lui et, au moment où elle croyait entrer en possession des terres, elle fut livrée en proie à plus de quarante paysans qui, ce jour-là, étant à la fête de San-Galgano, se tenaient rassemblés en une masure sans fenêtre, à demi tombant en ruine, et se gargarisaient du plaisir qu'ils auraient à le faire aux bourgeoises et aux grandes putains, quand la manne leur tomba entre les dents.

Pippa.—On jeta donc la fraise dans la gueule de l'ours?

Nanna.—Ainsi fut fait, et si je voulais te dire à quoi ressemblaient ces machins rouillés qu'ils exhibèrent de leurs culottes, je trouverais à les comparer à autre chose qu'à des cornes de limaçons; mais ce n'est pas honnête à dire et je ne veux pas davantage te dépeindre les gestes qu'ils faisaient en fournissant à pleine éclusée l'eau au moulin; suffit qu'ils secouaient le poisson à la mode du village, et, selon ce que put en dire celle qu'avaient mise à mal les exhortations du moine, que la puanteur de crasse qu'ils exhalaient, les rots aux radis et les pets qu'ils lâchaient lui furent plus sensibles que son honneur en lambeaux.

Pippa.—Je le crois bien.

Nanna.—Une fois que furent rassasiés les paysans après l'avoir changée en un tonneau d'huile de leur récolte, tandis qu'échevelée elle s'égratignait toute, on la jeta au milieu d'une couverture tenue par les quatre coins, et les trente-et-uniers s'amusèrent à la faire sauter si haut qu'elle restait un quart d'heure en l'air avant de retomber; sa chemise et ses jupons, enlevés au vol par le souffle du vent, lui faisaient montrer la lune au soleil, et s'il n'était arrivé que la peur lui dérangea le corps et lui fit enduire d'une couche de vernis la couverture et les mains qui la tenaient, elle sauterait encore.

Pippa.—Plût au ciel que sautât aussi la tête de celui qui avait ordonné ce jeu.

Nanna.—Quand il lui sembla que le trente-et-un l'avait chatouillée et la couverture promenée suffisamment, il commanda qu'on prît un paquet d'osier et la fit mettre à califourchon sur les épaules d'un grand drôle; celui-ci la tenait si serrée qu'elle avait l'air de dévider l'écheveau, en jouant des mains et des pieds; mais elle filait à son rouet une poignée d'étoupe trop emmêlée et, après qu'elle se fut trémoussée un bout de temps, elle reçut sur le cul autant de coups de verges qu'elle était restée de jours à se faire prier avant de revenir chez lui; pour que rien ne manquât à la férocité néronienne du misérable gredin, il lui coupa sa robe à la ceinture et la laissa libre de s'en aller, avec sa bénédiction.

Pippa.—Qu'il soit laissé à la discrétion du couperet, quand le bourreau le lève pour couper le cou à des gens qui ne le méritent pas autant!

Nanna.—On prétend, et c'est vrai, que comme elle s'en revenait et voulait cacher sa pudeur avec ses mains, un essaim d'abeilles vint se blottir entre ses cuisses, croyant que c'était là leur ruche à miel.

Pippa.—Il lui manquait cela.

Nanna.—Je suis fort la servante d'une jeunesse des plus huppées entre les putains de Rome, laquelle fut alléchée par trois cents ducats que lui laissait dans son testament un homme qui se mourait d'amour pour elle. Elle s'aperçut qu'il feignait d'être à toute extrémité et que le testament, qui chantait la gamme des trois cents ducats, ne servait qu'à la faire courir et à lui faire voir ce qu'elle pouvait espérer en lui étant favorable. Sais-tu ce qu'elle fit?

Pippa.—Je n'en sais rien, mais je voudrais bien le savoir.

Nanna.—Elle lui administra une pincée de poison et l'envoya sur la civière; de la sorte, le testament dut lui lâcher l'argent comptant.

Pippa.—Je veux dire le chapelet pour elle: je veux que, par l'intermédiaire de mes Pater nostri, le bon Dieu d'Imola laisse les citrouilles en fleur et lui pardonne un si galant péché.

