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La belle Gabrielle — Tome 1

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VIII

MAUVAISE RENCONTRE

Crillon revint le premier à la charge.

—Ainsi vous aimez Mlle Henriette d'Entragues, dit-il?

—Mais oui.

—Passionnément? Vous en êtes fou?

—Elle me tient au coeur, et les racines sont longues.

—Quant à elle, elle vous aime aussi?

—Je le crois.

—Essayez donc de me dire que vous en êtes sûr.

—Je vois, dit Espérance plus patiemment et plus gaiement que Crillon n'eût dû s'y attendre, que, pareil à saint Thomas, vous ne me croirez qu'après avoir touché mon côté. Touchez-le, du côté du coeur.

—Qu'est-ce encore? un autre écrin?

—Non, un billet.

—Tiens, elle écrit. C'est plus honnête que je n'aurais cru.

—Vous avez une triste opinion des femmes, cher seigneur.

—De celles qui s'appellent Entragues! dit Crillon impétueusement, non des autres. Mais que dit ce billet?

« Cher Espérance, tu sais où me trouver; tu n'as oublié ni le jour ni l'heure fixés par ton Henriette qui t'aime. Viens. Sois prudent!»

—Il y a: Ton Henriette? grommela Crillon.

—En toutes lettres. Tenez!

—Ni date, ni point de départ. Elle aussi est prudente: c'est la vertu des Touchet.

—Écoutez donc, une jeune fille peut craindre de se compromettre.

—Lâcheté, c'est le vice des Entragues.

—Vraiment, monsieur, répondit Espérance d'un ton sec, vous manquez d'indulgence.

—Je vois, mon ami, qu'il faut tout vous dire, interrompit le chevalier; c'est une tâche pénible que celle du froid vieillard qui dénoue le bandeau de l'amour. Ordinairement ce vieillard s'appelle le Temps, et je joue ici son rôle. Mais n'importe; au risque de vous déplaire, je m'expliquerai. D'ailleurs, c'est un peu pour cela que je vous ai accompagné.

—Je brûle de m'instruire, dit Espérance avec une ironie sans fiel. Voyons les crimes de Mlle Henriette. Il faut qu'ils vaillent la peine d'être racontés, pour que le brave Crillon daigne s'en faire l'historien.

—D'abord, mon jeune ami, venons aux prises: tout à l'heure nous courrons la bague, si vous voulez. Dans l'énumération de votre famille d'Entragues, vous avez cité le père, la mère, le frère et une soeur?

—Oui, monsieur.

—Vous avez oublié quelqu'un, je crois?

—Qui donc?

—Une seconde fille de Mme d'Entragues, la propre soeur de Mlle
Henriette.

—Celle-là ne compte pas. Nul n'en parle. Voilà pourquoi je ne vous en ai pas parlé.

—Ah! Nul n'en parle, dit Crillon avec un étrange sourire, pas même
Mlle Henriette?

—Non. A peine Henriette m'en a-t-elle touché quelques mots vaguement.

—Mlle Henriette avait peut-être ses raisons pour se taire. Mais, tout le monde ne s'appelle pas d'Entragues, et je vous prie de croire que tout le monde a terriblement parlé.

Crillon comptait avoir porté un rude coup à Espérance. Celui-ci ne chancela pas sur ses arçons. Souriant d'un air de finesse:

—Je sais ce que vous voulez dire, répliqua-t-il.

—Vous connaissez l'histoire?

—Oui.

—Scandaleuse?

—Le mot est peut-être bien gros, mais enfin il y a une histoire et je la sais.

—Voulez-vous me faire la grâce de me la conter comme vous la savez.

—Je suis en mesure de vous la dire telle qu'elle est, dit Espérance. M. d'Entragues avait pour page un jeune gentilhomme huguenot qui s'est oublié jusqu'à faire une déclaration d'amour à Mlle Marie d'Entragues, et on l'a chassé.

—Une déclaration! s'écria le chevalier; tout cela!

—N'est-ce pas assez? La fin de l'histoire est plus grave et vous satisfera probablement davantage. C'est un secret, mais vous me faites l'effet de le savoir.

—Dites-moi toujours votre fin, je vous dirai mon commencement.

—Eh bien, Marie avait été légère avec ce page; elle lui avait donné une bague.

—Tiens, tiens, tiens, Marie?

—Et le page, une fois sorti de chez M. d'Entragues, s'en est vanté.

—Voyez-vous cela … Alors?…

—Alors comme il fallait arrêter le tort que cette vanterie pouvait causer à l'honneur de la maison, Mme d'Entragues a pris à part un gentilhomme, fils d'un ami de la famille, et l'a prié d'appeler en duel ce page qui était devenu grand et servait dans les gardes du roi Henri IV; vous devez bien le connaître, monsieur, Urbain du Jardin.

—Harnibieu! si je le connaissais, le pauvre garçon! dit Crillon, rouge de s'être si longtemps contenu. Mais vraiment je me ronge à vous entendre ainsi débiter, comme un geai bien élevé, toutes les sornettes qu'on vous a fait siffler par cette petite couleuvre; le gentilhomme huguenot n'a pas du tout été appelé en duel: il a été assassiné.

—Je le sais, et j'allais vous le dire.

—Un bravo; pardon, Espérance, c'est ainsi qu'à Venise on appelle les meurtriers à gages, un bandit a été dépêché à ce huguenot, qui était bien le plus charmant garçon du monde, et, le lendemain de la journée d'Aumale, où le pauvre garçon avait fait en brave homme, l'assassin l'a couché par terre de trois balles tirées derrière une haie.

—Je le sais.

—C'est moi qui l'ai ramassé, dit Crillon essoufflé de rage, et j'ai soupiré comme s'il eût été mon neveu ou mon fils…

—Assurément … essaya de dire Espérance.

—Mais vous trouvez cela très-bien, poursuivit le chevalier trop lancé pour s'arrêter facilement, c'est loyal, c'est permis, puisque cela vient des Entragues.

—Pardon, interrompit Espérance, c'est, je le sais, un abominable meurtre; mais il ne faut pas l'attribuer aux Entragues. Henriette elle-même, quand elle m'a tout raconté, détestait et maudissait l'assassin.

—Elle a fait cet effort!… Moi, j'ai juré Dieu que je le ferais pendre, non, écarteler, si jamais je mets la main dessus.

—Eh! monsieur, vous êtes parjure; car tantôt vous l'avez eu sous votre main, et il vit encore.

—Quoi! ce brigand…

—C'est M. la Ramée, dit Espérance en riant de la fureur de Crillon.

—Harnibieu! je le flairais.

—Et moi qui l'avais reconnu quand il s'est nommé à M. de Rosny, j'avais aussi une démangeaison de le faire brancher par les gardes, mais la crainte de déplaire à Henriette m'a retenu, et je n'ai point dit ce que je savais sur son compte.

—L'infâme…

—N'est qu'un lâche vantard qui n'a pas osé s'adresser en face au huguenot, et qui a préféré voler à son cadavre la bague de Mlle Marie.

—Toujours la bague de Marie!… dit le chevalier en arrêtant son cheval et se croisant les bras. Voyons, jeune homme, continua-t-il avec un accent de compassion profonde, allez-vous m'écouter un peu maintenant? et si je vous raconte l'histoire telle qu'elle est … me croirez-vous?

—On croit toujours monsieur de Crillon, dit Espérance avec inquiétude. Mais, ajouta-t-il en reprenant peu à peu cette vivace gaieté que doublait en lui tout le charme comme toute la vigueur de ses vingt ans, quelle que soit l'histoire que vous savez, je ne m'embarrasse heureusement ni de Mme d'Entragues ni de Mlle Marie, sa fille. Que celle-ci ait donné sa bague, et peut-être mieux au huguenot; que celle-là ait expédié M. de la Ramée pour assassiner le porteur de la bague, et ensevelir un secret déshonorant avec un cadavre, c'est abominable, je l'avoue; mais, ma foi, que ces vilaines gens-là s'arrangent. Moi, j'aime Henriette, la beauté, la grâce, l'esprit, l'honnêteté, toutes les perfections de l'âme et du corps. Elle m'aime aussi; elle a seize ans, j'en ai dix-neuf, et vive la vie.

Crillon prit doucement la main d'Espérance, et, la lui serrant avec une affectueuse mélancolie.

—Enfant, dit-il, vous ne m'avez pas laissé achever la confession du huguenot.

—Il y a encore quelque chose? s'écria Espérance, en affectant une liberté d'esprit qu'il n'avait plus depuis cette interpellation de Crillon.

—Il y a le principal. Remarquez donc que depuis le commencement de notre conversation vous parlez toujours de Mlle Marie d'Entragues, tandis que moi, je dis seulement Mlle d'Entragues.

—Eh bien! où tend cette distinction un peu subtile, je l'avoue, de la part de monsieur de Crillon.

—A vous faire observer que, suivant la leçon qui vous a été apprise, vous attribuez la faute à l'une des soeurs, tandis qu'elle appartient peut-être à l'autre.

—Oh! monsieur, ce doute sur Henriette…

—Ce n'est pas un doute, je vous disais peut-être par ménagement; c'est certainement que j'eusse dû vous dire.

—Mais la preuve?

—Urbain du Jardin l'a emportée dans le tombeau. Mais ce qu'il m'a confié, je me le rappelle: le nom qu'il m'a dit, j'en suis certain; la maîtresse pour laquelle on l'a assassiné, c'est Mlle Henriette d'Entragues. Entre deux demoiselles dont l'une mérite le respect d'un honnête homme, je regrette que vous ayez précisément choisi celle qui ne le mérite pas. Du reste, mon cher Espérance, ma tâche est terminée. Je savais un secret dont la révélation eût pu vous épargner bien des ennuis futurs. J'ai révélé, vous voilà averti; je me tais. Que m'importe, à moi, Mme d'Entragues et toute la séquelle? Suis-je assez désoeuvré pour avoir besoin d'occuper mes loisirs à des commérages de vieilles femmes? Suis-je assez peu de chose en ce monde pour craindre qu'un Entragues me gêne? Allons donc! vous me faites injure. Mais, je vois que nous nous sommes tout dit. Brisons là, faites ce que vous voudrez et ne retenez de mes paroles que celle-ci: Je suis votre ami, monsieur Espérance.

—Oh! monsieur, s'écria le jeune homme, dont l'excellent coeur fut inondé de reconnaissance. N'ai-je pas à Dieu de grandes obligations! S'il me retire une illusion d'amour, au même instant il m'envoie le plus généreux, le plus puissant des protecteurs. Oui, je suis né heureux!

—Charmant enfant! murmura Crillon attendri par l'élan de cette noble nature. Comment ne pas l'adorer.

Et pour cacher l'émotion qui peut-être se fût remarquée sur son visage, le brave chevalier se tourna en disant:

—Que cette forêt de Saint-Germain est belle!

Tous deux avaient oublié leur fidèle serviteur Pontis qui, depuis
Vilaines, chevauchait sur leurs traces.

Espérance s'en souvint le premier et voulut le récompenser par quelque bonne parole; mais lorsqu'il le chercha derrière lui, il ne trouva plus rien.

—Et M. de Pontis! s'écria-t-il.

—C'est vrai, dit Crillon, le cadet manque à l'appel.

En vain cherchèrent-ils, appelèrent-ils, rien ne répondit. C'était aux derniers bouquets de la forêt de Saint-Germain. Les maisons d'Argenteuil apparaissaient dans la brume blanchâtre du soir qui commençait à envelopper la plaine.

Crillon impatienté d'attendre, voulait qu'on retournât jusqu'au carrefour afin de prévenir un bûcheron qu'ils y avaient vu et de faire ainsi donner à Pontis, s'il revenait, des renseignements exacts sur leur route. Mais Espérance objecta timidement que six heures venaient de sonner à Saint-Germain, qu'il y avait encore deux grandes heures de chemin jusqu'à Ormesson, et que le rendez-vous convenu avec Mlle Henriette était pour huit heures précises.

—Ah! ah! reprit froidement Crillon. Eh bien! n'attendons pas alors.

Puis, après une pause souvent coupée de mouvements d'impatience.

—Vous êtes décidé à aller ce soir chez les Entragues, dit le chevalier d'un ton dégagé.

—Je vous avouerai, monsieur, que j'ai des explications si sérieuses à demander à Mlle d'Entragues, que, pour arriver plus vite, je monterais sur un dragon de feu. Mais ce n'est pas chez les Entragues que je vais, oh! non! Henriette habite un pavillon sur les champs.

—Et vous avez la clé?

—Inutile. Le balcon touche à un marronnier superbe. La porte la plus commode c'est la fenêtre.

—A merveille … Eh bien! comme je ne puis aller rendre visite à toute cette mauvaise graine, j'irais bien, mais enfin cela paraîtrait singulier, ils savent que je les exècre… Enfin, non, je ne puis, dit le bon chevalier dont les angoisses qu'il cherchait si bien à cacher éclataient dans chaque mouvement, dans chaque parole, dans l'incohérence même de ses pensées.

Espérance comprit tout cela.

—Mon Dieu! dit-il, que je suis un sot et un bélître; j'ai d'un côté la parole de Crillon, de l'autre celle d'une petite….

—Dites le mot! s'écria le chevalier.

—Coquette!

—C'est faible, grommela Crillon.

—Et je balance….

—Mais non, vous ne balancez même pas, puisque vous continuez à vous rapprocher de la tanière de ces bêtes puantes. Puantes n'est pas vrai, elles ne sont que trop fardées et parfumées, les sirènes. Allons, mon pauvre Espérance, marchez, ne vous égarez pas, ni dans les ornières, ni ailleurs. Adieu … au revoir … adieu!

Il s'agitait sur son cheval de façon à inquiéter sérieusement la pauvre bête, qui connaissait la calme et ferme assiette de ce modèle des cavaliers.

—Monsieur, s'écria Espérance, ne croyez pas que je vous laisserai aller seul ainsi!

—Et pourquoi non?

—Parce que s'il m'arrive malheur à moi, ce sera bien fait, et chacun en rira, tandis que s'il fallait qu'un buisson vous égratignât, la France entière prendrait le deuil.

—Tenez, Espérance, il faut que je vous embrasse, dit le brave guerrier en se penchant vers le jeune homme, qu'il arrêta un moment sur sa poitrine gonflée. Là, je me suis contenté. Maintenant, c'est fini, allez! tous mes discours sentent le vieux podagre. Allez! un homme de vingt ans ne doit pas faire attendre une belle fille de seize. Allez, dis-je, et faites-moi grand'mère l'illustre Marie Touchet … Mais n'épousez pas, harnibieu!

Espérance se mit à rire.

—Voilà parler, dit-il, et je reconnais Crillon; mais je resterai avec vous jusqu'à ce que Pontis nous ait rejoints.

—Il s'est arrêté à quelque cabaret, l'ivrogne.

—Il aime le vin?

—C'est la manie de tous ces jeunes gens. Celui-là est une véritable éponge. Vous souvenez-vous d'avoir aperçu un petit cabaret dans le bois, à un carrefour?… Eh bien, le drôle est là. Nous avons passé devant dans la chaleur de notre conversation. Je vais l'aller tirer par la jambe sous quelque table, où il sera tombé.

—Je vous suis.

—Non, non! allez à tous les diables, c'est-à-dire à Entragues! Adieu. Tenez, voilà d'ailleurs un galop de cheval; c'est mon drôle qui revient. Il est bonne lame et mauvais comme teigne quand il a bu. Gare à ceux qui nous chercheraient noise!

—En effet, j'entends venir un cheval, dit Espérance qui brûlait de se remettre en route. Eh bien, monsieur, puisque vous me le permettez….

—Je vous l'ordonne.

—Je vais prendre un trot allongé. M'autorisez-vous à retourner vous dire les explications de Mlle Henriette?

—Harnibieu! si vous manquiez de me voir demain à Saint-Germain, où je serai, j'aurais de l'inquiétude. Venez demander de mes nouvelles et m'apporter des vôtres aux Barreaux-Verts.

—Êtes-vous bon pour moi, qui ne vous cause que des ennuis!

—J'obéis à la recommandation de votre mère, répondit Crillon qui frappa de sa houssine le cheval d'Espérance et le lança ainsi par le chemin.

Le jeune homme rendit les rênes et partit comme un trait; mais si rapide que fût sa course, si bruyante que fût la brise qui sifflait à ses oreilles, il entendit encore une fois la voix déjà éloignée de Crillon qui lui répétait:

—Harnibieu! n'épousez-pas!

Crillon regarda Espérance tant qu'il put le voir, et se retourna ensuite vers la forêt.

Le galop qu'il avait entendu retentissait toujours; il s'approchait, et le chevalier finit par apercevoir dans l'ombre quelque chose qui traversait les taillis à cent pas, écrasant, cassant et foulant avec autant de bruit qu'en eût fait une troupe.

—Ce n'est pus un cerf qui passe. C'est bien un cheval, il me semble. Que diable cet animal fait-il dans le fourré, pensa Crillon? Est-il sans maître?

Le cheval disparut laissant Crillon dans la perplexité.

—J'irai décidément, se dit-il, jusqu'au cabaret, c'est là que mon
Dauphinois a pris racine.

Tout à coup le cheval reparut, il piaffait dans les fougères avec une joie et une aisance qui n'appartiennent qu'aux êtres libres.

L'animal était d'un gris-blanc. Il se mit à grignoter des branches de chêne, tout en se rapprochant du chevalier.

—Mais c'est mon cheval, dit Crillon, c'est bien Coriolan, sans
Pontis, oh! oh! serait-il arrivé malheur au pauvre cadet?

Crillon poussa son cheval vers le quadrupède fringant et libre. Il l'appela par son nom sur des tons affectueux et impérieux tout ensemble, qui rappelèrent l'indépendante créature aux leçons de discipline qu'elle avait reçues trop souvent. Coriolan revint, l'oreille basse, en frottant ses étriers à toute branche, et accrochant sa bride à ses pieds comme une entrave.

—Pontis, ivre-mort, sera tombé, se dit Crillon; il faut le faire chercher par charité, puis, demain, je l'enverrai au cachot pour une quinzaine.

Soudain il entendit crier dans l'épaisseur du bois, et bientôt un homme en sueur, souillé de poussière, les habits en lambeaux, soufflant ou plutôt râlant à faire pitié, arriva près de Crillon, qui fut bien forcé de reconnaître son garde sous cet accoutrement de truand ou de sauvage.

—Ah! s'écria Pontis, enfin!

—Eh bien! quoi; tu as bu et tu t'es jeté par terre.

—J'ai bu, oui, et j'ai vu aussi.

—Quoi vu?

—Deux hommes à cheval, vous avez dû les voir passer?

—Non.

—C'est qu'ils ont pris la route à gauche au carrefour. C'est égal, sortons vivement du bois, je vous prie.

—Parce que?

—Parce qu'en plaine nous verrons venir leurs arquebusades.

—Les arquebusades de qui?

—Du coquin, du brigand, de la Ramée.

—La Ramée!… Il est ici?

—Il traversait la forêt tout à l'heure; du cabaret où je faisais rafraîchir votre cheval, je l'ai reconnu avec un autre de mauvaise mine. J'ai voulu les suivre et me suis coulé dans le bois; mais, pendant ce temps-là, mon cheval s'est sauvé. Que faire? courir après les deux, impossible.

—Il fallait suivre la Ramée.

—Bah!… tandis que j'hésitais entre l'homme et le cheval, l'homme avait disparu.

—Et le cheval aussi: mais où peut aller ce la Ramée?

—Sambioux! vous le demandez! Il suit M. Espérance.

—Tu crois?

—J'en suis sûr! Si vous aviez vu son dernier coup d'oeil quand il lui a dit: Vous ne perdrez pas pour attendre.

—Harnibieu! s'écria le chevalier, tu as raison, il sait peut-être où le retrouver, où l'attendre. Oui, tu as mille fois raison: je devrais aller moi-même sur ses traces. Mais le roi qui m'attend! comment faire? Ah! monte à cheval, rattrape Espérance qui s'en va vers le village d'Ormesson, par Épinay.

—Bien, colonel.

—Rattrape-le; dusses-tu crever Coriolan et toi-même.

—L'un et l'autre, colonel.

—Et préviens Espérance, ou si tu ne le rattrapes pas, veille, veille autour de la maison d'Entragues, au bout du parc, du côté d'un balcon ombragé par un marronnier.

—Fort bien.

—Et souviens-toi, ajouta Crillon en appuyant sa robuste main sur l'épaule du garde, que s'il arrive malheur à Espérance, tu me réponds….

—Je me souviendrai qu'il m'a sauvé la vie, mon colonel, dit le garde avec noblesse. Où vous retrouverai-je?

—A Saint-Germain, où je coucherai.

Pontis enfonça les éperons aux flancs du volage Coriolan, et disparut dans un tourbillon de poussière.

IX

LA MAISON D'ENTRAGUES

A cent pas du village qu'on appelle aujourd'hui Ormesson, s'élevait jadis un château dont on a fait un hameau, ou plutôt des morceaux de château. Mais à l'époque dont nous parlons, le château était bien entier, avec ses petites tours carrées montées en briques, ses fossés alimentés par des eaux claires et froides, et son parapet bâti du temps de Louis IX.

Des fenêtres du donjon, de la terrasse même, la vue s'étendait charmée sur ces collines riantes qui forment à la plaine Saint-Denis une ceinture de bois et de vignes. Le château semblait fermer au nord la plaine elle-même, et son fondateur, qui était peut-être quelque haut baron chassant la bonne aventure, pouvait surveiller à la fois les routes de Normandie et de Picardie, et s'en aller après, soit à Deuil demander l'absolution à saint Eugène, soit à Saint-Denis faire bénir son épée pour quelque croisade expiatoire.

