La belle Gabrielle — Tome 1
The Project Gutenberg eBook of La belle Gabrielle — Tome 1
Title: La belle Gabrielle — Tome 1
Author: Auguste Maquet
Release date: February 1, 2004 [eBook #11300]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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LA BELLE GABRIELLE
PAR
AUGUSTE MAQUET
I
1891
NOTE DE L'ÉDITEUR
PRÉFACE DES OEUVRES COMPLÈTES D'AUGUSTE MAQUET
Auguste Maquet est né en 1813. Il fut un brillant élève du lycée Charlemagne où à dix-huit ans il devint un professeur suppléant très remarqué. Il se destinait à l'enseignement, mais poussé par une irrésistible vocation vers la littérature indépendante, il abandonna l'Université. Quelques poésies fort appréciées, quelques nouvelles écrites dans les journaux le mirent en rapport avec les jeunes écrivains de cette féconde époque.
Fort lié avec Théophile Gautier, il composa quelques essais avec Gérard de Nerval et c'est par ce dernier qu'il arriva à connaître Alexandre Dumas. Alors commença cette collaboration fameuse qui mit en quelques années Auguste Maquet sur le chemin de la renommée. Nous n'entrerons pas dans le récit des causes qui la firent cesser, elles sont trop connues: entraîné dans le désastre financier de son collaborateur, Auguste Maquet fut considéré comme un simple créancier, perdit le fruit d'un travail inouï, et ne put obtenir comme compensation de pouvoir mettre son nom à côté de celui d'Alexandre Dumas sur tous les livres qu'ils avaient écrits ensemble.
La liste en est longue puisqu'elle comprend: _Le Chevalier
d'Harmental, Sylvandire, les Trois Mousquetaires, Vingt Ans après, la
Reine Margot, Monte-Cristo, la Dame de Monsoreau, le Chevalier de
Maison Rouge, Joseph Balsamo, le Bâtard de Mauléon, les Mémoires d'un
Médecin, le Collier de la Reine, le Vicomte de Bragelonne, Ange Pitou,
Ingénue, Olympe de Clèves, la Tulipe noire, les Quarante-Cinq, la
Guerre des Femmes.
Les deux collaborateurs signèrent ensemble, au Théâtre: les Trois
Mousquetaires, la Jeunesse des Mousquetaires, la Reine Margot, le
Chevalier de Maison Rouge, Monte-Cristo, le Comte de Morcef,
Villefort, la Guerre des Femmes, Catilina, Urbain Grandier, le
Vampire, la Dame de Monsoreau.
Si la preuve de cette collaboration n'existait pas dans une foule de documents émanant de l'un et de l'autre de ces deux grands travailleurs, elle serait tout entière dans l'énumération que nous venons de faire: car l'esprit se refusait à croire qu'un seul homme ait pu suffire à cette tâche gigantesque. Et nous ne parlons ici que des ouvrages faits en commun.
Auguste Maquet a écrit seul: Le Beau d'Angennes, Deux Trahisons, une partie de l'Histoire de la Bastille, le Comte de Lavernie, la Belle Gabrielle, Dettes de Coeur, la Maison du Baigneur, la Rose Blanche, l'Envers et l'Endroit, les Vertes Feuilles.
Au Théâtre, il a fait, seul: Bathilde, le Château de Grantier, le
Comte de Lavernie, la Belle Gabrielle, Dettes de Coeur, la Maison du
Baigneur, le Hussard de Bercheny.
Il a fait représenter, en collaboration avec Jules Lacroix, au
Théâtre-Français, Valéria; à l'Opéra, la Fronde, musique de
Niedermayer.
Il a encore composé une foule d'articles, de nouvelles, et plusieurs pièces de théâtre qu'il n'a pas signées, entre autres, le Courrier de Lyon: il a été plus de douze années président de la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques, et si, un jour, les remarquables discours qu'il a prononcés en cette qualité dans maintes circonstances peuvent être réunis en un volume, les lecteurs pourront juger dans ces belles pages que chez lui la pureté du style ne le cédait en rien à l'élévation des idées et des sentiments et au bonheur des expressions.
Nous avons accompli notre tâche en mettant sous les yeux des lecteurs l'oeuvre énorme d'Auguste Maquet; à eux de juger maintenant par quels efforts d'un travail surhumain il a conquis vaillamment la place que nous lui donnons parmi les grands écrivains du siècle. Officier de la Légion d'honneur depuis 1861, il est mort le 8 janvier 1888 dans son château de Sainte-Mesme, gagné, comme il le disait gaiement, avec sa plume seule. C'est là, dans cette chère retraite, qu'il recevait ses amis, et ils étaient nombreux: c'est là qu'accouraient les jeunes auteurs, toujours bien accueillis, en quête d'un conseil toujours donné bon et désintéressé; c'est là, qu'à la nouvelle de sa mort, ont afflué les regrets de tous, car tous aimaient et respectaient cette nature droite et loyale, ce grand coeur et cette âme juste.
Juin 1891
* * * * *
LA BELLE GABRIELLE
I
FAMINE AU CAMP
Au revers du monticule qui domine la Seine entre Triel et Poissy, s'étendent plusieurs villages cachés à demi sous les roches ou dans les bois.
Les roches se sont peu à peu recouvertes de vignes, et c'est pour ainsi dire le dernier raisin que le soleil de France consente à échauffer, comme si, ayant épuisé la vigueur de ses rayons sur le Rhône, la Loire et la Haute-Saône, il n'avait plus qu'une stérile caresse pour le Vexin et un froid regard pour la Normandie.
Ces pauvres vignes dont nous parlons eussent pu se réjouir au soleil de l'année 1593. Jamais plus chaude haleine n'était venue les visiter depuis un siècle. Certes les raisins pouvaient bien mûrir cette année et donner à flots le petit vin taquin de Médan et de Brezolles; mais ce que le soleil voulait faire, la politique le défit: au mois de juillet, il n'y avait déjà plus de raisins dans les vignes. La petite armée du roi de France et de Navarre, du roi béarnais, du patient Henri, campait dans les environs depuis une semaine.
Depuis quatre ans, Henri, roi déclaré de France après la mort d'Henri III, disputait une à une toutes les pièces de son royaume; comme si la France se fût jouée au jeu d'échecs entre la Ligue et le roi. Arques, Ivry, Aumale, Rouen et Dreux avaient sacré ce prince, et pourtant il n'eût pu entrer à Reims pour recevoir la sainte-ampoule. Il avait des soldats, et pas de sujets; un camp, pas de maison; quelques villes ou bourgades, mais ni Lyon, ni Marseille, ni Paris! A grand'peine s'étail-il établi à Nantes avec une cour dérisoire, mi-partie chevaliers, mi-partie lansquenets et reîtres. Une brave noblesse l'entourait, le peuple lui manquait partout.—Qu'il se fasse catholique! disaient les catholiques.—Qu'il reste huguenot! disaient les réformés.—Qu'il disparaisse, catholique ou huguenot! disaient les ligueurs.
Henri, bien perplexe, bien gêné, parce qu'il se sentait gênant, bataillait et rusait, toujours soutenu par l'idée que le ciel l'avait fait naître à onze degrés loin du trône, et que, si huit princes morts lui avaient aplani ces onze degrés, ce devait être pour quelque chose dans les desseins de la Providence.
En attendant, replié sur lui-même pour méditer de nouveaux plans, comme aussi pour reposer ses partisans ruinés par l'attente et irrités par la guerre, il venait d'accepter une trêve proposée par les Parisiens. Paris est une ville qui aime bien la guerre civile pourvu qu'elle ne dure pas longtemps.
Or, tandis que M. de Mayenne se débattait contre ses bons alliés les Espagnols qui l'étouffaient en l'embrassant, et cherchait à pendre en détail ses amis les Seize, qu'il avait réduits à douze, Henri, pauvre, mais fort, affamé, mais sain d'esprit, sans chemises, mais cuirassé de gloire, négociait avec le pape sa réconciliation avec Dieu, et faisait fourbir ses canons pour se réconcilier plus vite avec son peuple. Il riait, jeûnait, courait l'aventure, pensait en roi, agissait en chevau-léger, et tandis qu'il s'accrochait ainsi aux buissons plus ou moins fleuris de la route, ses destinées marchaient à pas de géant sous le souffle invincible de Dieu.
Donc, une trêve venait d'être signée entre les royalistes et les ligueurs, une trêve ardemment désirée par ceux-ci qui avaient bien des blessures à cicatriser.
Pendant trois mois, les mousquetades allaient se taire, des négociations allaient se nouer de Mantes à Rome, de Paris à Mantes. Courriers de courir, curés et ministres de s'interposer, prédicateurs de réfléchir, car les plus fougueux qui tonnaient pendant la guerre contre cet hérétique, ce parpaillot et ce Nabuchodonosor, avaient peur des éclats de leur voix depuis le silence de la trêve. La campagne était libre et les gens de guerre laissaient leur casque pour un chapeau de feutre. Les ligueurs s'épanouissaient dans leurs bonnes grosses villes, et les royalistes de l'armée réduits au rôle de chiens chasseurs que l'on a muselés, erraient dans le Vexin, en jetant des regards affamés sur les châteaux, les métairies, les bourgs ligueurs, tout reluisants et riants, dont les cuisines lançaient d'insolentes fumées.
Ces doux loisirs existaient de par l'article IV de la trêve qui commandait sous peine de mort l'inviolabilité des personnes et des propriétés depuis Mme de Mayenne jusqu'à la dernière faneuse des champs, depuis le trésor de la Ligue jusqu'à l'épi de blé qui jaunissait dans la plaine.
Le roi tenait Mantes et ses environs, voilà pourquoi à Médan les royalistes dans leurs promenades désespérées gaspillaient le raisin vert, ou l'écrasaient en cherchant quelque lièvre ou quelque perdreau encore trop faible pour traverser la Seine.
Mais ces ressources avaient été bien vite épuisées, et tous ceux de l'armée royale qui n'avaient pas obtenu de congés ou de permissions, commençaient à ressentir ce que les Parisiens avaient si bien connu les années précédentes, disette et famine.
Au commencement de juillet, disons-nous, deux compagnies du régiment des gardes, commandées par Crillon, avaient reçu ordre d'aller camper, et de former ainsi l'avant-garde de l'armée, entre Médan et Vilaines. Pour ne pas incommoder les habitants, ce corps avait dressé des tentes. Crillon, absent la plus grande partie du jour, se reposait du service sur son premier capitaine. Un petit parc d'artillerie, installé sur la hauteur, amenait en inspection dans ces parages M. de Rosny, le futur Sully d'Henri IV, dont les prétentions sur ce chapitre étaient des plus impérieuses. Comme les gardes se recrutaient parmi les plus braves cadets des bonnes maisons, la compagnie était choisie, dans ce poétique séjour. Toutefois, on y mourait d'ennui et de misère. Adossés au monticule, ayant en face la Seine verte et calme, qui caressait comme un ruban de moire des îles pittoresques, les pauvres gardes, brûlés par le radieux soleil, éblouis par la luxuriante verdure des trembles et des saules, se demandaient entre eux pourquoi les oiseaux fendaient l'air si joyeux, pourquoi les poissons sautaient si allègrement dans l'eau, pourquoi les agneaux bondissaient si gracieusement dans les pâturages, alors qu'il était défendu aux soldats royalistes de toucher à toutes ces choses qui sont si bonnes, et que Dieu, dit-on, a créées pour le plaisir et les besoins de l'homme.
Parmi les plus désespérés de ces fantômes errants, il en était un surtout qui se distinguait par ses hélas lugubres accompagnés d'une pantomime plus active que celle d'un moulin à vent. Ses deux bras battaient le vide lorsqu'ils n'étaient point occupés à ranger sur sa hanche gauche une longue épée pendue à un flasque baudrier de vache, laquelle épée, impatiente comme son maître, revenait toujours en avant pour interroger, en la heurtant du pommeau, certaine pochette qui ne contenait qu'un petit couteau et un bout de mèche pour l'arquebuse.
Ce garde, c'était un jeune homme de vingt ans au plus, trapu, nerveux, au teint de bistre, ombragé par de longs cheveux noirs que les huiles du parfumeur n'avaient pas assouplies depuis le siège de Rouen, c'est-à-dire depuis près d'une année; ce jeune homme, disons-nous, lorsqu'il avait bien tourmenté ses bras et son épée, mettait sa main en guise de visière sur deux yeux dilatés et fixes comme ceux d'un aigle, et il fouillait de ce regard inquisiteur tout l'horizon de Médan à Saint-Germain, demi-cercle immense où Dieu s'est plu à accumuler les plus riches échantillons de ses oeuvres.
—Eh bien! Pontis, notre recrue, lui dit l'officier-capitaine qui se faisait coudre du ruban frais par son laquais, à l'ombre d'un tilleul chargé de fleurs, que voyez-vous de si beau dans les nuages? apercevrait-on d'ici le donjon de messieurs vos ancêtres? qui sait? ces nuages ont peut-être passé au-dessus?
—Sambioux, mon capitaine, repartit le jeune homme avec un sourire contraint, Pontis en Dauphiné est trop loin pour qu'on l'aperçoive. D'ailleurs, je n'y songe point, Pontis est à monsieur mon frère aîné qui m'en a mis poliment dehors. Et c'est heureux pour moi ajouta-t-il en forçant de plus en plus son sourire, car si je me gobergeais chez moi, je n'aurais pas l'honneur de servir le roi sous vos ordres.
—Stérile honneur, grommela une voix sourde partie d'un groupe de gardes, gentilshommes huguenots, pittoresquement vautrés au penchant d'un tertre.
Ni Pontis, ni le capitaine ne feignirent d'avoir entendu. Celui-ci frisa ses rubans jonquille, celui-là reprit sa contemplation en murmurant:
—Oh! non, ce n'est pas les nuages que je regarde.
—Quoi donc, alors? dirent ensemble plusieurs compagnons qui se soulevèrent à demi autour de Pontis.
—J'admire, messieurs, toutes ces fumées noires, bleues et blondes qui montent des cheminées de Poissy.
—Eh! qu'avez-vous affaire de fumées? reprit le capitaine; fumée est vide!
Pontis, comme plongé dans une mélancolique extase:
—Oh! dit-il, la fumée bleue me représente une eau bouillante dans laquelle se peuvent cuire oeufs, poissons et menus abattis de volailles; la rousse me semble née d'un gril chargé de côtelettes et de saucisses; la noire vient tout simplement des fours de boulangers… On fait de si bon pain à Poissy!
—Nous ne sommes pas à Poissy, répondit philosophiquement un des gardes qui s'étendit sur l'herbe brûlée; nous sommes sur les terres de Sa Majesté.
—Dirai-je très-chrétienne? demanda un autre d'un ton goguenard.
—Pas encore mais bientôt, j'espère, dit vivement Pontis. Le roi nous fait mourir de faim parce qu'il n'est pas catholique. Que ne l'est-il?
—Eh! eh! monsieur de la messe, crièrent au jeune homme plusieurs huguenots réveillés par ce souhait de Pontis, si vous n'êtes pas de la religion, n'en dégoûtez pas les autres.
Le capitaine s'éloigna en chantonnant, pour ne point se compromettre.
—Ma foi! messieurs, dit Pontis, ne chicanez pas pour si peu; nous sommes bien tous de la même église, allez!
—Bah! firent les huguenots, depuis quand?
—Sambioux? nous sommes tous d'une religion dans laquelle personne ne boit ni ne mange.
Un famélique éclat de rire accueillit funèbrement cette saillie de
Pontis.
—Je disais donc, continua-t-il encouragé, que toutes ces fumées de là-bas sont catholiques, que Paris est catholique, que ces châteaux qui nous environnent et qui nous narguent sont catholiques. Je veux être pendu si tout ce qu'il y a de bon dans la vie n'est pas catholique romain. Voilà pourquoi je voudrais que Sa Majesté entrât dans une religion nourrissante. Ah! vous avez beau murmurer, vous ne ferez jamais autant de bruit que mon estomac.
—Si le roi se convertit à la messe, s'écria un huguenot, je quitte son service.
—Et moi, répliqua Pontis, je le quitte s'il ne se convertit pas….
—Ventre du pape! s'écria le huguenot en se levant à moitié.
—Tiens, vous avez encore la force de vous mettre en colère? Eh bien, moi, je garde mon souffle pour une meilleure occasion. Huguenots ou catholiques devraient, au lieu de se quereller, aviser au moyen de vivre.
—Quelle idée a-t-il eu, le roi, poursuivit le huguenot grondeur, d'accorder une trêve à ce gros Mayenne? Nous serions en ce moment sous Paris; mais non … au lieu d'exterminer la ligue, on la ménage. Tout cela finira par des embrassades.
—Pourquoi ne pas commencer tout de suite? s'écria Pontis, au moins nous serions de la fête, tandis que si l'on tarde nous serons tous morts. Sambioux! que j'ai faim.
Un nouvel interlocuteur s'approcha du groupe, c'était un jeune garde nommé Vernetel.
—Messieurs, dit-il, je fais une réflexion: puisqu'il y a une trêve, pourquoi ne sommes-nous pas à Mantes avec la cour? on y mange, a Mantes.
—Quelquefois, grommela le huguenot.
—Au fait, dit Pontis, l'idée de Vernetel est bonne; pourquoi sommes-nous ici où l'on ne fait rien, et non à Mantes où est le roi?
—Parce que le roi n'est pas à Mantes, dit Vernetel. Tenez, en voici la preuve.
Et il montra aux gardes un petit homme qui passait tout affairé, portant un paquet recouvert d'une enveloppe de serge, comme s'il eût été tailleur d'habits ou pourvoyeur de la garde-robe.
—Quel est celui-là, demanda Pontis, et pourquoi vous fait-il croire que le roi n'est pas à Mantes?
—On voit bien que vous êtes nouveau chez nous, répliqua le huguenot, vous ne connaissez pas maître Fouquet la Varenne.
—Qui cela, la Varenne? demanda Pontis.
—Celui qui est partout où doit venir mystérieusement le roi, celui qui lui ouvre les portes trop bien fermées, celui qui reçoit les étrivières que mériterait souvent Sa Majesté, enfin celui qui porte les poulets du roi?
—Eh! l'honnête homme! cria le jeune cadet, servez-en un par ici!…
Nous sommes plus pressés que le roi.
—Voilà d'indécentes plaisanteries, jeunes gens, interrompit une voix mâle et sévère qui fit retourner les gardes.
—M. de Rosny! murmura Pontis.
—Oui, monsieur, répliqua gravement l'illustre huguenot qui traversait la clairière en lisant une liasse de papiers.
—Monsieur a l'oreille fine, ne put s'empêcher de dire Pontis; nous n'avons pourtant pas la force de parler bien haut.
—Encore mieux vaudrait-il vous taire, répartit Rosny tout en marchant.
—Nous ne demandons pas mieux, monsieur; mais fermez-nous la bouche.
Et le cadet compléta sa phrase par une pantomime à l'usage de toutes les nations qui ont faim.
Rosny haussa les épaules et passa outre.
—Vieux ladre, grommela Pontis; il a dîné hier, lui, et il est capable de dîner encore aujourd'hui!
—Comment, vieux, dit le huguenot; savez-vous l'âge de M. de Rosny?
—Sept cents ans au moins.
—Trente-trois à peine, monsieur le catholique, sept ans de moins que le roi.
—C'est singulier, répondit Pontis, depuis vingt ans que j'existe, j'ai toujours entendu parler de M. de Rosny comme d'Abraham ou de Mathusalem. Croyez-moi, c'est un homme qui a commencé avec la création.
—C'est que voilà longtemps qu'il travaille à devenir célèbre, dit le huguenot; c'est une de nos colonnes, c'est la manne de nos esprits.
—Que ne l'est-il de nos estomacs! Moi, voyez-vous, je n'ai pas les mêmes raisons que vous d'adorer le grand Rosny. Vous êtes huguenot comme lui, moi catholique. Je suis entré aux gardes par amour pour notre mestre de camp Crillon, qui est catholique aussi. Vous n'osez rien demander à votre idole Rosny, vous, tandis que moi, M. de Crillon serait ici, au lieu d'être je ne sais où, j'irais lui emprunter un écu. Je ne suis pas fier, moi, quand j'ai faim. Sambioux que j'ai faim!
Comme il achevait ces mots entrecoupés de soupirs, un pas de cheval retentit sur la terre sèche, et l'on vit s'avancer, portant deux paniers, un gros bidet pansu, précédé du maître d'hôtel de M. de Rosny, et suivi d'un paysan et d'un laquais.
Le cortège défila au milieu des cadets, qui dévoraient des yeux les paniers et la bête, et bientôt après, à l'ombre de ces beaux tilleuls dont nous avons parlé, une table se dressa, sur laquelle le maître d'hôtel rangea certaines provisions d'une couleur et d'un parfum insultants pour les affamés.
