L'oeuvre du divin Arétin, deuxième partie: Essai de bibliographie arétinesque par Guillaume Apollinaire
Dame, à vous louanger ne dirais menteries:
Cela me ferait honte, à moi comme à vous.
Par Dieu, non, je ne dirai pas
Qu'en votre bouche avez parfums de l'Inde ou d'Arabie;
Ni que vos cheveux
Sont plus beaux que l'or;
Ni que dans vos yeux soit niché l'Amour;
Ni que le Soleil leur emprunte sa splendeur;
Ni que vos lèvres et vos dents
Soient de blanches perles et de beaux rubis ardents;
Ni que vos gentilles manières
Fassent au bordel accourir les rivières:
Mais bien dirai que vous êtes un friand morceau,
Plus que dame qui soit au monde,
Et que vous avez tant de grâce
Que pour vous le faire se défroquerait un ermite.
Partout je ne veux dire que vous soyez divine,
Car vous ne pissez pas d'eau de fleur d'orange en guise d'urine.
Pippa.—Moi, pour mon compte, je lui aurais jeté le mortier par la tête; oui, je lui aurais jeté, c'est sûr.
Nanna.—Elle, qui n'était pas plus cruelle que tu ne le seras toi-même, s'en estima bien heureuse et bien grande; elle n'attendit pas le départ de son mari, et dès le lendemain se rendit en cachette à la maison d'un boulanger, ami du hâbleur, auquel elle donna à garder une de ses parures qui se mettent à la taille des femmes. Quand le messire eut vu la ceinture, il se dit à part soi:—«Les grains d'ambre seront excellents pour me faire un bracelet, et les grosses noix d'or pour remplir ma bourse.» Ce disant, il s'en fut à la Monnaie et changea le métal non frappé en métal frappé au bon coin; il eut trente-sept ducats d'or des Pater nostri qui entrecoupaient le chapelet d'ambre et les joua tout de suite. Quand il revint, sans plus les avoir, à la maison du boulanger, il se mit dans une de ces colères qui passent par la tête de ceux qui restent sans un as, grâce à l'as, et, rejetant sur l'hépatique la faute du persil ou du prezzemolo, comme l'appellent les savants sybilles, il roua la malheureuse de coups de bâton et la fit rouler du haut de l'escalier sous une grêle de coups de poing.
Pippa.—Grand bien lui fasse!
Nanna.—Elle s'en fut dans la chambrette de je ne sais quelle lavandière et y resta la nuit, sans dormir pour une once; elle eut donc bien le temps de songer à sa vengeance, et elle y songea de la façon que je vais te dire. La ceinture que le mauvais drôle venait de gaspiller avait été volée par son mari dans cette maison, tu sais, appartenant au cardinal della Vella, où il y eut le feu il n'y a pas longtemps; elle-même l'avait soustraite à son mari, qui l'avait serrée dans un coffre. A cette heure, se voyant sans cette ceinture, pour se venger de celui qui l'avait si bien moulue, et sans penser à ce qui pouvait en advenir, elle alla trouver le propriétaire de la maison brûlée et lui conta comment un tel se trouvait avoir la ceinture. Le gentilhomme, mis au fait de l'histoire, commença par faire jeter le grappin sur celui qui l'avait volé, et le capitaine de la Corte-Sevella, jugeant sur cet indice qu'il avait dû dérober encore bien d'autres objets, lui fit appliquer bon nombre de tours de corde. De la sorte, la pécore en fut pour sa mésaventure et pour sa honte, ainsi que son mari, et celui qui l'avait traitée à sa façon s'esquiva par les mailles du filet.
Pippa.—Tant pis pour qui se laisse attraper!
Nanna.—Mais, jusqu'à présent, je ne t'ai encore montré que les grains de poivre, de millet et de blé, des pépins de raisins ou de grenade; maintenant je vais déplier le drap du haut en bas et, après t'en avoir conté une dernière où il n'y a pas trace de bourre, je te congédie. Écoute-moi donc, et si tu peux te retenir de pleurer, retiens-toi.
Pippa.—Ce sera quelque femme engrossées, puis mise à la porte?
Nanna.—Pis.
Pippa.—Quelque enfant enlevée au papa et à la maman, puis rouée de coups de bâton et abandonnée au milieu de la rue?
Nanna.—Pis que moulue de coups, le nez coupé, laissée en chemise, déshonorée, pourrie de mal français et arrangée le plus pitoyablement qu'il soit possible.
Pippa.—Dieu, viens à notre aide!
Nanna.—C'est ce qui attend quiconque aime à crédit.
Pippa.—Bien sûr, pareille chose doit venir d'un de ces poètes à qui vous voulez que j'ouvre et que je me livre.
Nanna.—Je ne t'ai pas dit cela, moi; je veux que tu les cajoles sans leur donner jamais un fétu; il faut agir de la sorte, pour qu'ils ne t'assassinent pas de leurs louanges ironiques ou que, s'ils se moquent de toi dans leurs mordantes satires, cela ne paraisse pas s'adresser à ta personne.
Pippa.—De cette façon, cela peut aller.
Nanna.—Je ne me souviens plus de ce que je voulais te dire.
Pippa.—Ni moi.
Nanna.—Alors ne me coupe pas la parole dans la bouche.
Pippa.—Il faut pourtant bien que je m'occupe de ce qui me regarde.
Nanna.—Je m'en ressouviens, il s'agit d'un roi: d'un roi et non pas d'un fichu docteur, d'un chef d'escouade, d'un roi, te dis-je. Celui-là, à la tête d'une multitude de gens à pied et à cheval, se mit en campagne à travers le pays d'un autre roi, son ennemi, et après l'avoir saccagé, brûlé, ruiné, vint poser le siège autour d'une ville forte où l'autre, ne pouvant arriver à le fléchir par aucune espèce de concession, s'était réfugié avec sa femme et une fille unique qu'il avait. La guerre se continuant ainsi, le roi qui voulait prendre la ville pouvait bien se démener: elle était si forte que le seigneur Jean des Médicis, c'est-à-dire Mars en personne, n'en serait pas venu à bout; il aurait eu beau la bombarder, la fusiller, l'arquebuser tant et plus. Quoi qu'il en soit, le roi qui la battait en brèche jetait feu et flamme dans les escarmouches; à l'un il fendait la tête, à l'autre il coupait un bras, à l'autre il tranchait une main; d'un coup de lance il envoyait un autre en l'air, à un mille de haut, de sorte qu'amis et ennemis ne savaient plus qu'en dire. Cela fut cause que la présomptueuse renommée se fit son guide, le promena triomphalement par tout le camp, puis entra dans la ville, rencontra la fille de l'infortuné monarque et lui dit:—«Viens sur les murailles et tu verras le plus beau, le plus vaillant et le mieux armé de tous les jeunes gens qui soient nés jamais.» A peine lui eut-elle dit cela que la jeune fille y courut, et l'ayant reconnu au terrible panache qui se balançait sur son cimier, à la casaque de toile d'argent qui aveuglait les rayons du soleil quand leur éclat venait la frapper, elle se sentit toute hors d'elle-même; tandis qu'elle dévorait des yeux et le cheval et l'armure et les gestes du roi, le voici qui se lance jusqu'auprès des portes, et comme il brandissait son épée pour tuer un soldat qui fuyait devant lui clopin-clopant, la courroie de son heaume se détacha, le casque lui tomba de la tête; elle aperçut alors ce visage de roses, devenu vermeil dans l'ardeur du combat, et la sueur qui y faisait perler la fatigue ressemblait à la rosée qui les baigne quand l'aube les fait entr'ouvrir.
Pippa.—Abrégeons.
Nanna.—Elle s'enflamma de telle façon qu'elle en devint aveugle et que, sans plus se soucier de ce qu'il avait fait à son père, de ce qu'il voulait lui faire encore, elle en vint à l'aimer plus qu'il ne haïssait celui dont elle tenait l'existence; l'infortunée, elle savait pourtant bien que tout ce qui reluit n'est pas or! N'importe, Amour la rendit si courageuse qu'une nuit elle ouvrit la poterne secrète de son palais, une poterne qui avait été ouverte pour les besoins des temps et par où on pouvait entrer et sortir sans être vu. Comme elle en avait les clefs, elle s'échappa de la ville et toute seule elle alla trouver celui qui avait soif de son sang.
Pippa.—Comment put-elle se diriger dans les ténèbres?
Nanna.—On dit que le feu de son cœur lui servit de flambeau.
Pippa.—Eh bien! on peut dire qu'elle brûlait comme il faut.
Nanna.—Elle brûlait tant qu'elle ne se contenta pas de se faire reconnaître du roi perfide et déloyal, mais qu'elle coucha avec lui et se laissa engluer parce qu'il lui dit: «Signora, je vous accepte pour ma femme et je reconnais votre père pour mon beau-père et mon seigneur, à la condition que vous m'ouvriez les portes de la ville, car ce n'est point par haine, c'est pour l'amour de la gloire que je fais la guerre à Sa Majesté. Aussitôt que je serai le maître de tout, je lui ferai hommage du gain de ma victoire et de mon propre royaume par-dessus le marché.»
Pippa.—Comment il se peut faire qu'ils se soient ensorcelés l'un et l'autre, ce serait merveilleux de l'entendre de leurs bouches.
Nanna.—Tu peux penser si, endoctrinée, conseillée et poussée par l'amour, elle articula, refusa, concéda tout ce que lui suggéra d'articuler, de refuser et de concéder l'amour. On doit croire qu'elle ne semblait pas être une fillette inexpérimentée et craintive, mais une femme avisée et hardie, qu'elle usait des paroles propres à attendrir tout noble cœur, qu'elle y mêlait de ces charmes, de ces soupirs entrecoupés de sanglots, de ces tristesses câlines par le moyen desquelles on obtient ce que l'on désire. On doit croire aussi que le galant si doucereux au dehors, si cruel au dedans, pour qui la vie du père était sa mort à lui, sut emmieller son langage et, par des serments et de grandes promesses, la décider à lui ouvrir ces portes qu'enfin lui ouvrit l'écervelée. La première chose que fit le traître, ce fut de s'emparer du vieux et de la vieille dont elle avait reçu le jour et de leur couper la tête à l'un et à l'autre en sa présence.
Pippa.—Et elle n'en mourut point?
Nanna.—On ne meurt pas de douleur.
Pippa.—Ave Maria!
Nanna.—Eux tués, il mit le feu aux maisons, aux églises, aux palais, aux boutiques, laissa brûler une moitié du peuple et passa l'autre moitié au fil de l'épée, sans faire de différence entre les petits et les grands, entre les mâles et les femelles.
Pippa.—Et elle ne se pendit point?
Nanna.—Ne t'ai-je pas dit que l'amour l'avait aveuglée et mise toute hors d'elle-même? Comme une folle, elle délirait, elle se lamentait, et chaque fois qu'elle tournait les yeux vers celui qui était plutôt son bourreau que son mari, elle le contemplait ni plus ni moins que si elle lui avait eu quelque obligation.
Pippa.—C'était de la folie et non de l'amour.
Nanna.—Dieu garde les chiens, Pippa; Dieu préserve les Maures d'un tourment pareil! Ah! oui, l'amour est une cruelle histoire, et crois-en une qui l'a éprouvé; crois-m'en, Pippa, l'amour, ah!... Pour moi, je préférerais mourir que d'endurer un mois la torture d'un homme qui n'a plus aucune espérance de ravoir la femme qu'il adore; j'aimerais mieux la fièvre. Se trouver sans un sou, ce n'est rien; avoir des ennemis, bagatelle; le vrai supplice, c'est celui d'un homme qui aime et qui ne dort, ni ne boit, ni ne mange, qui ne peut rester ni debout, ni assis; l'imagination toujours obsédée par elle, il s'épuise à y penser, mais ses idées ne peuvent pourtant pas s'assouvir en idée.
Pippa.—Tout le monde aime cependant.
Nanna.—C'est vrai; mais tous y gagnent ce visage pâle qu'à force de faire la putain finit par avoir le troupeau, le bataillon, l'innombrable quantité de filles folles, car sur cent putains quatre-vingt-dix-neuf n'existent qu'en perspective, comme disait la Romanello. Le putanisme, dans son ensemble, est tout semblable à une boutique d'épicerie tombée secrètement en faillite: elle a toutes ses petites boîtes bien en ordre, ses pots rangés à la file avec des étiquettes où on lit: dragées, anis, amandes confites, noix pralinées, poivre en grains, safran, pignons; mais ouvre celle-ci ou celle-là, il n'y a rien du tout dedans. De même les chaînettes d'or, les éventails, les bagues, les jolies robes, les coiffes les plus huppées sont les étiquettes des pots et des boîtes vides dont je te parle. Ainsi, pour un amoureux qui a lieu de se féliciter de son amour, il y en a mille qui en tombent dans le désespoir.
Pippa.—Revenez-en donc à votre histoire, si vous ne voulez pas qu'on dise que votre fil est emmêlé.
Nanna.—On ne le dira jamais, parce que les femmes sont des femmes, et que quand elles vont contre leur naturel, elles peuvent toujours répondre à qui les en reprend: «Vous ne savez pas ce que vous dites.» Or donc, la pauvre enfant ainsi trahie reste avec celui qui a saccagé son pays, tué son père et sa mère, et s'en va avec lui. Mais voici venir le moment où, étant grosse de lui, elle est sur le point d'accoucher. Le scélérat l'apprend et commande qu'elle soit jetée toute nue sur un buisson d'épines, pour que les pointes la déchirent, elle et son fruit. Hélas! elle montrait tant de courage qu'elle se déshabilla d'elle-même en disant:—«Ingrat! Est-ce la récompense de mon amour? Te semble-t-il qu'une reine mérite un pareil sort? Où jamais a-t-on ouï dire qu'un père assassinât son enfant avant qu'il eût commis aucun crime, avant même qu'il fût né?»
Pippa.—Miséricorde!
Nanna.—Comme elle prononçait ces paroles, les épines en furent attendries et s'écartèrent, de sorte que les herbes vertes et fraîches qui poussaient sous le buisson la reçurent dans leur lit; elle y mit au monde un poupon qui avait la ressemblance de celui qui le lui avait fait. Là-dessus, voici accourir un valet à face de démon qui prend la petite créature par le bras et dit:—«Le roi veut que je la tue, pour en finir en même temps avec sa haine, avec ta vie et avec ta sale race.» Ce disant, d'un coup de couteau, qu'il me semble sentir dans le cœur, il perça ce corps à peine formé, et la petite âme, qui vit le ciel avant d'apercevoir le soleil, eut le fil de sa vie coupé juste quand il y était fait le premier nœud. Mais une telle mort est plus douce que l'existence: mourir avant de savoir ce que c'est que la vie, c'est goûter là béatitude des saints.
Pippa.—Je vous crois, mais qui pourrait souffrir une pareille cruauté?
Nanna.—Cela fait, on la revêtit, et comme elle allait se noyer dans ses larmes, voici qu'on lui apporte dans un bassin d'or le lacet, le poison et le poignard. Quand l'infortunée entendit qu'on lui disait: «Choisis l'un de ces moyens qui par trois routes différentes te tireront d'embarras le corps et l'âme», sans s'effrayer ni s'émouvoir, elle prit la corde, le poison et le couteau, et s'efforça de s'ôter la vie des trois façons tout ensemble; n'y pouvant réussir, elle s'en prit au Ciel de ce qu'il ne consentait pas à ce qu'elle pût en même temps se pendre, s'empoisonner et se poignarder.
Pippa.—O mon Dieu!
Nanna.—Elle se noua la corde autour du cou, l'attacha quelque part et se lança dans l'espace; la corde se rompit et elle ne put mourir; elle but l'arsenic et n'en éprouva aucun mal, parce qu'étant encore enfant son père l'avait prémunie contre les poisons; elle s'empara du poignard, leva le bras pour se percer le cœur et, au moment où elle allait enfoncer la pointe, l'Amour se glissa entre le fer et son corsage, et lui montra le portrait de sa fausse idole, qu'elle s'était brodé sur le sein en soie de toutes couleurs; le couteau lui tomba des mains, car elle eut plus d'égards pour son image peinte qu'il n'en avait, lui, pour sa personne vivante.
Pippa.—Jamais plus on n'a entendu parler de choses si extraordinaires.
Nanna.—Lui, qui la haïssait plus que la mort, pour être du sang de son ennemi, ne va pas croire qu'il en devint plus pitoyable en apprenant cette marque de sa tendresse. Loin de là, il la fit précipiter dans la mer, qui était proche: les déesses marines la ramenèrent au rivage, saine et sauve.
Pippa.—Je veux brûler deux chandelles en l'honneur de ces déesses que vous dites.
Nanna.—Quand le serpent la vit sur le rivage, il appela un homme terrible et lui dit:—«Dégaine ton épée et coupe-lui le cou.» L'homme obéit, voici l'épée haute, elle retombe et Notre-Dame arrive au secours de la pauvrette.
Pippa.—Comment?
Nanna.—En faisant que l'épée ne la toucha que du plat.
Pippa.—Loué soit Dieu!
Nanna.—Ce n'est pas fini. Le cruel fit allumer un grand feu et la fit jeter de force dedans, mais elle ne brûla pas; dès qu'elle fut pour y tomber, le Ciel, qui en eut pitié, s'obscurcit tout à coup et versa une telle quantité d'eau que cela aurait pu éteindre, non seulement un monceau de copeaux et de branchages, mais les fournaises de l'enfer.
Pippa.—Honnête Ciel, Ciel miséricordieux!