La situation du petit château était charmante. Les terres, fertilisées par les sources généreuses qui depuis ont fait toute la fortune d'Enghien, alors inconnu, rapportent les plus beaux fruits et les plus riches fleurs de la contrée. Cinquante ans après sa fondation, le château était caché aux trois quarts sous le feuillage des peupliers et des platanes, qui, se piquant d'émulation, avaient lancé leurs têtes chevelues par delà les cimes du donjon.

Un parc plus touffu que vaste, des parterres plus vastes que soignés, un verger dont les fruits avaient eu l'honneur de figurer plus d'une fois sur des tables royales, l'eau murmurante et limpide dont l'efficacité pour les blessures avait été proclamée par Ambroise Paré, puis une distribution élégante et commode, qualités rares dans les vieux édifices, faisaient du petit domaine un bienheureux séjour fort envié des courtisans.

Le roi Charles IX, en revenant d'une chasse, était venu visiter mystérieusement ce château à vendre, et l'avait acheté pour Marie Touchet, sa maîtresse, afin que celle-ci, à l'abri de la jalousie de Catherine de Médicis, pût faire élever sans péril le second fils qu'elle venait de donner au roi, et qui pourtant était le seul enfant mâle de ce prince, puisque la mort, une mort suspecte au dire de beaucoup de gens, lui avait enlevé le premier fils de Marie Touchet, ainsi qu'une fille légitime qu'il avait eue de sa femme Elisabeth d'Autriche.

Mais Charles IX n'avait pas joui longtemps des douceurs de la paternité. Il était allé rejoindre ses aïeux à Saint-Denis, et Marie Touchet, s'étant mariée a messire François de Balzac d'Entragues, chevalier des ordres du roi et gouverneur d'Orléans, apporta son fils et son château en dot à son mari.

Le fils avait été, nous le savons, soigneusement élevé par Henri III, le château fut entretenu convenablement par M. d'Entragues, et c'était là que les deux époux venaient passer les chaudes journées de l'été, quand ils n'allaient point dans leur terre plus importante, qu'on appelait le Bois de Malesherbes.

Ormesson, depuis la Ligue, était devenu une position dangereuse mais bien commode; dangereuse, si les maîtres eussent été bons serviteurs du roi Henri IV. Car la Ligue, alliée aux Espagnols, poussait incessamment ses bataillons dans la plaine Saint-Denis pour protéger Paris incessamment menacé par le roi contesté. Et alors, gare aux propriétaires qui n'étaient point ligueurs. Mais les Entragues étaient grands amis de M. de Mayenne et fort bien avec la Ligue et les Espagnols.

Ainsi que l'avait dit Crillon, Mme d'Entragues avait à peine toléré Henri III acclamé par toute la France, et profitait de l'opposition faite contre Henri IV pour ne pas reconnaître ce prince, lequel du reste se passait de son consentement pour conquérir vaillamment son royaume de France. Marie Touchet se consumait de chagrin à chaque nouvelle victoire, et son plus violent dépit venait de la conduite du comte d'Auvergne, son fils, qui suivait la fortune d'Henri IV, et s'était bravement battu a la journée d'Arques pour ce Béarnais qui lui volait le trône, à ce que prétendait Mme d'Entragues.

Le château, puisqu'il n'était pas dangereux pour ses maîtres, leur était donc d'autant plus commode. Sa proximité de Paris facilitait l'arrivée des nouvelles fraîches, et quant aux visites, tout cavalier médiocre pouvait aisément, au sortir d'un conciliabule de ligueurs, venir comploter contre le Béarnais à Ormesson et s'en retourner à Paris sans avoir perdu plus de trois heures. Aussi voyait-on au château nombreuse sinon excellente compagnie, car les Entragues, dans leur ardeur de tout savoir, préféraient la quantité des visiteurs à la qualité.

Le jour dont il s'agit ici, vers six heures, quand la chaleur fut tombée, et que l'ombre des arbres s'allongeait sur les pelouses, Mme d'Entragues sortit de sa grande salle, appuyée sur un petit page de huit à neuf ans, qui, tout en supportant la main de sa maîtresse sur sa tête, tenait un oiseau sur son poing droit, et un pliant sous son bras gauche. Un autre page un peu plus grand, mais encore enfant, portait un coussin et un parasol. Deux grands lévriers bondissaient de joie et, se renversant l'un l'autre, saccageaient autour de leur maîtresse les bordures du jardin.

Marie Touchet avait alors quarante-cinq ans, et, belle encore de ce reste de beauté qui n'abandonne jamais les traits réguliers du visage, elle était loin cependant de son anagramme célèbre.

Ce fameux visage tant comparé au soleil et à tous les astres un peu qualifiés, et qui, du temps de Charles IX, était plus rond qu'ovale avec un front plus petit que grand, une bouche plus mignonne que petite et des yeux plus prodigieux que grands, ce visage adoré s'était élargi, ossifié avec le temps. Le rond avait tourné au carré, et le front petit s'était peu à peu déprimé pour laisser aux pommettes cette saillie qui décèle la dissimulation et la ruse. Les yeux prodigieux, dont les cils s'étaient raréfiés, n'avaient plus que la flamme sans la chaleur.

Deux plis obliques, creusés profondément, remplaçaient les fossettes de la bouche mignonne, et achevaient d'enlever au visage toute cette grâce, tout ce charme séducteur qui avaient triomphé d'un roi. Un caractère sérieux, presque viril de sécheresse majestueuse, de belles lignes, l'habitude de la dignité, ou plutôt la raideur, tout cela superbement vêtu et entretenu, complétait, avec des mains nerveuses et des pieds royalement paresseux et petits, non pas le portrait, mais le souvenir effacé de ce qui, vingt ans avant s'était appelé justement: Je charme tout.

Aux côtés de Mme d'Entragues marchait, en se retournant à chaque minute vers la porte d'entrée comme s'il guettait l'arrivée de quelqu'un, un cavalier d'un âge mûr, et qui par une minutieuse recherche de coquetterie cherchait à dissimuler une douzaine des hivers qui avaient neigé sur sa tête demi-chauve.

Il portait l'écharpe rouge espagnole, et se dandinait en marchant avec cette précaution fanfaronne que les Trivelin et les Scaramouche savaient si bien habiller de leurs bouffonneries, quand ils représentaient un tranche-montagne espagnol.

Ce gentilhomme, dont les bottes de Cordoue étaient crevées de satin rouge bouffant, avec des semelles crevées aussi, par parenthèse, exhalait à chaque pas un mélange indescriptible de parfums que Marie Touchet, sans paraître y prendre garde, chassait de temps à autre avec son éventail de plumes.

L'hidalgo avait nom Castil. Il était l'un des capitaines que le duc de Feria, commandant la garnison espagnole de Paris, avait répartis aux portes de la capitale pour le service de son auguste maître Philippe II; et pour obtenir quelques politesses quand ils allaient à Paris, les Entragues recevaient chez eux cet officier-concierge espion aux gages du roi d'Espagne.

A cette bienheureuse époque de haines politiques et religieuses, les partis ne se gênaient point pour convier l'étranger à les aider contre des compatriotes. La Ligue, étant, de fondation, régénératrice et conservatrice de la religion catholique, le très-catholique roi d'Espagne Philippe II, du fond de son noir Escurial, avait jugé l'occasion belle pour faire en France les affaires de la religion et allumer chez nous, avec notre bois, de beaux auto-da-fé pour lesquels, chez lui, le fagot devenait rare à cause de la grande consommation.

Par la même occasion, ce digne prince pensait à ses affaires temporelles et cherchait le moyen de réunir la couronne de France à toutes celles qu'il possédait déjà.

Il avait donc envoyé avec un pieux empressement beaucoup de soldais et peu d'argent à M. de Mayenne, pour l'aider à chasser de Paris et de France cet abominable hérétique Henri IV, qui poussait l'audace jusqu'à vouloir régner en France sans aller à la messe.

Et M. de Mayenne et toute la ligue avaient accepté; et les Espagnols occupaient Paris au grand scandale des gens de bien, et le moment approchait où Philippe II, fatigué du rôle d'invité, allait prendre le rôle du maître de la maison.

Il va sans dire que la garnison espagnole de Paris était aguerrie, vaillante, comme il convient aux descendants du Cid. La plupart avaient combattu sous le grand-duc de Parme, illustre capitaine mort l'année précédente. C'étaient donc de braves soldats, mais ils étaient d'une galanterie opiniâtre dont les dames ligueuses commençaient elles-mêmes à se fatiguer. Je ne parle pas des maris ligueurs, ceux-là en étaient fatigués tout à fait; mais il faut bien souffrir un peu pour la bonne cause.

Cette pauvre petite digression nous sera pardonnée, puisqu'elle permet de comprendre mieux le personnage singulier qui accompagnait Mme d'Entragues dans le jardin, après un dîner fort délicat, qui, pourtant, n'était pas, comme on le verra bientôt, le motif le plus intéressant de sa visite.

Mais derrière l'Espagnol et la châtelaine venait M. d'Entragues, gentilhomme déjà vieillissant, suivi, lui aussi, de deux pages microscopiques.

Le successeur de Charles IX donnait le bras à une belle personne de seize ans au plus, qui écoutait avec distraction la phraséologie paternelle. C'était une fille brune, aux yeux d'un noir velouté, profonds, aux cheveux d'ébène, à la bouche purpurine, aux narines dilatées comme celles des voluptueuses indiennes, son front large et sa tête ronde recelaient encore plus d'idées qu'il ne jaillissait d'éclairs de ses yeux. Un fin duvet brun dessinait une ombre bistrée sur le tour de ses lèvres frémissantes. Tout en elle respirait l'ardeur et la force: et les riches proportions de son corsage et de sa taille, la cambrure hardie de son pied, son bras rond et ferme, l'attache solide de son col d'ivoire sur des épaules larges et charnues révélaient la puissance d'une nature toujours prête à éclater sous le souffle à grand'peine contenu de son indomptable jeunesse.

Telle était Henriette de Balzac d'Entragues, fille de Marie Touchet et du seigneur qui avait par grand amour épousé la maîtresse du roi de France. Revenue la veille sous le toit paternel avec la succession de la tante de Normandie, elle rendait compte à M. d'Entragues de certains détails sur lesquels il l'interrogeait. Mais le lecteur peut croire qu'elle ne lui répondait pas sur une foule d'autres qui concernaient aussi son absence.

L'hidalgo don José Castil, dans sa voltige déhanchée, se retournait souvent pour lancer à cette belle fille en même temps qu'à la porte du château une oeillade qui s'émoussait parfois sur le père Entragues; car, nous l'avons dit, Mlle Henriette avait des distractions; le mot n'est pas juste, c'est préoccupations qu'il faudrait dire.

Elle aussi attendait quelqu'un, mais non pas du même côté que l'Espagnol, et elle voyait avec inquiétude la direction que sa mère imprimait à la promenade. Au bout des parterres on trouvait le parc; à cent pas, dans le parc, le pavillon où logeait Henriette, et dont les murs blancs s'apercevaient déjà sous les épais marronniers. Or, Henriette avait ses raisons pour que la société ne s'installât point du côté de ce pavillon à une pareille heure.

Cependant, Mme d'Entragues s'avançait toujours dans sa lente majesté; Henriette passait de l'inquiétude au dépit. Par bonheur, le petit pied de la mère s'embarrassa dans sa robe, et un faux pas s'ensuivit. L'hidalgo et M. d'Entragues se précipitèrent de chaque côté pour prêter leur appui à cette divinité chancelante. Henriette profita du moment pour s'écrier:

—Vous êtes lasse madame. Vite … le pliant, page!

Le page au pliant lâcha l'oiseau, l'oiseau s'envola sur une branche; le page au coussin jeta son coussin sur le page au pliant, les chiens croyant qu'on voulait jouer avec eux fondirent sur tout cela. Il y eut une bagarre désobligeante pour des maîtres de maison qui tiennent au bel air et au cérémonial.

Les pages furent tancés d'importance.

—Ils sont bien jeunes, dit l'hidalgo. Pourquoi si jeunes? Quelle habitude singulière en certaines maisons françaises? Pourquoi ne pas prendre plutôt de robustes jeunes gens bons au service, à la guerre, à tout?

Ce malencontreux à tout fut accueilli par un fauve regard de Marie
Touchet, lequel ricocha sur Henriette et lui fit baisser la tête.

—Monsieur, répliqua la mère, les maisons françaises dans lesquelles il y a des demoiselles préfèrent le service des pages enfants. J'eusse cru qu'on pensait de même en Espagne.

L'hidalgo comprit qu'il avait dit une sottise. Il s'apprêtait à la réparer, mais Marie Touchet changea aussitôt la conversation. Elle s'assit à l'ombre d'une grande futaie, près de la fontaine. Sa fille prit place auprès d'elle. M. d'Entragues offrit lui-même un siège au capitaine espagnol.

—Dites-nous, señor, quelques nouvelles de Paris, demanda Henriette, satisfaite de la halte, et jetant un coup d'oeil furtif au pavillon que sa mère ne pouvait plus voir.

—Toujours les mêmes, señora, toujours de bons préparatifs contre le Béarnais, si jamais il revient. Mais il ne reviendra pas, nous sachant là.

Cette rodomontade ne persuada pas M. d'Entragues.

—Il y est déjà venu, dit-il, et vous y étiez, et c'était du temps de votre grand-duc de Parme, lequel, aujourd'hui, ne peut plus effrayer personne. Moi, je ne crois pas qu'il se passe un mois avant le retour du Béarnais devant Paris.

—Si vous en savez plus long que nous, répliqua l'Espagnol avec curiosité, parlez, monsieur; sans doute vous êtes bien renseigné; car, en effet, M. le comte d'Auvergne, votre beau-fils, est colonel-général de l'infanterie des royalistes, et à la source des nouvelles.

—Monsieur mon fils, interrompit Marie Touchet, ne nous fait point part des desseins de son parti; nous le voyons très-peu; d'ailleurs il nous sait trop fermes adversaires du Béarnais, trop dévoués à la sainte Ligue et vieux amis de M. de Brissac, le nouveau gouverneur donné à Paris par M. de Mayenne.

—M. de Brissac! Excellent choix pour nous Espagnols, dit le seigneur Castil, que le nom de Brissac, prononcé en cette circonstance, sembla frapper d'une défiance nouvelle. Ne me disiez-vous pas tout à l'heure, madame, que le seigneur gouverneur est de vos amis?

—Excellent! dit M. d'Entragues.

—Vous le voyez souvent? demanda l'Espagnol.

—Non, malheureusement. Il est devenu bien rare depuis quelque temps.

L'hidalgo enregistra cet aveu.

—Il a tant d'affaires, maintenant, se hâta de dire Mme d'Entragues, qui ne voulait pas se laisser croire négligée. Mais absent ou présent, je suis sûre qu'il nous porte une affection vive. Et j'y tiens, car son amitié en vaut la peine.

—Assurément, dit l'Espagnol, le seigneur comte nous aide vaillamment, c'est un franc ligueur. Mais quelle étrange division dans les familles! quel affreux exemple! ajouta sentencieusement l'hidalgo. Voir M. le comte d'Auvergne armé contre sa mère!

Mme d'Entragues se pinça les lèvres. Un violent dépit de paraître opposée à son fils, dont elle était si vaine, combattait en elle la crainte non moins grande de déplaire au parti régnant.

M. d'Entragues intervint, pour écarter de la déesse ce nuage fâcheux.

—Non, señor, dit-il, M. le comte d'Auvergne ne s'arme pas contre sa mère. Fils et neveu de nos rois, il croit rester fidèle à leur mémoire en servant celui que le feu roi Henri III avait désigné pour son successeur, car enfin c'est un fait; le feu roi a eu cette faiblesse à ses derniers moments de nommer roi le roi de Navarre.

—En est-on bien sûr? demanda l'hidalgo avec cet aplomb de l'ignorance victorieuse qui conteste volontiers tout ce qui la gène.

—M. le comte d'Auvergne, mon fils, en a été témoin, répliqua Mme d'Entragues.

Don Castil salua en matamore. Henriette voulant ramener un peu de souplesse dans la conversation qui commençait à se tendre, réitéra sa question:

—Qu'y a-t-il de nouveau à Paris, sauf cette nomination de M. de
Brissac par M. de Mayenne?

Et elle ajouta:

—Excusez-moi, señor, j'arrive de voyage.

—Mademoiselle, rien de précisément nouveau, sinon l'attente des fameux états généraux qui vont s'assembler.

—Quels états?

—Excusez cette petite fille, señor, dit Mme d'Entragues, nous nous occupons si peu de politique entre nous. Ma fille, les états généraux sont une réunion des trois ordres de l'État qui s'assemblent en des circonstances difficiles pour délibérer des mesures à prendre pour le bien public. Il s'agit d'abord de repousser le Béarnais, en quoi il y aura majorité, je pense.

—Unanimité, dit le capitaine avec son assurance imperturbable.

—S'il y avait unanimité, fit observer Henriette, on n'eût pas eu besoin de convoquer les états généraux, ce me semble.

M. d'Entragues sourit à sa fille, pour la récompenser de cette réflexion judicieuse.

L'hidalgo riposta:

—D'ailleurs, ce n'est pas la nation française qui convoque les états généraux, c'est le roi d'Espagne, notre gracieux maître.

—Ah! dit Henriette surprise, tandis que les deux Français, son père et sa mère, baissaient honteusement la tête.

—Oui, señora; ce moyen vient de nous. Il peut seul mettre un terme à vos discordes civiles. Les états généraux vont trancher le noeud gordien, comme dit l'antiquité. S'il vous plaît d'assister aux séances, je vous ferai entrer.

—Qui verrai-je là?

—Mgr le duc de Feria, notre général; don Diego de Taxis, notre ambassadeur; don….

—En fait de compatriotes? demanda Henriette avec enjouement.

—M. le duc de Mayenne, M. de Guise, répliqua d'Entragues.

—Qui délibéreront à l'effet d'exclure Henri IV du trône de France? demanda encore Henriette.

—Assurément.

—Mais ce ne sera pas tout que de délibérer, il faudra exécuter.

—Oh! cela nous regarde, poursuivit l'hidalgo; aussitôt que la nation française se sera prononcée, nous nous emparerons de l'hérétique et nous l'expulserons de France. Peut-être le mettra-t-on à Madrid dans la prison de François Ier. J'ai reçu d'un mien cousin, alcade du palais, l'avis que les ouvriers réparent cette prison.

—Cela va bien, monsieur, continua Henriette, cependant, sera-ce facile de prendre l'hérétique?

—Oh! moins que rien, il court sans cesse par monts et par vaux.

—Alors, on eût peut-être dû commencer par là, au lieu de le laisser gagner tant de batailles sur les Espagnols.

—Ce n'est pas sur les Espagnols, señora, que le Béarnais a gagné des batailles, s'écria l'hidalgo rougissant, c'est sur les Français.

Henriette se tut, avertie par un sévère coup d'oeil de sa mère, et par l'inquiétude qui agitait M. d'Entragues sur son banc de gazon.

—Et, le Béarnais exclu, reprit Marie Touchet en s'adressant tout haut à sa fille comme pour lui faire leçon, les états nommeront un roi.

—Qui?

Cette naïve et terrible question qui résumait toute la guerre civile, avait à peine retenti sous la voûte de feuillage, qu'une voix enfantine, celle d'un page annonça pompeusement:

—M. le comte de Brissac!

Chacun se retourna. M. d'Entragues poussa une exclamation de joie et Madame rougit légèrement, comme si l'aspect du nouvel interlocuteur l'eût frappée un peu plus loin que la paupière.

—M. de Brissac, le gouverneur de Paris! s'écria Entragues, en se précipitant au-devant de l'étranger, qui arrivait par le jardin.

—Encore quelqu'un! pensa Henriette, avec un regard plaintif au pavillon des marronniers. L'heure s'approche où je devrais être chez moi!

Le comte aperçut tout d'abord l'Espagnol et tressaillit.

—Quel heureux hasard amène M. le comte de Brissac chez ses anciens amis tant négligés? dit Mme d'Entragues.

—La trêve, madame, qui laisse un peu respirer le pauvre gouverneur de Paris, et pendant la paix on se dépêche de faire ses civilités aux dames.

En même temps il la salua comme elle aimait à l'être, c'est-à-dire fort bas, et en lui baisant la main il lui serra sans doute involontairement les doigts, car elle rougit au point de redevenir presque belle.

L'hidalgo attendait gravement son tour. Il l'eut. Brissac ne l'embrassa point, il est vrai, mais le reconnut, et lui pressant les mains avec expansion:

—Notre brave allié, don José Castil, s'écria-t-il, un vaillant, un
Cid Campeador!

Tout en s'acquittant de ces devoirs de politesse, grâce auxquels il divisa l'attention des assistants, il remettait son chapeau et ses gants à un grand laquais d'une tournure militaire, auquel il dit sans affectation à l'oreille:

—L'Espagnol a des pistolets dans ses arçons; prends-les sans être vu et ôtes-en les balles.

Le comte Charles de Cossé-Brissac, homme de quarante-cinq ans, d'une haute mine, était un grand seigneur de race et de manières, enragé ligueur, que les Parisiens adoraient parce qu'il les avait commandés contre le tyran Valois aux barricades, et les Parisiennes ligueuses l'idolâtraient parce qu'elles pouvaient avouer cette idole sans faire médire de leur patriotisme.

Il avait pour principe qu'on ne se fait jamais tort en clignant l'oeil pour les dames; que les belles en sont flattées, les laides transportées.

Il avait tiré de cette conduite les plus grands avantages. Ses clins d'oeil placés avec adresse lui rapportaient de gros intérêts sans qu'il eût déboursé onéreusement. Parmi ses placements on pouvait compter Mme d'Entragues, à laquelle, depuis quelque dix années, il payait trois ou quatre fois l'an un soupir et un serrement de doigts. Mme d'Entragues, comme placement, offrait un certain avenir.