M. de Rosny, toujours avec ses papiers et sa gravité, s'avança vers la table, s'y installa en compagnie du capitaine des gardes, du capitaine des canons et de quelques seigneurs privilégiés au nombre desquels on remarquait ce même Fouquet la Varenne porteur des poulets royaux.
A grand bruit de conversations et de vaisselle, ces messieurs commencèrent leur festin, frugal si l'on considère la qualité des convives, mais sardanapalesque en égard à la détresse des gardes qui y assistaient de loin.
Pontis n'en put supporter longtemps la vue.
—Quand je vous disais qu'il dînerait encore aujourd'hui! Sambioux; s'écria-t-il, que la paix est une sotte chose pour les gens qui n'ont pas de maître d'hôtel! En guerre, au moins, l'on chasse et l'on pille; si l'on ne mange que de deux jours l'un, au moins, ce jour venu, fait-on bombance pour deux jours!
—Il y a des vivres aux environs, dit un huguenot qui léchait une croûte bien sèche frottée d'ail; que n'en achetez-vous?
—Que n'en achetez-vous vous-même, répliqua Pontis exaspéré, au lieu de grignoter vos croûtes comme un rat maigre?
—Mieux vaut une croûte que pas de croûte, répliqua le huguenot. Ne faites pas tant d'embarras, mon jeune monsieur, et si vous n'avez pas d'argent, serrez-vous le ventre!
—Est-ce qu'on a de l'argent, s'écria Pontis. En avez-vous, Castillon? en avez-vous, Vernetel? en avez-vous les uns ou les autres?
Tous, par un mouvement spontané comme à l'exercice, mirent la main à des poches qui rendirent un son mat et plat.
—Pourquoi aurions-nous de l'argent, dit Vernetel? le roi n'en a pas.
—Mais le roi mange.
—Quand on l'invite à dîner. Faites-vous inviter par M. de Rosny.
—Ou priez-le de vous laisser ses miettes.
—Sambioux! j'aimerais mieux … Ah! messieurs, une idée. Qui a faim ici?
—Moi, répondit un choeur imposant.
—Partons quatre et allons nous faire inviter dans le voisinage; nous sommes gens de bonne mine.
—Eh! eh! grommela le huguenot en détaillant les habits râpés de ses camarades.
—Nous sommes bons gentilshommes, poursuivit Pontis … et gardes du roi….
—D'un roi contesté, c'est incontestable.
—Il est impossible que nous ne trouvions pas dans les environs un ami, une connaissance, un cousin, un proche plus ou moins éloigné. Voyons, varions les nationalités pour nous donner plus de chances de trouver des compatriotes: De quel pays est Vernetel?
—Tourangeau.
—Je vous prends. Et Castillon?
—Poitevin.
—Prenons Castillon. Moi je suis Dauphinois; il nous faudrait un Gascon. L'arbre généalogique d'un Gascon pousse des racines aux quatre coins du monde.
—Quel dommage que le roi ne soit pas là, dit Vernetel, nous l'emmènerions; c'est lui qui a des cousins et des cousines, bon Dieu!…
Et chacun de rire. Henri IV eût bien ri lui-même s'il eût entendu ces jeunes fous.
—Ainsi, continua Pontis, c'est convenu, nous allons demander à dîner sans façon dans la première gentilhommière que nous trouverons. Regardez les jolies maisons qui montrent leur tête blanche parmi les arbres. À gauche, là-bas, ce château avec pelouses. Mais il faudrait passer l'eau, et c'est trop loin. A droite… Ah!… voyez à droite, au milieu de ce jeune parc, le charmant donjon bâti de briques et de pierre neuve. Voilà notre affaire … un petit quart de lieue à peine … partons!… Que j'ai faim!
Pontis serra la boucle de sa ceinture avec une facilité déplorable.
—Partons, répéta-t-il, sinon j'arriverai squelette.
—Mais il faut la permission, dit Vernetel; demandons-la au capitaine.
—Ne faites pas cela! s'écria Pontis.
—Pourquoi?
—Parce que s'il refusait, nous serions forcés de mourir de faim, et que je ne le veux pas. Il y a plus s'il refusait, je ne pourrais m'empêcher de passer outre, et alors ce sont des désagréments à n'en plus finir.
—Oui, on est pendu, par exemple.
—Non pas, parce qu'on est gentilhomme, mais arquebusé, ce qui n'est pas moins désagréable.
—Bah! répliqua Pontis avec la résolution de son âge; tandis que nous allons chercher ce repas indispensable, nos camarades feront le guet; on leur rapportera quelques reliefs pour leur peine. Si le capitaine demande où nous sommes, on lui répondra que nous avons aperçu un levraut se remettre dans la vigne, et que nous y allons faire un tour.
—Et s'il y avait une prise d'armes pendant votre absence? dit
Vernotel.
—Bon! en trêve?
—Le roi doit venir … remarquez que son porte-poulets est ici, c'est signe qu'on attend Sa Majesté. Et puis M. de Crillon peut arriver.
—Notre mestre de camp est sans façons avec ses gardes. S'il vient, il dira, selon son habitude, en faisant signe de la main: là, là, assez tambour, et on rompra les rangs sans que nous ayons été appelés. D'ailleurs, j'ai faim, et si le roi était ici, je le lui dirais à lui-même: Sambioux! partons!
Vernetel et Castillon commencèrent à allonger le pas, entraînés par la fougue de leur camarade. Mais Pontis leur fit observer qu'en courant ils seraient remarqués, rappelés, peut-être, qu'il fallait, au contraire, s'éloigner lentement, en se dandinant, en regardant le ciel et l'eau; puis, à un détour du chemin, prendre ses jambes à son cou, et faire le quart de lieue en cinq minutes.
Tous trois se mirent en marche, secondés par les camarades, qui, se levant et s'interposant entre la table des officiers et les fugitifs dérobèrent ainsi leur départ à tous les yeux. Mais soudain, derrière une haie, parut un cavalier qui leur barra le passage.
II
D'UN LAPIN, DE DEUX CANARDS, ET DE CE QU'ILS PEUVENT COÛTER DANS LE VEXIN
C'était un beau jeune homme de vingt ans, fringant, découplé en Adonis, avec des cheveux blonds admirables, une fine moustache d'or et des dents brillantes comme ses yeux. Il montait un bon cheval rouan chargé d'une valise respectable. Son costume de fin drap gris bordé de vert, moitié bourgeois moitié militaire, annonçait l'enfant de famille, un manteau neuf roulé sous le bras, une large épée espagnole bien pendue à son côté complétaient l'ensemble, et tout cela, monture et harnais, habit et figure, bien que poudreux, supportait victorieusement l'éclat du grand jour et répondait aux rayons du soleil par une rayonnante mine que Phébus lui-même, ce Dieu de la beauté, eût empruntée assurément, s'il fût jamais venu à cheval, parcourir le Vexin français.
—Pardon, messieurs, dit le jeune cavalier en arrêtant les trois gardes au moment où ils allaient prendre leur volée: c'est ici le campement des gardes, n'est-ce pas?
—Oui, monsieur, dit Pontis, et il se disposa à reprendre son élan.
—Et M. de Crillon commande les gardes? continua le jeune homme.
—Oui, monsieur.
—Je vous demande encore pardon de vous arrêter, car vous semblez être pressé, mais veuillez m'indiquer la tente de M. de Crillon.
—M. de Crillon n'est pas au camp, dit Vernetel.
—Comment! pas au camp … où donc alors le trouverai-je?
—Monsieur, nous avons bien l'honneur de vous saluer, dit Pontis avec volubilité en faisant signe à Vernetel.
Et comme Vernetel et Castillon se récriaient, Pontis les prit par la main et les emmena ou plutôt les emporta pour couper court à la conversation.
—Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que si ce dialogue eût duré, j'allais tomber d'inanition. Courons! le chemin descend, et mon corps roule tout seul vers le dîner.
Le cavalier souriant regarda les trois enragés qui pirouettaient dans la pente rocailleuse, et sans avoir rien compris à leur précipitation, il s'achemina vers le campement des gardes.
Pontis avait bien tort d'envier à M. de Rosny son repas et son maître d'hôtel. Ce repas était abreuvé d'amertume. M. de Rosny s'évertuait à demander sous toutes les formes à la Varenne comment et pourquoi il était venu seul à Médan, lui qui ne marchait jamais sans son maître, et la Varenne, affectant les airs les plus mystérieux, répondait à ces questions avec une fausseté diplomatique dont Rosny enrageait, malgré toute sa philosophie.
Plus d'une fois il frappa sur la table dans sa colère, et, oubliant l'étiquette, fronda les légèretés et les caprices vagabonds de son roi. C'est à ce moment que les gardes amenèrent le jeune cavalier qui venait d'entrer dans le camp.
—Qui êtes-vous, et que voulez-vous, demanda M. de Rosny, qui pliait sa serviette avec méthode.
—Je voudrais parler à M. de Crillon, répliqua poliment le jeune homme.
—Qui êtes-vous? répéta Rosny. N'arrivez-vous pas de Rome?
—Monsieur, je voudrais parler M. de Crillon qui est mestre de camp des gardes françaises, continua du même ton le jeune homme dont la parfaite douceur ne s'altéra point au contact de cette curiosité.
—Libre à vous de ne vous point nommer, dit le flegmatique Rosny; c'est peut-être une affaire de service qui vous amène, auquel cas, ayant l'honneur de me trouver au même lieu que M. de Crillon pour les intérêts du roi, j'eusse pu vous écouter et vous satisfaire. Voilà pourquoi je vous questionnais, je suis Rosny.
Le jeune homme s'inclina.
—Ce qui m'amenait près M. de Crillon, c'est affaire particulière, dit-il, quant à mon nom, monsieur, je m'appelle Espérance, et j'ai l'honneur d'être votre serviteur, je n'arrive pas de Rome, mais de Normandie.
Rosny subit, malgré lui, le charme tout-puissant qui s'exhalait de ce jeune homme.
—A bonne mine, dit-il, voilà un beau nom.
—Qui n'est pas un nom, murmura le capitaine.
Rosny reprit:
—M. de Crillon n'est point céans, monsieur; il inspecte les autres compagnies de son régiment, qui est disséminé le long de la rivière; mais il doit revenir bientôt. Attendez.
—Espérez! ajouta le capitaine en souriant.
—C'est ce que je fais toute ma vie, répliqua le jeune homme avec son enjouement plein de grâce.
Rosny et le capitaine se levèrent.
—Espérance! dit Rosny à l'oreille de son compagnon! le beau nom pour les aventures!
Et tous deux descendirent vers le rivage pour aider à la digestion par la promenade.
Espérance attacha son cheval à un arbre, plia son manteau proprement et s'assit dessus, les jambes pendantes, en se tournant avec l'intelligent instinct des rêveurs ou des amoureux vers le plus poétique côté du panorama.
Un quart d'heure était à peine écoulé lorsqu'il entendit une explosion de rires joyeux à l'extrémité de la circonvallation. C'étaient les gardes qui se pressaient en tumulte autour des trois pourvoyeurs que nous avons vus partir pour la provision.
Pontis élevait en l'air sur ses deux mains un plat de terre d'une honorable dimension. Il tenait sous son bras, par un miracle d'équilibre, un pain de plusieurs livres; deux canards et des pigeons étranglés pendaient en sautoir à son col.
Vernetel avait pour trophée un long et gras lapin de clapier, un pain rond et un faisceau de boudins et de saucisses. Castillon ne portait qu'une dame-jeanne; mais elle suffisait à la vigueur d'un seul homme.
La joie générale se changea en admiration, quand, Pontis abaissant son plat à la hauteur du vulgaire, on découvrit qu'il contenait un pâté de hachis, bouillant encore dans un jus solide et généreux.
L'escouade s'attroupa, se groupa; les uns eurent les canards et le lapin qu'ils se mirent à préparer; les autres, plus heureux, s'attablèrent immédiatement, c'est-à-dire qu'on fit sur l'herbe une belle place nette, qu'on en marqua le centre avec ce noble pâté, et que douze convives invités par le magnanime Pontis, reçurent la permission d'étaler sur des tranches de pain homériques une couche odorante de hachis.
Espérance regardait de loin, en souriant, ce festin et ces intrépides mangeurs; il admirait aussi le roi de la fête, Pontis, dont la physionomie radieuse éclairait joyeusement tout le groupe, lorsque soudain on entendit comme un cri lointain. Ce cri fit dresser l'oreille à Espérance et l'étonna. Mais les convives l'entendirent à peine, éperdus qu'ils étaient de faim et de bonheur.
—Tiens, on crie, dit Vernetel la bouche pleine.
—Oui, répliqua Pontis, ils se seront aperçus au château de la disparition de leur dîner.
—Racontez-nous donc, Pontis, comment vous avez fait cette rafle? dit un des gardes en plumant les volailles.
—Cela me ferait perdre bien des bouchées, dit le jeune Dauphinois. En deux mots, le voici: Nous avons poliment montré notre nez à la porte et demandé à présenter nos hommages au maître de la maison. Un bourru de concierge entr'ouvrant la grille, nous a dit qu'il n'y avait personne. Nous avons insisté, nous déclarant gentilshommes et gardes de Sa Majesté. Le butor a répliqué qu'il n'y avait ni Majesté, ni gardes en France, et qu'il n'y avait qu'une trêve.
—Des ligueurs! des Espagnols! s'écrièrent tous les convives.
—C'est ce que nous nous sommes dit tout de suite, ajouta Pontis qui profita de l'indignation générale pour remplir à la fois sa bouche et sa tartine. Alors j'ai passé ma jambe entre les portes de la grille, ce qui a empêché le ligueur de la fermer; puis, je suis entré; ces deux messieurs m'ont suivi. Il y avait dans la cuisine des parfums à faire évanouir saint Antoine. Puisqu'il n'y a personne au château, ai-je dit, voilà un dîner qui sera perdu. Aussitôt j'ai allongé les mains vers ces volailles que venait d'apporter la fermière. Le concierge a crié, deux valets sont accourus, de là des broches et des lardoires. Nous autres gentilshommes, nous n'avons pas tiré l'épée, non, mais j'ai avisé dans l'âtre des tisons ardents sur lesquels je me suis jeté et que j'ai lancés sur cette canaille. Éblouis par une pluie de feu, ils ont battu en retraite. Alors j'ai saisi le plat que voici, jeté à mon cou ce Saint-Esprit de ma façon. Vernetel et Castillon n'osaient seulement bouger tant l'admiration les paralysait; j'ai indiqué à l'un cette amphore, à l'autre ce lapin, nous avons fait retraite en triangle sans être inquiétés, et nous voici.
Pontis fut congratulé par un tonnerre d'applaudissements auxquels Espérance, toujours assis à la même place, mêla ses plus francs éclats de rire.
Tout à coup les cris devinrent plus vifs et se rapprochèrent. Sans doute ils avaient été interceptés pendant quelques secondes par la convexité du monticule. Ces cris étaient poussés par un homme qu'on vit apparaître brusquement à l'entrée du quartier des gardes.
Essoufflé, gesticulant avec énergie, les yeux troublés par la colère, il attira d'abord l'attention de tous les spectateurs.
—C'est quelqu'un du château que nous avons dîmé, murmura Vernetel à l'oreille de Pontis.
Celui-ci interrompit son repas. Les autres gardes s'interrompirent également dans leurs préparations culinaires. On en vit cacher derrière leur manteau la volaille aux trois quarts plumée.
Espérance, comme tout le monde, fut frappé de l'altération empreinte sur les traits du nouveau venu, dont le visage jeune et caractérisé s'était contracté jusqu'à la laideur. Ses cheveux, plutôt roux que blonds, se hérissaient. Un frisson de fureur courait sur ses lèvres minces et pâles.
C'était un homme de vingt-deux ans à peine, svelte et grand. Ses formes fines et nerveuses annonçaient une nature distinguée, rompue aux violents exercices. Dans son pourpoint vert, de forme un peu surannée, d'étoffe quasi grossière, il conservait des façons nobles et délibérées. Mais le couteau, trop long pour la table; trop court pour la chasse, qui brillait sans gaine dans sa main tremblante, révélait une de ces indomptables fureurs qui veulent s'éteindre dans le sang.
Ce jeune homme avait gravi si rapidement la colline qu'il faillit suffoquer et put à peine articuler ces mots: "Où sont les chefs!"
Un garde, qui essaya d'arrêter le furieux en lui opposant le rempart d'une pique, fut presque renversé.
Un enseigne, accouru au bruit, s'interposa en voyant bousculer son factionnaire.
—Plaisantez-vous, maître, s'écria-t-il, d'entrer ainsi le couteau à la main chez les gardes de Sa Majesté?
—Les chefs! cria encore le jeune homme d'une voix sinistre.
—J'en suis un! dit l'enseigne.
—Vous n'êtes pas celui qu'il me faut, répliqua l'autre avec une sorte de dédain sauvage.
Et comme une exclamation générale couvrait ses paroles, comme, excepté
Pontis et ses convives, chacun menaçait l'insulteur.
—Oh! vous ne me ferez pas peur, dit-il d'un accent de rage concentrée, je cherche un chef, un grand, un puissant, qui ait le pouvoir de punir.
Rosny et le capitaine s'étaient approchés lentement pour savoir la cause de ce tumulte.
Le jeune homme les aperçut.
—Voilà ce qu'il me faut, murmura-t-il avec un fauve sourire.
—Qu'y a-t-il? demanda Rosny, devant qui s'ouvrirent les rangs.
Et il attacha son regard pénétrant sur ce visage décomposé par toutes les mauvaises passions de l'humanité.
—Il y a, monsieur, répondit le jeune homme, que je viens ici demander vengeance.
—Commencez par jeter votre couteau! dit Rosny. Allons, jetez-le!
Deux gardes saisissant brusquement les poignets de cet homme, le désarmèrent. Il ne sourcilla point.
—Vengeance pour qui? continua Rosny.
—Pour moi et les miens.
—Qui êtes-vous?
—Je m'appelle la Ramée, gentilhomme.
—Contre qui demandez-vous cette vengeance?
—Contre vos soldats.
—Je n'ai point ici de soldats, dit M. de Rosny, blessé du ton hautain d'un pareil personnage.
—Alors, ce n'est point à vous que j'ai affaire. Indiquez-moi le chef de ceux-ci.
Il désignait les gardes frémissant de colère.
—Monsieur de la Ramée, reprit froidement Rosny, vous parlez trop haut, et si vous êtes gentilhomme, comme vous dites, vous êtes un gentilhomme mal élevé; ceux-ci sont des gens qui vous valent, et que je vous engage à traiter plus courtoisement. Je vous eusse déjà laissé vous en expliquer avec eux, si vous ne paraissiez venir ici pour faire des réclamations. Or, en l'absence de M. de Crillon, j'y commande, ici, et je suis disposé à vous faire justice malgré vos façons. Ainsi, du calme, de la politesse, de la clarté dans vos récits, et abrégeons!
Le jeune homme mordit ses lèvres, fronça les sourcils, crispa les poings, mais subjugué par le sang-froid et la vigueur de Rosny, dont pas un muscle n'avait tressailli, dont le coup d'oeil incisif l'avait blessé comme une pointe d'épée, il respira, recueillit ses idées et dit:
—A la bonne heure! J'habite avec ma famille le château que vous apercevez au bas de la colline, dans ces arbres à droite. Mon père est au lit, blessé.
—Blessé? interrompit Rosny. Est-ce un soldat du roi?
Le jeune homme rougit à cette question.
—Non, dit-il d'un air embarrassé.
—Ligueur, va! murmurèrent les gardes.
—Continuez, interrompit Rosny.
—J'étais donc près du lit de mon père avec mes soeurs, quand un bruit de lutte nous vint troubler. Des étrangers étaient entrés de force dans la maison, avaient frappé et blessé mes gens, et pillé de vive force.
—Silence! dit Rosny à des voix qui réclamaient autour de lui.
—Ces étrangers, poursuivit la Ramée, non contents de leurs violences, ont pris des tisons au foyer, ils les ont lancés sur la grange, qui brûle en ce moment, regardez!
En effet, tous se retournant, virent s'élever des tourbillons de fumée blanche qui s'élançaient en larges et ondoyantes spirales par-dessus les arbres du parc.
Pontis et ses compagnons pâlirent. Un silence effrayant s'étendit sur l'assemblée.
—En effet, dit M. de Rosny avec une émotion qu'il ne put maîtriser, voici un incendie … il faudrait s'y transporter.
—Quand on arrivera, tout sera fini; la paille brûle vite. Tenez, voici déjà les toits qui flambent.
Le jeune homme, après ces paroles, s'arrêta satisfait de l'effet qu'elles avaient produit.
—Et, demanda Rosny, votre famille vous envoie ici pour obtenir justice?
—Oui, monsieur.
—Les coupables sont donc ici?