Nanna.—Sitôt que fut éteinte la flamme, qui tâchait de s'élever en l'air avec la fumée, le peuple se mit à crier:—«Eh! sire, ne persistez pas à vouloir ce que ne veut pas Celui qui est là-haut. Hélas! pardonnez à l'innocente qui vous aime trop; c'est le trop d'amour qu'elle eut pour vous qui vous a permis de vous venger et d'obtenir la victoire.»
Pippa.—Et il ne fléchissait pas, en entendant de telles prières?
Nanna.—Est-ce que les porte-mitres sont accessibles aux supplications des honnêtes gens?
Pippa.—Patience!
Nanna.—Écartée du bûcher éteint par la pluie, en dépit de ceux qui intercédaient pour elle, on la fit entrer dans une cage où était enfermé un lion; la vérité pourtant c'est qu'à peine vint-il la flairer, par égard pour sa noblesse et de peur de faire mal à une femme si infortunée.
Pippa.—Dieu lui veuille du bien!
Nanna.—As-tu jamais vu un chien enragé qui mord jusqu'à ses propres pattes?
Pippa.—Oui, j'en ai vu.
Nanna.—Si tu en as vu, tu as vu ce diable incarné se ronger les mains de désespoir de ce qu'il ne pouvait se rassasier de son trépas. Il l'empoigna par les cheveux et la traîna au fin fond d'une cour où il la fit demeurer huit jours sans vouloir que personne lui portât à boire et à manger. Mais elle mangea tout de même, à son chien de dépit.
Pippa.—De quelle façon?
Nanna.—Demande-le à son désespoir et à ses larmes qui te diront comment ils lui servirent de pain et de vin. On ouvrit la maison et on la retrouva vivante, ce dont le mâtin de renégat s'en alla cogner de la tête par tous les murs. Après qu'il se la fut ainsi abîmée, à son grand dommage, il lia sa femme de sa propre main au tronc d'un arbre et la fit cribler de flèches par ses archers. Qui croirait que le vent, ému de compassion, écartait d'elle tous les coups et, partageant en deux la nuée de flèches, en faisait tomber la moitié d'un côté, la moitié de l'autre?
Pippa.—Gentil vent!
Nanna.—Voici maintenant la cruauté suprême. Gonflé de ce poison dont se gonfle quiconque ne peut noyer le feu que la colère lui a allumé dans le sein, il ordonna de la précipiter de la plus haute tour. Elle fut donc prise et menée sur le faîte; mais lorsqu'elle vit qu'on lui attachait les mains, elle s'écria:—«Les filles de roi doivent-elles donc mourir de la mort des servantes?» La tour touchait presque le ciel avec ses créneaux, et parmi les bourreaux qui devaient la précipiter il ne s'en trouvait pas un seul qui eût le cœur de regarder le peuple; d'en bas, les yeux écarquillés, il attendait le saut qu'elle devait faire malgré elle, tandis que la malheureuse, digne d'un meilleur sort, frissonnait de tout son corps en plongeant le regard dans si peu que ce fût de la profondeur. Le soleil, qui en ce moment luisait de tout son éclat, se cacha entre les nuages, de peur de la voir se fracasser. Pour elle, elle se mit à pleurer et fit de ses yeux un Tibre et un Arno; mais elle ne pleurait pas de la frayeur d'avoir à se meurtrir et à se briser en tombant; non, elle avait honte de rencontrer l'ombre de sa mère, dans l'autre monde; il lui semblait déjà être en présence de l'âme de sa mère, qui lui disait:—«O ciel, abîme, voilà celle qui me dépouilla de la chair dont je l'avais revêtue.»
Pippa.—Je n'en puis plus d'émotion.
Nanna.—Ne t'émeus pas encore. Lorsqu'elle se sentit soulevée de terre par ces cruelles mains, elle haussa la voix et dit:—«Vous qui restez après moi, excusez-moi auprès de ceux qui vivent actuellement et de ceux qui viendront plus tard; j'ai été coupable plus que personne, pour avoir aimé plus que personne...»
La Nanna venait d'achever ces mots quand des cris ébranlèrent la maison.—«Holà, Pippa», s'écria-t-elle, «holà, ma fille! Vite, un couteau; vite, coupez-lui ses lacets; de l'eau pour lui en jeter à la figure; aidez-moi à la porter sur le lit.» A ce vacarme accoururent les deux servantes qu'avait la Nanna; elles firent reprendre connaissance à la Pippa qui s'était évanouie rien qu'à voir l'autre précipitée en paroles du haut de la tour, semblable à ces femmes qui ne peuvent voir le sang couler sur les reins des Génois, dans la nuit du vendredi saint, quand derrière le crucifix ces insensés se déchirent à coups de discipline. Lorsqu'elle fut revenue à elle, la Nanna, pour ne plus lui donner de sujet d'émoi, ne voulut pas achever l'histoire qu'elle était en train de conter délicatement, sur la pointe du pied, car elle savait bien dire, quand le grillon lui trottait par la tête. Pendant qu'elle faisait apporter des réconfortants, voici la commère et la nourrice qui viennent frapper à la porte en toute assurance; les embrassades faites à la mère ainsi qu'à la fillette, la commère prit la parole: «Nanna—dit-elle—nous voulons demain, puisque c'est à moitié fête, et une fête chômée plutôt que non, venir jouir de ton jardin. Je serais bien aise que tu m'entendes et que tu me dises si je mets dans la bonne voie la nourrice, qui veut s'adonner à la ruffianerie.»—«Justement, je le désirais aussi—répondit la Nanna—et j'ai du dépit jusqu'au fond de l'âme de ce que vous n'étiez pas là à m'écouter, hier et aujourd'hui, quand je contais à ma Pippa comment il faut s'y prendre pour être une bonne putain et quelles sont les scélératesses que les hommes font aux putains comme aux autres. De même que je n'ai pas ma pareille (je ne dis point cela pour me vanter) dans l'art de la putanerie, toi, tu n'as personne qui te vienne à l'épaule dans celui de la ruffianerie. Venez donc, de toute façon, pour que ma petite coco, ma chérie, ma mignonne, vous écoute et, en vous écoutant, apprenne non à faire la maquerelle, mais à savoir se conduire vis-à-vis des maquerelles.»
Il ne se dit ni ne se répondit autre chose entre elles trois, mais le lendemain elles vinrent comme il était convenu, et lorsqu'elles s'assirent sous le pêcher il échut à la commère de se placer entre la nourrice et la Nanna; la gentille Pippa se mit en face de la commère. Au même instant une grosse pêche, la seule qui restât sur l'arbre, tomba sur la tête de la commère, ce qui fit que la nourrice s'écria en riant à n'en plus pouvoir:—«Tu ne peux nier maintenant que ton grand plaisir, jadis, c'était d'offrir ton panier de pêches.»—«Cela non—répondit-elle—le peu de fois ou le grand nombre de fois que j'y ai été forcée, il m'a semblé aller à la potence. Mais si l'argent fait tout et peut tout, quel miracle y a-t-il à ce qu'il nous fasse tourner à l'envers?» Après les rires qu'avait occasionnés la chute de la pêche, la Pippa se mit à écouter, la bouche ouverte, si attentivement qu'on aurait cru qu'elle voulait boire avec ses oreilles les paroles de la commère; celle-ci commença.
TROISIÈME JOURNÉE
La Ruffianerie
Ci commence la Troisième journée de la seconde partie des capricieux «Ragionamenti» de l'Arétin, dans laquelle la Nanna et la Pippa, assises au milieu du jardin, écoutent la Commère et la Nourrice converser sur la Ruffianerie.
La commère.—La maquerelle et la putain, ma chère nourrice, ne sont pas seulement des sœurs, mais des sœurs jumelles; Mme Luxure est leur mère, et messire Bordel est leur père: ainsi parlent les chroniques. Mais moi je croirais plutôt que la ruffianerie est fille de la putanerie ou mieux encore que la putanerie est issue du ventre de la ruffianerie.
La nourrice.—A quel propos veux-tu m'engager dans de semblables discussions?
La commère.—A propos de la cuisse que je voudrais voir se casser celui qui nous a ôté le haut du pavé, parce que force est que la maquerelle ait engendré la putain. Tiens-le pour chose assurée, cela est; mais si cela est, on ne devrait pas souffrir que n'importe quelle petite merdeuse de putain prenne place au-dessus de nous aux fêtes.
La nourrice.—Oh! très bien.
La commère.—Je m'émerveille de ce que Salomon n'ait pas mordu à ces subtilités-là. Mais n'importe, contentons-nous de notre métier; je vais te faire renaître en t'en racontant les finesses, et en temps et lieu je te montrerai comment la putain nous rend, sans le vouloir, les honneurs qu'elle nous doit; comment il n'est pas jusqu'aux seigneurs qui ne confessent notre supériorité en nous mettant, lorsqu'ils nous parlent en secret, a dextram patribus. Écoute-moi d'abord, tu pourras parler ensuite.
La nourrice.—Me voici attentive.
La commère.—Nourrice, je suis plus que sûre de ce que la Nanna que voici a pu enseigner à la Pippa, et je sais fort bien que faire la putain ce n'est pas le lot de la première venue. Cette vie-là, c'est comme un jeu de hasard, et pour une qui amène bénéfice, il y en a mille qui tirent blanque; néanmoins, faire la ruffiane demande encore plus d'adresse. Je ne nie pas que vouloir les séparer l'une de l'autre, ce soit se mettre dans l'embarras où se trouvent les mains quand, désireuses de se laver sans l'aide de personne, il leur faut se verser l'eau à elles-mêmes; toutefois la maquerelle pêche plus à fond que la putain: qu'on ne vienne pas me faire la moue là-dessus, c'est la vérité.
La nourrice.—Qui est-ce qui fait la moue?
La commère.—Que sais-je?
La nourrice.—Cela me paraît bien s'adresser à moi.
La commère.—Regarde une maquerelle qui a de la réputation grâce à ses talents, et tu croiras voir quelqu'un des plus fameux médecins du monde. Écoute-moi bien, si tu veux que je t'inculque mon savoir. Voici un médecin, grave dans sa manière de marcher, doctoral dans sa manière d'être debout; il parle par sentences, écrit par ordonnances et fait toutes choses en les mesurant à la pointe du compas. La foule s'adresse à lui, comme elle s'adresse à moi, me connaissant pour une femme entendue, habile, une doctoresse. Un médecin entre avec assurance dans toutes les maisons, et une maquerelle, qui sait ce qu'elle vaut, fait de même. Un médecin connaît les complexions, le pouls, les défauts, les biles, les maladies de l'un et de l'autre: la maquerelle connaît les lubies, les humeurs, le caractère, les vices de n'importe qui. Le médecin trouve remède aux maladies du foie, du poumon, de la poitrine, du flanc; la maquerelle, au mal de jalousie, de martel en tête, au mal de rage et au mal de cœur, tant pour les femmes que pour les hommes. Le médecin apporte réconfort, et la maquerelle consolation; le médecin vous guérit, et la maquerelle, en vous amenant dans votre lit la femme aimée, fait exactement la même chose. La mine joyeuse du médecin ragaillardit le malade, et la mine effrontée de la maquerelle rend la vie à l'amoureux; mais la maquerelle l'emporte d'autant sur le médecin que le mal d'amour est plus tenace et plus endiablé que le mal de l'utérus. Le médecin touche à chaque fois de bons écus, la maquerelle aussi, et ce serait tant mieux pour qui tombe malade si le médecin voyait dans les urines tout ce que voit la maquerelle sur le visage de quiconque vient lui demander aide et conseil. De même que le médecin doit être un gai parleur, rempli de bons contes, de même la maquerelle ne vaut rien si elle n'a toujours à point cent bonnes histoires. Le médecin sait promettre à qui se meurt de le guérir le lendemain, et la maquerelle redonne l'espoir à qui est en train de se pendre.
La nourrice.—Tu n'en laisses pas perdre une seule.
La commère.—Le médecin a des robes de plus d'une sorte; il porte celle-ci à Pâques, cette autre les jours de fêtes solennelles, une autre les dimanches; la maquerelle change d'habits, non selon les époques, mais selon les personnes avec lesquelles elle s'abouche, pour les mener à qui les attend. Supposé que j'aille parler à quelque noble dame ou à quelque riche courtisane, je m'habille en pauvresse pour les induire à prendre en compassion ma missive, puis celle d'autrui; chez les femmes de basse condition et de peu de moyens, je me montre dans tous mes atours, et ce que j'en fais, c'est pour me donner du crédit à moi-même, en même temps que de l'espérance à elles.
La nourrice.—Comment cela, de l'espérance à elles?
La commère.—L'espérance de s'enrichir en me croyant moi-même riche, grâce aux bons partis que je leur mets dans la main.
La nourrice.—Il faut vivre en ce temps-ci.
La commère.—Pour en revenir à ce que je te disais, le médecin a dans sa chambre des poudres, des eaux, des électuaires, des herbes, des racines, des cornets, des boîtes, des alambics, des cloches, des chaudrons et un tas d'autres savateries; la maquerelle n'a pas seulement toutes ces bêtises, elle a jusqu'à des esprits contraints par la magie à la servir, et elle jure qu'elle en tient un renfermé dans sa baguette. Le médecin, avec ses médecines, tire du corps à son malade ce qu'il y a de bon et ce qu'il y a de mauvais; la maquerelle, avec son savoir-faire, tire des escarcelles les ducats et les petits sous. Le médecin, pour qu'on croie en lui, doit être d'un âge moyen, et la maquerelle doit être de moyen âge pour qu'on ait confiance en elle. Mais, montrons-nous à découvert, venons-en à l'introibo, et pendant que je vais te narrer les procédés ruffianesques, rafle-les au passage, tâche d'apprendre, en voyant comment je m'y prenais, la façon dont tu devras t'y prendre.
La nourrice.—Si je l'apprendrai; ah!
La commère.—Entre tant d'autres dont j'ai usé, et dont j'userai encore (pourvu que je reste en bonne santé), je veux t'en conter une des meilleures. Moi qui ai toujours eu pour habitude d'aller flairer vingt-cinq églises chaque matin, attrapant par-ci une bribe d'évangile, par-là un morceau d'Orate fratres, par l'autre une goutte de Sanctus, Sanctus, de ce côté un tout petit peu de Non sum dignus, et ailleurs une bouchée d'Erat verbum, comme je reluquais toujours et celui-ci et celle-là, et celle-là et celui-ci, j'avise un jour un beau brin de gentilhomme, un de ces personnages qui se passeraient plutôt de boire et de dormir que de manquer même une fête sans vigiles, comme qui dirait Saint Joseph, Saint Jérôme, Saint Job et Saint Jean Bouche-d'Or. Il pouvait avoir trente-six ans, ou davantage, était bien vêtu, honnêtement, et pour autant que j'en pouvais présumer aux saluts que lui faisait tout le monde, c'était un savant, savant homme; il portait une longue barbe, noire et brillante comme un miroir. Ne va pas t'imaginer qu'il fût prodigue de ses paroles et de ses regards, non: placé tout auprès de l'eau bénite, il répondait aux saluts par des signes de tête, par des sourires graves, et s'il regardait les belles, c'était de telle façon que presque personne ne s'en apercevait. Quand l'une ou l'autre se mouillait le bout du doigt dans le bénitier, puis s'aspergeait la figure, il louait la main de la dame si galamment qu'elle passait outre avec un sourire et se plaçait de façon à ne pas le perdre de vue. Parfois il se plaçait sur un seul pied et, d'un air pensif et noble, faisait froncer ses épais sourcils sur son front sérieux; après être ainsi resté le temps d'un Credo, il se rassérénait le visage, nourrice, avec une grâce qui aurait ensorcelé jusqu'au goupillon à l'eau bénite.
La nourrice.—Il me semble le voir.
La commère.—C'est à ce particulier que ta bonne petite commère délibéra de jouer un tour, et elle le lui joua comme je vais te le dire, sœur. Jamais il ne quittait une église avant de la voir déserte de tout ce qui se trouvait de jolies femmes, et c'est à San-Salvador qu'il faisait les plus nombreuses stations. Je l'y aborde donc un beau matin qu'il avait tendu en grand ses embûches à l'adresse de je ne sais pas qui, et en l'abordant, feignant de le prendre pour un autre, je lui dis à voix basse d'un air joyeux:—«Que Votre Seigneurie ne s'éloigne pas; j'ai tant fait que la dame en question vous recevra, mais il ferait beau voir que je m'exposasse à de si terribles dangers pour tout autre que vous!» Le galant homme, en m'entendant parler de la sorte, comprit parfaitement que je me trompais de personne, mais en homme avisé il ne se troubla nullement et me répondit d'une bouche souriante:—«Vous ne faites pas le bonheur d'un ingrat.» En même temps le cœur commençait à lui battre dans la poitrine: ce frémissement que l'attente de la volupté donne à quiconque est sur le point de jouir lui embarrassait déjà la langue, et la couleur de son visage avait tourné au blanc et au rouge. Aussitôt je me dirige vers la porte et, regardant devant moi, je vois se montrer une petite putain de vingt sous, qui, selon ma recommandation, se rendait à l'église.
La nourrice.—Quelle ruse!
La commère.—Dès que je suis sûre que c'est bien elle, je fais un signe au messire et je lui dis de la main:—«La voilà.» Mon homme se lisse la barbe en la caressant de la main, et, se pavanant de toute sa personne, se redresse sur ses jambes, tousse, crache; moi, au moment où la nymphe s'approche de la porte, je redouble mes signes, et lorsqu'elle pénètre dans le sanctuaire, je la lui désigne d'un haussement de tête, puis je me retire à l'intérieur; à cet instant même, elle laissait tomber son gant et, se baissant pour le ramasser, s'avisait d'une gentille inadvertance.