Nanna.—Mais une épine ne fait pas un buisson, pas plus qu'un épi une gerbe de blé. Si celle-là sut bien se tirer d'affaire, celle que je vais te dire s'amusait à remettre les coquelicots sur leurs jambes; après avoir à tort et à péché reçu de son amant une grosse balafre plutôt cuite que crue, une balafre à sept branches, moyennant quelques larmes qu'il répandit avec je ne sais combien de soupirs et sous la foi de ses faux serments, alors qu'elle avait encore le bandeau sur la figure, non seulement elle consentit à ne pas lui en vouloir, mais elle se remit à coucher avec lui presque tous les soirs. Au moment où elle s'attendait à recevoir quelque riche cadeau en réparation du dommage, elle se trouva, un beau matin, en pire position que feu Dom Felcuccio, d'heureuse mémoire; il la nettoya de tout, jusqu'à un dé d'argent, et la laissa se donner tant de coups de poing dans la poitrine, s'arracher tant les cheveux, que les filles qui viennent de fermer les yeux à leurs mères ne s'en font pas davantage.

Pippa.—Du diable si je ne sais pas me tirer des ténèbres quand vous marchez devant moi avec la chandelle allumée.

Nanna.—Pippa, te souviens-tu de ce qui t'arrivait lorsque tu te levais pour pisser pendant que je dormais?

Pippa.—Oui, maman, oui.

Nanna.—Ne sais-tu pas qu'en voulant te recoucher, le plus souvent tu ne retrouvais pas le lit et que, plus tu marchais à tâtons, plus tu te perdais, de sorte que tu ne t'y serais jamais reconnue si tu ne m'avais réveillée?

Pippa.—C'est vrai.

Nanna.—Par conséquent si, même dans les moindres choses, tu ne peux rien faire sans moi, tâche encore que, dans les grandes, je te serve encore de chandelier, et, en tout ce que tu voudras faire, souviens-toi de moi, obéis-moi, tiens-toi près de moi; si tu agis ainsi, n'aie pas peur, je ne veux pas te dire des nains, mais des géants. Certainement, il faut toujours être en éveil parce que nous sommes comme les joueurs qui, s'ils parviennent à se vêtir, grâce aux cartes et aux dés, n'arrivent pas à acheter des souliers. Prends n'importe quelle putain, si riche, si aimée, si belle qu'elle soit, en fin de compte elle ressemble à un vieux cardinal tout cassé, qui n'arrive pas à être pape, parce que c'est la mort qui vient lui donner sa voix.

Pippa.—Vous parlez éloquemment.

Nanna.—Je sors des sillons pour avoir voulu les faire trop droits, et cela advient aussi à ceux qui accouplent les mots comme on accouple les grappes de raisins. Je voudrais t'amener à croire que la plus heureuse et la plus contente des putains est au fond malheureuse et mécontente. Laisse bavarder et jaser qui veut jaser; c'est comme ça. Le majordome de Malfetta avait coutume de dire que le bonheur et le contentement d'une putain étaient sœurs des espérances d'un courtisan qui tient dans sa main l'avis par lequel il apprend qu'un tel se meurt; l'homme guérit juste au moment où l'autre vient d'obtenir ses bénéfices. Qu'elles me disent donc, celles qui se font si fières, est-elle heureuse cette femme qui, ainsi que je te l'ai montré, qu'elle soit à la maison, qu'elle se promène, qu'elle dorme, qu'elle mange, toujours, que cela lui plaise ou non, il lui faut s'asseoir avec le cul d'un autre, marcher avec les pieds d'un autre, dormir avec les yeux d'un autre, manger avec la bouche d'un autre? Est-elle contente celle que partout on montre au doigt comme une bagasse, comme une femme publique?

Pippa.—Oh! toute putain est-elle femme publique?

Nanna.—Oui.

Pippa.—Comment, oui?

Nanna.—Quiconque paye pour s'en amuser doit lui grimper dessus, qu'il soit riche à crever ou bien un pouilleux, un rustre, n'importe, par la raison que les ducats reluisent tout autant dans la main des laquais que dans celle des maîtres. De même que les écus d'un porteur d'eau mêlés à ceux d'un chieur d'épiceries sont de la même valeur, et que celui qui les reçoit ne fait aucune différence entre ceux-ci et ceux-là; de même, du moment qu'il y a de l'argent, il faut ouvrir au valet tout aussi bien qu'au roi. Par conséquent, toute putain qui veut avoir des deniers et non des épées ou des bâtons est la pâture du public.

Pippa.—On ne peut mieux dire.