—Ce sont des gardes.
—Du roi?…
—Des gardes, répondit la Ramée avec une si visible répugnance à prononcer ce mot: le roi, que Rosny s'en trouva blessé.
—Une seule personne qui affirme, monsieur la Ramée, ne saurait être crue, répliqua-t-il, fournissez des témoins.
—Qu'on vienne à la maison, pas vos soldats, ils achèveraient de tout brûler et massacrer, mais un chef … et les blessés parleront, les murailles fumantes dénonceront.
Comme un murmure d'indignation s'élevait contre l'audacieux qui maltraitait ainsi tout le corps des gardes, Rosny révolté dit au jeune homme:
—Vous entendez, monsieur, ce qu'on pense de vos injures? On voit bien que vous nous savez en pleine trêve, et que la parole sacrée du roi de France vous garantit.
—Elle m'a étrangement garanti tout à l'heure! s'écria la Ramée avec une ironie amère. Oh! non, ce n'est pas pour qu'elle me garantisse que je viens invoquer la trêve, c'est pour qu'elle me venge. J'offre toutes les preuves, j'ai entendu le rapport de mes domestiques, j'ai vu moi-même s'enfuir les larrons, et, au besoin, je les reconnaîtrais … Mais puisque vous êtes monsieur de Rosny, puisque vous mettez en avant la parole de votre roi, il faut que je sache bien si on me rendra justice, sinon j'irai droit à votre maître, et….
—Assez, assez, dit Rosny, qui sentait la colère bouillonner en lui, pas tant de phrases ni de coups d'oeil furibonds, je suis patient, mais jusqu'à un certain terme.
—Oh! vous me menacez, dit la Ramée avec son sinistre sourire; eh bien, à la bonne heure! voila qui achève l'oeuvre, menacer le plaignant! Vive la trêve et la parole du roi!
—Monsieur, répliqua précipitamment Rosny mordant sa barbe, vous abusez de vos avantages; je vois bien à qui j'ai affaire. Si vous étiez un serviteur du roi, vous n'auriez ni cette aigreur ni cette soif de vengeance. Vous êtes quelque ligueur, quelque ami des Espagnols….
—Quand cela serait, dit la Ramée, vous ne me devriez que plus de protection, puisqu'il y a huit jours vos ennemis pouvaient se défendre avec des armes, et qu'aujourd'hui ils n'ont que votre parole et votre signature.
—Vous avez raison; vous serez protégé. Tout à l'heure vous parliez de reconnaître les coupables, voilà tous les gardes, faites votre ronde, essayez.
—On aurait pu m'épargner cette peine, murmura méchamment ce plaignant farouche; des gens d'honneur se dénonceraient.
—Vous ne vous attendez pas à ce qu'ils le fassent, je suppose, dit Rosny. Puisque vous invoquez la trêve, vous en connaissez les articles, et la peine qu'ils portent contre l'espèce de violence dont vous vous plaignez est de nature à conseiller le silence à ceux que leur conscience pousserait à parler.
—Je connais en effet cette peine, monsieur, s'écria le jeune homme, et j'en attends la stricte application.
—Quand vous aurez reconnu les coupables et qu'ils seront convaincus.
—Soit! cela ne sera pas long.
En disant ces mots avec une joie qui rayonnait sur son pâle visage, la Ramée attacha ses regards sur le cercle des gardes, qui, machinalement, comme s'ils se fussent sentis brûlés, reculèrent et se formèrent en lignes irrégulières, au milieu desquelles le vindicatif ligueur commença de marcher lentement comme s'il passait une revue.
Rosny, agité de mille idées contraires, luttait contre sa fierté qui se révoltait, et contre un sentiment d'équité naturelle, que venait encore fortifier le principe de la discipline et du droit des gens.
Il finit par s'appuyer sur le capitaine, dont l'exaspération était au comble, et lui dit:
—Mauvaise affaire! et je suis seul ici … Que n'avons nous ici M. de
Crillon, car enfin, c'est lui qui est responsable des gardes.
—Si on me laissait faire, répliqua le capitaine, les dents serrées, j'aurais bientôt arrangé l'affaire.
—Silence, monsieur, répondit le huguenot que cette imprudente parole de l'officier acheva de faire pencher en faveur du droit commun. Silence! et qu'il ne vous arrive plus de traiter avec cette légèreté les conventions et actes signés du roi: où sera l'avenir de notre cause, monsieur, si, accusés d'agir de rapine et de violence, nous donnons raison aux plaignants en réparant par l'assassinat le vol de nos gens de guerre?
—Mais, balbutia l'officier, ce la Ramée est un petit scélérat, une vipère.
—Je le sais parbleu bien. Toutefois, il a été violenté, incendié. Justice lui sera faite. J'ai essayé de reculer le châtiment ou de le rendre impossible en forçant ce jeune homme à reconnaître lui-même les coupables. Je laissais à ceux-ci cette porte de salut. Mais en vérité, je crois que la voilà fermée; car le drôle s'arrête et fixe sur ce petit groupe des regards trop joyeux pour que bientôt nous ne soyons pas réduits à prononcer une sentence. Allons, venez, faisons notre devoir.
Pendant toute cette scène, Espérance avait écouté avec avidité de sa place et s'était imprégné des émotions les plus poignantes. Mais quand il eut entendu le colloque de Rosny et de l'officier, il fut saisi d'une immense pitié pour ces pauvres gardes qu'il avait vus partir si joyeux l'instant d'avant, et fut pris également d'une indicible colère contre le plaignant, dont l'air, l'accent, toute la personne, en un mot, le révoltaient malgré la justesse de ses plaintes.
Espérance s'approcha de Fouquet la Varenne, qui considérait la scène stoïquement, en bourgeois que les soldats intéressent peu.
—Monsieur, dit-il, pardon: que porte ce fameux article de la trêve au sujet des violences qui seraient commises par les gens de guerre?
—Eh! eh!… jeune homme, répliqua le petit porte-poulets, c'est la mort.
III
COMMENT LA RAMÉE FIT CONNAISSANCE AVEC ESPÉRANCE.
La Ramée avait déjà inspecté une bonne partie des gardes sans rien signaler, lorsqu'il s'arrêta tout à coup, comme Rosny venait de le dire au capitaine.
Il s'approcha du garde suspect, observa un moment, et se redressant vers Rosny, s'écria:
—En voici un!
C'était Vernetel qu'il désignait ainsi, en le touchant du doigt à la poitrine.
Presque au même instant il étendit son bras vers Castillon, en disant:
—Voici le deuxième!
Les deux inculpés se récrièrent; une menace sourde grondait dans tous les rangs.
—A quoi reconnaissez-vous ces messieurs, que vous dites n'avoir vus que par derrière? demanda simplement Rosny.
La Ramée, sans répondre, montra sur le buffle de Vernetel une gouttelette de sang à peine visible, à laquelle adhéraient quelques poils d'un gris fauve.
Quant à Castillon, il avait sur l'épaule droite une faible trace de ce sable humide des celliers sur lequel reposent les bouteilles.
En effet, Vernetel avait rapporté le lapin et Castillon la dame-Jeanne.
Ces preuves suffisaient à des esprits déjà trop convaincus. Nul ne fit une observation, pas même les accusés.
Mais la Ramée n'était pas au bout. Il s'arrêta devant plusieurs gardes qu'il inspecta minutieusement jusqu'à ce que, avisant Pontis qui l'attendait de pied ferme, quoique un peu pâle, il lui prit la main.
Pontis le repoussa en disant:
—Ne touchez pas, sinon plus de trêve!
—Voici le troisième, dit la Ramée, et c'est le plus coupable. C'est celui-là qui a pris les tisons au feu; regardez ses mains, elles sentent la fumée.
—Vous ne supposez pas, interrompit le capitaine, que vos preuves nous satisfassent?
—Qu'on amène ces hommes au château alors, et qu'on les confronte avec mes gens.
—Inutile, s'écria Pontis, inutile, en vérité, c'est humiliant de rougir ou de pâlir devant un pareil accusateur. Depuis dix minutes tout le corps des gardes se laisse insulter par ce drôle, pour quelques volailles et un râble de lapin; c'est humiliant.
—Qu'est-ce à dire? demanda Rosny, et que concluez-vous?
—Je conclus que c'est moi qui suis allé au château, puisque château il y a, une vraie bicoque. Je croyais avoir affaire à de bons serviteurs du roi, et demander place à la table, ce qui se fait partout, entre bons gentilshommes qui voyagent. Je dis plus, en Dauphiné, chez moi, un châtelain court au-devant des hôtes et les amène de force à son foyer. Mais puisqu'ici nous sommes en présence d'un mauvais Français, d'un Espagnol, d'un ladre, sambioux! et que la trêve nous lie les mains, supportons-en les conséquences. C'est donc moi qui, refusé par les gens de monsieur, ai cru devoir me procurer des vivres.
—Acheter, s'écria Vernetel, acheter!
—Oui, acheter, dit Castillon, nous avons acheté.
—Vous mentez! répliqua la Ramée d'une voix courroucée.
—J'ai jeté une pièce d'argent dans la cuisine, balbutia Castillon.
—Vous mentez! continua l'insolent accusateur.
—Eh! oui, dit Pontis avec douceur à Castillon et à Vernetel en leur prenant affectueusement les mains. Oui, monsieur a raison, vous mentez, mes pauvres chers amis, nous n'avons pas acheté; est-ce qu'il y a de l'argent, chez nous? Jamais! mais il y a de l'honneur, et je vais le prouver à ce soi-disant gentilhomme. C'est moi, Pontis, moi seul qui ai conçu le projet de la maraude; moi qui ai entraîné mes deux amis, sans leur dire mes desseins; moi qui les ai faits mes complices malgré eux. C'est moi qui ai lancé les tisons par la chambre, sans croire, hélas! qu'ils provoqueraient un incendie; mais enfin, je les ai lancés, il n'y a que moi de coupable. Je me livre, me voici.
—Monsieur, s'écrièrent Castillon et Vernetel, ne le croyez pas, nous en sommes!
—Pardieu! dit la Ramée.
—Ah! répliqua Rosny, révolté par l'esprit de vengeance qui animait si furieusement ce jeune homme, ah! il vous faudrait trois victimes!
—Une par volaille, ajouta Pontis.
—Vous les réclamez, n'est-ce pas? dit le capitaine.
—Je réclame justice.
—Posez vos conclusions.
—Elles sont toutes simples, la trêve a été violée, l'avouez-vous?
—C'est vrai, dit Rosny.
—Mais c'est convenu, s'écria Pontis, nous tournons dans les mêmes redites. Monsieur veut-il un morceau de ma peau équivalant à celle de ses canards?
—Il est écrit, articula la Ramée d'une voix brève et tranchante comme un coup de hache, que les infractions à la trêve, c'est-à-dire les rapines, les violences et l'incendie, seront punis de mort. Votre roi a-t-il signé cela, oui ou non?
—La mort! murmura Pontis, stupéfait de la féroce insistance de ce jeune homme.
—C'est écrit, vous deviez le savoir, répéta la Ramée.
—Pour deux canards, ce serait fort! s'écria Vernetel exaspéré.
—Il s'agira de voir, dit la Ramée d'une voix étranglée par la passion, si un serment est un serment, et, au cas où les articles d'une trêve auraient si peu de valeur qu'on les pût violer impunément, tout le pays saura que ce n'est plus avec des paroles qu'on doit accueillir les soldats royalistes quand ils se présenteront dans nos maisons, mais avec de bons mousquets dont nous ne manquons pas, Dieu merci! Et alors, on appellera guerre la bataille rangée, et paix, tous les massacres qui se feront dans les campagnes. Et alors, aussi, continua-t-il, entraîné par son éloquente fureur, tout sera bon pour détruire ces parjures. On les laissera voler les vivres, mais ces vivres seront empoisonnés. Voilà ce que produit l'injustice, messieurs; contre tout abus, l'excès. Venez nous piller, comme font les rats; nous vous donnerons, comme à eux, de l'arsenic. Encore, s'ils rongent, au moins, n'incendient-ils pas!
Rosny, qui avait tenu la tête constamment baissée pendant cette harangue, sortit de sa méditation.
—Monsieur, dit-il, puisque vous persistez à demander l'exécution des articles, il sera fait selon votre désir. C'est peu chrétien, mais vous êtes dans votre droit.
La Ramée s'inclina, et son visage calmé parut alors ce qu'il était, magnifiquement noble et beau de hardiesse et d'orgueil.
—Je suis contraint, ajouta Rosny, en se tournant vers Pontis, de vous livrer au prévôt, qui vous retiendra prisonnier jusqu'à ce que la justice ait prononcé sur votre sort.
Pontis fit un geste d'assentiment. Sa résignation n'ébranla point la
Ramée.
—Quant aux autres, dit-il comme si c'était lui qui dût être à la fois le juge et l'exécuteur, je n'ai point de compte à leur demander. Quelques jours de prison me suffiront.
—Les autres, interrompit Rosny rouge de colère, j'en dispose, et non pas vous, monsieur! Les autres, je les décharge de toute responsabilité, ils sont libres, leur camarade aura payé pour tous. Ainsi, vous pouvez vous retirer, monsieur de la Ramée, et publier partout que le roi de France fait bonne justice, même à ses ennemis.
En disant ces mots, Rosny indiquait à la Ramée sa route; il le congédiait. Celui-ci, sans s'émouvoir:
—Un moment, je vous prie, dit-il, je crois que nous ne nous entendons pas.
—Plaît-il? demanda Rosny, fatigué dans sa fierté légitime de l'obsession d'un pareil adversaire.
Et il lança un regard de travers, précurseur de tempête. Ce mauvais regard de Rosny était très-connu et très-redouté. Mais la Ramée ne s'effrayait pas pour un coup d'oeil.
—Non, monsieur, répliqua-t-il, nous ne nous entendons pas. Moi, je sais par coeur les articles de la trêve, et vous les oubliez perpétuellement. Ainsi, il n'est pas convenu que le délinquant sera remis au prévôt de son parti, pour être jugé par les juges de son parti, non; il est établi, au contraire, qu'il sera livré a ceux qu'il aura offensés ou lésés, pour justice en être faite; voilà la teneur. Ainsi, monsieur, on devrait me remettre le coupable pour qu'il fût jugé par un bailli du lieu. Mais ce n'est point de jugement qu'il s'agit ici, le crime est constant, prouvé, avoué. La peine est écrite; passons à l'exécution.
Un cri de fureur et de dégoût retentit dans tous les rangs. Cet homme eût été déchiré s'il ne se fût trouvé des chefs énergiques et respectés pour contenir les gardes.
—Ah! coquin, murmura Pontis en montrant le poing à la Ramée, tu as raison de chercher à me faire arquebuser, car si j'étais libre, ou si la chance veut que j'en réchappe…
—Faites-moi le plaisir de tirer à l'écart, dit Rosny à la Ramée, je ne réponds pas sans cela de votre salut. M. de Crillon va venir tout à l'heure et certainement faire exécuter la loi. Il est le maître absolu de ses gardes; attendez son retour, et en attendant soyez prudent, car il pourrait arriver ceci: ou que M. de Pontis, qui n'a plus grand chose à risquer, vous passât son épée au travers du corps, on n'est arquebusé qu'une fois, ou qu'un de ses camarades vous cherchât une de ces querelles… Vous m'entendez; il y a des Allemands parmi ces messieurs.
—Je vous remercie de vos prudents conseils, monsieur, repartit la Ramée avec son aigre sourire; mais je ne crains ni celui-ci, ni celui-là, dans votre cantonnement. M. de Rosny ne laissera jamais assassiner un homme qui se plaint à bon droit.
En disant ces mots, il salua l'illustre baron huguenot, sans même essayer de réprimer l'insolente ironie de son accent et de son regard.
Soudain il sentit une main s'appuyer sur son épaule, et se retourna.
C'était la main d'Espérance qui, après des efforts prodigieux pour se vaincre pendant les débats révoltants dont il avait été témoin, venait de céder à la tentation d'entrer en scène et de jouer un rôle à son tour.
Il avait donc quitté sa place toute sillonnée des trépignements d'impatience dont il l'avait labourée depuis dix minutes, et traversant les gardes irrités, vint suppléer Rosny dans ce fâcheux dialogue.
Il appuya, disons-nous, sa charmante main musculeuse et blanche sur l'épaule de la Ramée, qui se retourna de l'air fâché d'un chat qu'on interrompt lorsqu'il savoure une arête.
—Deux mots, monsieur, s'il vous plaît, dit Espérance avec un aimable sourire.
Ces deux visages se trouvèrent en présence. Beaux tous deux, l'un de sa pâleur nacrée sous laquelle couvait la colère; l'autre d'un frais vermillon qui dénotait cette heureuse santé du corps et de l'esprit, sans laquelle il n'est pas de véritable bonté ni de véritable force.
Aux premiers accents d'Espérance, la Ramée tressaillit, son instinct lui révélait un rude adversaire.
—Que voulez-vous? répliqua-t-il sèchement.
—Vous fournir un moyen de terminer votre affaire, monsieur. Dans les circonstances embarrassantes, on est souvent heureux de rencontrer la solution qu'on cherchait.
Espérance avait haussé la voix de telle façon, que Rosny d'abord, puis un certain nombre de gardes entendirent et se rapprochèrent, curieux de juger par eux-mêmes le mérite de la solution dont on parlait.
Espérance, du coin de l'oeil, avait vu Pontis entouré par les archers du prévôt. Ce spectacle douloureux l'animait à obtenir un prompt résultat de sa conférence.
La Ramée, au contraire, blessé de ce retour offensif sur une question qu'il jugeait épuisée, voulait éconduire au plus tôt le conciliateur importun dont l'exorde venait de susciter autour d'eux une galerie nouvelle de curieux et de malintentionnés.
—Si vous teniez à me faire plaisir, dit-il à Espérance, vous vous occuperiez de vos affaires, non des miennes.
—Monsieur, répondit le beau jeune homme, tout ce que je viens d'entendre ne m'a pas disposé le moins du monde à vous faire plaisir. Mais je vous crois fort embarrassé par vos débuts en cette affaire. Vous avez tellement crié, vous avez tellement gémi, que vous vous serez exagéré à vous-même votre offense et votre souffrance. Cela se voit souvent. Et puis, vous craigniez la partialité de ceux à qui vous faisiez vos plaintes. Donc, vous avez demandé le plus possible pour obtenir quelque chose. J'explique cela ainsi.
—Et moi, monsieur, interrompit la Ramée insolemment, je n'ai aucun besoin de vos explications, et vous en dispense.
Aussitôt il lui tourna le dos. Mais Espérance, sans se déconcerter, tourna comme lui et se remit en face avec une fermeté si calme et un tour de pirouette si élégamment équilibré, que l'admiration succéda à l'attention parmi les spectateurs.
—Je disais, reprit-il du même ton, que si vous eussiez été dans votre sang-froid, vous vous fussiez aperçu que des poules volées et de la paille brûlée ne suffisent pas pour qu'on fasse tuer un homme. C'est écrit dans la trêve, je le veux bien, mais au fond de votre esprit, au fond de votre coeur, vous trouvez l'article barbare et digne des anthropophages. Cette pensée vous honore, je la lis dans vos yeux.
La Ramée, pâle comme un spectre, s'aperçut que son interlocuteur le raillait. Un éclair effrayant jaillit de ses prunelles rougies.
—Je viens donc vous aider, continua Espérance, à revenir sur les conclusions farouches que vous dictait d'abord la colère, et c'est ici que se présente naturellement ma solution. Pour tout le monde, il est clair qu'un dommage a été causé, dommage qu'il convient de réparer.
—Ah çà! seriez-vous un avocat ou un prêcheur? s'écria la Ramée tremblant de colère sous le souffle ardent de la popularité qui caressait chaque parole de son adversaire.
—Ni l'un ni l'autre, monsieur, mais on s'accorde à trouver que je parle facilement. J'ai eu un excellent précepteur, un Vénitien à la fois théologien et légiste. C'est de lui que je tiens cet axiome latin, que je vous traduis en français pour ne paraître pas un pédant: Le dommage d'argent se paye en argent; or, que vaut un canard, que valent cinq cents bottes de paille? Très cher, assurément, lorsqu'on les pille ou brûle en temps de trêve. Mais, entre nous, en temps ordinaire, cette affaire-là s'arrangerait pour deux pistoles. Vous vous récriez; c'est vrai, j'oubliais qu'avec la paille on a brûlé la grange. Peste! c'est plus grave. Il y en a pour vingt écus au moins!
Un formidable éclat de rire des assistants écrasa la Ramée, qui serra les poings et chercha du regard à son côté le couteau qu'on lui avait pris.
—Ne riez pas, messieurs, dit gravement Espérance, car vous feriez oublier à monsieur qu'il s'agit de la vie d'un homme!
