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La belle Gabrielle — Tome 1

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XV

Cependant le roi marchait gaiement, dans son ignorance de tous ces malheurs. Il marchait dispos, rafraîchi par son succès, souriant à l'espoir d'une capitulation de sa belle maîtresse.

On appelait maîtresse, en ce temps heureux, la femme qu'aimait un homme; maîtresse alors même qu'elle était aimée et n'aimait pas. Aujourd'hui les hommes ont bien pris leur revanche, et comme ce sont eux qui règnent et gouvernent, ils n'ont plus laissé le titre de maîtresse qu'à la femme dont ils sont aimés.

Henri songeait donc à sa maîtresse Gabrielle, la pure et libre fille, que six mois d'assiduités royales n'avaient pas conquise, et qui régnait despotiquement sur le plus grand coeur de tout le royaume de France. Il avait, sous prétexte d'affaires graves, envoyé à Médan M. d'Estrées, père de la jeune fille, père rébarbatif, nous le savons, et sans avoir prévenu Gabrielle, de crainte qu'elle ne s'alarmât et ne refusât aussi sa porte. Il voulait la surprendre chez elle, bien assuré qu'elle n'aurait pas la cruauté de renvoyer spontanément un amoureux qui s'appelait le roi, n'était pas absolument haï, et ne demandait d'ailleurs qu'une heure de douce causerie, bon visage et peut-être une part du souper quotidien.

Henri voulait, il l'espérait du moins, une franche explication avec Gabrielle. Le temps était propice. Un ciel tiède, demi-voilé, semé d'étoiles et de vapeurs ouatées, une de ces nuits qui fondent la rigueur des âmes les plus fermes, une de ces brises qui font éclore en réalités fleuries tous les rêves de l'esprit et des sens.

—Il faudrait savoir, pensait le roi, le vrai motif de cette longue résistance. D'ordinaire les rois sont plus également bien traités par l'amour que par la guerre. La fortune capricieuse a plus de vol sur un champ de bataille, elle échappe parfois; mais dans l'étroite enceinte du boudoir de l'amante, la fortune perd l'usage de ses ailes; elle est bientôt prise et vaincue.

Comment depuis six mois de ruses, de mystères, Gabrielle avait-elle pu résister? Malgré la surveillance du père, Henri, recommandé par ses exploits et son grand nom à cette belle fille d'un esprit ardent et chevaleresque, d'un royalisme éprouvé, Henri, reçu chez M. d'Estrées, avec respect sinon avec confiance, avait mis à profit chaque entrevue pour faire connaître à Gabrielle ses sentiments de plus en plus brûlants pour une si belle idole.

Et comme l'amour ne trouve pas son compte à des entretiens par tiers; comme M. d'Estrées, à qui la réputation du roi était fort connue, se jetait habilement, soit dans la conversation entre deux galanteries, soit dans la promenade entre deux oeillades ou deux serrements de mains, soit enfin dans les vestibules entre la main du messager porteur de lettres et la main de Gabrielle, que ces lettres passionnées attendrissaient malgré elle, Henri, peu avancé, avait eu recours à des visites moins officielles, et quelquefois déjà, flattée de la recherche d'un héros qu'elle admirait jusqu'à l'enthousiasme, Gabrielle avait accordé la faveur d'un chaste entretien sur la terrasse au fond du jardin. Là, en compagnie de Gratienne, jeune fille dévouée à sa maîtresse, Henri et son inhumaine Gabrielle avaient longuement débattu et rebattu l'éternelle syntaxe des amours, au premier chapitre, au plus doux, au plus beau. Et le roi, vieilli par tant de soins et d'ennuis, menacé par tant de périls mortels dans sa gloire et dans sa vie, se reprenait avec une recrudescence de jeunesse aux poétiques joies, aux innocentes douceurs de la passion naissante; il aimait, il adorait, il idolâtrait: fou de joie et d'orgueil quand, au départ, un petit doigt effilé, blanc et rose s'était appuyé sur ses lèvres, et alors il oubliait cet autre Henri, sombre amoureux de la couronne de France, qui poursuivait à travers le feu et le sang ce fantôme radieux, son fugitif amour.

Il faut dire que le ciel avait réuni tous ses dons sur le front charmant de Gabrielle. Jamais rien de si suavement pur, de si voluptueusement chaste ne s'était offert aux regards du roi; et il mesurait sa patience de conquérant à l'inestimable valeur de la conquête.

Toutefois, comme chaque bataille finit par avoir un résultat, succès ou revers, Henri, ainsi qu'il venait de le dire à Crillon, attendait l'événement de sa longue entreprise amoureuse, et il se sentait en veine de bonheur. Il lui semblait que le ciel et la terre ne s'étaient parés de tant de charmes, embaumés de tant de parfums, que pour lui faire une fête complète, bien due aux coeurs passionnés qui n'accusent jamais Dieu dans leurs revers, et le glorifient au jour du succès dans le plus humble détail de l'universelle nature.

Henri arriva au hameau de la Chaussée vers dix heures et demie. Ça et là un chien aboyait sous une porte. Toute lumière était éteinte dans les huit à dix chaumières pittoresquement jetées sur le revers du coteau avec de petits chemins abominables et charmants qui aboutissaient à la rivière.

La maison de M. d'Estrées s'élevait à mi-côte avec une aile en retour sur la Chaussée. De grands arbres entouraient cette maison. On voyait aux rayons de la lune monter doucement une vaste prairie en pente qui, pareille à un lac nacré parsemé d'îlots, allait rejoindre une terrasse bordée de roches crayeuses sur lesquelles un bois touffu versait sa fraîcheur et son ombre.

Enfin, sur le bord de la Chaussée, une grange immense, au toit aigu, construite avec l'imposante solidité d'une forteresse, fermait, de son rempart, le verger, la basse-cour et les communs du château d'Estrées. La grande masse noire de cet édifice, qui avait vu plus d'un siège et supporté bravement plus d'un incendie, se profilait étrangement sur le ciel, et, dans la perspective, coupait, avec le vaste parallélogramme de son toit, cette pale et souriante prairie en pente dont nous parlions tout à l'heure.

Des rares fenêtres de la grange, on découvrait toute la rivière, et son autre bras par delà l'île située en face, et tout au loin la plaine fertile des Gabillons, et le Vésinet, et Saint-Germain, un tableau incomparable!

Henri savait, aux jours des rendez-vous illicites, s'approcher de certaine fenêtre du corps de logis en retour sur la Chaussée. C'était la chambre de Gratienne. Il jetait dans la vitre de gros verre sombre un petit caillou qui claquait. La fenêtre s'ouvrait, une main blanche faisait un signe, et le roi, obéissant à ce signe toujours compris, allait, selon la direction du petit doigt, attendre Gabrielle, soit au bord de l'eau qui courait à dix pas de la maison même, soit à cette terrasse, près des roches, à laquelle il arrivait dans les vignes, moyennant une ou deux rudes escalades.

Le soir dont nous parlons, il fit son manège accoutumé avec plus de confiance encore qu'à l'ordinaire. M. d'Estrées était absent, Gabrielle probablement couchée, puisque la lumière était éteinte dans la chambre de Gratienne. Mais par une si belle soirée, c'était plaisir de ne pas dormir. Henri avait fait sa provision de projectiles à tous les arbres de la route. Il se mit donc à jeter des petites pommes vertes dans la vitre avec un grand désir de réussir promptement, parce que la lune donnait en plein sur la Chaussée et inondait d'une dangereuse lumière le cheval et le cavalier.

La vitre sonna, mais la fenêtre ne s'ouvrit point. Henri recommença. Pas de réponse. Il attendit sans succès. Dans la crainte d'attirer l'attention, il se promena de long en large sous le mur de la grange, espérant que Gratienne pourrait ou se réveiller ou revenir de chez sa maîtresse, qui peut-être la retenait pour son coucher.

Il revint donc à la vitre et recommença le bombardement.

Alors, un bruit singulier répondit à ses attaques, non pas du côté de la maison qui demeurait sourde et muette, mais du côté de la rivière, dont la moitié resplendissait de lumière, tandis que l'autre était couverte par l'ombre gigantesque des arbres séculaires entassés pêle-mêle sur le bord de l'île de Bougival.

Il sembla au roi qu'un rire de lutin, plusieurs rires même, accueillaient chacune de ses tentatives infructueuses, et ces ironiques lutins s'ébattaient sans doute dans la rivière tiède, car au bruit des rires se mêlaient des chuchotements, les frémissements de l'onde et ce cliquetis des gouttes qui jaillissent, et le clapotement des mains qui battent l'élément humide, et ces souffles joyeux qui décèlent le nageur triomphant.

Henri était-il aperçu de quelque baigneur, se moquait-on de sa contenance embarrassée?

Personne dans le hameau ne veillait à cette heure; personne, d'ailleurs, n'eût osé rire d'un voyageur qui s'adressait à la maison du seigneur d'Estrées.

En écoutant mieux, le roi crut reconnaître que les voix des lutins étaient des voix de femmes rieuses, des voix connues; il distingua même, malgré la distance, son nom prononcé par des lèvres chéries, son nom qui glissait harmonieusement jusqu'à lui, porté sur les surfaces élastiques de l'eau.

Les éclats de rire se rapprochaient; bientôt, de la raie sombre tracée par la ligne des arbres, sortirent en pleine lumière deux têtes qui s'aventuraient jusqu'au milieu du fleuve. Et alors, plus de doute, Henri reconnut Gabrielle et Gratienne, qui se jouaient comme deux ondines dans le tiède cristal de la plus belle eau du monde, Gabrielle et Gratienne, qui, riant de leur éloignement et fières de l'obstacle infranchissable, provoquaient par leur gaieté mutine le malheureux voyageur attaché au rivage.

Mais Henri provoqué ne connaissait pas de barrières. Cent canons ne l'eussent pas retenu. Il poussa son cheval dans le fleuve et se mit, en riant lui-même, à fendre les flots du côté des naïades imprudentes qui l'y avaient appelé.

Les rires alors se changèrent en petits cris d'effroi, en supplications touchantes. Le cheval nageait avec délices, il s'ouvrait fièrement le chemin. Henri s'avançait, les bras étendus, vers la nageuse épouvantée, dont les grands cheveux blonds, roulés en tresses plus épaisses qu'un turban, s'imprégnaient tour à tour et reparaissaient plus brillants, comme si Gabrielle se fût plongée dans un bain d'argent liquide. On voyait parfois son bras blanc, d'où ruisselaient les perles, et la fine draperie qui couvrait ses épaules comme la tunique d'Amphitrite, et l'extrémité d'un petit pied, qui, dans sa précipitation, effleurait la surface du fleuve.

Henri envoyait de tendres baisers et avançait toujours.

—Par pitié! sire, par pitié! retournez, dit Gabrielle d'une voix suppliante, et elle montra au roi un visage empreint d'un éloquent désespoir.

—Ma belle, vous m'avez appelé, dit Henri.

—Respectez une femme, sire! Pardon … pitié … Si vous faites un pas de plus, je me laisse glisser au fond!

—Oh! pitié pour moi-même, mon cher amour, dit Henri épouvanté, qui retourna aussitôt son cheval … nagez tranquillement, ma vie; plus d'effroi, plus de menaces. Oh! mais pour vous prouver mon respect, c'est moi plutôt qui m'abîmerais sous ces flots; voyez, je détourne la tête. Où voulez-vous que j'aille, faut-il vous dire adieu?

—Voilà déjà que vous avez traversé les deux tiers de l'eau, dit Gabrielle, rassurée et calmée par cette docilité du prince; continuez, s'il vous plaît, et allez-vous sécher au moulin, sur le bord de l'île.

—J'y vais, ma mie, mais vous….

—Oh! ne parlons plus de moi, je vous prie, et surtout n'y faisons plus attention. Vous me comprenez bien, cher sire?

—Oui, oui, je comprends, et j'entre au moulin.

—Où j'irai vous trouver avec Gratienne, car nous y devons faire la collation pendant l'absence du meunier.

—Merci! oh! merci cent fois!

Le roi, amoureux et affamé, prit terre aux abords du moulin, laissa son cheval gravir la pente de l'île, où la bête se secoua librement et commença un repas délicieux dans le petit potager du meunier.

Henri traversa la longue planche qui menait au bateau et s'assit, le coeur inondé de joie, le corps trempé d'eau, à l'extrémité de la roue, là où nul ne le voyait, et où par conséquent sa présence ne pouvait inquiéter Gabrielle.

Tandis qu'il admirait la beauté de la nuit et la splendeur du paysage, les nageuses gagnaient silencieusement une anse sablée, fleurie, impénétrable aux rayons de la lune. Et certes, en ce moment, les jambes pendantes au-dessus de l'eau, l'oreille tendue au moindre bruit qui décelait sa bien-aimée, le roi de France était le plus heureux meunier de son royaume.

XVI

LE MOULIN DE LA CHAUSSÉE

Parmi les choses que l'homme fait poétiques sans le savoir, une des plus charmantes c'est le moulin à eau, l'ancien moulin, la vieille machine gothique sans élégance et sans art, un bateau bien carré qui porte une maison de bois, au flanc de laquelle s'attache un arbre qui tourne et fait écumer l'onde verte avec quatre grandes palettes de bois. C'est un joujou d'enfant primitif. Le bateau est laid, la maison est noire et rapetassée de planches comme une vieille étoffe cousue de pièces. Au premier coup d'oeil, tout cela gêne et salit le regard. Puis, avec un peu d'attention, l'oeil découvre en ce fouillis sordide des milliers de beautés qui ravissent. Les ais vermoulus sont drapés d'une mousse verdâtre dans laquelle, habitants parasites, les ravenelles sont venues s'incruster, s'agrandissant à chaque terme de loyer, repoussant hargneusement la planche qui les avait reçues, plongeant dans le coeur du chêne leurs racines affamées et jetant au vent humide leur tête insolente de fleurs. Sous la roue qui tourne d'un mouvement égal avec un bourdonnement monotone, jaillit une poussière humide enlevée aux flocons écumeux de la rivière. Que le soleil illumine cette vapeur, vous avez l'arc-en-ciel avec sa magie; que la lune s'y arrête, vous voyez les vapeurs blanches danser autour du moulin, comme un grand fantôme qui rôde incessamment, gardien de cette mystérieuse demeure.

Attirés par le bruit et le courant, les gros poissons montent sournoisement autour du bateau. A l'abri sous les planches inaccessibles, ils lèvent parfois leurs museaux béants et absorbent avec une bulle d'air le grain de blé ou de seigle chassé hors des fentes. Au-dessus d'eux, dans son élément, à lui, le chat couché sur le plat-bord du bateau, dort ou fait semblant; oublieux de ses antipathies, il ouvre et ferme mollement tour à tour son oeil vert pour regarder en bas le poisson qui le nargue et viendra tôt ou tard dans la poêle à frire lui offrir ses arêtes; ou bien il regarde eu haut la cage suspendue au soleil, d'un sansonnet bavard ou d'une pie inquiète.

Au dedans du moulin, tout est reluisant, glissant; le sapin enfariné toujours, toujours balayé, a conservé sa pureté native. Il a bruni, voilà tout, et ses larges veines courent en ogives moirées du plancher aux solives.

Dans la soupente, fermée d'un rideau de serge plus souvent blanc que vert, le meunier a son lit, dur il est vrai, mais si doucement tremblotant à chaque tour de roue, que le dormeur bercé n'y appelle jamais en vain le sommeil. Pour peu qu'il ait, le soir, tiré à bord la planche qui lui sert de pont et le relie au monde, il est seul et inabordable sur son île. Alors sa lampe brille, phare modeste qui réjouit l'oeil du passant sur la route voisine; alors le meunier est libre; il est roi.

Voilà ce que pensait Henri sur sa planche, au murmure suave de l'eau, qui descendait sans colère et sans bruit, car la roue du moulin ne tournait pas.

Toutes ces petites richesses que nous venons d'énumérer l'entouraient et lui faisaient fête. Le chat ronflait en se frottant le dos à la main de l'étranger; la table de chêne poli était dressée au fond de la salle, et dans le bahut à sculptures grotesques se prélassaient les assiettes de faïence peintes d'animaux fabuleux et d'une flore fantastique. On nous pardonnera cette interprétation des pensées du roi, mais elle est juste: il envia le sort du meunier, sinon longtemps, du moins jusqu'à ce que le charme de la solitude eût été rompu par l'apparition de Gratienne.

Celle-ci, la première des deux baigneuses, sauta légèrement de la planche dans le moulin. C'était une jeune et joyeuse fille, un peu courte, un peu ronde, avec une voix aiguë et de bons gros bras tout fraîchement séchés des caresses de l'eau par les caresses de la brise. Elle connaissait le roi et l'aimait; c'était bien plus que de le respecter.

Henri alla prendre les deux mains de la belle enfant, et la fit sauter, comme au village, avec mille questions sur l'absence de Gabrielle. Gratienne répondit que sa maîtresse était honteuse; qu'elle n'avait point d'habits convenables pour recevoir un grand prince, et que des filles qui s'attendent à souper seules après le bain, au beau clair de lune, n'ont pas d'atours; qu'ainsi tout le dommage est pour les indiscrets qui leur rendent visite sans s'être annoncés à l'avance.

Tout en causant de la sorte, Gratienne allumait une seconde lampe et tirait de l'armoire du meunier des chausses neuves et des bas blancs qu'elle offrit à Sa Majesté, sans plus de malice. Elle lui indiquait en même temps la petite chambre du meunier pour qu'il changeât ses habits mouillés, tandis qu'elle préparerait le souper de sa maîtresse.

—Mais que dira le maître de céans, demanda Henri du fond de la chambre où il procédait à sa toilette, si on lui ravage ainsi ses hardes neuves?

—Trop heureux serait Denis s'il savait à quel honneur on les réserve, dit Gratienne. Mais Denis ne le saura pas, il ne faut pas qu'il le sache, le bavard. Il est absent d'ailleurs.

—Pour longtemps?

—Le temps d'aller porter de la part de mademoiselle, au prieur des génovéfains, près de Bezons, un monstre de barbillon qui s'est pris dans la vanne. C'est deux bonnes heures s'il ne flâne pas en route.

—Enfin il reviendra et me verra.

—Votre Majesté sera M. Jean ou M. Pierre, qu'importe à M. Denis? votre royauté n'est pas écrite sur votre visage.

—Malheureusement! se dit Henri, peu satisfait du compliment, et qui se félicita de l'essuyer en l'absence de Gabrielle.

Mais celle-ci avait entendu. Elle entrait au moment même, et, venant à
Henri les mains jointes, la bouche souriante:

—Si la royauté n'est pas sur son visage, dit-elle, Gratienne, elle est profondément gravée dans son âme et dans son coeur!

—O ma belle! ô mon amour! s'écria Henri en se courbant, le coeur épanoui, sur les mains fraîches que la jeune fille lui tendait.

Certes, elle fut belle. Le peuple, qui la voyait tous les jours, a gardé la mémoire de cette miraculeuse beauté comme il a gardé, en sa loyale et reconnaissante estime, le souvenir de la bonté du roi Henri. Mais peut-être la Gabrielle de la cour, la Gabrielle marquise, la Gabrielle duchesse ne fut jamais sous les velours et les broderies, sous l'or et les diamants, aussi belle que le roi la vit ce soir-là, peinture idéale encadrée dans cette porte du moulin, ayant derrière elle la splendide lumière de la lune et le paysage argenté; en face, les deux lampes du meunier, qui envoyaient sur elle leurs feux rougeâtres et doucement pénétrants.

Qui donc pourrait peindre cette taille de déesse aux fermes et voluptueuses ondulations, que la draperie mal attachée de sa robe accusait en larges plis? Et les bras d'ivoire encore humides dans leurs fourreaux ouverts? Et ces torrents de cheveux blonds aux reflets d'or qui rompaient leurs liens et roulaient à flots sur l'épaule, en découvrant un cou veiné, transparent? Et ce visage, d'un incomparable ovale, qu'éclairaient des yeux bleus fins, rieurs, tendres, dont la prunelle, marquée d'un point noir, avait quelque chose de vaguement étrange qui lançait le trouble et la flamme dans tous les coeurs? Cette figure d'ailleurs était sereine et douce comme un beau jour; elle éveillait l'idée du printemps, elle vivifiait, elle consolait; le moindre sourire de sa bouche vermeille aux coins profonds eût rajeuni le vieillard morose et rafraîchi le mourant sur sa couche. Jamais ange égaré sur terre n'y porta un plus pur et plus céleste reflet de la beauté d'en haut; jamais créature terrestre ne charma comme Gabrielle le regard du souverain créateur, qui dut se rappeler en la voyant, Ève, son plus charmant, son plus sublime ouvrage.

Belle, avons-nous dit! elle était bien plus, elle était bonne; le sourire venait de son âme comme le parfum sort de la fleur: jamais d'envie, jamais d'ambition, jamais de colère, jamais d'hypocrisie. Il fallut des années d'orage et l'air empesté de la cour, il fallut la haine et l'envie des autres, souffles venimeux, pour apprendre à cette loyale figure l'usage du masque, seule défense contre tant de poisons mortels.

Mais, à dix-sept ans, Gabrielle ne savait pas mentir. Elle tenait Henri à ses genoux, le regardait avec des yeux de soeur, avec un respect de sujette, et, lui abandonnant ses deux belles mains, croyait sincèrement lui abandonner tout son coeur; ce coeur inestimable, elle-même ne le connaissait point!

Lorsque le roi eut longtemps promené ces doigts veloutés sur sa bouche, avec une discrète et respectueuse ardeur, signe infaillible des passions vraies, Gabrielle ordonna à Gratienne de fermer la petite porte, et, passant au bout de la salle, elle offrit un siège en bois à son maître.

