← Retour

L'oppidum de Bibracte: Guide historique et archéologique au Mont Beuvray; d'après les documents archéologiques les plus récents

16px
100%

I APERÇU SUR L'HISTOIRE DE BIBRACTE

Des haches de bronze et quelques flèches en silex sont les premiers indices du séjour de l'homme sur la montagne de Beuvray. A cette preuve archéologique de l'ancienneté de la station, il convient d'en ajouter une autre empruntée aux traditions religieuses: le culte des eaux et des fontaines--le plus ancien de tous avec celui du feu--a laissé, en effet, sur la montagne (où il fut apporté par les races d'émigrants venus d'Asie) des traces qu'on ne saurait méconnaître et qui jusqu'ici ont résisté à toutes les révolutions. La persistance de ce culte au même lieu, aux mêmes époques--et suivant les mêmes rites que l'on voit observer encore aujourd'hui sur les bords du Gange et de l'Indus, s'explique difficilement si l'on n'admet point que dès les temps les plus reculés le mont Beuvray a été fréquenté comme un lieu de pèlerinage, et que les coutumes dont nous parlons puisent leur vitalité dans la profondeur des âges.

La position escarpée de la montagne dut en faire, à l'origine, un refuge pour les populations de chasseurs et de pasteurs nomades qui occupaient le pays; d'autre part, la fête religieuse des sources du Beuvray fut un puissant appât pour les industries qui trouvaient en même temps, dans cette position retranchée, la sécurité indispensable à leur travail, et l'écoulement facile de leurs produits.

Les arts et l'industrie des Gaulois éduens restèrent à l'état rudimentaire jusqu'à l'époque où des peuples plus civilisés--les Carthaginois et surtout les Marseillais--entrèrent en communication avec eux par les deux grandes voies fluviales du Rhône et de la Saône.[1]

Il serait difficile de fixer la date de ces premières communications (que l'histoire a enregistrées à une époque relativement récente); nous savons seulement que, 123 ans avant Jésus-Christ, les Marseillais mirent les Éduens en rapport avec Rome et obtinrent pour eux le titre de frères du peuple romain.

A l'époque dont nous parlons (un siècle environ avant l'ère chrétienne) la Gaule était divisée en clans restreints, sans lien entre eux, sans littérature, et sans art proprement dit, presque sans écriture--puisqu'il était défendu aux druides de s'en servir pour conserver l'histoire et les dogmes.--Les Éduens étaient pourtant en pleine prospérité, sous le rapport matériel. Nous n'en voulons pour preuve que l'état de l'impôt et les entreprises financières de certains chefs éduens--dont l'un, Dumnorix, fermier de tous les péages de la cité, ne voyageait jamais sans avoir trois cents chevaux à sa suite.--L'agriculture était très avancée; l'emploi de la marne et de la chaux pour amender les terres--invention gauloise ou grecque--avait plus que doublé la fertilité des champs. Aedui calce uberrimos fecere agros. [2] Quant au bétail, il était nombreux et nourri dans de vastes pâtures, situées quelquefois dans l'intérieur même des oppidum.

Cet état de prospérité fut sérieusement troublé dans le siècle qui précéda l'ère chrétienne par les luttes des Éduens avec les Arvernes, les Séquanais et surtout les Germains, appelés par ces derniers.

Les Éduens, trop faibles contre tant d'ennemis réunis, furent écrasés à la bataille de Magetobria, dans laquelle leur noblesse périt presque toute entière. Il fallut livrer des otages, et payer des tributs onéreux pour obtenir la paix. Le druide Divitiacus refusa seul de souscrire à l'humiliation de sa cité, et se réfugia à Rome, où il fut l'hôte de Cicéron. Introduit dans le sénat--il parla debout, à la mode gauloise et par interprète, appuyé sur un bouclier orné de diverses couleurs--qui pour nous était un bouclier émaillé.[3] L'éloquence de Divitiacus n'obtint qu'un médiocre succès. Ce n'est que lorsque les Helvètes menacèrent la province romaine que la sympathie des Romains, éveillée par leur intérêt, leur remit en mémoire la demande de secours de leurs frères éduens.