—Je trouve honteux, balbutia la Ramée dans le délire de sa rage, je trouve déshonorant de chercher ainsi deux cents auxiliaires contre un seul ennemi.
—Moi, votre ennemi? je suis votre meilleur ami, au contraire. Je veux vous épargner un remords éternel.
L'affreux sourire qui plissa les lèvres de l'autre fit comprendre à
Espérance que ce mot remords n'a pas de sens pour tout le monde. La
Ramée l'accompagna d'un geste méprisant, et rompit l'entretien par
cette phrase:
—Nous nous reverrons.
Et il s'éloignait encore une fois; mais, pour le coup, Espérance perdit patience. Il allongea le bras, saisit la Ramée par la ceinture, et, tout grand qu'il fût, le retourna vers lui comme si cette créature de chair et d'os eût été un mannequin d'osier bourré de plume.
La Ramée étourdi chancela, et une imprécation, un blasphème qu'il proféra, fut étouffé par les applaudissements de la foule.
—Maintenant, dit Espérance, j'ai épuisé avec vous les prières et les discussions courtoises. Venons au fait. Vous voulez que ce jeune homme meure?
Il désignait Pontis.
—Moi, je ne le veux pas. Vous dites que l'on a incendié votre propriété; c'est faux, la grange qui a brûlé tout à l'heure n'est pas à vous, elle est une dépendance de la métairie appartenant à M. de Balzac d'Entragues dont votre père est l'ami, presque l'intendant, je le sais, mais enfin, la grange n'est pas à vous. Ah! cela vous étonne que je sache si bien vos affaires, moi, un voyageur qui passe; attendez, je vous en dirai plus encore: Vous êtes un orgueilleux, un de ces vertueux catholiques qui ont sucé, au lieu de lait, le fiel et le vinaigre de sainte mère la Ligue; votre père est encore malade des suites d'une blessure qu'il a reçue en combattant contre le roi, pour les Espagnols… un Français!… vous ne seriez pas fâché, vous, de faire pendre quelques soldats du Béarnais, depuis que vous ne pouvez plus les tuer à l'affût derrière des buissons, comme cela s'est fait l'an dernier, pas plus tard, aux environs d'Aumale… Ah! ah! comme je vous étonne! Eh bien, mon maître, moi qui sais tant de belles choses sur votre compte, moi qui ne suis ni garde de Sa Majesté, ni sujet à la trêve, moi qui, si vous y tenez, vais vous dire encore toutes sortes de petits secrets devant ces messieurs, je vous répète mes conclusions: Pour les canards volés chez vous, pour la violation de votre domicile, j'évalue qu'il peut vous revenir vingt pistoles; mais comme il s'agit de sauver un de nos semblables, cela vaut quatre-vingts pistoles de plus. Certainement, c'est peu priser un galant homme que de l'estimer quatre-vingts pistoles, mais enfin, je n'ai que cela dans ma bourse; voici les cent pistoles, signez-moi votre désistement.
En disant ces mots, Espérance tira sa bourse bien brodée qu'il étala aux yeux de la Ramée.
Celui-ci était resté comme abruti par la surprise et la terreur. Cet inconnu qui le connaissait, et, après l'avoir convaincu de mensonge, dénonçait ainsi jusqu'à ses plus secrètes pensées; cette vigueur, cette beauté, cette assurance, le cri terrible de la conscience et cette universelle réprobation lui ôtaient la faculté de penser, de parler, de se mouvoir.
Quant à Espérance, ses paroles chevaleresques, son esprit, sa hardiesse, et par-dessus tout la magique bourse gonflée d'or, l'avaient transformé aux yeux des gardes, non pas en dieu, mais en idole. C'était à qui se jetterait dans ses bras, et Pontis, tenu à distance par le respect et la modestie, aussi bien que par les archers, essuyait une larme ou du moins une vapeur au bord de sa paupière.
La Ramée en était encore à se répéter avec la ténacité d'un fou:
—Mais, par qui sait-il tout cela, et quel est cet homme?
IV
COMMENT M. DE CRILLON INTERPRÉTA L'ARTICLE IV DE LA TREVE.
Cependant, comme la stupéfaction n'est pas de l'attendrissement, comme le silence n'est pas un consentement, quoi qu'en dise le proverbe, les affaires de Pontis ne marchaient pas, et il n'avait d'autre ressource qu'un prompt retour de M. de Crillon.
La Ramée ne put tenir contre la curiosité qui le dévorait.
—Vous connaissez donc M. de Balzac d'Entragues? dit-il.
—Oui, monsieur, répondit Espérance.
Et comme il vit s'éclairer d'une flamme étrange la physionomie de la
Ramée.
—Je le connais vaguement, dit-il.
—Cependant, tous ces détails, que vous semez si familièrement, indiqueraient que vous connaissez dans l'intimité … soit lui … soit …
—Qui? demanda Espérance en attachant un regard assuré sur le visage de la Ramée, qui détourna les yeux comme s'il craignait d'en avoir trop dit.
Evidemment, poursuivit Espérance fort du silence de son ennemi, je parle avec connaissance de cause, et j'ai puisé mes renseignements sur vous à de bonnes sources.
—Vous on avez trop dit pour ne pas achever, monsieur, répliqua le pâle jeune homme. Et ces mêmes détails, fit-il en baissant la voix, ne vous ont pas tous été confiés pour que vous en abusiez comme vous venez de le faire.
Espérance, au lieu de se laisser engager dans cette explication particulière, haussa la voix sur-le-champ, et dit:
—Voyons, un refus ou un acquiescement.
—Je réfléchirai.
-Je vous donne dix minutes.
Ce ton bref et provocateur réveilla l'orgueil de la Ramée qui sur-le-champ s'écria:
—Soit. J'ai réfléchi. Le voleur sera mis à mort, et, quant à nous, nous causerons après.
—Du tout, nous causerons tout de suite. Je suis las de vos fanfaronnades et de vos férocités. Celui que vous appelez le voleur, n'est pour moi qu'un jeune homme affamé; vous demandez sa mort, je demande sa vie, et, comme pour arriver à votre but, vous avez pris tous les chemins, même les moins dignes d'un gentilhomme, à mon tour j'userai de tous les moyens en mon pouvoir. Je vous préviens donc que je vous tiens pour un déloyal et méchant garnement, que tout à l'heure je coucherai sur l'herbe d'un coup d'épée, si Dieu est juste. Et parce que je pourrais avoir mauvaise chance dans ce combat, je veux avant de l'entreprendre vous ôter toute ressource et toute fuite. Si vous me tuez, je veux que vous soyez pendu. Cela m'est très-facile. Écoutez bien!
Il s'approcha de l'oreille de la Ramée.
—Je dirai à ces messieurs, ajouta-t-il tout bas, que l'an dernier, près d'Aumale, vous avez rapporté de l'affût certaine bague qu'assurément vous n'avez pas trouvée sur un lièvre, car c'est un anneau de gentilhomme, et à le bien regarder, on reconnaîtrait les armoiries gravées sur le chaton.
La Ramée fit un mouvement qui trahit toute son inquiétude.
—Et, quand j'aurais rapporté une bague, dit-il, en attachant un regard effaré sur la physionomie calme et sereine d'Espérance, en quoi cela me ferait-il pendre, comme vous dites?
—Si cette bague avait appartenu à quelque seigneur huguenot tué ou plutôt assassiné d'un coup d'arquebuse lorsqu'il passait près d'Aumale dans un chemin creux bordé d'une double haie d'épines….
La Ramée devint livide.
—A la guerre, dit-il, on porte une arquebuse et l'on s'en sert contre les ennemis.
—Fort bien. Mais, lorsqu'on tombe aux mains de ces ennemis, ils vous pendent. Voilà ce que je voulais vous dire.
La Ramée, frissonnant et déconcerté:
—Vous prouveriez alors, dit-il, que j'ai….
—Assassiné le seigneur huguenot? Ce serait difficile. Mais je prouverai que vous avez pris à son doigt l'anneau en question.
—Ah!…
—Oui, et qui plus est, je dirai par quelle personne cet anneau avait été donné au gentilhomme, et à quelle personne vous l'avez rendu. Peut-être alors devinera-t-on pourquoi le gentilhomme a été assassiné; peut-être alors fera-t-on des découvertes dont le résultat vous fera pendre…. Vous voyez que je reviens toujours au même point; donc je suis dans le vrai et j'y reste.
La Ramée, au comble de l'épouvante, se mordait convulsivement les doigts en ravageant sa moustache rousse.
—C'est bien, murmura-t-il d'une voix saccadée après quelques secondes de réflexion. Vous tenez un de mes secrets, je cède, le voleur vivra. Mais, monsieur, après cette concession, si vous n'êtes point un lâche, au lieu de me faire massacrer par tous ces soldats que vous ameutez contre moi, vous me joindrez tout à l'heure au détour du chemin. Je connais un endroit fourré, désert, propre à l'entretien que nous pourrions avoir ensemble, et pour lequel il ne me manque que mon épée. Dix minutes pour l'aller chercher chez moi, et je suis à vos ordres.
—A la bonne heure! répliqua Espérance, apportez votre épée; mais je vous préviens que je me défierai de l'arquebuse, et que j'ai un poitrinal attaché à ma selle.
Avant que la Ramée n'eût pu répondre à cette rude attaque, on entendit à plusieurs reprises prononcer le nom de Crillon.
Et en effet, sous les tilleuls s'avançait, escorté par Rosny et les officiers, l'illustre chevalier, que trois rois successivement avaient surnommé le Brave, et qui n'avait pas de rival en Europe pour la vaillance, l'adresse et la générosité.
Crillon avait alors cinquante-deux ans: il était robuste et portait haut sa tête, petite en égard aux vastes proportions de son corps. Sans le feu qui jaillissait de ses yeux largement fendus, on l'eût pris, avec son épaisse moustache grise, les fraîches couleurs et l'embonpoint de ses joues, pour quelque honnête quartenier bourgeois encadré dans le hausse-col d'un colonel. Mais cette moustache se hérissait-elle, ces joues venaient-elles à frémir au vent de la bataille, apparaissait Crillon, et, de ce corps trapu, s'élançaient comme autant de ressorts, les muscles devenus élégants, nobles, irrésistibles: une flamme divine immatérialisait toute cette argile, et de la gaîne vulgaire du quartenier bourgeois jaillissait le héros sublime.
Bon nombre de gardes suivaient à distance leur chef vénéré. Celui-ci se faisait raconter par Rosny la scène de l'accusation et l'acharnement de l'accusateur.
—Où est l'inculpé? demanda-t-il.
—C'est moi, monsieur, répliqua piteusement Pontis.
—Ah! c'est toi; tu débutes mal, cadet dauphinois. Fouler le pauvre peuple, c'est défendu.
—Monsieur, j'avais faim, et ce n'est pas le pauvre peuple que je mettais à contribution, mais un riche gentilhomme qui eût dû m'offrir à dîner.
—Ah! où est-il, ce gentilhomme? demanda Crillon.
Rosny lui montra du doigt la Ramée près de qui se tenait Espérance.
—Lequel des deux? ajouta Crillon.
—Pas moi, dit Espérance en se reculant.
—Ah!… c'est monsieur…
Et Crillon toisa l'accusateur avec cette froide autorité devant laquelle tout orgueil plie et se tait.
—Que lui a-t-on pris?
—De la volaille, dit Pontis.
—Et une grange a été brûlée, dit brusquement Rosny.
—Pour laquelle ce généreux seigneur a offert de donner cent pistoles, s'écria Pontis avec précipitation comme s'il eût voulu empêcher son colonel de suivre une idée défavorable.
—Cent pistoles pour des volailles et une grange, c'est fort raisonnable, dit Crillon.
—N'est ce pas, monsieur?
—Tais-toi, cadet. Eh bien! qu'on donne les cent pistoles au plaignant et qu'il remercie.
—Bah! interrompit Rosny, le plaignant veut autre chose.
—Quoi donc?
—Il réclame l'exécution de l'article de la trêve.
—Quelle trêve?
—Il n'y en a qu'une, je pense, dit aigrement la Ramée, qui avait cru prudent jusque-là de garder le silence, et qui, d'après ses conventions avec Espérance, voulait bien céder la vie de Pontis, mais à condition qu'on lui en fît des remercîments.
—Est-ce à moi que vous parlez? demanda Crillon, en dilatant son grand oeil noir qui rayonna sur le malheureux la Ramée.
—Mais oui, monsieur.
—C'est qu'alors on ôte son chapeau, mon maître.
—Pardon, monsieur.
Et la Ramée se découvrit.
—Vous disiez donc, continua Crillon, que ce jeune homme veut autre chose que de l'argent pour ses volailles et pour sa grange?
—Il veut qu'on exécute l'article de la trêve, s'écria Pontis, c'est-à-dire qu'on me passe par les armes.
Crillon fit un soubresaut qui n'annonçait pas un grand respect pour la teneur de l'article.
—Par les armes! dit-il. Pour des poulets!
—Pour des canards, monsieur; et voyez, le prévôt m'avait déjà saisi.
—Qui a ordonné cela? demanda Crillon se retournant d'une pièce.
—Moi, dit Rosny un peu gêné.
—Êtes-vous fou? répliqua Crillon.
—Monsieur, il faut faire respecter la signature du roi.
—Harnibieu! s'écria Crillon, vous voilà bien, vous autres gens de robe, qui vous croyez soldats parce que
vous nous regardez faire la guerre. Donner un homme au prévôt parce qu'il a pris des canards….
—Et brûlé … interrompit Rosny.
—Une grange, nous le savons. Et c'est loi, dit-il à la Ramée, qui réclamais ce châtiment pour mon garde?
—Oui, dit la Ramée, fort ému de ce subit tutoiement de Crillon; mais l'orgueil parla encore plus haut que l'instinct de la conservation.
—Et l'on t'offrait cent pistoles de rançon?
—Oui, continua la Ramée d'un demi-ton plus bas.
—Eh bien! dit Crillon en s'approchant de lui les mains derrière le dos, avec un sourcil hérissé comme sa moustache, je vais te faire une autre proposition, moi, et je gage que tu ne réclameras pas après l'avoir entendue. M. de Rosny, que voilà, est un philosophe, un habile homme en fait de mots et d'articles. Il a eu la patience de t'écouter, à ce qu'il paraît, et vous vous êtes entendus et il t'a prêté mon prévôt, car c'est le mien. Moi, je vais te le donner tout à fait. Regarde un peu la belle branche de tilleul; dans trois minutes tu y vas être accroché, si dans deux tu n'as pas regagné ta tanière.
-Morbleu! s'écria la Ramée épouvanté, je suis gentilhomme, et vous oubliez qu'au-dessus de vous est le roi.
—Le roi? continua Crillon qui ne se possédait plus, le roi? Tu as parlé du roi, ce me semble. Bon, je te ferai couper la langue. Il n'y a de roi ici que Crillon, et le roi ne commande pas aux gardes. Je t'avais donné deux minutes, mon drôle, prends garde, je t'en retire une!
Un geste de la Ramée, une vaine protestation se perdirent dans l'effrayant tumulte qui couvrit ces paroles de Crillon. Les gardes ne se possédaient plus de joie, ils battaient follement des mains et jetaient leurs chapeaux en l'air.
—Une corde, prévôt, continua Crillon, et une bonne!
La Ramée recula écumant de rage devant le prévôt qui faisait siffler la corde demandée.
—Pardon, monsieur, dit alors Espérance au malheureux propriétaire, emportez votre argent, il est à vous.
—J'emporte mieux que l'argent, répliqua la Ramée les dents tellement serrées qu'on l'entendait à peine; j'emporte un souvenir qui vivra longtemps.
—Et notre entretien, monsieur la Ramée, dans ce fameux fourré désert?
—Vous ne perdrez point pour attendre, dit la Ramée.
Et aussitôt il fit retraite, la face tournée vers les gardes, marchant à reculons comme le tigre devant la flamme.
Une immense huée salua son départ. La honte le saisit; c'en était trop depuis une heure.
Poussant un cri sourd, un cri désespéré, un cri de vengeance et de terreur vertigineuse, il s'enfuit en bondissant et disparut.
—Vive M. de Crillon, notre colonel! hurlèrent les deux compagnies dans leur ivresse.
—Oui, dit Crillon, mais qu'on n'y revienne plus! car effectivement ce coquin avait raison; vous êtes tous des drôles à pendre!
Crillon, après avoir abandonné ses deux mains à la foule qui s'empressait pour les lui baiser, se tourna vers Rosny, qui boudait et grommelait dans son coin.
—Ça, dit-il, pas de rancune. Vous voyez que tous vos scrupules sont de trop avec de pareils brigands.
—La loi est la loi, répliqua Rosny, et vous avez tort de vous mettre au-dessus. Les esprits, échauffés par votre faiblesse d'aujourd'hui, ne sauront plus se retenir une autre fois, et au lieu d'un homme qu'il fallait sacrifier à l'exemple, vous en sacrifiez dix.
—Soit, je les sacrifierai. Mais l'occasion sera bonne, tandis qu'aujourd'hui c'eût été une cruauté stérile.
—Monsieur, dit aigrement Rosny, je n'agissais qu'en vue de faire respecter les armes du roi.
—Harnibieu! ne les fais-je point respecter, moi? répondit Crillon avec une vivacité de jeune homme.
—Ce n'est point cela que j'entends, et par grâce, si vous avez des observations à me faire, faites-les-moi en particulier, pour que personne ne soit témoin des différends qui s'élèvent entre les officiers de l'armée royale.
—Mais, mon cher monsieur Rosny, il n'y a point de différend entre nous; je suis prompt et brutal, vous êtes circonspect et lent. Cela seul suffit à nous séparer quelquefois. D'ailleurs, tout se passe en famille, devant nos gens, et je ne vois point de témoin qui nous gêne pour nous embrasser cordialement.
—Excusez-moi, en voici un, répliqua Rosny en désignant Espérance à
Crillon.
—Ce jeune homme, c'est vrai. N'est-ce pas lui qui a offert de payer cent pistoles pour Pontis?
—Lui-même, et regardez avec quelle effusion Pontis lui serre les mains.
—C'est un beau garçon, ajouta Crillon, un ami de Pontis, sans doute?
—Nullement; c'est un étranger qui passait et qui a pris fait et cause pour vos gardes.
—En vérité! il faut que je le remercie.
—Cela lui fera d'autant plus de plaisir que tout à l'heure, en arrivant, c'est vous qu'il cherchait dans le quartier des gardes.
—Il m'a trouvé, alors, dit gaiement Crillon qui s'avança vers Pontis et Espérance.
Ces deux derniers étaient encore en face l'un de l'autre, les mains entrelacées; Pontis, remerciant avec la chaleur d'un coeur généreux qui aime à exagérer le service rendu; Espérance, se défendant avec la simplicité d'une belle âme qui craint d'être trop remerciée.
L'arrivée de Crillon mit fin à cet affectueux débat.
—Monsieur, dit Pontis à son jeune sauveur, je n'ai point terminé avec vous, et cela durera éternellement.
—Bien! s'écria le mestre de camp, bien, cadet! j'aime les gens qui contractent de pareilles dettes et qui les payent. Va-t'en!
Et il lui asséna sur l'épaule une caresse de cent livres pesant.
Pontis plia sous le double fardeau du respect et de ce poing mythologique; il adressa un dernier sourire à Espérance et rejoignit ses camarades.
—Quant à vous, monsieur dit Crillon à Espérance, je vous remercie pour mes gardes. Harnibieu! vous me plaisez. Ce que vous voulez me dire serait-il une demande que je pusse vous accorder?
—Non, monsieur.
—Tant pis. Qu'est-ce donc, je vous prie?
—Monsieur, rien que de fort simple: je vous apporte une lettre.
—Donnez, dit Crillon avec bienveillance, celui qui m'écrit a choisi un agréable messager. De quelle part, s'il vous plaît?
—Il me paraît que c'est de la part de ma mère.
A cette réponse, empreinte d'une incertitude qui la rendait si singulière, Crillon arrêta sur le jeune homme un regard étonné.
—Comment, il paraît, dit-il, n'en êtes-vous pas certain?
—Ma foi non, monsieur; mais lisez, et vous en saurez autant que moi, peut-être plus.
Ces mots, prononcés avec une grâce enjouée, achevèrent d'intéresser
Crillon, qui prit la lettre des mains d'Espérance.
Elle était cachetée d'une large cire noire, empreinte d'une devise arabe. On eût dit le type d'une de ces vieilles pièces orientales sur lesquelles les califes faisaient frapper un précepte du Koran ou un éloge de leurs vertus.
La lettre était contenue dans une enveloppe de parchemin d'Italie. Il s'en exhalait un vague parfum noble et sévère comme celui de l'encens ou du cinnamome.