Brissac avait peut-être payé de la même monnaie Mme de Mayenne et Mme de Montpensier. Cette dernière pourtant, selon la mauvaise chronique, était plus dure créancière et partant plus difficile sur les termes de payement et la qualité des espèces. Mais enfin, Brissac était bien avec toutes deux, puisqu'il venait d'être nommé par leurs maris gouverneur de Paris, c'est-à-dire gardien public de ces dames et de leur ville capitale.

Le comte, depuis sa nomination, s'était montré d'un zèle si farouche pour la ligue, que les gens clairvoyants l'eussent trouvé trop vif pour être sincère. D'autant plus qu'il avait signé la trêve avec le Béarnais, au risque de déplaire à ses commettants les ligueurs. Il courait à ces moments-là des bruits sourds du mécontentement de M. de Mayenne, à qui les Espagnols ne donnaient pas assez vite la couronne de France; et comme le roi très-catholique Philippe II savait à quoi s'en tenir sur la destination de cette couronne, puisqu'il la convoitait pour lui-même, il avait vu avec inquiétude le changement de gouverneur opéré par Mayenne, pris Brissac en soupçon, et recommandé à ses espions ledit Brissac, qui, depuis la trêve surtout, était surveillé dans ses moindres démarches avec cette habileté supérieure des gens à qui l'on doit l'invention du saint-office et de la très-sainte Inquisition.

Brissac, fin comme un Gascon, c'est-à-dire comme deux Espagnols, avait pénétré ses alliés. Créature de M. de Mayenne, mais créature décidée à s'émanciper dans le sens de ses sympathies et de son intérêt, il ne voulait plus tenir les cartes pour personne, et jouait désormais à son compte. Aussi déroutait-il continuellement ses espions par des allures d'une franchise irréprochable; sa correspondance n'avait pour ainsi dire plus de cachets, sa maison pour ainsi dire plus de portes; il ne sortait qu'accompagné, annonçant toujours le but de chaque sortie, parlait espagnol et pensait en français. Il croyait pouvoir se flatter d'avoir endormi Argus.

Le matin du présent jour où il s'était décidé à prendre un grand parti, Brissac annonça dans ses antichambres, remplies de monde, qu'il suspendait dorénavant ses audiences pour l'après-dîner; que l'on était en trêve, que chacun respirant, le gouverneur de Paris voulait respirer aussi, que d'ailleurs MM. les Espagnols faisaient si bonne garde que tout le monde pouvait dormir en paix. Et il conclut en commandant ses chevaux pour la promenade.

Puis, s'adressant familièrement au duc de Feria, le chef des Espagnols, il lui proposa de le mener souper à une maison de campagne où il avait certaine vieille amie. Il lui nomma tout bas Mme d'Entragues.

Le duc refusa discrètement, avec mille civilités amicales. Et Brissac, en arrivant à Ormesson, fut mortifié, mais non surpris d'apercevoir l'hidalgo Castil, l'un des plus déliés espions de l'Espagne, qu'on lui avait expédié pour savoir à quoi s'en tenir sur cette visite chez les Entragues.

Mais comme il était décidé à ne rien ménager pour assurer le succès de son entreprise, il ne songea qu'à assoupir les soupçons de l'hidalgo jusqu'au moment de l'exécution. Il congédia donc son valet, avec la consigne dont il s'aperçut bien que Castil avait flairé l'importance, et, s'asseyant entre les deux dames de façon à ne point perdre de vue le visage du capitaine:

—Que c'est beau, la campagne, dit-il. Beaux ombrages, belles eaux, beautés partout!

Il décocha un de ses clins d'oeil à Marie Touchet. C'était l'appoint du trimestre.

L'hidalgo, distrait par le chuchotement de Brissac à l'oreille de son laquais, s'était levé. Brissac se leva à son tour.

—Que désirez-vous? lui demanda M. d'Entragues.

—J'avais prié tout bas mon valet de m'apporter à boire, et il ne vient pas.

—J'y cours moi-même, se hâta de dire Henriette, qui bouillait d'impatience et cherchait cent prétextes de fausser compagnie.

L'hidalgo se précipita au-devant d'elle:

—C'est moi, dit-il, qui veux épargner cette peine à la señora.

—Quoi! monsieur, dit Brissac, vous me serviriez de page!

Ces mots arrêteront le Cid, profondément humilié.

—Asseyez-vous, Henriette; asseyez-vous, capitaine, interrompit sèchement Marie Touchet. N'a-t-on pas ici des pages pour servir et un sifflet pour appeler les pages?

Elle siffla majestueusement dans un sifflet de vermeil, comme une châtelaine du treizième siècle.

Henriette vint se rasseoir avec dépit, l'Espagnol avec regret, Entragues essayant d'échauffer la conversation avec ses hôtes, Mme d'Entragues grondant les serviteurs tardifs, l'Espagnol rêvant au moyen de savoir ce qu'avait dit Brissac au laquais, Brissac songeant au moyen de sortir sans traîner après lui l'Espagnol, Henriette se creusant la tête pour s'évader avant huit heures.

En attendant on buvait frais sans que l'imagination de personne eût rien trouvé d'ingénieux.

Tout à coup deux pages sautillant, pour éviter les lévriers qui mordillaient leurs petites jambes, apparurent à l'entrée du couvert et annoncèrent pompeusement:

—M. le comte d'Auvergne vient d'arriver au château.

—Mon fils! s'écria Marie Touchet émue de surprise.

—Le comte! balbutia M. d'Entragues, effrayé de voir l'effet produit sur l'Espagnol par cette visite imprévue.

Celui-ci dévorait Brissac d'un regard ironiquement triomphant qui signifiait:

—Te voilà pris! tu avais donné ici rendez-vous à M. d'Auvergne. Je m'y trouve. Comment vas-tu sortir de là?

Brissac le devina et se dit:

—Attends, imbécile; puisque tu prends ainsi le change, je vais te faire voir du pays. Et j'ai trouvé mon moyen.

Cependant, toute la maison était en émoi de cet événement, Mme d'Entragues n'entendait pas raillerie sur le cérémonial. Ses gens s'occupaient donc à recevoir M. d'Auvergne en prince.

Henriette faillit s'évanouir de rage à ce nouveau contre-temps; mais il lui fallut surmonter tout cela pour accompagner Mme d'Entragues.

Celle-ci, pareille à une statue assise qui se dresserait sur son siège, se leva pour aller à la rencontre de son fils. Le cérémonial de la maison de France veut que la reine aille aussi au-devant de son fils roi.

L'Espagnol voyant Brissac immobile, le crut déconcerté; il se rapprocha donc hypocritement pour lui dire:

—Trouvez-vous convenable, monsieur, que nous demeurions dans la société du colonel général de l'infanterie royaliste?

—Ah! en temps de trêve, répliqua Brissac, jouant la naïveté.

—On pourrait mal penser de cette rencontre, ajouta l'hidalgo avec insistance; et cependant vous semblez hésiter.

—J'hésite, j'hésite, parce que ce n'est pas poli en France de s'enfuir lorsqu'il arrive quelqu'un.

Cette feinte résistance avait déjà plongé l'Espagnol aux trois quarts dans le piège.

—Monsieur, dit-il, en y tombant tout à fait, je vous adjure, au nom de la Ligue, de ne pas vous compromettre en restant ici, car vous vous compromettez.

—Vous avez peut-être raison, répliqua Brissac.

—Partez, monsieur, partez!

—Eh bien, soit! puisque vous le voulez absolument. Vous êtes une bonne tête, don José!

—Je cours faire préparer vos chevaux.

—Nos chevaux! vous m'accompagnerez, je suppose, don José?

L'admirable bonhomie de cette dernière invitation acheva l'Espagnol. Il se figura que Brissac, après avoir voulu un tête-à-tête avec M. d'Auvergne, voulait maintenant que nul ne fût témoin de ce qui se passerait entre M. d'Auvergne et sa famille. Complots, toujours complots, qu'il était réservé à don José Castil de déjouer par la force de son génie.

Au lieu de répondre, l'Espagnol appuya mystérieusement un doigt sur ses lèvres.

Le désespoir de M. d'Entragues, au milieu de cette agitation, était un spectacle bien pitoyable. Que penserait la Ligue de la visite chez lui d'un royaliste aussi suspect? Et cela, quand il sortait de dire à Castil que M. d'Auvergne ne venait jamais à Ormesson! Brissac partait, scandalisé sans doute. Castil fronçait le sourcil. Quel désastre!

D'Entragues courut après les deux ligueurs pour leur faire mille protestations de son innocence. Il s'abaissa jusqu'à jurer à l'hidalgo que la visite de M. d'Auvergne était tout à fait imprévue.

—N'importe, dit Brissac, je ne puis me trouver avec lui sans inconvenance. Il vient d'entrer dans le parterre; prenons une contre allée, don José, pour qu'il soit dit que lui et moi nous ne nous sommes pas même salués. Vous êtes témoin, don José.

—Certes! répliqua celui-ci.

Brissac pria d'Entragues d'offrir ses excuses aux dames qui comprendraient cette brusque retraite, et après l'avoir salué en affectant beaucoup de froideur, il le laissa désolé.

Castil alors dit à Brissac qui l'entraînait:

—Nous ne sommes pas dupes de cet imprévu, n'est-ce pas, et tandis que vous protesterez par votre départ, je resterai, moi, pour qu'on ne nous joue pas.

—Quoi! vous me laissez seul, dit Brissac avec les plus affectueux serrements de main; mais c'est vous qui allez vous compromettre. Par grâce, venez.

—Moi, je ne risque rien, dit l'hidalgo, plus que jamais persuadé qu'il allait découvrir toute une conspiration royaliste.

M. de Brissac partit. L'Espagnol revint sur les pas de M. d'Entragues et arriva juste à la rencontre du fils de Charles IX et de Marie Touchet.

M. le comte d'Auvergne portait bien ses vingt ans et son titre de bâtard royal. Il était suffisamment humble et suffisamment insolent. Sa mère lui avait appris à se préférer à tout le monde, même à elle.

Il entra dans le château comme un vainqueur, mais un vainqueur dédaigneux, et saluant sa mère, qui lui faisait la révérence.

—Bonjour, madame, dit-il; avouez que je suis un événement ici. Ah! c'est M. d'Entragues que j'aperçois. En vérité, il rajeunit. Serviteur, monsieur d'Entragues.

D'Entragues s'inclinait; le jeune homme aperçut l'Espagnol.

—Don José Castil, capitaine au service de S. M. le roi d'Espagne, dit Marie Touchet, pour se hâter d'en finir avec cette désagréable présentation.

Le comte toucha légèrement son chapeau, et demanda:

—Monsieur était-il à Arques?

L'hidalgo grommela un non de mauvaise humeur et s'effaça derrière d'Entragues. Ce dernier, prenant par la main Henriette, la mena en face de son frère.

—Mademoiselle d'Entragues, dit-il, que vous ne connaissez point, monsieur le comte, car vous l'avez vue une seule fois lorsqu'elle était enfant.

Le comte regarda cette belle fille qui le saluait comme un étranger. Il la regarda avec une attention qui n'échappa point au père et à la mère.

—Mais, s'écria-t-il, je la connais, au contraire.

—Comment est-ce possible? demanda Marie Touchet.

—Était-elle ici hier?

Ce ton familier, presque méprisant, ne révolta ni les Entragues ni la jeune fille elle-même, tant ils étaient curieux de savoir la pensée du comte.

—Henriette est arrivée seulement hier, répliqua M. d'Entragues.

—Venant de?…

—De Normandie.

—Elle a passé à Pontoise?

—Oui.

—Elle était accompagnée de deux laquais?

—Oui.

—Et montait une haquenée noire, boiteuse du pied hors montoir?

—Oui. Comment savez-vous cela?

—Attendez … En sortant du bac elle s'est accrochée par sa robe à un piquet et a failli tomber.

—C'est vrai, dit Henriette surprise.

—Et en chancelant elle a montré une jambe très-galante, ma foi.

Henriette rougit.

—Eh bien! monsieur, dit-elle avec un sourire.

—Eh bien! mademoiselle, vous pouvez vous flatter d'avoir une chance!… cette demi-chute vous a procuré une belle conquête!

—Ah! dirent à la fois le père et la mère, en souriant aussi.

—Vous devez vous souvenir, continua le comte avec sa cynique familiarité, d'avoir vu trois hommes sous une petite échoppe, près de là, la cabane du passeur.

—Je ne sais, balbutia Henriette.

—Eh bien, je vous l'apprends. Savez-vous quels étaient ces trois hommes? moi, M. Fouquet la Varenne, qui continuait sa route vers Médan, et enfin … ah! ceci est le bon, le roi!

—Le Béarnais! s'écria Mme d'Entragues.

—Non, le roi, reprit M. d'Auvergne, le roi, qui a vu Mlle d'Entragues et sa jambe, le roi qui a poussé des hélas! d'admiration, et qui est amoureux fou de Mlle d'Entragues.

—Est-ce possible?… dit Marie Touchet, avec une réserve du meilleur goût.

—Quelle folie! balbutia Entragues, dont le coeur se mit à battre.

—C'est une folie peut-être, mais qui allait avoir des suites, si le roi n'eût été appelé par le passeur. Il s'est embarqué alors, en gémissant de ne pouvoir suivre l'inconnue, et nous n'avons parlé que de cette figure brune et de cette jambe ronde jusqu'à Pontoise, où nous devions coucher. Diable emporte si je me doutais que ce fût une jambe de famille!

Henriette était rouge comme le feu. Son sein battait, une sorte de vague ivresse montait à son cerveau. Elle, naguère si pressée de regagner son pavillon, s'assit alors près de sa mère en minaudant comme pour agacer son frère et le provoquer à de nouvelles confidences.

—Le roi de Navarre a bon goût, dit Marie Touchet.

—Le roi, reprit le comte d'Auvergne, oui, certes, il a bon goût, car
Mlle d'Entragues est une petite merveille.

—Le roi sera bien surpris, dit le père, quand il saura de vous que cette inconnue est une fille de noblesse, soeur de son ami le comte d'Auvergne; il le saura, car vous le lui direz certainement.

—Pourquoi faire? murmura Henriette en coquetant.

—Eh! mordieu! s'écria le jeune homme, je gage qu'il le sait déjà, car c'est lui qui m'a envoyé ici aujourd'hui. Profitez de la trêve, m'a-t-il dit, et du voisinage, pour aller voir votre mère, afin qu'on ne m'accuse pas de vous séparer d'elle.

—Il a dit cela, donc il ne savait rien, objecta Mme d'Entragues.

—Bah! il ne pouvait pas me dire: Allez annoncer à Mlle d'Entragues que je la trouve belle, non pas qu'il se gêne avec moi, mais enfin c'est la charge de Fouquet la Varenne de faire ces commissions-là.

—Mais pour vous envoyer ici dans ce but … de curiosité, comment le roi, dit Mme d'Entragues, aurait-il su le nom de ma fille!

Le jeune homme sourit malicieusement en remarquant les progrès de Marie Touchet qui, cinq minutes avant, ne pouvait appeler Henri que le Béarnais, et maintenant l'appelait </i>le roi</i> à la barbe de l'Espagnol.

—Est-ce que la Varenne, répliqua-t-il ne connaît pas tous les jolis minois de France? Ils sont tout rangés, tout étiquetés dans sa mémoire, et, à l'occasion, il en tire un du casier, comme un sommelier tire un flacon de l'armoire.

—Il y a cependant des flacons sur table en ce moment, dit le père Entragues pour continuer la métaphore, sans s'apercevoir de l'inconvenance profonde d'un semblable entretien devant une jeune fille.

—Ma foi, non. Le roi a trop peu réussi près de la marquise de Guercheville, trop réussi près de Mme de Beauvilliers et il avait déjà ébauché une autre passion. Mais cela m'a l'air de vouloir finir avant d'avoir commencé.

—Qui donc? demanda Marie Touchet, aussi excitée que son mari.

Henriette dévorait chaque parole.

—C'est une demoiselle de la maison d'Estrées, à ce que je crois, on l'appelle Gabrielle, c'est une blonde incomparable, dit-on; je ne la connais pas.

—Eh bien? demanda le père Entragues.

—Oh! des complications à n'en plus sortir. Une fille qui se révolte contre l'amour, un père féroce capable de tuer sa fille comme je ne sais plus quel boucher de Rome: le roi se lassera s'il n'est déjà las. Il soupire gros, notre cher sire, mais pas longtemps; le moment serait bien bon à prendre pour devenir….

—Quoi donc? s'écrièrent Marie Touchet avec une fausse dignité,
Entragues avec une fausse surprise, Henriette avec une fausse pudeur.

—Reine, sans doute, répliqua ironiquement le cynique jeune homme, aussitôt que notre roi aura rompu son mariage avec la reine Marguerite. Cela tient à un fil.

—Alors comme alors, murmura Entragues en s'agitant.

—Bah! à ce moment-la, le roi aura bien oublié sa belle inconnue, dit
Marie Touchet.

—En admettant qu'il y ait songé jamais, ajouta Henriette rouge et pensive.

Huit heures sonnèrent lentement à Deuil. Le vent du soir apporta chaque coup comme un avis pressant à l'oreille de la jeune fille, sans la tirer de ses rêves. Il fallut que sa mère, changeant de conversation, s'écriât:

—Huit heures!

Alors Henriette réveillée fit un bond sur son siège.

Le père et la mère venaient d'échanger un regard qui signifiait:

—Renvoyons cette enfant pour causer plus librement avec le comte d'Auvergne.

Quelque chose comme le craquement d'une branche au fond du parc, et le hennissement d'un cheval du côté du pavillon des marronniers, troubla le silence général, et Henriette se leva le sourcil froncé.

La nuit commençait à descendre sur les grands arbres; les personnages assis sous le couvert ne se voyaient qu'à peine. L'Espagnol, qui pendant toute cette scène avait constamment cherché aux paroles un sens mystérieux et essayé de lire dans les triviales provocations du comte d'Auvergne comme dans un chiffre diplomatique, se fatigua des mille combinaisons qui s'entrechoquaient dans sa cervelle, et annonça son départ, à cause, disait-il, de la fermeture des portes de Paris qui avait lieu à neuf heures.

Mais son véritable motif, c'est qu'il voulait suivre Brissac, dont le départ si prompt commençait un peu tard à lui inspirer des soupçons.

—Je le rattraperai, se dit l'Espagnol, c'est par-là qu'est le complot.

Il prit donc congé, reconduit avec politesse par Entragues, mais sans l'empressement que d'ordinaire le châtelain savait manifester à ses confrères de la Ligue.

Ce refroidissement après tant de caresses parut maladroit à Marie
Touchet, qui ne put s'empêcher de le dire tout bas à son mari.

—Il ne serait pas hospitalier, répliqua Entragues, de faire tant d'amitié à un ligueur en présence d'un royaliste. Le capitaine est Espagnol, c'est vrai, mais après tout M. le comte d'Auvergne est fils de roi, et votre fils.

Là-dessus, Entragues se hâta d'en finir avec Castil, qui ne demandait pas mieux.

Henriette se glissa dans l'ombre et partit sans dire bonsoir à personne, car elle se promettait de revenir bien vite.

Mme d'Entragues, demeurée seule avec le comte d'Auvergne, se préparait à le faire bien parler, quand un page accourant, annonça qu'un gentilhomme, venu en toute hâte de Médan, voulait parler à madame.

—Son nom? demanda la châtelaine.

—La Ramée.

—Qu'il attende.

—Ne vous gênez pas, madame, dit le comte d'Auvergne, recevez-le.

—Il dit être porteur de nouvelles, ajouta le page.

—Bien importantes, madame, s'écria la Ramée qui avait suivi le page à quelques pas et contenait à peine son impatience.

—Venez donc, monsieur de la Ramée, dit Mme d'Entragues avec inquiétude, venez, puisque M. le comte d'Auvergne le permet….

X

D'UN MUR MAL JOINT ET D'UNE FENÊTRE MAL CLOSE.

La Ramée, en se présentant, n'avait plus sa bonne mine. Le voyage un peu rapide, les suites de son exaltation de la journée, l'incubation d'une mauvaise pensée avaient reflété une teinte sinistre sur son visage.

La dame d'Entragues, qui brûlait de se trouver seule avec lui, n'osa cependant pas le prendre à part tout de suite. Elle fut aidée en cela par l'intelligence du jeune homme ou plutôt par sa méchanceté.

En effet, sachant qu'il était en présence du comte d'Auvergne, un royaliste, la Ramée débuta ainsi:

—Je vous apporte, madame, une fâcheuse nouvelle de la guerre.

—Comment, de la guerre? dit M. d'Entragues, qui revenait de conduire l'Espagnol. Est-ce que nous sommes en guerre, monsieur la Ramée?

Puis, se tournant vers le comte d'Auvergne, il lui expliqua ce qu'était la Ramée, le fils d'un voisin de terres.

—Nous sommes en paix, ou plutôt nous y devrions être, monsieur, répliqua le jeune homme; mais c'est seulement en paroles ou sur le papier. De fait, nous sommes en guerre, attendu qu'aujourd'hui même les soldats du Béarnais….

—Du roi! dit M. d'Entragues, inquiet d'un froncement de sourcils du comte d'Auvergne.

—Des soldats, continua la Ramée avec une volubilité qui témoignait de sa colère, ont forcé l'entrée de notre maison, pillé les vivres et provisions, et enfin incendié.

—Incendié! s'écria Mme d'Entragues.

—Votre grange, madame, où était rentrée toute la récolte de cette année pour votre consommation de chasse.