Il n'y en avait qu'un, et il revenait de droit au roi de France. Mais
Henri s'assit gaiement sur un septier d'orge, et le siège échut à
Gabrielle, qui prit bientôt son air sérieux.

—Encore une imprudence, sire, dit-elle d'une voix enchanteresse. Mon père est absent, mais il pourrait revenir. Votre Majesté ne risque rien, elle, de la part d'un de ses plus féaux sujets; mais, moi, je serai grondée, menacée, j'aurai comme toujours à pleurer quand vous serez parti.

—Pleurer! oh! ma chère belle, dit Henri, non, vous ne pleurerez point. Mais, d'ailleurs, votre père ne reviendra pas. Je l'ai envoyé à Mantes.

-C'est vous! sire, s'écria la jeune fille … Oh! méchant roi!… pauvre père!…

—Sans doute, c'est moi; puisque l'on ne peut vous voir quand il est là.

Gabrielle, avec une expression plus triste:

—Ni en son absence, ni en sa présence, sire, dit-elle. Le temps est venu de dire la vérité, quoiqu'il m'en coûte et beaucoup, mais il faut enfin que je parle, écoutez-moi.

—Quelle vérité? s'écria le roi inquiet.

—Nous ne vous verrons plus….

—Oh!…

—Jamais … Mon père me l'a ordonné … Il m'a bien fait comprendre ma situation vis-à-vis de mon roi; car ici vous êtes bien le roi, dans nos coeurs et dans nos voeux!

—Ce n'est pas comme à Paris, dit Henri, essayant d'égayer Gabrielle, qui se dérida, en effet.

—Allons, s'écria-t-elle, nous dirons cela plus tard. C'est inhumain de la part d'une fidèle servante d'affliger ainsi son maître, et ce serait cruel au maître d'empêcher sa servante de souper. Sire, le bain nous a retardées, il est onze heures et nous mourons de faim.

—Et moi donc, ma belle.

—Oh! sire, je vais vous servir. Quelle joie! j'aurai donné un festin au grand Henri! un beau festin, vous allez voir. Gratienne!

Gratienne apparut.

—Apporte les cerises et les groseilles.

—Peste, fit le toi avec une grimace, quelle chère-lie!

—Nous avons du gâteau, mon roi, un gâteau léger, croquant comme
Gratienne les sait faire.

—Du gâteau!… mais c'est complet.

—Et … oh! mais c'est une friandise, il faut la pardonner, sire, nous sommes gourmandes. Il y a une petite fiole de liqueur de noyau: comme vous allez vous régaler!

Le roi sentit frémir son robuste appétit de chasseur et de guerrier. Un frisson lui passa sur la peau à l'aspect des cerises purpurines amoncelées sur une assiette, et surtout des groseilles au parfum aigre, et dont les grappes rouges et blanches brillaient à la lumière comme un fouillis de rubis et de topazes.

La table était mise. Henri offrit un morceau de gâteau à Gabrielle; il en prit un lui-même en soupirant.

Elle le regarda et comprit:

—Sotte que je suis! dit-elle; le roi a faim, et je lui offre un repas de fille!

—La plus belle fille du monde, ma Gabrielle, répondit Henri, ne peut offrir que ce qu'elle a.

Gabrielle repoussa tristement le gâteau et les cerises.

—Il faut chercher, dit-elle. Gratienne!

—Mademoiselle?

—Mène-moi dans le bateau jusqu'à la maison. Là certainement on trouvera des provisions.

—Non! non! s'écria Henri; j'aime mieux me rassasier de votre vue; je soupe en vous admirant. Je mangerai vos mains mignonnes….

—Pauvre nourriture pour l'estomac, sire!

—J'y perds la faim!…

—Cherchons! cherchons! dit Gabrielle en repoussant doucement Henri, qui après avoir mangé les mains entamait les bras.

Il s'arrêta pour ne point déplaire à sa maîtresse, et faute d'aliments immatériels, se mit à songer aux aliments du corps.

—Il me semble, dit-il, que l'on parlait tout à l'heure des monstres qui se prennent dans les vannes du moulin. N'y a-t-il pas quelque nasse tendue ou quelque hameçon qui pende? Les meuniers n'en font jamais d'autre.

—Je ne sais, dit Gabrielle.

—Je trouverai bien, moi. Plus d'une fois j'ai soupé à merveille dans le moulin, en maigre … Mais qu'importe.

Après quelques minutes d'une revue passée autour du bateau, le roi vit une ficelle vagabonde qui s'éloignait ou se rapprochait du plat-bord avec des tressaillements et des convulsions de bon augure. C'était en effet une des lignes que maître Denis avait grand soin de tendre chaque soir. Une belle anguille avait mordu et cherchait à rouler ses spirales autour d'un pieu quelconque pour résister à la main qui l'attirait hors de l'eau; mais le roi joignit l'adresse à la force, et amena sa proie, sur laquelle Gratienne fondit joyeusement, tandis que Gabrielle reculait avec un sentiment d'effroi.

—Eh bien! voici la chair, dit Henri, mais le feu, mais l'assaisonnement?

—Un peu de lard, que voici, répliqua Gratienne, un oignon que voilà, une croûte comme on les a chez un meunier, et un demi-verre du petit vin de maître Denis, voici la cruche, et je demande un quart d'heure pour servir Sa Majesté.

En disant ces mots, elle disparut à l'avant du bateau, où bientôt s'éleva une flamme de copeaux et de charbons allumés sur un quartier de meule usée.

—Un quart d'heure que j'emploierai bien, dit le roi, car je vais me mettre aux pieds de ma Gabrielle, et lui dirai si souvent, si tendrement mon amour, que j'amollirai son coeur farouche.

La jeune fille, avec un mouvement charmant de la tête:

—Oh! non, dit-elle, c'est impossible.

—Rayez ce mot, ma mie.

—Impossible, sire.

—Alors, vous n'aimez pas Henri?

—Beaucoup, au contraire. Mais s'il m'aimait comme il le dit, serait-il près de moi en ce moment?

—Qu'est-ce à dire? demanda le roi étonné. Mais si je ne vous aimais pas, il me semble au contraire que je ne serais pas ici.

—Aimer, signifie donc affliger?

—Quoi, ma présence vous afflige?

—Aimer signifie donc offenser?

—Je vous offense?

—Aimer signifie donc perdre et déshonorer?

—Gabrielle! Gabrielle!…

—Mon roi, vous m'affligez, vous m'offensez, vous me perdez, en effet, par votre présence.

—Voilà bien de grands mots, chère belle.

—Plus graves encore sont les choses. .. Causons, et la main sur le coeur.

—Sur le vôtre.

—Sire, soyons sérieux. Que voulez-vous de moi qui ne puis être votre femme, puisque vous êtes marié?

—Si peu….

—Assez pour ne pas m'épouser, ce que d'ailleurs je ne vous demanderais pas, ce que même je n'accepterais pas, bien que fille noble, car vous êtes un puissant roi.

—Roi, oui; puissant, non.

—Croyez-vous donc que mon père souffrirait mon déshonneur.

—Ma mie….

—Le souffrirais-je moi-même? Voilà donc la raison pour laquelle votre présence m'offense … Mais je vous attriste avec ce mot si dur, passons. J'ai dit que vous me perdiez.

—Je vous défie de me le prouver….

—Facilement. Mon père m'a juré, si je vous écoutais, ou si vous me poursuiviez, de me jeter dans un couvent ou, ce qui pis est, de me marier.

Le roi fit un mouvement.

—Il faudrait voir, s'écria-t-il.

—Un père n'a pas besoin de la permission du roi pour marier sa fille.
Mariée, je suis perdue et mourrai de chagrin.

Henri se mit à deux genoux, suppliant:

—Ne me dites pas de ces paroles sinistres, ma Gabrielle, vous perdue, vous mourante!

—Par votre faute.

—Me croyez-vous donc si faible et si timide, que je ne puisse, malgré un père, malgré le monde entier, sauver du désespoir la femme que j'aime, et seriez-vous assez faible vous-même, assez cruelle, cependant, pour vous abandonner à un autre quand vous m'avez repoussé, moi, votre ami et votre roi? Ayez de la volonté pour moi, Gabrielle, et j'aurai de la force pour nous deux! Ce n'est pas moi qui vous perds, c'est vous-même! Aidez-vous, je vous aiderai! Quant à vous reprendre, qu'on y vienne, lorsque je vous aurai prise! Vous le voyez donc, Gabrielle, c'est de vous seule que vous dépendez. C'est à vous seule qu'il faudra rapporter les malheurs que vous voyez dans l'avenir. Si vous m'aimiez, vous auriez plus de courage.

—Oh! sire, je n'ai encore rien dit. M'offenser, me perdre, ce n'est rien; mais vous m'affligez, voilà la crime.

—Et comment, bon Dieu! moi qui ne respire que par vous et pour vous.

—Cela est bien grave, et j'ai pour vous le dire une bouche d'enfant bien frivole. Mais comme je prie Dieu tous les soirs pour vous, c'est Dieu qui va me dicter les paroles. Vous me demandiez tout à l'heure de sacrifier mon honneur et ma vie; je le dois peut-être à mon roi, mais vous sacrifier mon âme et mon salut éternel, est-ce possible?

—Votre salut?

—Sans doute; une bonne catholique peut-elle accepter l'hérésie!

—Bon! êtes-vous docteur? s'écria le roi en riant.

—Ne riez pas, sire, c'est bien sérieux.

—Pas tant que cela, ma belle, et, entre nous, il n'est aucun besoin de parler hérésie ou messe.

—Il le faut, cependant; car je ne composerai jamais avec l'enfer.

—Là, là … Laissons également l'enfer….

—Où vous tomberiez seul, sire, non pas. Je vous porte de l'amitié, je veux votre salut, et le veux d'autant plus opiniâtrement, qu'en vous sauvant je sauve toute la France, compromise par votre hérésie.

—Bien, voilà que nous attaquons la politique. Ah! Gabrielle, par grâce….

—Par grâce, sire, poursuivons ou rompons tout à fait.

La jeune fille prononça ces mots avec un accent de fermeté d'autant plus étrange que ses yeux s'étaient remplis de larmes. Le roi attendri, surpris en même temps, lui saisit la main.

—Vous vous égarez, dit-il, en des pensées qui jamais n'eussent dû habiter votre charmante tête. Croyez-moi, laissez au roi sa conscience, et ne vous en prenez qu'à la conscience de l'amant. Je vous jure, Gabrielle, que votre salut et le mien ne sont pas en danger….

—Ce n'est pas l'avis de tout le monde, sire.

—Ah! qui donc vous a donné son avis?

—Un bien saint homme….

—M. d'Estrées?

—Non, non. Mon père gémit comme tous les honnêtes gens, mais il n'accuse pas Votre Majesté; tandis que….

-Tandis que le saint homme m'accuse … Qui est-ce donc? votre confesseur?

—Mon conseiller, un homme éminent.

—Vraiment?

—Une lumière de l'Église.

—Bah!

—Un des plus célèbres orateurs de ces derniers temps.

—Hélas! je les connais tous par les injures dont ils m'ont chargé.
Comment s'appelle celui-là, qu'est-il?

—C'est le prieur du couvent des Génovéfains de Bezons.

—Oui, celui à qui Denis porte un barbillon. Et il s'appelle?…

—Dom Modeste Gorenflot.

—Je ne le connais pas, dit Henri en cherchant; pourtant ce nom-là ne m'est pas absolument étranger. C'est ce dom Modeste qui vous confesse et qui vous a dit que vous vous perdiez en m'écoutant. N'est-ce pas?

—Lui-même.

—Alors, Gabrielle, interrompit le roi plus sérieux, c'est à vous qu'il faut que je fasse un reproche. Vous avez été déloyale.

—Comment, sire? dit-elle effrayée.

—Vous m'aviez juré de ne point dire mon nom, de ne pas révéler ma présence à qui que ce fût, et vous m'avez trahi, vous m'avez nommé à des moines qui sont mes ennemis mortels.

—Sire! mon cher sire, je vous jure que je n'ai rien dit, que je n'ai rien trahi, que je ne vous ai jamais nommé.

—Ce dom Modeste a donc des espions?

—Non, c'est un trop digne homme. Mais il est plein de finesse, et rien ne lui échappe. D'ailleurs, il ne vous hait point.

—Oh! fit le roi avec un sourire d'incrédulité.

—Il vous hait si peu qu'il me donne sans cesse des conseils bien différents de ceux que vous lui attribuez.

—Lesquels, ma chère?

—Aimez le roi, dit-il, aimez-le, car il est bon, il est né pour le bonheur de la France.

—Vraiment?… Voilà un bon moine.

—Mais, ajoute-il, au lieu de ce bonheur, c'est du malheur qu'il vous apportera s'il persévère dans l'hérésie.

—Là! dit le roi, voilà le mauvais moine.

—Oh! sire, quelle parole païenne. On est mauvais parce qu'on veut votre salut? je suis donc mauvaise, moi?

—Vous, Gabrielle, vous êtes un ange.

—Voilà le souper du roi! s'écria Gratienne en apportant triomphante un plat de terre fumant sur lequel grésillait avec bruit dans un gratin odoriférant l'anguille couchée sur des croûtes appétissantes.

—J'ai bien faim! se dit le roi; mais le souper ne me fera pas oublier ce moine singulier qui conseilla ainsi Gabrielle.

XVII

COMMENT DANS LE MOULIN, HENRI TIRA DEUX MOUTURES DU MÊME SAC

Henri n'avait pas été gâté par les moines: ces bons pères se montraient coriaces à l'égard des rois. Dans un temps de troubles et d'anarchie, l'écume qui monte à la surface se compose de toutes les corruptions du corps social malade en toutes ses parties. L'Église, il faut le dire, était malade alors comme l'armée, comme la magistrature, comme la bourgeoisie et le peuple. Derrière les prélats éminents qui traitaient avec une noble sollicitude les graves questions politiques si fatalement soudées aux questions religieuses, derrière ces illustres chefs, disons-nous, venait une cohue cynique, turbulente, bassement ambitieuse, qui vivait de rapines, de querelles et de turpitudes, comme à la suite des armées vivent les traînards et les goujats, vils rebuts des nations les plus belliqueuses. Il y avait alors en France force moines sordides, effrontés voleurs, qui travestissaient la sainte religion avec aussi peu de scrupule, avec autant de stupidité qu'il y a aujourd'hui de dévouement et de science, même dans l'arrière-ban de l'Église. Les processions de la Ligue et l'assassinat prêché publiquement, telles étaient les oeuvres de ces prétendus religieux; et, sans compter le moine Jacques Clément, Henri en avait bien vu défiler, de ces bandits abrités sous le froc!

Aussi, tout en faisant honneur au mets friand de Gratienne, Henri voulut-il continuer la conversation sur ce moine bienfaisant, dont les conseils l'intriguaient fort, précisément à cause de leur bienveillance.

—Chère belle, dit-il, je ne sais si votre génovéfain mangera ce soir un plus délicat poisson, mieux accommodé, mais en tous cas, s'il a un cuisinier meilleur, il n'a pas meilleure compagnie. J'en excepte les jours où vous vous confessez à lui.

—Je ne me confesse pas à lui, dit Gabrielle.

—Pardon; mais vous m'avez dit, il me semble….

—Que dom Modeste était mon conseiller, oui, mais non mon confesseur.

—Voilà une distinction … dit le roi.

—Importante, car le prieur ne peut plus confesser, et bien des fidèles s'en plaignent.

Henri l'interrompant:

—Je ne comprends plus du tout, ajouta-t-il. Pourquoi ce révérend, cette lumière de l'Église, ne peut-il pas diriger les consciences?

—Parce qu'il est affligé d'une paralysie sur la langue, et que par conséquent il ne saurait parler.

—Vous m'avez dit tout à l'heure qu'il vous avait dit….

—Il m'a fait dire.

—Par qui?

—Par le frère parleur.

Henri fit un nouveau mouvement de surprise.

—Qu'est-ce encore que cela? dit-il; un frère parleur! quelle fonction cela représente-t-il?

—La fonction d'un frère qui parle. Le prieur, à cause de sa paralysie, ne peut s'exprimer.

—Bien, c'est convenu.

—Mais il pense, mais il sait, mais il juge, et il faut bien que ses idées, ses opinions et ses avis soient traduits…. Traduire est la fonction du frère parleur.

—Voilà qui est particulier, s'écria le roi en repoussant son assiette, tant était vif l'intérêt que ce singulier frère parleur excitait en lui. Soyez assez bonne pour m'expliquer un peu le mécanisme de la conversation entre ce frère prieur, le frère parleur et la personne qui vient consulter.

—Rien de plus simple, sire.

—C'est qu'alors je suis stupide et enivré par vos beaux yeux. Je ne comprends vraiment pas.

—Supposez, dit Gabrielle, que je vais au couvent pour obtenir un avis du révérend prieur. Sachez d'abord, et sachez-le bien, que c'est un homme supérieur.

—Oui, une lumière … très-bien.

—Oh! ce fut, à ce qu'on dit, un orateur immense, un de ces rares génies qui gouvernent par la parole, un peu ligueur autrefois, du temps d'Henri III, mais bien amendé aujourd'hui.

—Depuis qu'il est muet.

—Depuis qu'il s'est courbé sous la main sévère de Dieu. Dieu lui a envoyé deux terribles épreuves.

—Quelle est la seconde?

—Une obésité formidable, une vraie maladie, une affliction … quelque chose qui rendrait ridicule tout autre que ce saint homme, sans le respect que lui concilient et sa patience et son illustre réputation.

—Comment, il est si gras que cela! dit Henri IV qui faisait tous ses efforts pour garder son sérieux.

—Je ne pense pas, ajouta Gabrielle d'un ton pénétré, que le digne prieur puisse passer par cette porte du moulin.

—Où passent les ânes avec deux sacs!… Peste! quelle affliction! s'écria Henri. Et vous dites qu'il la supporte?

—Héroïquement. Jamais on ne l'entend se plaindre.

—Songez qu'il est muet. Ce qui, soit dit sans vous déplaire, diminue un peu ses mérites.

—Oh! s'il se plaignait, on le saurait par le frère parleur.

—C'est juste, nous y voilà revenus. Eh bien, par grâce, continuez. Vous en étiez à expliquer comment le révérend communique sa pensée à l'interprète.

—Avec des signes de la main et des doigts. C'est un langage convenu entre eux. Souvent même un regard suffit. Le prieur a l'oeil encore vif. Quant au frère Robert, c'est le nom du cher frère parleur, son oeil est prompt comme celui d'un moineau franc. L'éclair est moins rapide que cet échange entre le prieur et l'interprète, des idées les plus délicates, les plus compliquées.

—Vraiment?

—C'est à surprendre, c'est à renverser d'admiration ceux qui n'y sont pas habitués.

—Vous avez l'habitude, vous, n'est-ce pas?

—Sans doute, à force d'avoir consulté.

—Mais pour commencer à bien consulter, il vous a fallu un apprentissage. Comment ce désir de consultation vous est-il venu?

—C'est mon père qui le premier m'y a conduite, pour que j'eusse de bons conseils. Toute jeune fille un peu recherchée en a besoin. Or, la réputation du révérend l'avait précédé à Bezons. Il paraîtrait que primitivement il résidait en Bourgogne, dans un prieuré que le feu roi lui avait donné. C'est là que son accident s'est déclaré.

—La paralysie ou la graisse?

—La paralysie; mais, par grâce, sire, ne riez pas du pauvre prieur. Ses conseils vous seraient utiles à vous-même, je vous en réponds, malgré tous vos conseils royaux, de guerre et de finances, malgré l'assistance de MM. Rosny, Mornay, Chiverny et autres sages!

—Si le prieur me conseille de vous aimer comme il vous l'a conseillé pour moi, j'accepte. Mais, j'ai bien peur qu'il ne prétende me conseiller autre chose.

—Oh! d'abord, répliqua Gabrielle, il vous imposerait l'obéissance à ses prescriptions.

—Qui sont?

—D'abjurer l'erreur, de reconnaître la perfection de l'Église catholique romaine, et de rassurer tous vos sujets par ce retour sincère aux bonnes doctrines.

Un fugitif sourire passa sur les lèvres du roi, qui se dit que la besogne était faite.

—Dom Modeste n'est-il pas bien hardi de confier ainsi ses théories politiques à ce frère bavard; non, frère parleur.

—Oh! leur confiance réciproque est fondée sur des bases solides.

—Soit; mais vous, pour conter ainsi toutes vos petites affaires au confident de dom Modeste, n'êtes-vous pas bien imprudente? Votre père peut apprendre tout ce que nous lui cachons; le frère parleur peut parler à M. d'Estrées.

—Nullement, puisque c'est lui qui me transmet l'ordre de vous aimer et de vous pousser vers la véritable Église. Il n'a garde d'aller avertir mon père; et je suis sûre de sa discrétion, malgré toute l'amitié qui existe entre mon père et les génovéfains. Si mon père apprenait que l'on veut faire de moi l'instrument de votre salut, je n'aurais plus qu'à préparer l'instrument de mon martyre.

Le roi, souriant encore dans sa large barbe qu'il caressait:

—Je donnerais beaucoup, dit-il, pour entendre le révérend père muet et le digne frère parleur vous donner leurs conseils, et j'ajouterais encore quelque chose par-dessus le marché pour voir comment vous écoutez. Profitez-vous au moins?

—Trop!…

—Vous ne supposez pas un seul instant que vous soyez la dupe de ces moines?

—On voit bien, dit Gabrielle en haussant légèrement les épaules, que vous ne connaissez ni le prieur, ni le frère Robert. Me duper? Et que leur importe? Quel serait leur bénéfice?

—Ne fût-ce que pour être au courant de ce que je fais. Un joli petit espion comme vous, c'est précieux, et Philippe II ou M. de Mayenne vous payerait cher le rapport que vous donnez pour rien aux génovéfains sur les faits et gestes du roi Henri IV.