La nourrice.—Dis-moi-la.
La commère.—En ramassant le gant, elle releva en même temps le bord de sa robe et laissa voir assez de ses jambes pour que le faucon désencapuchonné aperçût ses caleçons bleus et ses mules de velours noir, élégances qui le firent haleter de luxure. Mais voici qu'elle s'agenouille sur les marches du grand autel; je m'avance en jetant les yeux tout autour de moi, comme si j'avais grand'peur d'être surprise, je m'approche du galant et je lui dis tout bas, tout bas, tout bas:—«Allez lui lancer adroitement deux œillades; pendant ce temps-là sa servante fera le guet à la porte.»
La nourrice.—Ah! ah!
La commère.—Le gentilhomme m'obéit et, dès qu'il se fut rajusté ses habits sur le corps, déploya les grâces de cette façon de marcher toute nouvelle qui accorde trois pas au ducat, deux remuements de lèvres au Jules et un simple regard au quattrino; sur son visage, dans ses yeux, sur ses joues, sur sa bouche, il dessina l'amabilité d'un gracieux sourire en passant devant elle et s'arrêta un peu, afin de la pouvoir mieux considérer, mais avec une désinvolture qui ne pouvait pas être prise pour un trop grand empressement; la belle amie se couvrit seulement la joue gauche du bout de l'éventail et lui laissa voir le reste tout à son aise. En accomplissant deux ou trois fois ce manège, il parvint à lui dérober du regard quelques-unes de ses beautés, qui n'étaient cependant pas trop belles, et, après m'être placée derrière un pilier, je lui fis signe de venir. Quand il fut près de moi:—«Hein! que vous semble?» lui dis-je.—«Vraiment rien de bon», répondit-il; «mais je ne puis la voir comme je voudrais; je n'ai pas pu y parvenir.—Allons, lui répliquai-je, je veux que Votre Seigneurie l'examine et même la palpe à sa fantaisie. En advienne que pourra; pourvu que je fasse votre plaisir, tout m'est égal. Son mari est allé à la Magliana et ne rentrera pas avant le coucher du soleil; marchez donc tranquillement derrière moi, bien averti toutefois que je ne demeure plus dans mon ancienne maison, j'ai changé de domicile hier. Prenez garde aussi, en entrant où nous allons, d'être vu de personne.» Nourrice, sur ma foi, le Gratia agamus à grand'peine aurait su me remercier aussi chaleureusement que l'homme me remercia de mon «suivez-moi par derrière», et en m'entendant prononcer ce «prenez garde quand vous entrerez dans la maison que personne ne vous voie», il hocha la tête comme pour me dire: «Est-ce à un homme tel que moi que cela se recommande?»
La nourrice.—Je le vois, je te vois, je la vois, elle et sa servante et toutes vos simagrées.
La commère.—Je sors alors de l'église et je fais signe à Madame la drôlesse, la guenippe; elle me répond en branlant la tête qu'elle ne veut pas venir. Je cours vers elle et, les mains en croix, les yeux levés au ciel, le cou renversé, je fais mine de la conjurer, de la supplier pour qu'elle vienne. Tu peux croire si le bélître reniait sa confirmation en la voyant se démener de la sorte: son cœur lui trépassait dans le corps, comme à celui qui laisse échapper de ses mains un bijou précieux, qui va se casser. Le souffle lui revint, comme à celui qui en se réveillant s'aperçoit de la fausseté d'un songe où il lui arrivait malheur, lorsqu'il nous vit nous acheminer vers mon logis; et pendant qu'il marchait derrière nous, c'était chose risible de le voir poser la pointe des pieds dans les traces qu'il présumait provenir de la semelle de Mme Couche-avec-le-premier-venu.
La nourrice.—Quelles folies!
La commère.—Nous voici arrivées à la maison; j'ouvre la porte; en rentrant je regarde aux fenêtres des voisins, de peur qu'ils nous aperçoivent, et toute tremblante en apparence, mais toute joyeuse de si bien l'attraper, je me blottis derrière la porte et, après l'avoir attiré en dedans, je soupire, je frissonne, je me ramasse en moi-même en m'écriant:—«Gare à moi si cela se sait! Si du moins j'avais été à confesse, pour les cas qui peuvent advenir!—Mais non», fait l'autre, qui croyait déballer ses soies espagnoles et comptait s'en vanter après à tout le monde, «il n'y a pas le moindre danger, et quand bien même, quel homme croyez-vous donc que je sois?—Ne le sais-je pas bien?» répliquai-je.—«Soyez donc tranquille.» Tu te demandes la fin? Il entra dans la chambre avec la belle, et déjà la tentation de la chair lui sortait de la braguette; ses mains, plus hardies que celles des prêtres et des moines, voulaient faire des perquisitions non seulement dans le corsage, mais sub umbra alarum tuarum, comme disait l'enseigne de la boutique d'apothicaire du Pouzetta, de constipée, purgative et pulmonique mémoire. Moi qui pendant ce temps-là faisais le guet et ressemblais à une de ces espionnes qui sont cause que l'on prive, pour désobéissance, un pauvre serviteur de manger à l'office toute une semaine, je me précipite dans la chambre et, attachant fixement mes yeux sur la figure du galant signor, écartant mes bras et jetant mes mains en l'air, je m'écrie d'une voix étouffée:—«Ah! malheureuse infortunée, misérable que je suis! me voilà morte, me voilà cassée par morceaux!» Si tu as jamais fait attention à une chatte qui, au moment d'allonger sa griffe pour saisir n'importe quoi, voit tomber sur elle aux cris de «Au chat! Au chat!» une volée de coups de bâton, de sorte qu'elle ne fait qu'un saut et va se blottir sous le lit, tu vois la mine de notre homme resté en suspens, faute de saisir la cause de mes lamentations. Je continue: «Eh quoi; c'est ainsi que Votre Seigneurie, que j'ai prise pour un autre, se conduit envers moi? Doit-on traiter de la sorte une femme? De grâce, allez-vous-en où vous voudrez et, en vous retirant, promettez-moi de ne pas en ouvrir la bouche, parce que... parce que...» je voulais ajouter: «vous causeriez ma perte», mais je fis semblant de ne pas pouvoir dire le mot, étouffée par les larmes que j'eus l'adresse de me faire jaillir des yeux.
La nourrice.—Malheur à qui ne se doute de rien!
La commère.—Sitôt qu'il connut la raison de mon désespoir, il releva en riant sa large figure et me dit: «Allons donc! je ne suis pas celui que vous croyez, mais je vaux mille de ses pareils, et j'ai le moyen de dépenser, de jeter l'argent autant qu'homme au monde; je ne suis pas la trompette du déshonneur de qui que ce soit; au contraire, je suis plus discret que la cachette où l'on enfouit un trésor. Par conséquent, chère madonna, ne vous tourmentez pas de l'accident qui vous est arrivé: quand vous saurez ma qualité, vous bénirez le hasard qui m'a fait me prendre pour n'importe quel autre.» A ces paroles, je me réconforte un peu, je calme toutes mes agitations et lui dis:—«Votre mine m'en dit encore plus long que votre bouche, et tout est pour le mieux. Mais à vous dire vrai, le grand personnage, je vous parle d'un grand, grand, à qui je l'avais promise il y a plus d'une année, devait lui faire un riche cadeau.»
La nourrice.—Tu lui touchais un mot du riche cadeau pour le lui faire débourser, hein?
La commère.—Une taupe aveugle y verrait clair. Voilà qui est bien. Après m'avoir promis Montemari et sa croix par-dessus le marché, il se rapproche de la muchacha, comme dit don Diego; je tire la porte sur moi et je fiche le lampion d'un de mes yeux à travers une fente; je vois alors se darder leurs langues de la même façon que croisent le fil des épées ceux qui font de l'escrime pour s'amuser, et tout en les voyant, ces langues, tantôt dans sa bouche à lui, tantôt dans sa bouche à elle, je brochais des babines ni plus ni moins que si celle d'un mien marlou se fût trouvée dans ma bouche ou la mienne dans la sienne. Quand je le vis relever le cotillon, je poussai un gros soupir, un de ceux du temps du Sac; mais c'était un doux spectacle, un joli spectacle, que de lui voir peloter les fesses, les cuisses de la blanche main de Sa Seigneurie. Oh! les suaves paroles que susurrait la bouche de Sa Sagesse! Bientôt, voici frère Bernardo qui heurte à la porte du couvent: on la lui ouvrit sans le laisser mener grand tapage du frappoir, et il entra donnant de la tête dans tous les coins, trébuchant comme un ivrogne, pendant que toute heureuse, les yeux renversés, l'haleine sifflante, elle se trémoussait et faisait faire de la musique au bois de lit; puis les voici qui s'arrêtent, voici qu'ils ont achevé.
La nourrice.—Ne disais-tu pas qu'elle était comme la viande d'Isdrau, dont on dit que qui en a mangé une fois n'en veut plus?
La commère.—Je t'ai dit que c'était une fille de quatre sous, mais elle lui parut excellente, grâce à ce que je devais la procurer à un autre. Je ne dis pas de mensonge, et la preuve en est dans les trois ducats à l'effigie du pape Nicolas, tout moisis, tout rouillés de ce vert-de-gris qui s'amasse sur l'or des avares, qu'il lui ficha dans la main en lui disant:—«Demain soir, je veux que nous couchions ensemble.» Et il y couchait, si le diable ne s'était mis à la traverse.
La nourrice.—Comment, à la traverse?
La commère.—En sortant de chez moi, il rencontre un de ses amis qui lui dit: «D'où diable venez-vous? Qui jamais aurait cru vous rencontrer dans ces parages? Bien sûr, bien sûr, Ruffa, la commère, vous aura joué quelqu'un de ses tours.» Il n'en fallut point davantage, nourrice: informé de ce que j'étais, il se mit à rire, en homme sage, et confessa de quel lacet je m'étais servi pour le prendre au piège.
La commère.—Ah! ah! ah!
La nourrice.—Il faut qu'une maquerelle ait une grande audace, une grandissime audace; en voici une raison militaire. Si l'homme ainsi bafoué par moi avait été un de ces «notre, votre putain», je tâtais du tiens-toi tranquille, et rendre les ducats eût été la moindre mésaventure. Par conséquent, force est de s'armer d'une langue qui ait le fil, d'un cœur qui ait de l'audace, d'une présomption qui partout pénètre, d'un front effronté, d'un pied qui jamais ne trébuche, d'une patience qui supporte tout, d'un mensonge qui s'obstine à tout, d'un oui qui cloche et d'un non qui se tienne ferme sur ses quatre jambes. Le métier de maquerelle? oh! oh! oh! Qu'on ne doute pas de la science qu'il exige; il ramènerait à l'école les maîtres des écoliers. Ce n'est pas une plaisanterie: c'est à l'école de ruffianerie qu'ont pris le bonnet de docteur les Sybilles, les Fées, les Striges, les Esprits, les Nécromanciennes, les Poétesses.
La nourrice.—On peut t'en croire.
La commère.—Le talent de la maquerelle se pourrait couronner de laurier, canoniser, imprimer au-dessus de tout autre; j'ai lu la Bible, oui, madame, je l'ai lue, et non seulement les juifs, mais leurs synagogues sont restés bouche close quand je leur ai fait voir que les maquerelles avaient tourné la tête de Salomon; juge maintenant si elles ont mis leurs griffes sur les écus.
La nourrice.—J'ai pourtant vu en peinture sur une serge verte, non, rouge, qui venait de Florence, comment Salomon, faisant semblant de vouloir que l'on coupât en deux l'enfant vivant et commandant que l'on en donnât à chacune la moitié, connut de cette façon, par le cri que poussa celle qui dit: «Donnez-le-lui tout entier», quelle était la mère de l'enfant mort.
La commère.—Salomon cloua le bec à une putain, non à une maquerelle.
La nourrice.—C'étaient des putains, tu as raison.
La commère.—Quelle belle industrie que celle d'une maquerelle qui, ayant tout le monde pour compère ou pour commère, pour filleul ou pour parrain, trouve moyen de se faufiler par tous les trous! Les modes nouvelles de Mantoue, de Ferrare ou de Milan prennent modèle sur la maquerelle; c'est elle qui imagine toutes les façons d'arrangements de chevelures du monde entier; qui, en dépit de la nature, trouve remède à toute imperfection, soit de l'haleine, soit des dents, des cils, des tétons, des mains, du visage, du dehors et du dedans, du devant et du derrière. Demande-lui en quel état est le ciel: elle le sait aussi bien que Caurico, l'astrologue, et l'Enfer est sa propre chose; elle sait ce qu'il faut de bois pour faire bouillir les chaudières où cuisent les âmes des monseigneurs, ce qu'il en coûte de charbon pour rôtir celles des seigneurs, et cela tout simplement parce que messire Satanas est son compère; la lune ne décroît ni ne croît sans que la maquerelle le sache; le soleil ne se couche ni ne se lève sans la permission de la maquerelle, et les baptêmes, les confirmations, les noces, les accouchements, les décès, les veuvages sont au commandement de la maquerelle; jamais n'arrive l'un ou l'autre de ces événements que la maquerelle n'y tienne par quelque attache. Avec toutes gens qui passent dans la rue la maquerelle s'arrête à faire un bout de causette, et je ne te parle pas de ceux qui la saluent de la tête, d'un petit signe, d'un mouvement de coude, d'un clignement d'œil.
La commère.—Je l'estime ce qu'elle vaut, et je sais que tu veux que tel soit mon sentiment; poursuis donc.
La commère.—Si elle heurte un sbire, elle lui dit; «Tu t'es conduit hier en vrai paladin, quand tu as mis la main sur ce filou.» Tombe-t-elle sur un coupe-bourse, elle s'approche de son oreille et lui dit: «Coupe-les adroitement.» La voici qui donne du corps contre une religieuse: elle la salue et lui demande des nouvelles de l'abbesse, des jeûnes qu'elles pratiquent. Elle aperçoit une putain, s'arrête près d'elle et de prime abord lui dit: «Vous êtes plus jolie que Meni-la-Testa»; rencontre-t-elle un hôtelier, elle lui dit: «Traitez bien les voyageurs»; elle dit à un intendant: «Achetez de la bonne viande»; à un tailleur: «Ne volez pas sur le drap»; à un boulanger: «Ne brûlez pas le pain»; à un enfant: «Te voilà grand garçon, tâche de bien étudier»; à une bambine: «Tu vas à l'école, hein? fais-toi enseigner le point croisé»; au maître d'école: «Donnez des coups de palette, donnez du cheval, mais avec discrétion, parce que quand l'âge n'y est pas, l'intelligence n'y est pas non plus»; à un frère convers: «Adonc, vous dites votre chapelet au lieu de l'office, est-ce que vous ne savez pas lire?»; à un paysan: «La récolte sera-t-elle bonne, cette année?»; à un soldat: «Est-ce que la France fera toujours des siennes?» Voici qu'elle rencontre un domestique, elle lui dit: «Ton salaire court toujours; as-tu trop de besogne? ton patron est-il d'humeur bizarre?»; elle va demander à un clerc s'il est de l'Épître ou de l'Évangile; elle trouve un vaurien et, d'un mot, lui fait carillonner les Sept Allégresses. Elle dit à un moinillon: «Ne réponds donc pas si fort à la messe, et n'allume donc pas le cierge avant qu'on en soit à l'élévation: cela coûte trop cher»; elle s'abouche avec un vieux et lui dit: «Ne mangez rien au maigre, par ménagement pour votre toux»; puis elle se met à lui dire: «Vous rappelez-vous quand... hein?» Elle voit un marmot et lui crie: «Viens là, ta mère et moi nous sommes la chair et l'ongle; que de baisers et de tapes sur le cul je t'ai donnés! Deux années à la file tu as dormi à mes pieds, et sur ta figure il me semble voir ses mines toutes crachées.» Maintenant voici qu'elle rencontre un jeune homme, elle lui dit: «J'ai découvert une jolie petite, un comte s'en lécherait les doigts»; à peine a-t-elle aperçu un ermite, qu'elle lui dit en soupirant: «Dieu vous a touché le cœur; nous autres, ce sont les mondanités»; elle se heurte contre une veuve et se met à pleurer avec elle son mari, mort il y a dix ans; elle voit un spadassin et lui dit: «Laisse donc les querelles tranquilles»; un moine, elle lui demande si le carême viendra tard l'an prochain.
La nourrice.—A cette heure, oui, tu les as toutes dites.
La commère.—Crois-tu, par hasard, que la maquerelle entre en conversation avec tant de sortes de gens pour son plaisir? Tu n'y es pas; ce qu'elle en fait, c'est pour le gain qu'elle cherche à tirer des diverses conditions tant des hommes que des femmes, et pour faire voir qu'elle est aussi bonne au bois qu'à la rivière. Mais je ne t'ai parlé que des bagatelles que la maquerelle opère de jour; venons à ses œuvres de nuit maintenant.
La nourrice.—Oui, de grâce.