Mme d'Entragues se tut sur un signe de son mari; mais ce silence de tous deux était éloquent; il demandait l'avis de M. d'Auvergne.

Celui-ci, sans avoir perdu un moment le froid sarcasme de son sourire:

—Quels soldats ont fait cela? dit-il.

—Ceux qu'on nomme les gardes.

—Ah! les gardes. Eh bien, mais il y a dans la convention de la trêve un article….

La Ramée répondant au sarcasme par le sarcasme:

—Dans notre pays, répondit-il, c'est avec le papier de cet article que les soldats mettent le feu aux granges.

—Vous êtes-vous plaint à un chef? dit le comte d'Auvergne.

—Oui, certes, monsieur.

—Eh bien? demanda M. d'Entragues.

—On m'a proposé de me faire pendre.

Le comte d'Auvergne partit d'un éclat de rire si bruyant qu'il enflamma de fureur les yeux de la Ramée.

—M. le comte est bon royaliste, murmura-t-il en serrant les dents et les poings.

Marie Touchet parut bien un peu scandalisée de cette joie du fils de Charles IX; mais M. d'Entragues, perplexe entre la colère du propriétaire et la complaisance du courtisan, souriait d'un côté et menaçait de l'autre, comme un masque de Chrêmès.

—Je parie qu'il s'est adressé à Crillon! ajouta M. d'Auvergne en se tenant les côtes.

—Précisément, dit la Ramée, et c'était une grande sottise de ma part, je l'ai éprouvé. Aussi ne me plaindrai-je plus, je me ferai justice moi-même.

—Vous serez écartelé, mon pauvre garçon, dit le comte d'Auvergne en se remettant à rire. Ma foi, cela vous regarde.

Et avec son habileté ordinaire, quand la conversation devenait compromettante, il tourna les talons en prenant le bras de M. d'Entragues, tout consolé de sa paille brûlée, par l'espoir de reprendre avec son beau-fils une autre conversation.

La Ramée demeura seul avec la châtelaine. Celle-ci baissait la tête.
Elle sentait l'affront, elle sentait les frémissements de la Ramée.
Cependant elle n'osait point s'irriter en présence de cette raillerie
du comte d'Auvergne.

—Prenez-en votre parti, dit-elle au jeune homme Après tout, le mal est réparable.

La Ramée baissant la voix:

—C'est vrai, madame. On peut éteindre un feu. Il s'éteint souvent de soi. Mais un secret qui court et qui dévore l'honneur d'une famille, comment l'éteindre?

—Que voulez-vous dire? s'écria Marie Touchet avec un mouvement d'effroi.

—L'incendie de la grange est le moindre do nos malheurs, et ce n'est pas le motif de ma visite si rapide; vous vous souvenez, madame, que vos terres en Vexin sont contiguës aux nôtres; que mon père n'est pas un indifférent pour M. d'Entragues, et que j'ai été élevé, pour ainsi dire, avec vos filles.

—Sans doute, je m'en souviens.

—Pour l'une d'elles, pour l'aînée, pour Mlle Henriette enfin, j'ai pris, vous ne l'ignorez pas, une amitié si vive….

Marie Touchet fit un geste d'impatience.

—Vous m'y avez autorisé, dit aussitôt la Ramée, le jour où vous adressant à moi comme à un de vos proches, vous avez bien voulu me confier que la cadette, Mlle Marie, une enfant! risquait d'être compromise par légèreté, ayant donné à l'un de vos pages, une bague…. Oh! Dieu m'est témoin que je ne m'alarmais pas comme vous; elle avait douze ans à peine, et j'appelais cette faute une étourderie sans conséquence; mais comme vous fîtes appel à mon dévouement….

—Oui, je sais tout cela, dit précipitamment la châtelaine. Vous avez repris et rapporté cette bague. C'est un immense service que je saurai reconnaître comme il convient.

—Je l'espère, madame, dit la Ramée en tremblant, car j'ai compromis mon salut éternel pour venger votre honneur: j'ai tué un homme, et, depuis ce jour, bien des choses m'ont été révélées que j'ignorais.

—Comment? fit Marie Touchet inquiète.

—Oui, madame, je croyais que l'homme une fois mort, on ne le revoit plus, que le secret une fois enseveli ne ressuscite jamais. Eh bien, je me trompais: le visage pâle et morne du gentilhomme huguenot reparaît incessamment à mes yeux, lumineux dans les ténèbres, livide et mat dans la lumière. Quant au secret, nous ne sommes plus seuls à le savoir vous et moi; car, tantôt, dans le camp des gardes du Béarnais, où je m'étais rendu pour faire punir les voleurs et les incendiaires … Ces gardes!… je voudrais les voir tous détruits, peut-être parmi tant de fantômes ne reconnaîtrais-je plus celui du huguenot; eh bien, madame, dans le camp des gardes, un jeune homme s'est opposé à moi et m'a dit à l'oreille notre secret si chèrement acquis, notre secret de famille….

—Il vous a dit?

—Aumale … la haie d'épines … le gentilhomme assassiné!

—Et … la bague?

—La bague aussi, avec ses armoiries.

—Malheur!… qui donc est ce jeune homme.

—Je ne sais pas son nom, mais je n'oublierai jamais sa figure, et quelque chose me dit que je le retrouverai.

—Il le faudra, dit Marie Touchet d'une voix sombre.

—Maintenant, madame, de qui peut-il avoir appris ce que nous deux seul croyions savoir? Cherchons dans votre famille. Mlle Marie a peut-être connu la vérité?

—Jamais. Marie est dans un couvent. Destinée à faire profession, elle n'a plus besoin de s'intéresser aux choses de ce monde. D'ailleurs, c'est une enfant qui ne se souvient plus.

—Elle a peut-être confié ses chagrins à sa soeur Henriette.

Mme d'Entragues avec une assurance étrange:

—Non, dit-elle, non, ce n'est pas Marie; et si c'est Henriette, il faudrait donc qu'elle eût trouvé un confident bien sûr, bien intime.

La Ramée sembla comprendre, car son visage prit une expression de menace effrayante.

Mme d'Entragues se hâta de dire alors:

—Nous causerions mal de ce sujet en un pareil moment. M. le comte d'Auvergne passe ici la soirée, la nuit peut-être. Demeurez au château, et nous trouverons une occasion de renouer cet entretien.

La Ramée, profondément rêveur, écoutait à peine ces paroles. Il ne remarquait pas non plus avec quelle insistance Marie Touchet l'éloignait. Elle, plus clairvoyante ou moins distraite, observa cet air pensif et le prit pour un muet reproche.

Apparemment, crut-elle dangereux de laisser partir la Ramée sur une mauvaise impression, car elle lui toucha légèrement le bras et lui dit:

—A propos, comment va monsieur votre père?

—Toujours moins bien. Sa blessure est mal soignée. Nous n'avons pas de médecin et la chaleur de cette saison est bien mauvaise pour les plaies.

—Je ne vous prie pas de souper avec nous, dit Marie Touchet après cette réparation de politesse, M. le comte d'Auvergne n'aime pas les nouveaux visages, et d'ailleurs vous vous êtes montré à lui un peu trop ligueur.

—Vous plaît-il que je m'en retourne à Médan? dit froidement la Ramée.

—Oh! je ne dis pas cela.

—Ne vous gênez point, continua le jeune homme avec une amertume courageusement déguisée. Mon cheval est un peu las, mais j'en prendrai un frais ici. Je ne voudrais pas que M. le comte d'Auvergne fût attristé par mon visage funèbre. Seulement, avant de partir, je vous demanderai la grâce de saluer Mlle Henriette, que je n'ai pas vue depuis si longtemps, et qui doit être bien embellie.

Il y avait au fond de toutes ces paroles prononcées par une bouche calme quelque chose de sinistre comme le silence qui précède les tempêtes.

Mme d'Entragues ne trouva pas que ce fût acheter bien cher le départ d'un hôte gênant.

—Voir Henriette, dit-elle, mais c'est trop juste. Elle était là il n'y a qu'un instant. Je crois qu'elle s'est retirée chez elle, vous savez le chemin du pavillon, je crois? Allez-y donc et heurtez à la porte, Henriette vous fera ouvrir ou descendra dans le parc. Je vous laisse pour retrouver mon fils.

La Ramée s'inclina presque joyeux. Il avait la permission d'aller voir Henriette. Mme d'Entragues partit satisfaite de son côté, car elle redoutait encore plus la complicité de la Ramée que celle de tout autre. La Ramée pour elle n'était plus seulement un confident, c'était un créancier envers lequel, dans un moment de détresse, elle avait contracté une dette qu'il lui était impossible de payer.

—Qui sait, se dit-elle en rejoignant son fils et son mari, si ce la Ramée ne me parle pas de son fantôme et de la résurrection de notre secret pour m'effrayer et me pousser à lui accorder Henriette. Mais à présent le péril est loin. Marie absente ne peut donner d'explication. Henriette ne se trahira pas elle-même et saura se défaire seule de ce fatigant la Ramée.

Elle marchait toujours, en rêvant ainsi.

—Évidemment, poursuivit-elle dans sa méditation, c'est la Ramée qui me tend ce piège. Ce jeune homme qui l'aurait tant effrayé au camp des gardes est un personnage d'invention; j'ai accusé Marie, une enfant sans conséquence, pour justifier Henriette, ma fille favorite, mon aînée, qu'il faut établir la première. Mais si Urbain avant sa mort avait tout conté à ce jeune homme, ce n'est pas le nom de Marie qu'il aurait prononcé. Donc, la Ramée croit me duper, et il est ma dupe. Ou bien, serait-ce Henriette qui aurait confié notre fable à quelqu'un, à ce jeune homme mystérieux … mais quand? comment? dans quel intérêt? sous quelle influence?

Mme d'Entragues se heurtait là, comme tous les gens de ruse et d'intrigue, à un écueil inconnu. Elle ne pouvait savoir le motif si simple qui avait forcé les fausses confidences de la jeune fille. Cette ignorance la rassura pleinement. Elle rentra dans sa sécurité. Le réveil devait être douloureux.

A peine eût-elle rejoint M. d'Entragues et le comte d'Auvergne, que toutes ses visions lugubres se dissipèrent. Elle trouva les deux courtisans occupés à tresser la chaîne fleurie de leur déshonneur. On se mit à discuter à trois les chances de succès, les chances de revers; on analysa les beautés, les défauts; on parla du passé, de la fameuse époque de la gloire de la famille; on repassa les vers de Desportes et les vers de Charles IX.

Que ne devait-on pas attendre d'un prince nouveau, un peu avare encore, c'est vrai, mais dont le coeur ouvrirait la bourse!

Le roi, s'il abjurait, avait des chances. S'il restait huguenot, il ne finirait pas moins par se faire une très-grande position en France avec son épée. S'il ne devenait pas roi, il serait toujours un héros, soutenu par l'Angleterre et l'immense parti des réformés. Son avenir ne pouvait décroître. Sa maison serait toujours un palais, si elle n'était même une cour. Quel danger y avait-il à suivre la fortune d'un pareil prince? Le pis aller, c'était un bon mariage et la royauté de Navarre, après l'exclusion de la reine Marguerite.

Tant de rêves bâtis sur l'empreinte que le petit pied d'une jeune fille avait laissée en un peu de sable!

Les trois convives soupèrent gaiement. Ils parlaient de ces énormités à mots couverts comme des bandits parlent l'argot. On eut la pudeur des termes, pour ne point scandaliser les laquais, ou plutôt pour ne pas compromettre de si beaux projets en les vulgarisant.

Quant à l'objet de la combinaison, il n'était pas là; inutile de la ménager. Henriette venait de se faire excuser près de sa mère de ne pas paraître au souper. Fatiguée, disait-elle, elle préférait se reposer seule dans sa chambre; elle avait même congédié sa camériste. Marie Touchet la crut en conversation avec la Ramée, elle se garda bien d'insister. Le comte d'Auvergne ne se plaignait pas de la liberté qui résultait de cette absence. Il en profita de toutes les manières, car, après avoir mis à sac le buffet et la cave, il lança quelques attaques contre la caisse maternelle.

C'était un grand vaurien bien dangereux que ce faux prince. Combien de fois n'eût-il pas été pendu dans sa vie, si son père se fût appelé Touchet ou même Entragues! Il commençait de bonne heure, par le plus éhonté cynisme, cette carrière de petits vols, de sordides coquineries, qui ne s'élevèrent jamais assez haut pour lui mériter au moins la royauté des brigands.

Après avoir adroitement parlé de la faveur dont il jouissait près de Henri IV, il raconta quelques traits de la pénurie qui empêchait cette faveur d'être lucrative.

Il avait de l'esprit et la facilité de tout dire. Il divertit d'abord ses hôtes, et après les avoir fait rire, comme il avait su les intéresser pour eux-mêmes, il jugea que sa cause était gagnée.

En effet, Mme d'Entragues fit un signe à son mari, et le complaisant beau-père offrit le plus gracieusement du monde, comme il convient qu'on offre à un prince, deux cents pistoles de celles qu'il empilait avec force soupirs dans son bahut d'ébène, présent de Charles IX.

Le comte accepta, se remit à boire, et on renvoya décidément les laquais et les pages pour causer à coeur franc et à lèvres ouvertes.

M. d'Auvergne redit, avec des commentaires nouveaux, l'impression que la vue d'Henriette avait produite sur le roi. Il sacrifia en trois ou quatre épigrammes la blonde fille de M. d'Estrées à la brune enfant des d'Entragues. Il cita des prédictions, vieux hochets de famille qui pronostiquaient la royauté à quelque branche de sa maison. Pour lui, déjà ivre, plus de difficultés, plus de retards. La première personne qui entrerait au château serait en n'en pas douter Henri IV venant demander Henriette à ses parents.

Déjà M. d'Auvergne appelait le roi beau-frère et M. d'Entragues lui eût dit: Touchez là, mon gendre.

Une demi-heure à peu près s'écoula dans cette charmante intimité.
L'établissement de la soeur Henriette se construisait à vue d'oeil.

Tout à coup, lorsque Mme d'Entragues savourait avec le plus de sécurité les poisons de ce tentateur, un bruit singulier sur la vitre de la grand'porte appela son attention de ce côté.

Elle seule avait le visage tourné vers cette porte, à laquelle Entragues et le comte se trouvaient adossés. La nuit au dehors était d'autant plus noire que la salle était plus éclairée.

Quelque chose de pâle, rehaussé de deux points de feu, vint se coller sur la vitre, et Mme d'Entragues reconnut le visage de la Ramée décomposé par une expression qu'elle ne lui avait pas encore vue.

Auprès de cette effrayante figure, un doigt inquiet répétait incessamment le signe qui appelle. Et quand on songe à l'impérieuse familiarité de ce signe, à son inconvenance eu égard à la dame châtelaine, on comprendra combien fut étonnée et épouvantée à la fois Marie Touchet qui, malgré sa majesté révoltée, voyait toujours derrière la vitre ce doigt maudit qui lui disait: Venez!

En proie à des craintes que l'événement ne devait que trop justifier, elle se leva, sans même avoir attiré l'attention des deux hommes, qui en ce moment unissaient leurs coeurs et leurs verres; elle obéit au geste de la Ramée et sortit dans le jardin.

—Qu'y a-t-il encore, demanda-t-elle avec hauteur, êtes-vous fou, monsieur?

—Peut-être madame, car je ne sens plus que ma tête m'appartienne.

—Que voulez-vous de moi?

—Suivez-moi, je vous prie.

La Ramée frissonnait, ses mains glacées avaient saisi les mains de Mme d'Entragues.

—Où me menez-vous? dit-elle sérieusement effrayée de cette voix rauque, de ce regard effaré.

—Au pavillon de Mlle Henriette.

Mme d'Entragues tressaillit sans savoir pourquoi.

—Qu'y verrai-je, monsieur?

—Je ne sais si vous verrez, mais vous entendrez, à, coup sûr.

—Expliquez-vous!

—Et d'abord, madame, savez-vous si Mlle Henriette n'attendait pas quelque visite ce soir?

—Aucune, que j'aie autorisée du moins.

—Alors, venez, il le faut.

La Ramée appuya sur son bras le bras tremblant de Mme d'Entragues, et la guida plus vite que le cérémonial ne l'eût permis, vers l'extrémité du parc, à l'endroit où s'élevait le pavillon sous les marronniers.

—La porte est fermée, dit-il alors tout bas, el j'allais frapper tout à l'heure, lorsqu'il m'a semblé entendre là-haut des voix par une fenêtre maladroitement ouverte.

—Comment des voix, puisque Henriette est seule?

La Ramée sans répondre leva le bras vers le bâtiment d'où s'échappaient voilés, il est vrai, et inintelligibles, mais parfaitement reconnaissables, les accents d'une voix qui n'était pas celle de la jeune fille.

Marie Touchet entendit. Bientôt la voix de Mlle d'Entragues répondit à l'autre, et les deux voix se mêlèrent dans un duo des plus vifs qui n'annonçait rien d'harmonieux.

—Il y a un homme là-haut, murmura la mère à l'oreille de la Ramée.

—Oui, fit celui-ci de la tête.

—Comment un homme se serait-il introduit chez Henriette?

La Ramée amena Mme d'Entragues près du mur de clôture, au travers duquel, grâce à une crevasse, il lui montra dans les orties et le taillis de marronniers, de l'autre côté, un cheval qui broutait tranquillement en attendant son maître.

—Je vais appeler ma fille, dit Marie Touchet.

—Elle fera évader l'homme par la fenêtre, dit la Ramée; avez-vous une clef de la porte du bas?

—Assurément, et je vais la chercher.

La Ramée l'arrêta.

—Ils auront tiré les verrous peut-être, et le bruit que vous ferez pour ébranler cette porte, les avertira.

—Que faire alors!

—Ce pavillon a-t-il deux issues?

—Non, à moins que vous n'appeliez issue la fenêtre qui donne sur les champs.

—C'en est une. Puisqu'on entre par là chez Mlle Henriette, on en peut
  sortir par là.

—Eh bien! je n'en connais pas d'autre.

—Madame, vous allez heurter à la porte en bas. En reconnaissant votre voix, Mlle Henriette ne pourra manquer de vous ouvrir.

—Mais la fenêtre?

—Je me charge de la garder, dit la Ramée, et je réponds que nul ne s'échappera de ce côté; frappez, madame.

Aussitôt il disparut à travers les arbres.

XI

OR ET PLOMB

Ce cheval qui broutait derrière le mur avait pour maître Espérance, qui, arrivé au moment même où huit heures sonnaient à Deuil, s'était mis tout joyeux à reconnaître la place.

Les amants sont d'excellents topographes, Henriette avait décrit parfaitement son pavillon et tous les alentours. Espérance reconnut sans effort les indications de sa maîtresse. Comme il avait tourné autour du château, évitant les chemins trop frayés, la ligne des murs lui servit de guide, et le mena tout naturellement au pavillon, qui formait l'un des angles.

Nous l'avons dit, l'ombre descendait sous les feuilles touffues. Espérance promena un long regard autour de lui, ne vit que des paysans cheminant bien loin vers leurs chaumières, et sauta en bas de son cheval.

La pauvre bête attendait ce moment avec impatience. Elle se mourait de faim et de soif; un ruisseau jaillissant pour ainsi dire sous ses pieds poudreux, de longues tiges d'herbe et de jeunes pousses qui s'offraient avec complaisance, indemnisèrent l'animal.

Il plongea ses naseaux fumants dans l'eau fraîche, et tout fut oublié, la chaleur du jour, la course forcée, l'éperon injuste.

Espérance, après s'être assuré que le licol était bon et d'une longueur suffisante pour laisser une heure de libre pâture à son cheval, s'occupa de son escalade. La tâche n'était pas difficile et le moment était bien choisi.

Personne aux environs; personne, il est vrai, au balcon pour l'attendre, mais à quoi bon? Henriette guettait peut-être derrière les rideaux. Le principal était que la fenêtre fût ouverte. Or, on voyait les deux battants ouverts.

Poser un pied sur la selle du cheval, s'accrocher des mains à une branche de marronnier, lancer son autre pied sur une autre branche, tout cela fut l'affaire de quatre secondes et s'accomplit d'un seul élan.

Il y eut bien un craquement dans le marronnier; il y eut bien quelques égratignures à l'habit et à la peau, mais qu'importe? Est-ce que la peau ne repousse pas, et la branche aussi? Les vieux marronniers ont tant de sève, et les jeunes gens, donc!

Une fois sur le balcon, Espérance regarda dans la chambre avec circonspection. Elle était vide.

Il s'y glissa pour ne pas rester en vue du dehors. Cette chambre, tapissée de vieux damas vert, lui parut vaste et sombre. Un pêle-mêle d'oiseaux effarouchés se culbutant dans une grande volière fit peur d'abord à Espérance et puis le fit sourire. Il entendit son cheval qui hennissait comme pour le rappeler et lui dire adieu.

Le jeune homme, se voyant seul, passa en revue tout ce qui s'offrait à ses regards. Cette chambre n'avait qu'une fenêtre, celle-là même par laquelle Espérance était entré, et qui donnait sur le balcon. Ce n'était pas la chambre à coucher d'Henriette, car le lit se trouvait dans un grand cabinet à gauche, éclairé par une petite fenêtre sur le parc, avec des barreaux de fer entrelacés.

La chambre d'une femme aimée! Ce n'est pas un spectacle qui laisse froid et sans palpitation un coeur de vingt ans. Les rideaux ont retenu son souffle; le tapis, ses pieds nus l'ont foulé. Chaque usage en est poétisé par l'amour, chaque muet détail devient éloquent. Elle présente, il n'y a qu'elle; absente, elle s'y trouve cent fois.