—Encore une fois, je vous dis que je ne rapporte rien, dit Gabrielle piquée; je vous dis que vous ne faites point un pas, point un geste, que le père et le frère n'en soient instruits. Ce doit être le ciel qui avertit dom Modeste et qui l'inspire. Vous vous souvenez du mystère que vous mîtes à vos premières visites chez mon père. Il s'agissait, lui disiez-vous, des secrets de l'État. Certes, M. d'Estrées se fût fait hacher plutôt que de vous trahir. Cependant vos visites le gênaient fort! Eh bien! qui m'a averti de vos intentions sur moi, alors que moi-même je ne m'en doutais pas encore? dom Modeste. Qui m'a prévenue que vous m'alliez fixer un rendez-vous? dom Modeste. Qui m'a dicté la conduite que je devais tenir en ces rendez-vous? dom Modeste, toujours lui, interprété par le frère Robert.

—Ah! s'écria le roi, on vous dictait votre conduite?

—Certainement.

—Votre sévérité, vos résistances, tout cela était prescrit par avance, comme l'ordre et la marche d'une cérémonie?

—Oui, sire, et c'était bien prudent. J'ai si peu d'expérience que, par faiblesse, j'eusse perdu, peut-être, vous, la France et moi.

—Eh bien! mais ce sont mes ennemis furieux, que ces moines; de quoi se mêlent-ils?

—De votre salut et du salut de l'État.

—Et vous persistez à les écouter, malgré mes tendres supplications?

—Obstinément; je vous sauverai malgré vous.

—Vous ne vous adoucirez point?

—Je n'aimerai jamais qu'un prince catholique.

—Tout cela pour obéir à un moine stupide.

—Dom Modeste stupide! Frère Robert stupide! Il n'a point le vol de l'aigle, comme son prieur; mais pour traduire la pensée….

—Une plume d'oie suffit, n'est-ce pas? Allons, ce frère Robert sera quelque cafard, quelque cheval de carrosse, court et lourd.

—Non, il est grand, sec, mince, et lorsqu'il est perché sur ses longues jambes, qui semblent vouloir couper sa robe comme deux bâtons, le pauvre homme fait l'effet d'un héron mélancolique. Mais s'il est simple, il est bien bon, et tout ce qu'il me dit a beau sortir d'un fonds étranger, je l'écoute et m'en pénètre … Et je l'aime, et je ne veux pas qu'on se moque de lui ou qu'on lui souhaite du mal!

—Allons, répliqua Henri, comme toujours on vous obéira.

—Vous vous convertirez? sire, s'écria Gabrielle en frappant ses deux charmantes mains rosées l'une contre l'autre avec une joie ardente.

—Pardon, pardon! je n'ai pas dit cela, ma Gabrielle; oh! non, je ne l'ai pas dit. Il y aurait témérité à me le demander … Croyez-vous que jamais l'amour d'une femme puisse payer à un homme le sacrifice de ses convictions et le repos de sa conscience?

Le roi avait malicieusement appuyé sur chaque mot de sa phrase, en affectant un sérieux qui désespéra Gabrielle.

—Là! murmura-t-elle, voilà toute ma peine perdue … il ne se convertira jamais! Que je suis malheureuse! moi une fille de noblesse! moi qui aime tant le roi! moi dont le père et le frère sont des serviteurs zélés de Sa Majesté, moi qui ai perdu un autre frère sous vos drapeaux, sire! n'avais-je pas droit d'espérer que mon maître écouterait favorablement sa servante, et m'accepterait comme l'humble instrument du salut de tout un peuple? Jeanne d'Arc, disait dom Modeste par la bouche de frère Robert, a sauvé Charles VII des Anglais à la pointe de son épée. Vous, ma fille, vous sauverez Henri IV de l'Espagnol.

—Vous n'avez pas d'épée, chère belle.

Gabrielle rougit et baissa les yeux; belle au delà de tout ce que peut rêver l'imagination des poëtes.

—J'espérais, murmura-t-elle, que mon roi ferait par amour pour moi, ce que dix armées ne le forceraient point à faire … ce que l'appât d'une couronne, ce que toute la gloire de ce monde ne réussirait point à lui arracher….

—Eh bien! s'écria le roi, transporté d'amour, je ne promets rien, oh non … je ne puis rien promettre sans de longues méditations; une conversion, ma mie … c'est si grave! Mais, croyez bien que le désir de vous plaire et de calmer votre chagrin sera pour moi le plus actif des aiguillons. Cependant, chère belle, pour me donner du courage, qu'avez-vous fait? Je n'ai jamais trouvé en vous que défiance. Vous venez de m'avouer que vos conseils vous enjoignaient de me désespérer … Comment voulez-vous alors que la persuasion m'arrive?

—Non! non! s'écria Gabrielle prise au piège que le rusé Béarnais lui tendait depuis le commencement de l'entretien, non, il ne s'agit pas de désespoir, bien au contraire; espérez, sire, espérez; mais convertissez-vous.

Le roi triomphant:

—Des gages, ma mie; votre farouche vertu m'a rendu soupçonneux, et des gages sont indispensables.

—J'offre ma parole, sire.

Henri s'approcha de la jeune fille en la regardant tendrement.

—C'est quelque chose, dit-il, que la parole d'une demoiselle de votre qualité, de votre probité; mais détaillons un peu, je vous prie. C'est mon habitude quand je signe des traités d'alliance.

—Je n'en ai jamais signé, dit Gabrielle avec une naïveté enchanteresse.

—Laissez-moi dicter, alors.

—Soit, mon roi.

—Divisons le traité en trois articles. C'est un nombre heureux.
Article premier….

—Article premier, s'écria Gabrielle, le roi se convertira!

—Non, ce n'est point l'usage de poser l'ultimatum en premier lieu. Article premier … Mais, ma chère, nous nous sommes bien trompés tous deux. Il n'y a là-dedans et il ne peut y avoir qu'un seul article pour éviter tout ambage et toute fraude.

-Oh! sire, faites le traité en prince, en gentilhomme, en honnête homme!

—Je le veux ainsi, Gabrielle.

—Faites un traité qui ne m'engage point sans vous engager … Car je vous l'ai dit, une fille de ma race tient sa promesse, quand elle en devrait mourir. Faites de même, vous, un si grand roi! un héros!

—Alors, dictez.

—Merci, j'accepte. Oui, sire, il n'y a qu'un seul article possible.
Le voici:

«Entre très-haut et très-puissant seigneur Henri, quatrième du nom, roi de France et de Navarre, et Gabrielle d'Estrées, noble demoiselle, fille d'un bon et loyal serviteur du roi, a été convenu et juré ce qui suit:

Le jour où le roi aura fait solennellement et publiquement abjuration de la religion prétendue réformée, pour entrer dans le giron de l'Église catholique, apostolique et romaine….»

—Eh bien!… dit le roi enivré.

—Écrivez le reste, sire, balbutia Gabrielle en cachant son visage dans ses mains.

Et aussitôt son tendre coeur, ce coeur généreux s'emplit de sanglots qui débordèrent en larmes au travers de ses doigts de nacre.

Henri se précipita aux genoux de son idole.

—Vous inscrirez au traité, ajouta la jeune fille, que Gabrielle voulait sauver la France.

—J'inscrirai dans mon coeur que vous êtes un ange de bonté, de grâce, d'amour, et, si profondément je l'inscrirai, Gabrielle, qu'il faudra m'arracher le coeur pour effacer votre souvenir.

Il se releva et serra la jeune fille sur sa poitrine, avec un remords d'avoir trompé cette belle âme par le semblant d'une faiblesse d'amour.

Gabrielle, radieuse, remercia le ciel d'avoir touché le coeur du roi, et, dans sa candeur, elle remercia aussi le généreux prince qui lui faisait un tel sacrifice. Ah! si elle eût pu savoir qu'une heure avant, le même article du même traité avait conquis Paris à Henri IV!

Deux pareilles conquêtes: Gabrielle et Paris! Que de rois se fussent damnés pour l'une ou pour l'autre!

Mais Henri se promit au fond de l'âme de racheter la supercherie par tant de tendresse et de constance, que Gabrielle n'y perdît rien.

La main dans la main, tous deux avec un regard loyal scellèrent le traité.

—Et vous n'en parlerez pas au révérend prieur, ni au père Robert, dit le roi gaiement; nous verrons s'ils le devinent. Eux qui savent tout, je les défie de savoir ce qui s'est passé dans le moulin.

—Quand toute l'Europe va retentir de cet acte immense, dit Gabrielle, j'aurai donc le noble orgueil de me répéter, cachée dans un coin: Henri a fait cela pour moi!

Le roi, embarrassé, cherchait une réponse, lorsque Gratienne entra précipitamment.

—Voici maître Denis qui revient, dit-elle.

En effet, des pas lourds et cadencés retentissaient sur la planche du moulin. Le roi se leva pour prendre un avis dans les yeux de Gabrielle.

—Appelez-vous M. Guillaume, dit-elle vivement, vous m'apportez des nouvelles de mon frère, le marquis de Coeuvres.

—Fort bien.

Denis entra.

Le digne garçon fut ébahi de trouver si bonne compagnie au moulin. Gabrielle fit son petit conte de l'arrivée imprévue de M. Guillaume; Gratienne, à son tour, conta la mésaventure de M. Guillaume, qui avait mouillé ses habits en tombant du bateau, et au lieu de l'incrédulité à laquelle toutes deux s'attendaient en présence de ces récits extraordinaires:

—C'est aujourd'hui le jour des événements, dit la meunier. En voilà-t-il de ces événements, bon Dieu!

—Quoi donc? demandèrent les trois complices de la comédie.

—Il n'est rien arrivé aux bons pères? dit Gabrielle.

—Rien du tout, mademoiselle, rien à eux; mais c'est à moi qu'il est arrivé une chose … voilà-t-il pas qu'en mon chemin je trouve un homme assassiné!

Les jeunes filles poussèrent un cri d'effroi.

—Où cela? demanda le roi inquiet.

—À cent pas du sentier de Colombes, au bord de l'eau.

Henri pensa à l'Espagnol, mais Denis le tira bientôt d'erreur.

—Un beau jeune homme, un vrai saint Sébastien!… Est-il possible qu'on ait tué une si belle créature, avec de si beaux cheveux blonds!

—Qu'en avez-vous fait? demanda le roi, ému de la sensibilité de
Gabrielle.

—Je l'ai porté au couvent avec les autres.

—Comment, avec quels autres?

—Avec ses deux camarades.

—Deux autres morts? s'écrièrent le roi et Gabrielle.

—Oh! non, vivants, puisqu'ils portaient le blessé avec moi. Il y en a un petit et un gros.

—Le mort n'est donc plus que blessé, maintenant?

—Oui, mais fièrement! Figurez-vous que le petit est un garde du roi
Henri.

Le roi tressaillit.

—Qui vous a dit cela? s'écria-t-il.

—Lui-même. Et le gros est le colonel du petit.

Henri fit un mouvement si brusque qu'il faillit renverser la table.

—Le colonel des gardes!

—Sans doute, puisque une fois le garde l'a appelé mon colonel.

—Crillon!… Tu as vu Crillon? demanda le roi avec une anxiété qui fit peur au meunier.

-Je ne dis pas que ce soit M. Crillon, balbutia-t-il.

—Un homme carré, bien pris.

—Oui.

—Le sourcil noir, la moustache grise, l'oeil ferme?

—L'oeil terrible: mais ce regard devenait bien triste quand il tombait sur le pauvre blessé!

—Ce ne peut être Crillon, dit le roi.

—Et à présent je crois bien que ce serait lui, s'écria Denis, à voir le respect de tout le monde au couvent, et l'empressement du frère Robert, qui bouge si peu d'habitude. Tiens, j'aurais vu Crillon, le grand Crillon! Ces dix pistoles me viendraient de Crillon!

—Voyons, voyons, expliquons-nous, dit le roi. Raconte par ordre et en détail.

—Oui, raconte, dit Gabrielle.

Denis ouvrait sa large bouche avec la satisfaction d'un orateur attendu, quand une voix sèche et vibrante, venant de la Chaussée, traversa la rivière dans le silence de la nuit, et cria:

—Gabrielle! Gabrielle!

Chacun tressaillit.

—La voix de mon père, dit la jeune fille épouvantée.

—Sitôt revenu!… Il a des soupçons, pensa le roi.

—C'est M. d'Estrées, en effet, ajouta le meunier, en regardant au petit volet du moulin.

—Je suis perdue!

—Silence! dit le roi.

—Gabrielle! appela encore la voix: envoyez le bateau, que j'aille vous chercher.

La jeune fille perdit la tête. Gratienne et elle couraient effarouchées dans le moulin comme deux oiseaux poursuivis.

Le roi, avec sang-froid, leur dit:

—Je vais passer dans l'île, ne craignez rien. D'ailleurs, si vous allez rejoindre M. d'Estrées, il ne viendra pas ici.

—Mais Denis….

—Denis se taira, dit Gratienne.

Denis regardait ébahi, ahuri, sans comprendre.

—J'apporte à mademoiselle de mauvaises nouvelles du marquis de Coeuvres, lui dit tout bas le roi, et il faut les cacher au pauvre père.

—Encore un événement, c'est le jour! s'écria Denis. Pauvre M. de
Coeuvres!… Oh! oui, ne disons rien au père.

—Maintenant, passe vite Mlle d'Estrées pour que son père ne s'impatiente pas.

—A l'instant, dit le meunier, qui se jeta dans le batelet où déjà
Gabrielle et Gratienne avaient sauté.

Tandis qu'il démarrait, le roi appuya son doigt sur ses lèvres, et
Gabrielle en réponse mit une main sur son coeur. Le bateau s'éloigna.
Henri, caché dans l'ombre, le suivit des yeux et de l'âme.

Comme le roi l'avait prévu, M. d'Estrées, aussitôt qu'il eut près de lui sa fille, ne demanda pas de passer au moulin. Henri les entendit échanger de ces questions et de ces réponses, au bout desquelles il y a toujours victoire pour la femme qu'il n'est plus temps de surprendre. Puis le groupa s'éloigna et entra dans la maison de la Chaussée.

—Il serait trop tard pour aller au couvent des Génovéfains, pensa Henri; je coucherai au moulin, et demain j'irai savoir pourquoi Crillon escortait avec un garde ce jeune homme blessé; un jeune homme blond … Serait-ce le comte d'Auvergne, qui est roux? Cet honnête Denis peut bien avoir confondu les nuances. Il faut absolument que je sache à quoi m'en tenir. Je saurai surtout pourquoi mon Crillon a du chagrin.

XVIII

LES GÉNOVÉFAINS DE BEZONS

Le soleil s'était levé radieux dans un ciel sans nuages. Une douce lumière tombait sur les vieux murs du couvent de Bezons et pénétrait les cours intérieures, les jardins et le coeur même de cette heureuse retraite, habilement placée par son fondateur à l'abri du vent du nord, derrière une colline boisée.

Bien qu'il fût déjà cinq heures, et qu'à ce moment, dans l'été, le jour ait commencé depuis longtemps pour les gens qui travaillent, la vie semblait encore endormie dans le couvent, et l'on voyait à peine un ou deux frères servants passer des bâtiments aux vergers pour y cueillir la provision du premier repas.

Cette communauté était bien calme et bien prospère. Limitée à douze religieux par la volonté intelligente de son directeur, mais à douze religieux assez riches, elle n'avait ni les éléments de désordre, ni les causes de ruine qui réduisaient alors à la mendicité une partie des ordres religieux de France. L'abondance et la paix régnaient chez les génovéfains de Bezons. Il est impossible, même à des moines, de ne pas vivre heureux sous un régime pareil.

Nos génovéfains n'étaient pas des lettrés comme les bénédictins ou les chartreux, ils n'étaient point des pèlerins vagabonds comme les cordeliers ou les capucins. Il s'agissait donc de les empêcher d'engraisser comme des bernardins ou de prendre l'exercice violent des jacobins et des carmes. Une discipline sage, humaine présidait à chaque article du règlement, et les douze moines de l'abbaye de Bezons n'avaient pas eu depuis deux ans une querelle entre eux ou une punition du supérieur, lequel gouvernait despotiquement et sans appel, pour le plus grand bien de la communauté.

Il n'avait pas transpiré au dehors que ces religieux s'occupassent de politique, chose bien rare en un temps où dans chaque couvent il y avait une arquebuse et une cuirasse suspendues à côté de chaque robe de moine. Cependant le nombre de leurs visiteurs était grand. Ils s'étaient fait d'illustres amitiés: plus d'une fois de grandes dames avec leur cortège d'écuyers et de pages, des princes, même, étaient venus chercher à Bezons les douceurs d'une hospitalité champêtre.

On vantait le laitage des génovéfains, dont les troupeaux et les ânesses paissaient grassement les berges du fleuve et les clairières du bois. On vantait les belles chambres du couvent, où toute la commodité du luxe mondain se rencontrait unie à la simplicité religieuse. La vue de ces chambres était superbe, l'air exquis, le service affable et la chère aussi abondante que recherchée.

Or, il y avait de la part du public une certaine curiosité provoquée par cette belle administration. Chacun savait que le prieur était muet, qu'il était incapable de se mouvoir, et l'on admirait d'autant plus le talent et la prudence de l'homme qui, privé des deux plus importantes facultés du surveillant et du chef, se multipliait néanmoins à ce point, qu'aucun détail n'échappait à sa perspicacité, sans compter que jamais un ordre n'était en retard.

Nous verrons plus loin s'expliquer ces merveilles, et nous rabattrons ce qu'il faudra de l'enthousiasme général. Qu'il suffise au lecteur, pour le moment, de pénétrer avec nous dans ce couvent modèle, et d'y respirer en entrant l'air pacifique, le silence et la fraîcheur que d'un côté la colline, de l'autre la rivière envoyaient aux arbres et aux hommes.

On arrivait au corps de logis principal par une grande cour plantée d'ormes. A droite et à gauche de la principale entrée s'élevait un pavillon de forme quadrangulaire, habités, l'un par le frère portier, l'autre par le servant des écuries. Les communs, composés de vastes greniers, d'écuries et d'étables, de pigeonniers et de crèches, disparaissaient à gauche sous les marronniers et les chênes séculaires.

Quant au bâtiment réservé à la communauté, il était vaste, peu élevé, sobrement percé de fenêtres ouvertes sur toutes les faces, de sorte que, pour les esprits rêveurs ou amis de la solitude, il y avait des vues charmantes sur la colline verdoyante et déserte qui montait doucement jusque par-dessus le couvent; et, pour les mondains, une vue de la route, du village de Bezons, de la plaine riante, de la rivière, ce grand chemin toujours amusant à voir.

Au rez-de-chaussée, une immense salle en bois de chêne, avec une cheminée gigantesque. Le feu ne s'y éteignait jamais. C'était le parloir et le salon, même pour les indifférents. On en eût fait la cuisine, comme dans beaucoup de communautés religieuses; mais, par une disposition des plus prudentes, les génovéfains avaient caché leur cuisine à l'angle du bâtiment, par derrière, prétendant, non sans raison, que la coutume n'est pas hospitalière d'étaler aux yeux et au nez de ceux qu'on n'invite pas les séductions odoriférantes du dîner. Il fallait aussi que dans les jours de carême ou de maigre, le parfum d'un poulet ou d'une perdrix à la broche ne dénonçât point qu'il y avait des malades dans la maison, ce qui eût fait tort à la réputation de salubrité dont elle jouissait dans tous les environs.

Celte grande salle, parquetée et lambrissée de chêne, renfermait deux ou trois beaux tableaux donnés au révérend prieur par diverses personnes de qualité. De bons sièges la garnissaient, une lampe immense descendait du plafond, et, par de grandes fenêtres à petites vitres enchâssées dans le plomb, filtrait un jour moelleux, intercepté au passage par d'amples tapisseries de Bruges.

Un escalier conduisait de là aux appartements du prieur. Un autre plus vaste menait aux chambres des religieux, séparées absolument de tout le reste. Et enfin le réfectoire s'étendait à droite, bien clos et calfeutré pour l'hiver, bien frais et aéré pour l'été, grâce aux dispositions de l'architecture. On trouvait là au complet cette minutieuse prévoyance du directeur qui semblait avoir partout écrit: netteté, clarté, abondance.

Il était, disons-nous, cinq heures du matin, et les premiers rayons du soleil se reflétaient dans le couvent. Ils éclairèrent au premier étage une belle chambre tendue de cuir espagnol gaufré et doré à la manière de Cordoue, avec des images des saints martyrs et de héros représentés en creux et en relief, les uns avec leurs auréoles d'or, les autres avec leurs glaives également d'or, qui se détachaient sur le fond de couleur fauve.

Un grand lit à baldaquin de velours usé, mais dont les tons écrasés de rouge incarnat et de rosé pâle avec des reflets violacés eussent fait la joie d'un peintre, s'adossait au milieu de la boiserie, abrité sous deux immenses rideaux de ce même velours, ornement de richesse royale à cette époque, et dont, malgré son état de délabrement, la présence en une maison aussi modeste ne pouvait s'expliquer que par un présent ou un souvenir.

Et de fait, c'étaient l'un et l'autre. Ce lit avait été donné au révérend prieur par une de ses bonnes amies, Catherine-Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, soeur des duc et cardinal de Guise, tués à Blois par ordre de Henri III.

La duchesse qui, en différentes circonstances, avait eu recours à l'obligeance et à la sagesse du prieur, lui avait, sur sa demande, envoyé, lors de l'installation des génovéfains à Bezons, c'est-à-dire deux ans avant le commencement de cette histoire, le lit dans lequel son frère le cardinal avait passé sa dernière nuit avant l'assassinat; et ce lit mémorable garnissait l'une des chambres d'honneur du prieuré de Bezons.