Nanna.—Demande-le non seulement aux prédicateurs, mais à leurs chaires de bois elles-mêmes, si nous sommes heureuses et contentes. Ils s'y redressent de toute leur hauteur, et les voilà qui nous tombent dessus: «Ah! scélérates concubines du diable! épouses d'esprits follets, sœurs de Lucifer, honte du monde entier, déshonneur de votre sexe in mulieribus! Les dragons de l'enfer vous dévoreront votre âme, ils vous la brûleront; les chaudières de soufre bouillant vous attendent, les broches rougies au feu vous réclament, les griffes des démons vont vous dépecer, vous serez de la viande pour leurs crocs et vous serez flagellées à coups de serpents in eternum, in eternum!» Voici maintenant les confesseurs:—«Ite in igne, in igne, vous dis-je, ribaudes, sacs à péchés, spoliatrices des hommes, sorcières, stryges, démoniaques, espionnes du diable, misérables louves!» et ils ne veulent pas même nous écouter, bien loin de nous donner l'absolution. Quand vient la semaine sainte, les juifs, qui clouèrent en croix Notre-Seigneur, sont mieux vêtus que nous, et de plus la conscience nous harcèle et nous crie: «Allez vous ensevelir sous un tas de fumier, ne vous montrez pas parmi les chrétiens.» Et comment en sommes-nous réduites à si triste condition? Rien que pour les hommes, pour leur complaire. Pourquoi nous ont-ils faites ce que nous sommes?

Pippa.—Pourquoi ne crie-t-on pas contre les hommes aussi bien que contre nous?

Nanna.—C'est ce que je voulais te dire. La Paternité de la Révérence de messire le prédicateur devrait se tourner du côté de Leurs Seigneuries et leur dire:—«O vous, esprits tentateurs, pourquoi prenez-vous de force, pourquoi contaminez-vous, pourquoi tournez-vous à l'envers ces putains de femmes, ces bonnes pâtes de femmes, ces étourdies de femmes? Si du moins vous les arrangez comme bon vous semble, à quelle fin les dévalisez-vous, dans quel but les battez-vous, pourquoi les diffamez-vous?» Le moine devrait bien faire en sorte que ces serpents, ces chaudrons, ces broches, ces fouets à lanières de couleuvres et les harpons, ces crochets et tous les diablotins, se tournassent un peu contre les vices des hommes.

Pippa.—C'est ce qu'ils feront peut-être.

Nanna.—N'y pense pas, ne le crois pas, ne l'espère pas, et la raison c'est que malheur aux faibles. Voilà pourquoi les hommes sont cajolés, et non pas gourmandés, par les moines. Maintenant arrivons aux moyens de se faire payer de ceux qui nous tracassent par en bas et par en haut.

Pippa.—Il me semble que vous m'en avez déjà parlé.

Nanna.—Ce n'est pas vrai, puis les messages qui ont de l'importance doivent être répétés deux ou trois fois. Pippa, je voudrais bien savoir de ces galants freluquets qui nous brocardent parce que nous cherchons notre profit et que nous nous faisons payer les services rendus à qui nous les demande, je voudrais bien savoir à quel propos et de quel droit nous serions forcées d'obliger le prochain pour ses beaux yeux? Voici le barbier qui te lave et te rase: pourquoi? pour ton argent; les vignerons ne donneraient pas un coup de pioche dans la vigne, les tailleurs ne pousseraient pas une aiguille dans une paire de chausses, si les sous ne pleuvaient pas dans leurs bourses; sois malade et n'aie pas d'argent, tu verras venir le médecin, oui, demain soir; prends une servante et ne lui paye pas son salaire, tu seras forcée de faire sa besogne toi-même; va chercher une botte de radis, va chercher de l'huile, va chercher du sel, va chercher tout cela sans argent et tu reviendras les mains vides; tout se paye, même la confession, même l'absolution.

Pippa.—Cela ne se paye plus, arrêtez-vous là.

Nanna.—Qu'en sais-tu?

Pippa.—Le pénitencier me l'a dit, quand il m'a donné le petit coup de baguette sur la tête.