On connaît l'histoire de cette campagne où Bibracte est nommée pour la première fois. César, manquant de vivres, se détourna de la route que suivaient les Helvètes et prit celle de Bibracte, pour ravitailler son armée qui était alors distante de cette ville d'environ dix-huit milles--quod a Bibracte... non amplius millibus passuum XVIII aberat.[4] Les ennemis, croyant que les Romains s'éloignaient d'eux par crainte, revinrent sur leurs pas, et engagèrent l'action où ils furent--comme on sait--taillés en pièces.

Après cette bataille--dite de Bibracte--les Éduens, malgré leurs divisions intestines, marchèrent d'accord avec les Romains. Leur cavalerie, commandée par Divitiacus, combattit même dans leurs rangs au nord de la Gaule lors de l'insurrection des Rémois.

L'alliance dura jusqu'aux entreprises de Vercingétorix. A ce moment, un parti puissant dans la cité éduenne cherchait à la détacher des Romains; le vergobret venait d'être élu et il avait fallu l'intervention de César pour pacifier les esprits et fixer le choix du magistrat suprême, mais la cité n'en continuait pas moins à être travaillée par des factions rivales. La cavalerie éduenne, sous les ordres de Litavie et de ses frères, s'étant mise en marche pour rejoindre César au siège de Gergovie, les chefs résolurent de faire passer leurs troupes non à l'attaque mais à la défense de la place. César, informé de ces menées, déjoua le complot: Litavie--l'un des auteurs de la conspiration--put seul échapper aux Romains et passa à l'ennemi--avec son escorte; car, dit l'auteur des Commentaires, il est sans exemple qu'un client gaulois abandonne son chef en péril de mort.

L'échec des Romains au siège de Gergovie fut un encouragement pour le parti qui leur était hostile, et l'insurrection s'étendit par toute la Gaule.

Après la levée du siège et tandis que César descendait la rive gauche de la Loire pour rallier Labienus, Litavie gagna rapidement la route de Bibracte, et fut reçu par les Éduens:--Litavicum Bibracte ab Eduis receptum.[5]--Le vergobret et le sénat ne tardèrent point à l'y rejoindre.

César apprit cette nouvelle avec une inquiétude qui perce à travers son style, en dépit de sa concision, et, comme pour se justifier de ne point marcher sur Bibracte, il prononça ces mots qui marquent bien la position imprenable de cette forteresse et l'impossibilité d'un siège: Bibracte ... quod est apud cos oppidum maximae autoritatis.[6]

Au même moment, Vercingétorix accourait aussi à Bibracte pour entraîner définitivement la cité dans son parti. L'assemblée générale des chefs gaulois y fut convoquée:--Totius Galliae concilium Bibracte indicitur.[7]

Le chef Arverne, acclamé par la foule, fut placé par l'enthousiasme populaire à la tête de toutes les forces réunies de la Gaule, malgré l'opposition des chefs éduens, humiliés de voir leur cité obéir à un étranger. Ils fournirent, néanmoins, leur contingent pour la défense d'Alesia, mais la conduite de plusieurs d'entre eux, faits prisonniers par les Romains, a laissé subsister des doutes sur leur fidélité à la cause nationale.

Après la prise d'Alesia, César rendit aux Éduens leurs prisonniers et vint lui-même hiverner à Bibracte:--Ipse Bibracte hicmare constituit.[8]

Il était occupé à y rendre la justice, lorsqu'il apprit que les Bituriges préparaient une nouvelle insurrection. Ne voulant pas laisser à l'ennemi le temps d'organiser ses forces, il quitta Bibracte la veille des kalendes de janvier :--Pridic kalendas januarias a Bibracte proficisitur,[9]--avec une faible escorte de cavalerie:--cum manu equitatis,--et laissant Marc-Antoine à la garde des bagages, il rallia la XIe légion campée dans le voisinage:--quae proxiima erat,--et la XIIIe qui occupait la limite entre les Éduens et les Bituriges. L'ennemi, pris à l'improviste, fut complètement défait. La conquête de la Gaule était achevée.