C'est là que reposait, pâle et l'oeil éteint, un jeune homme dont le regard cherchait avec une triste avidité le soleil et la vie. Espérance, après quelques heures de sommeil, venait de se réveiller et de se souvenir.

Son coeur battait faiblement, sa tête était vide et douloureuse. Une âcre souffrance, pareille à la brûlure d'un fer rouge, dévorait sa poitrine et sollicitait chaque fibre de son corps. Il eut soif et fit une tentative pour chercher quelqu'un autour de lui et demander à boire.

Mais il ne vit d'abord personne dans la chambre, ce ne fut qu'après une minute d'efforts qu'il découvrit, sous un immense fauteuil, deux jambes poudreuses allongées qu'on eût prises pour celles d'un cadavre, sans certain ronflement pénible qui accusait la fatigue et le rêve pesant d'un dormeur.

Ces jambes appartenaient au pauvre Pontis, qui ayant voulu veiller lui-même le blessé, s'était, après deux heures de lutte contre le sommeil, laissé vaincre par une lassitude au-dessus des forces humaines, et peu à peu, glissant du fauteuil au bord, du bord dessous, avait fini par s'étendre et disparaître complètement enseveli.

Espérance respecta le plus qu'il put ce repos de son gardien, mais la soif desséchait son gosier, la douleur rongeait ses muscles; il poussa un gémissement.

Pontis, que le canon n'eût point réveillé, n'avait garde d'entendre cette plainte vaporeuse comme la voix d'un sylphe. Espérance voulut crier, mais aussitôt un déchirement de sa poitrine l'avertit qu'il fallait supporter la soif et se taire.

Tandis qu'il reposait sa tête avec découragement, la porte s'ouvrit sans bruit, une grande ombre passa entre le soleil et le lit, glissa plutôt qu'elle n'avança dans la chambre, et s'approcha du lit d'Espérance en lui faisant signe de garder le silence. En même temps, ce bienfaisant fantôme allongea le bras, et Espérance sentit tomber sur ses lèvres sèches, entre ses dents contractées, le jus frais et parfumé d'une orange délicieuse que les doigts du fantôme pressaient au-dessus de sa bouche. Une sensation de bien-être inexprimable se répandit dans tout son être; il but avec volupté, sans avoir eu besoin de faire un mouvement, et revenu à la vie, essaya de voir son bienfaiteur et de le remercier; mais déjà l'ombre avait tourné le dos et regagnait la porte après un regard donné aux jambes de Pontis. Espérance ne vit sous un capuchon qu'un bout de barbe grise, et sous la robe du moine qu'une taille qui lui parut gigantesque, et lui fit croire qu'il rêvait. Le fantôme, arrivé à la porte, se retourna pour regarder le blessé, lui faire une nouvelle recommandation de silence et d'immobilité; et cependant Espérance ne vit encore que deux doigts perdus dans une grande manche, comme il n'avait vu qu'un bas de barbe englouti sous un capuchon.

Tout à coup Pontis, qui faisait sans doute un mauvais rêve, bondit sous son fauteuil, auquel, en se relevant, il se heurta la tête. C'était un spectacle risible et dont Espérance eût bien ri s'il n'eût été si douloureux de rire. Le brave garde, se dépêtrant du milieu des franges du meuble, sortit comme un hérisson du terrier, avec les signes les plus marqués de colère contre le fauteuil et contre lui-même.

Il courut à son malade, dont il vit l'oeil ouvert et presque bon.

—Ah! pécore que je suis, dit-il, j'ai dormi! Comment vous trouvez-vous? Parlez bas, tout bas!

—Mieux, dit Espérance.

—Est-ce bien vrai?

—Pontis, murmura Espérance, approchez-vous de moi, bien près, j'ai beaucoup de choses à vous dire.

—Beaucoup, c'est trop, puisqu'on vous a défendu de parler.

—Je serai bref, ajouta le blessé d'une voix aérienne comme un souffle. Répondez-moi seulement en brave soldat, en gentilhomme.

—Mais….

—Jurez d'être vrai.

—Enfin, de quoi s'agit-il?

—Hier, on a examiné ma blessure.

—Oui.

—Mourrai-je, ou ne mourrai-je pas?… Ah! vous hésitez. Soyez vrai!

—Eh bien! le frère qui vous a pansé a dit: S'il ne survient aucun accident, il échappera.

Espérance attachait des regards pénétrants sur Pontis. Il comprit que ce dernier n'avait pas menti.

—Il y a beaucoup d'espoir, s'écria le garde, et quatre-vingt-dix-neuf chances contre une.

—C'est trop. Dans tous les cas, il y a une chance de mort, et pour moi cela suffit. Quand on m'a porté ici, qui vous accompagnait?

—M. de Crillon, qui nous a rencontrés, et qui se désespérait, et qui a failli me tuer.

—Où est-il? que fait-il?

—Il dort, comme moi tout à l'heure.

—Vous n'avez pas manqué à la recommandation que je vous fis là-bas quand vous m'avez relevé et emporté?

—De ne rien dire de votre accident?

—Oui?

—Je n'en ai rien dit; mais M. de Crillon savait votre départ pour Entragues, votre rencontre probable avec ce la Ramée; il m'a beaucoup questionné. Je ne pouvais donc, sans danger pour le secret même, lui faire croire que vous vous étiez blessé par hasard.

—Que lui avez-vous dit, alors?

—Que vous reveniez d'Ormesson, que la Ramée vous avait attendu au coin d'un mur, et donné un coup de couteau.

—Bien, est-ce tout?

—Absolument tout, d'autant mieux que je sais très-peu de chose du reste.

—Que savez-vous?

—J'étais au bas du pavillon, vous entendant vous quereller avec des femmes. Tout à coup un homme a sauté par la fenêtre, presque sur mes épaules, j'ai cru d'abord que c'était vous et j'allais vous embrasser et vous emmener, lorsqu'en regardant le sauteur que j'avais saisi, je reconnais ce coquin de la Ramée. Je l'accroche de mes dix doigts, il déchire son habit et s'échappe, je le poursuis, il disparaît dans les arbres et je le perds après une course furieuse où je me suis fait vingt égratignures aux jambes, et vingt bosses au front. Tout à coup en cherchant au clair de la lune, je vois du sang sur mon pourpoint, à l'endroit où j'avais étreint la Ramée; une idée me vint qu'il était blessé par vous, ou vous peut-être par lui. J'abandonne la poursuite, je retourne au pavillon; plus de bruit, c'était effrayant, on eût dit le silence de la mort. Bientôt une voix s'élève lugubre et qui me fit frissonner, c'était la vôtre; elle n'avait rien d'un vivant. Je bondis d'en bas à une branche, de la branche au balcon; je vous vois étendu, sanglant, je vous saisis, je vous emporte à cheval; je vous tenais sur les bras comme un enfant, dans le dessein de gagner la première habitation venue pour vous y faire panser. Au coin du petit bois, j'entends courir, c'était la Ramée. À ma vue il pousse un cri; je réponds par un autre. Un canon d'arquebuse s'abaisse, la balle me siffle à droite par derrière; je pique, l'autre court toujours, et enfin j'arrive au bord de l'eau comme un fou. C'est là que j'ai trouvé M. de Crillon, qui m'a aidé à vous amener ici.

Espérance écoutait, et repassait douloureusement chaque détail sinistre de toutes ses souffrances.

—Mais, dit-il, vous avez vu quelqu'un avec moi dans le pavillon.

—Oui, une femme pâle, effrayante, collée au mur comme une statue de la Terreur.

—Silence … Que je vive ou que je meure, ne dites jamais que vous avez vu là cette femme … Écoutez, Pontis, vous avez de l'amitié pour moi?

—Oh!… pour mon sauveur!

—Eh bien! jurez-moi que jamais un mot sur cette femme ne sortira de vos lèvres. Cette femme n'est pas coupable; je ne veux pas qu'on l'accuse.

—Vous m'avez déjà prié de me taire. Je me suis tu avec M. de Crillon, malgré toutes ses instances; mais je vous dirai à vous que cette femme était une scélérate de vous voir blessé, mourant, et de ne pas appeler, et de ne pas vous secourir. Je dirai qu'il faut qu'on la punisse…

—Assez!… vous ignorez tout cela; oubliez-le, Pontis. J'ai même à vous demander encore une grâce.

—À vos ordres, cher monsieur Espérance.

—Malgré vos quatre-vingt-dix-neuf chances, il est probable que je mourrai.

—Oh!…

—Laissez-moi finir. Fouillez dans ma bourse, ou plutôt prenez ma bourse elle-même. Elle renferme un billet que vous allez me garder précieusement; je le confie à l'honneur d'un gentilhomme, à la reconnaissance d'un ami.

—Plus bas! plus bas! dit Pontis ému en serrant affectueusement les mains froides du blessé.

—Prenez donc ce billet, et si je meurs, brûlez-le immédiatement après que j'aurai rendu le dernier soupir; si je vis, rendez-le-moi; vous comprenez?

—Monsieur, je vous jure d'obéir à vos volontés; mais vous vivrez, dit
Pontis d'une voix brisée par la douleur.

—Raison de plus, prenez vite ma bourse, pour que ni M. de Crillon ni personne ne la voie ici et n'y découvre ce que je veux cacher.

—Brûlons le billet tout de suite, alors.

—Non pas! Je puis vivre, et en ce cas, j'en aurai besoin.

—Je comprends.

—Ni pour or, ni pour sang, ni demain, ni dans vingt années, ni vivant, ni mourant, vous ne donnerez cette lettre a d'autre qu'à moi!

—Je le jure! dit Pontis en saisissant la bourse, et je mourrai pour ce dépôt sacré comme je jure de mourir pour vous, si l'occasion m'en est offerte.

—Vous êtes un brave homme, merci. Cachez vite la bourse, quelqu'un vient.

XIX

VISITES

À peine Pontis avait-il caché la bourse sous son pourpoint que, dans la chambre d'Espérance, entra M. de Crillon, suivi du frère chirurgien de la communauté, qui, dès leur arrivée, avait déjà examiné la blessure.

Crillon était inquiet, ému. Mais, en homme habitué à souffrir, à voir souffrir, il faisait bonne contenance, affectait un air de profonde satisfaction, et trouvait tout superbe, le temps, le visage du blessé, la chambre et les tentures. Le digne chevalier débuta par une phrase qui trahissait toute l'agitation de son esprit, car elle eût été stupide de la part d'un indifférent.

—Voilà, dit-il, un jeune homme bien heureux d'avoir reçu cette égratignure. Elle lui procure le plus beau gîte, dans la meilleure hôtellerie de France. Peste! un lit chez les génovéfains de Bezons, quel aubaine! et un lit de cardinal, dit-on!

Et comme Pontis riait du bout des dents:

—Si j'en eusse trouvé un semblable chaque fois que mon corps a été endommagé, continua Crillon, je me réjouirais de mes cinquante blessures.

Il cherchait et rencontra un faible sourire sur les traits pâlis d'Espérance.

Cependant le frère avait préparé sa trousse et se disposait à examiner la plaie. Crillon, pour occuper l'esprit du malade, voulut faire causer Pontis ou le chirurgien. Ce dernier répondit tant qu'il en fut aux opérations préliminaires; mais au moment de lever l'appareil il se tut, et Crillon retomba dans le vide après tant de frais perdus.

Tandis que le frère examinait avec attention la blessure, où déjà la nature réparatrice avait commencé son merveilleux travail, quelques religieux, attirés par la curiosité, poussèrent doucement la porte, et regardèrent de loin cet émouvant spectacle.

Le chirurgien, sans dire un mot, acheva sa tâche, remit tout en ordre autour de lui, et il fût sorti de la chambre, si Crillon, impatient, ne l'eût arrêté en lui disant avec un visage riant:

—Eh bien! c'est un homme sauvé, n'est-ce pas?

—S'il plaît à Dieu, répondit le frère en s'esquivant avec un salut profond sur cette réplique évasive.

—Vous entendez, s'écria le chevalier qui s'approcha d'Espérance; il le dit: vous êtes sauvé, mon jeune compagnon.

—S'il plaît à Dieu, murmura Espérance, à la sagacité duquel n'avait pas échappé l'ambiguïté de cette réponse.

—J'en étais sûr, continua Crillon. Je me connais en blessures, et j'en ai vu, je devrais dire j'en ai eu, de plus cruelles. Aujourd'hui, mon vieux cuir n'y résisterait pas, mais quand on a votre âge, on est vraiment immortel.

Cette superbe exagération ne rassura point Espérance; cependant le sentiment qui la dictait était tellement affectueux, qu'il méritait sa récompense. Espérance étendit la main pour saisir celle de Crillon.

—Voyons, dit le chevalier en s'asseyant près du lit, à présent que je suis tranquille sur votre état, tout à fait tranquille, et il appuya sur ces mots, je vous annonce que le roi m'attend a Saint-Germain dans la matinée, sans doute pour quelque affaire. Je vous laisserai Pontis avec un congé de … de ce qu'il vous faudra pour être tout à fait rétabli. Pontis apprendra le métier de garde-malade. Je le crois un brave garçon: ce n'est pas que je lui pardonne d'être arrivé trop tard; je ne le lui pardonnerai jamais.

—Mon colonel, j'ai tant couru! s'écria Pontis.

—Jamais, bélître que vous êtes: Coriolan est un cheval que vous eussiez dû conduire à Ormesson de façon à devancer M. Espérance d'un bon quart d'heure, bien que vous fussiez parti une demi-heure après lui. Coriolan!… on voit bien que ces Dauphinois n'ont pas de chevaux! Qui vous a appris à monter à cheval? Quelque maraud. Quand on a dans les jambes une bête comme Coriolan, on arrive où et quand on veut! Mais, enfin, laissons cela, le mal est fait. Je disais donc que vous demeurerez ici, près de M. Espérance à qui je vous donne, entendez-vous bien? Je ne vous dis pas à qui je vous prête. Non! je vous donne à lui. M. Espérance est un très-grand seigneur que vous me ferez le plaisir de traiter avec respect et considération.

—Monsieur, balbutia Pontis avec des larmes dans les yeux, vous me punissez quand je suis innocent, vous me blessez!…

—Comment cela, cadet?

—Vous voyez bien que j'aime tendrement M. Espérance, par conséquent il est inutile de me recommander du respect, c'est un sentiment moins fort que mon amitié.

—C'est assez bien répondu, dit Crillon en se tournant vers Espérance. Le drôle a du bon, je le crois. Seulement, pas d'écart! Que cette amitié-là soit disciplinée. Vous avez de l'amitié aussi pour moi, maître Pontis, je suppose?

—Certes, oui, mon colonel.

—Eh bien! cela ne vous empêcherait pas de m'obéir aveuglément?

—Au contraire.

—Voilà que nous nous entendons. Vous ferez pour le service de M. Espérance tout ce que vous feriez pour mon service ou celui du roi, c'est tout un.

Pontis s'inclina respectueusement.

—La consigne? dit-il avec un sérieux comique qui dérida le front d'Espérance et fit sourire Crillon lui-même.

—Assiduité dans cette chambre. Conduite irréprochable en ce couvent. Obéissance aux ordres du prieur, qui est, dit-on, un grand esprit et un bon coeur.

Pontis s'inclina encore.

—Est-ce tout, monsieur?

—Ah!… une seule bouteille de vin par jour.

Le garde rougit.

—Enfin, continua Crillon en se rapprochant de Pontis, pas un mot du roi, ni des affaires de la guerre ou de la religion. Nous sommes en pays neutre, et ce n'est point séant que le blessé pansé par l'ennemi tourmente son hôte.

—Sommes-nous chez l'ennemi? demanda faiblement Espérance.

—On ne sait jamais où l'on est quand on est chez des moines, dit Crillon. Seulement il ne faut pas oublier de regarder la façade de la maison. On y voit une croix, n'est-il pas vrai?

—Oui, monsieur, dit Pontis.

—Eh bien, cela signifie que nous sommes dans la maison de Dieu. Au dedans, paix et bonne volonté, voilà la consigne. Dehors, comme dehors.

Crillon prit dans ses mains la fine main d'Espérance, la serra tendrement, et d'une voix ferme:

—Maintenant, je songerai à vous venger, dit-il, car le crime en vaut la peine.

—Me venger….

—Harnibieu! comme vous faites l'étonné! Est-ce donc que mon idée tombe des nues! Vous êtes donc une fille? Quoi! un bandit vous attend au coin du mur, et vous envoie un coup de couteau, la coltellata, comme on dit à Venise … il vous tue, car enfin vous seriez mort si on ne vous eût pas emporté, et vous ne voudriez pas que j'appelasse cela un crime?

—Monsieur, je crois que l'affaire me regarde, et qu'une fois en santé….

—Vous me rendrez-fou! Mais je ne veux pas parler si haut. L'affaire vous regarde! Qu'est-ce que cela signifie?

—Que je rendrai un coup d'épée pour un coup de couteau.

—Harnibieu! si je savais cela, je serais capable de vous laisser crever tout seul dans votre coin comme un cheval teigneux! Qu'est-ce que ces moeurs-là, mon maître! L'épée contre un poignard? mais on ne porte plus de poignard aujourd'hui. Vous vous battriez avec un assassin, vous! Je vous le défends! mais sur votre tête!

—Monsieur, il faut examiner les circonstances. Ce la Ramée a peut-être été provoqué.

—Provoqué, par un passant inoffensif; provoqué par un jeune homme qui s'en va bayer aux balcons, ou qui en revient? Provoqué! mais alors on ne se cache pas à l'ombre d'un mur, on ne coupe pas le jarret de son provocateur.

—Je répète que peut-être tels ne sont pas les détails de cette rencontre.

Crillon se tourna vivement vers Pontis:

—Celui-ci m'a donc menti, alors?

—Je ne dis pas cela, ajouta Espérance.

—Si, si, les détails sont exacts, s'écria Pontis avec acharnement, c'est un assassinat! avec toute sorte de circonstances épouvantables, et qui font dresser les cheveux sur une tête de chrétien.

Espérance, vaincu, garda le silence.

—Tu conclus comme moi, cadet. Bien. Je m'en vais donc à Saint-Germain. Je raconterai la chose au roi. Le roi aime les histoires. Celle-là l'intéressera. Il a failli en voir une page. Et lorsqu'il saura tout ce qui orne cette histoire… Je me charge de la conter en détail.

—Monsieur, monsieur, dit Espérance d'une voix suppliante, accordez-moi au moins une faveur.

—Je sais ce que vous allez dire. Vous allez demander grâce pour ces coquines de…

—Monsieur, pas de noms si haut!

—Des scélérates qui sont la cause première de tout le mal, qui peut-être ne sont pas étrangères au crime!

—Monsieur!…

—Au crime! très-bien! faisait Pontis en se frottant les mains.

—Au guet-apens! car je soutiens qu'il y en a eu un, continua Crillon s'exaspérant de plus en plus.

—Oui, au guet-apens! dit Pontis radieux.

—Et vous demandez qu'on ménage de pareilles créatures, après ce que je vous ai déjà conté sur elles!

—Par pitié! dit Espérance, vous ne voulez pas pousser ma vengeance plus loin que je ne la veux pousser moi-même.

—Bah! pourquoi non? Tous les jours un coeur faible pardonne, mais la justice ne pardonne pas.

—La justice! parfait, dit Pontis.

—Tous les jours, un chrétien excellent comme vous absout son meurtrier, mais le bourreau n'absout pas!

—Le bourreau! bon! s'écria Pontis en sautant de joie.

Espérance joignit les mains, ses yeux se cernèrent. L'effort violent qu'il faisait pour supplier, l'accabla de fatigue, et il pencha la tête comme s'il allait s'évanouir.

Crillon, effrayé, l'entoura de ses bras, le ranima, le caressa comme un enfant.

—Eh bien, dit-il, ne parlons plus des femmes; vous les défendez, vous leur pardonnez, soit. On ne fera pas mention d'elles.

—À personne, murmura Espérance.

—Pas même au roi. Êtes-vous content?

—Merci, dit faiblement le blessé avec un regard de tendre reconnaissance.

—J'espère que vous faites de moi ce que vous voulez, continua Crillon. Donc, les femmes sont hors de cause, on les retrouvera tôt ou tard. Quant à l'homme, c'est différent, je ne vous le céderai point; de retour à Saint-Germain, je l'envoie chercher.

Espérance voulut faire un signe.

—Ah! ne discutons plus, dit Crillon, plus un mot, je vous comprends. Puisque vous désirez que cette affaire s'éteigne, vous craindriez le bruit d'un procès criminel dirigé contre l'assassin, vous craindriez des révélations, des confrontations, enfin tout le grimoire. N'est-ce pas votre pensée?

Espérance, épuisé, répondit oui, par un mouvement des paupières.

—Nous n'aurons ni juges ni greffiers, ajouta Crillon; nous ne ferons ni plainte ni enquête; j'arrangerai cela en famille, sans façon, avec M. la Ramée. Allons, Pontis, faites seller mon cheval. A propos de cheval, qu'est devenue la bonne jument d'Espérance?

—Ma pauvre Diane! murmura le blessé.

—Probablement, monsieur, dit Pontis, elle sera restée attachée à l'arbre où je la vis hier soir.

—Bah! là où l'on assassine on peut bien voler un peu. Mais la jument se payera en même temps que le coup de couteau. Adieu, Espérance; bon courage, ne pensez à rien qu'à moi. Mon cheval, Pontis!

Le garde s'élança dehors; mais il se heurta sur le seuil à un moine qui entrait, une lettre à la main.

—Pour M. de Crillon, dit le moine.

—Qu'y a-t-il? et comment sait-on que je suis ici? demanda le chevalier surpris.