Espérance se recula modestement, tandis que Crillon déchirait l'enveloppe. Mais, si peu curieux qu'il voulût être, il fut frappé de l'expression du visage de Crillon, dès la lecture des premières lignes. Ce fut d'abord de la surprise, puis une attention si profonde qu'elle ressemblait à de la stupeur.
Puis, à mesure qu'il lisait, le vieux guerrier baissait la tête. Il pâlit enfin, appuya sa tête sur sa main et poussa un soupir semblable à un gémissement.
On eût dit le passage d'une nuée noire sur un vallon doré de la Lombardie. Tout s'était assombri sur cette sereine et affable physionomie du chevalier.
Crillon releva comme avec effort sa main qui avait fléchi sous le poids de cette lettre si légère. Il la relut encore, puis encore, et toujours avec une émotion qui dégénérait en trouble, en anxiété.
—Monsieur, balbutia-t-il en fixant sur le jeune homme un regard mal assuré, cette lettre me surprend, je l'avoue, elle me frappe. Je chercherais en vain à vous le dissimuler.
—Ah! monsieur, dit vivement Espérance, si la commission vous est désagréable, ne m'en veuillez pas. Dieu m'est témoin que si je l'ai acceptée, c'est malgré moi.
—Je ne vous accuse pas, jeune homme, tant s'en faut, repartit Crillon avec la même bienveillance; mais j'ai besoin de comprendre tout à fait les choses, un peu obscures pour moi, qui sont renfermées dans cette lettre, et je vous demanderai….
—Vous vous adressez bien mal, monsieur, car j'ai reçu une lettre aussi, moi, et je ne l'ai pas comprise le moins du monde. Si vous voulez m'aider pour la mienne, je tâcherai de vous aider pour la vôtre.
—Très-volontiers, jeune homme, dit Crillon d'une voix émue. Causons bien franchement surtout … n'est-ce pas? Vous êtes avec un ami, monsieur, tirons à l'écart, je vous prie, pour que nul ne nous entende.
En disant ces mots, Crillon entraîna le jeune homme par la main, et le conduisit à son quartier, d'où il renvoya tout le monde.
—Je fais de l'effet, pensa Espérance; j'en fais trop.
V
POURQUOI IL S'APPELAIT ESPÉRANCE
Crillon alla vérifier lui-même si personne ne pourrait entendre, et revenant s'asseoir près d'Espérance.
—Nous pouvons causer librement, dit-il. Commencez par me dire votre nom.
—Espérance, monsieur.
—C'est tout au plus le nom du baptême; encore ne sois-je point qu'il y ait un saint Espérance. Mais le nom de famille?
—Je m'appelle Espérance tout court. De famille, je ne m'en connais point.
—Cependant, votre mère dont vous parliez… elle a un nom?
-C'est probable, mais je ne le sais pas.
—Eh quoi! dit Crillon avec surprise, vous n'avez jamais entendu nommer devant vous madame votre mère?
—Jamais, par une excellente raison, c'est que je n'ai jamais vu ma mère.
—Qui donc vous a élevé?
—Une nourrice qui est morte quand j'avais cinq ans, puis un savant qui m'a donné les notions de tout ce qu'il savait, et des maîtres pour le reste. Il m'a enseigné les sciences, les arts, les langues, et a payé des écuyers, des officiers, des maîtres d'armes pour m'apprendre tout ce que doit et peut savoir un homme.
—Et vous savez tout cela? demanda Crillon avec une sorte d'admiration naïve.
—Oui, monsieur. Je sais l'espagnol, l'allemand, l'anglais, l'italien, le latin et le grec; je sais la botanique, la chimie, l'astronomie; quant à me tenir à cheval, à manier une épée ou une lance, à tirer un coup de mousquet, à nager, à dessiner des fortifications, je n'y réussis pas mal, à ce que disaient mes maîtres.
—Vous êtes un aimable garçon, dit le vieux chevalier; mais revenons à votre mère. Ce devait être une bonne mère pourtant, puisqu'elle a pris un pareil soin de votre éducation.
—Je n'en doute pas.
—Vous dites cela froidement.
—Certes oui, répliqua mélancoliquement Espérance; à force de vivre seul sous la direction d'un homme égoïste et avare, qui ne me parlait jamais de ma mère, mais de son argent, qui chaque fois que mon coeur s'ouvrait à l'espoir de quelque confidence sur cette mère que j'eusse tant aimée, se hâtait, non pas seulement de refermer, mais de glacer ce tendre coeur par quelque menace ou quelque diversion brutale; à force, dis-je, de considérer ma mère comme fabuleuse et chimérique, j'ai senti s'éteindre peu à peu le foyer d'affection qu'un seul mot délicat d'allusion eût entretenu en moi.
—Seriez-vous devenu méchant? dit Crillon, pris d'un douloureux serrement de coeur.
—Moi, monsieur, s'écria le jeune homme avec un charmant sourire, moi, méchant! oh, non! ma nature est privilégiée. Dieu n'y a pas versé une goutte de fiel. J'ai remplacé cet amour filial par l'amour de tout ce qui est beau et bon dans la création. Enfant, j'ai adoré les oiseaux, les chiens, les chevaux, puis les fleurs, puis mes compagnons d'enfance; je n'ai jamais été triste quand il a fait du soleil et que j'ai pu causer avec une créature humaine. Tout ce que j'ai appris de la perversité du monde et des imperfections de l'humanité, c'est mon précepteur qui me l'a enseigné, et, je dois vous le dire, c'est pour ce genre d'étude que mon esprit s'est montré le plus rebelle. Je n'y voulais pas croire, je n'y crois pas encore tout à fait. Un méchant m'étonne, je tourne autour comme on tourne autour d'une bête curieuse, et quand il montre la dent ou la griffe, je crois que c'est pour jouer, et je ris; quand il égratigne ou qu'il mord, je le gronde, et si je le soupçonne venimeux et que je le tue, c'est uniquement pour qu'il ne fasse pas de mal aux autres. Oh! non, monsieur le chevalier, je ne suis pas méchant. C'est si vrai, que parfois on m'a dit de me venger d'une injure que je n'avais pas comprise, et alors on m'appelait poltron, lâche.
—Seriez-vous timide? demanda Crillon.
—Je ne sais pas.
—Mais cependant, pour supporter patiemment une offense, il faut manquer un peu de coeur.
—Croyez-vous? c'est possible. Moi je croyais que toutes les fois qu'on est certain d'être le plus fort, on devrait s'abstenir de frapper.
—Mais … murmura Crillon, contre la force, les faibles ont l'adresse et peuvent battre un fort.
—Oui, mais si l'on est sûr d'être aussi le plus adroit, ne se trouve-t-on pas dans le cas des gens qui gagnent à coup sûr? Or, gagner à coup sûr n'est pas de la prud'homie, à ce que je pense. C'est donc parce que toute ma vie je me suis trouvé le plus adroit et le plus fort que je n'ai pas poussé les querelles jusqu'au bout. Ah! s'il m'arrive jamais de combattre un méchant qui soit plus fort et plus adroit que moi, je le combattrai rudement, j'en puis répondre.
—C'est bien, je dirai plus, c'est trop bien; car avec un pareil caractère, il vous arrivera ce qui m'est arrivé à moi, une blessure par combat livré. Me voilà réconcilié avec votre caractère, et j'en voudrais presque à votre mère de vous avoir éloigné d'elle avec cet acharnement; car voilà bien des années que cela dure. Quel âge avez-vous?
—J'aurais, dit-on, vingt ans.
—Quoi! pas même la certitude de votre âge?
—A quoi bon? Je compte du jour que mon souvenir peut aller atteindre, la mort de ma nourrice; cela est arrivé, m'a-t-on dit, quand j'avais cinq ans. Eh bien! j'ai vu passer quinze étés depuis cette époque.
—Un jour viendra où cette mère sa révélera, comptez-y.
—Monsieur, je n'ai plus cet espoir. Il y a six mois, un matin, lorsque je me préparais à aller chasser—il faut vous dire que j'habite une petite terre en Normandie et que la chasse occupe beaucoup de place dans ma vie—j'allais dire adieu à mon précepteur, quand je vis entrer dans ma chambre un homme vêtu de noir, un vieillard d'une belle figure ombragée de cheveux blancs. Cet homme, après m'avoir considéré attentivement et salué avec une sorte de respect qui me surprit de la part d'un vieillard, voyant que j'appelais Spaletta, mon gouverneur, m'arrêta et me dit:
—Seigneur, ne cherchez point Spaletta, car il n'est plus ici.
—Où donc est-il?
—Je ne sais, seigneur, mais je l'avais fait prévenir de mon arrivée par un courrier qui me précède, et quand tout à l'heure je suis entré dans la maison, votre laquais m'a répondu que Spaletta était monté à cheval et parti subitement.
—Voilà qui est singulier! m'écriai-je. Vous connaissez donc Spaletta, monsieur?
—Un peu, dit le vieillard, et je comptais sur lui pour m'introduire près de vous. Son absence me surprend.
—Elle m'inquiète, moi; car il s'éloignait peu, d'ordinaire. Mais veuillez m'apprendre, puisque vous voilà tout introduit, le motif de votre visite.
Je n'eus pas plutôt prononcé ces paroles, que le front du vieillard s'assombrit, comme si je lui eusse rappelé une pensée amère, que mon aspect aurait d'abord écartée de son esprit.
—C'est vrai, murmura-t-il … le motif de ma visite. Eh bien, monsieur, le voici.
Sa voix tremblait, et l'on eût dit qu'il essayait de retenir un sanglot ou des larmes. Il me tendit alors une lettre enveloppée de parchemin comme celle que j'ai eu l'honneur de vous remettre tout à l'heure, monsieur le chevalier. Elle était fermée d'un cachet noir pareil à celui que vous venez de briser. Au fait, monsieur, la voici, prenez la peine de la lire.
Crillon, dont ce récit avait doublé l'émotion, se mit à lire à demi-voix la lettre suivante, dont les caractères grêles et incertains se dessinaient lugubrement sur le vélin.
« Espérance, je suis votre mère. C'est moi qui du fond de ma retraite où votre souvenir m'a fait supporter la vie, ai veillé sur vous et dirigé votre éducation avec sollicitude. J'invoque aujourd'hui votre reconnaissance, ne pouvant faire appel à votre tendresse. J'ai bien souffert de ne pouvoir vous appeler mon fils, mais j'ai tellement souffert de ne pouvoir vous embrasser, que mes années se sont consumées dans cette soif ardente comme une fièvre. Un pareil bonheur m'était défendu. »
« L'honneur d'un nom illustre dépendait de mon silence. Chacun de mes soupirs était épié, le moindre pas que j'eusse fait vers vous m'eût coûté votre vie. Aujourd'hui, placée sous la main de la mort, dégagée à jamais des craintes qui ont empoisonné toute mon existence, sûre du pardon de Dieu et de la fidélité du serviteur que je vous envoie, j'ose vous appeler mon enfant et déposer pour vous dans cette lettre le baiser qui s'élancera de mes lèvres avec mon âme. »
« On me dit que vous êtes grand, que vous êtes beau. Vous êtes bon, fort, adroit. Tout le monde vous aimera. Vos qualités, votre éducation vous conduiront aussi haut que votre naissance eût pu le faire. J'ai tâché que vous fussiez riche, Espérance; mais, bien que depuis votre naissance, j'aie changé en clinquant mes joyaux et mes pierreries, afin d'amasser pour vous, la mort me surprend avant que j'aie pu vous composer une fortune digne de mon amour et de votre mérite. Cependant, vous n'aurez besoin de qui que ce soit sur la terre, et s'il vous plaît de vous marier, pas un père de famille, fût-il prince, ne vous refusera sa fille à cause de votre dot. »
« Il faut que je vous quitte, Espérance, mon fils; la chaleur de la vie abandonne mes doigts, mon coeur seul est encore vivant. Je vous recommande d'abord de ne me point maudire, et d'accueillir parfois mon fantôme triste et doux, qui viendra vous visiter dans vos rêves. Je fus une âme tendre et fière dans un corps que vous pouvez vous représenter noble et beau. »
« Je vous adjure ensuite, si votre inclination vous porte à embrasser le métier des armes, de ne jamais servir une cause qui vous oblige de combattre contre M. le chevalier de Crillon. Mon serviteur vous remettra une lettre pour cet homme illustre. Vous la rendrez vous-même à M. de Crillon. »
« Adieu. Je vous avais nommé Espérance, parce qu'en vous était tout mon espoir sur la terre. Aujourd'hui encore vous vous nommez pour moi Espérance. Je vous attends au ciel pour l'éternité! »
Il n'y avait pas de nom au bas de cette lettre; rien qu'un large et long espace vide: soit que la mort, se hâtant d'enlever sa proie, lui eût assuré le secret éternel en l'empêchant de tracer un nom, soit que la mourante elle-même se fût arrêtée au moment de se nommer, et que, soumise encore à la loi mystérieuse qui avait dirigé toute sa vie, elle eût voulu précipiter avec elle son secret dans le néant….
—En sorte, dit Crillon après un long silence, que vous ignorez qui était … cette personne?
—Absolument.
—N'importe, voilà une lettre touchante, ajouta le chevalier de Crillon en proie à l'émotion la plus vive. C'est bien une lettre de mère.
—Vous trouvez, n'est-ce pas, monsieur le chevalier?
—Continuez votre récit, jeune homme, et dites ce qu'était devenu votre précepteur.
—Vous allez le deviner, monsieur. Quand j'eus achevé cette lettre de ma mère, le vieillard me voyant touché, les yeux humides, me prit et me baisa la main.
—Puis-je savoir, lui demandai-je, si l'on vous a chargé de me dire le nom qui n'est pas écrit sur ce papier?
Et je lui montrai la place vide de la signature.
—Monsieur, répliqua le vieillard, on m'a imposé l'obligation contraire.
—C'est bien, dis-je avec amertume; j'espérais encore que l'on aurait eu assez de confiance, sinon en ma discrétion, du moins dans mon orgueil, pour me révéler un secret qu'il m'est si honorable de garder.
—Monsieur, ne sachant rien, vous ne serez jamais exposé à vous trahir, et par conséquent à vous perdre. C'est pour elle que madame votre mère s'est tue pendant sa vie, c'est pour vous qu'elle garde le silence après sa mort.
Je n'insistai plus. Le bon vieillard me remit alors la lettre qui vous était destinée. Je lui demandai pourquoi il m'était recommandé de ne jamais porter les armes contre M. de Crillon.
-Parce que, répliqua le serviteur de ma mère, M. de Crillon n'embrasse jamais que les causes loyales et justes, et puis, parce qu'il fut l'ami de quelqu'un de très-grand dans votre famille.
Je n'avais rien à objecter. En effet, le brave Crillon est le plus loyal des chevaliers, et, ma mère n'eût-elle rien recommandé, jamais l'idée ne me serait venue de porter les armes contre lui.
Crillon rougit et baissa les yeux.
—Le vieillard, ajouta Espérance, me demanda ensuite à visiter la chambre de mon gouverneur Spaletta, pour savoir si celui-ci n'aurait pas laissé quelque avertissement de son départ. Mais non, il n'y avait rien.
Tandis que nous parcourions la maison, le serviteur de ma mère manifestait un étonnement qui éclata en une sorte de colère, quand je lui eus fait voir tout l'ameublement et la vaisselle, qui étaient d'une simplicité que jusque-là j'avais appelée luxe.
Ce fut bien pis, lorsque descendu aux écuries, le vieillard n'aperçut que mon cheval au râtelier, encore ce cheval était-il une bête commune quoique vigoureuse.
—Est-ce là, s'écria-t-il, est-ce bien là le genre de vie que l'on vous a fait mener? Quoi, un seul cheval! et toute cette maigre dépense!… Combien de gens avez-vous pour votre service? Vous thésaurisez donc?
—J'ai une femme de charge qui dirige la cuisinière et un laquais. Encore Spaletta trouvait-il l'entretien de tout cela bien cher, et il avait raison. La pension que nous faisait ma mère suffisait à peine depuis que j'avais désiré me faire une petite meute de sept chiens.
Le vieillard frappa du pied, furieux.
—Seigneur, s'écria-t-il, je comprends maintenant pourquoi Spaletta s'est enfui à mon approche. La pension de votre mère était, dites-vous, à peine suffisante?… Savez-vous bien le chiffre de cette pension?
—Mais, mille écus par chaque année, je crois, répondis-je.
—J'envoyais mille écus par mois! dit le vieillard, rouge d'indignation, et vous devriez avoir ici six laquais, autant de chevaux et un parc où chevaux et chiens se fussent fatigués tous les jours. Mais, voyez-vous, Spaletta vous a volé dix mille écus par an. Depuis dix ans que cela dure, il doit être riche!
—Je n'en suis pas plus pauvre, répondis-je en souriant. D'ailleurs, faute de chevaux de relais, j'ai été forcé d'arpenter à pied les vallons et les collines, et de fouler le marais; faute de laquais je me suis servi souvent moi-même, aussi voyez comme je suis devenu grand et fort. La médiocrité qui vous déplaît m'a rendu de grands services. Et Spaletta que vous maudissez, nous devrions au contraire le bénir de m'avoir volé mon argent. Avec le luxe dont vous m'eussiez entouré je fusse devenu gros et lourd.
—Peut-être, seigneur, me dit le vieillard. Mais c'eût été un grand chagrin pour la pauvre dame votre mère, d'apprendre que vous avez désiré ou regretté quelque chose. Pareil malheur ne se représentera plus. Je vous apporte le premier douzième de la pension qui vous est allouée désormais.
Et il me compta deux mille écus en or.
—Vingt-quatre mille écus par an! s'écria Crillon.
—Tout autant.
—Vous voilà bien riche, jeune homme.
—Trop. C'est une fortune royale dans un temps où personne n'a plus d'argent. Et il faut, disais-je au serviteur de ma mère, que cette somme qui m'est destinée soit bien considérable; car si j'allais vivre cinquante ans!
—Vos enfants continueront à la toucher, répondit le vieillard avec un sourire. Ne craignez rien, vous n'épuiserez pas votre cassette.
—Mon ami, murmurai-je, si ma mère, a économisé tout cela sur ses pierreries, elle en avait donc beaucoup?
—Beaucoup, dit-il gravement, beaucoup en effet.
—Et j'ajoute, reprit Espérance en s'adressant à Crillon, que tout cela est bien étrange, n'est-ce pas?
—Oui, jeune homme, soupira le chevalier.
—Pour achever, monsieur, le vieillard passa près de moi la journée, me fit des caresses toujours respectueuses qui me le firent aimer tendrement; puis, après m'avoir fait promettre de ne le suivre point et de ne questionner qui que ce fût à son sujet, il repartit. Je ne l'ai plus revu; seulement, tous les mois les deux mille écus m'arrivent.
—Mais, ce Spaletta, demanda Crillon, il sait quelque chose, lui?
—Non pas, car le vieillard à qui je faisais la même observation, m'a répondu que Spaletta avait été engagé par lui pour me servir de gouverneur, et n'a jamais correspondu qu'avec lui. Il me reste à vous demander maintenant, monsieur le chevalier, si mon récit vous a éclairci ce que vous trouviez d'obscur dans mes paroles et si vous comprenez mieux la lettre de ma mère?
Crillon, sans répondre, rouvrit et relut cette lettre: puis il dit à
Espérance:
—Je crois que je la comprends.
—S'il y avait quelque chose qui m'intéressât et qui pût me satisfaire à mon tour, serait-il indiscret de vous interroger?
—Je ne sais trop encore.
—Je me tais, monsieur, excusez-moi.
Crillon réfléchit un moment:
—Pardon, dit-il, vous me disiez que cette lettre voua est parvenue il y a six mois?
—C'est vrai.
—Et, par conséquent, il y a six mois que vous gardez cette lettre qui m'était destinée; vous n'avez eu guère de hâte!
Espérance rougit.
—Ai-je mal fait? demanda-t-il. Je ne me suis pas cru pressé. Qu'exigeait de moi la volonté de ma mère? De ne point prendre parti contre M. de Crillon; je ne l'ai pas fait. De porter un message à M. de Crillon; je viens de le faire. Certes, j'eusse pu me hâter plus, mais vous faisiez la guerre ça et là, loin de moi. C'était un voyage à entreprendre qui, je l'avoue, m'eût gêné beaucoup en ce temps-là.
—Quelque amourette vous occupait, sans doute?
—Oui, monsieur, répliqua Espérance en souriant de la plus charmante façon. Je vous supplie de me pardonner. Les jeunes gens sont égoïstes, ils ne veulent pas perdre une seule des fleurs que sème pour eux la jeunesse.
—Je ne vous blâme point, dit Crillon, mais ces amours sont donc terminées, ces fleurs sont donc fanées, que je vous vois aujourd'hui?
—Non, monsieur, Dieu merci, car ma maîtresse est adorable.
—Cependant, vous la quittez pour moi.