Espérance contemplait cet appartement avec une sorte d'attendrissement vague. Déjà, pour lui, Henriette ne représentait plus l'adorable maîtresse, que notre orgueil d'amant divinise jusque dans sa chute qui est notre ouvrage. Les paroles de Crillon, retentissant encore à son oreille, enlevaient à Henriette son prestige le plus beau. Espérance l'accusait mentalement, non plus de faiblesse, mais de mensonge: la désirait-il? c'est possible; l'aimait-il encore? c'est douteux; l'aimait-il moins? c'est sûr.

Cependant il subissait l'irrésistible influence de cette retraite silencieuse, déserte. Au lieu de la liberté des bois et des plaines, qui fait deux amants égaux, puisque là le ciel est commun à tous deux, et qu'ils sont les hôtes de Dieu seul, Espérance se voyait emprisonné pour ainsi dire sous le toit de sa maîtresse, entouré d'objets inconnus qui l'accueillaient en étranger. Aussi les oiseaux, effarouchés par sa présence, le parquet, criant aigrement sous son pied, le rideau, rebelle à sa main, lui parurent-ils de mauvaise humeur. Il se trouva étrange dans le miroir de la jeune tille, et se figura que, s'il voulait s'asseoir, le siège le repousserait.

Là-bas, pensa Espérance devenu triste, la forêt se faisait belle pour nous appeler; je voyais poindre des violettes dans la mousse, à l'endroit où je conduisais Henriette, et les oiseaux, loin de s'enfuir, venaient au-dessus de nous se jouer sur les branches. J'avais fait amitié, dans certaine clairière, avec un chardonneret qui nous rendait exactement visite et amenait des camarades musiciens pour nous offrir le concert. Est-ce donc parce que là-bas il y avait la foi et qu'ici c'est le doute? est-ce parce qu'ici j'apporte la défiance et que là-bas on apportait l'amour?

Il en était à soupirer, quand un verrou se ferma à l'étage inférieur. Un petit pas rapide retentit dans l'escalier. Espérance sentit tout son courage l'abandonner. Le pas d'une maîtresse qui accourt éveille toujours un écho dans notre coeur.

Il avait déjà oublié Crillon, les reproches et l'exorde de son interrogatoire préparé. Caché par prudence derrière les plis du rideau, car il faut tout prévoir, et Henriette pouvait n'être pas seule, Espérance, quand il vit entrer la jeune fille, sans gardiens et sans servante, sortit précipitamment de sa cachette, l'oeil amoureux, les bras ouverts.

—Ah! vous voilà, dit-elle d'un ton si étrangement sec et d'un air si distrait que le jeune homme en fut glacé malgré lui.

Mais nous savons qu'il ne pouvait croire le mal, et que chez lui tout nuage s'évaporait au souffle seul de la vie.

—Qu'avez-vous? dit-il à sa maîtresse; êtes-vous poursuivie, avez-vous peur?

Elle ne répondit pas. Elle tournait et retournait la tête avec plus d'embarras que d'effroi.

—Si vous voulez, ajouta-t-il, je vais redescendre par le balcon, et je remonterai quand vous serez tout à fait rassurée.

En disant ces mots, il joignait l'action aux paroles et gagnait la fenêtre.

Elle l'arrêta.

—Non, dit-elle, plus tard; puisque vous êtes là, profitons de ce moment pour causer.

Ce puisque vous êtes là fit dresser l'oreille à Espérance. La phrase lui parut illogique sinon discourtoise; cependant sa provision de complaisance et de candeur n'était pas encore épuisée. Il prit le change et répondit:

—Oui, chère belle, causons.

Et il entoura Henriette de ses bras.

Elle fit, pour se dégager, un mouvement si adroit et si rapide, qu'il ne le sentit qu'en la voyant s'asseoir à deux pas de lui, sur une chaise.

Il détacha son épée, la posa sur un meuble près du balcon, et s'agenouilla près d'Henriette, accoudée sur le bras de sa chaise. Alors il attacha sur la jeune fille son regard profond dans lequel se reflétait toute son âme. L'image était parfaite, le miroir sans prix. Henriette, si elle eût regardé cette noble et adorable figure, cette bouche pensive à la fois et souriante, n'eût pas résisté au désir d'y coller ses lèvres; mais elle aussi rêvait et ne regardait pas.

—Il me semble, dit Espérance avec douceur, que vous me payez mal mon voyage, Henriette, et la fatigue, et la soif, et tout l'ennui que j'ai eu de vous perdre ces trois jours passés. Au moins ai-je donné tout à l'heure à mon brave cheval de l'eau fraîche, de l'herbe tendre et mes caresses. A défaut du picotin, il s'est déclaré satisfait. Mais vous, méchante, vous ne me donnez rien.

Henriette poussa un soupir.

—Gageons que je suis meilleur que vous, continua Espérance, et que je n'ai rien oublié de ce qui peut vous plaire, ou du moins vous distraire. Vous ne vous souvenez peut-être plus qu'il y a dix jours, en Normandie, au bord de notre petite fontaine Eau claire, quand vous rouliez des gouttes d'eau sur des feuilles de noisetier, vous me fîtes admirer ces diamants, et me dites qu'ils ressemblaient à ceux de votre mère. Alors je versai ces gouttes brillantes sur vos beaux cheveux noirs, et elles tombèrent au bord de votre charmante oreille rouge, où je les bus, tout diamants qu'elles étaient.

—Eh bien? dit Henriette.

—Eh bien, j'avais feint seulement de les boire. Le feu de mon baiser les a durcies. Je vous les rends assez solides pour demeurer à vos oreilles.

Il lui offrit les diamants que Crillon avait tant regrettés. Ils eurent le bonheur de lui plaire, et elle leur adressa un regard moins terne qu'à Espérance.

—Vous êtes bon, dit-elle.

—Ah! vous en convenez, s'écria ce brave coeur avec une gaieté si franche que pour toute autre femme elle eût été irrésistible. Voyons, déridez-vous, et ne me faites pas voir une Henriette que je ne connais pas, à la place de cette charmante maîtresse tant aimée.

Elle se leva presque à ce mot, et repoussant l'écrin, toujours ouvert sur ses genoux:

—Il faut que je vous parle, dit-elle du même ton glacial qu'elle avait pris à son arrivée.

Espérance, surpris, ramassa les pendants d'oreille et les plaça sur la table.

—J'ignore absolument, dit-il d'un ton de dignité sans colère, ce que vous pouvez avoir à me dire avec un pareil accent. Il faut que le séjour dans la maison paternelle vous ait fait faire des réflexions. C'est possible après tout.

—C'est cela, monsieur Espérance, j'ai fait des réflexions.

—Monsieur?… répéta le jeune homme, de plus en plus blessé. Alors je vous appellerai mademoiselle.

—Ce sera mieux, entre gens destinés à se séparer.

—Ah! dit Espérance suffoqué, comme serait un homme qui s'enfoncerait pas à pas dans un lac de glace.

—La séparation est inévitable; elle est forcée. Vous devez voir à ma tristesse, à l'hésitation de chacune de mes syllabes, combien il m'en coûte pour vous l'annoncer.

—Aurait-on découvert notre intelligence? dit Espérance avec son inépuisable crédulité.

—A peu près.

—Avec de l'adresse, de la prudence, nous détournerons les soupçons.

—Cela ne suffirait pas, monsieur Espérance, et le danger évité se représenterait infailliblement. Ce qu'il importe, c'est que notre secret meure à jamais entre nous; c'est que vous m'aimiez assez pour m'oublier.

—Comment alliez-vous ces deux mots-là, mademoiselle? Aimer et oublier ne vont pas ensemble. D'ailleurs, pourquoi me demanderiez-vous de vous aimer encore si vous ne m'aimez plus?

—Je ne dis pas cela … Tous les jours on obéit à la nécessité.

—Quelle nécessité?

—Mais … il s'en rencontre de cruelles dans la vie d'une femme.

—Voudriez-vous épouser quelqu'un?

—Si ce n'est moi qui le veux, c'est peut-être ma famille.

Henriette prononça cette réponse avec tant de sécheresse et d'orgueilleuse provocation, que le jeune homme se sentit mordu au coeur. Il lui sembla qu'il venait d'être attaqué, touché même, et que ce serait une lâcheté de ne pas répondre par un coup énergique à l'attaque sans pitié qu'on venait de lui envoyer. Ce coup vengeur, Crillon le lui avait enseigné pendant la route.

Il se redressa le front assombri, passa une main frémissante dans ses beaux cheveux, et dominant cette femme assise de toute sa taille, de toute sa beauté de corps et d'âme:

—Mais, mademoiselle, lui dit-il, je ne sais pas si vous agirez prudemment en laissant votre famille vous chercher un mari.

Elle le regarda, surprise.

—Un mari, continua-t-il, sera exigeant. Ce n'est plus un amant qui s'extasie et remercie à deux genoux, et, quand il ne le demande pas lui-même, accepte toujours le bandeau qu'une femme lui met sur les yeux.

Henriette, en écoutant ces étranges paroles, restait indécise entre l'étonnement et la colère.

—Un mari, poursuivit Espérance, vous demandera compte de toute votre vie, mademoiselle, et chacune de vos actions lui fournira matière à questions et à recherches.

—Je ne suppose pas, répliqua Henriette pâlissant, que ces questions et ces recherches puissent jamais tourner à mon déshonneur. Vous êtes un honnête homme, monsieur, je le crois du moins, et qui que ce soit vous ferait vainement des questions à mon sujet. Mon secret ne peut donc être révélé que par vous … dois-je craindre qu'il le soit jamais? Si vous vous défiez de vous-même, dites-le, du moins, pour que je sache à quoi m'en tenir.

Le coeur loyal d'Espérance battait au moment de porter le grand coup.
Mais il reprit courage sous le regard venimeux de l'adversaire.

—Votre secret, mademoiselle, dit-il d'une voix émue, ne court aucun danger. Je parle du secret qui nous est commun. Celui-là, je vous le garantis, mais celui-là seul. Je ne puis m'engager pour les autres.

—Que prétendez-vous dire? s'écria Henriette avec un serrement de coeur qui retira de son visage le peu de sang que cette discussion y avait laissé. Quels autres secrets puis-je avoir?

—Cela ne me regarde pas, mademoiselle, mais votre mari s'en occupera; au lieu de croire, comme je l'ai fait, à cette bague donnée par Mlle Marie d'Entragues, enfant de douze ans, au page de votre mère, il vous demandera si ce n'est pas vous plutôt qui aviez donné la bague qu'un assassin a volée pour vous au cadavre d'Urbain du Jardin.

Henriette devint livide, poussa un cri sourd et chancela sous l'autorité de ce regard ferme et de cette parole hardie. Espérance se croisa les bras et attendit la réponse.

—Qui vous a appris ce nom? murmura-t-elle avec angoisse.

—Peu importe. Je le sais, voilà l'essentiel.

—Mais enfin, de quoi m'accusez-vous, en rapprochant ce nom du mien?

—Je croyais vous l'avoir dit, mademoiselle, et votre égarement prouve assez que vous m'avez compris.

—Je sens une calomnie, une injure, et je me révolte, voilà tout. D'ailleurs, comment se fait-il que vous veniez m'accuser d'un crime que vous ne me reprochiez pas il y a trois jours?

—Parce que je ne le sais que depuis deux heures.

—Et alors, reprit-elle vivement, pourquoi il y a dix minutes étiez-vous à mes pieds me rappelant des souvenirs d'amour?

—Parce qu'il y a dix minutes j'espérais encore ce que je n'espère plus maintenant.

—Quoi donc?

—Vous trouver innocente.

—Nommez-moi les calomniateurs!

—Que vous sert-il de les connaître? Tout à l'heure vous m'avez congédié, c'est signe que vous ne m'aimez plus. Quand on cesse d'aimer les gens, s'occupe-t-on de ce qu'ils pensent?

—Évidemment, monsieur, je tiendrais peu à l'estime d'un homme qui manquerait d'assez de confiance envers moi pour m'attribuer….

—Ce qu'on attribue à votre soeur, à une pauvre absente que vous laissez accuser, que vous accusez vous-même.

—Mais, monsieur, vous m'insultez.

—La colère n'est pas une réponse.

—L'insulte n'est pas une preuve, et si vous n'êtes venu que pour m'insulter, vous eussiez mieux fait de ne pas venir.

Espérance était bon, mais il n'était pas faible. Cette nouvelle agression l'exaspéra.

—Je ne suis venu, mademoiselle, dit-il, que pour répondre à l'invitation que j'avais reçue de vous. Car vous m'avez appelé, ne vous déplaise, et je porte heureusement sur moi ma lettre d'audience. Peut-être me direz-vous qu'elle n'est pas de vous, car la personne qui vient de me traiter ainsi n'est pas celle qui écrivait:

«Cher Espérance, tu sais où me trouver, tu n'as oublié ni l'heure ni le jour fixés par ton Henriette qui t'aime.»

—N'est-ce pas, mademoiselle, ajouta-t-il en mettant le billet ouvert sous les yeux de la jeune fille frémissante, n'est-ce pas que vous ne comprenez pas d'avoir pu écrire ces lignes et d'avoir peut-être pensé ce que vous écriviez?

Henriette, en effet, venait de voir avec épouvante ce billet dans la main d'Espérance. Lui, calmé par l'évaporation de la première colère, plia tranquillement la feuille et la remit dans la bourse brodée qu'il portait à sa ceinture. Les yeux d'Henriette dévoraient ce papier accusateur et brillèrent de fureur en le voyant disparaître.

—Ainsi, reprit le jeune homme, je ne suis venu vous voir que pour continuer notre rôle d'amants interrompu par votre absence. En route j'ai su votre faute et votre mensonge. On me conseillait de rebrousser chemin. Par faiblesse j'ai voulu obtenir de vous une explication. Me voici: vous refusez de vous expliquer, vous accueillez mes propositions conciliantes par des menaces, j'accepte la rupture. Adieu, mademoiselle, adieu.

Il se dirigea vers la fenêtre; sa décision était nettement écrite sur ses traits. En le voyant près de partir, Henriette au désespoir, il emportait le billet, s'élança vers lui et le saisit par les deux mains avec tous les signes du repentir et de l'humilité.

—Espérance! s'écria-t-elle, reste; tu sais bien que je t'aime.

—Mais non, dit-il, je ne le sais plus.

—Comprends donc ma douleur, ma folie; comprends donc l'horreur de ma situation.

—Pourquoi m'avoir chassé?

—Tu m'accusais.

—Pourquoi m'avoir menti?

—Rappelle-toi en quelles circonstances. C'est la Ramée qui est cause de tout. Il ose m'aimer; j'ai ce malheur! Il m'écrit chez ma tante une ridicule lettre entortillée, que le hasard fait tomber en tes mains; tu t'étonnes, tu m'interroges. Il était question dans cette lettre fatale de secret, de Marie, d'honneur de la famille. Je me confie à toi, je t'explique comment ce la Ramée s'arroge des droits sur moi pour se faire payer son dévouement. Dans sa lettre il ne parlait que de la faute de Marie, puisque ma mère, par tendresse pour moi, ne lui avait parlé que de ma soeur. Voulais-tu que, pour justifier ma soeur cadette, que tu n'as jamais vue, que tu ne verras jamais, j'allasse m'accuser inutilement et risquer de perdre ton amour? Ton amour plus précieux pour moi que l'honneur, tu le sais; toi pour qui j'ai tout oublié. Allons, pardonne, tu n'es pas méchant, aie pitié de ta maîtresse, dont tu es le premier amour. J'ai été légère, quelle jeune fille ne l'est pas? mais une étourderie n'est pas un crime; ce n'est qu'une étourderie; qu'on me prouve autre chose … Pardonne, oublie… Je t'aime, Espérance, et n'ai jamais cessé de t'aimer.

Elle l'enlaçait de ses bras si beaux, elle embrassait de ses lèvres ardentes un visage qui trahissait toute l'émotion, toute la faiblesse magnanime du généreux Espérance.

—Vous me chassiez, cependant, dit-il tout troublé.

—Pardonne la colère à une âme noble que révolte une honteuse accusation.

—Vous me chassiez avant d'avoir été accusée.

—Oh! pardonne encore plus à la pauvre jeune fille que ses parents circonviennent et qui se voit captive, isolée, séparée à jamais peut-être de celui qu'elle aime. Mon père est sans pitié, ma mère rêve pour moi des alliances au-dessus de mon faible mérite. Un soupçon de leur part c'est pour moi la mort.

—Vous ne serez pas perdue cependant pour m'aimer, dit Espérance, et près de moi vous n'avez à craindre ni la pauvreté, ni le déshonneur!

—Vous ne connaissez pas vos parents, dit la jeune fille avec une hypocrite douceur; voilà pourquoi jamais les miens ne consentiraient à nous unir. Oh! sans cela, je vous avouerais avec orgueil. Allons, vous voilà devenu raisonnable, vous n'êtes plus ce furieux qui maltraitait une pauvre fille dont le malheur est le seul crime. Je lis dans vos beaux yeux l'oubli; j'y lis plus encore, n'est-ce pas, vous m'aimez toujours?

—Il le faut bien, soupira ce tendre coeur. Un éclair de triomphe illumina le visage pâle d'Henriette.

—Est-il possible, dit-elle, que l'orgueil fausse à ce point une belle âme, qu'elle devienne ingrate jusqu'à l'indélicatesse?

Elle enveloppa ce mot amer dans le miel d'un baiser.

—Comment cela? dit Espérance;

—Oui, vous me reprochez une preuve d'amour, une lettre.

—Je ne l'ai pas reprochée, je l'ai citée.

—Le rouge m'en monte au visage. Il me reprochait d'avoir été confiante … et moi, dans ma douleur, je me disais: S'il s'arme de cette lettre contre moi, aujourd'hui qu'il m'aime, quel usage en fera-t-il donc lorsqu'un jour il ne m'aimera plus?

Un nouveau baiser fit passer cette nouvelle goutte de poison.

—Me croyez-vous à ce point votre ennemi?

—Pas vous! mais on vous influence; vous êtes faible pour tout le monde, excepté pour moi, et quand nous serons séparés … Oh! mon cher Espérence, si votre faiblesse, si un malheureux hasard fait tomber ce billet en des mains étrangères, je suis perdue, perdue par celui que j'ai tant aimé … Quel châtiment! il sera juste!

Elle s'attendrit en disant ces mots; Espérance la prit dans ses bras avec transport.

—Ne la redoute plus, cette lettre, dit-il, nous allons la brûler ensemble.

Pauvre Espérance! qui prit pour un sourire d'ange la joie infernale allumée dans les yeux d'Henriette, et pour une douce rançon d'amour son baiser de Judas!

Il fouilla dans sa bourse pour y prendre le billet. Henriette tendit une main tremblante d'avidité.

Soudain plusieurs coups pressés retentirent à la porte du pavillon, et une voix impatiente cria: Henriette! Henriette!

—C'est ma mère! dit celle-ci épouvantée.

Espérance courut au balcon, Henriette l'arrêta, songeant qu'il emportait avec lui la lettre.

—Dans ma chambre, dit-elle….

Elle y poussa le jeune homme, ferma la porte et descendit ouvrir.

XII

LES HABITUDES DE LA MAISON

Il faisait sombre dans le vestibule, Marie Touchet avait la voix tremblante; en apercevant le trouble de sa fille elle se tut.

—Me voici, ma mère, dit Henriette en détournant les yeux.

—Pourquoi n'ouvriez-vous pas?

—J'allais dormir, je dormais déjà, je crois, mais à présent que me voilà réveillée, je puis aller souper avec vous, ma mère.

En disant ces mots, dans son ardeur de sortir et d'éloigner Marie
Touchet du pavillon elle poussait doucement celle-ci dehors.

Marie Touchet la poussant à son tour:

—Montons chez vous, dit-elle en passant la première.

—Je suis perdue, pensa Henriette, qui se repentit de n'avoir pas laissé fuir Espérance.

La mère après un rapide coup d'oeil jeté autour d'elle, marcha droit à la fenêtre ouverte, et, apercevant en bas la Ramée qui veillait, lui demanda si personne n'était sorti de ce côté.

—Non, répondit la Ramée.

Alors Mme d'Entragues revenant à sa fille:

—Où est, dit-elle, l'homme que vous cachez ici?

—Qui donc? répliqua Henriette avec un horrible serrement de coeur.

—Si je le savais je ne vous le demanderais pas.

—Mais il n'y a personne, madame.

—J'ai entendu sa voix.

—Je vous jure….

La mère se mit à visiter chaque angle, chaque meuble de la chambre et les plis de la tenture, avec une vivacité fiévreuse. Il n'était plus question de majesté.

N'ayant rien trouvé, elle se dirigea vers la chambre à coucher, heurta violemment Henriette qui voulait lui fermer le passage, et entra.

Henriette espérait que le jeune homme se serait adroitement dissimulé, à la manière des vulgaires amants, sous le lit ou dans quelque armoire; mais Espérance était debout près de cette petite fenêtre grillée de fer. Il avait entendu tout et s'attendait à tout.

À l'aspect de cette figure noire perdue dans le crépuscule, Marie Touchet saisit à la hâte le fusil et la pierre pour allumer une bougie et voir.

Espérance, pendant ces préparatifs, contemplait le visage pâle et contracté par la fureur de cette mère offensée, dont il connaissait en pareil cas la justice férocement expéditive.

Henriette se cachait dans un grand fauteuil.

Marie Touchet leva la bougie jusqu'à la hauteur du visage d'Espérance, et frissonna de le voir si beau, si calme, si digne d'être adoré.

Un pareil amant près de sa fille renversait tous ses plans d'avenir. Encore une tache qu'il faudrait effacer. C'était donc l'inexorable destinée de sa famille: honte et sang!