La commère.—La nuit, la maquerelle est comme les chauves-souris, qui volettent sans s'arrêter, à l'heure où les hiboux, les ducs, les chats-huants, les chouettes sortent de leurs trous. Ainsi, la maquerelle sort de son lit et va fureter dans les monastères, les couvents, les cours, les bordels, toutes les tavernes; d'un endroit, elle tire un moine, d'un autre, une nonne; elle procure à celui-ci une courtisane, à celui-là, une veuve; à l'un, une femme mariée, à l'autre, une pucelle; elle contente les laquais avec les servantes du messire et console les intendants avec l'épouse d'un tel; elle charme les plaies, cueille les herbes, conjure les esprits, arrache les dents aux morts, déchausse les pendus, ensorcèle des cartes, noue les étoiles, dénoue les planètes et parfois reçoit une bonne volée de coups de bâton.
La nourrice.—Comment, des coups de bâton?
La commère.—Il est impossible de contenter tout le monde et plus encore de sortir de toutes affaires les mains nettes; mais patience, comme dit le Loup à l'Ane. Il faut, ma petite sœur, en passer par où passent les renards, qui non seulement connaissent toutes les ruses, mais davantage, ce qui ne les empêche pas d'être tantôt chassés de leur tanière où on les enfume, tantôt écorchés dans quelque filet, tantôt engloutis dans la gueule d'un sac; et combien y en a-t-il qui laissent la moitié de leur peau, un bout de leur queue et de leurs oreilles entre les crocs des chiens? Ils n'en continuent pas moins à rôder dans les maisons et à se glisser dans les poulaillers. Écoute-moi bien: après avoir comparé la maquerelle au médecin, je la compare encore au renard. Voici: la maquerelle ne travaille ni veuve, ni pucelle, ni femme mariée, ni religieuse (je ne parle pas des putains) dans son propre quartier; le renard non plus ne croque pas les poulets de son voisinage, et il en agit ainsi par ruse: il serait tout de suite attrapé.
La nourrice.—Malice de renard, hein?
La commère.—Le renard tombe au milieu des poulets endormis; la première chose qu'il fait, c'est d'étrangler le coq, de peur que son «cocorico» n'éveille les poules qui sommeillent; la maquerelle, grâce à son adresse, écarte, étrangle tout scandale; de sorte que, trouvée par le frère, par le mari, par le père en train de causer avec Mme Spantina, elle peut les envoyer promener par-dessus l'épaule; et puisque le renard se risque à risquer le risque auquel l'exposent ses défauts, afin que la maquerelle, ayant son exemple sous les yeux, y puise l'assurance de toutes les aventures, je veux te conter un bon tour au moyen duquel il se fit donner au diable et en même temps éclater de rire certains muletiers.
La nourrice.—Ah! ah! je ris avant que tu ne le dises.
La commère.—Je sens mon âme me tomber entre les doigts quand je pense que tout ce qu'il y a de douce béatitude dans l'état de maquerelle nous a été dérobé par les dames et les madames, les sires et les messires, les courtisans et les courtisanes, les confesseurs et les nonnes. Sache-le, nourrice, en ce temps-ci, les entremetteurs gouvernent le monde; les entremetteurs sont ducs, marquis, comtes, chevaliers; ils sont, tu me forces à le dire, rois, papes, empereurs, grands-turcs, cardinaux, évêques, patriarches, sophis et tout. Nous, notre réputation s'en est allée à vau-l'eau et nous ne sommes plus ce que nous étions. Je me souviens du temps où notre industrie était dans sa fleur.
La nourrice.—Oh! n'y est-elle plus, si les personnes dont tu parles s'en mêlent?
La commère.—Elle y est pour elles, oui; mais pour nous, il ne nous reste uniquement que l'infamie du nom de maquerelle; quant à ces gens-là, ils se promènent gonflés de distinctions, de faveurs et de rentes. Ne va pas croire que ce sont les talents qui font parvenir aux grandeurs dans cette sale Rome et partout; non, c'est la ruffianerie qui se fait tenir l'étrier, qui se fait habiller de velours, qui se fait emplir la bourse, qui se fait saluer à coups de chapeau. Bien que je sois une de celles qui ont du sang dans les veines, lis aussi le grimoire des autres, et ensuite gouverne-toi comme il faut. Tu as bon commencement, bonne apparence, tournure galante; un babil animé, subtil, toujours à propos; le verbi gratia au commandement; quelque chose d'aimable dans la plaisanterie; tu es remplie de dictons et de proverbes, audacieuse, dissimulée, espionne de ce que chacun fait; tu sais en donner à garder, nier comme un voleur; le mensonge est ton œil droit; tu t'accommodes de tous gens; tu tiens serré ce que tu possèdes; tu sais t'enivrer à la bouteille d'autrui, te rassasier à la table du voisin; tu sais jeûner, sans qu'il soit vigile, quand tu es chez toi. Avec tous ces talents et en y joignant ce que, peu ou prou, tu emprunteras aux miens, nous pourrons marcher.
La nourrice.—Cela te plaît à dire, mais je n'ai pas la berlue au point de ne pas savoir que je ne possède de talents d'aucune sorte; si j'ai l'espoir de devenir quelque chose, ce serai grâce aux tiens.
La commère.—Comme tu voudras, mais où en étions-nous?
La nourrice.—Au renard des muletiers.
La commère.—Ah! ah! l'histoire est bonne. Un vieux renard..., il était tout chenu, tout blanc et tout madré, plus malicieux, plus pervers que celui qui dit à compère le Loup, pendant que le pauvre hère dévalait dans le seau pour le faire sortir du puits: «Le monde est fait en escalier; l'un monte, l'autre descend...»
La nourrice.—Il vous l'attrapa bien; que veux-tu de plus?
La commère.—... Un renard de tous les renards ayant envie de manger du poisson tout son soûl s'en alla du côté du lac de Pérouse, avec la plus grande fourberie que jamais fourbe imagina, et après être resté quelque temps à songer sur le bord, la queue immobile, son museau pointu en avant, les oreilles tendues, vit venir à petits pas une troupe de muletiers qui, pendant que les mulets attachés à la file le long d'une corde rongeaient une poignée de paille placée dans la muselière qu'ils portaient aux naseaux, bavardaient ensemble de la rareté du gardon, de l'abondance du brochet, faisant grand éloge de certaine tanche qu'ils avaient ce matin dévorée, avec le chou et la sauce aux noix pilées, et projetaient de donner les derniers sacrements à une grosse anguille, dès qu'ils auraient déchargé leurs bêtes. Le renard les eut à peine aperçus qu'il se mit à rire à sa façon et se coucha en travers du chemin absolument comme s'il était mort; lorsqu'il les vit s'approcher, il retint son souffle, comme le retient un homme qui plonge sous l'eau, et les jambes étendues, allongées, il ne bougeait ni plus ni moins que s'il eût été trépassé. Les mulets le virent de loin et s'écartèrent, montrant plus de compassion que les muletiers qui, à sa vue, poussant ces oh! oh! oh! que l'on pousse lorsqu'on voit le lièvre s'escarpiner haut d'une toise dans un champ de blé, coururent s'en saisir pour gagner la peau. Mais comme ils l'empoignèrent tous en même temps et que chacun la voulait pour soi seul, peu s'en fallut qu'ils ne se coupassent en morceaux, criant de leurs voix de muletiers:—«C'est moi qui l'ai vu le premier!—J'ai mis la main dessus avant toi!» Si l'un des plus anciens n'y avait remédié en prenant un caillou noir et une poignée de cailloux blancs, qu'il jeta dans un chapeau après les avoir bien remués sens dessus dessous, de sorte qu'après que le sort eut décidé en faveur de l'un d'eux, tout le monde se calma, sans aucun doute ils se cognaient joliment.
La nourrice.—Souventes fois, les querelles finissent par des coups d'épée ou des coups de lance.
La commère.—Celui à qui le sort avait fait échoir le renard le sentit chaud en le touchant et dit:—«Par Dieu, il vient de mourir à l'instant, et de graisse, autant que je puis comprendre.» Cela dit, il le mit en dessus des paniers d'un de ses mulets et rejoignit la troupe. Toute l'agitation étant calmée, ils reprirent leur marche, selon leurs mœurs et coutumes, pour la commodité de cette bonne pièce de renard qui, sans être vu, se retourna tout doucement et, partagé entre la faim qui le poussait et l'envie qui l'obsédait, fit un bon trou dans le poisson des maudits paniers et, après avoir mis à sac tout ce qui restait dans les deux, bondit d'un de ces sauts que les renards savent exécuter pour franchir un fossé, quand ils ont le bouff, baff, biff des chiens à leurs trousses. Un des muletiers s'en aperçut, il cria:—«Holà, le renard!» et courut vite à l'endroit où l'on avait mis le prétendu mort; il ne le vit plus et, à la confusion de celui qui voulait se battre pour l'avoir, ils faillirent crever de rire comme Morgant.
La nourrice.—Margutte, tu veux dire.
La commère.—Oh! Morgant!
La nourrice.—Margutte, Margutte.
La commère.—Je vais maintenant t'en dire une des miennes, non moins fine que celle du renard, et dont je vins à bout sans avoir la moindre vieille frayeur. Un gentil gentilhomme, jeune de vingt-neuf ou trente ans, était malade, bien malade de certaine veuve jolie et honnête, fort riche, on ne peut plus distinguée, avec laquelle j'entretenais quelques familiarités, par-ci par-là. Sachant que j'avais le renom d'être fameuse dans notre industrie, il vient à moi tout brisé, maigre, si mécontent du destin, qu'il aurait pu regarder sans rire un de ces Allemands costumés en prélats, mitre en tête et juchés sur une mule, in illo tempore. Moi qui voyais bien cela, sans en avoir l'air, je le réconforte en lui disant:—«Eh quoi, Votre Seigneurie se laisse hacher menu par le désespoir? Que devraient donc faire les pauvres diables, si un joli garçon, un richard s'avilit de la sorte?» Il ne pouvait me répondre, à cause des sarabandes que ses soupirs dansaient autour de ses paroles; il regardait le ciel, claquait des dents en me lâchant un «C'est comme cela,» il se consumait. Aussitôt, voici une hirondelle qui en voletant me fiente sur l'épaule; je lui dis: «Bon augure! bon augure!» Il relève la tête et, tout ragaillardi, me demande:—«Pourquoi bon augure?»—«Parce que l'hirondelle, qui se tourmente sans cesse, m'indique que votre tourment prendra fin.»
La nourrice.—Est-ce que tu crois aux augures?
La commère.—Je crois aux songes, oui; mais si je pense aux augures, que la peste me vienne! Il faut pourtant les consulter pour faire que les autres y aient confiance, et jamais je n'aperçois une corneille ou un corbeau sans en donner l'interprétation, selon qu'ils ont ou non la queue tournée du côté du cul. S'il tombe une plume d'un oiseau qui vole, d'un coq qui chante, vite je l'attrape et je la mets à part, donnant à entendre aux nigauds que je sais bien quoi en faire. Si on dépouille un bouc ou une chèvre, je suis là pour en emporter la graisse. Si on enterre quelqu'un, je déchire quelque petit morceau de ses habits. Si on dépend des pendus, je leur enlève des cheveux, des poils de barbe. A l'aide de ces bêtises, je plume quelque bon nigaud possédé du désir d'avoir, par le moyen de la magie, toutes les belles qu'il voit. Je t'enseignerai, tu n'as qu'à m'écouter, comment on charme les fèves, comment on les jette en l'air et l'oraison qu'il faut dire et toute la litanie.
La nourrice.—Tu m'as tiré la demande de la bouche.
La commère.—Je fais encore profession de dire la bonne aventure, et avec une autre galanterie que celle des Zingari, quand ils vous regardent dans la paume de la main. Quels gredins de pronostics je tire de mes connaissances en physionomie! Il n'existe pas de mal que je ne guérisse, par paroles ou par ordonnances, et quelqu'un ne m'a pas plus tôt dit: «J'ai telle maladie», que je lui en donne le remède. Sainte Apolline[18] n'a pas autant d'ex-voto placés à ses pieds que j'ai été de fois réclamée pour le mal de dents, et si tu as jamais vu la séquelle attendre que le marmiton des moines arrive avec les écuelles de soupe, tu vois d'ici celle qui vient le matin, de bonne heure, faire la cour à ma porte. L'un veut que j'aille parler à une femme que j'ai vue à tel endroit, il y a deux jours; l'autre veut que j'aille porter une lettre; celle-ci me dépêche sa servante pour un épilatoire à se mettre sur la figure; cette autre vient en personne pour que je lui fasse un sortilège. Mais j'entreprends de carder de la soie si je veux te dire tout ce à quoi je suis bonne.
La nourrice.—J'en méprise Lanciano, Ricaniati et tout ce qu'il y a de foires au monde.
La commère.—Je suis sortie du sentier pour entrer dans le champ ensemencé. J'avais entrepris, je crois, de te conter l'histoire de celui qui se raccrochait à l'espérance, grâce à la fiente de cette hirondelle qui m'avait fait caca sur l'épaule.
La nourrice.—Ce caca te déplaît dans la bouche. On dirait que par ce temps-ci il faut cracher de la manne, si l'on ne veut encourir le blâme de ces femmes qui assourdissent les boulangeries et les marchés. C'est une chose étrange que l'on ne puisse dire cu, po et ca.
La commère.—Je me suis cent fois demandé à quel propos nous devions avoir honte de nommer ce que la Nature n'a pas eu honte de faire.
La nourrice.—Je me le suis demandé aussi; mais, bien mieux, il me semble qu'il serait plus décent de montrer le ca, la po et le cu que les mains, la bouche et les pieds.
La commère.—Pourquoi?
La nourrice.—Parce que le ca, la po et le cu ne profèrent pas de blasphèmes, ne mordent pas, ne crachent pas à la figure des gens, comme font les bouches, ne donnent pas de crocs-en-jambes, comme font les pieds, ne prêtent pas de faux serments, ne bâtonnent, ne volent et n'assassinent personne, comme font les mains.
La commère.—Il fait bon causer avec toute sorte de monde, parce que de chacun l'on apprend quelque chose. Tu as des idées, tu as de la tête, tu marches dans la bonne voie; c'est vrai, l'on fait grand tort à la po et au ca, qui mériteraient d'être dorés et portés au cou en guise de joyaux ou de servir de pendants d'oreilles, de médailles à la toque, non seulement pour la douceur qui en découle, mais pour leurs vertus propres. Voici par exemple un peintre qui est recherché de tout le monde, rien que parce qu'il barbouille sur une toile ou sur une planche un beau jeune homme, une belle jeune fille, et on les paye au poids de l'or pour les représenter en couleurs; mais les objets dont nous parlons vous les fabriquent en belle chair vive, et leurs produits on peut les embrasser, les baiser, en jouir; bien mieux, ils fabriquent les empereurs, les rois, les papes, les ducs, les marquis, les comtes, les barons, les cardinaux, les évêques, les prédicateurs, les poètes, les astrologues, les gens de guerre; ils dons ont fabriquées, toi et moi, ce qui importe bien plus. C'est donc leur faire grand tort que de déguiser leurs noms, quand on devrait les chanter en sol, fa.
La nourrice.—La chose est claire.
La commère.—Maintenant, à mon homme au coup de marteau. Dès que je l'eus ragaillardi à l'aide du caca de l'oiseau, il me prit la main et me refermant le poing y laissa un ducat. Moi, avec ce «Non, il ne faut pas; j'en ferais bien d'autres pour Votre Seigneurie,» que les médecins et les maquerelles ont toujours dans la bouche, je mis le ducat dans ma poche et me tournant vers notre homme d'un air plus amical qu'auparavant:—«Je vous promets et je vous jure», lui dis-je, «de faire tout mon possible»; mais à mon «peut-être», à mon «mais», il pâlit et s'écria:—«Pourquoi mettre un peut-être et un mais?—Parce que», lui répondis-je, «l'affaire est difficilissime et périculosissime.» Je ne disais pas cela pour rire, aucune maquerelle ne s'y était encore risquée, à cause qu'elle avait un frère soldat dont la barbe et l'épée auraient fait frissonner l'été et donné la sueur à l'hiver. Lorsqu'il me voit au bout du compte esquiver sa volonté, il me plante un autre ducat dans la main et tout en disant: «Vous faites trop», je le mets à côté de son camarade, puis j'ajoute: «Ne craignez rien; j'ai songé à une malice qui sera bonne et profitable; c'est-à-dire je n'y ai pas encore songé, mais je vais y songer cette nuit et je la trouverai pour sûr. Dites-moi donc son nom, où elle demeure, de quelle famille elle est.» Il se met à mâchonner de l'absinthe, se tortille et ne se fie pas d'abord à me le dire; puis il fait un effort et me le confie.
La nourrice.—Dépêche-toi donc.
La commère.—Doucement, nourrice, il faut conter les choses de la manière qu'elles sont arrivées. En entendant prononcer le nom de la divine, je pince les lèvres, j'arque les sourcils, je plisse le front et avec un grand soupir je tire les deux ducats du fond de ma poche, je les regarde, je les retourne et je fais mine d'être en suspens si je dois les rendre; lui, qui ne tient pas du tout à les ravoir, sue à grosses gouttes. Je lui dis alors:—«Mon cher signor, ce sont là des affaires à nous miner de fond en comble; si c'eût été n'importe quelle autre, je la mettais dans votre lit avant huit jours.» Ici, il faut que je te dise la vérité: un petit ducat, qu'il envoya rejoindre les autres, me décida; je lui promis de réussir et lui enjoignis de passer le lendemain, après vêpres, devant la maison de sa belle.
La nourrice.—Tu fis bien.