—Un étranger a remis ce billet au frère portier, pour le chevalier de
Crillon, répliqua le moine.

Crillon prit le papier et le serra vivement dans sa main dès qu'il eut reconnu l'écriture.

—Le roi ici! se dit-il avec inquiétude; qu'est-il arrivé?

Et il lut avidement. Son front s'éclaircit aussitôt.

—Fort bien, dit-il à Pontis d'un air calme, je ne partirai pas sur-le-champ.

Puis, au moine:

—Voulez-vous demander au révérend prieur la faveur de laisser entrer au couvent, près de ma personne, un cavalier de mes amis, qui par hasard a su mon séjour dans cette maison, et voudrait me dire quelques mots d'importance?

—Monsieur, répliqua le frère, il m'est impossible de pénétrer auprès du révérend prieur, mais je m'adresserai, si vous le trouvez bon, au frère parleur.

—Le frère parleur! dit Crillon surpris, car ce titre singulier ne manquait jamais son effet.

—C'est lui, dit le moine, qui communique seul avec notre prieur, et qui peut lui transmettre votre demande.

—Va pour le frère parleur, mon cher frère, dit Crillon avec un salut plein d'onction.

Et se retournant vers Pontis:

—Qu'est-ce que c'est qu'un frère parleur? dit-il, le savez-vous?

—Non, monsieur, répliqua le garde.

Tous deux regardèrent Espérance.

—Ni moi, murmura celui-ci.

Le moine revint presque aussitôt.

—Voilà qui est expéditif! s'écria le chevalier.

—La cellule du frère parleur est à deux pas de cette chambre, monsieur, répliqua le moine, et le digne frère a répondu qu'il allait immédiatement demander l'autorisation au prieur. Et, tenez, il descend; le voilà qui regarde par la fenêtre qui donne sur la grande cour. Sans doute il voit l'étranger qui vous attend à la porte, et il ne le fera pas attendre longtemps.

—Il faut que je voie un peu comment est fait un frère parleur, pensa
Crillon, qui se pencha au dehors pour suivre des yeux le personnage
qu'on venait de lui signaler. Qu'il est long! qu'il est maigre!
Harnibieu, qu'il est long!

—Le digne frère est quelquefois très-grand, en effet, répondit le moine.

—Comment, quelquefois? dit Crillon, est-ce qu'il est quelquefois petit.

—Quand il se courbe, oui, monsieur.

Crillon regarda le moine avec des yeux défiants et pensa qu'on voulait se moquer de lui.

—C'est un peu ce qui arrive à tout le monde, dit-il; moi aussi, quand je me courbe, je suis moins grand que quand je me tiens droit. Vous ne m'apprenez rien de nouveau, mon frère.

Le moine répondit avec une parfaite douceur:

—Personne ne ressemble au frère parleur, monsieur; il a souvent des douleurs de goutte qui le plient en deux morceaux, et alors il est petit comme un enfant. En ses jours de santé il se redresse, et alors il touche à beaucoup de nos plafonds.

—Il se porte bien aujourd'hui, dit Crillon, j'en suis charmé.

On entendit alors un coup de clochette dans le corridor voisin.

—Voilà notre frère qui entre chez notre père, dit le moine, on m'appelle en bas pour que je rapporte la réponse. Permettez que je m'y rende, ajouta-t-il avec un soupir en manière d'oraison funèbre.

—C'est toujours drôle un moine, dit Crillon à Pontis, que tout cela venait d'ébahir. Mais ceux-ci sont plus que drôles. Frère parleur!… Qu'il est long! Je n'ai jamais connu qu'un homme aussi allongé… mais celui-là, aujourd'hui, serait un fantôme. Pauvre Chicot!

—Il faut, dit Espérance d'une voix faible, que ce soit ce brave génovéfain qui, tout à l'heure, quand tout le monde dormait, et que je pleurais de soif, est entré et m'a fait boire. Ce charitable frère m'est apparu comme un géant, et j'attribuais à la fièvre cette dilatation de ma prunelle, qui me faisait paraître son bras plus long que deux bras ordinaires.

Le moine rentra.

—La permission est accordée, dit-il à Crillon, et le cavalier que vous attendez peut entrer. Vous plaît-il qu'on l'amène ici, mon cher frère?

—Non pas, non; dans ma chambre, si vous le voulez bien. D'ailleurs, j'y vais moi-même, ajouta Crillon, qui craignait de trahir par trop d'empressement et de respect la qualité du visiteur qui lui arrivait, et dont le billet contenait à ce sujet les plus strictes recommandations d'incognito.

Le frère sortit pour chercher et conduire l'étranger dans la chambre où Crillon avait passé la nuit, et le chevalier tirant Pontis à part entre la porte et le corridor de façon à n'être pas entendu d'Espérance:

—Il y a, lui dit-il, dans les poches de M. Espérance, un billet.

Pontis tressaillit.

—Tu le prendras et me l'apporteras, dit Crillon, mais sans qu'il s'en doute.

Pontis, étourdi, cherchait une réponse.

—En fouillant dans son pourpoint, garde qu'il ne s'aperçoive de rien. On dirait qu'il nous observe: rentre vite, et fais ce que je t'ai commandé aussitôt que tu en trouveras l'occasion.

Après avoir dit ces mots au cadet, il envoya un sourire d'adieu à son blessé, rejoignit le moine dans le corridor, non sans avoir adressé à la cellule du frère parleur un regard tellement curieux qu'il eût assurément percé la porte si elle n'eût été faite d'un bon chêne croisé de solides pentures.

Cette porte, du reste, n'était pas hermétiquement fermée, à ce qu'il paraît, car à mesure que Crillon descendait, elle s'ouvrit, poussée par l'air, sans doute, et ne se referma complètement qu'au moment où l'étranger, conduit a la chambre de Crillon, y fut introduit et s'y enferma plus vite qu'on n'eût pu s'y attendre.

Nous pourrions ajouter que par l'entre-bâillement de cette porte, Crillon, s'il se fût retourné, aurait pu voir briller deux yeux capables d'éclairer l'escalier tout entier, bien qu'un capuchon gigantesque les ensevelît sous son ombre.

XX

QUI VEUT LA FIN VEUT LES MOYENS

Crillon, dès qu'il fut seul avec le roi, lui demanda avec empressement la cause de cette visite inattendue.

Henri jeta sur un meuble le chapeau dont il s'était couvert le visage à son entrée au couvent; il respira largement l'air pur de la vallée et répondit avec une tristesse qui frappa tout d'abord le chevalier:

—Il y a plusieurs causes, mon cher Crillon. La première, c'est mon inquiétude à votre sujet. Qu'est-ce que cette histoire de blessé, de garde et de grand chemin? Tout cela est donc vrai, bien que raconté par un meunier?

—Malheureusement vrai, sire.

—Et comme je vous vois hésiter, comme on vous a dit fort en peine, est-ce que le blessé serait M. le comte d'Auvergne?

—Pas du tout, sire, malheureusement encore.

—Oh! oh! voilà qui est dur pour le fils de Charles IX.

—Je ne l'aime pas, sire, et je le voudrais dans le lit où en ce moment repose, fort mal équipé, mon pauvre blessé.

—Vous soupirez; ce jeune homme est-il des vôtres?

—Oui, sire. On me l'a recommandé; je l'aime fort, répliqua Crillon en mâchant ses paroles comme un homme oppressé par le chagrin.

—Blessé … dans un combat? par un adversaire, par le garde qui l'accompagnait, peut-être?

—Non, sire; par un assassin.

—Si peu roi que je sois, mon brave Crillon, je le ferai écarteler.

—Je retiens votre parole, sire.

—Et le blessé vivra, n'est-ce pas?

—Je l'espère.

—Voilà qui est bien, dit le roi pensant déjà à autre chose.

—Sire! quelle que soit votre bonne volonté, se hâta de dire Crillon, vous n'êtes point venu ici seulement pour m'entretenir de mes affaires, et je soupçonne quelque chose d'urgent dans les vôtres.

—En effet, quelque chose de fort urgent. Quels sont les moines qui tiennent cette abbaye?

—Des génovéfains, sire.

—Je le sais bien. Mais il y a moine et moine. Ceux-ci dirigent absolument la conscience de ma maîtresse, et la poussent à des rigueurs qui me contrarient.

—Je ne connaissais point nos hôtes, mais ce que vous me dites, sire, m'enchante. Nous sommes donc chez de braves gens?

—Allons! allons! maître sage, moins de vertu et plus d'humanité. Ces moines m'ont paru avoir d'étranges façons: l'un est gras, l'autre est maigre; l'un ne parle jamais, l'autre parle toujours; je flaire en tout cela quelque sournoiserie.

—Celui qui est maigre, s'écria le chevalier, me fait aussi un singulier effet. Le parleur, n'est-ce pas?

—Je veux absolument, puisqu'il parle à tout le monde, qu'il me parle à moi, dit Henri. D'ailleurs, on a piqué ma curiosité. Gabrielle prétend que le prieur sait d'avance tout ce que je fais, et comme, en ce moment, je me trouve moi-même ne pas savoir ce que j'ai à faire pour une chose des plus importantes, nous verrons, ventre saint-gris! si le frocard est aussi bon devin qu'il en a la réputation. Qu'il me tire de l'embarras où je suis, et je le proclame lumière. C'est comme cela que, modestement, il se laisse appeler l'illustre dom Modeste.

En voyant le front assombri du roi, Crillon hocha la tête.

—Les jours ne se ressemblent pas, dit-il. Hier nous étions à la joie, on triomphait; aujourd'hui, brouillard et deuil! Cependant, sire, nous avions tout gagné hier au soir.

—Nous pourrions bien avoir tout perdu ce matin, répondit le roi. Mais d'abord, avant de causer affaires, où est-on ici?

—Dans une belle chambre, comme vous voyez.

—Je n'aime pas les chambres de couvent, celles qu'on destine aux visiteurs surtout; elles ont toujours quelque cachette bourrée d'espions, ou quelque soupirail qui conduit la voix en des endroits où elle ne devrait point aller. Parlons bas.

Crillon se rapprocha.

—Sache, mon ami, dit Henri IV, que peut-être, à l'heure qu'il est, tout ce que j'ai conclu hier avec Brissac est défait.

Crillon tressaillit.

—Quoi, dit-il, notre paix conclue, nos Espagnols battus sans combat, le royaume de France, ce beau gâteau que nous devions dévorer d'une bouchée…. Allons, allons, sire, n'y a-t-il pas dans cette funèbre vision quelque nuage noir, de ceux qui vous montent au cerveau à chaque rigueur de vos maîtresses.

—Plût au ciel. Je gémis fréquemment, tu le sais, Crillon, mais jamais pour les choses de peu de valeur. Or, écoute bien, je gémis en ce moment, et beaucoup.

Crillon devint attentif.

—J'attendais, ce matin, ma correspondance au pont de Chatou. J'avais choisi ce rendez-vous comme voisin de la maison d'Estrées, où, par parenthèse, j'espérais passer une belle nuit.

Le roi soupira.

—Où donc l'avez-vous passée, sire?

—Dans un moulin.

—Il y a des nuits aussi belles au moulin qu'ailleurs.

—Cela dépend de la façon dont tourne la roue, soupira encore l'amant infortuné; mais ne mêlons point les affaires d'Henri à celles du roi de France. Ce matin donc, la Varenne, venant exprès de Médan où je l'avais laissé pour dérouter M. d'Estrées, la Varenne m'a apporté mes dépêches. Il y en avait une d'Espagne.

—Encore? dit Crillon.

—Encore, dit le roi. Toujours l'Espagne. Affreux pays dont je rêve nuit et jour! Il est dans la destinée de ces maudits de me chagriner sans relâche, soit quand je les bats, soit quand ils me battent. Je les croyais bien battus hier, n'est-ce pas? et je t'avais communiqué cette heureuse dépêche, surprise à la jésuitique congrégation de l'Escurial.

—Bien heureuse, en effet, et nous avions béni ensemble l'espion assez adroit pour tromper des inquisiteurs et voler des Espagnols. Harnibieu! est-ce nous qui serions volés, sire? Ce ne peut être là cette nouvelle qui vous est arrivée ce matin par le courrier d'Espagne?

—Voilà précisément l'enclouure. C'est la propre dépêche de mon agent secret près de Philippe II, et il ne me dit pas un mot de ce qu'hier j'ai annoncé comme certain à Brissac. Tout au contraire, il annonce que les états nommeront M. de Mayenne.

Crillon ouvrit de grands yeux.

—En sorte? dit-il.

—En sorte que cette dépêche qui m'a été rendue hier sous le couvert de mon agent, comme venant de lui; cette dépêche qui annonçait le mariage projeté entre l'infante et le jeune Guise; cet événement qui a révolté Brissac et l'a décidé à tourner pour nous est une fausse nouvelle qui sera démentie bientôt, et paraîtra une mystification à Brissac, un misérable et plat artifice destiné à le convertir. En sorte que, joué moi-même par je ne sais quelle infernale combinaison, je vais perdre peut-être tout le gain de ce revirement du gouverneur de Paris, et assurément l'immense bénéfice du dégoût que le plan de Philippe II eût soulevé en France.

—Voilà un méchant tour, murmura Crillon, confondu. Mais, sire, vous seriez-vous laissé abuser?

—On croit ce qu'on désire, et le parti ligueur se compromettait si heureusement pour moi par cette intrigue antinationale, que j'y ai cru.

—Il y avait un cachet, cependant, pour fermer cette dépêche….

—Celui même de mon agent.

—Alors c'est la dépêche de ce matin qui est fausse.

—Je l'ai d'abord espéré, mais la Varenne l'a reçue de l'agent lui-même, qui arrive d'Espagne, où l'on a failli le découvrir comme espion à mes gages, et voulu le pendre. Il arrive, dis-je, et tellement harassé qu'il n'a pu venir jusqu'à moi.

—Voilà de mauvaises affaires, sire.

—Oh! la vie, quelle bascule! Hier, nous touchions les nuages du front, aujourd'hui….

—Aujourd'hui nous nous crottons dans une mare. Mais, sire, il ne faut pas se désespérer pour si peu. M. de Brissac revirera encore, disiez-vous?

—Certes, oui, quand il saura que je l'ai berné.

—Eh bien, nous reprendrons la cuirasse, nous tirerons l'épée, et cette fois, M. de Brissac sera content, car nous lui ferons franc jeu.

—Encore se battre, encore tuer des Français!

—Qui veut la fin accepte les moyens.

—Je veux la fin, dit Henri d'une voix brève, et je l'aurai. En attendant, il importe que je parle à ces moines. Je vous répète, mon ami, qu'ils savent trop bien mes affaires et s'en occupent avec trop de zèle pour que je ne gagne point quelque chose à causer avec eux. Les conspirations de toute nature s'organisent aujourd'hui dans les couvents. J'en sais une ici, chez les génovéfains, et, bien qu'elle ne semble intéresser que Henri dans la personne de sa maîtresse, Gabrielle, elle intéresse aussi le roi, puisque les génovéfains le poussent vers l'abjuration, en lui montrant Gabrielle comme récompense: moyen de moine dont s'accommode ma petite politique amoureuse. Mais comment savent-ils que j'aime Gabrielle? pourquoi veulent-ils que j'abjure? Tout cela vaut que je les interroge. Veuillez donc, mon cher Crillon, demander, comme pour vous, une audience au prieur, une audience secrète.

—J'y vais, sire.

—Vous pensez qu'ils ne me connaissent point?

—Rien ne le prouve jusqu'ici; mais en vous voyant, peut-être vous reconnaîtront-ils.

—Peu importe. Je jouerai cartes sur table. Nous sommes ici dans un couvent gouverné par un prieur renommé pour ses lumières. Henri de Navarre, le huguenot, peut, sans rien compromettre, venir consulter ce prieur, comme il en a consulté tant d'autres de toutes robes et de toutes sectes. Voilà mon motif, s'ils me reconnaissent. J'irai plus loin dans mes investigations, s'ils ne me reconnaissent pas.

Crillon, ayant réfléchi un moment.

—Croiriez-vous, sire, dit-il, à quelque parenté fâcheuse entre ces génovéfains et celui qui vous a fait parvenir la fausse dépêche d'hier?

—Je ne crois à rien et je crois à tout. C'est une logique dont je me trouve fort bien depuis que j'exerce l'état de prétendant à la couronne.

—Cependant vous soupçonnez une personne, sire?

—J'en soupçonne plusieurs; mais d'abord il y a là dedans la main d'une certaine femme….

—Entragues, n'est-ce pas? dit vivement Crillon, heureux de mordre sur son antipathie.

—Oh! répliqua Henri avec dédain, les Entragues n'ont pas assez d'esprit pour cela. Qu'est-ce que ces Entragues? de plats intrigants. Non, chevalier; quand je dis une femme, je la comprends forte. Appelons-la Montpensier, si vous voulez, Crillon. C'est une terrible jouteuse celle-là!

—Le feu roi en sut quelque chose, dit Crillon avec un accent pénétré.

—C'est une femme boiteuse qui fait de bien grands pas lorsqu'il le faut.

—C'est votre ennemie mortelle, sire.

—Sans doute, puisque je veux être roi, qu'elle veut être reine, et qu'elle sait que je ne l'épouserai pas. Je rapproche donc ce nom de Montpensier du nom des génovéfains, parce qu'un instinct particulier m'y pousse, parce que ce nom, d'ailleurs, s'accole toujours à quelque nom monacal, parce qu'on dit Montpensier et Jacques Clément!

—Hélas, oui, sire, vous avez raison, comme toujours.

—Va donc demander pour moi cette audience au révérend prieur.

Crillon se dirigea aussitôt vers la porte.

—Attendez, dit le roi rêveur. Si l'on vous accorde cette audience, ne quittez point le couvent.

—Mais, je ne le quitterai que d'après vos ordres, sire, dit Crillon surpris de cette distraction presque mélancolique du roi.

—C'est que, voyez-vous, je songe à deux choses à la fois, mon brave chevalier: je voudrais vous avoir ici, près de ma personne, et, d'un autre côté, je voudrais vous prier de faire avancer dans les environs la petite troupe qui accompagnait la Varenne ce matin, et à qui j'ai donné l'ordre de louvoyer en m'attendant sur le bord de la rivière, après Chatou.

—Si ce n'est que cela, sire, rien de plus facile; mais craignez-vous quelque chose avec moi?

—Je crains pour vous et pour moi, Crillon, dit Henri avec calme, ou plutôt je ne crains ni pour l'un ni pour l'autre; mais depuis que j'ai respiré l'air de cette maison, il me vient des idées de défiance que je ne saurais définir. Je ressemble à ces chats qui, partout où ils entrent pour la première fois, essayent l'atmosphère avec leur nez, le sol avec leurs pattes, et se rendent compte de chaque chose par le sens qui correspond à cette chose. Nous sommes chez des moines dont nos yeux ont vu l'habit; mais tâchons de voir sous la robe.

Tout à coup Crillon poussa une exclamation qui fit bondir le roi du siège où il était assis.

—Harnibieu! dit-il, je suis un maroufle.

—Eh quoi!

—Un bélître, un boeuf. J'allais dire un cheval; mais c'est une bête trop sensée pour être comparée à un animal de mon espèce.

—Crillon, vous vous maltraitez beaucoup, mon ami. Pour quelle cause, s'il vous plaît?

—Parce que, sire, j'avais oublié de vous dire que mon pauvre blessé, mon protégé, est couché, à l'heure qu'il est, dans un lit….

—Vous me l'avez dit, Crillon.

—Savez-vous dans quel lit, mon roi?

—Vos yeux sont effrayants, mon chevalier!

—Dans le lit d'un Guise!… dans le lit du cardinal tué à Blois! dans le lit donné par une amie à son ami, par Mlle de Montpensier à dom Modeste Gorenflot, prieur. La duchesse a seulement changé de moine. En 1589, le jacobin: le génovéfain aujourd'hui.

—Qu'est-ce que je vous disais, Crillon? dit le roi avec une froide tranquillité en se croisant les bras sur sa poitrine, je sentais ici une odeur de Guise!

—Nous sommes dans la caverne!

—Eh bien! tâchons d'en sortir, mais non pas sans avoir vu de près les habitants. Allez, sans rien manifester, chercher l'escorte dont je vous parlais.

—Vous quitter, harnibieu! dans une maison où il y a le lit d'un Guise! Non! J'ai là Pontis, qui fera la commission aussi bien qu'un autre, et qui ne vous défendrait pas aussi bien que moi.

—Qu'est-ce que Pontis?

—Un de mes gardes.

—Ah! le compagnon du blessé?

—Précisément. Mais, j'y songe, à quoi bon causer avec ces enragés moines, qui n'attendent peut-être que cela; quittons-les sans causer. Vous pourriez, au lieu des renseignements qu'on ne vous donnera peut-être pas, recevoir quelque bon coup qu'on vous donnera.

—Bah! Je parerai avec mon épée. Ce que vous venez de me dire de l'esprit de la maison, n'a fait que doubler ma curiosité.

—Gare la manche du moine! les génovéfains en ont d'énormes. Et puis, si vous m'en croyez, indépendamment de la manche, que vous secouerez, frappez-leur sur le ventre, cela peut passer pour une caresse familière, et en même temps on sait s'ils cachent un poignard sous la robe.

—Oui, mon Crillon, oui.

Le roi souriant ouvrit la porte qui donnait sur le corridor dans lequel se promenait en long et en large un religieux courbé comme par le poids austère de la méditation.

—Veuillez, mon cher frère, cria Henri, demander au révérend père prieur un moment d'entretien de la part du chevalier de Crillon.

Le moine s'inclina sans répondre et descendit par un escalier voisin.

—Mais, sire, dit Crillon, quand ils verront que ce n'est pas moi.

—Il sera trop tard pour s'en dédire.—Envoyez votre garde où vous savez. J'attends ici la réponse du prieur.