—Que faites-vous là? dit-elle d'une voix menaçante. Vous vous taisez
… Répondrez-vous, au moins, mademoiselle!

Henriette, au comble de l'effroi, s'écria:

—Mais, ma mère, je ne connais pas monsieur….

—Un malfaiteur, peut-être, dit Marie Touchet, exaspérée de la placide beauté d'Espérance.

L'oeil noble et pur du jeune homme appela sans affectation le regard de la mère sur la table où scintillaient les diamants.

—Qu'est cela? dit-elle avec un redoublement de fureur. Je ne vous connais pas ces joyaux, mademoiselle!

—Moi non plus, bégaya Henriette, folle de honte et de terreur.

Ému de compassion, Espérance trouva le mensonge pour sauver l'honneur de sa maîtresse.

—Voici la vérité, madame, dit-il enfin d'une voix doucement harmonieuse. Je passais à Rouen il y a six jours. J'y ai vu mademoiselle dont je suis tombé éperdument épris sans qu'elle m'eût seulement aperçu. C'était jour de fête. Mademoiselle regardait à l'étalage d'un juif les diamants que voici. L'idée m'est venue de les acheter, puisqu'ils avaient mérité son attention.

—Je vous trouve hardi d'acheter des diamants à ma fille.

—Permettez, madame, ce n'est pas un crime que d'éprouver de l'amour, c'en serait un alors d'en inspirer. Moi, qui ne voulais pas offenser ou compromettre mademoiselle, je l'ai suivie de loin, oh! respectueusement, jusques ici.

—Pourquoi faire? dit Marie Touchet avec sa hauteur de reine.

—Pour savoir son nom et sa qualité, que je ne me fusse pas permis de demander à ses gens; pour trouver une occasion favorable de lui faire tenir ces diamants qui ne sont pas un présent, mais un gage mystérieux des sentiments que je voulais un jour lui faire connaître. C'est permis, madame, d'essayer à plaire quand on est respectueux, quand on cherche à ne pas compromettre une femme; depuis hier, j'ai étudié les êtres et les habitudes de ce château, et ce soir, croyant mademoiselle sortie du pavillon pour souper avec vous, je me suis risqué—c'est un grand tort de ma part—à pénétrer chez elle pour déposer les diamants sur sa table, cela l'eût fait rêver: cette pensée me souriait d'occuper son esprit, sinon son coeur. Or, mademoiselle que je croyais absente, est rentrée tout à coup, m'a vu, a poussé un cri; j'ai voulu la rassurer, lui expliquer la pureté de mes intentions, et j'étais occupé à combattre ses scrupules, lorsque votre voix, madame, a retenti au bas de l'escalier. Voilà toute la vérité. Je vous supplie de me pardonner, et surtout de ne pas accuser mademoiselle, qui n'est pas coupable et qui souffre en ce moment d'injustes soupçons. Seul je mérite vos reproches et m'incline très-humblement devant votre colère.

A mesure qu'il parlait, la couleur et la vie revenaient sur les joues d'Henriette; elle admirait cette présence d'esprit qui la sauvait. Le rôle devenait si beau pour elle qu'elle s'y cramponna, qu'elle l'adopta, qu'elle prit le masque pour le visage.

—Oui, s'écria-t-elle, oui, voilà la vérité.

Marie Touchet, elle, ne se laissa pas abuser. Sa colère augmenta lorsqu'elle vit l'adresse de la défense.

—Et c'est là, dit-elle, l'excuse qu'on ose invoquer pour s'être introduit chez ma fille par une fenêtre!

—La porte m'était fermée, répondit doucement Espérance. D'ailleurs, je ne voulais pas être vu de Mlle d'Entragues, et par la porte j'eusse été vu.

—Il reste à expliquer, dit la mère en froissant convulsivement ses doigts, pourquoi à mon arrivée, vous vous êtes caché dans cette chambre au lieu de reprendre le chemin par lequel vous étiez venu.

Henriette plia sous ce nouveau coup.

—Mademoiselle m'avait congédié honteusement répliqua Espérance embarrassé; mais moi j'ai voulu rester, un espoir me guidait. Peut-être, me suis-je dit, aurai-je le bonheur de voir la mère de Mlle Henriette, et je saurai la convaincre de mes sentiments respectueux, et par l'excès même de ma témérité, cette dame jugera de l'excès de mon amour et du désir que j'ai d'être approuvé dans ma démarche. Voilà pourquoi, madame, je me suis caché. Mademoiselle devait me croire parti … Mon stratagème a réussi en dépit de mademoiselle, puisque j'ai été assez heureux pour déposer à vos pieds ces sincères explications.

Henriette respira; Marie Touchet la regarda d'un oeil plus calme. Mais l'effort de cette tempête tomba sur le malheureux Espérance.

—Votre recherche! s'écria la mère en donnant un libre cours à sa rage trop longtemps contenue. Votre recherche! mais, pour rechercher Mlle d'Entragues, vous ne vous êtes pas encore nommé. Qui donc êtes-vous?

Espérance baissa la tête avec une hypocrite humilité.

—Je ne suis pas pauvre, dit-il.

—Il s'agit bien de cela. Êtes-vous prince? Êtes-vous roi?

—Oh! non, madame.

—Votre nom! votre nom! dit Marie Touchet, de plus en plus animée par la feinte soumission du jeune homme … Il ne s'agit pas d'acheter des diamants, nous ne sommes pas des juives; mais vous, êtes-vous seulement bon gentilhomme?

Espérance prit le temps de respirer pour bien poser l'effet de sa réponse, et répondit:

—Je ne sais pas, madame.

L'effet fut effrayant. La mère se redressa comme une géante, et d'un geste superbe:

—Il faut que vous soyez un audacieux compagnon, dit-elle, pour venir ainsi affronter la potence. Pas gentilhomme!… et l'on complote de séduire des filles de noblesse! Que dis-je, on ose avouer qu'on les recherche! Ah! malheureux! si je ne craignais d'attirer sur mon imprudente fille la colère de son père et de son frère, vous auriez déjà payé cette impudence.

—Mais, madame, je n'ai offensé personne, dit le jeune homme, enchanté de voir approcher le dénoûment sans que sa maîtresse eût été compromise.

—Taisez-vous!

—Je me tais.

—Et partez!… partez, misérable!

—Je l'eusse fait depuis longtemps sans le respect qu'on doit aux dames, dit Espérance avec un sourire mal déguisé.

—Et vos diamants! ajouta Marie Touchet, ne les oubliez pas; ils vous serviront près de vos pareilles!

En disant ces mots, elle lança l'écrin dans les jambes d'Espérance, qui riait de cette fureur féminine et ne se baissa pas pour les ramasser. Après une gracieuse révérence adressée aux deux dames, il se dirigea vers le balcon:

—Excusez-moi, dit-il, de reprendre le chemin défendu; mais mon cheval est en bas, et je tiens à ne pas causer de scandale en votre maison.

—Moi aussi, répliqua Marie Touchet avec fureur. C'est pourquoi je vous invite à ne point aller de ce côté: vous trouveriez en bas de cette fenêtre quelqu'un dont je veux bien vous épargner la rencontre. Certes, vous méritez d'être châtié, mais ce sera plus tard et plus loin. Souvenez-vous bien que s'il vous arrive jamais de regarder seulement cette fenêtre ou de parler de votre aventure, mademoiselle que voici entrera pour le reste de ses jours au couvent. Quant à vous….

—Oui, je sais ce que vous voulez dire, murmura Espérance avec un sourire moins joyeux. Eh bien! madame, soyez tranquille, à dater d'aujourd'hui je suis aveugle et muet. Par où faut-il que je sorte, s'il vous plaît?

—Attendez que je prévienne la personne qui vous guettait en bas.

Au moment où Marie Touchet s'approchait de la fenêtre pour avertir la Ramée qu'elle supposait être encore à son poste, au moment où Espérance cherchait dans les yeux d'Henriette un remercîment qu'il avait bien gagné par sa patience et son esprit, la Ramée apparut au seuil de la chambre l'oeil brillant d'une ivresse sauvage, il vit Espérance et s'écria:

—J'étais bien sûr d'avoir reconnu sa voix:

Ces mots, l'accent haineux dont ils étaient empreints firent tourner la tête à Mme d'Entragues; elle accouru près de la Ramée pour lui en demander l'explication.

A l'aspect de son ennemi, Espérance comprit le danger, pressentit la lutte, et au lieu de continuer à marcher vers le balcon, il revint sur ses pas, jusqu'au milieu de la chambre. La Ramée le couvait d'un regard dévorant. Il fit quelques pas aussi à la rencontre de Mme d'Entragues. Henriette, à l'arrivée de ce nouveau témoin, s'était reculée jusqu'à la porte de sa chambre, comme pour mieux cacher sa honte.

—Ah! c'est monsieur, dit la Ramée d'une voix stridente qui fit tressaillir Espérance comme le sifflement d'un reptile.

Instinctivement, il songea à se rapprocher de son épée placée sur une console près du balcon. Mais la crainte de paraître inquiet enchaîna encore une fois sa résolution. «La générosité de l'adversaire, dit un proverbe arabe, est l'âme la plus sûre d'un lâche ennemi.»

La Ramée comprit cette hésitation. Il tourna lentement autour de la table comme pour retrouver Mme d'Entragues, et chemin faisant, il écrasa Henriette d'un regard menaçant et désespéré.

—Il me semble, madame, dit-il alors à la mère, que vous aviez querelle avec monsieur tout à l'heure. Si je puis vous être utile, me voici.

—Non, dit Mme d'Entragues humiliée de la protection d'un pareil personnage, monsieur a expliqué sa présence d'une manière satisfaisante, et il part.

La Ramée bondit jusqu'au balcon, de façon à se placer entre Espérance et son épée.

—Vous ne savez donc pas madame, dit-il à Marie Touchet, quel est cet homme que vous laissez partir?

—Non.

—C'est celui qui m'a menacé tantôt, celui qui sait le secret, celui qui veut nous perdre tous et qui n'est ici que pour cela!

Mme d'Entragues poussa une exclamation de surprise et d'effroi.

—Ce matin il m'a échappé, ajouta la Ramée, il ne faut pas qu'il m'échappe ce soir!

Pendant ce colloque, Espérance serrait sa ceinture et regardait avec un sourire méprisant l'habile manoeuvre de son ennemi.

Marie Touchet, pâle et agitée;

—Cela est bien différent, dit-elle, et mérite une explication.

—Et monsieur va s'expliquer, ajouta la Ramée en s'appuyant sur la console même où reposait l'épée.

Henriette, la lâche, joignit les mains et adressa un regard suppliant à Espérance, non pour qu'il fût patient, mais pour qu'il fût discret.

Celui-ci, sans s'émouvoir:

—Je ne comprends plus, dit-il. L'arrivée de monsieur embrouille tout.

—Tout se débrouillera, fit la Ramée en jouant avec la poignée de l'épée.

—Madame, c'est à vous que je m'adresse, poursuivit Espérance; je ne veux pas ici avoir affaire à monsieur. Vous me faisiez l'honneur, je crois, de me demander des explications. Sur quoi?

—Sur les secrets prétendus dont vous auriez ce matin entretenu M. la
Ramée … des secrets mortels!

Espérance regarda Henriette qui cachait son visage dans ses mains.

—Je devais, dit-il, donner ces explications à M. la Ramée au coin de certain bois fourré dont il me faisait fête alors. Mais ce n'est pas ici le lieu, et les témoins ne me conviennent pas.

—Cependant, vous parlerez! dit Marie Touchet en s'avançant l'oeil en feu, les poings serrés vers le jeune homme.

—Oh oui! vous parlerez! dit la Ramée en s'approchant également, la main sur un couteau qu'il portait à sa ceinture.

—Vous croyez, dit Espérance, souriant à la faiblesse de l'une et à la rage de l'autre.

—J'en suis sûr, répliqua la Ramée avec un affreux regard.

Henriette, stupide de frayeur, se mit à murmurer des prières devant son crucifix. Espérance demeura seul, les bras croisés faisant face à ses deux adversaires. La Ramée tira tout à fait son poignard du fourreau.

—Ah oui, dit lentement Espérance, j'oubliais où je suis et avec qui je suis. C'est l'habitude de la maison d'Entragues. Un porteur de secret gêne-t-il, on l'assassine!

—Monsieur! s'écria Marie Touchet livide, vous allez nous y forcer!

—Voyez-vous qu'il le faut! hurla la Ramée en grinçant des dents.

—Bah! répliqua Espérance, je ne suis pas un petit page, moi, je ne suis pas Urbain du Jardin et je n'ai peur ni des mauvais yeux de madame ni du vilain couteau de monsieur. Oh! vous avez beau vous placer ainsi entre moi et mon épée, je la retrouverais si j'en avais besoin, mais avec de pareils ennemis l'épée est inutile. Allons! passage! arrière, madame, et vous, coquin, au large!

Henriette, égarée, s'enfuit dans sa chambre où elle s'enferma. Mme d'Entragues recula jusqu'à la porte; la Ramée, le couteau à la main, baissa la tête comme le taureau qui va fondre sur son adversaire.

Espérance prit son élan.

—Tu n'as pas été pendu ce matin, dit-il, tu vas être étranglé ce soir.

Et jetant ses deux bras en avant comme deux tenailles, il tordit le poing de la Ramée, le désarma, jeta le couteau sur le plancher et saisit l'homme à la gorge; ses doigts nerveux s'incrustèrent dans la chair vive. On vit, sous la terrible pression, les joues de la Ramée se rougir du sang qui refluait, ses yeux terrifiés grandir démesurément, et l'écume lui monter aux lèvres. Il tomba ou feignit de tomber.

Soudain, Espérance poussa un cri, ses mains s'ouvrirent, son corps plia. La Ramée libre, la sueur au front, sauta en arrière, laissant Espérance se débattre au milieu de la chambre, avec une large plaie d'où jaillissait le sang. L'assassin, en se baissant, avait ramassé son couteau et le lui avait enfoncé dans la poitrine.

Marie Touchet recula béante de terreur devant ce flot sinistre qui descendait sur le parquet jusqu'à elle.

Quant à Espérance, il voulut étendre la main pour saisir son épée, mais ce mouvement acheva d'éteindre ses forces, un brouillard passa sur ses yeux, ses jambes fléchirent et il tomba en murmurant:

—Crillon! Crillon!

C'était un épouvantable spectacle: de chaque côté de ce cadavre, près du balcon et de la chambre d'Henriette, les deux assassins, livides et muets, se regardant comme en délire; dans la chambre voisine des cris étouffés, tandis qu'au dehors le rossignol saluait sur les marronniers le premier rayon de la lune.

Tout à coup, deux voix rieuses et avinées, des coups bruyants frappés à la porte d'entrée, retentirent dans le pavillon. On appelait Henriette et Mme d'Entragues.

—Oh! s'écria celle-ci, mon mari et M. le comte d'Auvergne.

—Ouvrez! ouvrez! je veux voir la petite soeur, disait le fils de Charles IX, trébuchant aux marches du pavillon, montrez-la-moi, la jolie petite reine….

Et M. d'Entragues riait aux éclats.

Ces paroles réveillèrent Mme d'Entragues comme une trompette du jugement dernier. Elle souffla les bougies dont l'une se ralluma malgré son souffle, et s'élança par les montées pour empêcher le comte d'Auvergne d'aller plus loin.

La Ramée, dont les dents claquaient de terreur, cherchait une issue à tâtons, comme s'il eût été aveugle. Il secoua dans son égarement la porte à laquelle Henriette, hurlant d'effroi, se cramponnait avec ses ongles. Alors la Ramée ouvrit le balcon, l'enjamba, et s'élança dans le vide.

On entendit, au moment de sa chute, deux cris, l'un de surprise et l'autre de rage, puis un bruit de poursuite furieuse qui s'effaça peu à peu dans le silence et les ténèbres de la nuit.

Espérance était tombé étourdi plutôt qu'évanoui. La secousse du choc acheva de lui rendre sa connaissance. Il rouvrit péniblement les yeux et se vit étendu au milieu de cette chambre à la lueur lugubre de la bougie qui semblait éclairer un mort.

Il avait appliqué une main sur sa blessure; l'autre, appuyée sur le parquet, en recevait la fraîcheur. Les idées du malheureux jeune homme s'entre-choquaient confusément comme une légion de fantômes, comme un essaim désordonné de rêves.

Il lui sembla que la porte de la chambre d'Henriette s'ouvrait insensiblement et que la jeune fille elle-même apparaissait, le visage pâle, les yeux hagards montrant d'abord sa tête seule, puis une main, puis tout le corps qui se dégageait lentement de la chambre voisine.

C'était bien Mlle d'Entragues; Espérance la reconnut. Elle écoutait, elle regardait. Sa robe frôla les gonds et la serrure. Elle fit un pas et fixa un regard épouvanté sur le pauvre Espérance.

Ce dernier eût bien voulu parler, mais n'en avait pas la force; il essaya bien de sourire, mais l'ombre enveloppait sa tête, et ce sourire sublime fut perdu.

Henriette s'avança, s'enhardissant par degrés, Espérance la bénissait tout bas.

—Elle vient, pensait-il, pour fermer ma blessure, ou pour recueillir mon dernier souffle. C'est une charitable idée qui lui comptera près de Dieu, et pourra effacer quelques-unes de ses fautes.

Henriette, arrivée près du jeune homme, se baissa et étendit la main vers lui. Mais ce n'était point pour panser sa blessure, ni pour chercher le souffle suprême aux lèvres de son amant.

Elle attirait de ses doigts tremblants la longue bourse où Espérance avait enfermé le billet de rendez-vous; elle sentit le papier sous les mailles et se mit à dénouer les cordons qui retenaient cette bourse à la ceinture.

Dieu permit qu'Espérance, à la vue de cette profanation, recouvrât une seconde de vigueur et de vie.

Il fit un mouvement pour se défendre et un soupir s'exhala du fond de son coeur révolté.

En le voyant ressuscité, Henriette se releva éperdue. Elle ouvrit la bouche et ne put crier. Elle reculait à mesure que le mourant se redressait effrayant de colère et pâle de désespoir.

—Oh!… lui dit Espérance d'une voix sépulcrale, oh! la lâche!… oh! l'infâme qui dépouille les cadavres! Il te faut donc le billet d'Espérance comme il t'a fallu la bague d'Urbain!… Mon Dieu, punissez-la! Mon Dieu! je ne demande pas à vivre, mais donnez-moi la force d'aller mourir loin d'ici!

— Sambioux! s'écria une voix de tonnerre, en même temps qu'un homme sautait bruyamment du balcon dans la chambre, qui est-ce qui parle de mourir, cher monsieur Espérance. Oh! j'en étais sûr, le pauvre enfant, ce scélérat me l'aura tué.

—Pontis!… sauve-moi!

—Sambioux de bioux! cria le garde en s'arrachant les cheveux des deux mains.

—Emporte-moi, Pontis!

Aussitôt, Pontis saisit Espérance d'un bras d'Hercule, le plaça sur sa large épaule, se pendit d'une main au balcon, de l'autre à une branche qui craqua en pliant jusqu'au sol et disparut avec sa proie.

Henriette ferma les yeux, étendit les bras et tomba inanimée en travers de la fenêtre.

XIII

LE ROI

Peut-être le lecteur trouvera-t-il son compte à suivre M. de Brissac, depuis sa sortie de la maison d'Entragues, lorsqu'il avait tant peur d'être accompagné, c'est-à-dire gêné par l'Espagnol.

Le gouverneur de Paris entreprenait une grosse besogne, et toutes les conséquences d'un échec lui étaient parfaitement connues. La moindre était sa mort et la ruine d'une partie de la France.

Le succès, au contraire, représentait pour lui une fortune brillante parmi les plus splendides fortunes de ce monde, et le salut de la patrie.

Il s'agissait de décider entre la Ligue et le Roi, entre la France et l'Espagne. Mais pour faire ce choix il s'agissait aussi de bien connaître le fort et le faible des deux situations.

Cette perplexité avait fait passer à Brissac bien des nuits de fiévreuse insomnie. Mais un homme vaillant ne vit pas éternellement avec un serpent dans le cour: il préfère engager une lutte, il meurt ou il tue.

Brissac avait résolu de combattre le serpent. Suffisamment renseigné sur le compte des Espagnols et de la Ligue par une fréquentation quotidienne et sa participation à leurs conseils, bien éclairé sur les perfidies de ceux-là et les niaiseries de ceux-ci, il voulait savoir à quoi s'en tenir sur l'autre parti qui revendiquait la France. Il voulait connaître par lui-même les forces et les idées de ce Béarnais tant combattu. Et il se disait avec son sens droit qu'un ennemi méprisable n'est jamais redouté a ce point.

Il fallait donc se choisir un maître, et dans ce maître un ami assez puissant pour faire la fortune de celui qui lui aurait donné le trône. Serait-ce Mayenne, serait-ce Philippe II, serait-ce Henri IV?

Voici ce qu'imagina le gouverneur de Paris, homme, nous l'avons dit, éminemment ingénieux:

—La reconnaissance, pensa-t-il, n'est pas un fruit qui pousse naturellement sur l'arbre de la politique. Il faut l'aider à fleurir, à se nouer, à mûrir; il faut, lorsqu'il est mûr, l'empêcher de tomber chez le voisin ou d'être dérobé par le premier adroit larron qui passe.

Plusieurs moyens se présentent à l'effet de forcer la reconnaissance d'un grand. L'obliger par tant et de tels services qu'il ne puisse, malgré toute la bonne volonté possible, en perdre jamais la mémoire, ou le jeter vigoureusement dans un tel danger, dans un tel dommage, qu'il ne puisse reculer devant le solde qu'on lui présente pour rançon.