La commère.—La jeune dame était veuve, prête à se remarier, et je le savais bien, puisque j'avais la main dans son mariage. Je prends donc une corbeille pleine de frisettes absolument semblables à ses cheveux et je vais aussitôt frapper chez elle. Pour te dire tout, je n'étais pas sans avoir quelques privautés au logis, et le bon ami ne l'ignorait pas, mais il feignait de ne pas le savoir, me voyant feindre de n'avoir aucune connaissance de ce côté. Comme je frappais, ma bonne étoile voulut que ce fût elle qui tirât le cordon, croyant que j'étais une juive que sa mère avait envoyé chercher pour qu'elle apportât justement des frisettes.
La nourrice.—On tombe juste par hasard sur une chose qu'il ne serait pas possible de rencontrer en un an.
La commère.—C'est vrai. J'avais le pied sur le seuil, lorsque avec une vive allégresse elle dit à sa maman:—«Bonne chance nous arrive: voici la commère.» Moi, je monte aussitôt l'escalier et je fais mille salutations à la maman, qui se montrait sur le palier, je touche la main à la fille et je m'assieds, tout essoufflée, ayant peine à reprendre vent. Après un moment de repos, j'ouvre la corbeille et je dis:—«Mes belles dames, ne vous laissez pas échapper des mains ces frisettes-là; vous pourrez les avoir pour un morceau de pain», et m'approchant à l'oreille de la vieille, je lui dis: «Elles viennent d'une marquise.» En ce moment je ne sais qui appelle la mère et je reste seule avec la petite veuve. Tu peux croire si je lui fis compliment de sa grâce, de sa gentillesse, de sa beauté. «Quels yeux vifs! quelles joues fraîches! quels sourcils noirs! quel front large! quelles lèvres de roses!» lui disais-je, et j'ajoutais: «Quelle douce haleine! quelle gorge! quelles mains!» Elle riait, en se trémoussant. Mais voici que la maman revient, toute troublée, et, selon ce que j'appris plus tard, son émoi avait pour cause certaine personne qui était venue défaire le mariage. Cet accident ne rompit nullement mes intrigues, car la veuve me dit:—«Revenez demain; je veux les avoir à tout prix.» Je reviens; la mère était avec une femme qui voulait raccommoder le mariage et je restai trois heures d'horloge avec la veuve, qui me donna à goûter, m'emmena dans sa chambre et me dit:—«Laissez-les-moi; maman les achètera pour sûr.» Moi qui ne cherchais pas autre chose, je les lui laisse et, comme elle se mettait à la fenêtre avec moi, je m'écrie:—«La belle vue! quelle rue, bon Dieu! Il ne passe peut-être personne par ici. Non!» Au moment où elle se penchait gentiment, regardant de côté et d'autre, j'aperçois son amoureux fou et je me prends à lâcher un éclat de rire le plus démesuré et le plus bruyant qu'on ait jamais ouï; je riais, je riais, je riais! et plus je riais, plus je redoublais de rire, de sorte que la veuve, sans savoir pourquoi, se mit à rire aussi et tout en riant me dit:—«De quoi riez-vous donc? dites-le-moi, si vous me voulez du bien.» Je ne lui réponds que par des ah! ah! ah! et je lui donne une envie de le savoir, une envie à marquer le fruit d'une femme qui aurait été enceinte.
La nourrice.—Que signifiaient tes éclats de rire?
La commère.—Elle avait beau me supplier, moi je ne faisais que rire, et bien sûr, nourrice, l'estrapade que me donnait la douceur de ses supplications aurait ébranlé un de ces traîtres larrons qui, attachés à la corde, refusent de fléchir, quelle que soit l'amertume des menaces du bargello et du gouverneur; de même que du gredin on ne peut rien tirer, sinon des cris, de même elle ne tira rien de moi, sinon des éclats de rire. Mais je n'en suis encore qu'aux fariboles.
La nourrice.—Quelles fariboles?
La commère.—Je ne revins pas le lendemain du jour aux éclats de rire, et le surlendemain encore moins, car la seconde fois que j'y retournai, je parvins de la plus jolie façon à lui montrer celui qui, cuisant tout de bon, usait le pavé de la rue à force d'y passer continuellement, sans qu'elle y eût jamais fait attention. J'avais si bien mis la puce à l'oreille de la veuve qu'elle ne put dormir de la nuit du désir de savoir pourquoi je riais, et qu'elle se mit à faire le compte de tout ce qu'elle pouvait avoir de défauts, pensant que c'était cela qui me faisait rire. Elle en rompit la tête à sa mère et la décida, non pas à m'envoyer chercher, mais à me venir voir en personne; la maman poussa ma porte juste au moment où j'informais l'amoureux de sa fille de tout ce que j'avais fait, et, comme il m'avait vue avec elle à la fenêtre, il avala cinq ou six bons contes que je lui fis tout exprès.
La nourrice.—Donnes-en, donnes-en au benêt.
La commère.—En apercevant la maman, je lui dis avec une révérence ruffianesque: «Votre humanité fait honte à mon ânerie, qui supporte qu'une dame comme vous daigne visiter son humble servante dans un taudis.» Elle, en femme inquiétée de sa fille restée veuve la première année de mariage, me prie de venir chez elle tout de suite. Je m'avisai bien que mon rire à gorge déployée l'avait mise en suc et je lui répondis:—«J'y vais à l'instant»; mais je n'y allai pas du tout pour qu'elle n'en eût que plus envie de me voir venir.
La nourrice.—N'informas-tu pas le galant du but que tu avais en poussant tes éclats de rire?
La commère.—Tu penses bien que si.
La nourrice.—Et à quoi servaient-ils, ces rires?
La commère.—A ce que ma ruffianerie allât tout droit au salvum me fac. Je redoutais le frère, qui venait quelquefois à la maison; j'avais encore peur que la mère soupçonnât la malice et je craignais que la veuve, dès qu'il serait question de son homme, m'arrachât les yeux avec ses doigts; voilà pourquoi j'usai du moyen que tu vas voir.
La nourrice.—Ruse triomphe de prudence et prudence ne triomphe pas de ruse.
La commère.—Je me rendis chez elle à deux jours de là, ayant bien soin dans l'intervalle d'enguirlander son nouveau transi de feuilles d'espérance, c'est-à-dire de feuilles plutôt vertes que sèches. Dès que je me trouvai en sa présence:—«Heureuse qui peut vous voir!» s'écria-t-elle.—«Ma fille et ma patronne», répliquai-je, «malheur à celle qui est née pauvre et malchanceuse! Il faut que je me crache dans les mains si je veux manger et boire, et Dieu sait combien de fois je jeûne sans en avoir fait le moindre vœu. Mais pourvu que mon âme soit sauvée, je n'ai nul souci du corps.» La mère, pendant que je contais à sa fille mille bêtises, était occupée dans une autre chambre aux affaires du ménage. Je vais donc à la fenêtre et je me remets à rire, à rire comme auparavant: elle accourt vers moi, se penche par-dessus mon épaule, et me passant un bras autour du cou me baise, puis me dit:—«Vrai, vous m'avez mise en soupçon, avec les rires que vous faites, et je n'ai pu en dormir ces nuits dernières de l'envie qui m'est venue de savoir pourquoi vous riez si fort en me regardant et en regardant notre rue.»
La nourrice.—Que de détours!
La commère.—Voici que notre homme passe juste au moment où elle me questionnait, et je me remets à rire de plus belle; on aurait dit que j'allais en crever.—«Eh! commère», fit-elle, «tirez-moi d'inquiétude, ne me tenez pas davantage à la torture; eh! dites-moi ce qui vous fait rire.»—«Madonna, je ne puis vous le dire», répliquai-je; «non, sur ma foi. Si je pouvais en ouvrir la bouche, je ne me ferais pas prier, non vraiment, Dieu me garde!» As-tu jamais vu un de ces mendiants importuns plus tenaces que ne l'est l'ennui?
La nourrice.—Oui, j'en ai vu.
La commère.—Tu vois ce pauvre, en dépit de ton peu de charité, t'arracher l'aumône de la main, et tu la vois par la même occasion m'arracher de la bouche la cause de mes éclats de rire. La vérité, c'est que je lui fis faire d'abord mille serments de n'en point souffler mot, de ne s'en point courroucer et de me pardonner. Après qu'elle m'eut fait serments sur serments, sans oublier ce «Que le diable soit le maître de mon corps et de mon âme!» qu'on dit lorsqu'on veut obliger quelqu'un à vous croire, je lui dis:—«Un gros bêta, bêta, stupide quand il veut des choses impossibles, car pour tout le reste c'est un gentil, un charmant garçon, qui me voyant sortir de cette maison, qui m'est offerte par votre gracieuseté, non à cause de mes mérites, ne fait plus que courir après moi, et parce qu'il est des plus nobles, des plus galants et des mieux tournés de la ville, il a eu l'audace...» ici, je coupai ma phrase, pour faire languir la belle, et après m'être un peu laissé prier, je poursuivis: «Il a eu l'audace de me prier de faire auprès de vous une commission.»
La nourrice.—O maîtresse des écoles, école des maîtresses!
La commère.—«Comment, que je lui fasse une commission pour vous», lui répondis-je; «suis-je donc une ruffiane?—Hein? quoi?» murmurait la veuve.—«Vous mériteriez que je le dise à son frère. Allez-vous-en donc à vos affaires; allez-y, vous dis-je; sinon vous vous en repentirez. Madonna, je suis votre servante et femme à lui montrer quelle est votre vertu et la mienne.» Voici qu'elle se met à rougir en m'entendant narrer ma perfide histoire, et après être restée un peu bouleversée, elle me dit:—«N'en parlez à qui que ce soit.—Un signe de vous suffit pour que j'obéisse», répliquai-je; «mais le pauvre garçon ne peut pas durer; parce qu'il est beau jouteur, sauteur, chanteur, compositeur, danseur, dénicheur de toutes les jolies modes, une cassette à joyaux et un coffre-fort à écus, il lui semble que vous êtes forcée de mourir pour lui; le pauvre fou! le pauvre sot! Maintenant, que Votre Seigneurie me rende les frisettes! celle à qui elles appartiennent me les redemande, elles ou l'argent.» La veuve ne me répondit rien, absorbée dans ses pensées; puis elle lève les yeux sur moi qui, voyant au même instant l'amoureux sans trêve passer devant la porte, ne ris plus cette fois, non; d'une mine d'excommunié, j'empoigne un pavé laissé là par la servante, qui s'en était servie pour casser des noix, et je fais mine de vouloir lui en briser la tête. La veuve me retient le bras avec un «Non, pour l'amour de Dieu!» et se met à soupirer; je me dis en moi-même: «Je te tiens»; et sans plus vouloir emporter les frisettes ni rester plus longtemps, je dégringole l'escalier, feignant d'avoir oublié de fermer la porte. Je retrouve celui qui, dans l'incertitude d'une bonne ou d'une mauvaise nouvelle, aurait voulu avoir une centaine d'oreilles pour m'écouter et en même temps être sourd, et je lui rends la vie en lui montrant joyeuse mine. Quand je lui eus tout narré, je lui vis dénouer son mouchoir et m'allonger des ducats sans compter, comme en allonge à son avocat celui qui vient d'obtenir sentence en sa faveur.
La nourrice.—Si l'on m'avait dit, il y a deux jours: «La plus avisée caboche de femme qui soit au monde est sur le point de mourir», j'aurais couru aussitôt me confesser, croyant que l'avis était pour moi; mais non, c'eût été à toi d'aller à confesse.
La commère.—Ce fut à moi de retourner près de la veuve qui, en m'écoutant parler des talents et des richesses de l'amoureux d'un air qui semblait fait pour s'en moquer, commença néanmoins à tourner vers lui ses idées, de même que les tourne n'importe quelle autre femme vers les ducats qu'elle voit un homme manier. Elle me remmène bavarder avec elle, je suis de nouveau prise de rires plus visibles que jamais et, dans un intervalle de calme, je lui dis: «Faut-il vous l'avoir?» Le galant, le dieu d'amour, voulait me ficher, bien mieux, il m'a fichu dans le corsage une lettre qui a parfumé toute l'église où je la jetai, avec ses odeurs; et quelle suscription elle portait, à l'encre d'or! Je crois que je ne pourrai pas me retenir de faire quelque malheur. Je suis en une triste situation à cause de cet homme-là; il me suit à la piste, me harcèle de l'aiguillon et je ne puis bouger d'un pas sans avoir ce chien sous la queue. Par cette croix, madonna, croyez-moi, puisque je vous le jure, j'ai été sur le point de prendre la lettre et d'en faire..., je ne veux pas dire quoi.—Il fallait le faire, dit-elle; mais dans le cas où il voudrait vous la redonner, apportez-la-moi, nous en rirons un peu ensemble.» Chère nourrice, je lui apportai l'histoire et, comme elle eut remué une montagne, elle la remua, elle; il y eut de conclu un mariage d'un autre genre que celui qu'on cherchait à conclure par le moyen d'une infinité d'intermédiaires, et, par ainsi, ma dextérité vint à bout de la chasteté, en maquerellant sans maquereller, ce qui est un métier plus subtil que de tisser de la soie, un métier savant, louable et de toute sécurité.
La nourrice.—Voilà le point.
La commère.—Vint à moi un galant gentilhomme qui, à force de lorgner une dame de la ville, une fort grande dame, s'en échauffa, sans en penser plus long, et me dit que, si je voulais, je pouvais le mettre au paradis; après m'avoir avoué le pourquoi et le comment de ses désirs, il me donne un ducat, deux ducats et s'y prend si bien que je lui promets de parler à la susdite dame. Il voulait m'indiquer l'église où elle allait à la messe, l'autel où elle s'agenouillait, le banc où elle s'asseyait. Je lui coupe la parole dans la bouche, en m'écriant: «Je sais-bien qui c'est, je connais l'église, l'autel et le banc, mais je ne suis pas une maquerelle. Néanmoins, Votre Seigneurie me paraît, à sa mine, un homme à obliger et, avant demain soir, je vous consolerai en vous apportant quelque bonne petite nouvelle.» L'honnête garçon, le charmant garçon, était étranger: ne nous connaissant nullement, nous autres maquerelles, il se laissa donner à entendre que je m'étais abouchée avec elle et qu'elle m'avait répondu: «S'il tardait un peu plus, j'allais lui envoyer faire la déclaration qu'il vous envoie me faire.»
La nourrice.—Qui croit sans garantie n'a guère d'esprit.
La commère.—Tu penses s'il tenait dans sa peau de se voir ainsi aimé. L'allégresse tenait cour plénière dans la grande salle de sa poitrine et le cœur lui dansait le ballet de ses noces imaginaires. A cette heure, moi, qui le trouvais si bon enfant, je lui fabrique un bout de lettre du dernier galant, où je lui disais, aux lieu et place de la susdite: «Mon cher seigneur, quand pourrai-je jamais être quitte de l'obligation que j'ai à la fortune, aux étoiles, aux cieux, aux planètes, qui m'ont rendu digne d'être la servante de votre courtoisie? Je puis me dire heureuse, puisqu'un si joli garçon que vous me permet de l'adorer. Hélas! infortunée que j'étais, si vous ne vous fussiez trouvé aussi tendre que beau, aussi beau qu'aimable! Les dames de toutes les villes devraient m'envier votre amour, et, si je parviens à en jouir, je ne troquerais pas mon sort contre le sort d'un empereur. Dans le cas où vous ne viendriez pas cette nuit à l'endroit et à l'heure que vous indiquera la fidèle porteuse de cette lettre, soyez sûr que je me tuerai.» Pour que le papier semblât humide de ses larmes, je l'aspergeai de gouttes d'eau et, après avoir fait toutes les cérémonies de la suscription et de la souscription, je la lui portai.
La nourrice.—Ah! ah! eh! eh!
La commère.—Si j'avais eu autant d'écus que je reçus de remerciements et de bénédictions, et la lettre de baisers, quelle aubaine! Il tremblait de joie et ne pouvait ouvrir le billet; il l'ouvrit pourtant et le lut, s'arrêtant à chaque mot pour me dire: «Commère, je ne serai pas un ingrat et je ferai voir à Sa Seigneurie quel homme je suis.» Je lui rends grâces et je lui fais savoir qu'il ait à se trouver à huit heures à tel endroit, qu'il m'y attende. Après en avoir soutiré deux autres petits ducats, je laisse là le Beatus viro qui envoie chercher le barbier et se fait faire une tête à l'antique à l'aide de papillotes et de fers chauds qu'il portait toujours sur lui; puis il change de chemise, se parfume des pieds à la tête, se revêt d'un pourpoint de velours violet constellé de galons et de fils d'argent battu, et soupe uniquement d'œufs frais et de cardons, avec du poivre à pleines mains. Tout en bavardant, plein de cette assurance que l'on voit à un homme qui vient de recevoir une nouvelle à son gré, il envoie quelqu'un faire le guet et écouter l'horloge. Six heures sonnent, voici qu'il ne peut durer au bout du licou; il prend sa cape et son épée, jette un coup d'œil sur un collier de douze ou quatorze ducats environ, qu'il portait grâce à ce qu'il le devait, ainsi qu'à un petit rubis servant de pendeloque, d'une valeur de cinq ou six ducats, et sort de son logis, emmenant avec lui un vaillant laquais. Sept heures sonnèrent comme il arriva au rendez-vous: je ne viens pas; huit heures sonnent, je ne me montre pas davantage.
La nourrice.—Son lot sera d'attendre le retour de la colombe, je veux dire du corbeau.