Nanna.—Ça peut bien être, mais regarde le prêtre ou celui qui a reçu la confession, si tu ne lui offres rien, et tu verras la jolie mine qu'il te fera. Qu'il en soit ce qu'on voudra, les messes se payent, et celui qui ne veut pas être enseveli dans le cimetière ou le long du mur, encore lui faut-il payer le Kyrie eleison, le Porta inferi et le Requiem eternam. Je ne veux pas t'en dire plus long; les prisons de Corte-Savella, de Torre di Nonna et du Capitole vous tiennent enfermés et bien à l'étroit; elles n'en veulent pas moins être surpayées et il n'y a pas jusqu'au bourreau qui ne touche trois ou quatre ducats pour chaque cou qu'il pend et pour chaque tête qu'il coupe, et il ne ferait pas une marque sur le front d'un voleur, il ne couperait pas un gredin de nez ou une traîtresse d'oreille si le sénateur ou le gouverneur, le podestat et le capitaine ne lui donnaient ce qui est dû. Va-t'en à la boucherie et aie en plus du poids quatre petites onces de mouton, si on te les laisse emporter sans que tu n'ajoutes de l'argent, dis que je ne suis plus Nanna. Tous, jusqu'aux fichus prêtres qui bénissent les œufs, prélèvent leur portion. Si donc il te semble juste à toi de donner tout ton corps, tous tes membres et toute ta tendresse pour un «Grand merci, madonna», c'est ton affaire. S'il te plaît de te livrer à ces marchands qui ne regardent personne en face, à moins d'avoir à en tirer quelque usure, livre-toi.

Pippa.—Non, non, je ne veux point.

Nanna.—Comprends-moi donc bien alors et quand tu m'auras comprise, mets en œuvre mes conseils. Si tu les suis, les hommes ne sauront pas se garder de toi, tandis que tu sauras te garder d'eux. Laisse-les mugueter des fenêtres des chambres qui donnent sur les tiennes, avec des colliers à la main, des fourrures de zibeline, des perles, des bourses pleines dont ils feront résonner les doublons qui sont dedans en les frappant du poing; ces amorces-là sont des contes en l'air, des niaiseries, des attrape-nigauds, des jeux d'enfants, des moyens de duper ceux qui jettent les yeux dessus; sitôt qu'ils s'aperçoivent que tu leur fais de l'œil, croyant qu'ils vont te le donner, ils te font la figue en s'écriant:—«Tiens, prends-moi ça, carogne, truie, garce!»

Pippa.—S'ils me font de pareilles niches, je ne laisserai pas à mes enfants le soin de m'en venger.

Nanna.—Paye-toi encore des pots et des chaudrons de poix qu'ils viendront mettre sous tes fenêtres, pour les incendier et les fracasser, ajoutes-y les chiffons enduits de cire avec lesquels ils feront sauter les gonds de ta porte et la renverseront de haut en bas. Pour te bien assaisonner la bouillie de fèves, voudront en être aussi tout le vacarme, les cris, les sifflets, les plaisanteries, les injures, les pets, les rots, les bravades dont ils se servent en guise de réveille-matin quand tu dors; les voici qui te font la procession autour de ta maison, criant à haute voix tes défauts, absolument comme on devrait crier les leurs.

Pippa.—Que la fluxion de poitrine les étouffe!

Nanna.—Un de ces oiseaux désœuvrés eut un jour une solennelle lubie, la plus folle que se mit jamais en tête un amant plein de mensonge, de faussetés et de sottise.

Pippa.—Quelle lubie?

Nanna.—Pour montrer qu'il ne vivait que de l'espérance d'obtenir la dame de ses pensées et pour que celle-ci, quand elle l'aurait compris, songeât à le rendre heureux, il s'habilla tout en vert: la toque verte, la cape, le pourpoint, les chausses, le fourreau, le bout du fourreau et le manche de l'épée, la ceinture, la chemise, les bottes, jusqu'à sa chevelure et sa barbe, car je crois qu'il les teignit aussi en vert, le plumet et l'agrafe, les ferrets, les aiguillettes, la casaque, tout.

Pippa.—Quel plat d'épinards!

Nanna.—Ah! ah! ah! Il ne mangeait que des choses vertes, des courges, des citrouilles, des melons, des purées d'herbes, des choux, des laitues, de la bourrache, des amandes fraîches, des pois chiches. Pour que le vin lui semblât vert, il le versait dans un gobelet de cristal vert; s'il mangeait une galantine à la gelée, il se contentait de sucer les feuilles de laurier qu'on met dedans; il se faisait pétrir son pain de romarin broyé dans l'huile, pour qu'il participât de la couleur verte, et s'asseyait sur un banc peint en vert. Il couchait dans un lit vert et causait d'herbes, de prairies, de jardins et de printemps. S'il chantait, il n'était jamais question que de l'espérance poussant ses frondaisons dans les champs couverts d'épis, et il entrelaçait ses vers de pampres, de pimprenelles et de pissenlits. S'il envoyait quelque lettre à la diva, il l'écrivait sur des feuilles vertes, et je crois que lorsqu'il allait du corps, il faisait vert, de la couleur de sa figure et de son urine.