Il ne paraît point que César soit revenu à Bibracte, du moins ni lui ni ses historiens n'en ont fait mention. La forteresse est nommée encore une fois par Strabon, quelques années plus tard, à une date difficile à préciser: «Les Éduens--dit ce géographe--ont une ville, Chalon-sur-Saône, et une forteresse, Bibracte.»

L'organisation nouvelle donnée à la Gaule par Auguste semble avoir décidé de la suppression de l'ancien oppidum. Rome ne voulut pas laisser entre les mains d'une population toujours remuante une forteresse de cette importance qui, à un moment donné, pouvait offrir aux insurgés un point d'appui des plus solides.

Bibracte fut détruite avec Gergovie et remplacée comme elle par une ville de création romaine. Elles prirent l'une et l'autre le nom d'Auguste: Augustodunum--Augustonemetum;--et Bibracte fut transportée à Autun, comme Gergovie à Clermont.

Les Romains--ces maîtres dans l'art de coloniser--ont fait usage assez fréquemment du moyen dont nous parlons, soit pour châtier une cité rebelle, soit pour briser les dernières résistances d'un pays récemment conquis.

Pausanias cite, entr'autres, un grand nombre de villes grecques qu'Auguste, après la bataille d'Actium, dépeupla entièrement et dont il transporta les habitants dans d'autres cités, pour les punir d'avoir servi le parti d'Antoine.

En Gaule, la sévérité de la nouvelle administration transforma en peu de temps les populations indigènes et leur fit oublier jusqu'à leur langue.[10]

Les anciennes forteresses furent détruites, et les récalcitrants tués, vendus à l'encan, ou transportés en masse.

Les quartiers industriels de Bibracte, les maisons de bois, les ateliers de forgerons et d'orfèvres ont été indistinctement brûlés; les maisons en pierres, plus riches, ont été déménagées. Les matériaux de luxe--tels que les mosaïques--ou simplement utiles--tels que les placages en pierre calcaire--furent partout enlevés pour être employés, sans aucun doute, dans les constructions d'Augustodunum.

La nouvelle capitale fut bâtie--selon l'usage romain--avec une rapidité bien faite pour nous étonner, mais dont la création des cités américaines nous offre encore aujourd'hui l'exemple. «En quelques mois--dit Viollet-le-Duc--les Romains créaient une ville», et il décrit leurs procédés.

L'intervalle de temps qui sépare l'époque où Strabon cite Bibracte, de celle où apparaît pour la première fois le nom d'Augustodunum dans Tacite, peut être évalué à un maximum de 25 années.

Les médailles fournissent d'ailleurs sur l'abandon de Bibracte et les commencements d'Augustodunum des renseignements qui concordent avec ceux de l'histoire.

Parmi les deux mille et quelques monnaies trouvées au Beuvray, les plus récentes sont le petit bronze frappé en Gaule au revers de l'autel de Lyon et la pièce gauloise de Germanus, fils d'Indutillus, qu'on regarde comme le petit-fils de l'Indutiomar des Commentaires.

Ces deux types, les derniers en date au mont Beuvray, sont les premiers qu'on rencontre à Autun.[11]

La ruine de Bibracte et la somptuosité toujours croissante d'Augustodunum ne tardèrent point à faire oublier quelque peu la première de ces villes.

Attirées par la curiosité ou l'intérêt vers le nouveau centre qui réunissait l'administration, les écoles et le commerce, les populations ne connurent bientôt plus le vieil oppidum que par son pèlerinage et sa foire.

Eumène, à la fin du troisième siècle, cite Bibracte en passant, une fois encore, et comme à titre de mention historique. La désignation de Florentia, qu'il ajoute à son nom, semble elle-même indiquer que cette fête du printemps l'empêchait d'être entièrement oubliée.[12]

Tel ne fut pourtant pas son sort, malgré les invasions barbares, qui portèrent le dernier coup à tout ce qui se rattachait aux anciens centres gaulois, confondus souvent, par la communauté d'un même désastre, avec les villes de création plus récente.[13]

Le nom de Bibracte fut conservé à la montagne, et se transforma peu à peu en celui de Beuvray qui--pour le philologue--est exactement le même.