Brissac choisit ce dernier moyen, parce qu'il avait ouï dire que le Béarnais était ingrat et court de mémoire. Il résolut donc de faire à ce prince une telle peur que jamais il ne l'oubliât: le payement en serait plus prompt et meilleur.

Son plan était de s'emparer d'Henri IV pendant la liberté que donne la trêve. L'entreprise n'offrait aucune difficulté. Depuis huit jours, Henri parcourait seul ou à peu près les environs de Paris; fort occupé de nouvelles amours, il négligeait toutes les mesures de prudence. Si Brissac ne mettait pas ce projet à exécution, nul doute qu'un jour ou l'autre le duc de Féria ne le réalisât pour le compte du roi d'Espagne. Ne valait-il pas mieux, se disait Brissac, faire profiter un Français du bénéfice? Avec douze hommes braves et d'autant plus braves qu'ils ne sauraient pas contre qui on les employait, Brissac ferait garder le chemin que prenait le roi tous les soirs; Henri, toujours travesti, ne serait pas reconnu, et se garderait bien de se faire connaître. On amènerait la prisonnier à Brissac, dans quelque lieu bien écarté, bien sûr. Et là, selon les inspirations du moment, selon le tour que prendrait la conversation, le gouverneur de Paris trancherait enfin, et certainement à son profit, la grande question qui divisait toute la France et tenait l'Europe en échec. Henri serait livré à Mayenne, ce qui était de bonne guerre pour un ligueur, ou du moins, s'il était remis en liberté, ce serait contre de bons gages. Tel était le plan de Brissac, et nous n'avons pas exagéré en l'appelant ingénieux.

Les conditions de la réussite étaient d'abord un profond secret. En effet, si le prisonnier était connu d'un seul des assaillants, adieu le droit de choisir entre sa liberté et son arrestation définitive. Il faudrait rendre compte aux ligueurs, voire même aux Espagnols; on aurait travaillé pour ces gens-là, on ne serait plus un homme d'esprit. Il est vrai que le duc de Mayenne et le roi Philippe II pourraient être reconnaissants, mais ils pourraient aussi ne pas l'être. Or, quand ou joue une pareille partie sans avoir tous les atouts, on perd, et la perte est grosse. C'était pour posséder bien intact cet important secret, que Brissac avait ainsi écarté l'hidalgo, en lui ôtant toute chance de nuire au cas où un conflit se serait présenté.

Il sortit donc de chez Mme d'Entragues vers sept heures et demie; le temps, nuageux ce soir-la, promettait une nuit sombre. Le comte, suivi de son valet, prit la route de Paris au petit pas, observant les environs avec l'habile coup d'oeil d'un homme habitué à la guerre. Puis, ne voyant aucun espion sur la route, il tourna brusquement à gauche, traversa quelques bouquets de bois qui cachèrent sa nouvelle marche, et se dirigea vers la plaine de manière à tenir toujours Argenteuil et la Seine à gauche.

Son valet, sur la fidélité duquel il croyait pouvoir compter, était un soldat jeune et vigoureux qui lui servait d'espion depuis près d'une année, et lui avait rendu de grands services, grâce aux intelligences qu'il avait su nouer dans le camp royaliste.

—Tu disais donc, Arnaud, demanda Brissac à cet homme, que nous devons passer la rivière au-dessus d'Argenteuil.

—Oui, monsieur, et la suivre jusqu'à Chatou; c'est là ou dans les environs que chaque jour passe la personne que vous cherchez.

—Pourquoi ce: dans les environs? Sa route n'est-elle pas aussi certaine que tu le prétendais?

—Cela dépend du point de départ, monsieur. Lorsque la personne venait de Mantes elle arrivait par Marly; mais le but est toujours le même.

—Toujours cette maison de Mlle d'Estrées, au bord de l'eau, près
Bougival?

—Au village de la Chaussée, oui, monsieur.

—Mais, malheureux, s'il vient ce soir par Marly, mes guetteurs le manqueront, puisque, d'après les renseignements, je les ai échelonnés depuis Argenteuil jusqu'à Bezons.

—Ce soir la personne vient de Montmorency par le même chemin que nous, et vos guetteurs sont assurés de la rencontrer là.

Brissac réfléchit un moment.

—Je ne pense pas qu'il se défende, dit-il, et toi?

—Non, monsieur. Il est seul.

—Tu en es sûr?

—Vous le savez bien, monsieur, hier, il était à Pontoise avec M. le comte d'Auvergne et M. Fouquet. Ce dernier est parti à Médan rejoindre les gardes, vous en avez reçu l'avis. M. d'Auvergne est à Entragues, vous venez de l'y voir, l'autre se trouve donc seul pour toute la soirée.

—Et déguisé?

—Comme toujours. Depuis deux mois que je l'observe par vos ordres, il est allé six fois chez Mlle Gabrielle d'Estrées, jamais sans un déguisement quelconque. Oh! sans cela le père le reconnaîtrait et serait capable de ne pas le laisser entrer.

Brissac reprit le cours de ses méditations. Depuis Épinay, les chevaux, marchaient plus vite, et l'on aperçut bientôt le village d'Argenteuil. Là était un gué que le soldat fit prendre à son maître pour éviter le bac, et les deux cavaliers suivirent la berge déserte, en commençant à observer religieusement chaque ombre, chaque pli du terrain et chaque bruit.

Brissac témoigna sa surprise, ou plutôt son admiration. Rien ne paraissait. Il fallait que l'embuscade fût merveilleusement conduite.

—J'y serais pris moi-même, dit-il … Quelle solitude! quel silence! Et cependant nous voilà sur le lieu même que je leur ai indiqué pour s'embusquer.

On ne voyait, en effet, ni hommes ni chevaux; on n'entendait d'autre bruit que le murmure de l'eau, fort basse en cette saison, sur les cailloux et les bancs de sable de la rivière. L'endroit était désert, presque sauvage. D'un côté, le fleuve; de l'autre,une berge escarpée couronnée de broussailles et de petits bois coupés par des ravins et des fondrières.

—Voilà qui est étrange, pensa Brissac, le coup devrait être fait; mes hommes devraient déjà revenir.

Arnaud suivait son maître sans faire de commentaires, son attention était ailleurs; Brissac ne s'occupait que d'écouter ou de regarder en avant.

Tout à coup il s'écria:

—En voici un!

Un homme apparut en effet au détour d'un sentier sous des habits simples et de couleur sombre.

Il avait certaine tournure martiale qui semblait justifier l'exclamation de Brissac. D'ailleurs cet homme venait droit au gouverneur qui, de son côté, bâta le pas pour l'aborder: il était impatient d'avoir des nouvelles.

Lorsqu'ils furent tous deux en présence:

—Bonsoir, monsieur le comte, dit l'étranger d'une voix enjouée; me reconnaissez-vous?

—Monsieur de Crillon! s'écria Brissac saisi de stupeur à la vue d'un homme qu'il était si loin d'attendre à pareille heure, en pareil lieu.

—Votre bien bon serviteur, répondit le chevalier.

—Par quel étrange hasard rencontré-je monsieur de Crillon?

—Il le faut bien, comte, pour obéir au roi.

—C'est le roi … le roi de Navarre, qui vous a envoyé?

—Le roi de France et de Navarre, dit tranquillement Crillon.

—Mais … demanda Brissac dont l'inquiétude prenait les proportions de l'effroi.—En effet, rencontrer Crillon dans un endroit où l'on pouvait avoir à se battre, c'était malencontreux!—Pourquoi vous aurait-on envoyé?

—Pour vous arrêter, monsieur le comte, dit Crillon avec un flegme terrifiant.

Brissac était brave; mais il pâlit. Il savait que Crillon plaisantait peu sur les grands chemins.

—Qu'en dites-vous? continua le chevalier. Est-ce que vous auriez l'envie de faire résistance?

—Mais oui, dit Brissac, car il n'est pas possible qu'un gentilhomme armé se laisse prendre par un seul ennemi sans être déshonoré.

—Oh! dit Crillon, vous êtes si peu armé que ce n'est pas la peine d'en parler.

—J'ai mon épée, monsieur de Crillon.

—Bah! vous savez bien que personne ne tire plus l'épée contre moi.

—C'est vrai, mais j'ai l'arme des faibles, l'arme brutale dont le coup ne se pare point, et je serais au désespoir, avec cette arme lâche, de tuer le brave Crillon. Cependant! je le tuerais s'il me refusait le passage.

En même temps, il prit ses pistolets dans les fontes.

—Quand je vous disais de rester tranquille, dit Crillon. Rengainez vos pistolets, ils ne sont pas chargés,

—Ils ne sont pas chargés! s'écria Brissac avec une sorte de colère; en êtes-vous assez certain pour attendre le coup à bout portant?

En disant ces mots, il appuyait l'un des canons sur la poitrine du chevalier.

—Si cela vous amuse de faire un peu de bruit et de me brûler quelques poils de moustache, faites, mon cher comte, dit froidement Crillon, sans chercher à détourner l'arme, vos pistolets renferment de la poudre, peut-être, mais ils n'ont plus de balles certainement.

—C'est impossible, s'écria Brissac confondu.

—Alors tirez vite pour vous en convaincre, et quand vous serez bien convaincu, nous nous entendrons mieux. Tirez donc, et tâchez de ne pas me crever un oeil avec la bourre.

Brissac, après avoir vainement cherché le regard embarrassé d'Arnaud qui détournait la tête, laissa tomber sa main avec une morne stupéfaction. On lui avait joué le tour qu'il avait joué à l'Espagnol.

—Je comprends, murmura-t-il, Arnaud s'était vendu à vous!

—Vendu, non pas, répliqua Crillon, nous n'avons pas d'argent pour acheter: il s'est donné. Mais que cherchez-vous donc autour de vous avec cet oeil émerillonné? Vous ne songez pas à vous tirer de mes mains, n'est-ce pas?

—Si fait bien, j'y songe, et c'est vous, chevalier de Crillon, qui vous êtes livré à moi sans vous en douter. En voulant prendre le maître, j'aurai pris aussi le serviteur; c'est un beau coup de filet.

—Je ne comprends pas trop, dit Crillon.

—Tout à l'heure, douze hommes que j'ai postés sur la route que doit suivre le roi prendront le roi, et vous avec. Ainsi, faites-moi bonne composition en ce moment, je vous rendrai la pareille dans un quart d'heure.

Crillon se mit a rire, et ce rire bruyant troubla quelque peu la confiance de Brissac.

—Vous ne vous fâcherez pas si je ris, s'écria le chevalier, c'est plus fort que moi. Mais l'aventure est trop plaisante; figurez-vous que vos douze hommes n'ont pas eu plus de succès que vos pistolets et votre épée. Ces pauvres douze hommes, ils ont fondu comme neige. Qu'est-ce que douze hommes, bon Dieu! une bouchée de Crillon.

—Vous les avez détruits! s'écria Brissac, que cette prouesse n'eût pas étonné de la part d'un pareil champion.

—Détruits, non, mais confisqués, et ces braves gens s'en vont tranquillement, à l'heure qu'il est, vers Poissy, où ils coucheront, et demain ils auront rejoint notre armée, dont ils font partie désormais. Voyons, mon cher comte, ne vous assombrissez pas ainsi: descendez de cheval et venez avec moi dans un petit endroit charmant à trente pas d'ici; nous avons beaucoup de choses à nous dire. Vous êtes mon prisonnier; mais j'aurai des égards. Arnaud gardera votre cheval. Soyez tranquille. Pardon … votre épée, s'il vous plaît.

Brissac, tout égaré, rendit son épée et se laissa conduire par Crillon. Il ne voyait plus et n'entendait plus. Abasourdi comme le renard tombé dans la fosse, un enfant l'eût mené au bout du monde par un fil.

—Allons! pensait Brissac, voilà des joueurs plus forts que moi, j'ai perdu.

Crillon, après avoir placé Arnaud en vedette sur le bas côté du chemin, conduisit Brissac dans une petite clairière située à peu de distance. Là, deux chevaux attachés côte à côte dialoguaient à leur façon au moyen de ces grattements de pied et de ces ronflements sonores qui sont le fond de la langue chevaline.

Sur l'herbe fraîche, couverte d'un manteau de laine, un homme était assis près de ces deux chevaux. Il avait la main gauche à portée d'une épée, dont la poignée seule se détachait aux naissantes clartés de la lune. Le manteau recouvrait le reste.

Cet homme, adossé à un jeune frêne, le genou droit relevé, le coude qui soutenait la tête, appuyé sur ce genou, semblait plongé dans une profonde rêverie. L'ombre du feuillage enveloppait son visage et ses épaules; un point lumineux accusait sa ceinture: c'était une chaîne ou une boucle; un autre révélait l'extrémité de sa jambe, c'était l'éperon. Cette figure toute sombre, frappée seulement de deux rehauts, avait un caractère imposant de mystérieuse grandeur. Rembrandt ou Salvator ne l'eussent pas dédaignée, fondue comme elle était dans un cadre de feuillages vigoureusement découpés sur un ciel pommelé cuivre et argent.

Brissac, en l'apercevant, demanda au chevalier quelle était cette personne assise.

—Le roi, dit simplement Crillon.

Et aussitôt il s'éloigna laissant Brissac en tête-à-tête avec Henri
IV.

Il eût fallu posséder la triple cuirasse de chêne bardé de fer pour ne pas sentir une émotion vive en présence de cet imprévu. Tout ligueur qu'on soit, tout Gascon que l'on puisse être, on n'aborde pas sans un battement de coeur l'ennemi que l'on croyait tenir et qui vous tient, le prince qu'on niait et qui se révèle plus terrible et plus grand dans la solitude qu'il ne l'eût été sur un trône. Et Brissac avait sous les yeux cette épée qui avait vaincu à Aumale, Arques et Ivry!

Il restait muet, confus, désespéré, à deux pas du prince qui, soit distraction, soit besoin de chercher un exorde, n'avait pas encore relevé sa tête ni proféré une parole.

Et ce silence, cette immobilité laissaient encore un peu de calme à Brissac. Évidemment elle ne devait pas être flatteuse, la première parole de celui dont Brissac venait de menacer ainsi la liberté, la fortune, peut-être la vie, et qui tenait à son tour dans ses mains le sort de son imprudent adversaire.

Le comte salua profondément. Le roi, sortant de sa rêverie, leva enfin la tête et dit:

—Asseyez-vous, monsieur.

En même temps, il lui désignait une place à ses côtés, sur le vaste manteau. Brissac hésita un moment par politesse; puis, sur une nouvelle invitation, il s'assit le plus loin possible.

Ce fut alors qu'il put voir le visage du prince: la lune avait gagné le sommet des arbres voisins; elle envoyait de là, au travers des rameaux entrelacés, une douce flamme qui teignait la clairière d'un reflet pâlissant.

XIV

DE DEUX CONVERSIONS CÉLÈBRES

Le roi, âgé de quarante ans à peine, avait déjà les cheveux rares et la barbe grise. S'il n'était pas de cette beauté fraîche et séductrice qui fascine et subjugue les femmes, il avait au plus haut degré la beauté imposante et persuasive à la fois qui prend les hommes par l'esprit et par le coeur. Ses yeux, vifs et grands, regardaient avec une fixité qui n'était pas gênante, tempérée qu'elle était par une sincère bonté. Cependant, Brissac se sentit mal à l'aise quand ce regard lumineux et malin l'enveloppa comme une flamme destinée à éclairer le fond de son coeur.

—Monsieur Brissac, dit le roi, je sais que vous avez beaucoup désiré de me voir. Telle était votre intention, assurément, ce soir même, et je sais quels efforts vous avez faits pour y réussir. Moi, j'avais voulu vous voir également. Nous avons, chacun de notre côté, atteint un but commun.

Il était difficile de dire plus poliment et plus doucement ce que Brissac redoutait si fort d'entendre. Il s'inclina devant cette courtoisie délicate du vainqueur.

—Ne me répondez pas encore, continua Henri. Tout à l'heure, vous le ferez en pleine connaissance de cause.

—Vous vouliez aujourd'hui, monsieur, vous emparer de ma personne; c'était un beau projet. Non pas qu'il fût beau par la difficulté de l'entreprise, mais il offrait au premier aspect des avantages qui ont pu vous séduire, passionné comme vous l'êtes pour votre parti; c'est naturel et je ne vous blâme pas.

Brissac se sentit rougir et chercha l'ombre pour dissimuler son visage. Le roi reprit:

—Je n'invoquerai pas, monsieur, la foi de votre signature qui est au bas de l'acte de trêve auprès de la mienne. Gouverneur de Paris, vous vous êtes dit que votre véritable foi consiste à garder les intérêts qui vous sont confiés. Or, en me livrant à la Ligue, vous sauviez à tout jamais de moi votre ville que je menace continuellement d'un siège. Assurément, il n'y a pas un seul ligueur capable de vous reprocher votre dessein. Eh bien! moi qui ne suis pas un ligueur, je ne vous le reprocherai pas davantage. J'en comprends toute la portée, je le trouve jusqu'à un certain point généreux. A quoi bon, vous êtes-vous dit, faire subir encore une fois aux Parisiens la misère, la famine, la mort? Tous ces canons qui tuent et qui brûlent, les égorgements du champ de bataille, les agonies de femmes et d'enfants déchirent mon coeur; je les supprimerai en supprimant la cause; je finirai d'un coup la guerre; je rendrai Paris heureux et la France florissante; je sauverai ma patrie en retranchant le roi. Voilà ce que vous vous êtes dit.

Brissac voulut répondre; Henri l'arrêta d'un geste affable.

—C'est évidemment par suite de votre amitié pour M. de Mayenne, dit-il, que vous me faites cette rude guerre; mais est-ce bien lui que vous servez? Vous le croyez. Je ne le crois pas, et voici mes raisons:

Le roi tira de son pourpoint un papier qu'il froissa dans ses doigts.

—C'est que l'Espagnol vous trompe et vous joue; c'est que la convocation de ces états généraux qui doivent nommer un roi de France est une mystification insolente. M. de Mayenne croit que ce sera lui qu'on mettra sur le trône. Erreur! Le roi d'Espagne y fera monter sa fille, l'infante Clara-Eugenia, à laquelle, si le parlement et les états murmurent trop, parce qu'ils ne sont pas encore tout à fait Espagnols, on fera épouser le jeune duc de Guise, neveu de M. de Mayenne. Que le mari de la reine vienne à mourir, et c'est un fait commun dans l'histoire des mariages espagnols, l'infante d'Espagne règne seule. Vous m'objecterez la loi salique! Erreur. Philippe II n'en veut plus en France; il abrogera cette loi fondamentale de notre pays qui défendait au sceptre de devenir quenouille. Et alors, sans guerre, sans frais, par la volonté même des états français, le fils de Charles-Quint sera roi d'Espagne et de France. Il aura le monde! On dirait que vous frissonnez, monsieur de Brissac; c'est peut-être que l'esprit de la Ligue n'a pas tué tout à fait en vous le caractère français. Peut-être aussi est-ce que vous doutez de mes paroles. Eh bien! prenez cette dépêche qu'un de mes fidèles a rapportée aujourd'hui d'Espagne, où j'ai aussi l'oeil et la main, lisez-la, vous y verrez le plan de tout ce que je viens de vous dire: la nomination de l'infante, son mariage, l'abrogation de la loi salique; lisez, dis-je, cette dépêche, et montrez-la au duc de Mayenne, puisque vous êtes son ami; ce sera pour vous deux un avertissement salutaire, et vous saurez désormais pour qui vous travaillez avec tant d'ardeur.

Le roi tendit en même temps à Brissac la dépêche, que celui-ci reçut d'une main tremblante et avide à la fois.

—Une pareille horreur! murmura-t-il consterné, une déloyauté si infâme! Oh! le malheureux pays!… Tout cela ne fût pas arrivé si nous eussions eu à opposer à l'Espagnol un prince catholique: l'hérésie a fait la Ligue.

—Prétexte! monsieur, reprit Henri IV. Henri III, mon prédécesseur, était, je crois, un bon catholique, ce qui n'a empêché ni les outrages des prédicateurs de sa religion, qui l'appelaient vilain Hérode, ni le couteau, catholique de Jacques Clément. Quant à moi, je ne suis pas catholique, et voilà pourquoi on me repousse. Voilà pourquoi Paris m'est fermé, Paris la porte de la France! C'est parce que je suis hérétique que les ligueurs ont appelé l'Espagnol, lui ont livré leur patrie, et enseigné la langue espagnole à leurs enfants, qui un jour peut-être auront oublié la langue française. Parce que je ne suis pas catholique! ventre-saint-gris! prétexte! Si les ligueurs n'avaient celui-là ils en inventeraient un autre. Eh bien! monsieur, ils n'auront même plus celui-là; je vais le leur ôter. Il ne sera pas dit que j'aurai commis une seule faute et laissé un seul trou par où l'usurpation étrangère puisse se glisser en France,

Brissac, stupéfait, regarda le roi.