—Eh bien, non, dit Espérance avec enjouement; non, monsieur le chevalier, je n'ai pas même cette bonne action à compter. Vous m'excuserez en faveur de ma franchise. Je ne viens près de vous que pour suivre ma maîtresse.
—En vérité!
—Elle était venue habiter dans mon voisinage pendant près d'une demi-année. Son père la rappelle à une maison qu'il a dans les environs de Saint-Denis, et, faut-il encore l'avouer, quoique ce soit bien incivil, c'est en passant sur la route qui mène à Saint-Denis, en apprenant que vous campiez de ce côté, que j'ai demandé à vous voir, et fait, comme on dit, d'une pierre deux coups. Encore une fois, monsieur le chevalier, je vous supplie d'être indulgent. Cette franchise n'est que de la grossièreté; mais j'aime mieux être impoli envers le brave Crillon, que de lui mentir. A présent que mon message a été remis, je vais vous saluer avec bien du respect, et reprendre mon chemin.
—Si pressé!
—J'ai reçu en route un certain petit billet de la personne en question. On m'y donne rendez-vous à un jour, à une heure, à un lieu précis. C'est un rendez-vous que je ne saurais manquer d'observer religieusement comme une consigne, sous peine des plus grands malheurs.
—En vérité … Serait-ce une femme mariée?
—Non pas, c'est une demoiselle; mais elle n'en est point plus libre. Or, il faut que je prenne toutes les précautions de prudence … et je n'ai pas trop de temps.
—Mais … dit Crillon avec tristesse.
—Vous ai-je déplu, monsieur?
—Non, mais vous m'inquiétez, et je ne veux pas être inquiet à votre égard.
Espérance regarda Crillon avec surprise.
—Cela vient de ce que vous m'êtes recommandé, se hâta de dire le chevalier. A quand le rendez-vous?
—A demain.
—Où cela? Je ne vous interroge pas pour connaître le nom de votre maîtresse, mais seulement pour juger de la distance.
—C'est près d'un petit village qui s'appelle Ormesson.
—Je le connais; je m'y suis battu et j'ai été blessé, dit Crillon.
—Ah! vraiment. Fâcheuse connaissance.
—Oui, les Balzac d'Entragues ont même une maison dans les environs un petit château avec fossés.
Espérance devint pourpre. Mais comme le chevalier ne le regardait pas en face, il put dissimuler cette rougeur causée par le nom d'Entragues que venait de prononcer innocemment Crillon.
—Il faut huit heures pour aller là, continua le chevalier qui ne s'aperçut de rien; vous avez plus que le temps nécessaire; demeurez ici quelques moments. J'aurai à vous parler, je crois.
—A votre souhait, monsieur, dit Espérance en s'inclinant respectueusement, mais que ferai-je en attendant vos ordres?
—Rejoignez votre protégé Pontis, qui va rôdant là-bas, et vous espère comme l'âme en peine. Allez! tandis que je vais ici recueillir mes souvenirs.
Espérance s'éloigna, Crillon le suivit d'un regard affectueux, et quand il l'eut perdu de vue appuya son front dans ses mains et rêva.
VI
UNE AVENTURE DE CRILLON
Derrière ses paupières fermées passèrent une à une, lentement, les actions de sa vie déjà si longue et si bien remplie.
C'étaient d'abord ses exploits de jeune homme sous le roi Henri II; les grandes guerres de religion et les égorgements de la guerre civile sous François II et Charles IX; la matinée d'Amboise, la nuit de la Saint-Barthélémy.
Tout cela passa, teint de pourpre et de sang, trois règnes tout rouges.
Cependant la mémoire de Crillon s'est arrêtée sur une journée, une journée splendide; le soleil embrase l'immensité de la mer; cent voiles, cinq cents, mille, pavoisées de toutes les couleurs connues, se balancent sur les flots bleus du golfe de Lépante. Toute l'Europe est là représentée par ses chevaliers. Sultan Sélim II pousse contre les chrétiens sa flotte formidable. Le choc a lieu.
Crillon se voit, l'épée au poing, sur une mauvaise barque dont personne n'a osé prendre le commandement. Ce frêle esquif ouvre la marche aux grosses galères de don Juan d'Autriche. Crillon a tant frappé ce jour-là, qu'il est devenu immortel. Ce jour-là toute l'Europe a connu l'éclair de son épée. C'est Crillon qui porte à Rome, au pape Pie V, la nouvelle de la victoire. Rome! que c'est beau! Et le vieux pontife a serré Crillon dans ses bras, en le remerciant de sa vaillance au nom de toute la chrétienté.
Viennent ensuite d'autres combats, d'autres triomphes. Ce terrible duel avec Bussy, le siège de la Rochelle après les massacres de 1572; puis, le voyage de Pologne, entrepris pour escorter Henri d'Anjou, alors qu'impatient de posséder une couronne, il disait adieu à celle de France, que son frère Charles IX devait lui céder si vite.
Charles IX, le troisième maître de Crillon, est descendu dans le tombeau; Henri, roi de Pologne, jette sa froide couronne pour aller ramasser celle de France. Crillon l'aide à s'enfuir; ils arrivent tous deux à Venise. Ici s'arrête longuement la pensée du noble guerrier. Ici son front devient plus pesant, et voilà que, sur cette tête courbée, descendent en foule, évoqués par une fidèle mémoire, les jeunes idées radieuses et embaumées, les souvenirs printaniers de la vie, la gloire unie au plaisir, l'amour se jouant parmi les écharpes et les armes.
C'est en 1574. Crillon a trente-trois ans; il est victorieux, il est fier, il est beau. Son nom retentit comme une fanfare martiale à l'oreille du soldat, et fait tressaillir les femmes comme une caresse.
A l'arrivée du roi de France, Venise riche et puissante alors, s'est levée pour faire honneur à son allié qui occupe le premier trône du monde. Les cloches du campanile de Saint-Marc, le canon des galères et les compliments du sénat saluent Henri III. Mais la foule applaudit Crillon le vainqueur de Lépante, et lorsqu'il passe sur la Piazzetta, pour entrer au palais ducal, les Vénitiens l'admirent et les Vénitiennes lui sourient.
Quelle faveur de la fortune et de la gloire peut valoir une caresse de Venise, alors que le soleil sème de poudre d'or, en s'abaissant sur eux, les monts Vicentins et la lagune, alors que les coupoles de Saint-Marc rougissent, qu'un diamant s'attache à chaque vitre des Procuraties et que les deux sonneurs d'airain de l'horloge sur la Place lèvent avec mesure leur marteau de bronze qui frappe l'heure pour les navires mouillés en face des Esclavons; alors que la procession sort lentement des voûtes dorées de Saint-Marc, jetant les roses et l'encens sur les têtes inclinées des fidèles.
Mais que serait-ce si la place dallée de marbre s'est remplie de spectateurs, si un tournoi s'y prépare dans lequel on verra combattre Crillon!
Le jour en est arrivé; Venise, qui admire tant son guerrier de marbre, saint Théodore; Venise, qui ne connaît de chevaux que ses chevaux de bronze, bat des mains avec frénésie aux prouesses du chevalier français.
La vigueur, l'adresse, l'élan du maître, l'orgueil obéissant de son coursier, l'ardeur rivale de tous deux pour la victoire, le choc des lances fracassées, dix concurrents roulés dans le sable épais qui recouvre le pavé de la Place, tout cet enivrement du combat monte aux cerveaux chauffés déjà par le soleil de juillet; et, des fenêtres des Procuraties, des balcons du Palais Ducal, des rangs pressés de la foule s'élancent des frémissements, des bravos, des cris qui vont épouvanter les colombes du sommet des Plombs jusque par delà les toits de la Giudecca.
Jamais rien de si grand ni de si valeureux n'avait frappé Venise, alors féconde en gloires de tout genre. Crillon fut applaudi et adoré par cette cité, comme s'il eût été saint Marc ou saint Michel.
Ce qu'il trouva de fleurs à son logis, et les fleurs sont rares à Venise, ce qu'il reçut de présents magnifiques et de suppliantes invitations, comment l'énumérer froidement dans ces pages!
Vingt ans s'étaient écoulés depuis ce triomphe, et sous les couches successives des lauriers de cent victoires plus récentes, le héros sentait encore avec délices l'âpre parfum de ces fleurs écloses sous le baiser frais de l'Adriatique.
Un soir, il revenait de souper à l'Arsenal après des régates splendides que le doge avait offertes à Henri III. La régate est la fête nationale de Venise. On n'offre rien de mieux à Dieu et à saint Marc. Cette régate, par sa splendeur et ses prouesses, avait effacé toutes les autres. Un soir donc, après souper, Crillon rentrait à son palais, seul et tout émerveillé d'avoir vu les arsenalotti tailler, cambrer, construire, gréer et faire naviguer devant le roi et lui, pendant qu'ils soupaient, une petite galère entièrement achevée en deux heures. Étendu sur les coussins, bercé par le mouvement moelleux de la gondole, il admirait, aux lueurs du fanal accroché à sa proue, le chatoiement de son riche habit de satin blanc brodé d'or et la perfection de ses jambes musculeuses serrées dans des chausses de soie à reflets nacrés. Certes, il était beau et admirablement beau, ce gentilhomme illustré par des exploits qui jadis eussent fait du simple chevalier un empereur. Il avait la jeunesse, la santé, la fortune, la gloire: il ne lui manquait rien que l'amour.
Au moment où il passait sous le Rialto, bâti alors en bois, sa gondole côtoya une barque plus grande d'où partirent soudain les sons d'une douce musique. Crillon savait déjà que les barcarols de Venise aiment assez la musique pour s'attacher des nuits entières à suivre les concerts qui flottent sur l'eau. Il ne s'étonna donc point de sentir se ralentir la marche de la gondole, et s'accoudant à droite, à la petite fenêtre, il écouta comme les gondoliers.
Rien n'était plus suavement mélancolique que ces accords à demi voilés. Les musiciens semblaient ne chanter que pour les esprits invisibles de la nuit et dédaigner de parvenir jusqu'à l'oreille humaine. Les flûtes, les théorbes, la basse de viole soupiraient si doucement, que l'on entendait, autour de la barque, l'eau des avirons retomber en cadence.
Partout, sur le passage de cette barque, les fenêtres s'ouvraient sans bruit, et l'on distinguait vaguement dans l'ombre azurée des formes blanches qui se penchaient curieuses sur les balcons. Crillon ne connaissait pas les enivrements de cette fée qu'on appelle Venise; il ne savait pas qu'elle profite de la nuit pour répandre sur l'étranger la séduction irrésistible de tous ses charmes, et que tout est bon à cette enchanteresse pour tenter celui qu'elle aime. Elle parle en même temps aux sens, à l'esprit et au coeur.
Obéissant comme dans un rêve, vaincu par l'oreille et les yeux, Crillon ne s'apercevait pas qu'il avait dépassé le palais Foscari où il logeait avec le roi, et que sa gondole suivait toujours sur le Grand Canal la mystérieuse harmonie dont les accents s'attendrissaient palpitants d'amour.
Déjà la douane de mer était dépassée, on arrivait à l'île Saint-George, où depuis trois ans le génie de Palladio faisait monter du sein de la lagune la magnifique église de Saint-George-Majeur. Les échafaudages gigantesques, les grues avec leurs bras noirs se profilaient bizarrement sur le ciel, et par delà ces entassements de charpente et de marbre qui noircissaient de leur masse opaque une immense étendue du canal, on apercevait les eaux diaprées d'argent de la haute lagune.
La musique continuait. Crillon écoutait toujours.
Alors une petite gondole, avec son cabanon de drap noir à houppes soyeuses, s'avança silencieusement par le travers de la gondole qui portait Crillon.
Un seul barcarol, vêtu à la façon des gens de service et masqué, la dirigeait sans effort. Cet homme après avoir rangé son esquif côte à côte avec l'autre, rama quelque temps de conserve comme pour donner la facilité à son maître de voir et de reconnaître Crillon dans sa gondole. Puis, sur quelque signe qui lui fut fait sans doute, il dit un mot aux barcarols du Français, et ceux-ci s'arrêtèrent aussitôt.
Crillon n'avait rien vu de ce manège. Fâché de voir s'éloigner la barque du concert, il s'apprêtait à interroger ses barcarols sur leur halte, lorsqu'un poids nouveau fit incliner la gondole à gauche; un frôlement singulier bruit devant le felce—c'est ainsi qu'on nomme la cabine—et une ombre, s'interposant à l'entrée, déroba au chevalier la lumière du fanal rose.
Avant que Crillon n'eût rien vu ou rien compris, une femme entra sous le dais, à reculons selon l'usage, et prit place à droite sur les coussins sans proférer une parole.
Aussitôt la gondole se remit en chemin et Crillon vit ramer à côté le silencieux barcarol de l'inconnue.
Devant les deux gondoles ainsi mariées marchait toujours la barque des musiciens.
Crillon, avec une galanterie toute française, s'était approché, méditant un compliment sur la beauté, la grâce et la politesse. Mais sa compagne était masquée, ensevelie dans une mante de soie toute cousue de dentelles épaisses de Burano. Pas un rayon du regard, pas un reflet de l'épiderme, pas même le bruit du souffle pour avertir Crillon qu'il n'était point en société d'un fantôme.
Lorsqu'il ouvrit la bouche pour interroger, la dame leva lentement son doigt ganté jusqu'à ses lèvres pour le prier de se taire; il obéit.
Alors elle laissa retomber sa main sur sa robe et rentra dans son immobilité. Mais à la lueur d'une large lanterne attachée au quai de la Giudecca, et qui égara son rayon furtif jusqu'aux gondoles, Crillon vit briller dans les trous du masque deux paillettes de flammes. L'inconnue le regardait. Elle le regardait avec toute son âme. Elle le regardait fixement, sans vaciller, comme font ces étoiles curieuses qui, cachées sous les plis d'un nuage noir, contemplent incessamment la terre.
Cependant les gondoles avançaient de front avec une lenteur calculée d'après la marche des musiciens. La symphonie, de plus en plus douce et caressante, courait sur l'eau d'une rive à l'autre du canal de la Giudecca; jamais plus pure nuit n'avait plané sur Venise. Le flot montait sans colère, et agitait lascivement les herbes souples et odorantes qui tapissent la lagune.
Toutes ces myriades de diamants qui constellent la voûte céleste, transparaissaient comme sous une gaze au travers des nuées pâles. En une pareille nuit, Joseph eût senti son coeur de bronze s'amollir et se fondre d'amour.
Crillon,, lui, osa regarder à son tour l'inconnue qui ne baissa pas les yeux; il étendit la main pour saisir celle qui, l'instant d'avant, lui avait recommandé le silence. Mais, cette main se releva encore pour le même geste toujours froid et solennel. Puis, comme il traduisait son étonnement par une exclamation courtoise, l'inconnue se retourna vers l'entrée de la cabine, et se mit à contempler le ciel et l'eau, moins pour admirer que pour dérober au chevalier le spectacle de son trouble et les élans tumultueux d'un sein qu'on voyait battre sous la moire et la dentelle.
Crillon profita, en galant homme, de cette belle occasion d'analyser sa compagne sans la gêner dans son examen. Elle était grande et portait la tête avec une distinction naturelle aux Vénitiennes, qui partout semblent nées pour s'appeler reines. Celle-là eût été reine même à Venise. Sous la résille brodée d'or dont les franges inondaient ses épaules, le chevalier vit briller les tresses énormes de ses cheveux; une ligne pure, noblement infléchie, dessinait son dos et son corsage, tandis que les reflets soyeux de sa robe couraient en longs frissons sur son flanc, digne de la Cléopâtre antique.
Mais cette femme était-elle jeune, était-elle belle? Pourquoi cette étrange idée de venir s'asseoir muette dans la gondole? Pourquoi toute cette réserve avec tout cet abandon?
On était sorti de la Giudecca; les musiciens tournèrent comme pour prendre le chemin de Fusine, puis doublant la pointe Sainte-Marie et longeant le Champ-de-Mars par l'étroit Rio-dei-Secchi, gagnèrent le Rio-San-Andrea et rentrèrent dans le Grand Canal.
Pendant ce trajet, qui fut long, la Vénitienne ne cessa de regarder Crillon, qui, après quelques efforts pour la faire parler, s'était persuadé qu'elle était décidément muette. Il lui prit une seconde fois la main que, moins farouche, elle laissa prendre. Bien plus, elle souleva elle-même, de ses dix petits doigts gantés, la main nerveuse du chevalier, l'examina bien attentivement, et l'approchant du rayon lumineux que projetait le fanal, elle palpa et fit rouler avec curiosité un anneau qu'il portait à la main droite.
Cet anneau parut éveiller en elle des idées d'un ordre moins tranquille. On put voir au jeu actif de ses doigts, à leur pression inquiète, que ce cercle d'or la gênait et la troublait. Lorsqu'elle l'eut bien froissé, bien tourmenté comme pour en épeler la gravure avec ses ongles, elle replaça doucement la main de Crillon sur son manteau, baissa la tête, et ne chercha point à dissimuler le profond abattement qui succédait à son agitation fébrile.
Le chevalier tenta vainement de provoquer des explications. Une heure sonnait à l'église de Saint-Job. L'inconnue frappa trois coups avec son éventail sur le petit volet sculpté de la gondole, et aussitôt, d'un seul coup d'aviron, le barcarol qui l'avait amenée coupa le passage aux gondoliers de Crillon, et vint s'offrir à droite, tendant le bras à sa maîtresse.
Celle-ci se leva, salua le chevalier du geste, et, légère comme un sylphe, posa un pied charmant sur le bord de sa gondole, où elle disparut sans que Crillon, qui cherchait à la retenir, rencontrât entre ses mains autre chose que le froid aviron du gondolier.
Cependant ses deux barcarols, toujours immobiles, attendaient ses ordres, et déjà il leur commandait de suivre la gondole voisine; mais la barque longue des musiciens se mettant en travers du canal, les arrêta une minute, pendant laquelle, gondole, inconnue, intrigue, tout s'évanouit comme un rêve.
Le désappointement de Crillon fut vif. Lorsqu'il questionna ses barcarols, ceux-ci, de l'air le plus naturel, et ils étaient naturels en effet, répondirent qu'ils avaient suivi la barque des musiciens parce que c'est l'habitude à Venise, et que le seigneur français n'avait pas donné d'ordres contraires.
Quant à la rencontre de la gondole mystérieuse, ils déclarèrent ne la connaître pas. Le barcarol masqué leur avait dit d'arrêter, et ils l'avaient fait parce que c'est l'usage. La dame était entrée dans la cabine sans qu'ils se permissent de la regarder, parce que c'eût été impoli. Enfin, il n'y avait dans toute cette affaire, aux yeux de ces braves gens, rien qui ne fût parfaitement dans l'ordre, attendu, ajoutèrent-ils, que cela se passe toujours ainsi à Venise, si ce n'est que d'ordinaire c'est le cavalier qui entre dans la gondole de la dame.
Crillon dut se contenter de ces explications. Tout ce qu'il tenta pour éveiller l'imagination de ses barcarols et leur faire deviner le nom ou la qualité de l'inconnue, fut parfaitement inutile.
—Elle était masquée, répondirent-ils.
Le chevalier, réduit à ses propres ressources, rentra au palais Foscari, où dormait déjà Henri III, et en se mettant à son tour dans le lit magnifique que lui avait réservé l'hospitalité vénitienne, Crillon, pour se défaire du rêve qui l'obsédait, s'efforça de se persuader que son aventure était toute naturelle, et qu'en effet cela se passait ainsi chaque jour à Venise.
D'ailleurs, pour achever de se consoler, il se disait que l'aventure témoignait peu en faveur de son mérite; que la dame, après l'avoir tant regardé, l'avait trouvé moins à son goût qu'elle n'espérait; et il s'endormit en se posant ce dilemme: Ou c'est une banalité, auquel cas j'aurais tort d'y penser encore; ou c'est un échec, et alors il le faut oublier.
Il s'endormit donc aux sons mourants de la musique, qui, plus polie que l'inconnue, l'avait escorté jusqu'au palais Foscari, et lui avait servi ses plus gaillardes symphonies pour le bercer entre les bras du sommeil.
Cependant, le lendemain, il n'avait rien oublié de la veille, et repassant en lui-même tous les détails de l'étrange visite qui lui était venue dans sa gondole, il s'arrêtait surtout à l'impression douloureuse que son anneau avait causée à l'inconnue.
Il reçut en se levant un magnifique bouquet de roses et de lis sur lesquels perlait encore la rosée du matin. Du milieu de ces fleurs embaumées jaillissait une large pensée aux pétales de velours, au calice d'or. Et, comme il en respirait encore les suaves parfums, un autre bouquet tout pareil lui arriva, puis un autre, l'heure suivante, puis un autre, ainsi à chaque heure de la journée. Cela signifiait si bien: Je pense à vous à toute heure, que Crillon, sans être un fort habile interprète du langage des fleurs, ne put s'empêcher de comprendre la phrase odorante qu'on lui répétait durant toute cette journée.