Crillon recommandait pour la millième fois la prudence à son maître, quand, dix minutes après, un enfant, au service des génovéfains, heurta doucement à la porte de la chambre et annonça que le révérend père prieur serait honoré de recevoir chez lui M. le chevalier de Crillon.

Henri, se leva, serra son ceinturon, s'assura que son épée jouait facilement dans le fourreau, abattit son large chapeau sur ses yeux jusqu'à moitié du visage, et suivit le jeune guide, après avoir pressé dans ses deux mains la vaillante main de son colonel des gardes.

Celui-ci courut porter la commission à Pontis.

Henri n'eut pas un long chemin à faire. Au bout du corridor, il trouva un petit degré particulier, lequel aboutissait à l'appartement du prieur, précédé d'un vestibule.

L'enfant poussa la porte d'une grande chambre dont les contrevents étaient soigneusement fermés; il annonça de sa petite voix M. le chevalier de Crillon, et sortit après avoir tiré sur lui deux portes.

Le roi demeura quelques instants dans l'ombre, admirant cette précaution du prieur, qui voulait sans doute cacher à l'étranger le jeu de sa physionomie. C'est un artifice familier aux femmes et aux diplomates.

Cette précaution ne pouvait déplaire à un homme qui désirait précisément la même chose. Il fit deux pas en regardant autour de lui, et peu à peu sa vue s'accoutumant aux ténèbres, il distingua tous les détails de ce théâtre bizarre sur lequel allait se jouer une scène que le lecteur ne jugera peut-être pas indigne de sa curiosité.

XXI

LE FRÈRE PARLEUR

Le lit à colonnes d'ébène tordues et sculptées s'élevait dans l'angle de la chambre. Le roi y chercha tout d'abord son interlocuteur, ne pouvant croire qu'un prieur en santé voulût recevoir une visite dans de pareilles ténèbres. Mais le prieur était assis sur une chaise, ou plutôt sur une estrade, car la chaise était un véritable monument proportionné à la masse qu'il devait supporter.

Ce prodigieux prieur captiva l'attention du roi au point que, durant plusieurs secondes, il ne regarda autre chose dans la chambre. Gabrielle n'avait pas exagéré: jamais personnage mythologique, jamais fétiche de l'Inde ou lettré chinois, jamais bête engraissée pour les sacrifices n'avait acquis ce développement formidable.

Une section du volet, qui s'ouvrit alors dans sa partie supérieure, laissa entrer environ un pied carré de jour qui éclaira d'en haut la victime résignée de cet embonpoint pantagruélique.

Le crâne du prieur, enfermé dans une noire calotte, ne paraissait plus exister; on ne voyait que deux yeux flottants au milieu des amas adipeux qui recouvraient jusqu'aux tempes. Ses joues, d'une épaisseur et d'un poids énormes, tombaient sur sa poitrine qui montait elle-même jusqu'au menton. Ce quadruple menton, trop semblable à un triple goitre, nous n'en parlerons pas par civilité; non plus que du ventre, montagne conique à base colossale dont cette ridicule tête faisait le sommet.

Dom Modeste essayait, mais en vain, de croiser sur son ventre deux mains pareilles à deux éclanches; mais les doigts s'entre-désiraient seulement, et leur principale occupation était de se retenir après les fentes de la robe ou de s'accrocher au cordon qui la ceignait.

Le prieur avait les pieds sur un tabouret semblable à une petite table pour la largeur et la solidité. Fortement étayé par des coussins sur sa chaise, il ne pouvait plus faire un mouvement, et ses yeux ternes clignotaient au reflet de ce jour, bien faible assurément, que l'autre moine avait laissé tomber du haut de la fenêtre.

Quand le roi se fut rassasié de ce désagréable spectacle, il chercha autour de lui le compagnon si fameux de Gorenflot.

Frère Robert, ce devait être lui, avait pris place aux pieds de son prieur sur une escabelle fort basse et disposée de telle façon que, tournant le dos à l'étranger, il était en communication directe avec le visage du révérend, condition indispensable sans doute de l'intelligence et de l'observation nécessaires pour recueillir chaque pensée dans chaque mouvement des traits ou chaque geste des grosses mains.

Frère Robert, enseveli dans sa robe et dans son capuchon, montrait donc au roi un dos convexe tout diapré des plis capricieux de la robe monacale; ce dos bombé devait être immense à en juger par la surface de sa convexité. Presque à la hauteur des épaules, le roi apercevait les genoux anguleux de frère Robert, et pourtant cette posture extraordinaire, cette nature si opposée à celle du prieur, cet entrelacement industrieux de deux grands bras et de deux immenses jambes pelotonnés sous un immense dos rond, ce squelette d'araignée habillé d'une étoffe de bure grise, ne furent pas ce qui piqua le plus vivement la curiosité d'Henri.

L'escabeau, ou plutôt la petite table sur laquelle le prieur posait ses gigantesques pieds, servait de point d'appui à quantité d'objets bizarres sur lesquels se porta la vue du roi. On y voyait de la cire rouge et molle telle que l'emploient les modeleurs, des ébauchoirs de statuaire, une écritoire et une plume, une petite ardoise, un compas, deux ou trois volumes, du parchemin roulé, une petite fiole contenant une liqueur noirâtre, et une longue baguette de coudrier, qui contribuait à donner à tous les détails de cette scène certain air magique qui sentait singulièrement son capharnaüm de sorcier.

Tout à coup l'oreille du roi fut frappée par une voix rauque et criarde en même temps, une voix fêlée qui semblait écorcher chaque parole à sa sortie d'un gosier raboteux. Cette voix psalmodia, sur le ton banal d'un cri de trieur public, la formule suivante:

«Est prié le visiteur de consulter l'avis général contenu au présent tableau, et d'excuser l'infirmité du révérend père prieur des génovéfains, qui reçoit avec une humble salutation l'honneur de sa visite.»

En même temps, et avant que le roi se fût remis de l'effet que cette abominable voix venait de produire sur ses nerfs, l'un des deux grands bras de l'araignée se détacha du corps par un mouvement en arrière semblable au jeu d'une mécanique, et tendit au roi stupéfait un petit tableau encadré de bois de chêne, sur lequel celui-ci lut les lignes suivantes tracées en caractères d'imprimerie:

«Les personnes qui visitent le R.P. prieur sont prévenues que Dieu l'ayant affligé d'une paralysie de la langue, il en est réduit à transmettre sa pensée aux interlocuteurs par la voix d'un frère habitué à le comprendre. Ces personnes sont priées de s'adresser directement dans la conversation au prieur, et jamais au frère interprète, afin d'éviter toute confusion. En effet, ce dernier est forcé, pour traduire exactement, d'employer toujours le pronom je, comme le prieur ferait lui-même s'il pouvait parler. Il est donc important que les visiteurs soient pénétrés de cette idée qu'ils ne parlent effectivement qu'avec le prieur, lequel leur répond en réalité; la voix est empruntée, sans doute, mais sa pensée lui est propre.»

Quand le roi eut achevé de lire ces étranges lignes, frère Robert, comme s'il eût supputé lettre à lettre le temps nécessaire à la lecture, allongea de nouveau sa main, reprit le tableau sans cesser de tourner le dos, et le replaça sur la petite table, aux pieds de son prieur.

Alors il tendit à celui-ci la baguette de coudrier, que dom Modeste prit machinalement de sa grosse main, et redressa la tête pour entrer en communication plus directe avec le prieur.

La baguette s'agita bizarrement entre les doigts de Gorenflot, frère
Robert traduisit sur-le-champ de sa voix nasillarde et sans nuances:

—C'est un honneur inespéré pour moi de recevoir ici l'illustre chevalier de Crillon que Dieu veuille garder de tout mal!

Ayant ainsi parlé, le frère parleur baissa la tête, et en attendant la réponse qui allait se produire, prit un peu de cire qu'il commença de pétrir entre ses doigts avec une extraordinaire vivacité.

—Il paraît que je suis bien Crillon pour ces moines, pensa Henri IV. Ils feignent, du moins, de me croire Crillon. Ou ils me trompent ou je les trompe. En dépit de leurs simagrées, nous verrons s'ils sont plus gascons que moi, et lequel de nous forcera l'autre à se compromettre.

—C'est un grand plaisir pour votre hôte, répondit-il avec onction, d'entretenir un religieux si célèbre par son esprit et sa sagesse.

Gorenflot cligna béatement des yeux; frère Robert ayant relevé la tête, répondit:

—Que désirez-vous de moi?

—Beaucoup de choses, dit le roi en s'approchant comme pour voir d'un peu plus près tout l'étalage du frère parleur.

Celui-ci toucha le pied du prieur, qui semblait sommeiller. La baguette s'agita vivement aux mains de Gorenflot. Robert s'écria avec une égale vivacité:

—M. le chevalier de Crillon voudrait-il bien s'asseoir?

Le roi s'approchait toujours.

—Là! dit précipitamment le frère Robert, là, derrière, sur le fauteuil.

Et en même temps son bras interminable indiquait au roi un fauteuil placé en face de celui de dom Modeste, mais immédiatement derrière l'escabeau du parleur. Le roi recula pour s'y placer bien à regret.

—Crillon a été indiscret, se dit-il.

La baguette de Gorenflot parla. Robert traduisit:

—Quelle est la première de ces questions que vous avez à m'adresser?

—Elle est relative à mon maître le roi Henri IV. Ce prince a su les bons conseils que vous donniez souvent à une personne pour laquelle il a de l'estime, et il me charge de vous en remercier. Mais il voudrait savoir en même temps comment vous avez appris que c'était le roi qui fréquentait la maison de Mlle d'Estrées.

Les yeux de Gorenflot s'écarquillèrent. Robert, en fourrageant ses ustensiles sur la table, heurta encore une fois la sandale de Gorenflot, et aussitôt la baguette s'agita:

—Tout le monde connaît le roi, répondit le parleur, et il suffit d'une personne qui l'ait reconnu allant à la maison d'Estrées, si voisine de notre couvent, pour nous avoir donné avis de sa présence.

—En voilà bien long, pensa le roi. Est-ce que deux ou trois coups de baguette jetés dans l'air, à droite et à gauche, peuvent signifier tant de choses?

Il ajouta tout haut:

—Je croyais que peut-être, en raison même du voisinage, vous auriez pu voir vous-même passer le roi et par conséquent, l'ayant reconnu, le signaler à Mlle d'Estrées.

—Je n'ai jamais vu Henri IV, traduisit Robert, donc si je le voyais je ne pourrais le reconnaître.

Cette réponse, au lieu de satisfaire Henri, redoubla, on le comprend, ses défiances. Tout ce dialogue, échafaudé sur des signes et des clins d'oeil, lui paraissait d'ailleurs invraisemblable. Rompant la conversation:

—Permettez, s'écria-t-il, mon révérend père, que je vous fasse part d'une réflexion qui m'arrive.

—Faites, dit Robert, pétrissant sa cire sous son capuchon.

—C'est tellement admirable de vous voir vous exprimer avec tant de facilité par l'intermédiaire du frère parleur, que je demande à me remettre de l'émotion que j'en éprouve. Mais….

Le capuchon s'agita et le dos se recroquevilla comme celui d'un chat qui se roule.

—Mais, poursuivit le roi, il me semble que le révérend père pourrait converser aussi fructueusement et plus secrètement avec ses visiteurs. S'il voulait, puisqu'il n'est point paralysé des mains, écrire sur l'ardoise que je vois à vos pieds, tout intermédiaire lui deviendrait inutile, et sa pensée conserverait la fleur même de son épanouissement, cette fleur fugitive qu'on appelle le mystère.

Un certain malaise se peignit sur les traits boursouflés du prieur; sa baguette oscilla mollement entre ses doigts.

—Ma paralysie, dit Robert, n'est malheureusement pas bornée à la langue, elle gagne souvent les mains.

—Pas toutes deux, répondit le roi.

—La droite particulièrement, et je n'écris que de celle-là, glapit frère Robert.

—C'est fâcheux, mon révérend, parce que beaucoup de choses importantes pourraient vous être confiées par vos visiteurs, qui les gardent, se défiant du tiers qui les écoute.

Henri croyait forcer le capuchon à une révolte, mais Robert continua de modeler sa figurine avec la même tranquillité. Après avoir levé la tête pour prendre la réponse du prieur, qui remuait incessamment sa baguette en des circonvolutions variées:

—Monsieur le chevalier, répondit-il sans trouble et avec sa psalmodie ordinaire, la méthode que j'ai choisie pour correspondre avec le monde, est la meilleure par sa promptitude et sa sûreté. J'ai instruit le frère que vous voyez à comprendre mes signes et mes gestes; la science mimique est une de celles que j'ai le plus curieusement étudiées. Depuis Cadmus, qui inventa l'écriture, jusqu'à nos jours, il s'est produit environ six mille cinq cents systèmes d'interprétations pour remplacer la parole.

Les Égyptiens y étaient maîtres passés. Vous aurez entendu parler de leurs hiéroglyphes. Je trace avec ma baguette des signes et des figures qui ont quelque rapport avec ces hiéroglyphes fameux, dont un seul équivaut souvent à une phrase tout entière.

Il y a dans les alphabets indiens certains caractères d'une valeur aussi importante. Bien plus, mes études se sont portées sur les correspondances animales. Vous n'êtes point sans avoir observé, monsieur le chevalier, que toutes les bêtes de même espèce se comprennent à merveille, non point par le cri, qu'elles n'emploient qu'à distance, mais par des tressaillements, des mouvements de jambe ou de pied, des signes de tête ou d'oreille, des froncements du sourcil, des lèvres, et par l'exhibition des dents. Ce dernier moyen surtout est leur agent favori do correspondance et fournit à l'homme lui-même des métaphores pour son langage. On dit: montrer les dents. Vous aurez parfois entendu prononcer ce mot.

—J'ai même vu se faire la chose, dit le roi, qui admirait l'ingénieuse prolixité de cette réponse, et ne savait s'il devait rire ou se fâcher. On m'a beaucoup montré les dents, révérend prieur.

—Il résulte, poursuivit le frère parleur, que de toutes ces matières élémentaires, soigneusement choisies et analysées, je me suis composé un langage fort riche et fort varié, comme vous le pouvez voir. En effet, il me semble que frère Robert qui n'est pas un homme d'esprit, tant s'en faut; je dirai plus, c'est une pauvre intelligence….

Frère Robert courba humblement sa tête sous cette flagellation que lui infligeait le coudrier du prieur.

—Il me semble, continua le traducteur, que ce bon frère rend assez nettement ma pensée pour vous en donner une idée exacte, assez vivement pour ne pas fatiguer votre attention. J'ajouterai, quant au dernier point que vous avez effleuré, c'est-à-dire le secret de nos entretiens, que, depuis longues années, frère Robert a communiqué toutes mes pensées à bien des personnes placées dans des positions délicates, aussi délicates pour le moins que la vôtre, monsieur le chevalier, sans que jamais une plainte, un soupçon se soient élevés contre sa discrétion. Je répondrais de moi aussi bien que de lui; mais je réponds de lui comme de moi-même. Du reste, pour peu que le scrupule vous tienne, ne vous croyez obligé à me rien dire; et si vous préférez m'écrire, je saurais seul votre pensée. Seulement, vous serez assez bon pour faire quelques efforts d'intelligence afin d'arriver à comprendre la réponse de ma baguette; frère Robert détournera la tête pendant ce temps-là et ne saura rien de notre conversation.

Après ce discours, dom Modeste reposa sa main fatiguée par le jeu du coudrier. La frère parleur reprit sa cire et son ébauchoir. Le roi se frotta la barbe en murmurant:

—Décidément, dans ces deux hommes, il y en a au moins un qui est très-fort; mais je crois bien qu'il n'y en a qu'un. Lequel?

Il prit son parti sur-le-champ.

—Je suis convaincu, dit-il, et je n'hésiterai plus à tout vous exposer. Si vous ne connaissez pas le roi Henri, du moins Crillon vous est assez connu pour que vous excusiez les boutades de sa franchise. J'avoue que les apparences du mystère dont on s'entoure ici m'avaient inspiré de la défiance.

—Quel mystère? psalmodia frère Robert.

—Ces ténèbres, à peine combattues par un pâle rayon de jour.

—Ma vue est faible, traduisit le parleur.

—L'obstination du frère Robert à cacher son visage.

Le capuchon tressaillit.

—Le frère Robert est disgracieux à voir, dit la voix rauque, et il cache son visage bien moins par amour-propre que par le désir de ne point blesser les yeux d'un étranger.

—Oh! si ce n'est que cela, s'écria le roi, pas de scrupules, est-ce que nous ne sommes pas tous plus ou moins laids en ce monde?

Et il allongea une main pressée vers le capuchon.

—Montrez-vous donc au chevalier de Crillon, dit frère Robert en s'adressant à lui-même ces mots, que venait de lui envoyer la baguette. Et, du même temps, il se tourna lentement vers le roi.

Henri se leva de surprise à l'aspect de ce visage étrange.

Frère Robert avait les joues caves comme s'il eût eu le don de les faire rentrer à volonté dans sa bouche. Ses yeux dilatés occupaient pour ainsi dire toute la tête, sans fournir ni expression ni lumière; la bouche pincée en bec de lièvre disparaissait dans une barbe plus blanche que grise. Un cordon de cheveux frissonnants venait border les sourcils en supprimant le front, et un nez aquilin recourbé jusque dans la bouche achevait de donner à la tête du frère un caractère bestial analogue à la physionomie de certains oiseaux de mauvais augure.

Le roi contempla cette figure qui s'offrait calme et immobile à son analyse. Puis, aussitôt qu'il eut détourné les yeux pour se livrer à ses réflexions, frère Robert, consultant le prieur:

—Vous voyez que le frère n'est pas beau à voir, dit-il mélancoliquement, et que mieux vaut qu'il se cache. Maintenant, s'il vous plaît, nous continuerons la conversation, car vous ne m'avez encore rien dit des choses nombreuses que vous annonciez devoir me dire.

Le roi, rappelé à lui par la transparente ironie de ces paroles, répliqua vivement:

—Je l'avoue, et je commence: il s'agit de l'abjuration du roi.

—J'écoute, traduisit Robert, qui avait repris sa place et la figurine déjà fort avancée.

—Le roi, mon maître, m'a chargé de vous demander pourquoi vous lui faisiez conseiller par Mlle d'Estrées de prendre la religion catholique?

—Parce que c'est la vraie, traduisit Robert.

—Ce n'est pas pour cela, dit vivement le roi, résolu à brusquer l'aventure et à démasquer soit Gorenflot en l'effrayant, soit Robert en l'irritant; c'est parce que vous voulez servir le roi, ou parce que vous voulez lui nuire.

La prunelle de Gorenflot clignota, et bien que la baguette eût à peine oscillé.

—C'est parce que je veux le servir, fut-il répondu.

—Je ne crois pas, mon père.

Le capuchon fit un mouvement.

—D'où vient ce soupçon?

—Du lit de M. le cardinal de Guise, que j'ai vu en cette maison.

La physionomie de Gorenflot prit une expression de stupide frayeur qui anima le roi dans ses attaques.

—C'est un présent, dit Robert.

—De la mortelle ennemie du roi, dont vous vous dites l'ami!

—On ne peut refuser rien d'une si grande dame.

—Pas même le couteau de Jacques Clément, si elle l'offrait, dit le roi.

Gorenflot trembla, pâlit, ouvrit la bouche. Frère Robert se redressa.

—Elle ne me l'eût pas offert! traduisit-il avant que ni geste ni clin d'oeil, ni baguette eussent fonctionné. M. le chevalier de Crillon a tort de suspecter mon attachement et mon respect pour le roi.

—On ne peut pas aimer à la fois la duchesse de Montpensier et le roi Henri IV! s'écria le roi; et plus on s'efforce de chercher à le prouver, plus on devient suspect, et une fois qu'on est suspect à Crillon de trahison envers son maître, Crillon parle haut, et sa parole peut passer pour une menace. Gare aux menaces de Crillon, car il représente le roi et sait tout ce qui se passe dans les couvents!

A ces mots, prononcés avec une voix vibrante et irritée, Gorenflot, en proie à l'épouvante, se leva sur sa chaise, agita son bras et roula des yeux effarés qui semblaient supplier frère Robert, puis il retomba immobile en poussant une exclamation douloureuse.

—Tiens! le muet parle… s'écria le roi.

—Il ne parle pas, il crie, répliqua vivement frère Robert en se tournant vers Henri, avec une émotion qui, pendant une seconde, changea toute l'expression de son visage, toute l'attitude de son corps, et le rajeunit de dix ans.

—Oh! pensa le roi frappé d'une révélation soudaine, est-ce possible, mon Dieu!… je jurerais que je viens de voir Chicot, si, il y a deux ans, je ne l'avais tenu mort entre mes bras!

Tandis que frère Robert s'empressait auprès de son prieur à moitié évanoui, et lui faisait respirer la liqueur du flacon, le roi s'absorbait de plus on plus profondément dans les réflexions que tant d'étrangetés avaient fait naître dans son esprit.

Ce n'était plus de la curiosité qui l'animait, ce n'était plus même cet instinct de conservation qui s'appelle génie chez les grands hommes pour qui le salut du corps n'est rien en comparaison du salut de leur fortune, Henri ressentait une ardeur immodérée de connaître ou plutôt de retrouver un homme dans le fantôme qu'un caprice du hasard peut-être venait d'évoquer pendant un moment devant lui. Il lui semblait qu'en poursuivant cette oeuvre, il dépasserait le but ordinaire des efforts de la simple humanité. Faire d'un homme une ombre, c'est aisé, dit Hamlet, mais il est moins facile de solidifier, de vivifier une ombre fantastique.