La commère.—Écoute donc. Quand huit heures sont sonnées, il se met à dire à son valet:—«Tu n'as pas bien compté; Christ lui-même ne pourrait faire que ce fût autre chose que sept heures.»—«Maître, c'est huit heures», réplique celui-ci.—«Grosse bête, c'est sept heures», affirme notre homme; il se promenait de long en large et, au moindre petit bruit qu'il entendait, s'écriait: «La voici; elle n'aura pas pu venir plus tôt.» En parlant de la sorte, il fait encore deux tours en avant, en arrière, puis s'arrête et dit au valet: «Je suis bien sûr que la vieille est venue me trouver à la bonne foi, sans tromperie aucune; mais il arrive souvent des empêchements, on ne peut s'en aller comme on voudrait; je pense à moi qui, parfois, vais mettre mon habit pour sortir et me trouve retenu deux heures par quelqu'un qui vient me voir.»
La nourrice.—Il se le faisait gober à lui-même.
La commère.—Au milieu de ses rêvasseries, voilà neuf heures qui se décrochent.—«Putain de Vierge!» s'écrie-t-il, «si je suis bafoué à la face du ciel, si cette coquine de maquerelle m'a fait poser là, je lui flanquerai tant de coups, je lui en flanquerai tant... Sois tranquille, sois tranquille! Suis-je de ceux qu'on berne, hein?» Puis il se remit à se promener et il soufflait comme un homme qui s'est aperçu qu'on lui plante des cornes. Il lui semble cependant que je ne devais ni pouvais lui manquer de parole et, après avoir fait trois pas en avant pour retourner chez lui, il en faisait quatre en arrière pour revenir où il devait m'attendre. En allant et venant de la sorte, il ressemblait, non pas à l'un de ces buffles qui courent au palio, mais à l'un de ceux qui ne savent quel est le meilleur, de marcher ou de rester en place. Gianicco, pendant ce temps-là, le tourmentait à son aise, lui rôtissait de son souffle aigu les oreilles et la figure, lui mordait les lèvres et lui tirait de la bouche d'étranges et stupéfiants blasphèmes. A la fin, bien éclairé par les huit heures, les neuf heures et les dix heures sonnées, il s'en retourna d'où il était venu, en poussant des «hélas!» tout le long du chemin, et jetant son épée et sa cape par terre, grinçant des dents, s'écria: «—Ne lui couperai-je pas le nez? Ne lui flanquerai-je pas deux cents estafilades! Ne lui mangerai-je pas une joue avec mes crocs! Sale coquine de maquerelle!» En se couchant, il faisait craquer le lit à force de se retourner tantôt sur un côté, tantôt sur l'autre, se tortillait comme une couleuvre entre les draps, se grattait la tête, se mordait les doigts, donnait des coups de poing dans le vide et faisait d'horribles lamentations. Pour passer sa rage, il appela son hôtesse et la fit coucher avec lui; mais comme c'est quelque chose d'incroyable ce dégoût que l'on a pour une femme à qui l'on vient de faire cela pour apaiser le tourment dont vous fait souffrir celle qu'on aime, aussitôt l'affaire finie, il la chassa d'auprès de lui, ne pouvant plus la sentir à son côté, et attendit le jour qui, à son estimation, mit un mois à paraître. Sitôt qu'il fit clair, voilà notre homme qui saute en bas du lit et accourt chez moi; je le reconnais à sa façon de frapper comme un enragé et je vais lui ouvrir. Il entre et je l'entends fulminer: «Est-ce ainsi qu'on me traite, hein? A qui crois-tu donc avoir affaire, hein?—A l'un des plus honnêtes et des plus courtois seigneurs de l'Italie», que je lui réponds, «et je suis stupéfaite de voir Votre Seigneurie se précipiter avec cette fureur sur son affectionnée servante. Maintenant, j'en veux faire le vœu, oui, j'en veux faire le vœu, pour sûr; va, mets-toi dans l'embarras pour de grands personnages, va! Je l'ai attendu jusqu'à l'aube, je me suis gelée du froid qu'il faisait pour vous obliger, et c'est comme si je n'avais rien fait.»
La nourrice.—Oh! la bonne histoire; tu paraissais encore avoir raison, par-dessus le marché!
La commère.—Il me réplique: «J'ai compté six heures, sept heures, huit heures, neuf heures, dix heures, et vous n'êtes pas venue.—Quand donc êtes-vous parti? lui demandai-je.—Au dernier coup de dix heures.—Juste comme le dernier coup sonnait, je suis arrivée, et puis attends, attends toujours: je pouvais attendre! S'il faut tout dire à Votre Seigneurie, j'ai lavé votre dame de mes propres mains, à l'eau de rose et non à l'eau pure, et en lui épongeant les seins, la poitrine, les reins, le cou, je m'émerveillais du satin et de la blancheur de sa peau. Le bain était tiède, le feu allumé, et c'est moi qui suis cause de tout le mal parce que en lui lavant les cuisses, les fesses et le mignon, je fus prise d'une défaillance, au milieu de la douce volupté que j'éprouvais. Oh! quelles chairs délicates, quels membres blancs, quel friand morceau dont ne tâtera plus personne! Je l'ai palpée, je l'ai baisée, je l'ai maniée pour la dernière fois et toujours en lui parlant de vous.» Pourquoi te prolongerais-je l'histoire? Je mis notre homme en belle humeur et, comme son pied d'escabeau se redressait, il se laissa tomber sur moi et il m'en administra une dont on pouvait dire en veux-tu, en voilà.
La nourrice.—Tu me feras crever; ah! ah! ah!
La commère.—Combien m'en suis-je fourré par le bec depuis que j'existe, de cette façon-là! En somme, les bons morceaux, ce sont les cuisiniers qui se les ingurgitent, et nous autres maquerelles nous avons en maquerellant le même plaisir que le gars qui fait les gaufres, à savoir qu'il mange celles qui se cassent; nous sommes comme les bouffons qui prélèvent leur vêtement et leur nourriture sur les habits et la table des seigneurs. Dès qu'il se fut apaisé et soulagé sur moi, il eut tant de déplaisir à me voir sourire de la chose qu'il prit la fuite sur l'heure et à l'instant et que je ne l'ai jamais revu.
La nourrice.—Qui donc n'aurait pas pris la fuite?
La commère.—Je vais t'en conter une autre, grâce à laquelle fut sur le point de s'exaspérer un grand personnage. L'homme dont je te parle s'éprit d'une jolie petite femme, pas si fluette pourtant qu'on ne la retrouvât dans le lit, une gentille mignonne, toute esprit, toute grâce; avec ses œillades d'un certain genre, ses aimables risettes, ses gestes câlins, ses façons, ses manières, sa démarche, elle ensorcelait le cœur d'un chacun. Le susdit personnage s'enflamma à première vue et, à force de faire de la dépense avec elle et avec moi, il parvint à la posséder. Je le laissai prendre cinq ou six fois son plaisir, mais de jour, tantôt de bon matin, tantôt sur le soir, aujourd'hui à none, demain à vêpres, de sorte que cette fureur d'amour dont il avait d'abord fait parade pour l'avoir lui passa subitement, et qu'il lui prodiguait des caresses plutôt par beau semblant que par grande passion; ce fut presque pour en rire qu'un jour il la pria de venir coucher avec lui, ce dont elle me fit confidence. Je m'avisai de le faire un peu jeûner, pour qu'il en vînt mieux à nos fins, et je dis à la belle de lui promettre qu'elle se trouverait à six heures dans la maison d'une sienne voisine. Je le fis de la sorte droguer six nuits de suite; la première s'écoule sans trop d'ennuis; à la seconde, un tantinet de désir fait son apparition; à la troisième, le four commence à chauffer et les soupirs se mettent en branle; à la quatrième, la colère et la jalousie lui font battre la campagne; à la cinquième, la rage et la fureur lui mettent les armes à la main; à la sixième et dernière, tout le mobilier vole en éclats, la patience est à bout, l'intellect déraisonne, la langue va d'estoc et de taille, l'haleine brûle, la cervelle se dérange; il rompt la bride des convenances et se précipite par la maison avec des menaces, cris, gémissements, larmes, désespoir, puis se plante là, toujours à attendre, plus enfiévré de passion que n'avait montré l'être celui qui m'avait fait l'affaire en attendant celle qui ne devait jamais venir. Il se prend à croire que si elle ne vient pas, c'est parce qu'il ne m'a pas donné assez d'argent; il me le dit, m'en donne, m'en promet d'autre et me caresse, tout en menaçant; puis trouve moyen de parler à son amoureuse et la voit lui jurer avec larmes que ce n'est pas sa faute, que sa mère la surveille. «La potion que vous m'avez procurée pour la faire dormir», lui dit-elle, «lui a paru bien amère lorsqu'elle y a goûté, ce qui fait qu'elle a conçu un soupçon et qu'elle ne s'endormirait pas pour tout l'or du monde avant de me voir couchée.» Elle lui promit néanmoins de venir, pour sûr et certain, la nuit prochaine; elle ne vint pas, et c'était à la fois un amusement et une pitié que de voir un homme de ce rang se mettre à la fenêtre cent fois en une minute en demandant: «Quelle heure est-il? La voici qui vient, elle ne peut tarder, je suis sûr qu'elle viendra, elle me l'a juré sur sa religion.» A chaque chauve-souris qui voletait, il croyait que c'était elle qui arrivait et attendant encore un peu, puis un peu plus; lorsqu'une heure se fut écoulée, il se mit à souffler, à se ronger en dedans, à délirer comme quelqu'un qui entend le bargello lui dire: «Prends tes dernières dispositions», en même temps qu'il lui montre le confesseur. L'heure passée depuis longtemps, il se jette tout habillé sur les draps et, qu'il se mette à plat-ventre, sur le dos, sur les flancs, nulle part il ne trouve assez de repos pour pouvoir fermer les yeux; sa pensée est toujours avec celle qui se moque de lui. Il se lève, se promène par la chambre, retourne à la fenêtre, se recouche et, au moment où il va s'endormir, se réveille, brisé de fatigue; alors il s'habille en soupirant, le jour étant déjà haut. L'heure de manger arrive; mais l'odeur de la viande lui pue, lui ôte l'appétit; il essaye de manger une bouchée et il la crache comme si c'était du poison; il évite ses amis; si l'un d'eux chante, il croit qu'on se moque de lui; si un autre se met à rire, il se fâche; il ne se peigne plus la barbe, ne se lave plus le visage, ne change plus de chemise; il erre, seul, et pendant que ses pensées, son cœur, son esprit, son imagination, sa cervelle se perdent dans les rêvasseries, il s'arrête, plus mort que vif, bâtit des jardins en l'air et ne se décide à rien; il écrit des lettres, puis les déchire; envoie des messages, puis s'en repent; tantôt prie, tantôt menace, espère, désespère et toujours déraisonne.
La nourrice.—Je me sens toute bouleversée de t'entendre raconter ce que tu me racontes. Malheur à qui éprouve de tels tourments! C'est d'un cruel martyre qu'Amour flagelle ceux qui aiment. O Dieu, dans quel état se trouve l'infortuné! Tout lui déplaît, le miel lui semble amer; le repos est pour lui une fatigue; il jeûne en mangeant, il a soif en buvant, il veille en dormant.
La commère.—Au bout de dix ou douze jours, si tu l'avais vu, tu l'aurais comparé à n'importe quoi plutôt qu'à un homme; il ne se reconnaissait pas lui-même dans son miroir. Bien sûr, je ne lui avais pas infligé tant de tours de corde parce que je lui en voulais; non, mais j'étais bien aise d'essayer si c'était une bonne recette pour mettre aux hommes martel en tête. Maintenant, nourrice, puisque la recette a opéré, emploie-la, et tu auras tout ce que tu voudras des gens que tu sauras mettre dans un état pareil.
La nourrice.—N'en as-tu pas eu pitié ensuite?
La commère.—Si, tu t'en doutes bien.
La nourrice.—J'en suis contente.
La commère.—Je la fis venir coucher avec lui nombre de fois; lorsque je lui voyais tenir le poing trop serré à mon égard, je raccourcissais les rênes de la haquenée; s'il déliait les cordons de la bourse, je rendais la bride.
La nourrice.—Moi aussi je rendrai ma bride quand un homme comme celui-là ouvrira la main.
La commère.—Fais comme cela, si tu veux bien te gouverner; il opère des miracles l'homme qui parvient à recouvrer sa maîtresse. C'est la vérité; sitôt qu'il la rebaise et la rembrasse, les couleurs lui reviennent sur la figure, la vigueur dans les membres, la joie sur le front, le rire dans les yeux et dans la bouche la faim, la soif et la parole; il reprend goût à ses amitiés; la musique, les danses, les chants lui plaisent, et pour te dire tout d'une haleine, il ressuscite plus vite qu'il n'était mort.
La nourrice.—Amour, malheur à qui tu es contraire!
La commère.—Venons-en à des choses plus gaies. Il y avait certain muguet qui n'aurait pas concédé la main droite à la beauté du Parmigiano, camérier du pape Jules; un de ses valets lui ayant dit que toutes les courtisanes et nobles dames de la ville se retenaient de ne pas se jeter par les fenêtres sur son passage, par amour pour lui, il acheta autant de paillasses et de matelas qu'il put trouver, dans l'intention de les faire porter derrière lui partout où il allait, de peur de les laisser se casser le cou lorsqu'elles se précipiteraient. Il décochait des sourires à toutes, il faisait avec toutes le trépassé, était continuellement en sérénades, écrivait à toute heure quelque nouvelle lettre d'amour, lisait toute la journée des sonnets et subitement se mettait à vous quitter pour courir après quelque porteuse de poulets. Comme il avait besogné des yeux toutes les femmes, il était connu jusque derrière les Blanchi. Je lui en jouai une, à celui-là, et une douce, douce!
La nourrice.—Je veux être ton esclave à la chaîne; je me croirais une comtesse si je voyais jeter dans les latrines un de ces maroufles, et combien y en a-t-il!
La commère.—Il venait tous les matins à la Pace, se plaçait toujours aux endroits les plus honorables et guignait de l'œil toutes les femmes; tu aurais dit en le voyant mugueter: «Celui-là leur met le bât à toutes.» Moi, après m'être aperçue qu'il écoutait ce dont nous parlions, je dis à ma compagne: «Le hibou nous espionne; ne te trouble pas et fais semblant de t'émerveiller de mes paroles.» Cela dit, je hausse un peu la voix et j'ajoute: «Je suis pour le restant de mes jours toute étourdie, à cause des cassements de tête que me donne ce dal Piombo, qui est un si grand peintre. Je lui ai montré le doigt, et il a pris le doigt et la main.—Comment cela?» me demanda-t-elle. «—Je lui ai procuré à faire l'autre jour le portrait d'une charmante, non, d'une miraculeuse jeune fille; cela m'a coûté un mal de chien, mais il m'en a payée: la vérité se doit toujours confesser. A cette heure, il est sans cesse sur mes épaules, pour la peindre de nouveau, quoiqu'il l'ait eue déjà tant de fois; il l'a fait poser pour l'ange Gabriel, pour la Madone, pour la Madeleine, pour sainte Apollonie, pour sainte Ursule, pour sainte Lucie, pour sainte Catherine, et je l'excuse, car elle est bien belle, je te l'assure.» Le bélître, qui avait les oreilles ouvertes à deux battants, dès que j'eus quitté mon amie après nos bavardages, me suit à la piste; si je marche, il marche; si je vais doucement, il ralentit le pas; si je m'arrête, il s'arrête, tousse un brin, s'éclaircit la voix, salue un passant d'une voix si haute que je l'entends, et fait mille gestes pour que je le remarque. Je laisse alors tomber mon chapelet et je poursuis ma route, feignant de ne pas m'en être aperçue; le coïon s'élance d'un bond, le ramasse et avec un «Madonna! Madonna!» me fait retourner; il me tend le chapelet, je m'écrie:—«Tête à l'évent que je suis, grand merci à Votre Seigneurie. Si je puis quelque chose, à votre service»; et je vais pour continuer ma route. Voici qu'il me retient, me tire à l'écart et commence à me dire tout le plaisir de m'être agréable; que, bien qu'il soit jeune encore, je ne l'accuse pas de présomption s'il recherche mon entremise pour profiter d'une bonne aubaine; que grâce à tout le bien qu'il m'a entendu dire de celle dont on fait tant de fois le portrait en ange Gabriel, il en est tombé en un tel feu et en une telle flamme qu'il est prêt à se pâmer.
La nourrice.—Oh! tu le faisais monter à l'échelle galamment.
La commère.—Je lui coupe la parole d'un de ces «Excusez-moi» dont on use quand on veut parler à son tour, et je réponds évasivement en concluant que c'est chose impossible que de l'aboucher avec elle; je lui allègue les convenances, les méfiances, et prenant congé de lui je fais cinq ou six pas, tout en mâchonnant le «Réfléchissez-y bien», sur lequel il m'avait quittée; puis je me retourne et lui fais un signe. Il accourt et me dit:—«Que m'ordonnez-vous, ma mère?—J'ai bon espoir pour vous, je me suis rappelé que..., suffit, pour l'instant. Faites en sorte de vous trouver chez moi ce soir, à la demi-heure de nuit, et peut-être, peut-être... Adieu.»
La nourrice.—Quel beau tour!