Au lieu de sortir, il resta enfermé chez lui pour attendre et accueillir chacun de ces messages. Mais, quoi qu'il pût faire, jamais il ne réussit à découvrir les messagers. Portes, fenêtres, voûtes, cheminées, balcons, escaliers, tout fut bon à la fée industrieuse pour lui faire parvenir ses présents anonymes, et toujours la pensée surmontait le bouquet comme un refrain passionné.
Enfin, furieux de la maladresse de ses gens, il faisait le guet lui-même, quand un dernier bouquet lui arriva le soir. Il était apporté par un enfant qui déclara l'avoir reçu d'un gondolier.
A la pensée, était attaché par une soie bleue un léger billet que
Crillon ouvrit et dévora, le cour embrasé.
"Seigneur, disait la fine écriture, si l'anneau de votre main droite signifie que vous êtes marié ou lié par un serment à quelque femme, brûlez ce billet et jetez-en les cendres. Mais si vous êtes libre, faites-vous mener dans votre gondole en face des chantiers de l'Arsenal. A dix heures, si vous êtes libre, entendez-vous, Crillon!"
Le chevalier poussa un cri de joie, il comprenait enfin que son aventure n'était pas banale comme ses barcarols voulaient bien le dire. Libre, jamais son coeur ne l'avait été autant que ce soir-là.
A dix heures sonnées par les deux batteurs de bronze au Palais-Ducal, il attendait dans sa gondole, sous les platanes qui bordaient alors le quai des Chantiers, et dont l'ombre gigantesquement allongée sur l'eau le dérobait à tous les regards.
Il attendait depuis cinq minutes à peine, quand un léger bruit d'avirons lui annonça l'arrivée d'une barque. Bientôt il reconnut la gondole noire de la veille et la silhouette du barcarol masqué qui se courbait sur sa rame.
La gondole vint lui présenter le flanc comme elle avait fait le veille pour l'inconnue, et Crillon en pénétrant à la hâte sous le felce, fut bien surpris de s'y trouver seul.
Il allait commander à ses barcarols de rester à l'attendre, mais l'homme masqué leur dit de s'en retourner au palais, ce qu'ils firent immédiatement.
La gondole mystérieuse tourna vers la lagune et fila légèrement à travers les batteries de pilotis jetées çà et là pour servir de refuge et d'abri aux barques.
La nuit était sombre, le vent venait de la mer et soulevait une longue houle sur le dos de laquelle montait la gondole avec un doux balancement. Crillon vit paraître et disparaître dans les ténèbres les îles San-Lazaro, Saint-Michel et Murano, dont les fourneaux incandescents soufflaient du feu et de la fumée rouge par leurs longues cheminées de briques.
Puis, continuant à couper diagonalement la lagune, le barcarol arriva dans des eaux plus calmes, bordées de rivages fleuris. La barque divisait avec sa proue des touffes frémissantes de roseaux, de nénufars, et plus d'une fois, l'éperon reluisant arracha, de ses dents tranchantes, les grenades enlacées de liserons, qui formaient une haie touffue de chaque côté du canal, et retombaient en jonchées dans la gondole, sur les pieds du chevalier.
—Où me conduit cet homme? pensait Crillon. Me voilà bien loin de
Venise, il me semble.
L'idée ne lui vint pas qu'on pouvait lui tendre un piège. Il ne questionna pas même le barcarol qui, toujours avec la même rapidité, dirigea la gondole parmi les charmants méandres de ces déserts; et après avoir passé sous un pont de brique d'une seule arche hardiment cintrée, laissa glisser l'esquif dans les hautes herbes et les oseraies, jusqu'à ce qu'elle touchât le sol. Alors il sauta sur le rivage, et offrit silencieusement son bras à Crillon pour qu'il descendît.
Le chevalier mit pied à terre et regarda curieusement autour de lui. Il se trouvait sous une sorte de portique formé par un entrelacement de vignes sauvages et de lianes. Un grenadier au feuillage épais surmontait l'étroite baie d'une porte à peine visible, tant les fleurs et les branchages s'en disputaient la penture et les gonds.
Le barcarol indiqua silencieusement du geste cette petite porte ouverte comme par enchantement. Crillon entra. La gondole s'éloigna du rivage et la porte se referma sur le chevalier, dont toutes ces précautions faisaient battre le coeur.
Il était alors dans un petit jardin sombre, irrégulièrement planté; pas une lueur ne guidait ses pas; déjà il hésitait et cherchait à tâtons un aboutissant quelconque, lorsqu'une clarté douce illumina soudain les arbres et en fit ruisseler les feuilles comme autant d'émeraudes. Une autre porte, intérieure cette fois, venait de s'ouvrir, et Crillon distingua l'entrée d'une maison.
En quatre pas, il fut au milieu d'un vestibule de marbre, au plafond duquel brûlait une lampe à chaînes d'argent. Une tapisserie fermait la communication de ce vestibule avec les chambres voisines. Chose étrange! à peine Crillon fut-il entré dans le vestibule, que la porte d'entrée se ferma aussi.
Le chevalier souleva la lourde portière et pénétra dans l'appartement. Là, sur une table d'ébène richement sculptée et incrustée d'ivoire, une collation était servie sur des plats de vermeil et dans des bassins d'argent magnifiquement ciselés. Tous les fruits de la riche Lombardie, les vins de l'Archipel dans des buires de cristal de Murano, des viandes froides et les plus rares poissons de l'Adriatique, promettaient à Crillon seul un festin qui eût rassasié vingt rois en appétit.
De la voûte en chêne sculpté pendait un de ces lustres vénitiens à fleurs de verre bleu, rose, jaune et blanc, dont les courbes élégantes, les merveilleux accouplements, les spirales fantastiques, font encore aujourd'hui l'admiration de notre siècle orgueilleux et sans patience. Dans le calice de douze fleurs variées, douze cires bleues, roses, jaunes et blanches, selon la nuance des cristaux, s'élançaient avec leur étoile de flamme et dégageaient une odeur d'aloès qui parfumait la chambre éclairée à peine.
Ce petit palais enchanté à colonnettes de cèdre était meublé de ces admirables fauteuils de frêne sculpté, sur le bois desquels chaque artiste avait laissé tomber dix ans de son génie et de sa vie. Les bras en col de guivres et d'hydres enroulés de ronces et de lierres, les pieds en racines diaprées de coquilles et de fruits sauvages, les frontons peuplés de gnomes, de salamandres aux yeux d'émail, le dossier formé de bas-reliefs, d'un fouillis inextricable, composaient un de ces ensembles qui résument à la fois le caractère et la richesse d'une époque de civilisation et d'art, le caractère, parce qu'on y voit éclater dans sa libre toute-puissance la fantaisie de l'ouvrier, la richesse, parce qu'un pareil ouvrage, n'eût-il été payé qu'avec le pain quotidien, vaudrait encore son pesant d'or.
Quant aux tapisseries, aux tableaux de Bellini, de Giorgion et du vieux Palma, tout cela disparaissait dans l'ombre moelleuse, comme si le maître du palais estimait peu ces trésors, et voulait attirer l'attention sur d'autres plus précieux.
Crillon admirait et s'étonnait de la solitude. Il s'assit dans un fauteuil, mit son épée en travers sur ces genoux, et attendît qu'une créature humaine vînt lui faire les honneurs de la maison.
En face de lui une porte s'ouvrit dans la muraille et donna passage à une femme qu'il crut reconnaître pour la belle visiteuse de la veille. Même démarche, même taille, mêmes cheveux, l'éternel masque, et cette fixité du regard qui, dans la gondole, avait si fort surpris et gêné Crillon.
Cette dame s'arrêta au seuil de la chambre sans parler ni saluer. Elle portait sur sa poitrine une large pensée attachée à sa robe de damas de soie blanc. A voir les pesants bracelets de sequins qui tombaient jusqu'au milieu de sa petite main et tordaient ensemble leurs chaînons inégaux, l'on eût dit que tout son corps, entraîné par les bras, s'affaissait ainsi sous le poids de cette masse d'or. Cependant l'émotion de l'inconnue était la seule cause qui fit pencher sa tête, et bientôt, fléchissant comme si elle eût été saisie de vertige, elle fut forcée, pour se retenir, d'accrocher ses doigts pâles aux sculptures d'un cadre qui se rencontra, sous sa main.
Crillon courut à elle et s'agenouilla en discret chevalier.
Elle, sans quitter sa pose mélancolique et rêveuse:
—Vous parlez espagnol, je le sais, dit-elle avec une voix d'une vibration sonore; eh bien, nous parlerons espagnol. Levez-vous et écoutez-moi.
Crillon obéit et resta en face d'elle, penché pour aspirer ses paroles et son souffle.
-Ainsi, continua l'inconnue, vous êtes libre puisque vous êtes venu.
Crillon s'inclina.
—Cet anneau, dit-il, est mon cachet, qui vient de ma mère.
—J'ai bien fait alors de ne pas vous le prendre hier pour le jeter dans le canal comme j'en avais l'envie.
—Assurément, madame, cela m'eût fort attristé.
—En sorte que si je vous le demandais….
—Je serais forcé de vous le refuser, madame.
—Il vient bien de votre mère?
—Madame, Crillon ne dit jamais un mensonge et ne répète jamais une vérité.
—C'est vrai, Crillon est Crillon.
Elle garda le silence, et, plus hardie, sa dirigea vers un des coussins où elle prit place en faisant signe au chevalier de s'asseoir en face d'elle.
—Puisque vous ne mentez jamais, reprit-elle enfin, dites si vous m'aimez?
—Presque, madame; je dirais tout à fait si je connaissais votre visage.
—Oh! mon visage … est donc indispensable pour faire naître l'amour? Moi, je connais une personne qui s'est éprise d'amour pour quelqu'un sur sa seule réputation … et il me sembla que le souffle, le contact d'une femme ou d'un homme qui aime devraient suffire à opérer la réciprocité de l'amour.
—Assurément, balbutia Crillon. Toutefois, l'aspect d'un beau visage est bien puissant.
—Pourquoi donc alors certaines femmes laides sont-elles aimées?
Crillon frémit.
—D'ailleurs, continua l'inconnue, la beauté est idéale. Belle pour d'autres, on peut paraître laide à celui précisement qu'on voudrait toucher.
—Il est vrai, soupira le héros de plus en plus tremblant.
—Tenez, dit vivement la Vénitienne en se levant pour montrer à Crillon une toile magnifique de Giorgion, où Diane se voyait au milieu des nymphes, dans le bain après la chasse. Voici plusieurs beautés, les trouvez-vous telles?
—Admirables, madame.
—Et ces madones de Jean Bellini, pour être moins voluptueusement profanes, les aimez-vous aussi?
—Ce sont des beautés achevées.
—Une Suzanne de Palma, qu'en dites-vous?
En disant ces mots elle levait un flambeau pour éclairer les tableaux à Crillon. Cette pose forcée dessinait sous son bras une taille pareille a celle des Nymphes, et comme, pour se hausser, elle avait dû poser le pied sur une escabelle de cuir de senteur, son pied fin et cambré, une cheville d'enfant, une jambe ronde, le galbe élégant et riche de tout le corps qui repoussait les plis du damas, prouvèrent à Crillon que cette femme n'avait pas besoin de la beauté du visage pour être belle et exciter l'amour.
Il le pensait et le lui dit.
—Vraiment, s'écria-t-elle; que me direz-vous donc quand vous m'aurez vue?
—Ce que je disais des nymphes, des madones et de Suzanne.
—Allons donc, monsieur! murmura la Vénitienne avec un superbe dédain, ne me comparez donc plus à ces faces vernies. Tout cela est gratté, froid, mort. Je suis bien plus belle que cela: regardez!
Et d'un frôlement de ses doigts elle fit voler son masque. Crillon poussa un cri de profonde admiration.
En effet, rien de si parfaitement beau ne s'était offert à ses yeux; et il avait vu les Romaines et les Polonaises.
Sous des sourcils noirs dessinés comme deux arcs irréprochables brillaient les yeux dilatés et chatoyants de cette femme. Le regard était brûlant comme un fer rouge. Quand ce regard parlait, tout le reste de la physionomie se transfigurait: l'ange devenait archange. Elle avait le teint d'une pâleur mate, des lèvres d'un carmin si frais qu'il paraissait violent, le nez de la Niobé, des dents d'un million par perle, la tête d'Aspasie sur le corps de Vénus, et dix-huit ans,
—Je vous aime! s'écria le Français ébloui, éperdu, à genoux.
—Et moi donc! répondit la Vénitienne, qui, en le relevant, chancela dans ses bras.
Les cires consumées coulaient en larges nappes sur les plaques de cristal; une pâle clarté, celle de l'aube, bleuissait les ténèbres. Crillon ouvrit des yeux appesantis, et chercha vainement la Vénitienne à ses côtés.
Elle reparut bientôt, éblouissante de joie et de parure, vint à Crillon, qui déjà lui reprochait son absence si courte, et d'une voix plus caressante encore que son sourire:
—Désormais, dit-elle, nous ne nous quitterons plus. C'est pour la vie.
—Pour la vie, répéta Crillon enivré.
La Vénitienne lui saisit la main droite, baisa la bague et dit:
-A nous deux, maintenant, cette bague de votre mère.
-Pourquoi? demanda Crillon.
—Parce que maintenant nous partagerons tout: ceci d'abord.
Elle lui montrait un coffret dont sa main adroite fit jouer le ressort, et qui contenait des poignés de joyaux et de pierreries qu'eussent enviées des reines.
—Mais … objecta Crillon.
—Et ceci ensuite, continua la Vénitienne, avec une joie d'enfant; regardez.
Une caisse de fer, longue de trois pieds, profonde de deux, et pleine de sequins d'or.
Le chevalier pensa qu'il continuait son rêve.
—Et maintenant que vous connaissez la dot et que vous connaissez la femme, votre bras, Crillon.
Elle lui prit le bras avec une douce autorité.
—Où me conduit le bel ange? demanda-t-il.
—Tout près, tout près.
Elle l'entraînait vers la muraille où son petit poing nerveux heurta vivement un bouton d'acier.
La porte s'ouvrit; elle donnait sur un long couloir sombre, au bout duquel on voyait dans des flots de lumière resplendir les colonnes de marbre et la mosaïque d'or d'une église. L'autel était orné, le prêtre agenouillé et deux assistants attendaient en s'appuyant sur la balustrade.
—Qu'est ceci? s'écria le chevalier.
—Une belle église, des plus belles et des plus antiques.
—Mais je ne comprends pas.
—Vous allez comprendre, seigneur. Je suis patricienne, riche, et je vous aime. Vous allez savoir mon nom. Vous connaissez ma fortune, je vous ai prouvé mon amour. Ma famille veut m'imposer un mariage pour lequel je me sens de l'horreur. Si je choisis monsieur de Crillon, ai-je pensé, ma famille n'aura plus rien à dire; et, au besoin, mon préféré saura faire respecter mon choix. Vous aurez eu peut-être mauvaise opinion de la jeune fille qui semblait accepter un amant; rassurez-vous: c'est un époux que j'ai pris. Venez, Crillon, le prêtre nous attend à l'autel.
Si la foudre eût fait voler en morceaux le lambris de chêne, si la maison fût disparue sous le jet d'une mine, si la sublime beauté de la Vénitienne eût fait place à Méduse, Crillon n'eût pas éprouvé ce qu'il éprouva en ce moment. Il vacilla comme étourdi du coup, et sa main se glaça dans celle de la jeune fille.
Cette brusque proposition, ces préparatifs, lui parurent un guet-apens dirigé contre son honneur. Toute la beauté de la jeune femme, son abandon délirant, ce mélange inconcevable de virginale innocence et d'audace vicieuse, cette richesse splendide, cette féerique retraite, n'étaient-ce pas autant de pièges du démon pour lui voler son âme et le damner à jamais, en lui faisant violer ses voeux?
Dans le trouble qui s'empara de lui, Crillon se figura qu'en gagnant une minute, il verrait se confondre et disparaître en fumée toutes ces sorcelleries, tout cet attirail infernal des tentations de Satan. La belle femme se changerait en couleuvre, les sequins en feuilles desséchées, les lumières en flammes sépulcrales. Au doux bruit des baisers d'amour succéderait le rire strident du mauvais ange qui triomphe, et Crillon demeurerait seul, écrasé, dans une effrayante solitude. Mais, du moins, il aurait, comme sur le champ de bataille, combattu jusqu'à la mort.
Comment exprimer à cette femme une seule des pensées qui se heurtaient dans son cerveau? Il la regarda fixement et se tut.
Elle, au contraire, le crut ivre de son bonheur.
L'idée ne pouvait pas venir à cette étrange créature que son patriciat, sa richesse, sa beauté, son amour, la rendissent à ce point fabuleuse et incompréhensible qu'un amant la repoussât épouvanté de son triomphe.
Elle se croyait dans son noble coeur d'autant plus assurée d'avoir conquis Crillon, qu'elle s'était, sans réserve aucune de sa vie et de son honneur, livrée au plus hardi, au plus généreux chevalier du monde. S'il hésitait, ce devait être par délicatesse et magnanimité.
—Il faut l'encourager par de bonnes paroles, pensa la Vénitienne. Et, s'armant de son irrésistible sourire
—Allons, il le faut; il faut subir votre femme, malgré sa laideur et son obscure pauvreté.
—Impossible! s'écria-t-il la sueur au front, devant ce nouvel assaut du tentateur.
~ Impossible! pourquoi?
—Je suis chevalier de Malte.
—Vous l'étiez au berceau. Ce sont des voeux absurdes, et le saint-père, qui n'a rien a refuser au héros de Lépante, vous en relèvera quand nous voudrons.
—Madame, balbutia Crillon, qui avait pris sa résolution, ces voeux qu'on prononça pour moi, enfant au berceau, ainsi que vous venez de le dire, je les ai répétés à vingt ans, homme, et sachant ce que je faisais.
La Vénitienne pâlit comme une morte et reculant, les sourcils froncés.
—Vous ne m'acceptez pas?… murmura-t-elle d'une voix déchirante…
Vous me repoussez!
—Dieu m'est témoin….
—Oui ou non … monsieur! s'écria la jeune fille, qui sentit l'orgueil de son sang patricien lui monter tumultueusement au front.
Crillon baissa la tête, le coeur navré.
—On vous dit brave, prouvez-le donc, dit-elle avec ironie, oui, ou non; c'est facile à dire, ce me semble.
—Eh bien … articula le chevalier en serrant les poings, jusqu'à les déchirer de ses ongles … Non!…
Le visage de la jeune fille prit une effrayante expression de désespoir. Pas un cri, pas un soupir ne s'exhala de sa poitrine. Son oeil chargé d'éclairs, sa lèvre frémissante, éloquents interprètes de ce qui se passait dans cette âme, prononcèrent la muette imprécation sous laquelle Crillon se courba anéanti.
Elle passa devant lui lentement comme un spectre, et laissa tomber une à une sur la tête du chevalier ces sanglantes paroles:
—Crillon, vous n'étiez pas libre. Vous avez trompé lâchement une femme. Vous n'êtes plus Crillon!
Lorsqu'il releva la tête pour essayer de se justifier, il se trouva seul dans l'appartement. Il courut au vestibule, croyant avoir entendu marcher de ce côté. Il ouvrit même la porte et regarda dans le jardin.
Rien. La porte se referma au moment où il cherchait à rentrer.
La porte extérieure, au contraire, était béante devant lui.
Crillon tomba sur un banc de pierre. Sa tête en feu roulait mille vagues projets, mille pensées contradictoires.
Irait-il se jeter aux pieds de cette femme offensée? N'était-ce pas un crime de refuser la réparation après l'offense?
N'était-ce pas sa bonne étoile, au contraire, qui le sauvait d'un piège où peut-être il eût péri honneur et bonheur.
Il fut tiré de sa rêverie par une rauque exclamation. Le barcarol à son poste l'appelait et lui montrait le jour naissant.
Crillon obéit, se jeta dans la gondole, insensible désormais à ce spectacle splendide d'un lever du soleil par delà les grèves du Lido.
Venise dormait encore tout entière quand la barque aborda au palais
Foscari et déposa son passager sur l'escalier de marbre.
Crillon glissa sa bourse pleine d'or dans la main du gondolier.
Celui-ci, avec un froid dédain impossible à décrire, étendit le bras, et la bourse alla tomber dans le milieu du canal. Le barcarol poussa au large, et, se courbant sur son aviron, disparut en vingt secondes dans l'étroit et sombre Rio del Duca.