Au seizième siècle, Gaucher, chanoine d'Autun, parlant de deux de ses amis qui se rendaient au Beuvray pour la foire du premier mercredi de mai, écrit ces mots: «... qui ibant Bibracte.»

Jean Bouchet, dans ses Chroniques d'Aquitaine, parle de Libracte (sic)... «qui était une petite ville d'Authun qu'on appelle de présent Beuvray.»

Dans tout le bassin de l'Arroux les registres des paroisses mentionnent à la même époque: La Comelle-sous-Bibracte, St-Léger-sous-Bibracte, etc.

Le passage que le célèbre jurisconsulte Guy-Coquille consacre au mont Beuvray dans son «Histoire du Nivernais» est à citer en entier:

«La montagne de Beuvray, en la cime de laquelle était l'ancienne Bibracte, est aujourd'hui en dedans le duché et pays de Nivernois.

Il est vray-semblable que les plus anciennes villes, bâties après le déluge, ayent été mises ès-cimes des montagnes, et depuis, à cause de l'incommodité des lieux hauts, ayent été transférées en lieux plus bas et de plus facile accès; ainsi les habitants de ce haut Beuvray se soient transférés au lieu ou est de présent Authun, et pour l'honneur d'Auguste César l'ayent nommé Augustodunum.»

La tradition populaire, qui n'est pas moins explicite, témoignerait à elle-même, par son étonnante persistance à travers les âges, de la grandeur de l'antique Bibracte, et de sa situation, même en l'absence de textes écrits et de faits matériels:

«En faisant visiter les terrassements qui enveloppent les différents sommets de la montagne, les paysans rapportent que: «là était autrefois la capitale de tout le pays... que la nuit on entend les charriots, les hommes et les chevaux courir sur les retranchements...» Ils montrent l'emplacement des portes qui, lorsqu'on les ouvrait le matin, criaient sur leurs gonds, de façon qu'on les entendait jusqu'à Nevers.»

Sur les pentes abruptes qui conduisent à la montagne, «il fallait--disent-ils encore--du temps de la vieille ville, cinq paires de boeufs pour monter un char.» Ils ajoutent que la ville fut ruinée et montrent près du Beuvray un mamelon par lequel l'ennemi déboucha: une bergère aurait révélé le point vulnérable, et pour sa récompense, le chef des ennemis lui aurait percé le coeur d'un coup d'épée, dans la crainte qu'un repentir tardif ou une nouvelle indiscrétion n'avertît trop tôt les habitants que la trahison était consommée. Après la destruction de la ville, suivie d'un grand massacre, les survivants auraient quitté la montagne et fondé Autun.

Quand l'Histoire est muette, il faut se contenter de la Légende--tel est le cas présent--mais, hâtons-nous de le dire, celle-ci n'a rien d'invraisemblable; en effet, bien que la première ne nous fournisse aucun détail sur la fin de Bibracte et les commencements d'Augustodunum, il est fort à croire que la forteresse éduenne ne fut point anéantie sans qu'il y ait eu quelques résistances de la part de la population indigène. D'un autre côté, il est à peu près démontré que de graves insurrections--dont les historiens ont à peine parlé--éclatèrent en Gaule avant le commencement de l'empire, et furent réprimées, avec une cruauté dont César n'avait que trop donné l'exemple.

Un détail fourni par la numismatique vient à l'appui de notre dire, car il accuse assez nettement l'impuissante rancune du peuple éduen contre Auguste, patron de la nouvelle cité et destructeur de l'ancienne.

Sur les lisières d'Augustodunum, dans les quartiers pauvres, voisins des remparts où la population des ouvriers gaulois semblait avoir été parquée, on a recueilli avec soin une grande quantité de médailles d'Auguste de tous les modules. Presque toutes ont le cou ou la face marquée d'un trait fait par un instrument tranchant. Nos antiquaires appellent ces pièces des «Auguste à cou coupé.»

L'usage de mutiler les pièces de monnaie, par haine du maître, date de loin, comme on le voit.

Chargement de la publicité...