—Oui, continua Henri, mon peuple, mon vrai peuple, celui qui est Français, désire en effet un roi de sa religion; je me suis fait instruire dans la religion catholique; j'ai appelé près de moi, dans les rares loisirs que me laissait la guerre, les meilleurs docteurs, les plus sages théologiens. Ils m'ont appris, non pas que Dieu réside dans un seul culte et sur un seul autel, mais qu'il est plus noblement, plus splendidement adoré sur l'autel catholique romain. J'ai appris les beautés sublimes de cette religion, je me suis profondément pénétré de la sainte grandeur de ses mystères. Dieu, qui voyait mon zèle et mon amour, a béni mes efforts; il m'a envoyé sa lumière, il m'a donné la force, lui qui sacrifia son divin Fils au salut des hommes, de sacrifier un vain entêtement, une folle erreur au salut de mon peuple, et c'est aujourd'hui un converti sincère, un fervent adorateur du culte catholique, un fils convaincu de l'Église romaine qui prend à témoin votre Dieu, monsieur de Brissac, et le confesse hautement la main sur un coeur loyal. Dans huit jours, à Saint-Denis, sous les voûtes de cette basilique où dorment les vieux rois de France, mon peuple me verra, entouré de ma noblesse, m'avancer calme et le front courbé vers l'autel. J'abjurerai sans honte une erreur que Dieu m'a pardonnée; je jurerai fidélité à l'Église catholique, sans oublier jamais la protection que je dois à mes anciens coreligionnaires, qui, assez malheureux déjà de n'avoir pas été comme moi éclairés par la grâce divine, n'en réclament que plus vivement le secours de ma compassion et mon appui. Voilà ce que je ferai, monsieur, et nous verrons ce que dira la Ligue! Nous verrons si elle cesse pour cela de charger ses canons et d'aiguiser ses poignarda. Cependant, comte, boulets et balles, épées et couteaux, se dirigeraient alors contre la poitrine d'un prince catholique, catholique comme M. de Mayenne, catholique comme le roi d'Espagne!

—Une conversion! murmura Brissac, bouleversé a l'idée de cet immense événement politique.

—Tranquillisez-vous, répondit le roi avec un triste sourire, la guerre sera encore bien longue; Paris est bien fort, grâce à vous il se défendra cruellement!

Le front d'Henri se voila d'une poétique mélancolie.

—Tenez, dit-il, monsieur de Brissac, bien des fois depuis cinq années je me suis demandé s'il n'était pas temps de remettre l'épée au fourreau, s'il n'était pas indigne d'un homme de coeur de disputer ainsi la possession d'un trône d'où l'exclut tout un peuple. Je me suis demandé où sont les avantages qui compenseront ces dégoûts, ces déceptions, ces fatigues et ce continuel travail de corps et d'âme qui use ma vie et me blanchit avant l'âge. Je m'écriais comme le prophète: «Assez de labeur pour mes mains, assez de sacrifices pour les satisfactions d'un cadavre vivant qui aspire à s'appeler roi!»

Eh bien, cependant, j'ai repris l'épée, j'ai passé les nuits au travail, j'ai fatigué mes conseils. Tout ce qu'un homme peut lever pour sa part du fardeau commun, je l'ai fait sans vouloir me plaindre, et quand vous saurez pourquoi, peut-être me direz-vous que j'ai bien fait.

C'est qu'il ne s'agit plus de disputer ma couronne contre un prince français, mais de l'arracher à un étranger qui parle assez haut pour que d'Espagne on l'entende jusqu'en France. C'est que je suis un enfant de ce pays, mon gentilhomme, et que je ne veux pas désapprendre la langue que m'a enseignée ma mère.

C'est que je souffre de voir se promener dans les campagnes ces bandes de soldats espagnols qui mangent le blé du paysan; dans les villes ces cavalcades de muguets, toujours Espagnols, qui déshonorent les filles et les femmes; c'est que la France est un pays bien plus grand par le génie, par le courage, par la richesse que l'Espagne et que tous les autres pays de l'Europe, et que moi, fils de roi, roi moi-même, je ne veux pas, entendez-vous, monsieur de Brissac, je ne veux pas que ce magnifique pays devienne une province de Philippe II, comme la Biscaye, la Castille et l'Aragon, toutes contrées misérablement rongées par la paresse et la misère.

Voilà pourquoi je lutte et lutterai jusqu'à la mort. Les gens qui m'appellent ennemi sont les ligueurs ou les Espagnols; je suis leur ennemi, en effet, car ils conspirent la ruine de ma patrie. Je leur serai un ennemi si terrible, que villes, bourgs, hameaux, fer et bois, hommes et bêtes, je brûlerai, je broierai, j'anéantirai tout, plutôt que de laisser un étranger absorber la sève et croiser le sang de la France.

En prononçant ces paroles, avec une généreuse véhémence, Henri s'était redressé, son oeil foudroyait, et le feu de sa grande âme illuminait son visage, et dans l'élan d'un geste sublime il avait tiré de l'ombre sa glorieuse épée qui flamboya aux rayons de la lune.

Brissac cacha son visage dans ses mains, sa poitrine haletait comme soulevée par des sanglots.

—Maintenant, monsieur le comte, dit Henri devenu calme, vous savez tout ce que je pense. Mon coeur est soulagé. Je me réjouis de vous l'avoir ouvert. Depuis bien longtemps vous entendez parler espagnol à Paris, aujourd'hui vous venez d'entendre quelques mots de bon et de pur français. Relevez-vous, allez, vous êtes libre. Crillon va vous rendre votre épée.

Brissac se releva lentement, son visage était sillonné de larmes.

—Sire, dit-il en courbant la tête, quel jour Votre Majesté veut-elle entrer dans sa ville de Paris?

Le roi poussa un cri de joie, il ouvrit les bras a Brissac.

—Oh! je suis Français, croyez-le, sire, et bon Français, dit le comte en se précipitant aux pieds de son roi qui le releva et le serra étroitement sur sa poitrine.

Au même instant deux coups de pistolet retentirent sur la route, à l'endroit où Crillon s'était placé pour assurer la sécurité du roi pendant son entretien avec Brissac.

Henri se baissa pour prendre son épée; Brissac courut en avant pour soutenir Crillon s'il en était besoin.

Il trouva le chevalier, riant comme toujours après une prouesse.

—Qu'y a-t-il? demanda Brissac, que le roi suivait de près.

—Un Espagnol que je viens de mettre en déroute, comte.

—L'Espagnol que M. le comte connaît bien, dit Arnaud, un espion du duc de Féria, qui, malgré nos détours, avait suivi nos traces et cherchait par ici avec grande inquiétude, et voulait à tout prix retrouver M. de Brissac.

—Et que j'ai arrêté pour qu'il n'allât point découvrir et déranger le roi, dit Crillon, et qui m'a manqué de ses deux coups de pistolet, l'imbécile!

Brissac se mit à rire à son tour.

—Arnaud avait fait pour ces pistolets, dit-il à Crillon, ce que vous lui avez fait faire pour les miens.

Ces mots furent, comme on le pense, accueillis par une hilarité générale.

—Fort bien, dit Crillon, mais il emporte quelque chose que vous n'avez pas eu, comte.

—Quoi donc?

—J'ai cru ses pistolets sérieux, j'ai riposté par un coup de taille qui a dû entamer furieusement son pourpoint et la peau qui est dessous; le cheval même a dû en avoir sa part. Homme et monture ne sont pas morts, mais bien écorchés. Entendez-les courir!… Quel enragé galop!

—A-t-il reconnu Arnaud? demanda Henri IV.

—Je ne sais, sire.

—Vous voilà bien compromis, Brissac, dit le roi gaiement. Cet
Espagnol vous dénoncera. Comment vous en tirerez-vous?

—En avançant le jour de votre entrée, sire, dit le comte bas à Henri.

—Nous allons y songer, comte. Mais commencez par bien prendre vos mesures pour que les Espagnols ne vous fassent point assassiner. Car s'ils vous soupçonnent….

—Votre Majesté est trop bonne de songer à moi. C'est moi qui la supplierai de bien veiller sur elle-même. Une fois l'abjuration prononcée, la Ligue sera aux abois, et alors gare les assassins!

—Je ferai mon possible, Brissac, pour arriver bien entier dans cette chère ville de Paris.

—Je vais faire préparer votre chambre au Louvre, sire.

—Et moi, je vais faire dorer votre bâton de maréchal.

Brissac, éperdu de joie, voulut parler. Le roi lui ferma doucement la bouche avec sa main, et lui dit à l'oreille:

—Pardonnez à Arnaud, qui est un honnête homme, je le sais mieux que personne, et gardez-le près de vous; il nous servira d'intermédiaire chaque fois que vous voudrez communiquer avec moi, ce qui, à partir d'aujourd'hui, va se répéter fréquemment. Allons, il faut se séparer; soyez prudent. N'ayez pas d'inquiétude pour votre ami Mayenne. Je ne le hais pas. Je ne hais pas même Mme de Montpensier, ma plus mortelle ennemie. Je ne hais personne que l'Espagnol. Mayenne aura bon quartier, et tout ce qu'il voudra, s'il le demande. Ménagez-vous, et aimez-moi.

—Oh! comme vous le méritez, de toute mon âme!

—Prenez ce chemin au bout duquel je m'étais posté; il mène à Colombes, vous pouvez par là, sans être vu, rentrer à Paris une demi-heure avant l'Espagnol si le coup de taille de Crillon lui permet d'aller jusqu'à Paris. Il frappe si fort ce Crillon!

—Adieu, sire!

—Adieu, maréchal!

Brissac alla serrer les deux mains de Crillon, qui lui rendit cordialement son étreinte. Arnaud, indécis, restait derrière le roi; Henri lui fit un petit signe amical en désignant Brissac. Aussitôt le jeune homme alla tenir l'étrier au comte, et partit derrière lui silencieux et calme, comme si, depuis une demi-heure, il ne se fût rien accompli de cet événement qui devait changer la face de l'Europe.

Restés seuls, Henri et Crillon se regardèrent.

—Il me paraît, dit le chevalier, que Votre Majesté n'est pas mal satisfaite de son entrevue avec Brissac.

—Tu as vu, Crillon, comment nous nous sommes séparés?

—Avec des baise-mains. Mais, sire, Brissac est Gascon.

—Moi aussi, mon cher Crillon.

—Pardon, sire, je veux dire qu'il est à moitié Espagnol.

—Il ne l'est plus. Tout est fini, conclu; Paris est à moi, sans siège, sans assaut, sans artillerie. Rengaine, brave Crillon, nous n'aurons plus toutes ces belles batailles, où tu brillais tant!

—Paris à nous! Oh! sire! avez-vous bien remercié Dieu de ce qu'il vous rend votre couronne à si bon marché?

—Vingt fois depuis cinq minutes, ou, pour mieux dire, depuis le départ de Brissac, je n'ai encore fait que répéter la même prière. Plus de sang français à verser, brave Crillon; je suis heureux, bien heureux, le plus heureux des hommes!

—Sire, répliqua Crillon palpitant de bonheur, il ne faut jamais dire cela. On ne sait pas ce qui se passe dans le coeur des autres.

—Est-ce pour toi que tu parles? dit Henri, tant mieux alors, puisses-tu être encore plus heureux que moi! Du reste, je le croirais presque à voir tes yeux brillants et ta figure épanouie.

—Le fait est que je ne me sens pas de joie. Et sous tous les rapports, je prétends être plus favorisé que vous, sire, car chez vous c'est la tête qui est satisfaite en ce moment; l'ambition a fait un bon repas, et elle se réjouit; chez moi, c'est le coeur qui tressaille et qui joue de la basse de viole, comme on dit.

—Tu m'aimes tant.

—Et j'aime encore autre chose, sire.

—Tu serais amoureux?

—Ah bien, oui!… Je ne serais pas content comme cela, si j'étais amoureux; et puis, ce serait joli d'être amoureux avec la barbe grise.

—J'ai la barbe grise, et je suis terriblement amoureux, interrompit
Henri IV.

—Oh! mais vous, sire, vous êtes le roi, et vous avez le droit de faire toutes les folies imaginables.

—Tu appelles cela une folie! Peste, si tu voyais ma maîtresse, tu te mordrais les doigts d'avoir parlé si légèrement.

—Je sais que Votre Majesté a bon goût, mais enfin chacun a le sien en ce monde.

—Écoute, mon brave Crillon, dit le roi en passant son bras autour du col du chevalier, ma Gabrielle est la plus adorable fille qui soit en France…. Et maintenant que le roi a fini ses affaires, et bien fini, je m'en vante, grâce à toi qui ce soir m'as tenu lieu de toute une armée, nous allons nous occuper un peu des plaisirs de ce pauvre Henri que je néglige trop depuis quelque temps. Viens-t'en avec moi à la Chaussée où demeure Mlle d'Estrées, tu la verras et tu avoueras qu'elle est incomparable.

—Je l'avoue dès à présent, sire; parce que ce soir j'ai promis d'aller coucher à Saint-Germain, et que j'irai certainement.

—Soit; mais c'est ton chemin pour aller à Saint-Germain de passer devant la maison de Gabrielle; tu me seras d'ailleurs fort utile.

—Ah! dit Crillon, à quoi donc, bon Dieu?

—A dissiper les soupçons d'un père intraitable.

—Le père Estrées? En effet, c'est un homme plein de volonté, un honnête homme.

—Il est féroce, te dis-je, et me réduit au désespoir.

—Parce qu'il ne veut pas que vous lui fassiez l'honneur de déshonorer sa maison.

—Crillon! Crillon! le mot est fort.

—Sire, voilà ce que c'est que de me confier des secrets, j'en abuse immédiatement. Mais, pardonnez-moi.

—Je te pardonne d'autant plus volontiers que l'honneur de Gabrielle est pur ainsi que la première neige. Hélas! le coeur de la fille est, comme l'orgueil du père, intraitable. Croirais-tu que, pour être à peu près certain de voir Gabrielle ce soir, il m'a fallu dépêcher M. d'Estrées à Médan, près de Rosny? Il m'y attend, ce brave gentilhomme, et malgré cela, je ne suis pas fort assuré que la fille consente à me recevoir.

—Eh bien! alors, je ne vois pas Votre Majesté si heureuse qu'elle le disait tout à l'heure.

—Tout malheur finit comme tout bonheur passe, répondit Henri avec un sourire. L'espoir est une de mes vertus. Mes ennemis l'appellent de l'entêtement, mes amis l'appellent patience. Allons, montons à cheval; voilà une belle soirée après une journée bien rude. J'ai vaincu la Ligue et pris possession de mon royaume. Espérons que ma maîtresse me sera non moins soumise que la Ligue.

—Espérons, puisqu'il s'agit de satisfaire Votre Majesté, dit Crillon.
Mais moi, je vais couper par la plaine pour arriver plus vite à
Saint-Germain. Je ne me sens pas tranquille. Je prie le roi de me
rendre ma liberté si je ne lui suis pas indispensable.

—Sois libre; adieu et merci, brave Crillon. A demain, sans faute, à notre rendez-vous!

Crillon aida le roi à monter a cheval et le vit s'éloigner rapidement. Il s'apprêtait à partir lui-même, lorsque sur la route, en arrière, au loin, il entendit retentir un galop rapide.

—Serait-ce l'Espagnol qui reviendrait avec du renfort? dit-il. Mais non, je n'entends qu'un cheval, et à moins qu'il ne revienne seul, son maître ayant été tomber quelque part, je ne comprends pas ce que l'Espagnol pourrait venir chercher par ici. Mais d'ailleurs, le galop s'arrête.

En effet le cheval s'était arrêté.

—N'entends-je pas comme une voix, un gémissement, continua Crillon.
Plus que cela … un cri et des gémissements.

Il vit alors sur la pointe de la berge, à l'endroit où la lune éclairait, un homme qui descendait puiser de l'eau à la rivière et à sa gauche le cheval, près duquel, sur le sable, on eût dit voir un autre homme étendu.

—Un cheval gris! s'écria le chevalier dont le coeur s'emplit de sinistres soupçons.

L'animal poussa un hennissement lugubre et prolongé.

—Oh! pensa Crillon, il y a peut-être là un grand malheur. Ce cheval, c'est Coriolan qui m'a senti! Courons!

L'homme que Crillon avait vu descendre vers la rivière se retourna au bruit des pas du chevalier, et comme si l'aspect d'une créature humaine lui eût rendu quelque courage, il se mit à crier:

—Au secours! au secours!

—Harnibieu! s'écria le chevalier que cette voix inonda d'une sueur froide, c'est Pontis.

—Monsieur de Crillon, dit le garde en accourant de toutes ses forces au-devant du chevalier, qu'il avait reconnu au célèbre Harnibieu!

—Eh bien! quoi? qu'y a-t-il? pourquoi cette épouvante? qui est cet homme étendu?.

—Ah! monsieur, ne le devinez-vous pas, quand je vous ai dit que la
Ramée était sur nos traces!

Crillon poussa une imprécation ou plutôt un sanglot et s'élança auprès d'Espérance, que Pontis avait déposé sur le talus de la berge, la tête un peu soutenue par l'herbe humide de la rosée.

Le pauvre enfant fermait les yeux; une mortelle pâleur couvrait son visage, ses belles mains incolores et glacées retombaient avec cette grâce touchante que l'oiseau seul, de toutes les créatures terrestres conserve jusque dans le sein de la mort.

Sous son pourpoint ouvert, on voyait, entassés à la hâte, le mouchoir et les lambeaux de la chemise d'Espérance, que Pontis avait serrés sur la plaie avec sa ceinture.

Crillon, à la vue de ce linge teint de sang, de cette immobilité du corps, à la vue du désespoir de Pontis, commença lui-même à perdre l'esprit, et s'agenouilla près du blessé en donnant toutes les marques d'un profond découragement.

Tout à coup il se releva en s'écriant:

—Malheureux! tu me l'as laissé tuer!

—Eh! monsieur, c'était fait quand je suis arrivé. Cependant j'avais été bien vite. Mais il ne s'agit pas de m'accuser, monsieur; il n'est pas mort. J'ai bonne idée, malgré tout, et si nous ne le laissons pas sans secours, si nous lui trouvons un bon médecin, il en sortira sain et sauf. Or, ce n'est pas sur le chemin que nous rencontrerons ce médecin et ces secours.

—Je ne connais point ce pays, dit Crillon avec un froncement de sourcils dont Pontis se fût fort effrayé en un autre moment.

—La première maison venue, dit Pontis.

—Il n'y a pas de maisons avant Bezons ou Argenteuil, et cette blessure par laquelle tant de sang a coulé, et cette secousse du voyage … car je ne te comprends pas, maudit, d'avoir amené si loin ce pauvre enfant!

—J'eusse mieux aimé le mettre en sûreté plus tôt, mais quand on est poursuivi….

—Tu as peur quand on te poursuit! s'écria le chevalier, heureux de laisser s'exhaler sa colère par un légitime prétexte, tu as peur, bélître!

—Quand j'ai un blessé dans les bras, quand je mène avec les genoux un cheval éreinté, quand au détour d'un bois j'entends siffler les balles à mon oreille, quand le cheval chancelle atteint d'une de ces balles, quand j'entends courir après nous l'assassin enragé qui recharge son arme, quand je me dis qu'une fois le cheval en bas, et moi tué raide, on viendra peut-être achever mon blessé que M. de Crillon m'a recommandé, alors, monsieur, c'est vrai, j'éperonne le cheval, tout mourant qu'il est, j'étreins plus fortement encore mon blessé sur ma poitrine, je me recommande à tous les saints du paradis, je vole sur la route, sans savoir où je vais, jusqu'à ce que le cheval tombe; et j'ai peur! oui monsieur, j'ai peur, très-peur!

En disant ces mots Pontis montrait à Crillon un trou saignant à la croupe du pauvre Coriolan, qui se roulait douloureusement sur les cailloux comme pour arracher la balle des chairs qu'elle déchirait de sa morsure de feu.

—S'il en est ainsi, dit Crillon, tu as raison. Mais ce la Ramée, on ne le tuera donc pas!

—Oh! que si fait, monsieur! patience. Mais emportons d'abord M.
Espérance quelque part.

—Voila un homme qui vient sur le chemin là-bas.

—Avec quelque chose au bras. J'y cours! Il nous indiquera une maison dans le voisinage. '

Et Pontis de courir au-devant de cet homme aussi courageusement que s'il n'eût fait depuis deux heures l'ouvrage de dix hommes infatigables.

L'homme portait un panier à son bras, et dans ce panier un monstrueux poisson dont la tête et la queue dépassaient les deux couvercles; ce poisson s'agitait encore dans les dernières convulsions de l'agonie.

A l'aspect de Pontis, effrayant avec ses habits poudreux, et teints de sang, cet homme poussa un cri de terreur et tendit le panier au garde, en disant d'une voix étranglée:

—Prenez mon barbillon et ne me tuez pas. Je suis Denis le meunier de la Chaussée, et je porte ce poisson de la part de Mlle Gabrielle d'Estrées, au prieur des génovéfains, à cent pas d'ici … Ne me tuez pas!

—A cent pas d'ici, s'écria Pontis, il y a un couvent à cent pas d'ici, est-ce bien vrai?

—A gauche de la rivière, derrière le bois que vous voyez sur cette petite colline, répondit le meunier, dont les dents claquaient.

—Brave homme! va, dit Pontis, n'aie pas peur, tu nous sauves la vie.
Viens! viens!

Crillon avait tout entendu, il s'écria de son côté:

—Viens, viens, et tu auras dix pistoles, si tu nous aides à enlever ce pauvre homme assassiné.

Le meunier ne se fût pas laissé prendre à cette amorce, mais Pontis le poussait à deux mains par derrière; il arriva jusqu'auprès du corps étendu, se signa d'effroi, mais il fut un peu rassuré en voyant que les prétendus assassins, au lieu de jeter un cadavre dans la rivière, voulaient conduire un blessé au couvent des Génovéfains. Alors il accepta les pistoles de Crillon, passa son panier en sautoir sur son épaule et souleva la moitié du triste fardeau. Pontis portait l'autre moitié. Crillon tirait par la bride Coriolan, qui se traînait à peine et hennissait de souffrance à chaque pas.

Ils aperçurent au détour de la route, derrière le monticule boisé, les bâtiments trapus et grisâtres du couvent tant désiré. Crillon se pendit à la cloche. Bientôt une lumière parut au treillis de fer du guichet, et après le protocole d'usage en ce temps de violences et de défiances mutuelles, la porte s'ouvrit à la voix du meunier Denis, et le lamentable cortège disparut dans la sombre profondeur du couvent.

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