A partir de ce moment, ce ne fut plus du regret ni du repentir, ce fut du remords et du désespoir qui dévora le coeur du chevalier. Il était amoureux, idolâtre, fou, de cette belle et noble femme; pour la revoir, il eût donné sa vie, il eût donné sa vie éternelle pour retrouver l'beure à jamais envolée de cet amour tel, qu'il était assuré de n'en plus trouver en ce monde.
Il courut Venise, il courut les îles voisines sans retrouver ni la gondole ni la petite porte mystérieuse. Il sema l'or, les espions, et pour tout résultat n'obtint pas même le coup de stylet qu'il espérait et invoquait sans cesse.
A la cour du doge, aux promenades, aux assemblées, aux fêtes, il épiait, dévorait tous les visages. Jamais il ne retrouva l'inconnue, et lorsqu'il la voulut dépeindre pour aider à ses recherches, les mieux informés lui répondirent qu'assurément une telle perfection n'existait pas et qu'il avait rêvé.
Huit jours après, Henri III quitta Venise, rappelé en France, sans avoir pu assister aux fiançailles du fils du doge, que la république voulait marier à une de ses riches héritières, lorsqu'il aurait, disait-on, atteint sa majorité.
Crillon suivit son maître; le corps retourna en France, mais le coeur et l'âme étaient restés à Venise, dans cette maison perdue sous les althéas et les grenadiers en fleur.
Telle fut cette poétique aventure, à laquelle, vingt ans plus tard, le brave Crillon, le front caché dans ses mains, rêvait, et son généreux sang bouillonnait encore.
La lettre que lui avait remise le jeune homme ne contenait que ces mots:
« Je fais connaître mon fils Espérance à M. de Crillon, afin que le hasard ne les oppose jamais l'un à l'autre les armes à la main. Il est né le 20 avril 1575.
« De Venise, au lit de la mort. »
Voilà pourquoi la plaie s'était rouverte au coeur du héros; voilà pourquoi il tressaillait en regardant Espérance.
VII
CE QU'ON APPREND EN VOYAGEANT
Pontis faisait à son sauveur de sincères protestations, lorsque
Crillon rappela près de lui Espérance.
Au coup d'oeil bienveillant et attendri que le colonel des gardes attacha sur lui, le fils de la Vénitienne sentit que les méditations lui avaient été favorables.
—Eh bien! monsieur, dit-il en s'approchant avec son air engageant et poli, avez-vous découvert qu'il soit nécessaire de me faire pendre comme maître la Ramée tout à l'heure?
—Oh! si l'on cherchait un peu, répliqua Crillon en souriant, on trouverait bien certaines peccadilles.
Et il passa son bras sous celui du jeune homme, heureux et surpris de cette douce familiarité.
—Mais, continua Crillon, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Vous courez les aventures, mon jeune maître, et fort imprudemment, ce me semble. Comment, en temps de guerre, un cavalier de votre mine et de votre qualité se risque-t-il à arpenter le grand chemin, seul, avec un cheval et un portemanteau, qui tenteraient tant de gens désoeuvrés?
—C'est que, monsieur, répliqua Espérance, pour aller où je vais, je ne puis prendre de valet ni d'escorte. Il ne manquerait plus que d'emmener des trompettes, et de faire sonner fanfares.
Crillon l'interrompit.
—Vous ne prendrez point mal mes questions, dit-il. On vous a recommandé à moi, et je me crois autorisé, vous sachant orphelin, seul, à vous offrir mes conseils, sinon ma protection.
—Monsieur, c'est trop de bontés, et soyez assuré que conseils et protection me sont bien précieux de votre part.
—A la bonne heure. Je continue donc: nous avons un rendez-vous et nous y allons?
—Oui, monsieur.
—Vers Saint-Denis, près d'Ormesson.
—A Ormesson même.
—Et cela ne peut se remettre?
—Oh! monsieur, jamais….
Crillon se retournant vers son quartier:
—Un cheval, dit-il.
Puis à Espérance:
—Je veux vous accompagner un bout de chemin; justement j'ai affaire de ce côté. Est-ce que je vous gêne?
—Le pouvez-vous croire, monsieur? Mais quoi! m'accompagner, vous, un si grand personnage?
—Vous craignez que je ne traîne avec moi tout un cortège. Non, rassurez-vous, nous voyagerons côte à côte, comme deux reîtres.
—Mais, monsieur, c'est moi qui, à mon tour, ne vous laisserai pas seul par les chemins. S'il vous arrivait malheur…
—Il y a trêve; et puis, pour ceux, qui ne me connaîtront point, je vaux mon homme. Pour les autres, mon nom vaut une troupe! D'ailleurs, je n'irai pas absolument seul. Holà, cadet!
Il appelait Pontis, qui se hâta d'accourir,
—As-tu un cheval? dit-il.
—Moi, monsieur! si j'en avais un, je l'eusse déjà mangé.
—C'est vrai; fais t'en donner un à mon écurie, tu m'accompagnes.
—Merci, mon colonel.
—Et j'accompagne M. Espérance.
—Sambioux! quelle joie! s'écria le Dauphinois transporté, qui courut à l'écurie comme s'il y devait trouver une fortune.
Dix minutes après tout était préparé. Espérance voulut tenir l'étrier à Crillon, mais celui-ci avant de monter fut arrêté par une réflexion.
—Nous oublions quelque chose, dit-il.
Et, faisant signe au jeune homme de le suivre, il alla trouver Rosny qui continuait sa promenade au bord de la rivière.
Le seigneur huguenot travaillait, comme toujours, faisant des plans ou prenant des notes.
Il vit du coin de l'oeil Crillon descendre de son côté, mais il feignit de ne pas le voir. Il avait encore sur le coeur la rebuffade du matin.
Mais Crillon allait droit au but; il lui barra la route, et, la bouche souriante, l'oeil sincèrement affectueux:
—Monsieur de Rosny, dit-il en lui prenant la main, je m'en vais faire un tour du côté de Saint-Germain, où j'ai reçu avis d'aller trouver le roi notre maître pour quelque affaire de conséquence, confidentiellement, ceci. J'emmène avec moi ce jeune voyageur et le Dauphinois, vous savez, l'échappé de la corde. Je vous prie, monsieur de Rosny, de donner ici votre coup d'oeil incomparable, de traiter les choses en maître, et de me regarder comme votre serviteur.
Rosny ne tint pas devant cette généreuse expansion; il embrassa cordialement Crillon qui, profitant de la bonne veine, fit signe à Espérance d'approcher, le prit par la main et ajouta:
—J'ai voulu vous présenter moi-même ce jeune homme, qui m'est recommandé par sa famille. C'est un aimable compagnon, n'est-ce pas, monsieur? et vous me rendrez sensiblement votre obligé en lui accordant vos bonnes grâces.
Rosny allait répondre.
Crillon s'adressant à Espérance:
—Et vous, notre ami, dit-il, regardez bien ce seigneur qui sera fort grand parmi nous, car il s'y prend jeune.
Rosny rougit de plaisir.
—J'aurai beau faire, répliqua-t-il, je ne vous égalerai jamais.
—Il y a plus d'une gloire, monsieur de Rosny; notre roi est le seul qui les ait toutes. Ainsi je compte pour Espérance, que voici, sur vos bonnes grâces.
—Que veut-il? demanda Rosny.
—Rien, monsieur, que votre estime, dit le jeune homme.
—Gagnez-la, répondit le huguenot en homme de Plutarque.
—J'y tâcherai, monsieur.
—Soit; mais pour qu'on vous y aide, que voulez-vous?
Crillon, avec un rire joyeux:
—C'est plutôt lui, dit-il, qui nous offrirait quelque chose. Savez-vous que le compagnon est seigneur comme Zamet, non pas de dix-sept cent mille écus, mais de vingt-quatre mille par chaque année!
—Vingt-quatre mille écus de rente! s'écria Rosny d'un ton qui annonçait le commencement de cette estime réclamée l'instant d'avant par Espérance.
—Tout autant.
—Si le roi les avait! soupira Rosny.
—Monsieur, dit vivement le jeune homme, je suis tout à la disposition de Sa Majesté.
—A la bonne heure, à la bonne heure, vous êtes un brave cavalier, s'écria Rosny en serrant la main d'Espérance.
—Voilà qu'il l'estime tout a fait, pensa Crillon avec un sourire plein de finesse.
Ils prirent congé, et quand ils furent un peu éloignés:
—Vous auriez là une bonne connaissance si je venais à vous manquer, dit Crillon d'une voix pénétrée, dont Espérance ne put comprendre tout le sentiment et la portée. Mais à cheval et en route.
Le colonel partit entouré de ses gardes qui, l'adorant comme un père, le suivirent pendant quelques cent pas avec des protestations et des voeux pour son prompt retour.
Pontis, fier d'avoir été choisi, se prélassait sur le grand cheval du colonel. Il laissa prendre l'avance à ses compagnons, et les suivit au petit pas hors de la portée de la voix, comme un discret et délicat serviteur.
Le temps était magnifique, et la campagne, protégée par la trêve, épanouissait de jaunes moissons sur lesquelles se jouait le soleil. Les chevaux hennissaient de plaisir à chaque souffle de la brise tiède qui leur apportait l'arôme des foins frais et des pailles odorantes.
Lorsque Crillon eut respiré quelque temps en silence ce bon air de la paix, si doux aux braves soldats, il se rapprocha d'Espérance et lui dit:
—Encore une fois, je vous trouve imprudent de voyager seul et sans cuirasse ni salade quand vous êtes porteur de deux mille écus pour le moins.
—Moi? monsieur, deux mille écus! je n'ai pas cent vingt pistoles.
—Alors, vous n'avez donc pas reçu votre pension ce mois-ci?
—Ce mois-ci et tous les autres, mais….
—Ah! vous dissipez tant d'argent!
—Ce n'est pas pour moi, au moins, n'allez pas le croire, dit vivement
Espérance.
—Pour qui donc, alors?
Espérance ouvrit son justaucorps et en tira une petite boîte de cuir, d'une forme plate et longue.
—Un écrin!…
Espérance desserra les crochets pour faire voir le contenu à Crillon.
—Des pendants d'oreille … Oh! oh! les beaux diamants!
—Mes oreilles n'en seraient pas dignes, n'est-ce pas? dit le jeune homme.
—Il faut de bien jolies oreilles pour mériter de pareils diamants, murmura Crillon. Ah! mon pauvre ami, si Rosny vous voyait avec cette boîte, son estime baisserait singulièrement!
—A défaut de son estime, je me contenterai, pour cette fois, d'une autre….
Crillon secoua la tête.
—Oh! ne la dépréciez pas, monsieur, dit Espérance avec enjouement, elle vaut son prix.
—Vous en savez plus que moi à cet égard, probablement; mais, à ne considérer que les pendants d'oreille, je trouve la conquête d'un prix considérable. Vous avez payé cela au moins deux cents pistoles.
—Quatre mille livres.
—A un juif?
—De Rouen. Je n'avais pas le choix. En guerre, les diamants se cachent.
—Et il vous en fallait absolument.
—A tout prix.
—Peste! votre inestimable est bien exigeante.
—Ce n'est pas elle précisément.
—Qui donc, alors?
—Elle a une mère, monsieur.
Crillon, avec un mouvement qui fit rire Espérance:
—Une honnête mère, s'écria-t-il, qui prie mademoiselle sa fille d'avoir besoin de quatre cents pistoles de diamants. Harnibieu!… la jolie drôlesse de mère. Vous êtes dans la nasse.
—Là, là, monsieur, dit Espérance avec le même enjouement, comme vous arrangez cela! vous avez l'imagination trop vive. Eh non, ce n'est pas la mère qui exige les diamants.
—Vous venez de le dire.
—J'ai dit: elle a une mère. Cela signifie que la mère est une si grande dame….
—Que pour ne pas l'humilier dans la personne de sa fille, vous donnez à celle-ci des pendants de quatre cents pistoles.
—C'est un peu cela.
—Voilà d'impudentes pécores, et vous êtes un grand niais, mon cher protégé.
—Vous changeriez de langage si vous connaissiez Henriette.
—Elle n'est pas fille d'empereur, harnibieu!
—Elle pourrait être fille de roi!
—Plaît-il?
—J'ai dit de roi, et si elle ne l'est pas, son frère a cet honneur.
—Ah çà, quels contes me faites-vous: est-ce que nous avons des fils de roi autres que notre roi?
—Mais oui, monsieur, dit Espérance avec une douce opiniâtreté.
—Harnibieu! s'écria Crillon en se frappant le front d'un coup si brusque que le cheval en fit un écart. Ah! malheureux que nous sommes … oui… c'est cela!…
—Vous auriez deviné?
—Plaise à Dieu que non. En fait de lignée royale, vous n'entendez pas me citer le comte d'Auvergne, par hasard?
—N'est-il pas fils de Charles IX et de….
—Quoi! c'est bien de lui que vous voulez parler?
—Mais oui, monsieur.
—Et, alors, cette mère, cette grande dame, cette merveille à diamants, c'est Marie Touchet….
—Eh bien?…
—Maintenant dame de Balzac d'Entragues.
—Sans doute.
—Et de sa fille, mademoiselle Henriette.
—Un chef-d'oeuvre de beauté.
—Pauvre garçon!
Crillon après cette exclamation laissa choir sa tête sur sa poitrine.
—Mon Dieu, dit Espérance, vous m'épouvantez. Je vous vois consterné comme si j'étais tombé dans les griffes d'une goule.
Crillon ne répondit pas.
—S'il y a là quelque cbose qui intéresse l'honneur, dit Espérance, soyez assez bon pour m'en instruire. Tout amoureux que je sois, je saurai prendre des mesures.
—Comment vous dire ma pensée sans calomnier des femmes, répondit lentement Crillon, ou du moins sans avoir l'air de calomnier. Or, c'est un métier révoltant pour moi, j'aime mieux me taire.
—Mais enfin, monsieur, dit Espérance, madame Touchet a pu être aimée de Charles IX, sans qu'un déshonneur infranchissable la sépare à jamais des honnêtes gens. Monsieur le comte d'Auvergne, fils du roi Charles IX, n'est sans doute pas un prince légitime, mais il est né prince, quoique bâtard, et je ne sais pas trop si j'aurais bonne grâce à faire le dégoûté en pareille circonstance. Il y a au bas de la lettre de ma mère certain espace blanc, certain anonyme qui me dispose très-fort à l'indulgence chrétienne envers les enfants illégitimes.
Crillon rougit, et sa conscience acheva de donner raison au jeune homme. Espérance reprit:
—Pour en revenir à monsieur le comte d'Auvergne, qui m'est parfaitement inconnu, du reste, sa part est encore très-honorable. Il a été élevé dans le cabinet même du feu roi Henri III, et n'est pas mal traité du roi actuel. D'ailleurs, je ne le fréquente pas, moi. C'est à la fille que j'adresse ma cour et non à la mère.
Crillon continua à secouer la tête.
—Le poing y a passé, dit-il; le bras entier, puis tout le corps y passeront. Ces Entragues ne sont pas des gens comme les autres; ce qu'ils tiennent, ils le tiennent bien. Et voyez, vous en êtes déjà aux présents de noces … Harnibieu! vous épouseriez une Entragues, vous!…
—Pourquoi non? dit Espérance, frappé du ton de volonté presque colère avec lequel Crillon, un étranger, venait de lui parler de ses affaires de coeur.
—Voici mes raisons, mon ami: d'abord vous avez annoncé quelques bonnes dispositions pour le parti du roi, qui est le mien, cela vous est recommandé, je crois, par madame votre mère….
—Oui, monsieur, et je ne pense pas y contrevenir.
—Plus que vous ne croyez. La maison d'Entragues est ligueuse, ligueuse enragée. Pour faire votre cour à la fille, comme vous dites, il est impossible que vous demeuriez bon serviteur du roi; impossible que vous ne complotiez pas un peu avec ses ennemis.
—Jamais cela n'est arrivé; l'occasion même ne s'en est pas offerte. Henriette m'a bien parlé quelquefois d'un petit hobereau de leurs amis qui est un ligueur fanatique, ce la Ramée, vous savez, à qui vous offriez une corde tantôt. Mais les confidences qu'elle m'a faites sur ce drôle m'ont aidé à servir le roi, puisqu'en rappelant à ce la Ramée ses prouesses derrières les haies, prouesses qu'il ne croyait pas plus connues que lui-même, je l'ai forcé à lâcher le pauvre Pontis, dont il demandait la punition. Il est donc bon à quelque chose d'avoir sa maîtresse dans le camp ennemi, et pour achever de vous rassurer, mon noble protecteur, je vous proteste qu'Henriette et moi, quand nous sommes seuls, nous ne parlons jamais politique.
—Cela viendra. Si vous épousez la fille, il vous faudra bien entendre politiquer la mère. Or, la dame, la noble dame, comme vous dites, n'admet pas d'autre roi en France que Charles IX. Il a beau être mort: pour elle il n'en est pas moins le roi, attendu qu'il a été son roi. Tout au plus consentira-t-elle à couronner monsieur son fils, et encore! Je ne vous parle pas du père Entragues; oh! celui-là est un type tellement curieux d'ambition, d'avarice, de vile admiration pour sa femme, que je conçois, par amour de l'art, que vous vous rapprochiez de la fille pour mieux étudier le père. Rapprochez-vous donc: mais, harnibieu! n'épousez pas!
Espérance se mit à rire.
—Je ne le connais pas plus que sa femme, dit-il; tous ces gens-là, de si près qu'ils touchent à ma maîtresse, je ne les ai jamais vus.
—Comment est-ce possible?
—Voici … Vous savez que j'habitais un petit domaine loué par le seigneur Spaletta, mon gouverneur. Environ à une lieue est la maison d'une vieille tante des Entragues, fort avare. Quelquefois, en chassant, je forçais un lièvre ou je volais une pie sur la lisière de ses terres. Si la pièce tuée me paraissait d'une provenance équivoque, je l'envoyais à la vieille dame. Un jour, il y a sept mois environ, j'avais porté des perdrix rouges chez elle, quand je vis à table une jeune fille d'une éblouissante beauté. C'était sa nièce Henriette de Balzac d'Entragues, que ses parents envoyaient là pour lui épargner les dangers de l'assaut qu'alors le roi préparait à la ville de Paris.
—Eh! interrompit Crillon avec colère, c'est absurde; il n'y avait pas de dangers à courir si nous eussions pris Paris. Le roi force les villes, mais non les filles!
—Enfin, on le disait, continua Espérance, et, je l'avoue, en voyant cette admirable fraîcheur, cette fleur si vivante, si vigoureuse, je me pris à approuver M. d'Entragues de ne point l'exposer au feu d'un siège et aux admirations flétrissantes des officiers ou des lansquenets.
—Oui, vous avez approuvé Entragues d'envoyer sa fille à point nommé pour vous distraire. Eh bien, tenez, dit encore Crillon à qui démangeait la langue, la belle Henriette était envoyée là pour surveiller l'héritage de la tante et l'empêcher de tomber trop mûr en des mains prêtes à le cueillir.
—Je ne dis pas non, car, la tante morte, et l'héritage cueilli, comme vous dites, Henriette a été rappelée sur-le-champ par ses parents.
—Vous voyez bien! continuez.
—Le fait est que, comme je vous l'ai dit, je ne puis me décider jamais à chercher le côté honteux des faits et gestes de l'humanité. Donc, je vis Henriette, elle rougit en me voyant, elle admira mes perdrix comme si elles eussent été des faisans, et quelque chose m'avertit dès cette entrevue que le temps allait passer pour nous plus agréablement et plus vite.
Crillon frisa désespérément sa moustache.
—D'abord, reprit Espérance, nous nous vîmes à la chapelle, puis, de ma fenêtre à la sienne.
—Vous me disiez que vous habitiez à une lieue.
—Sans doute…
—Et vous vous voyiez d'une lieue?… ô jeunesse!
—Elle a de fiers yeux noirs, allez!…
—Et vous de fiers yeux bleus! dit Crillon avec une tendre complaisance. Après?
—Après … c'était en automne, vers la fin, il faisait bon pour la promenade, et elle sortait sur un petit cheval, et courait tout à travers les bois jaunissants…
—Surtout les jours où vous chassiez?
—Mon Dieu, oui.
—Eh bien, que faisait le gouverneur, et que disait la tante?
—Spaletta avait souvent la goutte, et la tante n'était plus d'âge à courir à cheval. Cependant Spaletta grondait bien plus que la tante.
—Brave tante! comme elle est bien de la famille, hein? Donc, Spaletta gagnait un peu l'argent de votre mère; il vous gênait?
—Oui, mais à partir du jour où vint la lettre que je vous ai montrée,
Spaletta disparut, vous savez
—Harnibieu!… je me rappelle … il disparut, et alors vous ne fûtes plus gêné.
—Plus du tout, dit naïvement Espérance.
Crillon s'arracha une poignée de barbe, et poussa un soupir bien plus éloquent que dix harnibieu.
Le silence régna quelques moments entre les deux interlocuteurs.