Pippa.—Quel fou achevé!

Nanna.—Folle achevée était celle qui croyait que l'on faisait tout cela en l'honneur de ses perfections divines, et non à cause de sa sottise. Veux-tu en savoir encore davantage? Il simula si bien l'espérance, il prêcha si haut que la bonne bête, ne voulant pas le démentir, s'y laissa prendre et s'imagina que cette invention du vert était un suprême hommage à sa beauté; le bénéfice qu'elle retira de ce Vert-de-gris, c'est qu'il la planta là, après l'avoir dévalisée de tout, jusqu'à la paillasse de son lit.

Pippa.—Filou digne de la potence!

Nanna.—Certaine pauvre dame Quinimina, à laquelle la nature avait concédé un peu de physionomie et un peu de belle prestance, pour mieux la faire se casser le cou et pour sa plus sûre ruine, comme il arrive à celui qui sait assez jouer pour avoir l'occasion de perdre, connaissait si bien ses lettres qu'elle put lire une épître à elle adressée par un farceur. O Dieu! comment se fait-il que Cupidon prenne les gens sans y voir clair? Comment est-il possible qu'un chie-en-culotte comme lui sache tirer de l'arc et transpercer les cœurs? Qu'il nous crève donc l'aposthume qui puisse nous venir à nous autres femmes, quand nous prêtons créance aux charlataneries, quand nous croyons avoir des yeux comme des soleils, une chevelure d'or, des joues de roses, des lèvres de rubis, des dents de perles, un air majestueux, une bouche divine, une langue angélique; quand nous nous laissons aveugler par des billets doux que nous envoient des attrapeurs de femmes, de la même façon que se laissa duper l'infortunée dont je parle. Pour que tout le quartier jasât de ce qu'elle savait lire, chaque fois qu'elle pouvait dérober une minute, elle se plantait à sa fenêtre, un livre à la main, ce qui fit qu'un regratteur de rimes l'aperçut et, s'avisant qu'il pourrait peut-être fort bien l'encocher par le moyen de quelque sornette en style d'or, teignit une feuille de papier dans du suc de giroflée, de celles qui sont rouges, trempa sa plume dans du lait de figuier et lui écrivit que ses charmes faisaient le désespoir de ceux des anges; que l'or empruntait son éclat à ses cheveux et le printemps ses fleurs à ses joues; il lui fit aussi archicroire que le lait se blanchirait à la blancheur de sa gorge et de ses mains. Juge maintenant si elle commit le péché de vaine gloire à s'entendre exalter de la sorte!

Pippa.—Niaise!

Nanna.—Quand elle eut achevé de lire sa perdition, cette lettre dans laquelle elle vit qu'on l'accablait de plus d'éloges qu'on en donne au Laudamus, elle s'attendrit de tout son être et, comme on la conjurait de rendre réponse, elle se jeta de confiance dans les bras de ce «seul et en secret», qu'au milieu de leurs bavardages les trompeurs ne manquent pas de promettre en toutes lettres, afin que de prime abord nous leurs prêtions l'oreille. Après lui avoir assigné rendez-vous pour le surlendemain, parce que ce jour-là son mari allait à la campagne, elle se mit aux aguets, attendant le moment.

Pippa.—Quoi! elle avait un mari?

Nanna.—Oui, à la male heure.

Pippa.—Et en plus mauvais point.

Nanna.—Dès que messire le faiseur de sonnets eut obtenu ce oui, il ramassa je ne sais combien de barbouilleurs de papier, de racleurs de chansonnettes et leur dit:—«Je veux donner la sérénade à une petite putain, mariée, assez gentille créature, que je vais mettre sous presse un de ces jours. Preuve que c'est vrai, la voici là couchée par écrit, manu propria»; et il leur montra quelques lignes de son écriture, ce dont ils se mirent à rire un bout de temps ensemble. Puis il empoigna un luth, l'accorda en un clin d'œil et pinça un trille assez gaillardement à la villageoise. Après un ah! ah! poussé à gorge déployée, il se posta sous la fenêtre de la chambre de la bonne amie, laquelle donnait sur une ruelle où il passait une personne par an, et, s'appuyant les reins au mur, l'instrument appliqué sur sa poitrine, leva la tête vers le ciel; pendant qu'elle se montrait par instants en haut il chantonna cette chansonnette:

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