La commère.—Si tu avais vu la piaffe qu'il faisait et de quel air majestueux il s'éloigna, ce fou à lier, tu aurais bien ri. Il s'en alla tout de suite voir à l'horloge quelle heure venait de sonner et, à chaque ami qu'il rencontrait, il lui posait la main sur l'épaule et lui disait tout bas, tout bas: «—Je m'en vais tâter ce soir d'un morceau dont un Duc s'estimerait heureux; n'en parle à personne, je ne puis t'en dire plus long.»
La nourrice.—Le bélître!
La commère.—Voici que l'heure sonne; il arrive et je lui dis: «Faut-il vous l'avouer? elle vous connaît, ce qui fait qu'elle hésite pour de bonnes raisons.—Comment, pour de bonnes raisons?» réplique le nigaud; «ne suis-je pas un homme, hein?—Oui, signor; ne vous emportez pas», lui répond la commère; «mais elle sait que vous voulez toutes les femmes, que vous les avez toutes, et elle craint qu'une fois rassasié vous ne vous moquiez d'elle. Mais moi qui connais les gens en deux coups d'œil, j'ai tant fait et tant dit qu'elle sera votre servante.—Non pas, ma souveraine, par la potta de sainte Isabella! par le chien de la chatte!» dégaina-t-il. Je poursuivis: «Que Votre Seigneurie le sache: elle m'avait donné une bague absolument pareille à celle que vous portez au doigt, afin que vous la preniez pour l'amour d'elle; mais je lui ai dit: «Non, il veut au contraire vous donner la sienne et que vous la portiez en signe de la foi qu'il vous jure.» A peine eus-je achevé la phrase qu'il se mouilla le bout du doigt de la langue et sortit la bague en me disant: «Vous étiez dans mon sentiment quand vous lui parliez de la sorte; dépêchez-vous d'aller la lui remettre et d'arranger l'affaire.»
La nourrice.—Ah! ah! ah! Qui ne rirait de la manière dont tu lui as flibusté le joyau?
La commère.—La bague obtenue, je lui promets qu'il coucherait la nuit prochaine avec sa belle et, après lui avoir encore soutiré cinq Jules, je le congédie avec un «Portez-vous bien». Puis je me procure une petite gueuse on ne peut plus suffisante, je la nippe d'effets que je loue, je la farde, je l'attife bien gentiment, je la mène dans le taudis d'un mien compère, et je la couche entre les bras du sire qui se met à renier le ciel, parce qu'un mauvais lumignon, alambiqué d'huile par moi et toujours sur le point de s'éteindre, ne lui permettait pas de la voir à son gré. Mais il fut sur le point de prononcer le vœu de se faire moine quand, une heure avant le jour, je vins le trouver au nid et le forçai de se dresser sur pied en m'arrachant les cheveux, en m'écriant: «—Nous sommes découverts, les frères, le mari, les beaux-frères!... Malheureuse que je suis! misérable!...» Puissé-je faire une triste fin si la peur qu'il eut ne lui fit pas oublier sa bourse sous le traversin. Il revint le matin chez moi, pour causer; mais un mien marlou, qui semblait exaspéré, lui donna tant d'inquiétude que jamais plus il ne se montra.
La nourrice.—Combien je suis aise que de pareils vantards d'amour soient traités de cette façon! Venez-y, freluquets, hochequeues, les femmes ôtent leurs cottes pour vous appliquer sur leur estomac; bestioles, chie-musc, crache-rubis, museaux de singes!
La commère.—A l'histoire d'une nonne.
La nourrice.—Que d'affaires à la maquerelle! il faut qu'elle soit partout, qu'elle mette la main à tout, qu'elle promette et dépromette, qu'elle nie et qu'elle affirme.
La commère.—Cappe! Oui, ce sont de grosses affaires que celles de la maquerelle! Une maquerelle doit se métamorphoser en tailleur.
La nourrice.—Comment, en tailleur?
La commère.—Oui, elle doit ressembler au tailleur, qui toujours promet. Le voici en train de te couper un habit, une casaque, une paire de chausses, un pourpoint; et bien qu'il soit certain de ne point pouvoir te servir non seulement pour le jour qu'il te promet, mais même pour le lendemain, le surlendemain et le jour d'après, néanmoins il ne se fait pas faute de promettre, de certifier, et ce qu'il en fait, c'est pour ne pas se laisser échapper l'ouvrage des mains. Le matin arrive, et celui qui croit s'habiller à neuf, après l'avoir attendu une ou deux heures au lit, lui envoie dire qu'il se dépêche:—«Tout de suite, tout de suite», répond le tailleur; «j'achève de coudre une dizaine de points qui manquent et j'arrive.» Trois heures sonnent, l'heure du dîner, puis l'heure de none, et il ne paraît pas; le messire vous le coupe en quatre, à force de blasphèmes et d'injures. Le rusé tailleur, dès qu'il a fini, court à la maison du personnage, déplie l'habit, jacasse, s'excuse, s'humilie, s'enfonce dans ses épaules, donne raison à sa pratique, souffre tout et ne tient nul compte des épithètes de voleur et de fainéant qui pleuvent sur lui dès qu'il se montre. Ainsi fait la maquerelle; elle laisse criailler ceux qui criaillent de ce qu'elle n'a pas tenu ponctuellement ses promesses faites à crédit, et quand il ne lui arrive rien de plus que d'être appelée grosse maquerelle, vieille ribaude, sale truie, c'est un vrai plaisir.
La nourrice.—Un vrai plaisir.
La commère.—C'est le portrait ressemblant de celui qui se ronge en attendant ses habits neufs, l'homme qui voit passer l'heure du rendez-vous. Il veut étrangler la maquerelle; mais celle-ci, en toute occurrence, doit faire au particulier qu'elle a dupé le même visage que fait un hôtelier au voyageur amené à l'auberge par son garçon.
La nourrice.—Comment, à l'auberge?
La commère.—Je vais te le dire. Les garçons d'hôteliers s'en vont tous les soirs à un mille de l'auberge et, s'ils aperçoivent un voyageur, se mettent à lui dire:—«Signor, oh! messire, venez avec moi; nous vous donnerons des perdrix, des faisans, des grives, des truffes, des becs-figues, du Trebiano»; ils lui promettent jusqu'à du suc amer; et après qu'ils l'ont mené où ils veulent, à peine trouve-t-il quelque poulet maigre et d'un seul vin. L'homme tempête; l'hôte s'excuse en lui disant:—«Il n'y a qu'un instant, un monseigneur voyageant à franc étrier nous a dévoré tout ce que mon valet croyait encore que nous avions ici.» Force est bien à l'autre, qui est descendu de cheval et qui a ôté jusqu'à ses bottes, de manger ce qu'on lui donne.
La nourrice.—Ainsi doit faire le particulier à qui la maquerelle a promis une signora, une grande dame, et à qui elle sort un petit veau tout près de devenir vache.
La commère.—Tu le tiens. Revenons à la nonne, à la sœur, à ta bigote dont je corrompis la chasteté à l'aide d'un brin de blasphème et d'un soupçon de serment. Mais de peur de l'oublier, avant de parler des monastères, je veux t'enseigner un joli coup. Fais obstinément profession de ne jamais blasphémer ni jurer et tâche de toutes façons que cela se sache, qu'au milieu de toutes tes imperfections tu as gardé une vertu bien rare chez une maquerelle, celle de ne blasphémer ni jurer de rien.
La nourrice.—Pourquoi dois-je faire ce que tu dis?
La commère.—Parce que notre but est de tirer des carottes, de faire croire ce qui n'est pas ni ne peut être. S'il te vient le désir de tromper ou de duper quelqu'un, étant donné le renom que tu possèdes de ne blasphémer ni ne jurer, tu n'as qu'à proférer un blasphème et un serment pour lui faire avaler la bourde, et il te prêtera plus de créance qu'on ne prête à usure sur des gages d'or et d'argent.
La nourrice.—Je supplie ma mémoire de me laisser plutôt oublier le Memento mei qu'un si sage conseil.
La commère.—A la nonne, maintenant. Un de ceux qui se délectent méchamment à planter des cornes sur le front des monastères s'alambiquait la cervelle pour l'amour d'une petite religieuse, toute gracieuse, toute mignonne, toute gentille. En dernier expédient, il vient me trouver, pleurniche autour de moi, me conte ses tourments, enfin me donne des promesses et de l'argent, ce qui fait qu'à la mode des charlatans qui s'engagent à vous guérir de toute espèce de chancre en huit jours, je lui promets d'y aller, de parler, et je me mets en route. Mais en levant les yeux sur le monastère, je considère la sainteté du lieu, la hauteur des murailles, le danger d'entrer, la pudicité des sœurs, et je m'arrête, en disant à moi-même:—«Que feras-tu, commère? Iras-tu? n'iras-tu pas? Si, si, j'irai; ma foi non, je n'irai pas. Et pourquoi non? et pourquoi oui?...»
La nourrice.—C'est toi toute crachée.
La commère.—«Sur ma parole, je veux m'en retourner à la maison. Comment, à la maison? Est-ce donc la première fois?...» J'étais ainsi à me débattre, sitôt que j'examinai le monastère, et comme je tenais à la main de ces collerettes de toile, tissées de ce menu fil qui ne se fait pas blanchir, je les replace dans mon corsage et j'ouvre un petit livre de la Vierge écrit tout entier à la plume, avec des miniatures enluminées d'ors, d'azurs, de verts et de violets. J'avais eu cet office d'un chenapan de mes amis, qui l'avait volé à cet évêque d'Amelia, dont la gale a laissé à Rome un bon souvenir: je le tenais enveloppé dans une couverture et, sous prétexte de le vendre, j'allais bavarder avec les sœurs de tous les couvents. Après l'avoir ouvert et regardé, en m'émerveillant, je le resserre, je me le remets sous le bras, puis je recommence à inspecter le logis des recluses; comme j'en causais plus tard à quelqu'un qui avait fait campagne, il me dit que je ressemblais à un capitaine qui veut livrer bataille à une ville, examine l'épaisseur des murailles, la profondeur et la largeur des fossés, l'endroit où les créneaux sont moins garnis de monde, puis donne l'assaut. Quoi qu'il en fût de ce que j'étais et de ce à quoi je ressemblais, j'entrai dans l'église et, pour ne pas faire tort à la robe de bure dont je m'habillais toutes les fois que je mêlais mes ruffianeries aux chastetés conventuelles, je pris d'abord de l'eau bénite, puis je me jetai à genoux et, après avoir marmotté un instant, m'être donné quelque Maxima culpa dans la poitrine et avoir allongé les bras en joignant les mains, je courbe la tête, je baise le sol, et alors je me relève et vais frapper au tour. Dès que j'ai frappé comme cela, tout doucement, tout doucement, j'entends un Ave qui me répond et, en me répondant, ouvre la grille. Je me renfonce entre mes épaules et je demande s'il n'y a pas ici une sœur qui veuille acheter le livre du Psalmiste.
La nourrice.—Tu disais tout à l'heure que c'était l'office de la Vierge.
La commère.—Ne peut-on pas avancer une erreur et être laissée en repos?
La nourrice.—Plût au ciel qu'on y fût laissé aussi bien pour avoir avancé deux vérités!
La commère.—A la bonne heure, donc. Quand la tourière entend que je veux vendre le livre, elle s'élance dans le couvent et n'y reste pas longtemps sans revenir vers moi avec un troupeau de jeunes sœurs; on me fait entrer et voici que je lâche un soupir en disant: «—Jamais je ne mets les pieds dans un monastère sans que mon âme frémisse; rien que l'odeur de sainteté, de virginité qui s'exhale de votre église opère ma conversion et me fait regretter mes péchés. Enfin, vous êtes dans le paradis, vous n'avez aucun embarras d'enfants, de maris, de mondanités: vos offices, vos vêpres vous suffisent, et la récréation que vous prenez dans votre jardin, dans votre vigne, vaut mieux que tous les plaisirs dont nous jouissons.» Cela dit, je vais m'asseoir à côté de celle pour qui j'étais venue; j'ôte le livre de son enveloppe, je rencontre la première miniature et je la lui montre; aussitôt toutes les autres font cercle autour d'elle.
La nourrice.—Je les vois regarder le livre et je les entends babiller.
La commère.—Le cercle fait, elles reconnaissent Adam et Ève, et en voici une qui s'écrie: «—Maudit soit ce vilain figuier ou plutôt ce traître de serpent qui tenta la femme que voilà!» Elle la touchait du doigt et soupirait. Une autre lui répond et lui dit: «—Nous vivrions éternellement, n'était cette gourmandise pour un fruit. Mais si nous ne venions pas à mourir, nous nous mangerions l'un l'autre et le dégoût de la vie nous prendrait. Ève a donc bien fait de le manger.» «—Non, elle n'a pas bien fait,» cria le reste de la troupe. «Mourir, ah! retourner en poussière, hélas!» «—Pour moi, dit une petite fûtée, j'aime mieux vivre nue et déchaussée que mourir chaussée et vêtue; la mort à qui en veut!» Là-dessus, je tourne les feuillets et je trouve le Déluge; dès que je l'ai trouvé, je les entends dire: «—Oh! comme l'arche de Noé est naturelle! Ils semblent vivants, ceux qui se sauvent au haut des arbres et sur la cime des montagnes!» Une autre admire la foudre qu'il semble qu'on voit tomber dans le pêle-mêle des éclairs et des nuages; une autre, les oiseaux effrayés par la pluie; une autre, les gens qui s'efforcent de se raccrocher à l'arche; une autre, d'autres détails encore.
La nourrice.—On les avait volées à la chapelle, ces peintures-là.
La commère.—C'est ce qui se raconte. Après qu'elles eurent examiné le Déluge, je leur montrai le bois où tombe la manne, et à voir une si grande multitude, hommes et femmes, s'en remplir les tabliers, les girons, les mains, les corbeilles, elles étaient toutes joyeuses. En ce moment survint l'abbesse; aussitôt qu'elles l'aperçurent, elles coururent vers elle le livre à la main et, pendant qu'elles l'occupaient à voir les miniatures, je restait seule avec celle que je convoitais. L'occasion était favorable; j'exhibai les guimpes finement brodées et je lui dis: «—Que vous semble de ce travail?» «—Oh! que c'est galant,» s'écria-t-elle. «—Celui à qui cela appartient est bien galant aussi, lui dis-je, et je veux vous apporter demain quelques-unes de ses chemises brodées d'or, elles vous émerveilleront; mais sa grâce et sa gentillesse vous émerveilleraient encore bien davantage. Oh! le discret jeune homme! le riche personnage! Je vous confesserai mon péché: je voudrais être telle que je fus jadis et... suffit!» Tandis que je lui disais cela, je la regardais dans les yeux et les voyant comme je les voulais, je change de ton et je lui dis: «—Dieu pardonne à votre père et à votre mère qui vous ont mise en prison ici! et je sais bien ce que m'a dit le gentilhomme à qui sont les guimp...»
La nourrice.—L'adroit moyen!
La commère.—«... Il se pâme, il se meurt, il se ronge pour l'amour de vous. Vous êtes avisée, je crois que vous pensez à ce que vous êtes faite de chair et d'os, à ce que la jeunesse n'a qu'un temps...» Enfin, nourrice, les femmes ont dans le sang une douceur qui surpasse celle du miel, mais la douceur des religieuses surpasse le miel, le sucre et la manne. Celle-ci prit donc bien gentiment une lettre que je lui apportais de la part de celui qui me l'avait donnée; la chose fut conclue, on trouva les voies et moyens; il put venir près d'elle et elle put venir près de lui. Ma bonne astuce fut de laisser le livre qui m'ouvrait les portes à deux battants; toujours je feignais de vouloir non le leur vendre mais le leur donner et jamais le marché ne se concluait.
La nourrice.—Ah! Ah!
La commère.—En deux jours, je rendis toutes les religieuses folles de mon babil; je leur racontais les plus étranges aventures du monde et contrefaisant tantôt la folle, tantôt la sage, bienheureuse était celle qui pouvait le mieux me choyer. Je leur disais ce que l'on pensait de Milan et qui allait en devenir le duc; je leur déclarais si le pape était pour le parti impérial ou pour celui de la France; je leur prêchais la grandeur des Vénitiens, leur disais combien ils sont habiles, combien ils sont riches. Puis je me mettais sur le chapitre d'une telle ou d'un tel, je divulguais les amants de celle-là, je leur disais qui était grosse, qui ne faisait pas d'enfants, quels étaient ceux qui traitaient bien ou mal leurs femmes, et je leur expliquais jusqu'aux prophéties de sainte Brigitte et de Fra Giacopone da Pietrapena.
La nourrice.—Quelle tête!
La commère.—Me voici maintenant sur le seuil d'une dame noble, riche (mariée à un grand gentilhomme que l'on attendait de jour en jour), le chapelet à la main; mâchonnant des Pater nostri et des soupirs, un billet doux dans le corsage et portant en outre quelques écheveaux de fil fin dans une pochette que j'avais au tablier. Je frappe doucement et je prie la servante, qui du haut de la fenêtre demandait: «Qui est là?» de vouloir bien dire à sa maîtresse que c'est moi; que je lui apporte du fil si beau qu'on lui dirait vous; comment cela se trouvait une occasion par suite d'un marché défait. Je l'entends qui vient m'ouvrir et je pénètre à l'intérieur aussi furtivement que le filou qui, à l'aide de pinces et de limes sourdes, démonte enfin la serrure d'une boutique guignée par lui depuis un mois. Je monte à l'étage et, avec une révérence qui pouvait passer pour un agenouillement, je dis à la dame: «—Dieu vous conserve cette grâce, cette beauté, ce charme de votre personne, ornée de toute vertu, noblesse et courtoisie!»