Pourquoi le prieur avait-il manifesté une pareille terreur? Pourquoi frère Robert avait-il lui-même changé ainsi de visage! Qu'allait-il résulter de cet entretien commencé dans une simple spéculation d'intérêt privé?

Gorenflot bâillait et suffoquait comme un phoque aux derniers abois. Frère Robert se montrant à découvert, comme pour effacer tout soupçon chez le roi, avait repris sa figure d'oiseau et en variait à chaque instant, dans chaque grimace nouvelle, le type et l'expression de façon à ressembler à trente personnes ou plutôt à trente bêtes différentes en une demi-heure, affectation qui plus que jamais captiva l'attention du roi.

Le frère parleur, s'en apercevant, remit tant bien que mal Gorenflot en équilibre, avec quelques soins qui ressemblaient à des gourmades. Il lui rendit la baguette, se rassit sur l'escabelle, et poussant un hum! hum! d'appel pour inviter le roi à reprendre la conversation:

—Je suis mieux, dit-il de la part du prieur hébété, et en état de répondre aux questions de l'illustre chevalier de Crillon. Mon coeur sensible s'est ému des soupçons et des menaces d'un si noble personnage. Mais j'ai appelé à Dieu des injustes reproches qui m'étaient adressés. Dieu m'a fortifié. Causons, monsieur le chevalier, causons!

Rien n'eût pu distraire Henri de sa contemplation. Au lieu de répondre au prieur, il s'approcha de Robert, le regarda d'un air à la fois affectueux et triste, et appuyant une main sur son épaule décharnée:

—Regardez-moi encore comme tout à l'heure, dit-il, je vous en prie.

La baguette de Gorenflot s'agita convulsivement en décrivant festons et paraboles.

—Le révérend père, s'écria frère Robert avec une voix de chat irrité, demande si monsieur le chevalier est venu ici perdre son temps à se moquer d'un pauvre moine disgracié de la nature? Ce n'est ni charitable ni décent.

Et il accompagna ces mots d'un coup d'oeil oblique, en laissant voir un quart de figure tellement grotesque et disloquée, que le roi demeura debout, découragé, rêveur, et n'insista plus.

—Il faut m'excuser, dit-il en se rasseyant derrière frère Robert. Il faut me pardonner d'avoir un moment troublé la sérénité du révérend prieur par des menaces. La qualité d'ami de Mme de Montpensier ne saurait être qu'un sujet de suspicion et de colère pour l'ami du roi de France, et Crillon est un ami fidèle de ce prince.

—Moi aussi, répliqua le traducteur, au nom de Gorenflot qui peu à peu se calmait.

—Rien ne le prouve, dit Henri avec douceur, et tout prouve le contraire. Vous dirigez la conscience d'une jeune fille que le roi aime tendrement, et au lieu de laisser cette jeune fille céder aux sentiments favorables que peut-être le roi lui avait inspirés, vous l'en détournez en vous servant d'elle comme d'un levier politique pour déplacer toutes les résolutions du roi. Ce n'est point là un acte d'amitié. Ne vous en vantez pas. Non, le roi n'a pas d'amis en ce couvent, et c'est dommage. Entouré de pièges comme il l'est, guetté par des ennemis implacables, peu aimé de ses amis mêmes, il lui faut bien du courage, bien de la confiance en Dieu pour continuer la lutte qu'il a entreprise. Oh non! il n'a pas d'amis.

Frère Robert, après avoir consulté la figure boursouflée de dom
Modeste.

—Vous calomniez bien des honnêtes gens, monsieur le chevalier, dit-il, et vous vous oubliez vous-même. Tout à l'heure vous vous annonciez comme un fidèle ami de Henri IV.

—Oh! moi, cela ne compte pas, dit le roi rappelé à son rôle.

—Crillon ne compte pas!… et Rosny, et Mornay! et d'Aubigné et
Sancy!

—Rosny a de grandes qualités, mais il aime un peu le roi pour le gouverner. Mornay est un homme dur et sans indulgence. Sancy a rendu d'énormes services à Sa Majesté, mais si énormes qu'elle en sent le poids … peut-être parce qu'il le lui fait sentir. Quant à d'Aubigné, celui-là aime Henri IV comme un enfant aime son chien ou son passereau, pour lui arracher les plumes ou lui tirer les oreilles.

—Qui aime bien châtie bien, dit frère Robert d'une voix caverneuse.

—Tenez, poursuivit le roi avec un regard pénétrant, de tous les amis que ce pauvre roi a eus, je ne m'en rappelle qu'un. Oh! celui-là, une perle d'ami! L'ami qui châtiait aussi, mais avec un rire si joyeux, avec une patte de velours si spirituellement armée de griffes innocentes!… C'était là un ami du roi! Mon révérend père, je ne l'oublierai jamais.

En parlant ainsi, Henri se penchait vers le capuchon de frère Robert, qui plongeait à mesure que le regard et le souffle de son interlocuteur se rapprochaient de lui.

—Quel était donc ce phénix? murmura la voix qu'on eût dit émue, tant elle avait pris de soudaine douceur.

—C'était un bon gentilhomme de Gascogne, un compatriote du roi, un brave, un sage, l'âme de Brutus dans le corps de Thersite, la probité d'Aristide et la froide valeur de Léonidas.

—Monsieur le chevalier est lettré, dit le frère Robert, dont le capuchon tremblait comme la parole. Habemus Crillonem non inficetum, eût dit Caton.

—Frère Robert, vous êtes bien savant vous-même, cria le roi entraîné vers cet homme par un élan de l'âme qu'il ne pouvait maîtriser.

Le frère parleur saisit aussitôt le tableau placé aux pieds du prieur, et de ses longs doigts crochus montra au roi la phrase suivante:

« Il est important que les visiteurs soient pénétrés de l'idée qu'ils ne parlent effectivement qu'avec le prieur. La voix est empruntée, mais sa pensée lui est propre. »

Henri ayant lu, répondit en regardant la masse inerte qui gisait dans le fauteuil du prieur:

—C'est vrai. Mais vous conviendrez qu'on pourrait s'y tromper. J'en reviens à mon ami; je veux dire à l'ami du roi. Mais il était aussi le mien, et vous ne serez pas étonné de m'entendre quelquefois dans la conversation employer le pronom je, comme notre excellent frère parleur.

La baguette parla.

—Continuez, nasilla Robert; le panégyrique de ce gentilhomme que vous dîtes si dévoué au roi m'intéresse au suprême degré. Amitié! Rara avis in terris!

—Oiseau bien rare, en effet, dit le roi. Mais elle était la vertu dominante de ce brave dont nous parlons. Il avait eu d'abord pour le feu roi, pour Henri III, une de ces amitiés dévouées comme jamais peut-être souverain n'a su en inspirer: sollicitude constante, soins éclairés, vigilance pour la conservation de la couronne souvent menacée, vigilance plus sublime encore pour la défense des jours précieux de son roi.

Un rire strident, pareil à un gémissement funèbre, gronda un moment sous le capuchon comme dans la profondeur d'une caverne. Quant au visage du prieur, il s'était couvert d'une pâleur morne, et pour cette fois assurément sa physionomie exprimait une idée.

—De quoi ont servi cette sollicitude, ces soins et cette vigilance, murmura le frère parleur en s'abîmant dans une prostration douloureuse.

—Dieu avait compté les jours du pauvre roi, dit Henri avec une solennelle gravité; le dévouement d'un homme ne peut rien contre les desseins de Dieu; mais j'oubliais, s'écria-t-il tout à coup dans une de ces inspirations du génie, que je fatigue vos oreilles du récit de douleurs qui ne sont pas les vôtres; j'oubliais que je parle à des amis de Mme la duchesse de Montpensier, et que la mort du feu roi n'a pas causé grand deuil dans les couvents de France.

La sévère figure du frère parleur se dressa tout à coup comme si elle allait protester par un cri contre cette accusation. Henri attendait avec impatience l'effet de sa ruse. Mais frère Robert se rassit lentement sans avoir proféré une parole, et la baguette de Gorenflot ayant tracé quelques signaux, le traducteur ajouta:

—Ne parlons plus politique, s'il vous plaît, monsieur le chevalier.

—Ce n'est point de la politique, c'est de l'histoire, répliqua le roi. L'histoire du gentilhomme gascon qui vous intéressait tout à l'heure se lie étroitement à celle des rois Henri III et Henri IV. En servant le premier de ces princes, notre ami obéissait à une sorte d'intérêt personnel. Il servait sa propre haine.

—Ah! sa haine … interrompit le capuchon. Cet homme parfait avait donc des passions terrestres?

—Beaucoup, et c'est pourquoi il fut si grand et si bon. Les faiblesses de l'âme sont comme ces coussinets de chair molle que la sage nature a placés autour des tendons et des muscles. Ils amortissent la trop grande violence des mouvements, qui sans cela deviendraient brutaux, et ils préservent les ressorts eux-mêmes d'un frottement qui les aurait trop vite usés. Les faiblesses d'ailleurs procurent à l'âme des satisfactions et la font consentir à habiter sur terre, insipide séjour, si parfois on n'y rencontrait un peu de variété.

Le capuchon approuva.

—Je répète cette phrase pour l'avoir trouvée belle, dit le roi. Elle n'est pas de moi. Notre ami la prononçait souvent. Eh bien! puisque voilà ses faiblesses excusées, avouons qu'elles étaient justifiables. Il haïssait mortellement un homme qui l'avait offensé, offensé sans cause et d'une façon cruelle. Peut-être si l'objet de cette haine eût été un simple particulier en dehors des événements de cette époque, le rôle du gentilhomme gascon en eût-il été amoindri; l'offense eût été payée de quelque coup d'épée obscur au coin de quelque carrefour. Mais l'ennemi de notre ami était un grand personnage, un très-grand et très-puissant prince; c'était, voyez la bizarrerie du sort, un formidable ennemi du roi Henri III, en sorte que, tout en faisant ses affaires personnelles, le Gascon travaillait à celles de son maître. Je vous dirais bien le nom de ce prince qui fit tant de mal à Henri III, mais vous avez ici dans votre maison certain lit qui me ferme la bouche.

—Parlez toujours, monsieur le chevalier, traduisit le frère parleur.

—Ce prince était de l'illustre maison de Guise, frère des Guises tués à Blois et de Mme de Montpensier, votre amie. Il s'appelait et s'appelle encore M. le duc de Mayenne. Jadis conspirant contre Henri III, il guerroie aujourd'hui contre Henri IV. C'est là l'ennemi que combattait à outrance notre ami le Gascon. Ce fidèle, ce brave, ce spirituel… Cherchez bien, mon révérend, il n'est pas que vous ne sachiez un peu de qui je veux parler, et si vos souvenirs venaient à faillir, interrogez le frère Robert, il vous donnera peut-être des renseignements sur l'homme incomparable qui, je l'ai dit, fut le seul véritable ami d'Henri de Navarre, aujourd'hui roi de France.

À ces mots, prononcés avec toute l'adresse et toute la véhémente chaleur de ce grand esprit, que fécondait un si grand coeur, l'étonnement stupide de Gorenflot fut poussé au comble. Ses yeux désorientés interrogèrent ardemment le frère Robert et le supplièrent d'intervenir en un si cruel embarras.

Celui-ci, après avoir réfléchi longtemps, malgré tous les titillements de la baguette:

—Je ne sais pas encore très-bien, dit-il, de qui monsieur le chevalier veut parler. Cette accumulation de louanges m'a d'abord fait perdre la voie. Si le personnage dont on s'occupe eût été un humble serviteur du feu roi, bien caché dans sa vie et ses actions, bien obscur, et … bien vite oublié, peut-être l'eussé-je reconnu plus facilement.

—Obscur!… s'écria le roi, obscur, celui qui, du temps où vivait la pauvre dame de Monsoreau, a aimé et servi Bussy d'Amboise contre le duc d'Anjou!… Mémorable et touchante histoire, que n'oublieront jamais ceux qui l'ont sue une fois! Humble! celui qui tua de sa main Nicolas David et le capitaine Borromée, deux terribles champions des Guises!… Oublié! celui dont la seule mémoire soulève, à l'heure qu'il est, des soupirs dans le sein de son roi, et qui, s'il était là, pourrait voir dans mes yeux combien on l'a aimé, combien on l'aime toujours, et comment on le pleure!

Le roi prononça ces paroles avec un coeur brisé, les larmes roulaient dans ses yeux.

Le frère parleur se retourna furtivement, et surprit sur le visage d'Henri cette loyale et glorieuse émotion; puis, baissant de nouveau la tête, il répondit d'une voix entrecoupée:

—Les faits que vous venez de citer, monsieur le chevalier, m'ont éclairé complètement. La personne dont il s'agit est bien celle que j'avais soupçonnée d'abord. Ne s'appelle-t-elle pas….

—Chicot! s'écria le roi d'une voix éclatante, comme s'il appelait.

Le capuchon ne frissonna point; mais Gorenflot, à ce nom, trembla sur son fauteuil comme un dieu de Jagrenat déraciné de sa base.

—Oui, dit le frère parleur froidement, c'est le nom que portait celui dont vous parlez, et nous nous comprenons parfaitement. Les louanges dont vous l'honorez me sont douces venant du grand chevalier Crillon; elles me sont douces, parce que je fus honoré aussi de l'amitié de M. Chicot.

Rien ne pourrait rendre l'expression que prit ce nom en passant par les lèvres du frère parleur.

—Vous avez été son ami? demanda le roi.—Je me rappelle … vous êtes ce moine, son compagnon … Mais pardon, je croyais qu'autrefois on vous nommait Panurge.

—Panurge, ce n'était pas moi, c'était notre âne, traduisit Robert, et il est mort, mort comme M. Chicot. Car M. Chicot est mort, cela est bien connu. Plusieurs gens de guerre me l'ont annoncé, et, au fait, qui peut mieux le savoir que vous, monsieur le chevalier, puisque vous n'avez presque jamais quitté le roi, et que c'est près du roi que mourut M. de Chicot?

—Oui, dit le roi.

—Vous y étiez peut-être? demanda frère Robert.

—J'y étais.

Un silence profond accueillit ces paroles. Frère Robert interrompit un moment son travail de modeleur et rêva; puis, obéissant à la baguette:

—Je profiterais volontiers, traduisit-il, de l'occasion qui se présente pour obtenir quelques détails sur la mort de ce pauvre M. Chicot. Fournis par un témoin oculaire, ils auront une valeur bien précieuse pour son ancien ami. Est-ce que vous auriez l'obligeance de m'en conter l'histoire, monsieur le chevalier?

—Volontiers, mon révérend. Chicot avait suivi la fortune du roi Henri IV au moment où tout le monde hésitait, et ses offres de service avaient été d'autant plus agréables au nouveau roi qu'il en savait toute l'importance, ayant par lui-même éprouvé combien Chicot devenait un dangereux adversaire lorsqu'il persécutait quelqu'un pour défendre son maître. Seulement Chicot ne fut pas pour Henri IV ce compagnon de tous les instants, ce commensal, cet ami antique qui couchait dans la chambre, mangeait à la table et participait à tous les secrets de la vie du maître. Chicot avait l'habitude de cette grande et splendide existence du roi Henri III. Le lit d'Henri IV était dur, sa vaisselle d'argent était souvent mise en gage et remplacée par des écuelles de terre chichement garnies.

Henri, par cette attaque indirecte, injuste, allusion amère à sa mauvaise fortune, espérait amener l'adversaire à se découvrir, mais frère Robert répondit flegmatiquement:

—Il est vrai que Chicot était cupide, avare, gourmand et efféminé. Ce sont là des faiblesses excusables dans les hommes de trempe vulgaire et de condition obscure. Il avait été gâté d'ailleurs par la fréquentation de Sa Majesté Henri III, ce prince généreux, fastueux, magnifique, la main la plus facile à s'ouvrir, le coeur le plus reconnaissant, le monarque par excellence! Le feu roi qui toujours se dépouilla pour enrichir ses serviteurs, qui toujours prit sur sa table le pain sec pour offrir à ses amis les faisans sur leur plat d'or, le feu roi qui était vaillant et fort s'oubliait lui-même comme tous le grands coeurs… Il avait gâté son ami Chicot! Ce gentilhomme était devenu malhonnête sans doute, et matériel. Pardonnez, seigneur, au monarque et à son humble serviteur.

Gorenflot baissa la tête; frère Robert glissa de son escabeau: il s'était agenouillé.

Le respect avait gagné Henri lui-même. Ce coup qu'il avait voulu porter dans une louable intention, lui était revenu sensible et direct en plein coeur.

—Je crois bien plutôt, répondit-il vivement, que le gentilhomme gascon ne voulut point nouer de familiarité avec Henri IV pour ne pas affaiblir ses souvenirs, pour ne point faire succéder à sa tendresse pour le feu roi une tendresse nouvelle: certaines amitiés sont un culte que les belles âmes entretiennent religieusement.

—Peut-être, répliqua le traducteur. Mais vous avez promis quelques mots sur les derniers moments de M. Chicot.

—Il combattait à la journée de Bures en vaillant soldat. Toujours ardent à se venger de M. de Mayenne, il fit prisonnier son ami, son parent, le comte de Chaligny, et tout triomphant me l'amena.

—A vous, monsieur de Crillon? interrompit Robert, ou au roi?

—J'étais si près du roi qu'il l'amenait à nous deux: «Tiens, dit-il joyeusement, Henri, voilà un cadeau que je te fais.» Et il poussa Chaligny à mes pieds.

—Il tutoyait le roi?

-Il ne tutoyait que le roi. Ces mots firent rire; le comte de Chaligny, furieux, se retourna, et de son épée, que le généreux Chicot lui avait laissée, il lui fendit la tête.

—Je ne suis qu'un moine peu instruit des lois de la guerre, murmura le frère Robert; mais il me semble que cette action fut lâche.

—Elle fut infâme.

—Et … le blessé?

—Chicot tomba. Je le fis panser, soigner par de bons chirurgiens.

—Chez vous?… dans votre tente, n'est-ce pas? monsieur le chevalier, demanda Robert.

—Dans ma tente … dit le roi embarrassé, je n'en avais pas toujours.

—Dans le logis du roi, enfin … le roi logeait toujours quelque part. Lorsque le roi Henri III était en campagne, Chicot, il me l'a dit, fut souvent blessé près de lui, et toujours il fut soigné chez le roi. Il couchait à ses pieds … c'est le privilège des chiens fidèles.

Le roi rougit. Ses yeux si loyaux et si brillants se troublèrent. Un remords soulevé par ces paroles si simples monta lentement de son coeur à ses lèvres et il balbutia:

—C'est vrai … j'oubliai de faire panser Chicot chez moi; je l'avais envoyé dans une maison sûre. J'appris qu'il s'affaiblissait tous les jours, et enfin on vint me prévenir qu'il était au plus mal. J'accourus … il était mort.

—De votre part, c'était naturel, monsieur le chevalier, mais de la part du roi Henri IV?… Oh! si Chicot eût couché aux pieds du roi, murmura Robert d'une voix lugubre et déchirante, il eût eu du moins l'ineffable bonheur de rendre le dernier soupir en bénissant son maître, et tous ses services eussent été assez payés!

Le roi courba le front en proie à une émotion que jamais peut-être il n'avait ressentie.

—Enfin, continua Robert d'un ton solennel et les yeux fixés sur dom Modeste, M. de Chicot est mort. Paix à son âme. C'était un homme de bonne volonté, comme dit l'Écriture! et félicitons-le maintenant qu'il n'est plus au service des grands de la terre!

En parlant ainsi, le frère soulevait dans sa main la figurine presque achevée. Le roi la vit et fut frappé.

La figurine le représentait lui-même dans un costume de cérémonie avec sa large barbe et son long nez célèbre. C'était sa taille, son allure martiale et dégagée. Il était agenouillé, tenant en ses mains un missel sur lequel on lisait le mot: Messe.

Le roi, saisi de stupeur à la vue de ce merveilleux travail, exécuté dans les intermittences du dialogue et des observations du frère parleur, joignit les mains et se penchant sur la statuette pour la voir de plus près:

—Mais c'est mon portrait, s'écria-t-il. Vous voyez bien que vous me connaissez!

Frère Robert, sans se retourner, écrivit rapidement avec la pointe de l'ébauchoir:

CRILLON.—EQUES.—MCLXXXXIV.

Le roi se tut, encore une fois jeté loin du but par cette inaltérable présence d'esprit. Mais il se préparait à prendre sa revanche, lorsque la porte de la chambre s'ouvrit, l'enfant qui avait amené Henri chez dom Modeste accourut hors de lui et dit quelques mots tout bas au prieur.

Gorenflot devint violet; on eût dit qu'il allait être foudroyé d'apoplexie.

Frère Robert, sans se troubler, feignit de consulter son prieur et dit au roi:

—Il serait peut-être désagréable au chevalier de Crillon de rencontrer la personne qui nous rend visite. Montez le petit degré, monsieur, il aboutit à la chambre de frère Robert. J'y ferai conduire par une autre porte l'ami qui vous attend là-haut. Allez, et tâchez de vous persuader que le roi a des amis ici.

Le roi tressaillit et regarda les deux moines comme pour leur demander s'ils comptaient le prendre dans un piège.

La main sur son épée, il monta l'escalier à reculons, l'oeil toujours fixé sur le prieur et son acolyte. Il atteignit bientôt la chambre désignée, s'y enferma, et presque aussitôt vit entrer Crillon par une autre porte donnant sur le corridor.

—Sire! comme vous êtes pâle! s'écria le chevalier. Est-ce que vous savez déjà son arrivée en cette maison?

—L'arrivée de qui?

—Mais, de la duchesse … de Mme de Montpensier.

—Elle ici!… Tu l'as vue?

—Avec quatre Espagnols, deux gentilshommes, son écuyer et un petit jeune homme inconnu. Soyons sur nos gardes, sire, en attendant le retour de Pontis et notre renfort.

—Voudrait-il se venger ainsi de mon ingratitude! murmura Henri, tout entier au souvenir du mystérieux frère parleur.

—Se venger de vous?… Qui donc, sire?

—Silence! s'écria Henri. Écoute cette voix.

On entendait distinctement de la chambre le moindre mot prononcé au-dessous chez le prieur.

XXII

LA DUCHESSE TISIPHONE

C'était bien la duchesse, si célèbre à cette époque, qui venait faire visite au prieur des génovéfains.

Crillon ne s'était pas trompé. Elle avait une suite assez nombreuse pour commander le respect, et, par une barbacane industrieusement percée dans l'épaisseur de l'alcôve du prieur, frère Robert aperçut les Espagnols et le petit jeune homme dont le chevalier avait signalé la visite à Henri IV.

Les deux portes de l'appartement de Gorenflot s'ouvrirent comme pour l'entrée d'une reine, et frère Robert ayant, sans être aperçu, levé au plafond, par le moyen d'une bascule, certaine trappe qui en diminuait assez l'épaisseur pour que la voix parvint à l'étage supérieur, la duchesse pénétra chez dom Modeste.

Catherine-Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, avait quarante et un ans environ, et conservait peu de restes de la beauté de visage dont elle avait été si fière. Ses yeux noirs, profonds et méchants, des sourcils épais dont les arcs se touchaient au-dessus d'un nez fin et long, une bouche mince pleine d'astuce et de circonspection, le front fuyant comme celui des vipères, telle était la femme. Elle dissimulait l'inégalité de sa jambe boiteuse par un sautillement gracieux peut-être dans une jeune fille, mais assurément étrange dans une femme dont les cheveux grisonnent. Petite, maigre, elle furetait et rongeait partout comme une fourmi blessée.

Quant à son portrait moral, c'était encore une plus laide image. Ennemie mortelle d'Henri III, qui, disait-on, l'avait offensée par de secrets mépris, elle avait saisi l'occasion éclatante du meurtre des Guise, ses frères, tués à Blois, et, à partir de ce moment, avait poursuivi le roi à outrance, soudoyant des prédicateurs, soufflant le feu de la Ligue, et armant la main du fanatique Jacques Clément, que tout l'accuse d'avoir séduit par les plus honteux sacrifices. Après le meurtre d'Henri III, on l'avait entendue s'écrier: «Quel malheur qu'avant de mourir, il n'ait pas su que le coup vient de moi!»

Enfin, c'était elle qui, appelant les Espagnols en France, avait, depuis la mort d'Henri III, entretenu la guerre civile, pour faire entrer la couronne de France dans sa maison. Cette furie valait une armée par l'activité de sa haine dévorante et l'adresse infernale de ses combinaisons, qui ne reculaient devant aucun crime. Elle excitait Mayenne, souvent paresseux et tiède, elle l'eût sacrifié lui-même, et parce qu'à cette flamme il fallait toujours un aliment nouveau, Henri IV avait remplacé Henri III. Devenu point de mire, c'était sur lui que tout se dirigeait.

Elle entra chez dom Modeste avec une précipitation qui témoignait de son inquiétude et de son impatience. On put voir à l'extrémité du corridor, près de la grande salle, ses gardes espagnols et ses ligueurs qui se promenaient en l'attendant.

—Fermez les portes! dit-elle d'une voix impérieuse, à laquelle frère
Robert se hâta d'obéir.

Les portes bien closes, il revint humblement et avec tous les signes d'un profond respect s'asseoir aux pieds de son prieur, la cire et l'ébauchoir en main.

La duchesse arpentait la chambre, baissant la tête et frappant de sa houssine les meubles, et lorsqu'elle n'en rencontrait point, sa robe de drap qui traînait sur le plancher derrière elle.

Gorenflot faisait de gros yeux à son parleur, qui le calma par un petit clignement des paupières imperceptible pour tout autre que ces deux hommes si bien habitués à s'entendre.

Le frère parleur, voyant s'agiter la baguette, dit à la duchesse qu'elle était la bienvenue et que sa présence comblait d'honneur et de joie toute la communauté.

Elle, frémissant comme une tigresse en cage:

—Il n'en est pas de même de mon côté, dit-elle, et je ne suis pas venue pour vous faire des compliments, monsieur le prieur.

—Pourquoi? madame, demanda l'interprète.

—Oh! cela est tellement grave, dit la duchesse en grinçant des dents; que je me suis demandé si je devais venir ici, ou vous faire venir chez moi.

—Madame la duchesse sait que je ne puis me mouvoir, répliqua frère
Robert.

—Vous êtes pesant, c'est vrai, monsieur le prieur. mais j'ai remué des masses plus lourdes, et je ne sais pourquoi je pense que dix de mes gens vous emporteraient comme une plume soit chez moi, à Paris, soit à la Bastille.

—A la Bastille! s'écrièrent les yeux effarés de Gorenflot; mais la voix de frère Robert dit froidement:

—Pourquoi à la Bastille, madame la duchesse?

—Parce que c'est là qu'on s'explique sur des accusations de trahison.

Gorenflot sentit se dresser son bonnet sur ses rares cheveux; une sueur froide perlant à grosses gouttes roula sur les pommettes de ses joues énormes.

—Je ne comprends point, dit frère Robert, avec un accent doux et placide.

—Et d'abord, s'écria la duchesse exaspérée, il est impossible de causer ainsi par l'entremise de ce butor!

Elle désignait frère Robert tapi sous son capuchon.

—Ce maraud, ce cuistre, poursuivit-elle en écumant de rage, me traduit vos paroles avec un flegme stupide! Il ne sent donc rien, l'animal brute! Au moins, vous pâlissez, vous, dom Modeste, et vous suez de peur!… Mais lui, c'est une solive, c'est un grès, c'est une carcasse bonne à pendre au plafond d'une sorcière, comme un lézard! Mort de ma vie! je le ferais écorcher vif, si j'étais sûre qu'on trouvât de la peau sur ses os!

Frère Robert, sans se déconcerter, répondit:

—Les reproches que madame adresse à mon interprète sont injustes. Il traduit exactement ma pensée. Il parle comme je sens.

—Vous n'avez pas peur, vous?

—Pas le moins du monde.

—Vous ne suez pas à grosses gouttes?

—C'est ma graisse qui fond à la chaleur.

—Vous ne tremblez pas de vous expliquer avec moi?

—Je ne sais point trembler quand je me sens pur de toute faute. Et, d'ailleurs, ma force me vient d'en haut, et je redoute peu les puissants de la terre.

Rien n'était plus bizarre que cette traduction invraisemblable des émotions qui agitaient le prieur. Frère Robert parlait du calme et du courage de Gorenflot, Gorenflot semblait près de crouler sous sa chaise, et tous ses traits se décomposaient à vue d'oeil.

La duchesse vint à Robert, le saisit par son capuchon et le secouant furieusement:

—Parle-moi toi-même, dit-elle.

—C'est défendu, répondit-il en la regardant avec calme.

—Je te l'ordonne.

Frère Robert rabattit son capuce et se tut. On vit la duchesse pâlir et rougir comme si elle eût eu un frein a ronger. Le silence des deux moines l'exaspérait, et elle ne voyait pas le moyen de faire cesser ce silence. Gorenflot, remis de sa frayeur par l'exemple de l'intrépide Robert, semblait lui-même braver la duchesse, et quelque chose comme un ironique sourire épanouissait sa large et pâteuse figure.

—Vous me menacez, je crois, du martyre! s'écria l'interprète d'une voix claire comme l'accent de la trompette. Eh bien! madame, au martyre! au martyre! Nous irons joyeusement au martyre comme frère David que vous avez fait tuer! comme frère Borromée que vous avez fait tuer! comme frère Clément que vous avez….

—Assez!… interrompit la duchesse, assez, vous dis-je! Qui vous parle de martyre?…

—Vous avez nommé la Bastille.

—J'étais en colère.

—Péché mortel.

La duchesse haussa les épaules.

—Je sais bien que cela vous est égal, dit l'interprète; mais dans les casseroles et sur les grils de l'enfer, vous parlerez tout autrement!

—Allez-vous prêcher?

—C'est mon métier, c'est ma vocation. Le prophète parla fièrement à la superbe Jézabel, Jézabel fut mangée par….

—Par les chiens; c'est ce que je venais vous dire. Et puisque je suis Jézabel, qui était reine, songez-y bien! nommez-moi les chiens qui me dévorent toute vivante. Mort de ma vie!

—Juron, blasphème; péché mortel.

—Dom Modeste!…

—Je sers le Seigneur! vous l'offensez, tant pis pour vous.

—Encore une fois! s'écria la duchesse ivre de rage, vous prêchez, mauvais moine, et vous ne répondez pas!

—Et vous, vous insultez, vous hurlez, vous écumez même, et vous n'interrogez pas.

A ces mots, qui firent frissonner de la tête aux pieds Gorenflot, leur éditeur responsable, la duchesse se retourna d'un bond. Elle était effrayante à voir. Ses cheveux tordus, prêts à se dénouer, semblaient siffler comme les serpents de Tisiphone.

—Vous vous oubliez, mon maître! murmura-t-elle avec un accent farouche. Croyez-vous donc qu'il ne vous reste plus assez de cou pour qu'on vous pende?

—Nous voilà revenus au martyre, dit froidement Robert; nous tournons dans un cercle vicieux: vitiosum circulum tenemus! pendez vite! mais changez de formule, l'entretien est monotone.

Ce calme dédaigneux abattit soudain la rage de la duchesse.

Elle s'approcha les bras croisés de Gorenflot et lentement, comme si elle eût pesé chaque parole:

—Quel jour suis-je venue vous consulter sur le nouvel embarras que suscitent à la Ligue les états généraux?

—Il y a aujourd'hui trois semaines, madame, dit l'interprète.

—Que m'avez-vous conseillé de faire?

—Vous le savez aussi bien que moi, princesse.

—Vous m'avez conseillé d'abandonner la cause de mon frère, M. de Mayenne, vous fondant sur ce qu'il avait trop peu de chances pour régner.

—C'est vrai, il en a fort peu, dit Robert.

—Docile à vos avis comme je l'ai toujours été, parce qu'il faut l'avouer, vous êtes d'une perspicacité remarquable.—Vous m'en avez donné des preuves, vous qui aviez deviné Jacques Clément!…

Gorenflot devint livide.

—Docile, dis-je, j'ai abandonné la cause de mon frère et proposé à l'Espagne le mariage de l'infante avec mon neveu de Guise.

—Rien que de très-naturel là dedans, interrompit l'interprète, puisque le roi d'Espagne veut marier sa fille avec un prince français, et que M. de Mayenne est déjà marié.

—Et puis, la couronne de France, grâce à votre ingénieux conseil, ne sort pas ainsi de la maison de Guise. Certes, le conseil est admirable, et je vous en remercie encore.

—C'est peut-être pour cela, dit Robert, que vous me proposiez tout à l'heure de me faire pendre?

—Attendez! je n'ai pas fini. Qui a rédigé la proposition de ce mariage au roi d'Espagne, vous, n'est-ce pas?

—Oui, je vous l'ai dictée après m'en être bien défendu; souvenez-vous-en! Je me défie de l'Espagnol; je vous l'ai assez répété.

—Quel jour suis-je venue vous rendre la réponse du roi d'Espagne, c'est-à-dire son acceptation?

—Avant-hier, en me raillant sur ma défiance.

—Combien de personnes savaient le secret?

—Ah! je ne puis vous le dire, madame.

—Mais je le puis, moi. Il y avait trois personnes dans la confidence: le roi d'Espagne, moi et vous. Je ne parle pas du moine que voici … puisque vous prétendez qu'il ne compte pas.

—Il ne compte pas, en effet, répliqua frère Robert. Eh bien! madame, où voulez-vous en venir?

—A ceci: au lieu de trois personnes instruites de notre combinaison, il y en a cinq aujourd'hui, et savez-vous quels sont les deux nouveaux adeptes?

—Ma foi non, madame. Mais je le saurai si vous me faites la grâce de me le dire.

—L'un s'appelle M. de Mayenne, mon frère; celui surtout qui devait ignorer notre secret.

—M. de Mayenne est instruit! s'écria frère Robert. Eh bien! alors, tout est perdu.

—C'est ce que je disais, tout est perdu.

—Votre conspiration avorte.

—Oui, dom Modeste, je suis brouillée mortellement avec mon frère, la division est dans notre camp, une guerre sourde s'allume dans notre famille; mais, ce n'est encore rien … Devinez par qui M. de Mayenne a été instruit de notre complot?

—Ah! madame….

—Par le roi de Navarre, par le Béarnais qui lui a, hier soir, envoyé copie exacte du traité passé entre l'Espagne et moi au sujet du mariage de l'infante.

—Voilà qui est incroyable! s'écria frère Robert avec une grimace intraduisible. Quoi! le Béarnais sait tout! qui le lui a dit?

—C'est ce que je venais vous demander, répliqua la duchesse d'une voix sombre; voilà pourquoi mon impatiente colère a commencé par menacer, voilà pourquoi enfin vous me voyez prête à tout faire, sinon pour réparer le mal énorme que me cause cette trahison, du moins pour découvrir et punir si cruellement le traître, que l'horreur du châtiment s'en transmette aux siècles les plus reculés. Est-ce votre avis, dom Modeste?

—Complètement, répondit l'interprète d'un air dégagé.

—Avez-vous quelque idée sur le supplice qu'on pourrait lui infliger?

—Nous prendrons, si vous voulez, toutes les tortures des Persans et des Carthaginois; j'en ai un livre assez gros tout rempli, avec commentaires et figures. Quelques-uns de ces supplices sont d'un ingénieux qui surpasse toute imagination.

—Vous me plaisez en parlant ainsi, dit la duchesse avec un rugissement de colère … Mais d'abord….

—Je sais ce que Votre Seigneurie veut dire; d'abord il faut connaître le coupable, secundo l'appréhender, tertio le convaincre.

—Ce ne sera pas difficile, monsieur le prieur.

—Procédons, alors, dit frère Robert en relevant les manches de
Gorenflot avec un geste d'empressement bouffon. Quel est-il?

—C'est vous ou le frère Robert, s'écria la duchesse. L'interprète se retourna vers Mme de Montpensier et lui dit froidement:

—Je ne crois pas.

—Comment?

—Je crois plutôt que c'est vous ou le roi d'Espagne.

—Quel intérêt aurais-je? s'écria la duchesse étourdie de cette audacieuse confiance.

—Et moi, dit frère Robert, quel intérêt?

—On ne sait pas. L'âme d'un moine est une caverne.

—L'âme des rois et des duchesses est un abîme, dit fièrement l'interprète. D'ailleurs, prouvez…. Et comme vous ne pouvez pas, comme vous ne sauriez prouver, comme la femme est un esprit faible, pétulant, toujours cherchant les extrêmes quand il est si sage et si facile de demeurer au centre des choses, je vous prouverai, moi, que vous avez des traîtres chez vous.

—La dépêche d'Espagne ne m'a pas quittée.

—Alors l'Espagne vous joue, et a envoyé un double de sa dépêche soit au roi de Navarre, soit à M. de Mayenne. L'Espagne veut régner en France, sans votre neveu et sans vous? Elle vous croit trop forte et veut vous affaiblir en fortifiant momentanément votre ennemi Henri IV.

La duchesse réfléchit, frappée de cette idée nouvelle.

—C'est possible, murmura-t-elle.

—C'est certain, et je vous engage fortement à faire écarteler S. M. très-catholique, si mieux vous n'aimez faire décapiter cette perfide Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, pour la punir de s'être trahie elle-même, en prenant l'intermédiaire des Espagnols.

—Vous avez raison, dom Modeste.

—Il fallait faire vos affaires vous-même.

—Cela m'a toujours réussi, et c'est ce que je ferai.

—Il est vrai que vous vous êtes mise aujourd'hui en un grand embarras.

—J'en sortirai.

—Je ne vous demanderai pas comment, de peur que demain vous ne m'accusiez encore d'avoir prévenu le Béarnais … le Béarnais, qui a juré de faire rouer et brûler vif tous ceux qui ont trempé dans la mort du feu roi! le Béarnais, dont le triomphe serait ma perte comme la vôtre!

—Pardonnez-moi, la douleur égare….

—Jusqu'à insulter et menacer des amis tels que moi, jusqu'à les suspecter! Allez, allez, madame, je vous l'avais dit souvent: Rompons! rompons! Il n'y a plus d'amitié entre gens qui se défient l'un de l'autre.

—Vous vous défiez donc de moi?

—A cause de vos fautes, oui, madame; vous en commettez qui perdront vos amis.

—Je n'en commettrai plus, dom Modeste.

—Vous venez de fortifier Henri IV par une alliance avec l'Espagne, qui vous dépopularise aux yeux de toute la France, par une brouille avec M. de Mayenne, et vous ne vous en relèverez pas.

—Tout cela sera réparé demain.

—Que le roi abjure, et vous êtes perdue, vous et toute la Ligue.

—J'y ai pensé, le roi n'abjurera pas.

—On annonce la cérémonie, à Saint-Denis, pour dimanche.

—Demain le roi sera enfermé dans quelque bonne forteresse.

—Par vous? s'écria frère Robert.

—Oh! non, je n'y essayerai même pas, moi, mais ses amis feront la besogne.

—Ses amis l'enfermeront?

—Ses amis les huguenots. Oui, furieux des bruits qui courent sur l'abjuration de leur chef, ils ont fait un petit complot, et l'enlèvent aujourd'hui même dans la retraite qu'il s'est choisie, chez sa nouvelle maîtresse, Mlle d'Estrées.

—Ils ont eu cet esprit?

—On le leur a soufflé. Ils enlèvent donc précieusement Henri IV, le gardent à vue, pour l'éloigner de la messe, leur antipathie, et pendant sa captivité, j'aurai regagné les avantages que la trahison de l'Espagnol m'a fait perdre.

—C'est parfaitement ingénieux, interpréta Robert, d'utiliser ainsi les amis de son ennemi. Mais avez-vous la certitude que les huguenots enlèveront le roi avant l'abjuration?

—Son escorte elle-même s'en est chargée. Il a fait venir aux environs de Chatou une troupe pour protéger ses excursions amoureuses. C'est un galant, notre Béarnais. Eh bien! on le protégera de façon qu'il n'aura plus de risques à courir.

Frère Robert leva les yeux au plafond, dont les poutrelles avaient craqué.

—Je vois que les mesures de madame la duchesse sont bien prises, dit-il, comme pour obéir à la baguette de Gorenflot; mais enfin, après avoir tenu Henri prisonnier, les huguenots lui rendront la liberté, ne fut-ce que pour livrer bataille, ne fût-ce que pour faire le siège de Paris; car vous avez prévu le cas où il assiégerait Paris, n'est-ce pas, madame?

—Oui, mon révérend.

—Et le cas même où il prendrait Paris?

—Je n'ai pas prévu cette circonstance, c'est inutile, Henri III assiégeait Paris comme Henri IV peut le faire, et il ne l'a point pris.

—Ah!… dit frère Robert d'une voix vibrante qui alla frapper les voûtes, c'est qu'entre Paris et Henri III, il s'est rencontré….

—L'événement de Saint-Cloud.

—Oui, madame, et il n'y a qu'un Saint-Cloud aux environs de la capitale.

—C'est probable; mais ce qui s'est fait à Saint-Cloud se fût fait tout aussi bien ailleurs.

Là-dessus la duchesse leva le siège, et, saluant amicalement
Gorenflot:

—Ne me gardez pas rancune, dit-elle. J'avais perdu la tête à la suite de ma querelle avec mon frère Mayenne. Si vous saviez comme j'ai été confondue quand ce matin il est entré chez moi ce traité espagnol à la main! Je m'en fusse prise à moi-même. Mais vous avez raison, c'est l'Espagne qui nous trahit et pactise peut-être avec le Béarnais pour m'affaiblir.

—Voilà ma pensée, dit le frère Bobert.

—Eh bien, soyez calme, ajouta la duchesse. Le Béarnais ne régnera pas, fût-il allié à vingt Philippe II; il ne régnera pas, je vous en donne ma parole.

—Eh eh! dit frère Robert en traduisant par ce doute le signe de
Gorenflot, s'il abjure, s'il prend Paris….

—Nous avons ses huguenots pour l'empêcher d'abjurer. Nous aurons notre événement de Saint-Cloud pour l'empêcher de prendre la ville; et si tout cela manque, nous aurons encore autre chose … que je garde là, dit-elle en se touchant le front avec un infernal sourire; quelque chose qui vous fera revenir de votre opinion un peu défavorable sur les femmes. Adieu, mon cher prieur; nous nous sommes expliqués, nous voilà bons amis. Adieu, je vous enverrai des confitures.

La figure de Gorenflot prit une expression d'épouvante qui faisait peu d'honneur aux confitures de la duchesse et dont rit sous cape le frère Robert.

Le parleur escorta Mme de Montpensier jusqu'aux portes. Elle donna ses ordres, et souriant au petit jeune homme blond qui l'attendait dans un coin avec les Espagnols:

—Aidez moi à monter à cheval, monsieur Châtel, dit la sirène avec une provocante familiarité.

Le nouveau favori s'élança, rouge de plaisir, pour offrir sa main au petit pied de la duchesse.

—Quel est ce jeune gentilhomme? demanda frère Robert à l'écuyer.

—Ce n'est pas un gentilhomme, dit ce dernier, c'est le fils d'un marchand drapier qui vend des étoffes à Mme la duchesse.

Frère Robert sourit silencieusement à son tour, et regarda le jeune homme jusqu'au fond de l'âme en pétrissant dans ses doigts un nouveau morceau de cire qu'il attaqua de son ébauchoir.

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