La nourrice.—Belle salutation!
La commère.—Elle me dit: «—Asseyez-vous, vous dis-je.» Je m'assieds, en m'asseyant je soupire bien fort et, avec deux petites larmes sèches et altérées, je me ramasse en un peloton, je lui raconte mes tourments, la cherté de tout, le peu d'aumône qu'on fait. Mes paroles l'émeuvent de compassion et, dès que je la vois émue, je lui lâche d'une bouche tremblante: «—Si les autres étaient comme vous, la pauvreté serait une richesse pour une femme comme moi. Qu'est-ce que vaut une beauté cruelle? quels éloges peut-on en faire? quel paradis est le sien? Combien d'infortunées meurent dans les rues sans que personne y prenne garde? Combien dans les hôpitaux ne sont visitées à jamais de l'Œuvre de miséricorde? Mais laissons tranquilles les pauvres femmes; combien d'hommes au lieu d'ouvrir la main la ferme, grâce à la cruauté, à la dureté que le diable a mise au milieu du cœur de celles qui pourraient venir en aide aux affligées et, rien que d'une parole ou d'un regard, sans la moindre action, les tirer de peine ou de misère? Soyez donc bénie, vous, soyez adorée, puisque votre pitié, votre compassion ne souffrira pas que je sois forcée de donner pour rien ce paquet de fil.» Et en le lui posant dans la main, je me mets à sourire et je lui dis: «—Il m'arrive aujourd'hui une chose qui ne m'était pas encore arrivée de ma vie.»
La nourrice.—Le comble de l'art du maquerellage de la maquerelle est ton élève.
La commère.—La dame se tourne vers moi et me dit: «—Que vous arrive-t-il?» Je lui réponds: «—En regardant les gracieux mouvements de vos yeux, les boucles de vos cheveux qui s'échappent de dessous votre voile, votre front spacieux, l'arc délié de vos sourcils, le vermillon de vos lèvres et toutes les autres divinités de Votre Seigneurie, je me sens éprouver plus de consolation que je n'avais de chagrin avant que ma bonne fortune et votre courtoisie ne m'eussent fait la grâce de m'amener en votre présence.» Elle, en se rengorgeant me dit: «—Toute la grâce est vôtre.—Non, vôtre,» répondis-je; «j'en fais l'honneur à Votre Seigneurie. Ah! qu'il a bien raison de vous adorer, de brûler pour vous!...» Ici je m'arrête, j'entame le chapitre du fil et j'en demande tant la livre, plus ou moins, comme il lui plaira. Quelle pauvre chose est la femme et de combien peu de cervelle! A peine lui ai-je lâché ce «Il a bien raison de vous adorer et de brûler pour vous,» qu'elle devient toute rouge et que, s'enchevêtrant dans le marché du fil, elle ne peut arriver à le conclure. Je m'aperçois qu'elle a grand désir d'approfondir cette matière, bien plus importante que tous les écheveaux et toutes les aiguillées de fil, et je la gratte où cela la démange en ajoutant: «Qui n'a pas d'esprit, tant pis pour lui; mieux vaut vivre désespéré à cause de vous que satisfait auprès d'une autre.» Comptant alors qu'elle est abattue du coup de lance que vient de lui porter mon patelinage, je tire la lettre de ma poche et je la lui plante dans la main. Voici qu'elle se jette sur moi en s'écriant: «—A moi, hein? à moi, ha?... Et pour qui me prends-tu? Qui crois-tu que je suis? Il me vient une envie de t'arracher les yeux avec les ongles; avec mes ongles il me vient envie de te les arracher, excommuniée, ruffiane, fainéante que tu es! Va-t'en avec Dieu; sors-moi de la maison, et si jamais tu as l'audace de revenir, tu me le payeras pour cette fois-ci et pour cette fois-là. Est-ce ainsi qu'on me traite d'une telle façon?»
La nourrice.—Je me compisse de peur à ton intention.
La commère.—Pense à ce que je dus faire en me voyant jetée du haut en bas de l'escalier. Comme je cherchais à battre en retraite, le mari survient, la maman accourt au bruit et, par surcroît, le frère, lui qui ne sortait jamais du cabinet d'étude. Me voyant en de si mauvais draps, je ramène l'assurance dans mon cœur, mes menteries habituelles sur le bout de ma langue, l'effronterie sur ma figure; en une minute je hausse la voix et je dis à la jeune: «—S'il vous semble que je vous demande trop cher pour le fil dites: «Il ne fait pas mon affaire», sans m'accabler d'injures»; à la vieille: «Qui sait mieux que vous combien il vaut la livre?»; au frère: «Vous n'avez rien à régler avec moi»; au mari qui me heurte en criant: «Que viens-tu faire ici?» je réponds: «—Je me suis trompée de porte, que Votre Seigneurie m'excuse.» A l'aide de ces expédients, je me tirai du mauvais pas.
La nourrice.—Une autre s'y serait perdue.
La commère.—En semblables occurrences, il faut user du stratagème dont use le renard quand il se voit acculé par les chiens, les bâtons, les filets et la paille enflammée. Il ne perd pas la tête, garde son sang-froid et fait mine de vouloir s'échapper tantôt par ce côté, tantôt par cet autre; chaque mouvement qu'il fait, ses assaillants l'imitent et ils le laissent se sauver sans savoir comment.
La nourrice.—Dix fois, j'ai vu ce que tu dis là.
La commère.—Mais tu crois peut-être que celle dont je pensais fuir le courroux s'était mise en fureur pour tout de bon? Nullement, nourrice; elle recueillit les morceaux de la lettre qu'elle avait déchirée, foulée aux pieds, criblée de crachats; elle la reconstitua, et la lut et la relut mille fois; de sa fenêtre elle la montra à celui qui m'avait envoyée la porter et, pour que je ne conservasse pas un seul doute, l'amant me fit voir de mes propres yeux comment elle devint sa maîtresse, sans autres messages. Un jour après dîner, il me fit place en secret quelque part d'où je la vis se déshabiller toute nue (il faisait grand chaud) et se coucher avec lui; la chambre donnait sur un jardin, ce qui fut cause que les cigales, dont le babil était étourdissant à cette heure, m'empêchèrent d'entendre ce que Madonna lui disait. Mais je la vis très bien, si j'ai de bons yeux, je la vis on ne peut mieux, car il la contempla sur toutes ses faces. Elle s'était relevé les cheveux sur la tête sans aucun voile et ses tresses lui faisaient une toiture à son beau front; ses yeux flambaient et riaient tout ensemble sous l'arc de l'un et de l'autre de ses sourcils; ses joues semblaient, à proprement parler, du lait parsemé de graines d'écarlate, d'une couleur tendre, tendre; oh! le joli nez, sœur, le gracieux menton qu'elle avait! Sais-tu pourquoi je ne te parle ni de la bouche ni des dents? Pour ne pas gâter leur réputation en en parlant. Elle avait un cou, ô Dieu! une gorge, nourrice, et deux tétins à faire se corrompre les vierges et mettre froc bas aux martyrs. Je m'égarai en contemplant le bas du corps, avec son bijou pour nombril au mitan, et je me perdis dans la gentillesse de cet objet qui est la cause de tant de folies, de tant de querelles, de tant de dépenses et de tant de paroles; quant aux cuisses, aux jambes, aux pieds, aux mains, aux bras, que ceux qui savent louer dignement les louent à ma place. Encore ne t'ai-je parlé que des parties du devant. Les merveilles qui me mirent hors de moi, ce sont les épaules, les reins et le reste de ses charmes. Je te jure par mon petit mobilier, et je permets au feu, aux voleurs, aux sbires de le mettre à sac, si pendant cette contemplation je ne portai la main à ma chosette et me la frottai comme se frotte le machin quiconque n'a pas où le mettre.
La nourrice.—Pendant que tu étais en train de me raconter tout cela, j'ai éprouvé cette douceur qu'on éprouve quand on rêve avoir son amoureux entre les jambes et qu'on se réveille au bon moment.
La commère.—Après tous ces badinages, ils se jetèrent sur le lit, s'embrassèrent étroitement et firent désespérer l'air de la chambre parce qu'il ne trouvait plus moyen de se glisser entre eux deux. Comme ils se tenaient ainsi embrassés, les cigales se turent par bonheur pour moi, car ce que disent les amoureux n'est pas moins charmant que ce qu'ils font. Avant d'en venir à croiser le fer, le jeune homme, qui était aussi spirituel que noble, la fixa, les yeux dans les yeux, et la contemplant sans lever son regard, lui dit ces vers que je voulus tenir de lui par écrit et que je me suis colloqués dans la mémoire avec bien d'autres rimes que je réciterais le cas échéant:
En amant heureux, content de son amour;
Qu'il ne souhaite d'aller là-haut, parmi les dieux,
Jouir du bonheur auquel toute âme aspire;
Car au bien suprême atteint, à ce qu'il semble,
Rien que le jeu d'amour, et dans le moment
Où sur la joue de sa Dame on imprime un baiser,
On goûte presque les plaisirs du Paradis.
En un seul cœur, et deux âmes en une âme,
Deux vies en une vie, et calment leurs ardeurs
Dans un apaisement voluptueux et doux!
Plus heureux encore ceux dont les tendresses
Étant partagées sont exemptes de toute crainte!
Jalousie, ni envie, ni destin contraire
Ne gâtent leur plaisir, jusques à la mort.
La nourrice.—Ces vers me sont rentrés dans l'âme; qu'ils sont doux, qu'ils sont suaves!
La commère.—Après qu'il eut récité les deux stances, dont se délectèrent les oreilles de la jeune femme, ils en vinrent au fait. Leurs seins se pressaient si fort l'un contre l'autre que leurs cœurs pouvaient se confondre en un même battement; ils se becquetaient si amoureusement que leurs âmes montaient de plaisir jusqu'à leurs lèvres et qu'en se les buvant ils goûtaient les joies célestes; oui, les susdites âmes tressaillirent d'allégresse pendant que les «Ah! ah! Oh! oh!» les «ma vie, mon cœur, je me meurs, attends que j'y sois», allèrent jusqu'au bout. Alors tous les deux retombèrent épuisés, en se soufflant l'un à l'autre leur âme dans la bouche avec un soupir.
La nourrice.—Une Sapho, un Tibaldeo, un Pétrarque ne saurait pas raconter aussi bien la chose. Mais ne me parle pas d'eux davantage et laisse-moi avec le miel à la bouche.
La commère.—Je le veux bien, mais je te fais tort du sommeil qui lentement, lentement envahit leurs yeux, de sorte que leurs paupières se relevaient et s'abaissaient, leur ôtant puis leur rendant la lumière, absolument comme un petit nuage ôte et rend son éclat au soleil, selon qu'il passe devant lui ou s'en éloigne.
La nourrice.—Comme il lui plaira.
La commère.—Un homme de qualité, un renommé personnage, qui avait plus de vertus que n'en a la bétoine, remarqua certaine veuve, ni vieille ni jeune, fort belle et pleine d'agréments, qui presque chaque matin venait à la messe. Pour attraper l'un ou l'autre, comme j'en vins à bout, j'arrivais toujours à l'église avant elle et je m'installais sur les marches de son autel préféré; j'en usais ainsi d'abord pour lui donner l'occasion de me parler, ne fût-ce que pour me dire: «Ote-toi de là», et c'est ce qui advint; chaque fois qu'elle me voyait, elle me saluait gracieusement et souvent me demandait comment allait ma santé, si j'avais un mari, combien je payais de loyer et autres histoires. Celui qui la lorgnait en prit occasion de me faire l'intermédiaire de ses amours; un soir, il vint me trouver en secret et m'exposa sa requête d'honnête façon. Moi qui ai mon latin en bouche je promets sans promettre; je promets en lui disant: «Une pauvre femme comme moi n'est que l'humble servante d'un homme comme vous»; et je me rétracte en ajoutant: «Je doute de réussir; toutefois, je lui parlerai, soyez-en certain.» Je le fais alors venir à l'église, je m'approche de la veuve et je l'entretiens d'autre chose, puis, me retournant vers lui, je lui fais entendre par signes qu'elle riait de ce que je lui avais parlé de lui, tandis qu'elle riait de mon simple bavardage; le voilà bien content.
La nourrice.—Quelle pitié!
La commère.—L'office achevé, je retourne à la maison et il arrive; je lui touche la main et je lui dis:—«Bon profit vous fasse tout le bien qu'elle vous veut! Je ne pouvais lui parler de chose qui lui agréât davantage. Pour la première fois, elle ne s'est pas risquée à me dire toute sa pensée, mais qui ne la devinerait pas? Écrivez-lui donc une lettre, avec quelque petit sonnet, car elle en est friande, et je la lui remettrai.» Dès qu'il entendit parler de la lettre, il sortit une couple de ducats:—«Je ne vous les donne pas en payement», me dit-il, «ce sont les arrhes de ce que je compte vous offrir, et ce soir même j'apporterai la lettre.» Il s'en va et revient avec la lettre enveloppée dans un morceau de velours noir, liée avec un cordon de soie vert; il la baise et me la présente: je la rebaise et je la prends.
La nourrice.—Cérémonies pour cérémonies.
La commère.—Après l'avoir empochée, je congédie mon homme et je promets de porter la lettre le lendemain. Je me rends à l'église, je rencontre la dame et je ne lui parle pas, voyant avec elle une servante qu'elle n'avait pas coutume d'amener; sans rien de plus, je m'excuse vis-à-vis de lui.—«C'est bien», me dit-il, «ce qui ne se peut ne se peut; pourvu que vous pensiez à moi, cela me suffit.»—«Comment cela, penser à vous? Je remettrai la lettre aujourd'hui même, ou je crèverai; laissez-moi faire, je veux aller chez elle. Soyez ici à deux heures et j'aurai quelque chose à vous dire.» Il me remercie, renouvelle ses promesses, lâche un autre petit ducat et tourne les talons. Un bout de temps après, je me rends chez la veuve, à qui je ne demande que si elle n'a pas un peu de lin, d'étoupe ou de chanvre à me donner, pour filer. Tu te souviens bien de ce que je t'ai dit que dans les maisons riches j'allais vêtue en pauvresse et, dans les maisons pauvres, vêtue en femme riche. J'obtins du lin et tout ce que je voulais, puis, l'homme étant revenu me voir, je lui dis: «Je la lui ai remise de la façon la plus adroite, la plus rusée du monde», et après lui avoir conté une histoire qui n'était ni vraie ni même approchant du vrai, je lui fais croire que j'irai le lendemain soir chercher la réponse. Le lendemain matin arrive, et j'avais à aller endoctriner une de ces petites dévideuses de soie, assez jeune, gentille et pauvre au possible. Je laisse une nièce que j'ai à la maison et j'oublie la lettre que je n'avais ni donnée ni l'intention de donner; elle était dans le tiroir de ma table; fatal oubli qui faillit causer ma perte, car le particulier qui me l'avait remise vient chez moi sans que j'y fusse et la gamine lui ouvre; il farfouille dans le tiroir, trouve sa lettre et la met dans sa poche en se disant: «Je veux voir ce que va dire cette gueuse de maquerelle, en retour de mes bons offices.»
La nourrice.—Te voilà les os moulus.
La commère.—Doucement. Je rentre, mais comme le cœur me disait: «Il y a quelque chose», je regarde dans le tiroir, je n'y vois plus la lettre et je fais venir la gamine; elle me dit: «Messire un tel est arrivé», et tout de suite je songe à imaginer une excuse. Aussitôt, le voici qui vient à moi, sans se troubler aucunement; il m'aborde en souriant comme à l'ordinaire et me parle tout au naturel. Mais ta madrée commère ne s'y laisse pas prendre, elle se rapproche de lui et lui dit: «Je sais que vous n'accordez pas à vos pauvres servantes le temps de dormir, ni celui de digérer leur dîner; sur mon âme, j'ai passé l'une des plus mauvaises soirées et des plus tristes nuits que l'on puisse avoir. Il est vrai que je vous ai dit avoir remis la lettre, je ne le nie pas, et je ne vous ai pas dit cela pour vous en conter. Mais je n'ai pas trouvé l'occasion de la remettre et, certaine que j'étais de pouvoir le faire ce soir même, je me dis: Peu importe de lui en avoir donné l'assurance, du moment que sa commission sera faite à temps. Maintenant, vous avez repris votre lettre et je suis sûre que vous ne croiriez plus de moi la vérité même. Mais rendez-la-moi et vous verrez, non pas demain, mais après-demain, ce dont je suis capable.»
La nourrice.—La bonne trame!
La commère.—Notre homme, tout radouci et tout bonasse, tire la lettre de sa poche et me la rend. «—Certes, j'étais un peu en colère, dit-il, parce qu'il me semblait être traité en nigaud, mais je suis un homme raisonnable; j'accepte donc vos excuses et tout mécontentement s'est envolé; la faute se réparera par la diligence.—Je sais bien, répliquai-je, que c'est chose grave de ne pas dire la vérité à un seigneur tel que vous; mais c'est fait, songeons au remède.» Il s'en va empochant ces bêtises, et moi de rire et de déplier la lettre. Nourrice, jamais on ne vit plus belle affaire; chaque lettre semblait une perle et il n'y aurait pas au monde une dame, si dure et si revêche fût-elle, que n'eussent remuée les paroles qu'on y lisait. Oh! les belles imaginations! les jolies façons de supplier! les engageantes manières d'attendrir et de faire brûler quiconque! Je pris un étonnant amusement à lire et à relire ce petit madrigal, qui s'y trouvait inclus: